Publié sur Courant Communiste International (https://fr.internationalism.org)

Accueil > ICConline - années 2010 > ICConline - 2019 > ICConline - juillet 2019

ICConline - juillet 2019

  • 38 lectures

Amérique du Sud: l’autonomie du prolétariat pour lutter contre l’alternative trompeuse “démocratie ou dictature”

  • 52 lectures

Nous assistons, en Amérique du Sud, à une offensive de grande envergure visant à soumettre au joug impérialiste américain les États au sud du Rio Grande. Face aux tentatives de la Chine, soutenue par la Russie, d’asseoir des positions économiques (et militaires) sur le continent, les États-Unis resserrent les rangs et tentent de rétablir l’ancienne doctrine Monroe de “l’Amérique aux (Nord)-Américains”. Deux évènements sont particulièrement significatifs de cette offensive : ceux du Brésil et du Venezuela. Au Brésil, la prise de pouvoir de Bolsonaro et l’emprisonnement de Lula signifient clairement que les États-Unis font désormais la loi, reprenant le contrôle d’un État qui, avec les gouvernements de Lula et Roussef, avait tenté de faire son propre jeu impérialiste. (1)

Quant au Venezuela, la proclamation (soutenue par l’État américain et ses enthousiastes appuis colombien et chilien) d’un président “alternatif”, M. Guaidó, est un clair défi lancé au régime chaviste, allié de la Chine et de la Russie. (2)

Cette lutte entre vautours impérialistes s’accompagne d’une revendication idéologique des régimes “gorilles” (3) qui ont proliféré en Amérique du Sud dans les années 1960-70, suscitant la réaction de leurs rivaux “démocrates” et gauchistes qui agitent le chiffon rouge du “danger fasciste”.

Comme cela s’est produit d’innombrables fois au cours des XXe et XXIe siècles (qui marquent la phase de décadence du capitalisme), les desseins impérialistes et sanguinaires des capitaux nationaux en conflit revêtent des formes totalement mystificatrices : fascisme/antifascisme, dictature/démocratie, etc. La réalité, cependant, est tout autre : les attaques sur les conditions de vie, la guerre, la répression, la criminalité sont un engrenage infernal du capitalisme auquel contribue L’ENSEMBLE des organisations politiques, quelles que soient leurs couleurs.

Face à ces mélodies mystificatrices, le prolétariat doit se rappeler à quoi ressemblaient les régimes militaires des années 1960-70, et par-dessus tout, affirmer son autonomie de classe, ce qui signifie : ne pas choisir entre un soi-disant moindre mal (la démocratie, les “libéraux” et les “progressistes”), et un “mal plus grand”, incarné par les fascistes, les militaires, les populistes, etc. Ainsi, pour le prolétariat comme pour l’avenir de l’humanité, tous sont plus mauvais les uns que les autres.

Le rôle des régimes dictatoriaux des années 1960-70

Dans un contexte de confrontation impérialiste entre le bloc américain et le bloc russe, les années 1960-70 ont été témoins de l’instauration, dans la plupart des pays sud-américains, de brutales dictatures militaires, érigées en bastion de l’impérialisme américain, pour faire face aux tentatives des Russes qui, soucieux d’amplifier leur assise suite aux événements de la baie des Cochons à Cuba en 1961 (4), tentaient alors d’établir des têtes de pont.

Les régimes qui se sont installés au Brésil, au Chili, en Argentine, ou en Uruguay pour ne citer qu’eux, ont imposé une dictature féroce basée sur la torture, la répression et la peur. Dans le sillage de l’aggravation de la crise du capitalisme, exacerbée dans ces pays, les conditions de travail se sont rapidement détériorées, le chômage s’est envolé et des luttes ouvrières ont promptement vu le jour : en Argentine avec les puebladas (mobilisations populaires) entre 1969 et 1972 ; au Brésil, avec des luttes massives en 1978-79. Ces luttes s’inscrivent dans le cadre de la renaissance historique du prolétariat qui, suite aux évènements de Mai 68, s’est étendue au monde entier : en Italie avec “l’automne chaud” (1969) ou encore en Pologne, avec les émeutes de la Baltique. (5)

Dans ce contexte, le capital a compris qu’il était prioritaire de juguler la lutte ouvrière ; la répression féroce et le terrorisme d’État des militaires étaient non seulement insuffisants mais risquaient de devenir contre-productifs, et surtout pousser les ouvriers en lutte à la solidarité et à la détermination collective. Il fallait diviser, piéger et disperser la lutte en utilisant l’arsenal de la démocratie, avec ses syndicats et ses partis qui brandissent les illusions électorales, affaiblissant la lutte ouvrière pour mieux la réprimer. En Amérique du Sud, cette manœuvre a été initiée par la présidence Carter (1976-1980) qui a hissé le drapeau mystificateur des “Droits de l’Homme”, et s’est progressivement traduit par des “changements démocratiques” qui ont écarté les régimes “gorilles” d’alors, inadaptés à tous ces changements. Ainsi, la démocratie a pu être rétablie au Pérou en 1980, en Argentine en 1983, au Brésil en 1985 et, plus tardivement, lors d’un “plébiscite historique”, la figure de proue de la barbarie militariste, Pinochet, est tombée au Chili en 1988.

Nous pouvons donc constater que les régimes militaires sud-américains ne sont pas nés de “tendances idéologiques” à la “dictature” ou du fait qu’ils étaient l’incarnation exclusive du “capitalisme”, mais parce qu’ils étaient des instruments de la guerre impérialiste, et plus particulièrement du combat sans fin entre l’impérialisme américain et l’impérialisme russe. Les intérêts impérialistes ont donc condamné les ouvriers, et l’ensemble de la population opprimée de ces pays, à la sauvagerie de la terreur militaire.

De même, le retour de la démocratie dans ces pays n’a obéi ni à la bonne volonté, ni aux “désirs de liberté” du “peuple”, ni au paternalisme bien-pensant des “parrains” américains. C’était une manœuvre du capital qui cherchait à se doter d’outils plus efficaces pour affronter les luttes ouvrières et pouvoir ainsi les envoyer dans l’impasse de la “défense de la démocratie”, vers la vaine illusion que par le vote ou la pression “populaire”, des “gouvernements de rechange” pourraient être rapidement obtenus.

Vers un retour des dictatures ?

Trente ans plus tard, on peut constater que ces “changements pleins d’espoir” ont abouti à une grande déception. La misère n’a pas disparu, elle s’est même considérablement aggravée. Le chômage et le sous-emploi se sont généralisés, les logements sont pour des millions de personnes quatre parois immondes dans des quartiers en grand état de délabrement, la répression est aussi brutale, si ce n’est plus, que celle des régimes militaires, la criminalité est omniprésente et de nombreuses villes sud-américaines ou mexicaines comptent parmi les plus dangereuses du monde. Le trafic de stupéfiants et les gangs sèment la terreur, réitérant la barbarie des militaires. Des millions de personnes se voient alors forcées d’émigrer vers l’Europe ou les États-Unis.

Tel est l’éclatant bilan que l’on peut dresser de la “résurgence démocratique” en Amérique latine. Sans que jamais ne disparaisse la peur des propriétaires terriens dans les campagnes, les ouvriers et l’ensemble des latino-américains exploités sont passés de la brutalité arrogante et sans vergogne des militaires à la brutalité hypocrite, déguisée en scrutins et en de cyniques promesses, des gouvernements démocratiques alors que les conditions de vie devenaient insupportables, non seulement à cause de l’exploitation, du chômage et de la précarisation, mais surtout à cause de la barbarie accrue des gangs de trafiquants, des maras, des narcotrafiquants, etc. qui appliquent, avec l’État démocratique, la loi du plus fort dans les quartiers les plus pauvres des villes surpeuplées d’Amérique latine.

Afin de raviver la foi en la démocratie, de nombreux gouvernements de gauche ont été, au cours de la première décennie du XXIe siècle, mis au pouvoir : Lula et ses “espoirs pour les pauvres” au Brésil, Chávez et sa “révolution bolivarienne”, Morales en Bolivie, le Sandinisme au Nicaragua, Correa et sa “révolution citoyenne” en Équateur, la famille Kirchner en Argentine, etc. Nous ne pouvons pas faire ici une analyse de la monumentale tromperie et la terrible déception que tous ces “gouvernements du peuple” ont engendrées. Pour cela, nous renvoyons à différents articles qui traitent de cette nouvelle supercherie. (6)

Ces deux dernières années cependant, le vent tourne. Le gouvernement corrompu aux “relents anti-impérialistes” de la famille Kirchner en Argentine a été remplacé par la droite dure de Macri ; la “révolution citoyenne” de Correa en Équateur a fait place à la servilité pro-États-Unis de Lenin Moreno. Mais le changement le plus brutal a eu lieu au Brésil, avec l’élection de Bolsonaro. Le gouvernement de Bolsonaro nie l’existence d’une dictature entre 1964 et 1985, entend réviser les analyses des manuels scolaires condamnant le coup d’État du 31 mars 1964 et veut même que celui-ci devienne une fête nationale. Le gouvernement regorge de militaires qui se revendiquent ouvertement de la dictature, et le ministère de l’éducation a déclaré la guerre à tout ce qui est “rouge”.

À quoi obéit alors cette “nouvelle politique” ? Comme nous l’analysions dans Le Brésil entre dans la tourmente [1], le gouvernement Bolsonaro a des ramifications populistes et de forts soutiens dans les casernes. Cependant, le principal moteur de son intronisation a été l’intérêt de l’impérialisme américain qui cherchait à reprendre le contrôle de toute son “arrière-cour”, dont le Brésil est une pièce maîtresse puisqu’il est le pays le plus industrialisé, le plus étendu et le plus peuplé d’Amérique du Sud.

Cependant, avec ce programme impérialiste, le gouvernement Bolsonaro affiche une volonté claire d’attaquer les travailleurs et ce n’est pas très novateur : l’un de ses principaux objectifs est de frapper violemment le régime des retraites. Il s’inscrit donc dans la continuité des gouvernements qui l’ont précédé, et agit de la même manière que les gouvernements argentins, mexicains, chiliens, etc., quelles que soient leurs couleurs politiques. Gouvernements de gauche ou de droite, démocrates ou “gorilles”, populistes ou “progressistes”, tous applaudissent la réduction des pensions, les mesures augmentant la précarisation, les mesures anti-migrants, l’attaque sur les salaires et sur l’ensemble des conditions de vie. Le nouveau champion du “progressisme”, le président AMLO au Mexique, a le même projet qu’eux, mais le camoufle sous un discours nationaliste et indigéniste.

L’autonomie de classe du prolétariat pour lutter contre les fausses alternatives

Les partis de gauche et d’extrême-gauche, ainsi que le chœur des démocrates, des libéraux et des progressistes sonnent le tocsin : l’épisode Bolsonaro leur a permis de stimuler la mobilisation antifasciste, rappelant les anciennes manifestations contre les dictateurs des années 1970-80. Les actes “anti-fascistes” se multiplient au Brésil, au Chili, en Équateur, en Argentine, au Mexique, etc. Au Pérou, le mouvement anarcho-punk a même organisé une manifestation pour protester contre l’ex-Président Fujimori.

