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ICConline - décembre 2016

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A propos du film de Ken Loach: «NOUS», Daniel Blake

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Le dernier film de Ken Loach Moi, Daniel Blake, a déjà fait couler beaucoup d’encre. D’abord parce que c’est le film d’un cinéaste habitué à la critique sociale du monde capitaliste et très expressif dans son art. Ensuite parce qu’il a été propulsé Palme d’Or au festival de Cannes, à la surprise presque générale. Depuis, la presse a multiplié les articles pour encenser ou descendre ce film considéré par les uns comme un véritable brûlot social ou à l’inverse comme un mélodrame alarmiste destiné à faire pleurer dans les chaumières…

Il n’est pas question de faire de Ken Loach le nouvel Eisenstein1 ou de donner à ce film la valeur d’une sorte de nouveau Manifeste communiste, ni à l’inverse d’en faire l’expression d’un cinéma larmoyant ou même du Parti travailliste anglais, comme certains journalistes se sont plu à le faire. Même si Ken Loach dénonce la « cruauté consciente » et libérale de David Cameron et s’illusionne sur le nouveau leader travailliste, Jeremy Corbyn, peu nous importe en vérité ; une œuvre artistique échappe parfois à son auteur, comme se dotant d'une vie indépendante.

Dans son films, Ken Loach s’insurge contre la destruction de pans entiers d’activité tout en réclamant des chômeurs qu’ils se débrouillent pour « trouver un travail qui n’existe plus ». Cette réalité de la désindustrialisation et cette pratique de l’État, existent bel et bien. Ken Loach a le mérite de le montrer, sans s’arrêter à un simple constat émotionnel misérabiliste, mais en stimulant l’indignation chez le spectateur. Il a la qualité assez rare de donner, d’abord, une image lucide et dynamique de la crise capitaliste, ses conséquences, en Grande-Bretagne, mais que l’on peut facilement transposer ailleurs, ensuite de montrer le vrai visage totalitaire de l’État : exclusion et répression sociales, déshumanisation.

Tous les passages du film montrant le « traitement » du chômage par des « professionnels de santé » opérant par téléphone, transformés en garde-chiourmes du système, seraient risibles d’absurdité s’ils n’étaient pas, hélas, bien réels. Cette facette de l’État démocratique, sa dictature en fait, que certains ont dénoncé comme caricaturale, n’est pourtant pas une fiction : le système capitaliste, ses institutions démocratiques, y compris celles destinées à soi-disant soutenir ou protéger les personnes fragilisées, âgées, licenciées, malades... agissent comme des rouleaux-compresseurs et outils d’exclusion. Rechercher le minimum vital devient un parcours du combattant où la moindre erreur d’écriture, d’attitude se paie cash et signifie souvent la fin de tout droit sinon celui de crever de faim. Katie, l’amie de Daniel, y est presque acculée quand on la voit se jeter de manière instinctive sur une boîte de conserve au moment de retirer son sac dans une banque alimentaire !

Mais l’enjeu de ce film « social », comme de tous les autres, est la manière d’envisager la perspective pour résister, lutter contre la crise, contre le moloch capitaliste : cette lutte est-elle possible ? Qui peut la mener ? C’est sur ce plan que se jouent les qualités ou non de ce type de film et rares sont ceux qui sont à la hauteur. La plupart en restent à un constat d’impuissance crasse sous couvert d’idéal éthéré.

Sur la première question, le film de Ken Loach exprime toutes les difficultés de la classe ouvrière à résister, combattre et se confronter à l’État. Actuellement, toutes les tentatives pour résister, maintenir la tête hors de l’eau, restent cantonnées à la débrouille individuelle ou limitées à l’entraide réduite. Le titre du film lui-même, Moi, Daniel Blake, annonce déjà la couleur : l’affirmation de soi comme seule possibilité !

Nous sommes effectivement loin, très loin, d’une solidarité de classe offensive, collective, véritable arme de combat pour lutter et offrir une perspective à plus long terme de dépassement de la société capitaliste. Ce n’est certes pas la trame du film mais aucune question ou réaction en ce sens n’est posée par les personnages. La seule situation un peu collective s’exprime au moment où Daniel réagit en taguant les murs du job center. Réactions enthousiastes, applaudissements des passants : ils comprennent l’action de Daniel, vivent peut-être la même situation, mais à aucun moment ils ne seront solidaires en venant parler avec lui ou en s’opposant aux flics qui viennent l’embarquer. Ils ne restent que des spectateurs impuissants. Seul un individu réagit plus ouvertement ; c’est un SDF, qu'on imagine alcoolisé, marginalisé, tout un symbole, d’impuissance encore.

Mais le film fourmille, c’est vrai, de petits moments, certes très limités, de réactions d’humanité, d’écoute, de souci de l’autre, d’entraide, de plaisirs à partager. Entre Daniel et Katie, ses enfants, avec un ancien collègue, le voisin de palier, l’employée du job center qui aimerait vraiment aider mais se fait taper sur les doigts suite à ses initiatives, chacun d’entre eux est source d’humanité, sans savoir comment aller plus loin.

En clair, derrière l’impuissance immédiate à changer les choses, on sent poindre toutes ces étincelles de vie, ces potentialités susceptibles un jour de transformer les rapports humains, les liens sociaux. Rien à voir avec le film de Stéphane Brizé La loi du marché2 où derrière un même constat de difficultés sociales, de réalité du chômage, le nihilisme le plus effarant est affiché : aucune lueur, aucun espoir, aucune perspective, une vision totalement statique du monde social d’où ne peut émerger que la mort, un no future de première classe !

Un autre aspect émerge de manière très forte dans ce film : la dignité des personnages, leur amour-propre. C’est une des qualités du film. Le propre même de tout prolétaire qui se respecte est d’avoir des valeurs morales, de défendre sa dignité malgré les circonstances. La défense de cette moralité prolétarienne est l’expression même de la possibilité d’un futur où l’humanité pourra se défaire de la barbarie, du chacun pour soi. Daniel Blake l’exprime quand il découvre que Katie a dû passer par la prostitution pour ne pas mourir de faim : cela le désole plus que tout, plus que son propre drame. Dignité encore dans l’éloge funèbre où Daniel affirme qu’ « on est foutu si on perd son amour-propre ».

Mais cette dignité prolétarienne est carrément mise en pièces par les propos prêtés à Daniel dans l’éloge funèbre : « Moi, Daniel Blake, je suis un homme, pas un chien. Je suis un citoyen. Rien de plus mais rien de moins non plus. » Daniel se considère avant tout comme un citoyen avant d’être un prolétaire. Être citoyen signifie appartenir avant tout à une nation, pas à une classe sociale. La différence est fondamentale, particulièrement pour les prolétaires. C’est toujours au nom de la défense de la citoyenneté, la défense de la République ou de la démocratie que l’idéologie dominante appelle à se mobiliser pour la défense de ses intérêts de classe dominante. C’est le terrain bourgeois par excellence. La défense de cette logique, de la citoyenneté, n’est pas la nôtre. Elle ne mène qu’à la division, à la confrontation, à la concurrence, au chacun pour soi et à la perpétuation du monde capitaliste.

Comme Daniel Blake l’exprime, sa situation est vécue par des millions de prolétaires exploités, précarisés, exclus par le système capitaliste. Que ce soit en Grande-Bretagne, en France, en Chine ou partout dans le monde, les lois capitalistes soumettent à l'enfer du salariat, à la violence et à l'exclusion. Même sous son visage démocratique, le capital broie, divise et tue.

La véritable solidarité de classe, incontournable pour le futur de l’humanité, doit avant tout s’exercer par la lutte : une lutte collective, consciente et qui dépassera les frontières. La phrase du Manifeste Communiste, « les prolétaires n’ont pas de patrie », n’est pas un rêve : elle est la clé pour la transformation du monde.

Stopio, 15 décembre 2016

 

1 Eisenstein, cinéaste russe de la première partie du XXe siècle, eut une influence majeur dans l'histoire du cinéma. Si son œuvre a pu exprimer le souffle de la révolution de 1917, sa compromission avec le stalinisme en fit également un pionnier de la propagande cinématographique.

2 Lire notre article « A propos du film La loi du marché : une dénonciation sans réelle alternative ».

 

Personnages: 

  • Ken Loach [2]

Rubrique: 

Critique d'oeuvres

Migrants et réfugiés : victimes du capitalisme (Partie IV)

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Avec le retour de la crise économique au milieu des années 1970, la politique d'immigration devait se réduire fortement. Les politiques migratoires devenaient beaucoup plus restrictives concernant les admissions aux frontières. Le capital continuait bien à embaucher une main-d’œuvre immigrée bon marché, malgré le chômage devenu massif, mais ne pouvait plus absorber toute la masse des étrangers se dirigeant vers les grands centres industriels.

