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Revue Internationale no95 - 4e trimestre 1998

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Après l'Asie, la Russie et l'Amérique latine - le catastrophe économique atteint le coeur du capitalisme

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Après l'Asie, la Russie et l'Amérique Latine 

LA CATASTROPHE ECONOMIQUE ATTEINT LE COEUR DU CAPITALISME 

La crise financière qui s'était décla­rée il y a un peu plus d'un an en Asie du sud-est est aujourd'hui en train de prendre sa véritable ampleur. Elle a connu un nouveau rebond au cours de l'été avec l'effondrement de l'économie russe et des convulsions sans précédent dans les « pays émergents » d'Amérique la­tine. Mais ce sont maintenant les princi­pales métropoles du capitalisme, les pays les plus développés d'Europe et d'Amérique du nord qui se retrou­vent en première ligne avec une chute continue de leurs indices boursiers et des prévi­sions de crois­sance sans cesse revues à la baisse. Nous sommes loin de l'eu­phorie qui animait les bourgeoisies il y a quelques mois encore, une eu­phorie qui se reflétait par une mon­tée vertigineuse des Bourses occi­dentales tout au long de la première partie de 1998. Aujour­d'hui, les mê­mes « spécialistes » qui se félici­taient de la « bonne santé » des pays anglo-saxons et qui pré­voyaient une reprise dans tous les pays d'Europe ne sont pas les der­niers à parler de ré­cession, voire de « dépression ». Et ils ont raison d'être pessimistes. Les nua­ges qui maintenant s'amoncèlent sur les économies les plus puissantes ne pré­sagent pas une petite bourras­que. Ce qu'ils annoncent, c'est une véritable tempête manifestant l'im­passe dans la­quelle se trouve plon­gée l'économie ca­pitaliste.

Théâtre d'un nouveau et brutal coup d'accé­lérateur, l'été 1998 aura été meur­trier pour la crédibilité du système capi­taliste : appro­fondissement de la crise en Asie où la ré­cession s'installe dura­blement et atteint maintenant de plein fouet les deux « grands » que sont le Ja­pon et la Chine, menaces autour de la situation en Amérique latine, effondre­ment spectaculaire de l'éco­nomie russe et baisses frisant les records historiques sur les principales places bour­sières. En trois semaines, le rouble a perdu 70 % de sa valeur (depuis juin 1991, le PIB russe a chuté de 50 % si ce n'est de 80 %). Le 31 août, le fameux « lundi bleu », selon l'expression d'un journa­liste qui n'ose l'appe­ler « noir », a vu Wall Street chuter de 6,4 % et le Nas­daq, l'indice des valeurs technolo­giques, de 8,5 %. Le lendemain, 1er sep­tembre, les Bourses européennes étaient égale­ment touchées. Francfort débutait la ma­tinée avec une perte de 2 % et Paris de 3,5 %. Dans la journée, Madrid perdait 4,23 %, Amsterdam 3,56 % et Zürich 2,15 %. Pour l'Asie, le 31 août, la Bourse de Hong kong chutait de plus de 7 %, quant à celle de Tokyo, elle dé­gringolait, atteignant son niveau le plus bas depuis 12 ans. De­puis, le mouve­ment de baisse des marchés boursiers n'a fait que se poursuivre au point que le lundi 21 septembre (et il est probable que la situation se sera encore aggravée lorsque sortira ce numéro de notre Re­vue in­ternationale) la plupart des indi­ces étaient revenus à leur niveau du dé­but de 1998 : + 0,32 % à New York, + 5,09 % à Francfort mais solde négatif à Londres, Zürich, Ams­terdam, Stock­holm...

L'accumulation de tous ces événements ne doit rien au hasard. Elle n'est pas non plus, comme on a voulu nous le faire croire, la manifestation d'une « crise de confiance passagère » envers les pays dits « émergents » ou une « correction mécanique salutaire d'un marché surévalué », il s'agit bel et bien d'un nouvel épisode de la des­cente aux enfers du capitalisme comme un tout, une descente aux enfers dont l'effon­drement de l'économie russe nous offre une sorte de caricature.

La crise en Russie

Pendant des mois, la bourgeoisie mon­diale et ses « experts », qui avaient connu de sé­rieuses frayeurs avec la crise financière des pays d'Asie du sud-est il y a un an, s'étaient consolés en constatant qu'elle n'avait pas en­traîné dans sa fou­lée les autres pays « émergents ». Les médias en avaient alors rajouté sur le caractère « spécifique » des difficultés qui as­saillaient la Thaïlande, la Corée, l'Indo­nésie, etc. Et puis la sonnette d'alarme s'est faite entendre à nouveau avec le véritable chaos qui s'est emparé de l'éco­nomie russe au début de l'été ([1] [1]). Après s'être fait tirer l'oreille, la « communauté internationale », qui avait été déjà for­tement mise à contribu­tion avec l'Asie du Sud-Est, a fini par lâcher une aide de 22,6 milliards de dol­lars sur 18 mois, assortie, comme à l'ac­coutumée, de conditions draconiennes : réduction drastique des dépenses de l'Etat, aug­mentation des impôts (plus particulière­ment ceux qui pèsent sur les salariés, his­toire de compenser l'impuis­sance avérée de l'Etat russe à recouvrer ceux dus par les entreprises), hausses des prix, augmentation des cotisations de retraites. Tout cela alors que les con­di­tions d'existence des prolétaires russes étaient déjà misérables et que la plu­part des employés d'Etat et une bonne partie de ceux des entreprises privées n'avaient pas touché leurs salaires depuis plu­sieurs mois. Une misère qui se traduit de façon dramati­que : depuis juin 1991, il est reconnu que l'espérance de vie masculine a été ramenée de 69 à 58 ans ; le taux de natalité de 14,7 °/°° à 9,5 °/°°.

Un mois plus tard, le constat était là : les fonds débloqués l'avaient été en pure perte. Après une semaine noire qui a vu la Bourse de Moscou chuter vertigineu­sement et mis des centaines de banques au bord de la faillite, Eltsine et son gou­vernement ont été contraints, le 17 août, de lâcher sur ce qui restait le dernier rempart de leur crédibilité : le rouble et sa parité par rapport au dollar. Sur la première tranche de 4,8 milliards de dollars versée en juillet au titre de l'aide du FMI, 3,8 avaient été engloutis, en vain, dans la défense du rouble. Quant au milliard res­tant, il n'avait nullement servi à la mise en oeuvre des mesures d'assainissement des fi­nances de l'Etat et encore moins à payer les arriérés de salaire des ouvriers, pour la bonne rai­son qu'il avait déjà fondu, lui aussi, dans le seul service de la dette (qui dé­vore plus de 35 % des revenus du pays), autre­ment dit dans le simple paiement des inté­rêts tombés à échéance dans la même pé­riode. Sans parler des fonds dé­tournés qui vont directement dans la po­che de telle ou telle faction d'une bour­geoisie gangstérisée. L'échec de cette politique signifie pour la Russie, qu'en plus des faillites de banques en chaîne (près de 1500 banques sont con­cernées), de la plongée dans la récession et de l'explosion de sa dette externe libellée en dollars, c'est le retour de l'inflation galopante qui l'attend. D'ores et déjà, on estime qu'elle pourrait atteindre 200 à 300 % dès cette année. Et ce n'est pas fini.