Face à ce resurgissement de l’hystérie antifasciste, le prolétariat doit préserver son autonomie de classe, en tirant les leçons de son expérience historique.

Depuis les années 1930, l’histoire a clairement montré le danger de la mystification antifasciste pour le prolétariat, qui se présente sous deux variantes, mais qui sont en réalité complémentaires :

  • soit former un front antifasciste où le prolétariat devrait, face au “danger fasciste”, joindre sa lutte à celle des fractions de la bourgeoisie en apparence plus libérales ou progressistes ;

  • ou alors choisir un “moindre mal”, c’est-à-dire la démocratie ou les fractions “libérales” de la bourgeoisie, face au “mal plus grand” représenté par les régimes autoritaires ou fascistes, les dictateurs, etc.

Le prolétariat, victime de ce venin insidieux, s’est fait embarquer dans le carnage de la Seconde Guerre mondiale, dans la barbarie de la guerre civile espagnole de 1936 ou encore dans le massacre de Pinochet en 1973. (7)

En plaçant un cadre politique autour de cette leçon historique que le prolétariat a payé de millions de cadavres, le point 9 de notre plateforme dénonce catégoriquement le piège antifasciste, en soulignant particulièrement que :

  • “Dans la décadence capitaliste, quand seule la révolution prolétarienne constitue un pas en avant de l’Histoire, il ne peut exister aucune tâche commune, même momentanée, entre la classe révolutionnaire et une quelconque fraction de la classe dominante, aussi “progressiste”, “démocratique” ou “populaire” qu’elle puisse se prétendre”.

  • “De fait, depuis la Première Guerre mondiale, la “démocratie” s’est révélée comme un des pires opiums pour le prolétariat. C’est en son nom, qu’après cette guerre, a été écrasée la révolution dans plusieurs pays d’Europe ; c’est en son nom et “contre le fascisme”, qu’ont été mobilisés des dizaines de millions de prolétaires dans la Seconde Guerre impérialiste. C’est encore en son nom qu’aujourd’hui le capital tente de dévoyer les luttes prolétariennes dans les alliances “contre le fascisme”, “contre la réaction”, “contre la répression”, “contre le totalitarisme”, etc.”.

  • “[Le fascisme] ne détient pas le monopole de la répression, et si les courants politiques démocratiques ou de gauche l’identifient avec celle-ci, c’est qu’ils tentent de masquer qu’ils sont eux-mêmes des utilisateurs décidés de cette même répression à tel point que c’est à eux que revient l’essentiel de l’écrasement des mouvements révolutionnaires de la classe”.

  • “L’autonomie du prolétariat face à toutes les autres classes de la société est la condition première de l’épanouissement de sa lutte vers le but révolutionnaire. Toutes les alliances, et particulièrement celles avec des fractions de la bourgeoisie, ne peuvent aboutir qu’à son désarmement devant son ennemi en lui faisant abandonner le seul terrain où il puisse tremper ses forces : son terrain de classe. Tout courant politique qui tente de lui faire quitter ce terrain sert directement les intérêts de la bourgeoisie”.

Face à tous ceux qui tentent d’attirer le prolétariat dans les faux dilemmes “démocratie ou fascisme”, “populisme ou anti-populisme”, etc., qui ne font que le transformer en chair à canon pour la barbarie capitaliste, le prolétariat mondial doit assumer la même tâche : défendre son autonomie politique de classe afin de lutter contre l’exploitation capitaliste, avec pour objectif sa destruction à l’échelle planétaire.

C. Mir, 7 mai 2019

 

1Voir Le Brésil entre dans la tourmente [1] sur le site internet du CCI.

2Voir Crise au Venezuela : ni Guaido, ni Maduro ! Les travailleurs ne doivent soutenir aucune des fractions de la bourgeoisie dans leur lutte pour le pouvoir ! [2] Dernièrement, la situation au Venezuela s’est aggravée à cause de la mafia pro-yankee qui, dans sa confrontation meurtrière avec la mafia chaviste, cherche à s’infiltrer dans des secteurs de l’armée.

3 L’expression “gorille” encore est apparue dans la vie politique argentine en 1955 pour désigner une personne ayant une position anti-péroniste. L’expression s’est ensuite popularisée dans toute l’Amérique latine, étant désormais utilisée comme synonyme de “réactionnaire de droite”, militariste, pro-coup d’État ou encore “anti-communiste”. (NdT)

4 Il est important de souligner que Fidel Castro, dans un discours prononcé en février 1959, lors de sa première visite aux États-Unis, avait déclaré : “Nous ne sommes pas communistes. Notre Révolution s’inspire du principe démocratique (…) Ni dictature d’un Homme, ni dictature d’une Classe (…) Notre commerce avec les États-Unis peut être amélioré à notre commun avantage.”. www.cuba.cu/gobierno/discursos/1959/esp/f150159e.html [3]. L’impérialisme nord-américain n’ayant pas apporté les bénéfices escomptés, cela a conduit les “barbus cubains” dans les bras de l’URSS, se proclamant dès lors en toute hâte de fervents “communistes”.

5 Pour étudier cette renaissance de manière plus approfondie, voir : Cinquante ans depuis mai 68 [4], Revue Internationale n° 160 (1er semestre 2018).

6 Voir, notamment :

– Brasil : ¿Es Lula una [5]“ [5]esperanza [5]” [5] para los trabajadores ? [5] ;

– Evo al desnudo [6] ;

– La burguesía ecuatoriana nadando en el pozo de su descomposición [7] ;

– El abril sangriento de Nicaragua : Sólo la lucha autónoma del proletariado puede acabar con la explotación y la barbarie represiva [8].

7 Notre organisation a publié de nombreux documents sur ces trois évènements. Nous pouvons recommander :

– Il y a 50 ans : les véritables causes de la 2e Guerre mondiale [9] ;

– notre livre : 1936 : Franco y la República masacran al proletariado [10] ;

– et : Il y a 30 ans, la chute d’Allende au Chili : Dictature et démocratie sont les deux visages de la barbarie capitaliste [11].

 

Géographique: 

  • Amérique Centrale et du Sud [12]

Questions théoriques: 

  • Démocratie [13]

Rubrique: 

Campagnes idéologiques

Le “droit d’asile”: une arme pour dresser des murs contre les immigrés

  • 112 lectures

Le capitalisme a rendu des régions entières du globe inhospitalières et invivables, de véritables enfers pour des populations martyrisées obligées de fuir. Après le pic de la “crise migratoire” en 2014/2015, les États les plus puissants ont décidé de réagir fermement pour tenter de dissuader les candidats à l’immigration devenus “trop nombreux”. Durcissant leur arsenal policier et répressif, ils ont en grande partie “externalisé” le contrôle des frontières en sous-traitant la gestion des migrants à des acteurs très peu regardants sur les “méthodes” utilisées et les “conditions d’accueil”. L’Union européenne (UE), par exemple, a sollicité la Turquie en 2016, moyennant quatre milliards d’euros, afin de freiner les migrants en les parquant à distance. Bon nombre d’entre eux croupissent encore aujourd’hui dans ces centres de rétention. Le “succès” de cette nouvelle politique migratoire s’est étendu plus récemment à d’autres États, notamment ceux d’Afrique du Nord. En Libye, les migrants sont victimes de conditions de détentions proprement inhumaines. Lorsque l’ONU a visité le centre de Zintan : “654 migrants et réfugiés étaient alors détenus dans des conditions “équivalentes à des peines ou des traitements inhumains et dégradants” assimilables à “la torture”, selon Rupert Colville (ONU), qui décrit en détail la sous-alimentation, les privations d’eau, les gens “enfermés dans des entrepôts surpeuplés empestant les ordures et les latrines bouchées””. (1) Aujourd’hui, dans l’attente d’un éventuel transfert en Turquie, des milliers de réfugiés sont également internés dans les îles grecques, dans des centres où les conditions d’internement sont effroyables : “Les installations ne sont pas capables d’accueillir tous les réfugiés dans les îles. “Dans le camp de Moria, il y a une salle de bain pour 100 personnes et une douche pour 300 personnes. Certains sont arrivés ici quelques jours après la mise en œuvre de l’accord, pouvez-vous vous imaginer vivre dans de telles conditions pendant deux ans ? Ces personnes ont perdu tout contrôle de leur vie”, dénonce Luca Fontana, coordinateur de Médecins Sans Frontières à Lesbos”. (2)

Autre témoignage : “Le camp de Moria n’est pas fait pour les humains, estime le docteur Alessandro Barberio, psychiatre chez Médecins sans frontière. Même les personnes les plus équilibrées peuvent sombrer dans la folie. J’ai vu ici, souligne-t-il, les cas les plus graves et les plus nombreux de ma carrière. L’absence de réponses pour leur futur finit par les détruire. Traverser les procédures de demande d’asile des mois durant, tout en vivant dans ce cloaque empêche de dormir, pousse au désespoir ou au suicide”. De concert avec la surveillance maritime et des moyens policiers renforcés, c’est au prix de telles souffrances que la bourgeoisie peut cyniquement vanter les “succès” de ce qu’on pourrait qualifier de véritable forteresse. Sur les îles grecques que nous venons d’évoquer, le nombre d’arrivées aurait officiellement diminué de 97 % ! (3)

La barbarie déployée contre les migrants

Lorsqu’en 2014, au plus fort des combats en Syrie et en Irak, la “crise migratoire” a explosé, les grands pays démocratiques n’ont pas hésité à faire de grandes déclarations “humanistes”, assurant qu’ils prendraient leur responsabilité pour venir en aide à ces millions de personnes fuyant leur pays au nom du sacro-saint “droit d’asile”. L’Allemagne, la première puissance économique d’Europe, se présentait comme un véritable refuge en ouvrant les portes à quelques milliers de demandeurs d’asile arrivant d’Europe de l’Est. Bien que moins enthousiastes, toutes les autres grandes puissances européennes lui emboîtaient timidement le pas. Si pour préserver sa crédibilité, l’appareil politique bourgeois est contraint de faire mine de se soucier du sort des migrants par de beaux discours humanistes, sa pratique barbare démontre le peu de valeur que représente la vie humaine à ses yeux. Les gouvernements verrouillent les frontières, restreignent la circulation en instrumentalisant des peurs qu’ils alimentent, construisent des murs physiques et “administratifs” pour se protéger de la “peste” migratoire et de l’ “invasion”. C’est pour cette raison que le “progressiste” président français, Emmanuel Macron, pour qui l’accueil des migrants relève de “la dignité de l’ensemble de nos pays, notamment de la France” (4) fait patrouiller la marine nationale en Méditerranée pour repousser brutalement les migrants vers les côtes africaines. C’est aussi pour les mêmes raisons que les États européens, champions autoproclamés des “Droits de l’homme”, financent des milices privées armées jusqu’aux dents aux frontières des pays africains. Alors que chaque pays accuse son voisin de ne pas en faire assez, tous mènent une politique ouvertement anti-migrants !