Crise, États « bunkerisés » et explosion du nombre des migrants et réfugiés

Dès la fin des années 1980 et au début des années 1990, des charters entiers reconduisaient les immigrés vers leur pays d'origine. Cela, alors que le contexte d'exacerbation des conflits et l'approfondissement de la crise économique multipliaient en même temps le nombre de candidats aux migrations. Un nouveau phénomène allait ainsi partout exploser dans le monde : celui des « clandestins ». Avec la fermeture des frontières, l'immigration illégale, difficile à quantifier, s'accroissait de façon spectaculaire. Toute une économie mafieuse, faite de réseaux transnationaux pouvait alors se déployer en toute impunité, favorisant des rabatteurs sans scrupules, permettant d'alimenter toutes les formes d'esclavage moderne, comme la prostitution, mais aussi d'alimenter le marché du travail au noir et sous payé, en particulier dans le bâtiment et l'agriculture. Les États-Unis eux-mêmes allaient profiter de cette situation pour surexploiter la sueur des migrants illégaux venus surtout d'Amérique latine. Ainsi, par exemple, « le nombre de Mexicains enregistrés à l’extérieur de l’Amérique latine (la plupart aux États-Unis) a triplé entre 1970 et 1980, atteignant plus de deux millions. Si l’on considère l’énorme nombre de migrants clandestins, le chiffre exact est donc beaucoup plus élevé : entre 1965-1975, le nombre de clandestins a fluctué autour de 400 000 par an, pour atteindre entre 1975 et 1990 environ 900 000 migrants »1.

La chute du mur de Berlin, la fin de la guerre froide et celle des régimes staliniens quasi autarciques accéléraient ce processus et ouvraient une nouvelle spirale de guerres, de chaos, de crises et de bouleversements inédits. Alors qu'après 1945 les déplacements étaient essentiellement ceux des victimes de guerre, principalement des Allemands expulsés, puis des gens fuyant le régime de la République démocratique allemande avant la construction du mur en 1961, les migrations après 1989 étaient plutôt le fait de nouveaux flux internationaux. Jusqu'en 1989, les migrants d'Europe de l'est avaient été bloqués par le rideau de fer. Les flux migratoires s'orientaient donc plutôt du sud vers le nord, notamment en provenance de l'Afrique du nord et des pays de la Méditerranée vers les grands centres urbains des pays européens. Après la chute du mur de Berlin et avec l'intégration des pays d'Europe centrale dans l'Union Européenne (UE), une main-d’œuvre des pays de l'est pouvait de nouveau s'orienter vers les pays de l'ouest. A la même période, la croissance rapide et massive en Chine entraînait le début de la plus grande migration interne, attirant des centaines de millions de personnes venus des campagnes vers les villes. En raison de la croissance de l'économie chinoise, ces masses pouvaient être absorbées. A contrario, avec la crise avancée dans les pays en Europe et aux États-Unis, les flux provenant d’autres pays se restreignaient du fait des refoulements.

Les horreurs générées par le militarisme

La dynamique du militarisme et du chaos mondial qui faisait suite à la dislocation du bloc de l'Est et à la désintégration des alliances autour des États-Unis aggravait le chacun pour soi et les tensions entre les différentes nations, poussait les populations à fuir les combats et/ou la misère croissante. Le véritable fossé qui séparait l'est et l'ouest, qui avait eu pour objectif non seulement de démarquer la frontière sur le plan impérialiste, mais aussi de contenir les migrants, disparaissait en laissant place aux angoisses des gouvernements de l’Europe de l’ouest face à la menace présumée d'une « immigration massive » des pays de l'est. Après 1989, un flot de migrants s'était bien dirigé vers l'Occident, notamment venant de Roumanie, de Pologne et d'Europe centrale, à la recherche d'un travail, même misérablement payé. En dépit de l'épisode tragique de la guerre des Balkans entre 1990 et 1993 et du récent conflit en Ukraine, les flux migratoires au sein de l'Europe furent relativement « maîtrisés ». Cela, alors que la pression migratoire à la périphérie devenait en même temps de plus en plus forte sur l'UE.2

Au début des années 1990, les nouvelles guerres semant le chaos au Moyen-Orient, dans les Balkans, dans le Caucase et en Afrique, provoquaient des nettoyages ethniques et des pogroms de toutes sortes (Rwanda, Congo, Soudan, Côte d'Ivoire, Nigeria, Somalie, Irak, Syrie, Myanmar, Thaïlande, etc.). Des millions de personnes devaient chercher refuge mais la plupart des réfugiés demeuraient encore dans leur région. Seul un nombre limité d'entre eux s'orientaient vers l'Europe de l'ouest. Pendant la première guerre du Golf, la « coalition » dirigée par les États-Unis instrumentalisait ainsi sur place les populations kurdes et chiites pour son intervention qui fit au moins 500 000 morts et de nouveaux réfugiés.3 L'alibi « humanitaire » et/ou « pacificateur » avait permis de couvrir les pires exactions impérialistes au nom de la « protection des réfugiés » et des populations, en particulier les minorités kurdes. La bourgeoisie avait alors promis une ère de « paix », de « prospérité » et le triomphe de la démocratie. En réalité, comme on peut le voir aujourd'hui, les grandes puissances et tous les États allaient être entraînés par la logique du militarisme, celle d'un système dont la spirale est toujours plus meurtrière et destructrice. La guerre revint d’ailleurs rapidement en Europe, dans l’ex-Yougoslavie, faisant plus de 200 000 morts. En 1990, 35 000 Albanais du Kosovo commençaient à fuir vers l'Europe occidentale. Une année après, suite à la déclaration d'indépendance de la Croatie, 200 000 personnes quittaient l'horreur du conflit et 350 000 autres étaient déplacées au sein de l'ancien territoire morcelé. En 1995, la guerre s’étendit en Bosnie et chassa 700 000 personnes supplémentaires, notamment à la suite des bombardements quotidiens sur Sarajevo.4 Un an plus tôt, le génocide du Rwanda, également avec la complicité de l'impérialisme français, fit près d'un million de victimes (principalement au sein de la population d’origine tutsie, mais aussi des Hutus), provoquant l'afflux massif et tragique de réfugiés rwandais rescapés vers la province du Kivu au Congo (1,2 million de déplacés et des milliers de morts à cause du choléra, des règlements de comptes, etc.). A chaque fois, les réfugiés étaient otages et victimes des pires exactions. Au mieux, considérés comme des « dommages collatéraux », de simples objets gênants aux yeux de la logistique militaire.

Nombreux étaient prêts à croire que le spectre de la guerre s’était éloigné, mais dans la réalité et la logique du capitalisme, la spirale guerrière ne pouvait que poursuivre sa folie destructrice. Des zones entières de la planète se retrouvaient souillées par des seigneurs de guerre et l'appétit des grandes puissances, pourchassant et terrorisant les populations obligées de fuir toujours plus les zones de combat et la barbarie, les atrocités des gangs et des mafias, comme en Amérique latine face aux narcotrafics, ou celles des résidus laissés par l'effondrement d’États en lambeaux, comme en Irak autour des nébuleuses Al-Qaïda puis Daech et son « État islamique », de même en Afrique, où les tensions inter-ethniques et les bandes armées de terroristes égorgent, multiplient les attentats et sèment un peu partout le chaos. Les interventions des grandes puissances, notamment des États-Unis en Irak en 2003 puis en Afghanistan, réveillèrent les ambitions des puissances régionales, déstabilisaient davantage ces pays extrêmement fragilisés, dévastaient des zones encore plus grandes en les livrant à la guerre. Tout cela aggravant le phénomène des réfugiés, multipliant les camps et les tragédies. Les réfugiés étaient la proie des mafias, subissaient des sévices, des vols, des viols ; les femmes étaient souvent enrôlées ou enlevées par des réseaux de prostitution.5

Un peu partout sur le globe, ces mêmes phénomènes se conjuguent, fortement alimentés par la guerre sur les points les plus chauds, comme au Moyen-Orient, condamnant des familles entières à errer dans l'exil ou à croupir dans des camps.

Jusqu'à cette période, la plupart des victimes des guerres réfugiées autour de l'Europe, restaient dans leur région. Or, depuis quelques années, face des zones de guerre de plus en plus étendues, notamment au Moyen-Orient et en Afrique, un nombre bien plus élevé de réfugiés se dirige vers l'Europe de l'ouest ; cela, en plus des migrants « économiques » de l'Europe de l'est, des Balkans, des pays méditerranéens ou autres secoués par la crise économique et le chaos. Il en va de même pour le continent américain : en plus des émigrés venant du Mexique, un nombre grandissant de réfugiés fuient la violence en Amérique centrale, essayant de s'échapper vers le Mexique pour se rendre aux États-Unis.