Ce marasme a immédiatement provoqué la débandade au sommet de l'Etat russe, pro­voquant une crise politique qui, à la fin sep­tembre, n'est pas encore résolue. Cette dé­confiture de la sphère dirigeante russe, qui la fait ressembler de plus en plus à celle d'une vulgaire république bananière, n'a pas manqué d'alarmer les bourgeoisies occiden­tales. Mais la bour­geoisie peut bien se pré­occuper du sort d'Eltsine et consorts, c'est d'abord la po­pulation russe et la classe ou­vrière qui payent et vont payer au prix fort les conséquences de cette situation. Ainsi, la chute du rouble a déjà renchéri de plus de 50 % les prix des denrées ali­mentaires im­portées qui représentent plus de la moitié de celles consommées en Russie. La production est d'à peine 40 % de ce qu'elle était avant la chute du mur de Berlin...

Aujourd'hui, la réalité vérifie pleine­ment ce que nous disions il y neuf ans dans les « Thèses sur la crise économi­que et politi­que en URSS et dans les pays de l'Est », ré­digées en septembre 1989 : « Face à la faillite totale de l'économie de ces pays, la seule issue permettant à celle-ci non pas d'accéder à une réelle compétitivité, mais de gar­der au moins la tête hors de l'eau, con­siste en l'introduction de mécanismes per­mettant une véritable responsa­bili­sa­tion de ses dirigeants. Ces mécanis­mes supposent une "libéralisation" de l'économie, la créa­tion d'un marché in­térieur qui en soit un, une plus grande "autonomie" des entreprises et le déve­loppement d'un fort secteur "privé" (...) Cependant, bien qu'un tel programme devienne de plus en plus indispensable, sa mise en application comporte des obstacles pra­tiquement insurmonta­bles. » (Revue In­ternationale n° 60)

Quelques mois après, nous ajoutions : « (...) certains secteurs de la bourgeoi­sie répon­dent qu'il faudrait un nouveau "Plan Mar­shall" qui permettrait de re­constituer le potentiel économique de ces pays (...) au­jourd'hui, une injection massive de capitaux vers les pays de l'Est visant à développer leur potentiel économique, et particulière­ment indus­triel, ne peut être à l'ordre du jour. Même en supposant qu'on remette sur pieds un tel potentiel productif, les mar­chandises produites ne feraient qu'en­com­brer encore plus un marché mon­dial déjà sursaturé. Il en est des pays qui aujourd'hui sortent du stalinisme comme des pays sous-développés : toute la politique de crédits massifs injectés dans ces derniers au cours des années 70 et 80 n'a pu aboutir qu'à la situation catastrophique que l'on connaît bien (une dette de 1 400 milliards de dollars et des économies encore plus ravagées qu'auparavant). Les pays de l'Est (dont l'économie s'apparente d'ailleurs à celle des pays sous-développés par bien des côtés) ne peuvent connaître de sort dif­férent. (...) La seule chose à laquelle on puisse s'attendre, c'est l'envoi de crédits ou d'aides d'urgence permettant à ces pays de s'éviter une ban­queroute finan­cière ouverte et des famines qui ne fe­raient qu'aggraver les convulsions qui les secouent. » (« Après l'effondrement du bloc de l'Est, déstabilisation et chaos », Revue Internationale n° 61)

Deux ans après, nous écrivions : « C'est également pour relâcher un peu l'étran­gle­ment financier de l'ex-URSS que le G7 a accordé un délai d'un an pour le rembour­sement des intérêts de la dette soviétique, laquelle se monte aujour­d'hui à 80 milliards de dollars. Mais ce ne sera qu'un emplâtre sur une jambe de bois tant les crédits al­loués semblent disparaître dans un puits sans fond. Il y a deux ans avaient été col­portées toutes sortes d'illusions sur le "marché nou­veau" ouvert par l'effondrement des ré­gimes staliniens. Aujourd'hui, alors même que la crise économique mon­diale se traduit, entre autres, par une crise aiguë des liquidités, les banques sont de plus en plus réticentes à placer leurs capitaux dans cette partie du monde. » (Revue Internationale n° 68)

Ainsi, la réalité des faits est venue con­fir­mer, contre toutes les illusions inté­ressées de la bourgeoisie et de ses thuri­féraires, ce que la théorie marxiste per­mettait aux révo­lutionnaires de prévoir. Aujourd'hui, c'est une désagrégation to­tale, développant une misère effroyable, qui se développe aux portes même de ce qui apparaît encore comme la « forteresse Europe ».

La tentative des médias de faire passer le message que, tombé l'actuel vent de panique boursière, les conséquences pour l'économie réelle au niveau inter­national seraient mi­nimes, n'a pas eu beaucoup de succès. Et c'est normal car la volonté des capitalistes de se rassurer eux-mêmes et surtout de cacher à la classe ouvrière la gravité de la crise mondiale se heurte à la dure réalité des faits. D'abord, ce sont tous les créanciers de la Russie qui sont à nouveau sévère­ment mis à mal. Près de 75 milliards de dollars ont été prêtés à ce pays par des banques occidenta­les, les bons du Trésor qu'elles détiennent ont déjà perdu 80 % de leur valeur et la Russie a interrompu tout remboursement pour ceux libellés en dollars. En outre, la bourgeoisie oc­cidentale redoute qu'à leur tour les au­tres pays d'Europe de l'Est ne connais­sent le même cauchemar. Il y a de quoi : la Pologne, la Hongrie et la Républi­que tchèque représentent ensemble 18 fois plus d'investissements occidentaux que la Russie. Or, dès la fin août, les pre­miers cra­quements se sont fait entendre dans les Bourses de Varsovie (‑9,5 %) et de Buda­pest (‑5,5 %) attestant que les capitaux commençaient à déserter ces nouvelles places financières. De plus, et de façon en­core plus pressante, la Rus­sie entraîne dans son effondrement les pays de la CEI dont les économies sont très liées à la sienne. Ainsi, même si la Russie n'est finalement qu'un « petit dé­biteur » du monde au regard d'au­tres ré­gions, sa situation géopolitique, le fait qu'elle constitue, en pleine Europe, un champ miné d'armes nucléaires et la menace de plongée dans le chaos provo­quée par la crise économique et politi­que, tout cela donne une gravité particu­lière à la situation dans ce pays.