Ces derniers temps, la bourgeoisie pérore en affirmant, encore une fois, que la masse des migrants voulant venir sur le continent européen a fortement diminué. La classe dominante peut se féliciter : elle a mobilisé jusqu’aux douaniers (pourtant chargés du contrôle des flux de marchandises) pour effectuer ses plus sinistres tâches contre les migrants, notamment la surveillance des côtes et le flicage. Une telle situation, criminelle, ne fait que pousser les migrants à prendre toujours plus de risques, transformant la mer en cimetière où périssent atrocement chaque année des milliers de désespérés contraints de tenter leur chance sur des flottilles de fortune.

L’Agence européenne Frontex avait pourtant été officiellement créée pour “secourir les migrants en détresse en Méditerranée”. C’est avec des formules hypocrites de ce genre que la bourgeoisie de l’UE, comme nous l’avons déjà souligné, finance la Turquie d’Erdogan pour retenir dans les camps d’internement les migrants aux frontières syrienne et irakienne.

En septembre 2015, la commission européenne demandait aux États membres d’accueillir près de 100 000 personnes (ce qui n’est presque rien comparé à la masse des migrants). En mai 2018, à peine le 1/3 avait été accueilli. La France, “patrie des droits de l’homme”, n’a atteint que 25 % de son objectif. Ce constat montre bien que les discours grandiloquents des principaux chefs politiques de la bourgeoisie, appelant à “l’esprit de responsabilité” et à la “solidarité”, s’effacent derrière le calcul froid de chaque gouvernement visant à réguler le nombre de réfugiés en fonction des intérêts de chaque capital national et de la charge que cela peut faire peser sur l’État. De là, découle en partie les frictions et les divisions au sein de la bourgeoisie sur la question.

Un durcissement des mesures anti-migration

Tous les gouvernements durcissent jour après jour la politique déjà draconienne envers les migrants. En France, Macron mène une politique encore plus brutale que ses prédécesseurs, y compris Sarkozy et son discours anti-migrants nauséabond, comme en témoigne la loi “immigration et asile” adoptée en 2018 : accélération des procédures d’expulsion de plus en plus arbitraires, allongement des mesures de rétention, “vidéo-audience”… Le Ministre français de l’Intérieur a également fait passer une circulaire qui prévoit de recenser les migrants dans les centres d’hébergements. Cette circulaire est présentée comme le moyen de connaître les “publics” hébergés et de les orienter en fonction de leur situation. En réalité, cette politique, comme celles de tous les autres pays “civilisés” et “démocratiques”, assimile les migrants à des troupeaux humains qu’il faut trier, parquer et refouler au maximum dans leur pays d’origine pour les exposer à nouveau aux ravages de la guerre, à la famine et aux maladies.

En Italie, la chambre des députés a adopté un décret-loi controversé, exigé par Matteo Salvini, Ministre de l’intérieur et chef de la Ligue (extrême-droite) durcissant sa politique d’immigration. Concrètement, le gouvernement italien réunira désormais les centaines de milliers de demandeurs d’asile dans de grands camps de concentration par mesure d’économie et généralise l’utilisation du pistolet électrique ! Toute expression de solidarité envers les migrants est présumée relever de l’ “aide à l’immigration clandestine” et systématiquement punie par loi.

En Espagne, dès son arrivée au pouvoir en juin 2018, le gouvernement Sanchez avait accueilli “à bras ouverts” les 630 migrants de l’Aquarius et annonçait son intention de faciliter l’accès des sans-papiers aux soins. Près d’un an plus tard, le décret adopté en septembre 2018 n’est toujours pas appliqué dans l’enclave de Melilla. Pire, après l’annonce de ces mesures de pacotille, le gouvernement socialiste, sous prétexte de “garantir la sécurité” le long des clôtures de Ceuta et Melilla, “sans blesser” les migrants, prévoit de remplacer les barbelés par un nouvel “élément”… qui élèvera la clôture de 30 %, la faisant atteindre 10 mètres de haut par endroits. C’est ce que le gouvernement qualifie de “frontière plus sûre mais aussi plus humaine” ! Par ailleurs, la présence de la Guardia Civil a été renforcée dans de nombreux points stratégiques, et ces derniers sont désormais équipés de détecteurs de rythme cardiaques mobiles afin de pouvoir “localiser et neutraliser” les migrants. Bien sûr, les autorités prétendent que ces mesures visent à “assurer la sécurité des personnes, des installations et du public”.(5) En réalité, elles ne font que perfectionner la gestion policière et répressive. À Melilla, depuis février, près de 2 500 migrants ont été interceptés après la mise en place d’un dispositif permettant d’empêcher l’accès à la zone portuaire et l’installation de concertinas (des barbelés munis de lames de rasoir !).

Le “droit d’asile” existe bel et bien dans les grandes démocraties, parfaitement défini par les règles de la convention de Genève de 1951. Mais en réalité, l’élasticité de son contenu permet à n’importe quel État de le restreindre au maximum par tout un tas d’artifices juridiques et par une véritable barrière bureaucratique. Dans la pratique, ce droit n’est appliqué qu’au compte-goutte selon des critères ultra-sélectifs. La fonction de ce droit d’asile est avant tout idéologique. Elle sert à diviser les migrants entre, d’une part, une grande majorité “d’indésirables”, taxés de “réfugiés économiques” venant “profiter” de droits coûteux sur le dos des travailleurs autochtones et, d’autre part, une infime minorité qui après avoir franchi une muraille administrative peut espérer l’asile. À travers ces quelques exemples, on voit bien que le droit d’asile n’est qu’une couverture idéologique, une hypocrisie des plus ignobles, permettant non seulement de justifier le flicage et la bunkerisation des États, mais de compléter en plus les murs physiques et les barbelés dressés contre les migrants par tout un arsenal bureaucratique tout autant infranchissable.

Les campagnes anti-migrants contre la classe ouvrière

La bourgeoisie des pays centraux du capitalisme ne se contente pas de repousser les migrants en dehors des frontières, elle instrumentalise le phénomène afin de porter ses attaques contre la conscience de la classe ouvrière à travers une propagande anti-migrants d’ampleur consistant à jeter la suspicion et la méfiance. Au nom de la “sécurité des citoyens”, la classe dominante diffuse la peur de l’autre, de l’étranger, en exploitant le moindre relent xénophobe pour l’amplifier tout en se parant à la fois des vertus du droit et de la démocratie. Des débats télévisés sont consacrés un peu partout à des discussions sans fin sur le coût de chaque migrant ou sur le “droit du sol” de tel ou tel État. Bien souvent, les indemnités misérables accordées aux migrants sont cyniquement comparées aux maigres retraites ou aux bas salaires dévolus aux ouvriers. Un tel discours ne fait qu’attiser les divisions au sein même des exploités, attiser la méfiance et la concurrence sauvage entre les immigrés et les autochtones.

Les populistes ont ainsi beau jeu d’appeler à l’expulsion de tous les migrants et au rétablissement des frontières (les milliers de victimes de noyade dans la Méditerranée seront heureux d’apprendre que les frontières avaient disparues !). C’est le même discours en Italie, derrière les Salivini et consorts, le même discours de l’extrême-droite en Espagne, en Allemagne, en Pologne, en Hongrie et ailleurs.

Les mesures administratives, les “centres de tri”, l’ensemble des mesures toujours plus barbares pour refouler sans ménagement des êtres humains vers les régions qu’ils ont fuies ont un bel avenir sous le règne du capitalisme décadent. Le prolétariat ne doit pas se faire d’illusions, le capitalisme devenu sénile ne peut que générer plus de chaos et d’insécurité. Ce sont des populations toujours plus nombreuses et massives qui devront tenter de fuir des régions toujours plus dévastées et inaptes à la simple survie. Les migrants ne sont pas les “concurrents” des prolétaires des pays “riches” mais des victimes du même système que celui qui les exploite et les précarise à la fois. Dans tous les pays les plus développés de la planète, la bourgeoisie ne cessera pas, d’ailleurs, de développer ses campagnes idéologiques infâmes afin de justifier une politique toujours plus inhumaine aux yeux du prolétariat.

Il est important de comprendre que le prolétariat est seul à pouvoir développer une véritable solidarité avec ceux qui sont en réalité ses frères de classe et non des “ennemis” ou des “menaces”. Ce ne sont pas les migrants qui portent les attaques contre nos conditions de vie, mais bien le capital. Les “droits de l’homme” et le “droit d’asile” ne sont que des mensonges éhontés provenant de la bouche de ceux qui sont responsables de ces mouvements migratoires massifs. Les prolétaires n’ont pas de patrie, ceux exploités dans les pays développés comme ceux fuyant les horreurs du capitalisme. C’est une seule et même classe qui doit combattre ce système en pleine putréfaction.

Martine, 27 juin 2019

 

1 “En Libye, le tragique bilan de la fermeture des ports italiens [14]”, RFI (15 juin 2019).

2 “Les migrants relégués de l’île grecque de Lesbos [15]”, La Croix (18 décembre 2018)

3 “La crise migratoire persiste dans l’imaginaire européen [16]”, Euractiv (20 féviers 2019)

4 “L’arrivée de réfugiés est une opportunité économique [17]”, Le Figaro (7 septembre 2015).

5 Extrait d’un communiqué de la Guardian Civil daté du 6 avril 2019.

Récent et en cours: 

  • Immigration [18]

Rubrique: 

Barbarie du capitalisme

“Droit d’asile”: Léon Trotsky et “la planète sans visa”

  • 141 lectures

Nous publions ci-dessous des extraits de l’autobiographie de Léon Trotsky, Ma vie. (1) Après avoir été arrêté et déporté par le Guépéou de Staline dans le lointain Kazakhstan vers Alma-Ata, qui fût l’ancienne capitale de ce territoire durant l’ère soviétique, Trotsky s’est vu progressivement coupé de toute correspondance, censuré puis poussé à l’exil forcé en peu de temps vers la Turquie. Contraint de mener son combat en demandant l’asile, les démocraties occidentales lui refuseront ce privilège.

L’intérêt de ce témoignage, outre celui du talent d’une plume mordante et savoureusement ironique, est de mettre en évidence plusieurs aspects politiques de premier ordre. Dans les faits, ce témoignage montre que les démocraties étaient complices des régimes les plus réactionnaires et autoritaires, comme celui du tsar de Russie, en étant capables d’utiliser tous les prétextes et l’arme de la bureaucratie tatillonne pour refuser systématiquement le droit d’asile, créant ainsi un “front unique international contre le marxisme révolutionnaire”. Les refus des grandes démocraties montrent clairement un soutien et même un certain niveau de complicité avec Staline contre l’Opposition de Trotsky.