La guerre en Syrie et l'afflux massif des réfugiés

L'Irak, la Libye et la Syrie sont désormais la proie d'un chaos incontrôlable qui pousse encore plus les populations à fuir massivement. En même temps, des milliers de personnes sont pris en otages par les rivaux impérialistes sur place, comme à Alep par exemple, où ils sont condamnés à mourir sous les bombardements massifs et les balles, à crever de faim et de soif. Environ 15 millions de personnes sont aujourd'hui déplacées rien qu'au Moyen-Orient. En 2015, plus d'un million de personnes se sont exilées, rien qu'en comptant les afflux vers l'Allemagne ! Pour la première fois depuis 1945, des vagues de réfugiés victimes de la guerre et des bombardements se dirigent massivement vers une Europe-forteresse perçue comme un « eldorado », mais qui les repousse brutalement. En Ukraine, la guerre a fait son retour et des milliers d'Ukrainiens ont fui les combats, demandant l'asile dans les pays voisins, notamment la Pologne de plus en plus hostile aux réfugiés.

Entre les années 2000 et 2014, 22 400 personnes sont mortes ou disparues en Méditerranées6 en tentant de regagner cette Union européenne idéalisée, malgré les dispositifs policiers rendant l'accès aux frontières très difficile, facilitant en cela le travail des passeurs mafieux, sans scrupules, dont les organisations prospèrent à une échelle devenue industrielle. Les États les plus riches deviennent de ce fait de véritables bunkers multipliant les murs, les barbelés, les patrouilles et les effectifs policiers qu'il faut contourner au prix le plus élevé : souvent la mort. Ironie du sort, les États-Unis, champions des « libertés démocratiques », qui n'avaient pas de mots assez durs pour stigmatiser le « mur de la honte » à Berlin, ont construit eux-mêmes un mur géant à leur frontière sud pour barrer la route des « chicanos » !7

Dans beaucoup de pays, les réfugiés sont devenus non seulement des indésirables, mais sont aussi présentés comme des criminels ou des terroristes potentiels, justifiant une paranoïa sécuritaire entretenue à dessein pour diviser, contrôler les populations et préparer la répression des futures grandes luttes sociales. A la répression policière s'ajoutent, outre la faim et le froid, le harcèlement administratif et bureaucratique. Les grandes puissances ont ainsi déployé tout un arsenal juridique destiné à filtrer les « bons migrants » (ceux qui peuvent être utiles pour valoriser le capital, notamment les cerveaux, le « Brain Drain »), les « demandeurs d'asile » et les « mauvais migrants », tous les crève-la-faim majoritaires, sans qualification, qui doivent... « crever chez eux ». En tout cas, ailleurs ! Selon les besoins démographiques et économiques, les différents États et capitaux nationaux « régulent » ainsi le nombre de réfugiés susceptibles d'intégrer le marché du travail.

Bon nombre sont refoulés brutalement. Hommes, femmes et enfants, notamment dans les camps en Turquie8, sont victimes des policiers qui, si les décharges électriques, coups de bâton, etc. ne suffisent pas, n'hésitent plus à leur tirer dessus de sang-froid. L'UE, parfaitement au courant de ces pratiques terrifiantes et des cadavres qui continuent de s'échouer sur les plages de la Méditerranée, laisse non seulement faire froidement, mais organise tout un appareil militaire et de chasse à l’homme pour refouler les réfugiés. C'est, pour elle, au-delà de la lâcheté et de l'hypocrisie, le simple prix à payer pour dissuader les candidats à l'exil !

Un enjeu immense et un combat moral pour le prolétariat

Avec ce tableau très général de l’histoire des réfugiés et les flux migratoires, nous avons essayé de montrer que le capitalisme a toujours utilisé la force et la violence, que ce soit de manière directe ou indirecte pour contraindre les paysans d’abandonner leur terre et vendre leur force de travail, là où ils le peuvent. Nous avons vu que ces migrations, leur nombre, leur statut (clandestins ou légaux), leur orientation, dépendent des fluctuations du marché mondial et changent selon la situation économique. La guerre, qui devient de plus en plus intense, fréquente et répandue pendant le XXe siècle, fait que le nombre de réfugiés et victimes de guerre a constamment augmenté. Avec les conflits récents, ce flux se dirige dans des proportions nouvelles vers l’Europe et les autres grands centres industriels. S’ajoute à cela, depuis un certain temps de plus en plus de réfugiés liés aux destructions de l’environnement. Aujourd'hui, les changements climatiques et désastres écologiques s'ajoutent à tous ces maux. En 2013, on comptait déjà 22 millions de réfugiés climatiques. Selon certaines sources, ils seraient trois fois plus nombreux que les réfugiés de guerre. Pour 2050, l'ONU prévoit l’afflux de 250 000 réfugiés climatiques, un chiffre fantaisiste et forcément sous-évalué quand on voit qu'aujourd'hui déjà certaines zones ou villes (comme Pékin ou New-Delhi) sont devenues irrespirables. La convergence de ces facteurs combinés augmente les tragédies. Un nombre croissant de réfugiés que le capital ne peut plus intégrer de façon suffisante dans la production du fait de sa crise historique.

Aussi, le sort tragique des réfugiés pose désormais un vrai problème moral pour la classe ouvrière. En effet, le système capitaliste pratique la chasse aux illégaux, le refoulement, la déportation, l’emprisonnement dans les camps, multiplie les campagnes xénophobes, nourrit finalement la préparation d'une violence en tous genres contre les migrants. En plus, en cherchant à dissocier les « vrais demandeurs d'asile » devenus très rapidement trop nombreux des « réfugiés économiques » indésirables, la bourgeoisie accentue les divisions. Face à la réalité de la crise économique, un peu partout en Europe, exploitant de nouveau les peurs et le contexte du terrorisme, elle induit la nécessité d'une « solution raisonnable », laissant planer avec un savant dosage la panique et le souffle de la xénophobie sur une partie de la population. Cela, tout en présentant l’État comme le seul rempart pouvant garantir la stabilité face aux menaces « d'invasions » et prétendument permettre de « lutter contre la xénophobie ». La propagande accentuant la crainte de la mise en concurrence pour le travail, le logement et la santé par les réfugiés, favorise une mentalité réactionnaire et pogromiste de plus en plus présente aujourd'hui. Tout cela constitue le sol fertile pour l’épanouissement du populisme.9

La bourgeoisie, nous l'avons vu, ne cesse de diviser les ouvriers et les populations entre elles, d'attiser et d'exploiter les sentiments xénophobes qui s'enkystent à travers le populisme, notamment contre les migrants. C'est ce qu’a confirmé la montée des partis politiques ultra-conservateurs contre les immigrés en Europe et aux États-Unis depuis quelques années, infestant notamment les parties du prolétariat le plus marginalisé dans les régions anciennement industrialisées. Le résultat du referendum en Grande-Bretagne, avec le Brexit, comme le phénomène Trump en Amérique, confirment cela de manière évidente. Particulièrement avec la question épineuse des migrants, la classe ouvrière doit désormais assumer des responsabilités croissantes, il lui faudra nécessairement bannir les discours haineux qui considèrent d'un côté qu'il faut « jeter dehors les immigrés » et ceux qui, dans leur élan patriotique et démocratique, pensent qu'« on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Il faut déjouer les pièges de la propagande officielle, les contraintes qui font obstacle à l'affirmation de la nécessaire solidarité comme expression consciente de ce combat moral. Si le chiffre des migrants explose, traduisant toujours plus de souffrances, il ne représente pourtant que 3% de la population mondiale. La bourgeoisie, qui craint à terme de perdre le contrôle d'une situation de plus en plus chaotique, entretient donc volontairement les peurs, exerce un climat de terreur poussant les individus isolés à s'en remettre à la « protection de l’État ». Derrière les discours officiels anxiogènes et les mesures sécuritaires des appareils étatiques, les prolétaires doivent absolument agir de manière consciente et rejeter les réflexes de peur conditionnés par les médias, prendre conscience que les réfugiés sont avant tout des victimes du capitalisme et des politiques barbares de ces mêmes États. C'est ce qu'a tenté de montrer notre série d'articles. La classe ouvrière devra, à terme, être capable de percevoir que derrière la question des migrants se pose l'unité internationale du combat révolutionnaire contre le système capitaliste.

« Si notre classe parvient à retrouver son identité de classe, la solidarité peut être un important moyen unificateur dans sa lutte. Si par contre, elle ne voit dans les réfugiés que des concurrents et une menace, si elle ne parvient pas à formuler une alternative à la misère capitaliste, permettant à tout individu de ne plus être contraint de fuir sous la menace de la guerre ou de la faim, alors nous serions sous la menace d’une extension massive de la mentalité pogromiste, dont le prolétariat en son cœur ne saurait être épargné »10.