Par ailleurs, le fait que la dette de la Russie soit relativement limitée à côté des crédits accordés en Asie ou dans d'autres régions du monde est une bien piètre consolation. En réalité, ce constat doit au contraire attirer l'attention sur d'autres menaces qui se préci­sent, comme celle de voir s'étendre la crise financière à l'Amérique Latine qui a consti­tué, ces dernières années, la prin­cipale des­tination des investissements directs étran­gers dans les pays « en dé­veloppement » (45 % du total en 1997, contre 20 % en 1980 et 38 % en 1990). Les risques de déva­luation au Vene­zuela, la violente baisse des prix des matières premières depuis la crise asia­tique qui touche les pays sud-américains avec encore plus d'ampleur qu'en Rus­sie, une dette extérieure phénoménale, un endet­tement public astronomique (le déficit pu­blic du Brésil, le 7e PIB mon­dial, est bien supérieur à celui de la Russie) font de l'Amérique latine une bombe à retardement qui menace d'ajou­ter ses effets destructeurs à ceux des ma­rasmes asiatique et russe. Une bombe à retardement qui se trouve aux portes de la première puissance économique mondiale, les Etats-Unis.

Cependant, la menace principale ne provient pas de ces pays sous-dévelop­pés ou faible­ment développés. Elle se trouve dans un pays hyperdéveloppé, deuxième puissance économique de la planète, le Japon.

La crise au Japon

Avant même la cataclysme de l'écono­mie russe qui est venu doucher l'opti­misme de la bourgeoisie dans tous les pays, en juin 1998, un séisme qui avait Tokyo comme épicentre avait lancé ses menaces de déstabilisation du système économique mondial. Depuis 1992, malgré sept plans de « relance » qui ont injecté l'équivalent de 2 % à 3 % de PNB par an et une dévaluation du yen de moitié sur trois ans qui aurait dû sou­tenir la compétitivité des produits japo­nais sur le marché mondial, l'économie nippone conti­nue de s'enfoncer dans le marasme. De peur d'être confronté aux conséquences économi­ques et sociales dans un contexte déjà très fragile, l'Etat japonais n'en finissait pas de reporter les mesures d' « assainissement » de son secteur bancaire. Le montant des créan­ces non recouvrables représente une somme équivalant à 15 % du PIB... De quoi plonger l'économie japonaise, et in­ternationale par contre-coup, dans une récession d'une am­pleur sans précédent depuis la grande crise de 1929. Face à cet enlisement croissant du Japon dans la récession et aux atermoie­ments du pouvoir à prendre les mesures qui s'im­posaient, le yen a fait l'objet d'une im­portante spéculation menaçant toutes les monnaies d'Extrême-Orient d'une déva­luation en chaîne qui aurait donné le si­gnal au pire scénario déflationniste. Le 17 juin 1998 ce fut le branle bas de combat sur les marchés financiers : la Réserve fédérale américaine finit par se porter massivement au secours d'un yen qui commençait à dégringoler. Cepen­dant, la partie n'était que remise ; aidé par la communauté internationale, le Japon a pu reporter l'échéance... mais au prix d'un endettement qui augmente à une allure vertigineuse. La seule dette publique s'élève déjà à l'équivalent d'une année de production (100 % du PNB).

Il est intéressant de noter, à ce propos, que ce sont les mêmes économistes « libéraux », ceux qui vouent aux gé­monies l'intervention de l'Etat dans l'économie et qui aujourd'hui tiennent le haut du pavé dans les grandes institu­tions financières internationales comme auprès des gouvernements occiden­taux, qui réclamaient à cors et à cris une nou­velle injection massive des fonds publics dans le secteur bancaire afin de le sau­ver de la faillite. C'est bien la preuve qu'au delà de tous les bavardages idéo­logiques sur le « moins d'Etat », les « experts » bourgeois savent pertinem­ment que l'Etat constitue le dernier rempart face à la débandade éco­nomi­que. Lorsqu'ils parlent de « moins d'Etat », c'est fondamentalement « l'Etat providence », c'est-à-dire les dispositifs de protection sociale des travailleurs (allocations chômage et maladie, mini­mums sociaux) qu'ils visent et leurs dis­cours signi­fient qu'il faut attaquer les conditions de vie de la classe ouvrière encore et toujours plus.

Finalement, le 18 septembre, gouver­nement et opposition signaient un com­promis pour sauver le système financier nippon mais, au lieu de relancer les marchés boursiers, ces mesures étaient accueillies par une nouvelle chute de ces derniers, preuve de la défiance profonde que les financiers ont désormais pour l'économie de la deuxième puissance économique de la planète qui nous avait été présentée pendant des décennies comme un « modèle ». L'économiste en chef de la Deutsche Bank à Tokyo, Kenneth Courtis, personnage sérieux s'il en est, n'y va pas par quatre chemins :

« Il faut renverser la dynamique à la baisse, plus grave qu'après les crises pétrolières du début des années 70 (consommation et investissements en chute libre), car on est désormais entré dans une phase où l'on est en train de créer de nouvelles créances douteuses. On parle de celles des banques, mais guère de celles des ménages. Avec la perte de valeur des logements et le chômage qui s'accroît, on risque de voir des dé­faillances dans les rembourse­ments des prêts garantis sur des bien immobiliers hy­pothéqués par des parti­culiers. Ces hypo­thèques se chiffrent au montant faramineux de 7 500 milliards de dollars, dont la valeur est tombée de 60 %. Le problème politique et social est latent. (...) On ne doit pas s'y trom­per : une purge de grande ampleur de l'économie est en cours... et les entre­prises qui y survivront seront d'une force incroya­ble. C'est au Japon que peut se concrétiser le plus grand risque pour l'économie mond­iale depuis les années 30... » (Le Monde, 23 septem­bre)

Les choses sont claires, pour l'économie du Japon, et pour la classe ouvrière de ce pays, le plus dur est à venir, les tra­vailleurs japo­nais déjà durement touchés par ces dix der­nières années de stagna­tion, et maintenant de récession, vont encore devoir subir de multiples plans d'austérité, des licencie­ments massifs et une forte aggravation de leur exploita­tion dans un contexte où la crise finan­cière s'accompagne dès à présent de la fermeture d'usines parmi les plus impor­tan­tes. Mais, ce n'est pas cela qui, dans l'im­médiat, alors que la classe ouvrière mond­iale n'a pas encore fini de digérer la défaite idéologique qu'elle a subi lors de l'effondre­ment du bloc de l'Est, pré­occupe le plus les capitalistes. Ce qui commence de plus en plus à les tarau­der, c'est la destruction de leurs illusions et la découverte croissante des perspec­tives catastrophiques de leur économie.