L’autre enseignement est celui de la pratique des gouvernements dits “ouvriers”, que ce soit celui du parti social-démocrate en Allemagne, arrivé au pouvoir après le massacre des ouvriers à Berlin en 1919 et l’assassinat des révolutionnaires (comme Rosa Luxemburg), ou le Parti “travailliste”, le Labour party de Grande-Bretagne. Outre l’hypocrisie de la classe dominante, c’est la réalité crue de ce que signifie le droit d’asile dans les démocraties bourgeoises qui est dénoncé ici avec brio et pugnacité.


Le droit d’asile (au moins sur le papier) consiste en ceci qu’un gouvernement donne une retraite même à ses adversaires, à condition qu’ils se soumettent aux lois du pays. Bien entendu, je ne pouvais entrer en Allemagne que comme l’adversaire intransigeant du gouvernement social-démocrate. Au représentant de la presse social-démocrate allemande qui vint chez moi à Constantinople pour me demander une interview, je donnais les explications indispensables que je reproduis ici dans une forme où je les ai rédigées moi-même immédiatement après l’entrevue :

“Comme je demande actuellement à être admis en Allemagne, où la majorité du gouvernement se compose de sociaux-démocrates, je suis tout intéressé à définir mon attitude à l’égard de la social-démocratie. Dans ce domaine, rien n’est changé. Mon attitude à l’égard de la social-démocratie reste ce qu’elle était auparavant. Bien plus, ma lutte contre la fraction centriste de Staline n’est qu’un reflet de la lutte que je mène en général contre la social-démocratie. Ni vous, ni moi, n’avons besoin d’incertitudes ou de réticences.

Certaines publications social-démocrates s’efforcent de trouver une contradiction entre mon attitude de principe à l’égard de la démocratie et ma demande de visa pour l’Allemagne. Il n’y a là aucune contradiction. Nous ne “nions” nullement la démocratie comme la nient les anarchistes (en paroles). La démocratie bourgeoise a des privilèges comparativement aux régimes gouvernementaux qui l’ont précédée. Mais elle n’est pas éternelle. Elle doit céder sa place à la société socialiste. Le pont pour arriver à la société socialiste, c’est la dictature du prolétariat.

Les communistes dans tous les États parlementaires participent à la lutte parlementaire. L’utilisation du droit d’asile, en principe, ne se distingue nullement de l’utilisation du droit de vote, des droits de liberté de la presse, de réunions, etc”.

Autant que je puisse savoir, cette interview ne fut pas publiée. Il n’y a rien d’étonnant à cela. Dans la presse social-démocrate, à ce moment, des voix s’élevaient, réclamant pour moi le droit d’asile. Un des avocats social-démocrates, le docteur K. Rosenfeld se chargea, de sa propre initiative, de m’obtenir le droit d’entrer en Allemagne. Cependant, il rencontra aussitôt une résistance, car, quelques jours après, il me demanda, par télégramme, à quelles restrictions je consentirais pendant mon séjour en Allemagne.

Je répondis : “J’ai l’intention de vivre dans un complet isolement, en dehors de Berlin ; en aucun cas, je ne me montrerai dans les réunions publiques ; je me bornerai à écrire, dans les cadres de la loi allemande”.

Ainsi, il ne s’agissait plus d’un droit d’asile démocratique, mais du droit de vivre en Allemagne dans une situation exceptionnelle. La leçon de démocratie que se disposaient à me donner les adversaires reçut, d’un coup, une interprétation négative.

Mais nous n’en restâmes pas là. Quelques jours après, je reçus un nouveau télégramme : ne consentirais-je pas à me rendre en Allemagne uniquement pour me soigner ? Je répondis par dépêche : “Je demande qu’au moins on me donne la possibilité d’une cure absolument indispensable en Allemagne”.

Ainsi, le droit d’asile à cette étape, était réduit au droit de faire une cure. Je nommai un certain nombre de médecins allemands réputés qui m’avaient soigné dans les dix dernières années et dont le secours m’était plus que jamais indispensable. Vers Pâques, il y eut une nouvelle note dans la presse allemande : dans les sphères gouvernementales, on estime que Trotsky n’est pas tellement malade qu’il ait absolument besoin de traitement des médecins allemands et des stations thermales allemandes.

Le 31 mars, je télégraphiai au docteur Rosenfeld : “D’après les journaux, ma maladie n’est pas tellement désespérée que je puisse obtenir l’entrée en Allemagne. Je demande si Löbe m’a offert le droit d’asile ou le droit de cimetière. Je suis prêt à subir l’examen de n’importe quelle commission médicale. Je m’engage, après avoir fait ma cure, à quitter l’Allemagne”.

Ainsi, pendant plusieurs semaines, le principe démocratique donna lieu, par trois fois, à des interprétations limitatives. Le droit d’asile devint d’abord le droit de vivre dans une situation exceptionnelle ; ensuite, ce fut le droit de se soigner ; enfin, ce fut le droit d’aller au cimetière. Mais cela signifiait que je ne pouvais apprécier les avantages de la démocratie dans toute leur ampleur qu’en qualité de défunt.

Il n’y eut pas de réponse à mon télégramme. Après avoir attendu quelques jours, je télégraphiais de nouveau à Berlin : “Je considère l’absence de réponse comme une forme déloyale de refus”. C’est seulement après cela que je reçus, le 12 avril, c’est-à-dire deux mois après, cette information que le gouvernement allemand rejetait ma demande de visa. Il ne m’est resté qu’à télégraphier au président du Reichstag, Löbe : “Je regrette de n’avoir pas eu la possibilité d’apprendre par la pratique quels sont les avantages du droit démocratique d’asile”.

Telle est brièvement rapportée l’histoire édifiante de ma première tentative d’obtenir en Europe un visa “démocratique”.

Bien entendu, si l’on m’avait donné le droit d’asile, cela n’aurait entraîné au moindre degré le renversement de la théorie marxiste d’un État de classe. Le régime de la démocratie, qui provient non de principes dominants, mais des besoins de la classe dirigeante, en vertu de sa logique intérieure, comprend aussi le droit d’asile. Le fait d’accorder un asile à un révolutionnaire prolétarien n’est pas du tout en contradiction avec le caractère bourgeois de la démocratie. Mais, actuellement, il n’y a aucune nécessité d’insister sur cette argumentation, étant donné qu’aucun droit d’asile ne m’a été accordé dans l’Allemagne que dirigent les sociaux-démocrates.

Staline, par l’intermédiaire du Guépéou, m’avait proposé, le 16 décembre, de renoncer à toute activité politique. La même condition fut posée du côté allemand, comme une chose qui s’entendait d’elle-même, quand on discuta dans la presse du droit d’asile. Cela signifiait que le gouvernement de Müller-Stresemann considérait comme dangereuses et nuisibles les idées que combattaient Staline et Thaelmann, Staline en diplomate, et Thaelmann, en agitateur, exigeaient du gouvernement social-démocrate qu’il ne me reçût pas en Allemagne (sans doute faut-il penser, au nom de la révolution prolétarienne). Sur un autre flanc, Chamberlain, le comte Westarp et autres pareils exigeaient qu’on me refuse le visa, dans l’intérêt de l’ordre capitaliste. Hermann Müller pouvait de cette façon donner des satisfactions indispensables à ses partenaires de la droite et à ses alliés de la gauche. Le gouvernement social-démocrate devint le lien d’un front unique international contre le marxisme révolutionnaire. Pour trouver l’image de ce front unique, il suffit de se reporter aux premières lignes du Manifeste communiste de Marx et Engels : “Pour une croisade sacrée contre ce spectre (le communisme), toutes les forces de la vieille Europe sont unies, (le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux français et les policiers allemands)”.

Les noms ne sont pas les mêmes ; le fond est le même. Ce fait que les policiers allemands sont actuellement des sociaux-démocrates ne change rien à l’affaire. En somme, ils protègent ce que défendaient les policiers du Hohenzollern.

La diversité des motifs que la démocratie invoque pour refuser le visa est très grande. Le gouvernement norvégien, voyez-vous, se fonde exclusivement sur des considérations de sécurité pour moi. Je n’aurais jamais pensé que j’avais à Oslo des protecteurs si dévoués, à des postes si responsables. Le gouvernement norvégien, bien entendu, se déclare tout entier pour le droit d’asile, de même que les gouvernements allemand, français, anglais et tous les autres. Le droit d’asile, comme on sait, est un principe inébranlable. Mais l’exilé doit, préalablement, présenter à Oslo un certificat comme quoi il ne sera pas assassiné. Dans ce cas, on lui accordera l’hospitalité… à condition, bien entendu, qu’on ne découvre pas d’autres obstacles.

Les débats qui eurent lieu par deux fois au Storting (parlement norvégien, NDLR) au sujet de mon visa, constituent un document politique sans précédent. La lecture de ce texte me dédommagea d’au moins à moitié du refus qui fut opposé aux démarches de mes amis en Norvège.

Le Premier ministre du pays, à cette occasion, s’était entretenu avant tout avec le chef de la sûreté, dont la compétence, en matière de principes démocratiques (je le reconnais tout de suite) est incontestable. Donc le chef de la sûreté, d’après le récit de M. Mohwinkel, fit valoir qu’il serait plus raisonnable de laisser les ennemis de Trotsky lui régler son compte ailleurs que sur le territoire norvégien. Ce n’était pas dit si nettement, mais c’était bien l’idée. Le ministre de la justice, d’autre part, expliqua au parlement norvégien, que la protection de Trotsky serait une charge trop lourde pour le budget. Le principe de l’économie dans l’administration des affaires publiques, qui est aussi un des principes démocratiques incontestables, se trouva pour cette fois en opposition irréductible avec le droit d’asile.

En tous cas, la conclusion fut que celui qui a le plus besoin d’un asile est aussi celui qui a le moins de chance d’en avoir un.

Le gouvernement français se montra beaucoup plus spirituel : il allégua simplement que l’arrêté d’expulsion signé par Malvy n’avait pas été rapporté. C’est là un obstacle absolument insurmontable sur le chemin de la démocratie ! J’ai raconté comment, après cette expulsion, et bien que l’arrêté de Malvy fût toujours en vigueur, le gouvernement français avait mis à ma disposition des officiers français, comment j’avais reçu la visite de députés, d’ambassadeurs et d’un des Premiers ministres français. Mais ce sont là des faits qui, de toute évidence, se sont déroulés sur des plans sans aucun point d’intersection entre eux. Actuellement, donc, la situation est telle : le droit d’asile en France me serait accordé à coup sûr s’il n’existait pas dans les archives de la police un arrêté d’expulsion pris sur la demande de la diplomatie du tsar. On sait qu’un ordre de police est quelque chose dans le genre de l’étoile polaire : il n’y a aucune possibilité de l’abolir ou de le déplacer. Qu’il en soit ainsi ou autrement, le droit d’asile est pourtant accordé aux exilés en France. Où est donc le pays dans lequel ce droit aurait trouvé… son refuge ? Ne serait-ce pas en Angleterre ?