WH, novembre 2016


1 Véronique PETIT, Les migrations internationales, publié dans : La population des pays en développement.

2 Pour cette raison, l'UE créa un espace unique (l'espace Schengen) permettant un contrôle drastique et un flicage plus serré aux frontières (tout en permettant la « libre circulation » de la force de travail à l'intérieur de cet espace).

3 Voir notre brochure : La Guerre du Golfe.

4 Lors d'une offensive serbe dans l'enclave de Srebrenica, les militaires français de la FORPRONU, sous l'ordre de leur état-major, gardaient leur « neutralité », permettant le massacre de plus de 8000 Bosniaques...

5 Le phénomène de la prostitution, exposant en première ligne les mineurs, est en pleine expansion dans le monde. On compte environ 40 millions de prostituées provenant du monde entier, souvent déplacées de force.

6 Fatal journeys,tracking lives lost during migration, Organisation internationale pour les migrations.

7 Voir nos articles : Migrants et réfugiés : la cruauté et l'hypocrisie de la classe dominante, RI n°454, sept./oct. 2015 et : Prolifération des murs anti-migrants : le capitalisme, c'est la guerre et les barbelés, RI n°455, nov./déc. 2015

8 La Turquie et le Mexique occupent une place cruciale pour les États-Unis et l’UE en raison de leur place stratégique pour retenir le plus grand nombre de réfugiés/migrants.

9 Voir nos articles sur ce sujet dans la Revue Internationale n°157.

10 La politique allemande et le problème des réfugiés : un jeu dangereux avec le feu, RI n° 457

 

Récent et en cours: 

  • Immigration [3]
  • réfugiés [4]

Rubrique: 

Migrants et réfugiés, victimes du déclin du capitalisme

Trump ou Clinton : un mauvais choix pour la bourgeoisie et le prolétariat

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Nous publions ci-dessous la traduction d'une contribution d'un contact proche du CCI aux États-Unis. Réalisé et posté sur notre site en langue anglaise avant la victoire de Trump, cet article présente un intérêt pour poursuivre la réflexion sur les élections américaines. L'article se penche sur les difficultés actuelles de la bourgeoisie américaine, révélées par la candidature de Trump et la montée du populisme. Bien qu’il ait été écrit avant le scandale concernant l’attitude insultante de Trump à l’égard des femmes, cet épisode confirme un point central de l’analyse de l’article : l’existence d’une tentative concertée au sein des fractions les plus sérieuses de la classe dirigeante, malgré les divisions du parti, d’empêcher Trump d’accéder à la Maison Blanche.

A mesure que la campagne présidentielle approche de sa conclusion, les médias nous promettent que cette élection sera la plus importante dans l’histoire des États-Unis. L’emphatique milliardaire Donald J. Trump, représentant le Parti républicain, et l’ancienne Première Dame au casier judiciaire chargé et Sénatrice démocrate de New York, Hillary Clinton, s’affrontent dans une épreuve de force tragique au milieu d’un spectacle médiatique conçu pour convaincre la population de la nécessité impérieuse de participer au processus électoral, même si aucun des deux candidats n’est particulièrement inspirant.

Pour la grande majorité des experts, commentateurs et analystes intervenant sur la télévision câblée chaque soir et dont les articles fournissent les ordures dont se nourrit Facebook, il est impératif pour les Américains de vaincre la menace raciste, xénophobe et même « fasciste » représentée par Trump, même si cela implique de voter pour la candidate Clinton qui n’a rien d’une sainte. Pendant ce temps, la minorité des têtes pensantes qui travaillent pour Trump implore l’électeur américain de rejeter la politique du statu quo, de courir le risque de voter pour un homme nouveau et d’abattre Clinton la criminelle, dont ils disent qu’elle mérite la prison de toutes façons. Cette rhétorique est exacerbée au maximum dans le but de faire croire à l’importance des enjeux de cette élection pour le pays et même pour le monde entier. Le thème principal mis en avant par les médias jour après jour est qu’une véritable crise existentielle de la civilisation mondiale nous tomberait dessus si jamais Trump gagnait les élections.

Contre l'escroquerie électorale

De notre point de vue, nous devons une nouvelle fois affirmer catégoriquement la position (éprouvée et confirmée par la réalité) de la Gauche communiste selon laquelle la classe ouvrière n’a rien à gagner à participer au cirque électoral. Que ce soit pour voter Clinton et empêcher le pays de tomber entre les mains d’un tyran dangereux faisant monter les enchères pour sortir du statu quo et « renouer avec la grandeur de l’Amérique », ou pour voter Trump, candidat minoritaire de son parti, pour manifester son dégoût des autres options, le vote ne sert qu’à attirer la classe ouvrière sur le terrain politique de la bourgeoisie et à la détourner de son combat autonome de défense de ses conditions de travail et de vie.

Au bout du compte, quel que soit le gagnant des élections et le futur président des États-Unis, les problèmes fondamentaux et sous-jacents de la société dans le capitalisme en décomposition, qui sont la cause de l’approfondissement des problèmes de la vie politique bourgeoise, seront toujours présent. L’élection de Clinton pourrait empêcher Trump de nuire, mais cela n’arrêtera pas les bouleversements économiques, sociaux et culturels qui font le lit du « trumpisme » (et plus largement la montée du populisme). Élire Trump pourrait empêcher Clinton, candidate ténébreuse, corrompue et néo-libérale d’entrer en fonction, mais est-ce que l’ancienne star de la TV réalité et politicien néophyte ne se tournerait pas comme avant vers la vieille clique d’ « experts » ? Et voter pour un le candidat d'un parti mineur comme Jill Stein (Parti Vert) ou Gary Johnson (Libertariens) permettra à certains de se sentir bien un petit moment, donnant l'impression de contester les deux candidats principaux, mais la constatation que seuls Trump ou Clinton peuvent être président sera une désillusion. Alors, qu’a-t-on à gagner d’aller voter ?

Non, la seule voie réelle pour lutter contre tout cela pour la classe ouvrière est de retourner sur son terrain de classe : défendre ses conditions de vie et de travail loin de tout ce sinistre cirque électoral et en dehors du contrôle des différents partis bourgeois de droite, du centre et de gauche. Alors que nous constatons que les conditions présentes peuvent certainement entraver ce processus et que, par conséquent, de nombreux pans de la classe ouvrière peuvent être entraînés sur le terrain électoral d’un côté ou de l’autre, il n’y a aucune raison de changer notre défense du principe d’abstention concernant les élections bourgeoises, principe qui a été une position fondamentale de la Gauche communiste au siècle dernier.

Nous devons également dire que, sur un plan objectif, l’évolution de la scène politique américaine ces dernières années a brutalement confirmé l’analyse que nous avons développée depuis au moins l’élection présidentielle ratée de 2000 qui a conduit Georges W. Bush à la Maison Blanche au lieu de Al Gore, contre le souhait des principales fractions de la bourgeoisie américaine. Selon cette analyse, les conditions de la décomposition sociale capitaliste exercent un effet sur la classe dominante elle-même, rendant de plus en plus difficile pour la bourgeoisie le contrôle de son appareil électoral afin d’obtenir les résultats escomptés. L’élection ratée de 2000 a conduit à huit ans de présidence Bush ; ces huit ans ont vu les attaques du 11 septembre 2001 qui ont donné aux États-Unis l’opportunité d’envahir l’Irak de manière unilatérale et sans précaution, conduisant à un déclin précipité du prestige des États-Unis au plan international et à l’échec de ses objectifs impérialistes.

Alors que la bourgeoisie américaine a été temporairement capable de tenir la barre des élections avec le premier président afro-américain Obama en 2008, revivifiant l’image internationale de l’État américain, renforçant les illusions électoralistes chez des millions de personnes, particulièrement les jeunes générations, et fournissant une réponse mesurée à l’éclatement de la grande récession de 2008, ces gains ont été désespérément éphémères. La présidence d’Obama a servi à initier une résistance féroce de l’aile droite sous la forme du Tea Party, et au cours de ce mandat, le Parti républicain est de plus en plus tombé sous l’influence idéologique incohérente d’une faction dirigée par des extrémistes de droite en qui il est impossible d’avoir confiance pour prendre les rênes du gouvernement fédéral.1

Au début de son mandat, Obama a été capable de mettre en place un plan de réforme des soins de santé, qui a jusqu’à présent réussi à survivre aux contestations judiciaires de la droite, comme sa présidence l’a montré ; cependant, il est devenu évident pour de larges pans de l’opinion publique qui ont voté pour lui qu’il ne serait pas le président du changement annoncé pendant sa campagne : il a poursuivi les programmes de surveillance de masse de son prédécesseur, il a intensifié agressivement les opérations de drones à l’étranger, a très peu fait pour réduire les inégalités de richesses, les expulsions d’immigrants, et s’est dès le début entouré d’anciens de Wall Street.