Vers une nouvelle récession mond­iale

Si à chaque alerte passée les « spécialistes » nous avaient habitués à des déclarations consolatrices : « les échanges commerciaux avec l'Asie du Sud-Est sont peu impor­tants », « la Russie ne pèse pas lourd dans l'écono­mie mondiale », « l'économie euro­péenne est dopée par la perspective de l'Euro », « les fondamentaux US sont bons », etc., aujourd'hui le ton change ! Le mini krach de la fin août dans toutes les grandes places financières du globe est venu rappeler que si ce sont les branches les plus fragiles de l'arbre qui se brisent dans la tempête c'est d'abord et avant tout parce que le tronc ne trouve plus suffisamment d'énergie dans les racines pour alimenter ses parties les plus éloignées.

Le coeur du problème est bien dans les pays centraux, les profes­sionnels de la Bourse ne s'y sont pas trompés. A l'al­lure où les propos rassu­rants sont à cha­que fois infirmés par les faits, il n'est plus possible de cacher la réalité. Plus fondamentalement, il s'agit maintenant pour la bourgeoisie de pré­parer peu à peu les esprits aux consé­quences socia­les et économiques dou­loureu­ses d'une récession internationale de plus en plus certaine : « une réces­sion à l'échelle mondiale n'est pas con­jurée. Les autori­tés américaines ont ju­gé bon de faire savoir qu'elles suivaient les événements de près (...) la probabi­lité d'un ralentis­sement économi­que à l'échelle mondiale n'est pas négligea­ble. Une grande par­tie de l'Asie est en ré­cession. Aux Etats-Unis, la baisse des cours pourrait inci­ter les ménages à augmenter l'épargne au détriment des dépenses de consom­mation, provoquant un ralentisse­ment économique. » (Le Soir, 2 septembre)

La crise en Asie orientale a déjà engen­dré une dévalorisation massive de capi­tal par la fermeture de centaines de sites de produc­tion, par la dévaluation des avoirs, les failli­tes de milliers d'entre­prises et la plongée dans une profonde misère de dizaines de millions de per­sonnes : « l'effondrement le plus drama­tique d'un pays depuis les cin­quante dernières années », c'est ainsi que la Banque mondiale qualifie la situation en Indonésie. D'ailleurs, le déclencheur du re­cul des Bourses asiatiques était l'an­nonce officielle de l'entrée en récession au second trimestre 1998 de la Corée du sud et de la Malaisie. Après le Japon, Hongkong, l'In­donésie et la Thaïlande, c'est quasi tout le sud-est asiatique tant vanté qui plonge car il est prévu que même Singapour rentrera en récession à la fin de l'année. Il ne reste plus que la Chine continentale et Taïwan qui font exception, mais pour combien de temps ? Ce n'est d'ailleurs plus de réces­sion dont on parle à propos de l'Asie mais de dépression : « Il y a dépression lorsque la chute de la production et celle des échanges se cumu­lent à un point tel que les fondements so­ciaux de l'activité économique sont entamés. A ce stade, il devient impossible de pré­voir un renversement de tendance et dif­ficile, si­non inutile, d'engager des ac­tions classiques de relance. Telle est la situation que con­naissent actuelle­ment beaucoup de pays d'Asie, de sorte que la région toute entière est mena­cée » (Le Monde Diplomatique, sep­tembre 1998).

Si l'on conjugue les diffi­cultés économi­ques dans les pays cen­traux avec la ré­cession de la seconde économie du monde – le Japon – et celle de toute la ré­gion du Sud-est asiatique, que l'on addi­tionne les effets récessifs induits par le krach de la Russie sur les autres pays de l'Est et l'Amérique latine (notam­ment avec la diminution du prix des matières premières, dont le pétrole), nous aboutissons à une con­traction in­é­vitable du marché mondial qui sera à la base de la nouvelle récession inter­na­tio­nale. Le FMI ne s'y trompe d'ailleurs pas, il a déjà intégré l'effet récessif dans ses prévisions et la diminution s'avère de taille : la crise financière coûtera 2 % de croissance mondiale en moins en 1998 par rapport à 1997 (4,3 %), alors que 1999 devrait porter l'essentiel du choc, une paille pour ce qui ne devait qu'être un épiphénomène sans impor­tance !

Le deuxième millénaire, censé être le témoin de la victoire définitive du capi­ta­lisme et du nouvel ordre mon­dial commen­cera vraisemblablement par une croissance zéro !

Continuité et limites des palliatifs

Depuis plus d'une trentaine d'année, la fuite en avant dans un endettement de plus en plus grand ainsi qu'un report des effets les plus dévastateurs de la crise sur la périphé­rie ont permis à la bour­geoisie internationale de reporter les échéances. Cette politique qui est encore largement de mise à l'heure actuelle marque des signes de plus en plus évi­dents d'essoufflement. Le nouvel ordre financier qui a progressivement rempla­cé les accords de Bretton Woods d'après-guerre « se révèle aujourd'hui fort coûteux. Les pays riches (Etats-Unis, Union européenne, Japon) en ont bénéficié, alors que les petits sont faci­lement submergés par une arrivée même modeste de capitaux » (John Llewel­lyn, Global chief economist chez Lehman Brothers London). Tel un re­tour de mani­velle, les effets les plus dé­vastateurs de la crise ont de plus en plus de mal à être con­tenus à la marge du système économique in­ternational. La dégradation et les secousses économi­ques y sont d'une telle ampleur que les répercussions se font inévitablement et directement sentir au cœur même des plus puissantes métropoles.

Après la faillite du tiers-monde, du bloc de l'Est et de l'Asie du Sud-est, c'est maintenant la seconde puis­sance éco­nomique mon­diale – le Japon – qui est en train de vaciller. Il n'est plus ici question de par­ler de périphérie du sys­tème, c'est l'un des trois pôles qui constituent le cœur même du système qui est atteint. Autre signe inéquivoque de cet épuisement des palliatifs, c'est l'incapacité de plus en plus grande des institutions internatio­nales, tels le FMI ou la Banque mon­diale – qui ont été mi­ses en place pour éviter que ne se repro­duisent des scéna­rios comme en 1929 – à éteindre les in­cendies qui se multi­plient à intervalle de plus en plus rap­prochés aux quatre coins du monde. Ceci se traduit con­crè­tement dans les milieux financiers par « l'incertitude du FMI prêteur en dernier ressort ».