Le 5 juin 1929, l’Independant Labour Party, dont Mac Donald est membre, m’invitait, officiellement et de sa propre initiative à venir en Angleterre faire une conférence à l’école du parti ; l’invitation, signée par le secrétaire général du parti, portait ceci : “en raison de la formation ici d’un gouvernement ouvrier, nous ne pouvons supposer que des obstacles s’élèvent à l’occasion de votre venue en Grande-Bretagne dans ce but”.

Néanmoins, des obstacles s’élevèrent. Non seulement il ne me fut pas donné de faire une conférence devant les partisans de Mac Donald, mais je ne devais même pas profiter de l’assistance des médecins anglais. Le visa me fut refusé purement et simplement. Clynes, ministre de la police du Labour Party, argumenta en faveur de cette interdiction à la Chambre des Communes. Il expliqua l’essence philosophique de la démocratie avec une spontanéité qui aurait fait honneur à n’importe quel ministre de Charles II. Le droit d’asile, selon Clynes, n’est pas pour un exilé le droit de demander un refuge, c’est pour l’État le droit de lui en refuser un. La définition de Clynes est remarquable en ce sens que d’un seul coup, elle en finit avec les bases mêmes de ce qu’on appelle la démocratie. Le droit d’asile comme l’entend Clynes a toujours existé dans la Russie tsariste. Lorsque le Shah de Perse, n’ayant pas réussi à pendre tous les révolutionnaires de chez lui, dut quitter le territoire de sa chère patrie, Nicolas II lui accorda le droit d’asile, et de plus, l’installa assez confortablement à Odessa. Cependant, aucun des révolutionnaires irlandais n’aurait eu l’idée de chercher un refuge en Russie tsariste dont la constitution se ramenait toute au “principe” de Clynes ; les citoyens doivent se contenter de ce que leur donne ou leur enlève le pouvoir de l’État. Mussolini, récemment encore, accordait au padishah d’Afghanistan le droit d’asile en exacte conformité avec ce même principe.

Le pieux M. Clynes devrait du moins savoir que la démocratie a hérité, en un certain sens, le droit d’asile de l’Église chrétienne, laquelle, à vrai dire, tenait ce droit, comme tant d’autres, du paganisme. Un criminel poursuivi n’avait qu’à pénétrer dans un temple, parfois même seulement à toucher l’anneau de la porte, pour être mis à l’abri de ses poursuivants. Ainsi, l’Église entendait le droit d’asile précisément dans le sens du droit de l’homme poursuivi, et non pas comme une mesure arbitraire des curés païens ou des sacrificateurs chrétiens. Jusqu’à présent, j’avais cru que les pieux travaillistes, peu renseignés en matière de socialisme, devraient du moins être de grands connaisseurs en traditions ecclésiastiques. Je constate maintenant qu’il n’en est rien.

Pourquoi cependant Clynes s’arrête-t-il dès le début dans sa théorie du droit politique ? Il a tort. Le droit d’asile n’est qu’une des parties composantes du système de la démocratie. Ni par ses origines historiques ni par sa nature juridique, il ne se distingue de la liberté de parole, des réunions, etc. M. Clynes, il faut l’espérer, en viendra bientôt à déduire que la liberté de parole ne consiste pas dans le droit des citoyens d’exprimer telles ou telles idées, mais que c’est un droit, pour l’État, d’interdire à ses sujets d’avoir pareilles idées. À l’égard du droit de grève, cette déduction a déjà été faite d’une façon patente par la législation britannique. Le malheur de Clynes est en ceci qu’il a dû expliquer ses actes à haute voix parce que, dans la fraction travailliste du parlement, il s’est trouvé des députés pour poser au ministre, quoique respectueusement, des questions gênantes. Le premier ministre de Norvège s’était trouvé dans une situation tout aussi désagréable. Le cabinet allemand ne connut pas de tels ennuis. Il ne se trouva pas un seul député, au Reichstag, pour s’intéresser au droit d’asile. Ce fait acquiert une saveur particulière si l’on se rappelle que le président du Reichstag, aux applaudissements de la majorité, promit de m’accorder ce droit alors que je ne l’avais pas encore demandé.

(…) Je ne puis me dispenser de reconnaître que les échanges de vues des démocraties de l’Europe occidentale qui eurent lieu au sujet du droit d’asile m’ont procuré, entre autres choses, bien des minutes de gaîté. (…) Inutile de parler de l’Amérique. Les États-Unis ne sont pas seulement le pays le plus puissant ; c’est aussi le pays qui a le plus peur. Récemment, Hoover expliquait sa passion pour la pêche par le caractère démocratique de cette distraction. S’il en est ainsi, ce dont je doute, Hoover est en tout cas une des rares survivances de la démocratie que l’on puisse encore découvrir aux États-Unis. Le droit d’asile n’existe plus là-bas depuis longtemps. L’Europe et l’Amérique sans visa. Mais ces continents sont les maîtres des trois autres. Il en résulte donc que c’est : la planète sans visa.

 

Léon Trotsky, 1930.

1 Trotsky, Ma vie.

Personnages: 

  • Trotsky [19]

Récent et en cours: 

  • Immigration [18]

Rubrique: 

Barbarie du capitalisme

Résolution sur la situation en Grande-Bretagne (janvier 2019)

  • 138 lectures

1 – L’importance historique et internationale de la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne (UE) marque une accélération qualitative de l’impact de la décomposition sur la vie politique de la bourgeoisie mondiale. Le Brexit démontre l’impact croissant du populisme, l’expression politique de l’approfondissement de la décomposition capitaliste, qui a également pris la forme de gouvernements populistes en Europe orientale et en Italie, et le renforcement des partis et factions populistes en Europe occidentale et aux États-Unis. Le désordre autour du Brexit est devenu une véritable caricature des crises politiques internationale. Avec l’impasse du Brexit, toute la bourgeoisie britannique, l’État et la société sont plongés dans une crise politique causée par l’irresponsabilité de factions minoritaires de la bourgeoisie, c’est le résultat de la contamination de ces factions par le développement du populisme. A cela s’ajoute les autres manifestations de l’aggravation de la crise historique : l’affaiblissement croissant des institutions de la Pax Americana après la Seconde Guerre mondiale, que ce soit l’UE, l’OMC, la Banque Mondiale, l’OTAN, et sous-jacente à tout cela, l’insoluble crise économique mondiale.

Les racines historiques

2 – Le Brexit a pu avoir un tel impact en Grande-Bretagne du fait de tensions historiques au sein de la classe dominante britannique au sujet de l’Europe, tensions générées par son déclin en tant que puissance impérialiste. Jusqu’en 1956, la bourgeoisie britannique pensait pouvoir influencer l’Europe de l’extérieur, mais après l’humiliation de Suez, elle a dû accepter la fin de son règne en tant que puissance internationale de premier rang. Faire partie de l’Europe n’était plus seulement une question de stabilité économique, c’était aussi, fondamentalement, la possibilité de poursuivre la politique impérialiste à long terme de l’Angleterre en essayant de maintenir les divisions entre puissances continentales, en particulier de s’opposer à l’influence de l’impérialisme allemand.

Dans le même temps, l’impérialisme britannique a également cherché à équilibrer son implication en Europe par une “relation spéciale” avec les États-Unis, une relation qui n’avait vraiment de substance que si le Royaume-Uni faisait partie de l’Europe.

Fondamentalement, l’impérialisme britannique a toujours été hostile à l’idée de faire partie de l’UE ; il a néanmoins été contraint de ravaler son orgueil afin de défendre son intérêt national.

Le développement du chaos et la question de l’Europe

3 – La fin de la division du monde en deux blocs impérialistes après 1989 a libéré de puissantes tendances centrifuges. Le Bloc de l’Est s’est effondré et le Bloc occidental a perdu toute raison d’être. Toutes les principales puissances impérialistes se sont ainsi trouvées projetées dans une nouvelle période historique où elles cherchent la meilleure façon de défendre leur intérêt national dans un monde toujours plus chaotique. Au niveau impérialiste, cela signifie que toutes les puissances de second rang sont maintenant contraintes de se trouver dans le même marigot international qui voit le déclin des États-Unis, ces derniers d’autant plus déterminés à conserver leur rôle.

Tout cela met la bourgeoisie britannique sous forte pression, exacerbe les divisions déjà existantes en son sein, en particulier dans son appareil politique, sur comment défendre au mieux l’intérêt national par rapport à l’Europe. Le resurgissement de l’impérialisme allemand ces trente dernières années et le poids de l’impérialisme français dans l’UE ont mis en lumière le faible rôle de l’Angleterre. En son temps, Thatcher s’était déclarée préoccupée par l’impact de la montée en puissance de l’Allemagne, ce qui était l’expression d’une peur historique profonde qui hante l’impérialisme britannique, nourrissant l’euroscepticisme au sein du Parti conservateur et la xénophobie au sein de son électorat. Au début des années 2010, la capacité de la bourgeoisie britannique à manœuvrer au sein de l’UE était en fait minée par le poids grandissant de l’euroscepticisme au sein des conservateurs et par les succès électoraux de l’UKIP. C’est ce qui a mené à la décision d’organiser le referendum de 2016.

Le désastre du referendum et son impact sur le populisme

4 – Le pari politique d’un referendum pour s’opposer à l’influence grandissante de l’euroscepticisme et du populisme s’est heurté à un certain nombre de problèmes fondamentaux. En particulier, la bourgeoisie a sous-estimé la profondeur de l’impact du populisme au sein de la population et de certaines parties de la classe ouvrière, conséquence de ;

– la perte de confiance en soi du prolétariat suite à l’impact d’une série de trente ans d’importantes défaites :

– le poids croissant du désespoir et de la lumpenisation dans des régions et des zones qui ont été laissées à l’abandon ;

– le cynisme croissant et la méfiance envers le système parlementaire, non pas dans le contexte du développement d’une alternative prolétarienne, mais plutôt dans celui d’une confusion, d’une frustration et d’une colère qui ont poussé une partie du prolétariat à devenir la proie de l’influence du populisme. Le fait que la campagne pro-Brexit (“Leave campaign”) a été capable de mobiliser 3 millions d’électeurs qui ne votaient plus a rendu possible sa victoire au referendum ;

– l’utilisation de l’euroscepticisme comme remède-miracle à l’austérité, la mise en cause de l’immigration dans la baisse du niveau de vie ouvrier,

– l’idéologie rendant les banquiers et les élites politiques traditionnelles responsables de la récession économique de 2008, plutôt que le capitalisme lui-même.

La profondeur de la crise politique

5 – Le Brexit a plongé la bourgeoisie britannique, l’une des plus anciennes et expérimentées au monde, dans une crise politique profonde. Elle s’est trouvée confrontée à d’autres crises, mais aucune n’a aussi fondamentalement affaibli chacun des aspects de sa vie politique.