De plus, bien qu'Obama ait jusqu’ici évité de mêler l’État américain à des aventures de cow boy style Bush à l’étranger, sa politique internationale déclarée de « diriger depuis les coulisses » n’a pas plu aux va-t-en guerre de chaque parti, et il a été durement critiqué pour ne pas avoir tenu tête à Poutine, laissant Assad franchir la ligne rouge de l’utilisation des armes chimiques en Syrie sans se soucier des conséquences, pour avoir regardé la Libye sombrer dans le chaos et ne pas avoir bombardé suffisamment l’État Islamique. Sur le plan intérieur, le continuel accroissement des inégalités de revenus, l’érosion continue des revenus de la classe moyenne et l’échec à apporter une réponse satisfaisante à la question de l’immigration ont nourri un rejet « populiste » de la présidence d’Obama par un nombre important d’« ouvriers blancs ».2

Ce surgissement populiste, couplé à la tentation croissante du Parti républicain de défendre des positions idéologiques qui en proviennent, a créé une situation dangereuse pour la bourgeoisie américaine à la fin du mandat d'Obama. Les factions principales de la bourgeoisie américaine ne peuvent plus faire confiance au Parti républicain pour assurer des fonctions officielles et sont obligées de compter uniquement sur le Parti démocrate comme parti de gouvernement national. La difficulté croissante à manipuler les résultats des élections et l’existence d’institutions centenaires toujours en fonction ont fait qu'Obama a été obligé de composer avec un Congrès Républicain pendant une bonne partie de son mandat. Cela a augmenté la pression sur le Parti démocrate traditionnellement « Parti de la classe ouvrière » afin qu’il devienne un parti néo-libéral de gouvernement technocratique et qu’il montre de plus en plus cette nouvelle face au public américain.

En conséquence, au cours du mandat d'Obama, le Parti démocrate lui-même s’est dévoilé de plus en plus comme un parti « néo-libéral », attaché aux mêmes intérêts capitalistes que les Républicains (ce qui l’a discrédité aux yeux de millions d’Américains), particulièrement chez les ouvriers blancs et les ouvriers indépendants qui ont été séduits par le populisme de Trump, mais également chez les jeunes générations, dont beaucoup étaient attirées par la candidature « rebelle » du « démocrate socialiste » Bernie Sanders pendant les primaires de la campagne.

Telles sont les principales lignes de failles qui ont marqué la campagne présidentielle de 2016 pour la bourgeoisie américaine. D’un côté on a un personnage dangereux que les principales factions de la bourgeoisie ne peuvent tout simplement pas laisser prendre les rênes du pouvoir ; de l’autre côté, on a une représentante de la vieille garde politique, largement discréditée, méprisée par une large partie de la population, à droite comme à gauche, pour des raisons différentes. Comment la bourgeoisie peut-elle gérer une pareille situation ? Nous allons maintenant examiner cette question en détail.

La candidature de Trump : le suicide du Parti républicain

Une chose est certaine dans ces élections : les factions principales de la bourgeoisie américaine ne veulent pas de Trump à la tête de l’État. Cela est vrai indépendamment des partis politiques. L’élite du Parti républicain a aussi peur de la victoire de Trump que celle du Parti démocrate. Des représentants importants du Parti républicain comme la famille Bush ont d’ores et déjà annoncé qu’ils ne voteraient pas Trump. Des articles de la presse du « mouvement conservateur » comme la National Review s’opposent activement à lui et des candidats Républicains au Congrès et au Sénat gardent leurs distances de peur de s’aliéner l’important électorat indécis. Alors que Trump peut compter sur le soutien de quelques figures Républicaines soucieuses de leur avenir politique, et qui ne veulent pas aller à l’encontre du surgissement populiste, il est clairement considéré au sein du Parti républicain comme un personnage louche.3 Autrefois démocrate, il a soutenu le droit à l’avortement et la médecine sociale, il a même chanté les louanges des Clinton dans le passé, et son revirement social-conservateur laisse sceptique. De plus, sa volonté de liquider la guerre en Irak, de détruire la famille Bush, de courtiser le président Poutine ne va pas dans le sens des stratégies néo-conservatrices du Parti républicain en politique étrangère. Alors, comment se fait-il qu’il ait gagné les primaires du Parti républicain comme candidat à la présidentielle ?

La réponse se trouve autant dans l’histoire du Great Old Party lui-même que dans le personnage Trump. Pendant la présidence d’Obama, le Parti républicain (déjà sous le choc de la deuxième présidence désastreuse de Bush) adopta une position de plus en plus hostile au président. Lors des élections de mi-mandat en 2010, une nouvelle vague d’idéologues purs et durs associés au mouvement du Tea Party furent élus au Congrès, obligeant l‘establishment du Parti républicain à s’adapter à une aile droite de plus en plus bruyante et allergique aux compromis et même à toute gouvernance.

De l’opposition violente à la réforme d’Obama sur les soins médicaux aux fermetures de l’État imposées au gouvernement et même à la menace de faire défaut sur la dette nationale des États-Unis, l’insurrection du Tea Party procura au Parti républicain une nouvelle vie électorale, dans le sillage de la victoire enivrante d’Obama, tour en menaçant la stabilité des institutions du Great Old Party. Depuis 2009, le Parti républicain a joué un jeu dangereux avec le Tea Party grâce auquel il a engrangé des forces agressives en vue d’un succès électoral. Cela présentait le risque de la mainmise d’une hydre virtuelle issue de la droite dure dans ses propres rangs. Le porte-parole de la Chambre des représentants, John Boehner, a ainsi été obligé de jouer au jeu délicat du chat et de la souris avec ces « insurgés », cherchant l’équilibre entre les succès électoraux et politiques selon les besoins du moment de la gouvernance de l’État, qui nécessite sans arrêt des compromis avec les partenaires. Finalement, Boehner se lassa de contenir les insurgés du Tea Party et laissa en 2014 la place à l'ex-candidat à la vice-présidence de Mitt Romney, Paul Ryan4, qui prit le poste à contrecœur.

Au fur et à mesure du déroulement de la présidence Obama, il devint de plus en plus évident pour les principales factions de la bourgeoisie américaine que l’on ne pouvait pas faire confiance au Parti républicain pour contenir ses radicaux et c’est pourquoi ce n’était pas une option viable que de mettre un Républicain à la Maison Blanche. Avec un choix entre l’impasse et l’incertitude quant à ce qu’un Tea Party au pouvoir était capable d’apporter au Parti républicain, les factions principales de la bourgeoisie choisirent la deuxième option. C’est dans ce contexte que la bourgeoisie américaine commença à préparer le terrain pour Hillary Clinton, à l’époque secrétaire d’État, pour succéder à Obama.

Cependant, ce n’est pas parce que les principales factions de la bourgeoisie ont décidé de soutenir un candidat que la campagne est terminée. L’État doit encore glaner des candidats des principaux partis afin de préserver sa façade démocratique. Et même si, historiquement, l’État américain a su remarquablement manipuler le processus électoral pour produire les résultats escomptés, particulièrement à travers l’utilisation de la presse, le processus ne marche pas à tous les coups, comme l’élection de 2000 l’a montré. En politique, comme dans la vie, des accidents arrivent. A chaque élection existe le risque que le mauvais candidat gagne et la bourgeoisie américaine se retrouve coincée avec un boulet à la Maison Blanche. Dans le passé, cela n’a pas posé de problème dramatique, dans la mesure où les candidats étaient pilotés par les institutions d’État (la bureaucratie permanente) pour mener des politiques ayant l’aval des principales factions de la classe dominante ; aujourd’hui, la décadence du Parti républicain complique les choses, rendant encore plus nécessaire la victoire finale du candidat Démocrate.

Historiquement, le long processus pour sortir des primaires a été l’outil principal par lequel la bourgeoisie pouvait imposer son choix de candidats pour chaque parti important. La fonction des primaires est clairement d’éliminer les électrons libres et les rebelles, et de favoriser les candidats de la classe dirigeante ayant le soutien politique et financier de la hiérarchie du parti. Cependant, tout comme en 2012, la primaire 2016 du Parti républicain s’ouvrit dans une ambiance de carnaval. Avec 17 candidats représentant les différentes sensibilités du Parti, y compris le milliardaire frondeur Donald J. Trump, la primaire du parti ressemblait à un concours dont l’enjeu était de voir qui allait perdre l’élection générale contre Clinton.