Les marchés murmurent que le FMI n'a plus de ressources suffisantes pour jouer au pompier : « En outre, les derniers rebondissements de la crise russe ont mon­tré que le Fond Monétaire Interna­tional (FMI) n'était plus disposé – capable disent certains – à jouer sys­tématiquement le pompier. La décision du FMI et du groupe des sept pays les plus industrialisés de ne pas apporter à la Russie de soutien finan­cier supplé­mentaire la semaine dernière peut-être considérée comme fondamentale pour l'avenir de la politique d'investissement dans les pays émergents (...) Traduc­tion : rien ne dit que le FMI intervien­drait finan­cièrement pour éteindre une crise possible en Amérique latine ou ailleurs. Voilà qui n'est pas pour rassu­rer des investisseurs » (d'après AFP, Le Soir, 25 août). De plus en plus, à l'image du continent africain à la dé­rive, la bourgeoisie n'aura pas d'autre choix que d'abandonner des pans entiers de son économie mondiale pour s'isoler des foyers les plus gangrenés et préserver un minimum de stabilité sur une base plus restreinte.

Telle est l'une des raisons majeures de l'ac­célération dans la mise en place d'ensembles économiques ré­gionaux (Union euro­péenne, ALENA, etc.). Ainsi, de même que de­puis 1995 la bourgeoisie des pays déve­loppés tra­vaille à recrédibiliser ses syn­dicats dans le but de tenter d'encadrer les luttes ou­vrières à venir, de même, avec l'Euro, elle se préparait et elle se prépare encore à tenter de résister aux ébranlements fi­nanciers et monétaires en travaillant à stabiliser ce qui, dans l'économie mon­diale, fonctionne en­core. C'est dans ce sens que la bourgeoisie eu­ropéenne parle de l'Euro comme bou­clier. Un cal­cul cynique commence à être élaboré : le bilan pour le capita­lisme international est estimé entre le coût des moyens qui de­vraient être mis en oeuvre pour sauver un pays ou une région et les conséquen­ces de sa banque­route elle-même si rien n'était tenté. C'est dire que dans l'avenir, la certitude que le FMI sera toujours là comme « prêteur en dernier ressort » n'est plus de mise. Cette incertitude as­sèche les dits pays « émergents » des capitaux sur lesquels ils avaient bâti leur « prospérité », hypothé­quant par-là une possible reprise économi­que.

La faillite du capitalisme

Il n'y a encore pas si longtemps, le terme de « pays émergents » faisait fré­mir d'excitation les capitalistes du monde entier qui, dans un marché mon­dial saturé, recherchaient déses­pérément de nouveaux terrains d'accumula­tion pour leurs capitaux. Il était la tarte à la crème de tous les idéologues aux ordres qui nous les présentaient comme la preuve même de l'éternelle jeunesse du capitalisme qui était en train de trouver dans ces territoi­res son « second souf­fle ». Aujourd'hui le terme évoque im­médiatement la panique boursière, et la crainte qu'une nouvelle « crise » ne vienne s'abattre dans les pays centraux en provenance de quelque région « lointaine ».

Mais la crise ne provient pas de cette partie du monde en particulier. Elle n'est pas une crise des « pays jeunes », mais une crise de sénilité, celle d'un sys­tème entré en déca­dence il y a plus de 80 ans et qui se heurte depuis lors sans cesse aux mêmes insolubles contradic­tions : l'impossibilité de trouver toujours plus de débouchés solvables pour les marchandises produites, afin d'assurer la poursuite de l'accumulation du capi­tal. Deux guerres mondiales, des phases de crise ou­vertes destructrices, dont celle que nous vivons depuis trente ans, en ont été le prix. Pour « tenir », le sys­tème n'a cessé de tricher avec ses pro­pres lois. Et la principale de ces triche­ries, c'est la fuite en avant dans un en­dettement de plus en plus faramineux.

L'absurdité de la situation en Russie où les banques et l'Etat ne « tenaient bon » qu'au prix de plus en plus insupportable d'une dette exponentielle qui les con­traignait à s'endetter toujours plus, rien que pour payer les intérêts de ces dettes accumulées, cette folie là n'est nulle­ment « russe ». C'est l'en­semble de l'économie  mondiale qui se maintient en vie depuis des décennies au prix de la même fuite en avant délirante, parce que c'est la seule réponse qu'elle ait à ses contradictions, parce que c'est le seul moyen de créer artificiellement de nouveaux marchés pour les capitaux et les marchandi­ses. C'est le système tout entier qui est mondialement bâti sur un énorme château de cartes de plus en plus fragilisé. Les prêts et investisse­ments massifs vers les pays « émergents », eux-mêmes financés par d'autres prêts, n'ont été qu'un moyen de reporter la crise du système et ses con­tra­dictions explosives du centre vers la péri­phérie. Les krachs boursiers succes­sifs – 1987, 1989, 1997, 1998 – qui en sont un produit, expriment l'ampleur toujours plus grande de l'effondrement du capitalisme.

Face à cet enfoncement brutal que nous avons sous les yeux, la question n'est pas de savoir pourquoi il y a une telle récession maintenant, mais plutôt pour­quoi elle n'est pas arrivée beaucoup plus tôt. La seule ré­ponse est : parce que la bourgeoisie, au ni­veau mondial, a tout fait pour repousser de telles échéances dans le temps en utili­sant des tricheries avec les lois de son système. La crise de surproduction, ins­crite dans les prévi­sions du marxisme dès le siècle der­nier, ne peut trouver de solution réelle dans les tricheries. Et au­jourd'hui, c'est en­core le marxisme qui renvoie dos à dos ces mes­sieurs les ex­perts tenants du « libéralisme » comme ceux partisans d'un « contrôle plus strict » des aspects financiers. Ni les uns ni les autres ne peuvent sauver un sys­tème économique dont les contradic­tions explo­sent malgré les tricheries. Cette faillite du capita­lisme, seul le marxisme l'a vraiment analysée comme inévitable, faisant de cette compréhen­sion une arme pour la lutte des exploi­tés.

Et lorsqu'il faut payer la note, lorsque le fragile système financier craque, les contra­dictions de fond reprennent leurs droits : c'est la plongée dans la réces­sion, l'explosion du chômage, les failli­tes en série d'entrepri­ses et de secteurs industriels. En quelques mois, en Indo­nésie et en Thaïlande par exemple, la crise a plongé des dizaines de millions de personnes dans une profonde misère. La bourgeoisie elle-même le recon­naît et, lorsqu'elle est obligée de reconnaître de tels faits, c'est que la situation est vrai­ment grave. Et cela n'est nullement l'apanage des pays « émergents ».