Dans ses Thèses sur la décomposition [20] de 1990, le CCI a montré que c’est là une des manifestations de la décomposition :

“Parmi les caractéristiques majeures de la décomposition de la société capitaliste, il faut souligner la difficulté croissante de la bourgeoisie à contrôler l’évolution de la situation sur le plan politique. A la base de ce phénomène, on trouve évidemment la perte de contrôle toujours plus grande de la classe dominante sur son appareil économique, lequel constitue l’infrastructure de la société. L’impasse historique dans laquelle se trouve enfermé le mode de production capitaliste, les échecs successifs des différentes politiques menées par la bourgeoisie, la fuite en avant permanente dans l’endettement généralisé au moyen de laquelle se survit l’économie mondiale, tous ces éléments ne peuvent que se répercuter sur un appareil politique incapable, pour sa part, d’imposer à la société, et particulièrement à la classe ouvrière, la “discipline” et l’adhésion requises pour mobiliser toutes les forces et les énergie vers la guerre mondiale, seule “réponse” historique que la bourgeoisie puisse offrir. L’absence d’une perspective (exceptée celle de “sauver les meubles” de son économie au jour le jour) vers laquelle elle puisse se mobiliser comme classe, et alors que le prolétariat ne constitue pas encore une menace pour sa survie, détermine au sein de la classe dominante, et particulièrement de son appareil politique, une tendance croissante à l’indiscipline et au sauve-qui-peut”.

Il y a 30 ans, lorsque ces Thèses ont été publiées, la principale expression de cette dynamique était l’effondrement du Bloc de l’Est. Cependant, ainsi que nous le disions à ce moment-là :

“La débandade générale au sein même de l’appareil étatique, la perte du contrôle sur sa propre stratégie politique, telles que l’URSS et ses satellites nous en donnent aujourd’hui le spectacle, constituent, en réalité, la caricature (du fait des spécificités des régimes staliniens) d’un phénomène beaucoup plus général affectant l’ensemble de la bourgeoisie mondiale, un phénomène propre à la phase de décomposition”.

6 – La déstabilisation politique de la classe dominante en Grande-Bretagne s’est plus concrètement exprimée dans le chaos qui s’est développé à mesure que la date de la sortie du pays de l’UE se rapprochait. Cela a conduit à la paralysie du parlement. L’État anglais était jusqu’ici considéré comme un maître du contrôle de la situation politique ; aujourd’hui, l’appareil politique est ouvertement moqué, mais surtout objet de méfiance du fait de son incapacité à mener le processus du Brexit.

Suite au referendum, les principales factions de l’État ont compris qu’elles n’avaient pas d’autre option que d’accepter le Brexit. Néanmoins, le capitalisme d’État britannique a fait tout son possible et essayé tout ce qu’il pouvait dans une situation très difficile. Les principales factions des partis Conservateur et Travailliste, autour de May et Corbyn, ont accepté cette politique. Mais avec les tensions de plus en plus profondes générées par la compréhension des implications du Brexit, chacun des partis s’est de plus en plus divisé en différentes factions mettant chacune en avant leurs propres solutions aux insolubles contradictions du Brexit. Même au sein des fractions principales des partis conservateur et travailliste, il y a des divisions sur comment mener un Brexit planifié. May a dû se battre contre les partisans du Brexit les plus acharnés du European Research Group, alors que Corbyn cherchait à concilier le soutien à un projet de Brexit avec un parti massivement anti-Brexit. Cette situation a abouti à plus de deux ans de conflits au sein des deux partis, où toutes les factions se sont battues les unes contre les autres. Autant May que Corbyn ont dû affronter des tentatives de “coup d’État” sous la forme de motions de défiance au parlement.

Cette situation de conflit politique de plus en plus irresponsable a été exacerbée par les luttes entre factions, pendant que l’État cherchait désespérément à éviter d’être proprement éjecté de l’UE. Pendant le gouvernement May, l’État en a été réduit à tenter de soudoyer les députés pour qu’ils soutiennent l’Accord de retrait, en offrant des millions de Livres aux circonscriptions du Labour les plus pro-Brexit, très souvent les plus déshéritées. Cela a entraîné toujours plus de tensions au sein du Parti travailliste, avec des députés anti-Brexit dénonçant d’autres députés pour avoir accepté ces pots-de-vin.

Ces divisions ne se sont pas limitées aux principaux partis politiques, elles se sont étendues aux syndicats et aux groupes gauchistes qui ont ainsi souligné à quel point ils sont intégrés à la structure de l’État.

7 – Les efforts de l’État pour négocier un accord ont non seulement dû affronter la crise politique intérieure, mais ont aggravé la crise politique en Europe. Le résultat du referendum a versé de l’huile sur le feu populiste à travers le continent. Les gouvernements populistes hongrois et polonais sont sortis renforcés par ce résultat. En France, le Front National y a puisé une inspiration, alors qu’en Italie, les populistes de la Ligue du Nord et du Mouvement Cinq Étoiles ont accédé au pouvoir dans le sillage du Brexit. Confrontées au surgissement du populisme, les principales factions bourgeoises dans l’UE n’ont pas eu d’autre choix que de rendre le Brexit le plus compliqué possible. Les parties les plus responsables de la bourgeoisie européenne sont particulièrement furieuses des retombées de l’incapacité de la bourgeoisie britannique à contrôler sa propre situation politique.

8 – Il est très difficile de faire une analyse précise des perspectives ouvertes par cette crise, parce que la bourgeoisie est engagée dans un effort de plus en plus désespéré pour empêcher un Brexit sans accord. Cependant, ce que l’on peut dire de façon certaine, c’est que cette crise et cette instabilité politique vont se poursuivre et s’aggraver. Même si la bourgeoisie était capable de mener à bien un Brexit planifié, elle reste confrontée à la question de plus en plus complexe de trouver son chemin, avec un État affaibli, dans le chaos grandissant de la situation internationale. Vu le chaos déjà infligé à la bourgeoisie britannique par le processus qui a conduit au Brexit, les pressions toujours plus fortes de l’irresponsabilité politique, du “chacun pour soi” et de la fragmentation de l’appareil politique ne peuvent que se poursuivre.

L’impact sur le système bipartite

9 – Tout au long de ces cent dernières années, le capitalisme d’État britannique a maintenu en place un système bipartite dans le but de contrôler et contenir la situation politique. Cependant, même avant le Brexit, ce système avait été affaibli par l’émergence de partis nationalistes en Écosse et au Pays de Galles. Aujourd’hui nous assistons à un processus de fragmentation des partis conservateur et travailliste eux-mêmes. Ces deux dernières années, les tensions se sont exacerbées à un niveau qui menace l’existence même du Parti conservateur. Après le Brexit, ces divisions vont s’élargir, les différentes factions se renvoyant la responsabilité des problèmes de plus en plus profonds qui touchent le capital britannique et ouvrant de nouveaux champs de bataille pour définir quelle politique mener. Cela suppose que le parti ne se fracture pas sous la pression de la réalité du Brexit.

10 – La situation au sein du Parti travailliste n’est pas moins éclatée. Le surgissement de Corbyn avait permis à la bourgeoisie de montrer qu’il y avait une claire “différence” entre le Parti conservateur et les travaillistes. Cette situation est maintenant menacée par la stratégie de Corbyn, qui, en essayant d’obtenir les faveurs de la faction favorable au Brexit, tout en insistant sur la nécessité de conserver des relations aussi étroites que possible avec l’UE afin de contenir les anti-Brexit, fait face à une pression croissante. Le facteur fondamental de ces tensions est le fait que de plus en plus de militants du parti, qui avaient adhéré au soutien à Corbyn, sont à une large majorité partisans d’un second referendum. Les députés anti-Brexit utilisent cette situation pour faire pression sur Corbyn. La faction Blair, notamment, va continuer à utiliser cette tension pour saper l’influence de Corbyn. Comme chez les conservateurs, si le parti survit au Brexit, il y aura en son sein des tensions de plus en plus fortes, du fait que les factions anti-Corbyn cherchent à le destituer pour avoir permis la mise en place du Brexit.

La fragmentation de l’un ou l’autre des deux partis poserait un futur problème à la classe dominante britannique, parce que cela ouvrirait un espace politique pouvant être occupé par les populistes, aggravant ainsi encore les tensions et les difficultés de son appareil politique. Un tel effondrement du système bipartite serait une nouvelle expression de la perte de contrôle toujours plus grande de la situation politique.

11 – À cette instabilité politique, il faut ajouter la perspective du renforcement de l’évolution vers l’indépendance des fractions écossaises de la bourgeoisie britannique. Une telle menace pour l’intégrité du Royaume-Uni pourrait provoquer des tensions sans précédent au sein de la classe dominante, non seulement entre le Parti Nationaliste Écossais (Scottish Nationalist Party) et le reste de la bourgeoisie nationale, mais aussi au sein de la bourgeoisie écossaise, vu qu’elle n’est pas totalement unanime sur la question de l’indépendance, ainsi qu’au sein de la bourgeoisie nationale toute entière, vu que ceux qui refusent le Brexit accusent les partisans du Brexit de saper l’intégrité territoriale du capital britannique.

12 – Ces tensions vont s’aggraver en Irlande du Nord entre les loyalistes et les factions nationalistes irlandaises de la bourgeoisie. L’Accord du Vendredi Saint qui a mis en place le cessez-le-feu était basé sur l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’UE, ce qui permettait aux nationalistes de faire appel à l’UE pour tout ce qui concerne la Grande-Bretagne. La perte de ce cadre n’est pas discutée par les médias bourgeois. Cependant, la bourgeoisie irlandaise est tout à fait consciente du potentiel d’instabilité que cela pourrait provoquer en Irlande du Nord et c’est pour cela qu’elle insiste sur le plan de retrait qui doit essayer d’assurer qu’il n’y aura pas de frontière physique, et donc pas de possibilité de rallumer les “troubles”.

La majorité en Irlande du Nord a voté pour le maintien dans l’UE pour éviter cela. Mais le Parti Unioniste Démocratique est un très fervent partisan du Brexit alors que le Sinn Fein s’est prononcé contre. Ces divisions dans un contexte d’instabilité politique dans l’appareil politique au sens large accentueront les pressions pour relancer des conflits ouverts entre les différentes factions bourgeoises du Nord.

Les nationalistes gallois qui ont plutôt soutenu le maintien dans l’UE pour s’opposer à la bourgeoisie anglaise vont renouveler leurs appels à l’indépendance.

L’affaiblissement de la position impérialiste et économique anglaise

13 – Quitter l’UE représente un palier qualitatif dans le déclin séculaire de l’impérialisme britannique :

– Être contraint de quitter l’UE du fait de sa propre faiblesse politique signifie que l’impérialisme britannique se retire de l’une des plus importantes zones d’intérêt pour lui. Tout la politique impérialiste de la Grande-Bretagne au sein de l’UE consistait à saper l’influence d’une Allemagne ré-émergente. Par exemple, la volonté de Blair d’étendre l’UE aux pays de l’Est de l’Europe avait pour but d’introduire dans l’UE des États qui étaient historiquement opposés à l’Allemagne. Sortir de l’UE sape cette capacité. L’impérialisme britannique va maintenant se retrouver sur le bord de la route alors que ses principaux rivaux européens, l’Allemagne et la France, ont les mains libres. Il n’aura plus la possibilité d’avoir une influence qu’en provoquant des tensions au sein de l’UE, en soutenant les pays s’opposant à l’Allemagne. Cependant, ces pays se méfient d’une Grande-Bretagne qui s’éloignerait de l’Europe.