Cependant, même si les principales factions de la bourgeoisie étaient généralement groupées derrière Clinton, il était nécessaire pour elles de mettre en avant un Républicain qui présenterait une alternative crédible si un « accident » arrivait ou si les ennuis judiciaires de Clinton s’avéraient être un handicap trop important. Ont été désignés pour cette tâche l’ancien gouverneur de Floride (frère et fils d’anciens présidents) Jeb Bush, Marco Rubio (un Hispanique favorable à la réforme de l’immigration), et le gouverneur du Wisconsin, Scott Walker (un chouchou du Tea Party qui a néanmoins réellement gouverné, qui a eu à faire face à des protestations de masse contre sa loi sur le droit du travail de 2011 et a survécu à une tentative de destitution). Chacun de ces candidats avait son propre bagage politique mais s’était aussi montré souple par rapport à la nécessité d’un consensus politique des principales factions de la bourgeoisie.

Cependant, la primaire républicaine de 2016 n’a pas tourné comme celle de 2012, lorsque le candidat désigné par l’élite républicaine Mitt Romney (considéré comme une bonne alternative à Obama) avait résisté à une série d’adversaires pour consolider sa nomination. Le contexte de 2016 a vu Trump éliminer systématiquement ses rivaux sur le terrain des insultes personnelles et le rappel embarrassant de faiblesses politiques. Bush et Rubio ont été dénoncés pour leur faiblesse à l’égard de l’immigration, pendant que Scott Walker était décrit comme ayant conduit son État au désastre fiscal.5 Aucun de ces candidats de l’Institution n’a réellement menacé Trump, clouant le bec aux experts politiques et semblant répandre l’effroi dans le cœur des institutions bourgeoises. Le seul rival sérieux de Trump au Tea Party, le bouillonnant Ted Cruz, était lui-même un outsider radical méprisé par l’élite politique qui ne l’a soutenu que pour empêcher Trump d’aller plus loin.

Quand Trump a accepté sa nomination comme candidat à la présidentielle pour le Parti républicain à la convention de juillet, ç’a été l’acmé de quelques-unes des pires peurs des principales factions de la bourgeoisie américaine (en dehors de la révolution prolétarienne) : un personnage imprévisible, désordonné, dangereux, considéré par certains comme un messie, qui a usurpé le manteau de l’un des deux principaux partis politiques. Du point de vue des principales factions de la bourgeoisie, le système des deux partis était désormais en danger, et peut-être même l’appareil démocratique lui-même. Il n’y avait rien à faire, à part s’opposer furieusement à Trump dans l’élection générale, une chose que, comme nous allons le voir, les principales factions de la bourgeoisie avaient déjà tenté en choisissant Hillary Clinton comme candidate démocrate.

Mais comment Trump a-t-il fait ?

Comment a-t-il fait ? Comment a-t-il réussi là où tant de campagnes d’excités avaient échoué avant ? C’est une question sur laquelle vont se pencher beaucoup de chercheurs académiques en science politique pour les années à venir. Ce qui paraît évident, c’est que la conquête par Trump du Parti républicain est la résultante de son adhésion à une vague internationale de politique populiste associée à sa personnalité charismatique et sa richesse personnelle. N’étant pas dépendant de soutiens financiers ni de structures politiques de partis institutionnels, Trump était libre de mener une campagne de franc-tireur reprenant les thèmes du populisme politique qui émergent aujourd’hui au sein du vieux monde industriel : une critique des politiques néo-libérales, la promesse de défendre les industries locales et les emplois contre la délocalisation et la conclusion de marchés internationaux, un engagement pour renforcer le filet de sécurité concernant les travailleurs déplacés et une opposition farouche à l’immigration, vue par beaucoup de blancs de « classe inférieure » comme la cause de salaires plus bas, de la baisse du niveau de vie et de la désintégration de la vie sociale.6

Sur le fond, pour beaucoup, cette politique a des attraits, même si c’est seulement parce qu’elle semble à l’opposé de ce qui est défendu par la politique bourgeoise consensuelle des deux principaux partis au cours des dernières décennies. Imitant en partie le style du fascisme italien, Trump a bâti un culte de la personnalité virtuel autour de sa personne (quelque chose qui renvoie à ses jours de gloire comme icône de la pop-culture dans la télé-réalité) ; ce procédé a attiré l’attention de millions d’Américains qui sont complètement dégoûtés par la politique du consensus néo-libéral et ont envie d’essayer un homme dont les médias responsables et les experts disent qu’il est une catastrophe. De toutes façons, du point de vue de la base de Trump, le désastre est déjà advenu, il continue juste à s’approfondir et aucun des candidats « responsables » n’a l’air de s’en émouvoir. La candidature de Trump est en grande partie une révolte nourrie par le désespoir de millions d’ouvriers dont les emplois relativement stables d’avant et l’espoir d’une amélioration sociale ont été déçus précisément par le genre de politique libérale que l’élite consensuelle leur a vendue en disant que c’était leur intérêt (mondialisation, externalisation, libre-échange, etc…).

Pourtant, même si les préférences politiques énoncées par Trump ne sont pas conformes à celles des principales factions de la classe dominante aujourd’hui, il doit être clair que, en aucune façon, elles ne sortent de la sphère politique bourgeoise. En fait, il est probable que les positions politiques déclarées par Trump sont tout simplement incompatibles avec la réalité économico-politique du capitalisme aujourd’hui. S’il venait par hasard, contre toute attente, à gagner les élections, la classe ouvrière doit être convaincue que cela ne changerait pas sa vie pour revenir au bon vieux temps de l‘après-Deuxième Guerre mondiale et de la reconstruction. Au contraire, il échouerait plutôt lamentablement dans l’application de sa politique à cause de la résistance des autres factions bourgeoises, ou alors nous finirions par découvrir que son élection n’était qu’un gigantesque canular et qu’il a laissé le pouvoir exécutif réel aux politiciens professionnels et aux conseillers politiques de ces mêmes factions de la classe dominante qu’il dit haïr.7 Et, bien sûr, s’il parvenait à mettre en œuvre sa politique, cela rendrait les choses encore plus difficiles pour la majorité de la classe ouvrière, comme les ouvriers Britanniques en ont fait l’expérience, avec une chute de la livre sterling et la hausse abrupte de l’inflation qui en a été la conséquence. Le populisme dans le style de Trump n’est pas une réponse aux maux de la classe ouvrière.

Clinton versus Sanders : le Parti démocrate se révèle

Comme nous l’avons vu, le Parti républicain est devenu trop instable pour que les principales factions de la bourgeoisie puissent lui confier l’exécutif sur le long terme. Cependant, la descente aux enfers du Parti républicain a eu des effets sur le Parti démocrate, de sorte que celui-ci est de plus en plus amené à se défaire de son vernis de « parti de la classe ouvrière » et se révèle être une institution capitaliste néo-libérale. Ce processus s’est accéléré pendant la campagne 2016 et a été particulièrement visible dans l’épreuve de force qui a eu lieu entre Clinton, la candidate de l’establishment, et Sanders, le parvenu contestataire, le Sénateur « socialiste démocrate » du Vermont.

Au début de la saison des primaires 2016, les principales factions de la bourgeoisie avaient déjà choisi Hillary Clinton comme candidate préférée pour succéder à Obama à la Maison Blanche. Quelle qu’ait été leur rivalité féroce pendant les primaires de 2008, où l’on a vu Obama mettre un frein aux ambitions présidentielles de Hillary Clinton, les principales factions de la bourgeoisie pensaient que la présidence de Clinton permettrait une transition en douceur vers une nouvelle administration et ferait perdurer l’illusion électorale démocratique. Ayant élu le premier président afro-américain en 2008, le peuple américain allait maintenant avoir l’opportunité d’élire la première femme présidente. Étant supposés avoir éradiqué le racisme en 2008, les électeurs allaient maintenant apporter une grande victoire à la cause féministe. Ainsi, cette primaire démocrate était censée couronner la reine Hillary, vu qu’elle semblait ne devoir faire face à aucun candidat sérieux ; en fait, beaucoup d’experts craignaient que le manque de candidat sérieux à la primaire ne la mette hors-jeu, alors que la vraie campagne commençait en juillet contre un candidat Républicain aguerri au combat.

Hélas, le couronnement a été long à venir. La campagne de Clinton a dû se confronter à un candidat pugnace et étonnamment fort issu de la gauche, le Sénateur « démocrate socialiste » du Vermont, Bernie Sanders. La campagne gauchiste de Sanders n’avait pas été anticipée par les instances dirigeantes, qui pensaient probablement qu’il mènerait une campagne de protestation molle et qu’il gagnerait peu de voix. Cependant, quand Sanders a réussi à faire jeu égal avec Hillary dans l’état-pivot de l’Iowa et a réussi à lui passer devant dans la primaire du New Hampshire, les instances dirigeantes (à travers les institutions du Parti démocrate et les médias libéraux) ont quelque peu paniqué.