L'heure de la réces­sion a sonné dans les pays centraux du capi­talisme. Les pays les plus endettés du monde ne sont d'ailleurs ni la Russie, ni le Brésil, mais appartiennent au cœur le plus déve­loppé du capitalisme, à commencer par le premier d'entre eux, les Etats-Unis. Le Japon est maintenant entré officiel­lement en récession après deux trimes­tres de crois­sance négative et il prévu que son PIB baisse de plus de 1,5 % pour 1998. La Grande-Bretagne, qui était présentée comme un modèle il n'y a pas si longtemps, aux cô­tés des Etats-Unis, de « dynamisme » éco­nomique, est contrainte devant la poussée des me­naces inflationnistes, de prévoir un « refroidissement de l'économie » et une « hausse rapide du chômage » (Libération, 13 août). Les annonces de licenciements se multiplient déjà dans l'industrie (100 000 suppressions d'em­plois sur 1,8 millions sont prévues dans les industries mécaniques dans les 18 prochains mois).

La perspective de l'économie capitaliste mondiale, c'est l'Asie qui nous la pré­sente. Alors que les plans de sauvetage et d'assai­nissement étaient censés don­ner une nou­velle vigueur à ces pays, on voit au contraire s'y installer la réces­sion, et s'y former d'énormes poches de misère et de famine.

Le capitalisme n'a pas de solution à sa crise et celle-ci n'a pas de limite au sein du sys­tème. C'est pourquoi la seule solu­tion à la barbarie et à la misère qu'il im­pose à l'hu­manité, c'est son renverse­ment par la classe ouvrière. Pour cette perspective, le proléta­riat du cœur même du capitalisme, celui d'Europe notamment, à cause de sa concen­tration et de son expérience historique, porte une responsabilité décisive vis-à-vis de ses frères de classe du reste du monde.

MFP, 20 septembre 1998



[1] [2] Il faut signaler que lors de son assemblée générale annuelle d'octobre 1997, le FMI avait considéré que le prochain « pays à risque » important pourrait bien être la Turquie. Et vive la lucidité des instances les plus "qualifiées" de la bourgeoisie !

Questions théoriques: 

  • L'économie [3]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [4]

Conflits impérialistes : un nouveau pas dans le chaos

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CONFLITS IMPÉRIALISTES

UN NOUVEAU PAS DANS LE CHAOS

Durant le dernier été, il n'y a pas eu de pause dans les convulsions du monde capitaliste. Bien au contraire, comme cela est arrivé fréquemment au cours des dernières années, la période esti­vale a été marquée par une aggravation brutale des conflits impérialistes et de la barbarie guer­rière. Attentats contre deux ambas­sades des États-Unis en Afrique, bombardements américains en Af­gha­nistan et au Soudan faisant suite à ces attentats, rébellion au Congo, avec une forte participation des pays du voisi­nage, contre le tout nouveau régime de Kabila, etc. Tous ces nouveaux événe­ments sont venus se surajouter à la multitude de con­flits armés qui dévas­tent le monde mettant en relief une nou­velle fois le chaos sanglant dans lequel s'en­fonce toujours plus la société hu­maine sous la domination du capita­lisme.

A plusieurs reprises, nous avons mis en évi­dence dans notre presse le fait que l'effon­drement du bloc de l'Est à la fin des années 1980 n'avait pas débouché sur un « nouvel ordre mondial », comme l'avait annoncé le président américain Bush à l'époque, mais bien sur le plus grand chaos de l'histoire hu­maine. Depuis la fin de la seconde bou­cherie impérialiste, le monde avait vécu sous la férule de deux blocs militaires qui n'avaient cessé de s'affronter dans des guer­res provoquant en quatre dé­cennies autant de morts que la guerre mondiale elle-même. Cependant, le par­tage du monde entre deux blocs impé­rialistes ennemis, s'il constituait un ali­ment de nombreux conflits locaux, con­traignait les deux super-puissances à exercer une certaine « police » pour main­tenir ces conflits dans un cadre « acceptable » et éviter qu'ils ne dégénè­rent dans un chaos général.

L'effondrement du bloc de l'Est, et la dispa­rition du bloc qui lui faisait face, n'ont pas fait disparaître les antagonis­mes impérialis­tes entre États capitalis­tes, bien au contraire. La menace d'une nouvelle guerre mondiale s'est momen­tanément éloignée puisque les blocs qui auraient pu s'y affronter n'existent plus mais, attisées par l'enfoncement de l'économie capitaliste dans une crise in­sur­montable, les rivalités entre États n'ont fait que s'aiguiser et se développer d'une façon de plus en plus incontrôla­ble. A partir de 1990, en provoquant dé­libérément la crise et la guerre du Golfe où ils ont fait l'étalage de leur énorme supériorité militaire, les États-Unis ont tenté d'affirmer leur autorité sur l'en­semble de la planète, et particulièrement sur leurs anciens alliés de la guerre froide. Cependant, le conflit dans l'ex-Yougoslavie a vu ces alliés s'affronter et remettre en cause la tutelle américaine, certains soute­nant la Croatie (Allemagne), d'autres la Serbie (France et Grande-Bretagne, notam­ment) alors que les États-Unis, après un soutien à la Serbie, avaient fini par soutenir la Bos­nie. C'était le début d'un « chacun pour soi » dans lequel les alliances perdaient de plus en plus de leur pérennité et où, no­tamment, la puissance américaine éprouvait des difficultés croissantes à exercer son leadership.

L'illustration la plus frappante de cette si­tuation, nous l'avions eue au cours de l'hiver dernier, lorsque les États-Unis avaient dû renoncer à leurs menaces guerrières contre l'Irak en acceptant une solution négociée par le secrétaire géné­ral de l'ONU avec le plein soutien de pays comme la France qui n'ont pas cessé, depuis le début des années 1990 de con­tester ouvertement l'hégémonie améri­caine (voir Revue internationale n° 93, « Un revers des États-Unis qui relance les ten­sions guerrières »). Ce qui s'est passé au cours de l'été a constitué une nouvelle illus­tration de cette tendance au chacun pour soi et même une accen­tuation spectaculaire de cette tendance.

La guerre au Congo

Le chaos dans lequel s'enfoncent au­jourd'hui les relations entre États saute aux yeux lorsqu'on essaie de démêler les tenants et les aboutissants des divers conflits qui ont se­coué la planète ré­cemment.