– La “relation spéciale” avec les États-Unis se trouve de plus en plus mise en question du fait que, en-dehors de l’UE, l’Angleterre ne sert plus les États-Unis contre les impérialismes allemand et français. Trump a déjà clairement montré qu’il ne voit la Grande-Bretagne que comme un État dont il cherche ouvertement à déstabiliser la vie politique en soutenant le Brexit. Cela a pu contribuer à approfondir la crise politique en Grande-Bretagne et dans l’UE, mais avec son départ, quel rôle peut bien jouer le Royaume-Uni pour les États-Unis dans leurs efforts pour affaiblir l’UE et affronter la Russie et la Chine ? L’impérialisme britannique profondément affaibli va se trouver marginalisé et contraint à des actions désespérées afin d’essayer de s’affirmer.

– Pour la Chine, une Angleterre en dehors de l’UE devient une puissance européenne de second ordre qu’elle essaiera d’utiliser comme contrepoids contre les États-Unis. Dans ce contexte, les tensions au sein de la bourgeoisie vont s’aggraver car la classe dominante cherchera une façon de conserver son influence internationale. L’idée de se rapprocher des États-Unis provoquera une forte opposition du fait de l’amère expérience de la Grande-Bretagne dont le poids impérialiste a été affaibli par les États-Unis depuis un siècle, intensifiée par la perte de sa réputation internationale depuis le soutien du gouvernement Blair à l’invasion américaine de l’Irak et de l’Afghanistan. L’UE maintiendra l’indépendance du Royaume-Uni. L’impérialisme britannique va de plus en plus être considéré comme une puissance impérialiste de troisième ordre.

 

14 – Le Brexit a déjà un impact important sur l’économie. Une partie fondamentale du secteur manufacturier est l’industrie automobile, qui a vu ses investissements chuter de 50 % depuis 2016. Les principaux secteurs économiques, la City, la Confédération de l’Industrie Britannique, les chambres de commerce, ont tous exprimé leur inquiétude à propos de la crise et de la paralysie politiques. De la même façon que les autres parties les plus responsables de la bourgeoisie et de l’État, ils sont déterminés à empêcher un Brexit sans accord, d’où leur soutien à l’accord de retrait. Cependant, l’instabilité politique causée par les tentatives pour faire accepter cet accord offre une sombre perspective au futur accord commercial avec l’UE et risque de rallumer les tensions à propos du Brexit. La conclusion d’un accord commercial avec l’UE a une importance énorme pour l’économie britannique, pas seulement du fait de la taille de l’UE, mais également, comme le Japon l’a clairement dit, parce que jusqu’à ce que cet accord soit conclu, il n’est pas possible d’en signer un autre avec la Grande-Bretagne. Vu que l’UE et le Japon ont signé en janvier 2019 l’un des plus importants accords commerciaux au monde, l’un comme l’autre ne vont pas accorder quelque avantage que ce soit au capital britannique au détriment de leur accord. La signature de cet accord démontre juste à quel point le Brexit est désavantageux : le capitalisme britannique est contraint de quitter l’une des plus importantes zones de libre-échange au monde. Tous les discours sur une nouvelle “Grande-Bretagne globale” émergente ne sont que du vent. Cela est encore illustré par la situation de la Grande-Bretagne face aux États-Unis. Les partisans du Brexit ont rapidement réussi à signer un traité commercial avec les Américains. L’utilisation très brutale par Trump de la puissance économique, politique et impérialiste des États-Unis pour s’attaquer ouvertement à ses principaux rivaux, pour déchirer les accords de libre-échange existants et pour imposer des accords bilatéraux sont les preuves les plus évidentes que l’idée que ce pays pourrait être “sympa” avec le capital britannique n’est qu’une illusion.

L’impact du Brexit sur le prolétariat

15 – La campagne du referendum et la période qui s’est écoulée depuis ont vu une offensive idéologique sans précédent, hors d’une situation de Guerre mondiale, contre le prolétariat en Grande-Bretagne. Cinq ans à suffoquer sous une chape de plomb d’idéologie démocratique, nationaliste et xénophobe ont entraîné d’importantes divisions au sein du prolétariat. L’atmosphère sociale est saturée par des tensions produites par l’opposition entre “Leave” (quitter l’UE) et “Remain” (rester dans l’UE), entre Nord et Sud, entre villes et campagnes, entre la classe ouvrière blanche pauvre et le reste de la classe. Un climat de haine irrationnelle, de tensions sociales et de violence potentielle bouillonnante envahit la société.

Ces forces destructrices ne sont pas nouvelles mais expriment la progression de la décadence idéologique de la société bourgeoise, les vapeurs nocives qui s’échappent de sa chair pourrie. Le prolétariat ne peut échapper à cette atmosphère délétère. Comme nous le disions à la fin des années 1980, la décomposition de la société bourgeoise, alors que ses contradictions déchirent le tissu social, ne peut qu’avoir un impact sur les qualités qui sont les forces du prolétariat :

“Les différents éléments qui constituent la force du prolétariat se heurtent directement aux diverses facettes de cette décomposition idéologique :

– l’action collective, la solidarité, trouvent en face d’elles l’atomisation, le “chacun pour soi”, la “débrouille individuelle” ;

– le besoin d’organisation se confronte à la décomposition sociale, à la déstructuration des rapports qui fondent toute vie en société ;

– la confiance dans l’avenir et en ses propres forces est en permanence sapée par le désespoir général qui envahit la société, par le nihilisme, par le “no future” ;

– la conscience, la lucidité, la cohérence et l’unité de la pensée, le goût pour la théorie, doivent se frayer un chemin difficile au milieu de la fuite dans les chimères, la drogue, les sectes, le mysticisme, le rejet de la réflexion, la destruction de la pensée qui caractérisent notre époque”.

L’impact de ces tendances se manifeste clairement dans la situation actuelle. Avant le referendum, déjà, ces toxines infectaient la classe ouvrière.

16 – Les séries de défaites subies par d’importants bastions de la classe ouvrière dans les années 1970 et 1980, combinées au recul international de la lutte de classe, suite à l’effondrement du Bloc de l’Est, ont mené à un sentiment de désarroi et à une perte de confiance en soi de la classe ouvrière. Tout cela a été renforcé par l’impact grandissant de l’abandon de certaines régions, villes et villages à un processus de décadence sociale qui a suivi la destruction des économies régionales et locales par la crise. Les ouvriers ont été condamnés, par le chômage de longue durée ou par la recherche désespérée d’emplois toujours plus temporaires et précaires, à une pauvreté humiliante. Ces régions sont confrontées de plus en plus à des problèmes destructeurs de consommation de drogue, de rivalités de gangs et de criminalité.

Le poids de cette décadence est renforcé par la bourgeoisie et ses campagnes contre les demandeurs d’asile, les bénéficiaires d’aides sociales, etc. Le message central est que les problèmes de la société ne sont pas causés par le capitalisme, mais par des communautés qui deviennent des boucs-émissaires : resquilleurs, migrants, etc. Cette idéologie est d’autant plus forte vu l’absence de mouvements de classe ouverts dans la période récente (par exemple, l’Office National de la Statistique a indiqué que le nombre de grèves en 2017 a été le plus faible depuis qu’il est comptabilisé, en 1891) ; mais cela peut avoir un impact sur les luttes contre le chômage ou les petits salaires, comme on l’a vu en 2013, lorsque les ouvriers du bâtiment en grève de Lindsay ont repris le slogan : “des emplois anglais pour des ouvriers anglais”, slogan mis en avant par le premier ministre Gordon Brown.

Toute la campagne du Brexit nourrit et approfondit cette atmosphère putride, et toutes les divisions entre factions qui en résultent n’ont eu pour résultat que d’obérer toute autre alternative pour le prolétariat que de s’aligner derrière une faction bourgeoise ou une autre.

La clé de la situation pour la classe ouvrière est de reconnaître qu’elle a des intérêts distincts de toutes les factions de la classe dominante. Une analyse objective de la situation actuelle doit admettre que le sentiment du prolétariat de sa propre identité comme classe révolutionnaire s’est affaibli. Un aspect central de l’activité des organisations révolutionnaires est de contribuer au processus qui mène au renouveau de la lutte de classe consciente.

World Revolution, section du CCI en Grande-Bretagne, janvier 2019

Vie du CCI: 

  • Résolutions de Congrès [21]

Géographique: 

  • Grande-Bretagne [22]

Questions théoriques: 

  • Décomposition [23]

Rubrique: 

Brexit

Bande dessinée: “Algues vertes, l’histoire interdite”

  • 326 lectures

Il y quelques semaines sortait une bande dessinée d’Inès Léraud intitulée : “Algues vertes : l’histoire interdite”. En véritable reporter, l’auteure raconte l’invasion sur le littoral breton de l’algue verte. Face à la dangerosité de cette plante, l’État fait tout son possible pour éviter les enquêtes, suite à plusieurs décès, pour ne pas faire fuir les touristes et remettre en cause l’élevage de porc intensif, tous deux sources de gros profits.

Comme le souligne le début de la BD : “De mai à septembre, des tonnes d’algues vertes envahissent les plages du littoral breton. Quand elles ne sont pas ramassées, les algues vertes s’accumulent sur les plages (…). Elles se décomposent en 48 h. En se putréfiant, elles développent un gaz ultra toxique qui se concentre sous forme de poche : l’hydrogène sulfure ou H2S. Il est connu pour son odeur d’œuf pourri. Libéré en quantité importante, il anesthésie le nerf olfactif (ce qui le rend indétectable), paralyse le système nerveux et respiratoire et tue aussi rapidement que du cyanure”. (1)

Le 29 juillet 2009, dans la baie de Saint-Michel-en-Grève dans les Côtes d’Armor, un cheval meurt intoxiqué et son cavalier est hospitalisé. Ce triste fait divers n’était pas nouveau, il faisait suite à un accident qui avait eu lieu au même endroit, dix ans plus tôt, où un joggeur avait perdu la vie.

Quelque temps plus tard, un ouvrier qui travaillait dans le ramassage de l’algue verte mourra aussi. Le médecin demandera une autorisation d’autopsie mais celle-ci n’arrivera jamais. Au contraire, l’État fera tout pour faire passer ce décès pour une mort naturelle, pire : il mettra la mort sur le compte d’un tabagisme excessif et d’une mauvaise alimentation. L’État n’ouvrira aucune enquête contre l’entreprise (filiale du groupe Bouygues), alors que les camions à l’époque ne sont pas aux normes pour le ramassage de ce type de substances toxiques et que les conditions de travail pour ce genre d’activité ne pouvait que mettre en danger la vie de cet ouvrier.