Porté par le soutien massif de la « génération du Millénaire », de jeunes électeurs qui voient en Clinton une représentante de la vieille garde discréditée des politiciens néo-libéraux hors du coup par rapport au consensus « progressiste » émergeant, Sanders menaçait de jouer son propre jeu. Même s’il n’a en fin de compte pas gagné la primaire, sa présence prolongée, la gestion d’une véritable campagne dans laquelle il a correctement et efficacement dépeint Clinton comme une amie néo-libérale de Wall Street, menaçait d’affaiblir la candidate préférée de la tête du Parti à l’élection générale. Risquant déjà des poursuites judiciaires à cause du scandale des emails, et déjà détestée par beaucoup d’électeurs après des années d’attaques de l’aile droite, Clinton ne pouvait accepter de perdre cette génération du Millénaire (si critique lors de la victoire d’Obama) au bénéfice du candidat d’un troisième parti ou d’un abstentionnisme de protestation.

Ce qui a suivi a tout d’un cauchemar politique pour le Parti démocrate et ses alliés des médias : on a apparemment utilisé tous les moyens pour faire gagner Clinton. Les médias ont promptement dénoncé Sanders comme un rêveur utopique en dehors de la réalité, et dépeint ses partisans comme des marmots privilégiés, blancs pour la plupart, qui voulaient tout simplement pouvoir disposer de tout gratuitement. La campagne de Clinton a employé une véritable armée d’opérateurs salariés afin de patrouiller dans les médias sociaux pour « corriger » les messages anti-Hillary et salir Sanders. Les partisans masculins de Sanders ont été taxés de « Bernie Bros » misogynes, tandis que Sanders lui-même était accusé de ne pas se sentir concerné par les inégalités économiques et de classe, et de desservir les positions du Parti démocrate sur les questions de race, de genre et d’orientation sexuelle. C’était évidemment une façon de calomnier Sanders et ses partisans en les dépeignant comme des Blancs hors du coup, aveuglés par la défense de leurs « privilèges de Blancs ». La campagne de Clinton a certainement rallié des soutiens afro-américains, comme l’ancien activiste des Droits civiques devenu membre du Congrès, John Lewis, qui a délégitimé Sanders comme militant pour les droits civiques dans les années 1960, alors qu’il était étudiant à l’Université de Chicago.

Par un bizarre concours de circonstances, avant que la primaire ne soit terminée, la campagne Clinton, ses substituts, le Parti démocrate lui-même et les médias libéraux ont tous critiqué le New Deal de Roosevelt, au motif que celui-ci était basé sur la défense des privilèges des Blancs, et que beaucoup de ses structures n’étaient plus adaptées à la réalité d’aujourd’hui.8 Clinton a critiqué la médecine sociale, la comparant à la « grande œuvre » de l’administration Obama, l’Obamacare, qui laisse encore des millions d’Américains sans assurance-maladie, et avança contre la proposition de Sanders sur la gratuité de l’enseignement dans les universités d’État qu’elle était tout simplement pratiquement impossible à mettre en œuvre. Plutôt que de lancer une campagne du type « espoir et changement » ou « yes we can » comme Obama en 2008, qui a gagné beaucoup de voix chez les jeunes, Hillary a été obligée de lancer le message « acceptez et soyez satisfaits » et « non, nous ne pouvons pas ». Loin de se présenter comme une candidate de la transformation et du changement progressiste, elle et son parti se sont révélés être des éléments de l’infrastructure capitaliste, des politiciens inutiles comme tous les autres politiciens, et ce pour des dizaines de milliers de jeunes gens qui ont été séduits par le message de Sanders sur l’expansion de la démocratie sociale et la mobilisation politique, dans le contexte de l’émergence de quelque chose qui ressemblait à une culture du mouvement.

Au fur et à mesure de l’avancement de la primaire, on a constaté des irrégularités de votes ; les partisans de Sanders ont fini par être convaincus que le Parti démocrate était en train de leur voler l’élection de leur candidat et de donner les voix de Sanders à Clinton, dans une sorte de coup d’État légal. Ces suspicions se sont trouvées confirmées l’été suivant quand Wikileaks a publié une série de courriels piratés du Comité national démocrate (DNC), montrant que les instances du Parti avaient en fait conspiré pour vaincre Sanders et assurer à Clinton l’investiture du Parti démocrate. Cependant, quelle que soit la véracité des allégations formulées par les partisans de Sanders au sujet du trucage des élections par le Parti démocrate, le fait que beaucoup y croient est un signe de mauvais augure. Le Parti démocrate et sa candidate apparaissent comme des magouilleurs à beaucoup de jeunes, ils semblent également fonctionner comme une dictature du Tiers-Monde. L’appareil électoral démocratique est maintenant remis en question à cause de la conduite déplorable du Parti pendant la primaire pour s’assurer à tout prix que Clinton serait la candidate du Parti.

Bien sûr, le Parti démocrate n’aurait pas engagé la campagne de Clinton dans de telles tactiques s’il avait pensé avoir à y perdre et en effet, tout cela était trop difficile à surmonter pour Bernie Sanders. Car quelle que soit la force du ralliement des jeunes électeurs et des libéraux et progressistes, déçus par l’héritage Obama, derrière Sanders, Sanders ne pouvait tout simplement pas réaliser de progrès important chez les vieux électeurs des minorités, les femmes âgées et les différents niveaux des « classes professionnelles », qui sont devenus la base électorale du Parti démocrate. La campagne électorale de Clinton a joué en sa faveur auprès des minorités déjà acquises, dans une sorte de complément absurde à la démagogie raciale de Trump. Lors d’un débat, Clinton promit de ne pas expulser les immigrants illégaux non criminels, une promesse dont quelques observateurs sérieux pensent qu’elle la tiendra si elle est élue.9 Le nouveau discours progressiste de Clinton sur les questions de race est en flagrante contradiction avec les propos qu’elle tenait en tant que Première Dame quand elle traitait les jeunes noirs de « super prédateurs » ou lors de la primaire démocrate de 2008, quand sa campagne attaqua Obama sur le terrain racial, alors qu’il était allé assister à l’office du controversé révérend Jeremiah Wright.10

La politique à géométrie variable de Clinton sur les questions raciales est apparue à beaucoup d’observateurs comme un autre exemple de sa volonté de « trianguler », ce qui veut dire que l’on se satisfait de ce qui convient politiquement à un moment donné pour un public particulier. Loin de représenter la candidate optimale pour un lendemain meilleur, Clinton est arrivée à se faire mépriser par la plupart des électeurs éventuels du Parti démocrate, qui la considèrent comme une femme politique habile mais sans épaisseur, qui dira tout ce qui peut servir ses intérêts dans sa quête du pouvoir politique. Beaucoup semblent la détester encore plus que Trump, ne serait-ce que parce qu’ils estiment que Trump est sincère dans son sectarisme, alors que Clinton cache ses idées politiques réactionnaires derrière de belles paroles profondément malhonnêtes en réalité.

Sanders est arrivé derrière Clinton

En fin de compte, les avantages de Clinton étaient trop importants pour être surmontés par le parvenu Sanders et Clinton a été en mesure d’obtenir l’investiture démocrate à la convention du parti en juillet 2016. Pourtant, en ayant remporté 45% des voix dans la primaire, le sénateur Sanders avait accumulé un capital politique considérable au sein du Parti démocrate. Alors que l’élite du Parti doit le haïr, elle sait aussi qu’elle a besoin de lui pour continuer le combat afin de placer Clinton à la Maison Blanche. Que peut faire Sanders ? Va-t-il se fâcher et courir tout seul comme le candidat d’un troisième parti, saboter le vote Démocrate et laisser Trump entrer à la Maison Blanche ? Va-t-il soutenir le candidat du Parti vert, Jill Stein, avec le même résultat ou va-t-il être beau joueur, accepter sa défaite et travailler à faire échouer le diable Donald J. Trump ?

Tous ceux qui ont suivi la carrière de Sanders depuis le début connaissent la réponse. Bien qu’apparemment indépendant politiquement, Sanders a toujours fait bloc avec les Démocrates au Congrès. Il a fait campagne pour Bill Clinton en 1996 et a publiquement critiqué les candidats d’un troisième parti dans le passé. Même si sa défaite politique cuisante est due au non-respect des règles par sa rivale, Sanders a néanmoins appliqué les règles du Parti et a soutenu le vainqueur de la primaire, et promis de tout faire pour empêcher Trump de devenir président. Il a prononcé un vibrant discours devant la convention Démocrate, martelant avec conviction (après avoir dit le contraire pendant des mois) que Clinton serait une « grande présidente ». Sanders est ainsi passé du statut de dangereux révolté menaçant de faire dérailler les plans de son parti, à celui d’« idiot utile », mais néanmoins personnalité incontournable de l’élection générale, chargée de rallier les jeunes électeurs à la cause de Clinton.