Par exemple, dans la guerre qui se déve­loppe aujourd'hui au Congo, nous voyons des pays qui avaient soute­nu il y a moins de deux ans l'offensive de Lau­rent-Désiré Kabila contre le ré­gime de Mobutu, le Rwanda et l'Ou­ganda, ap­por­ter leur plein appui à la ré­bellion contre ce même Kabila. Plus étrange­ment, ces pays qui, sur place, avaient trouvé dans les États-Unis un al­lié de premier ordre contre les in­térêts de la bourgeoisie française, se retrou­vent au­jourd'hui du même côté que cette der­nière, laquelle apporte un soutien dis­cret à la rébellion contre celui qu'elle considère comme un ennemi depuis qu'il a renversé le régime « ami » de Mobutu. Plus surprenant encore est le soutien, et qui s'est révélé dé­cisif, ap­porté par l'Angola au régime de Kabila alors que celui-ci était sur le point de succomber. Jusqu'à présent, Kabila, qui pourtant au début avait bénéficié du sou­tien angolais (notamment sous la forme de l'en­traînement et de l'équipe­ment des « ex-gendarmes katangais »), permettait aux troupes de l'UNITA en guerre contre le ré­gime actuel de Luan­da, de se replier et s'en­traîner sur le ter­ritoire du Congo. Appa­remment, l'An­gola ne lui a pas tenu rigueur de cette in­fidélité. De plus, pour compliquer en­core les choses, l'Angola qui avait per­mis, il y a juste un an, la victoire de la clique de Denis Sassou Ngesso, appuyée par la France contre celle de Pascal Lis­souba pour le con­trôle du Congo Braz­zaville, se retrouve auj­ourd'hui dans le camp ennemi de la France. Enfin, con­cernant la tentative des États-Unis de déployer leur emprise en Afrique, no­tamment contre les intérêts français, on peut constater qu'après les succès repré­sentés par l'installation au Rwanda d'un régime « ami » et surtout l'élimination de Mobutu soutenu jusqu'à la fin par la bourgeoisie française, elle marque le pas. Le régime que la pre­mière puis­sance mondiale avait installé à Kinshasa en mai 1997 a réussi à dresser contre lui, non seulement une proportion con­sidérable de la population qui l'avait pourtant accueilli avec des fleurs après trente ans de « mobutisme », mais aussi un bon nombre de pays voisins, et parti­culière­ment ses « parrains » ougandais et rwandais.

Dans la crise actuelle, la diplomatie améri­caine est particulière­ment silen­cieuse (elle s'est contentée de « demander instamment » au Rwanda de ne pas s'en mêler et de sus­pendre l'aide militaire qu'elle apporte à ce pays) alors que son adversaire français, avec la discrétion qui s'impose, apporte un sou­tien clair à la rébellion.

En réalité, ce qui saute aux yeux, au mi­lieu du chaos dans lequel s'enfonce l'Afrique centrale, c'est le fait que les divers États africains échappent de plus en plus au con­trôle des grandes puissan­ces. Durant la guerre froide, l'Afrique était un des enjeux de la rivalité des deux blocs impérialistes qui se parta­geaient la planète. Les anciennes puis­sances coloniales, et tout particulière­ment la France, avaient reçu mandat du bloc occidental pour y faire la police pour le compte de ce dernier. Progressi­vement, les différents États qui, au len­demain de l'indé­pendance, avaient tenté de s'appuyer sur le bloc russe (par exemple, l'Egypte, l'Algérie, l'Angola, le Mozambique) avaient changé de camp et étaient devenus de fidèles alliés du bloc américain avant même l'effon­drement de son rival soviétique. Cepen­dant, tant que ce dernier, même affaibli, se maintenait, il existait une solidarité fondamentale entre les puissances occi­dentales pour empêcher l'URSS de re­prendre pied en Afrique. C'est justement cette solidarité qui a volé en éclats dès que s'est effondré le bloc russe. Pour la puissance américaine, le maintien par la France d'une emprise sur une bonne partie du continent africain, emprise dispro­portionnée par rapport au poids économique et surtout militaire de ce pays dans l'arène mondiale, constituait une anomalie d'autant plus que ce der­nier ne perdait aucune occa­sion de con­tester le leadership américain. En ce sens, l'élément fondamental qui sous-tendait les différents conflits qui ont ra­vagé l'Afrique au cours des dernières années était la rivalité croissante entre les deux anciens alliés, la France et les États-Unis, ces der­niers tentant par tous les moyens de chasser la première de son pré-carré. La concrétisa­tion la plus spectaculaire de cette offensive améri­caine a été, en mai 1997, le renverse­ment du régime de Mobutu qui avait consti­tué pendant des décennies une des pièces maîtresse du dispositif impéria­liste français (et aussi américain en moment de la guerre froide) en Afrique. Lors de son accession au pouvoir, Lau­rent-Désiré Kabila n'avait pas pris de gants pour déclarer son hostilité à la France et son « amitié » pour les États-Unis qui venaient de lui mettre le pied à l'étrier. A cette époque encore, au-delà des rivalités entre les différentes cliques, notamment ethniques, qui s'affrontaient sur le terrain, la marque du conflit entre les puissances amé­ricaine et française était clairement visible, comme elle l'avait été peu auparavant avec les changements de régime au Rwanda et au Burundi au bénéfice des Tutsis sou­tenus par les États-Unis.

Aujourd'hui, il serait difficile de distin­guer les mêmes lignes d'affrontement dans la nouvelle tragédie qui vient en­sanglanter le Congo. En fait, il apparaît que les différents États qui sont impli­qués dans le conflit jouent essentielle­ment leur propre carte, indépendam­ment de l'affrontement fonda­mental en­tre France et États-Unis qui avait dé­terminé l'histoire africaine au cours de la dernière période. C'est ainsi que l'Ouganda, un des principaux artisans de la victoire de Kabila, rêve avec son entreprise actuelle contre le même Kabi­la, de prendre la tête d'un « Tutsiland » qui regrouperait autour de lui le Rwan­da, le Kenya, la Tanzanie, le Bu­rundi et les provinces orientales du Congo. Pour sa part, le Rwanda, en participant à l'of­fensive contre Kabila, vise à procéder à un « nettoyage ethnique » des sanctuaires congolais utilisés par les miliciens Hutu qui continuent leurs raids contre le ré­gime de Kigali et, au-delà, se propose de mettre la main sur la province du Kivu (d'ailleurs, un des chefs de la rébellion, Pascal Tshipata, affirmait le 5 août que celle-ci a pour raison la trahison par Kabila de sa promesse de céder le Kivu aux Banyamulengues qui l'avaient sou­tenu contre Mobutu).

Pour sa part, le soutien angolais au ré­gime de Kabila n'est pas non plus gra­tuit. En fait, ce soutien ressemble à celui de la corde qui soutient le pendu. En faisant dépendre la survie du régime de Kabila de son aide mili­taire, l'Angola est en position de force pour lui dicter ses conditions : interdiction du territoire congolais aux rebelles de l'UNITA et droit de passage à travers le Congo avec l'enclave du Cabinda coupée géographi­que­ment de son propriétaire angolais.