En juillet 2011, trente-six sangliers, cinq ragondins et un blaireau ont été retrouvés morts sur les berges de l’île d’Ouessant.

Le capitalisme et l’État sont responsables

Avec la modernisation du système productif qui se développera au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, l’État mettra en place une politique de remembrement qui transformera complémentent le paysage. Les manifestations qui auront lieu à l’époque n’y feront rien. De plus, comme le met en évidence Inès Léraud, cette politique de remembrement aura pour conséquence la destruction de la petite et moyenne paysannerie, poussant nombre de paysans à travailler sur les chaînes de montage automobiles Citroën nouvellement installées. Pour disposer de la main-d’œuvre nécessaire, les exploitations les moins rentables vont être éliminées avec l’aide de l’État. Comme le dit une planche qui fait parler Philippe de Calan (recruteur en chef des usines Citroën à Rennes) : “on s’était aperçu que pour avoir la main-d’œuvre nécessaire, il fallait que les exploitations s’agrandissent au moins de 20 hectares… Le préfet a accéléré le processus en ne donnant des aides qu’aux agriculteurs qui y parvenaient et ce sont les autres que nous avons recrutés”.

Outre la politique de remembrement qui agrandit les champs cultivables, seront mis en place d’immenses usines d’élevage de porc et par conséquent, se développera toute une politique agro-alimentaire (soja et maïs) arrosée de pesticides. (2) Dans les années 1980-1990, les usines de porc s’agrandissent en toute illégalité. Alors que l’eau des puits et des fontaines est contaminée, l’État permet de relever de 450 à 2 000 places le seuil à partir duquel une porcherie est soumise à une demande d’autorisation. Politique qui ne verra qu’amplifier la prolifération des algues vertes. Des scientifiques de l’IFREMER (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer) démontreront qu’il y a bien un problème d’algues vertes mais cette constatation va être remise en cause par les colistiers de l’État que sont la FDSEA (Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles) et la FNSEA (Fédération nationale des syndicats exploitants agricoles). Pour relayer le syndicat départemental et national, l’État va permettre que se crée l’ISTE (Institut scientifique et technique de l’environnement) : le label et le sceau “d’expertises scientifiques” donnent bonne figure pour montrer que ce ne sont pas les politiques mis en place par l’État depuis près de 60 ans qui sont responsables de la profusion de l’algue verte. Vis-à-vis de ce déni de vérité et de mise en danger de la vie humaine, des voix s’élèveront mais elles subiront des pressions de l’Office du Tourisme et des agriculteurs, pour qui la révélation de la vérité sur les algues vertes ne peut que diminuer leurs profits, avec moins de tourisme et diminution de la consommation de viande de porc.

Mais l’État ne s’arrêtera pas là. Inès Léraud, à travers quelques bulles, fait parler un directeur de recherche dans le public : “Ce qu’il faut savoir, c’est que, de 1991 à 2010, le montant des aides publiques perçues par la Bretagne pour limiter la pollution agricole de ses eaux avoisinaient le milliard d’euros.… Ces aides reposent souvent sur la simple bonne volonté des producteurs. Les amendes en cas d’excès de pollution par les nitrates sont peu dissuasives. Et comme 80 % de ces aides sont financées par les contribuables, on aboutit au fait que les pollueurs sont subventionnés par les victimes de la pollution. Les professionnels signent des engagements pour toucher les aides, mais sans garantie de résultats. Les objectifs ne sont donc jamais atteints. Il y a une omerta totale au sujet des subventions”. En 2013, le Conseil scientifique de l’environnement de Bretagne qui dénonce l’inefficacité de ce plan de subvention et qui propose une diminution des cheptels d’animaux et des engrais, verra son financement suspendu par l’État à travers le Conseil régional dirigé par le ministre socialiste Jen-Yves Le Drian.

Cependant, alors que tout le reportage démontre que ce sont les lois du capitalisme qui polluent, qui mettent en danger la vie humaine, qui exploitent des agriculteurs devenus de simples ouvriers intégrés dans des grands groupes, l’auteure en arrive à rendre responsable non plus l’État bourgeois, mais le seul “lobby breton”. Quatre pages dans la BD nous montrent ainsi le regroupement d’une soixantaine de grands patrons bretons dénommé “le club des 30”, fondé en 1973. Ce club côtoie des hommes politiques dans certaines soirées qu’il organise. Dans les années 1930, pour le PCF, le responsable de la crise se nommait “les 200 familles”. Aujourd’hui, ce serait “le club des 30” le coupable de la prolifération des algues vertes et de l’exploitation des agriculteurs et l’État serait aux ordres de ce lobby [24]. C’est ainsi que sur quatre autres pages, on voit courir Le Drian comme un petit chien derrière ces différents grands patrons et obéir pour que soit enlevés des placards publicitaires dans le métro qui dénoncent les algues vertes.

Quelles solutions ?

L’auteure ne se trompe pas seulement concernant la responsabilité de la pollution du littoral breton, elle se trompe aussi sur les solutions à apporter. C’est ainsi que la BD fait parler un agriculteur qui est sorti de cette production intensive pour une agriculture plus respectueuse de l’environnement et met en avant des habitants qui financent une ferme bio qui correspond à leurs valeurs. Ce genre d’initiative, même si elle est louable et portée par de bonnes intentions, ne changera rien au problème de la pollution. Car ce qui prime dans le capitalisme, c’est le profit et, pour ce faire, il faut être moins cher que le concurrent. Dans cette guerre économique à l’échelle mondiale, l’industrie agro-alimentaire sera toujours la plus forte, aidée en cela par l’État. Donc, penser que la solution ce serait des petits îlots de ferme bio qui pourraient éviter la pollution n’est qu’une utopie petite-bourgeoise. De plus, ces fermes bio seront en concurrence entre elles et, pour vendre, il faudra être moins cher que son voisin, en particulier face à la grande distribution qui a bien vu le profit à faire en vendant des produits bio. La concurrence impitoyable qu’implique le capitalisme fait qu’il y a nombre de dérives concernant l’agriculture labellisée bio comme le montre une récente enquête fait par le magazine 60 Millions de consommateurs [25] (hors-série, été 2019).

La solution n’est pas la profusion de milliers de petites fermes autogérées qui produisent bio. La seule solution, pour en finir avec la pollution dont les algues vertes sur le littoral breton ne sont qu’une des expressions, c’est la classe ouvrière qui la détient en luttant non pas contre des boucs-émissaires que l’on agite (les “200 familles” par le passé, le “club des 30” du “lobby breton” aujourd’hui), mais en luttant de façon unie et solidaire pour en finir avec la dégradation des conditions d’existence qu’impose la crise inexorable du système capitaliste, pour aller vers une organisation de la société où sera bannie l’exploitation, où seront abolis la concurrence et le profit à l’origine d’une pollution qui constitue à l’heure actuelle une menace croissante pour l’espèce humaine comme pour la nature.

Cealzo, 13  juillet 2019

 

1 À partir de 100 ppm (parties par million), apparaissent des irritations des muqueuses oculaires, respiratoires, voire une perte de connaissance. À partir de 500 ppm : les personnes exposées risquent le coma, si l’exposition n’est pas interrompue. À partir de 1000 ppm, le décès survient de façon très rapide, en quelques minutes (source : Institut national de recherche et de sécurité – INRS).

2 Depuis la loi de modernisation agricole des années 1960, le taux de nitrates dans les rivières bretonnes a été multiplié par dix. À cela plusieurs raisons : l’utilisation massive d’engrais, d’azote minérale sur les surfaces cultivées et les quantités astronomiques de déjections animales épandues sur les sols (la Bretagne produit 58 % du porc de charcuterie sur 6 % de la surface agricole utile nationale). En Bretagne, il y a au moins deux fois plus de cochons que d’habitants (7,3 millions contre 3,2 millions, chiffres de 2015). Or, dans le sol, l’azote se transforme en nitrate. Les nitrates se répandent par ruissellement depuis les terres trop enrichies, jusqu’aux rivières, qui se jettent elles-mêmes dans la mer… Le nitrate étant un super-fertilisant, de la même manière qu’il fait pousser les plantes, il fait pousser les algues.

Récent et en cours: 

  • environnement [26]

Rubrique: 

Destruction de l’environnement

URL source:https://fr.internationalism.org/content/9930/icconline-juillet-2019

Liens
[1] https://fr.internationalism.org/content/9852/bresil-entre-tourmente [2] https://fr.internationalism.org/content/9868/crise-au-venezuela-ni-guaido-ni-maduro-travailleurs-ne-doivent-soutenir-aucune-des [3] http://www.cuba.cu/gobierno/discursos/1959/esp/f150159e.html [4] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201804/9682/cinquante-ans-depuis-mai-68 [5] https://es.internationalism.org/accion-proletaria/200512/307/brasil-es-lula-una-esperanza-para-los-trabajadores [6] https://es.internationalism.org/cci-online/200606/981/evo-al-desnudo [7] https://es.internationalism.org/accion-proletaria/201804/4292/la-burguesia-ecuatoriana-nadando-en-su-pozo-de-descomposicion [8] https://es.internationalism.org/accion-proletaria/201805/4304/el-abril-sangriento-de-nicaragua-solo-la-lucha-autonoma-del-proletaria [9] https://fr.internationalism.org/rinte59/guerre.htm [10] https://es.internationalism.org/cci/200602/539/espana-1936-franco-y-la-republica-masacran-al-proletariado [11] https://fr.internationalism.org/french/rint/115_allende.htm [12] https://fr.internationalism.org/tag/5/52/amerique-centrale-et-du-sud [13] https://fr.internationalism.org/tag/4/459/democratie [14] https://www.rfi.fr/fr/europe/20190615-migrations-libye-tragique-bilan-fermeture-ports-italiens-mediterranee [15] https://www.la-croix.com/Monde/Europe/migrants-relegues-lile-grecque-Lesbos-2018-12-18-1200990300 [16] https://www.euractiv.fr/section/migration/news/crisis-over-crisis-continues/ [17] https://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/citations/2015/09/07/25002-20150907ARTFIG00063-macron-l-arrivee-de-refugies-est-une-opportunite-economique.php [18] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/immigration [19] https://fr.internationalism.org/tag/30/539/trotsky [20] https://fr.internationalism.org/french/rint/107_decomposition.htm [21] https://fr.internationalism.org/tag/vie-du-cci/resolutions-congres [22] https://fr.internationalism.org/tag/5/37/grande-bretagne [23] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/decomposition [24] https://fr.internationalism.org/content/9828/derriere-lobbies-main-bien-visible-du-capitalisme-detat [25] https://www.lefigaro.fr/conso/60-millions-de-consommateurs-alerte-sur-les-derives-du-bio-20190605 [26] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/environnement