Le problème pour la classe dominante, était que, pour beaucoup de supporters de la première heure de Sanders, cette volte-face soudaine n’allait pas de soi. Comment le bien-aimé et incorruptible Bernie pouvait-il passer en une nuit de la critique impitoyable de cette va-t-en-guerre à sa célébration en vue de l’investiture démocrate ? Beaucoup ont refusé de le croire ou ont pensé qu’on avait fait pression sur Sanders. De quoi a-t-on pu le menacer ? Une dure leçon de la réalité de la politique électorale bourgeoise a été donnée à cette occasion. D’autres encore ont simplement abandonné le navire du Parti démocrate et ont conclu que Bernie était un homme politique vénal lui aussi, qu’il avait empoché des millions de dollars en dons modestes et qu’il avait promis monts et merveilles seulement pour défendre les intérêts de clique qu’il prétendait mépriser. Beaucoup de ces électeurs se sont tournés vers de verts pâturages (sans jeu de mots), tel le candidat du Parti vert, Jill Stein ; d’autres, séduits par la position du candidat du Parti libertarien, Gary Johnson, sur la légalisation de la marijuana, portent maintenant sa bannière.

De toutes façons, les difficultés récurrentes de Clinton avec les nouveaux électeurs sont maintenant un problème majeur pour les principales factions de la bourgeoisie. La fascination des « Millenials » pour Barack Obama était la principale cause de ses deux victoires électorales. Huit ans après cette élection historique, beaucoup de jeunes ont complètement abandonné le Parti démocrate, le voyant comme l’institution néo-libérale corrompue qu’il est vraiment. Dans leur quête immédiate pour l’élection de Clinton contre Trump, les principales factions de la bourgeoisie ont déchaîné une campagne massive afin de mobiliser les jeunes par tous les moyens. Cela a pris la forme d’une campagne anti-fasciste classique tentant de les convaincre que, quel que soit le désastre attendu avec Clinton, ce serait pire avec Trump. Le fascisme doit être arrêté même si cela implique de voter pour une clique méprisable.

Mais la campagne de propagande ne s’est pas arrêtée là. Une campagne d’une violence insidieuse et honteuse s’est développée sur les réseaux sociaux et dans les médias, montrant du doigt quiconque s’aviserait de dire qu’il voterait pour un tiers ou s’abstiendrait en novembre. Ces électeurs ont été dénoncés comme « corrompus », « privilégiés », ou ont été simplement harcelés comme hommes blancs intouchables. Les porte-parole de la classe dominante se sont engagés dans une intense campagne afin de discipliner la jeune génération et lui inculquer les règles propres à la démocratie bi-partite. Dans le système uninominal à un tour des États-Unis, la loi de Duverger11 s’applique : on a seulement deux choix. Le fait de voter pour le candidat d’un parti minoritaire ou de rester chez soi profitera uniquement au populisme néo-fasciste incontrôlable qui est en train de mûrir aujourd’hui. Si Trump gagne, ce sera la faute de cette jeune génération, ou la faute de Sanders, ou celle des politiciens « puristes », trop bons pour voter pour un mauvais candidat. Suivant cette campagne idéologique, si la nation et le monde entier sont obligés de supporter Trump, ce sera la faute de tout le monde sauf du Parti démocrate et de Clinton.

Alors qu’il est raisonnable de penser que la campagne de culpabilisation anti-fasciste aura le succès escompté, et que la plupart des anciens partisans de Sanders vont voter Clinton en novembre, beaucoup cependant ne le feront qu’à contre-cœur. Pour beaucoup de ces électeurs désenchantés, le Parti démocrate s’est révélé être une institution méprisable, indigne de loyauté électorale à long terme en l’absence d’une menace fasciste comme Trump. S’il y avait un autre candidat Républicain contre Hillary aujourd’hui, elle pourrait très bien perdre.12 Pour les principales factions de la bourgeoisie, cette situation est vraiment périlleuse. Au fur et à mesure que le Parti républicain dégringole dans l’idéologie, l’incohérence et une conduite imprévisible, le Parti démocrate doit montrer qu’il est le parti de la cohérence, de la responsabilité et de la rationalité, apte à remplir les fonctions de gouvernement. Cependant, à force de remplir ce rôle, sans autre parti crédible pour l’équilibrer, son vernis idéologique comme parti de la classe ouvrière et des opprimés va continuer à se révéler être une illusion, ce qui laisse augurer un avenir de crise pour l’idéologie électorale de la bourgeoisie.

Henk, 10 octobre 2016

 

1 Voir notre article : Le Tea Party, l’idéologie capitaliste en décomposition.

2 Nous ne prétendons pas qu’il n’y ait pas une bonne dose de bon vieux racisme derrière la colère contre Obama, parmi les ouvriers blancs, mais il est clair aussi qu’une partie des ouvriers blancs qui ont voté pour lui pendant la crise économique de 2008 ont été déçus par son incapacité à améliorer leur niveau de vie ; il a juste mis en place un plan bancal de réforme de santé qui n’a pas empêché la hausse des soins médicaux dans le seul grand pays au monde dépourvu de programme de santé publique.

3 Il est vrai qu'alors que beaucoup de Républicains de la première heure ont ouvertement rejeté Trump, les dirigeants des instances du Parti, tel le président du comité national républicain Reince Priebus, ont été obligés de se ranger derrière lui. La bourgeoisie a craint une possible division du Parti républicain pendant toute la campagne des primaires. Il était nécessaire pour la survie du système bi-partite qu’un fois que Trump avait gagné l’investiture, le Parti ne s’oppose pas à lui frontalement. Bien sûr, le risque d’éclatement du parti existe toujours, même s’il est mis en veilleuse.

4Paul Ryan est une figure du Tea Party. (NdT)

5 Le pauvre Rand Paul (un chouchou des libertariens, bien qu’il n’a jamais été un candidat sérieux pour la présidentielle) a été mis hors-jeu quand Trump a simplement laissé entendre qu’il est laid.

6 Bien sûr Trump, en course comme Républicain, a dû également s’approprier un certain nombre de positions standard du Parti et a adhéré du bout des lèvres à certaines positions conservatrices au sujet de l’avortement. On ne sait pas dans quelle mesure il croit vraiment à ce qu’il a défendu, mais en tout cas, il a activement courtisé le vote LGBTQ (Lesbiennes-Gays-Transsexuels-Questionneurs) dans le sillage de la tuerie d’Orlando, qu’il a dénoncée comme étant un produit de l’homophobie islamique, une tactique inhabituelle dans la politique américaine de droite, mais typique des façons de faire des différents partis populistes d’Europe.

7 Il apparaît que c’est exactement ce que Trump avait prévu de faire lorsqu’on a su qu’il avait proposé à son ancien rival John Kasich de concourir avec lui comme vice-président. Selon certains rapports, Trump avait promis à Kasich de lui laisser la politique étrangère et intérieure, se gardant un rôle d’ambassadeur du « rendre sa grandeur à l’Amérique ». Si le fait que Dick Cheney était aux commandes sous l'administration de G.W. Bush était plus ou moins un secret de Polichinelle, il est évident que, compte-tenu de la personnalité et du tempérament de Trump, un tel arrangement aurait été une bonne chose pour l’État américain.

8 Voir les commentaires de la « Left Business Doug henwood » à ce sujet.

9 Pour être juste, Sanders a fait la même promesse, la différence étant qu’il était probablement sincère.

10 Beaucoup de personnes à Droite ont suggéré que c’est au cours de la campagne de 2008 qu’a émergé la « conspiration raciste autour de la naissance », contestant la légitimité d’Obama pour la présidence. Alors que la campagne elle-même n’utilisa jamais cette arme contre Obama, la preuve a été faite que cela avait effectivement été suggéré par un stratège de campagne comme un outil pour invalider sa candidature.

11 Concept de la science politique universitaire, la loi de Duverger établit que la nature du système électoral d’un pays détermine le nombre de partis nationaux viables. Le système à un tour garantit généralement que seuls deux partis peuvent concourir pour l’élection. Dans cette configuration, voter pour un troisième parti favoriserait la victoire du parti le moins bien placé pour gagner.

12 Un bruit a circulé, qui a alimenté les théories du complot : la candidature de Trump serait un canular basé sur un pacte avec les Clinton afin de faire exploser le Parti républicain et assurer la victoire de Hillary en novembre. Pendant ce temps, Trump obtient une énorme exposition médiatique gratuite pour nourrir son ego et valoriser sa famille. Bien qu’il n’y ait aucun élément permettant d’accréditer cette thèse, la façon extrêmement bizarre dont Trump a dirigé sa campagne depuis son investiture soulève réellement des questions sur son sérieux. En fait, ce ne sont pas seulement des obsédés de la conspiration qui ont insinué cela : un des rivaux malheureux de Trump, Jeb Bush, l’a également suggéré.

 

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Populisme

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