La tendance générale au « chacun pour soi » que manifestaient de plus en plus les an­ciens alliés du bloc américain, et qui s'était exprimée de façon éclatante dans l'ex-You­goslavie, a fait avec le conflit actuel au Con­go un pas supplé­mentaire : désormais, ce sont des pays de troisième ou de quatrième zone, comme l'Angola ou l'Ouganda, qui af­firment leurs visées impérialistes indé­pendamment des intérêts de leurs « protecteurs ». Et c'est bien cette même tendance qu'on voit en œuvre avec les atten­tats du 7 août contre les ambassa­des améri­caines en Afrique et la « riposte » des États-Unis deux semai­nes après.

Les attentats contre les ambassa­des américaines et la réponse des Etats-Unis

La préparation minutieuse, la coordina­tion et la violence meurtrière des atten­tats du 7 août permettent de penser que ces derniers ne sont pas le fait d'un groupe terroriste isolé mais qu'ils ont été appuyés, voire or­ganisés par un Etat. D'ailleurs, dès le len­demain de ces at­tentats, les autorités améri­caines affir­maient bien fort que la guerre contre le terrorisme constitue désormais un objec­tif prioritaire de leur politique (objectif que le Président Clinton a réaffirmé avec force à la tribune des Nations-Unies le 21 septembre).

En réalité, et le gouverne­ment améri­cain est clair là-dessus, ce sont les Etats pratiquant ou soutenant le terro­risme qui sont visés. Cette politique n'est pas nouvelle : cela fait déjà de nombreuses années que les Etats-Unis stigmatisent les « Etats terro­ristes » (ont fait partie de cette catégorie notamment la Libye, la Syrie et l'Iran). Evidemment, il existe des « Etats terro­ristes » qui ne font pas l'objet du cour­roux américain : ce sont ceux qui sou­tien­nent des mouvements qui servent les intérêts des Etats-Unis (comme c'est le cas de l'Ara­bie saoudite qui a financé les intégristes algériens en guerre contre un régime ami de la France). Cependant, que la première puis­sance mondiale, celle qui prétend au rôle de « Gendarme du monde », ac­corde une telle impor­tance à cette ques­tion ne relève pas seu­lement de la pro­pagande au service de ses intérêts cir­constanciels. En réalité, le fait que le terrorisme soit devenu au­jourd'hui un moyen de plus en plus uti­lisé dans les con­flits impérialistes cons­titue une illus­tration du chaos qui se dé­veloppe dans les relations entre Etats ([1] [5]), un chaos qui permet à des pays de faible impor­tance de contester la loi des grandes puissances, et particulièrement de la première d'entre elles, ce qui con­tri­bue, évidemment, à saper un peu plus le lea­dership de cette dernière.

Les deux ripostes des Etats-Unis aux at­ten­tats contre leurs ambassades, le bom­barde­ment par des missiles de croisière d'une usine de Karthoum et de la base de Oussama Ben Laden en Afghanistan, illustrent de façon probante la situation des relations internationales aujour­d'hui. Dans les deux cas, le premier pays du monde, afin de réaf­firmer son leadership, a fait une nouvelle fois éta­lage de ce qui constitue sa force essen­tielle : son énorme supériorité militaire sur tous les autres. L'armée américaine est la seule qui puisse ainsi porter la mort de fa­çon massive et avec une pré­cision diaboli­que à des dizaines de mil­liers de kilomètres de son territoire, et cela sans prendre le moindre risque. C'est un avertissement aux pays qui se­raient tentés d'apporter leur sou­tien aux groupes terroristes mais aussi aux pays occidentaux qui entretiennent de bon­nes relations avec eux. Ainsi, la destruction d'une usine au Soudan, même si le pré­texte invoqué (la fabrication dans cette usine d'armes chimiques) a du mal à te­nir la route, permet aux Etats-Unis de frapper un régime islamiste qui entre­tient de bonnes relations avec la France.

Cependant, comme en d'autres occa­sions, cet étalage de la puissance mili­taire s'est révélé fort peu efficace pour rassembler les autres pays autour des Etats-Unis. D'une part, la presque totali­té des pays arabes ou musul­mans ont condamné les bombardements. D'autre part, les grands pays occidentaux, même quand ils ont fait semblant d'approu­ver, ont fait part de leurs réserves vis-à-vis des moyens employés par les Etats-Unis. C'est là un nouveau témoignage des dif­ficul­tés considérables que rencontre au­jourd'hui la première puissance mon­diale a affirmer son leadership : en l'ab­sence de menace provenant d'une autre superpuissance (comme c'était le cas au temps de l'existence de l'URSS et de son bloc), l'étalage et l'utili­sation de la force militaire ne réussit pas à resserrer les al­liances autour d'elle ni à sur­monter le chaos qu'elle se propose de com­battre. Une telle politique ne fait bien sou­vent qu'attiser les antagonismes contre les Etats-Unis et qu'aggraver le chaos et le cha­cun pour soi.

La montée incessante du chacun pour soi et les difficultés du leadership amé­ricain appa­raissent clairement avec les bombardements des bases de Oussama Ben Laden. La ques­tion de savoir si c'est bien lui qui a com­mandité les at­tentats de Dar es-Salaam et de Nairobi n'est pas vraiment élucidée. Cepen­dant, le fait que les États-Unis aient décidé d'envoyer des missiles de croisière sur ses bases d'entraînement en Afghanistan fait bien la preuve que la première puis­sance mondiale le considère comme un ennemi. Et justement, ce même Ben La­den avait été au temps de l'occupation russe un des meilleurs alliés des États-Unis qui l'avaient financé et armé géné­reusement. Bien plus surprenant encore, il y a le fait que Ben Laden dispose de la protection des Talibans dont le soutien par les États-Unis (avec la complicité du Pakistan et de l'Arabie Saoudite) a été déci­sif dans leur conquête de l'essentiel du terri­toire afghan. Aujourd'hui, Tali­bans et améri­cains se trouvent donc dans des camps oppo­sés. En fait, il existe plusieurs raisons per­mettant de comprendre ce coup porté aux Talibans par les États-Unis.

D'une part, l'appui inconditionnel ap­porté jusqu'à maintenant par Washing­ton aux Ta­libans constituait un obstacle au processus de « normalisation » des relations avec le régime iranien. Ce pro­cessus avait connu une avancée média­tique spectaculaire avec les amabilités échangées entre les équipes de football américaine et iranienne lors de la der­nière coupe du Monde. Cependant, dans leur diplomatie en direction de l'Iran, les États-Unis ont une longueur de re­tard par rapport à d'autres pays comme la France, la­quelle a justement envoyé au même moment son ministre des af­faires étrangères à Téhé­ran. Pour la puissance américaine, il s'agit de ne pas passer à côté de la tendance ac­tuelle d'ouverture qui se manifeste dans la di­plomatie iranienne et de pas se laisser couper l'herbe sous le pied par d'autres puis­sances.

Cependant, le coup porté aux Talibans constitue également une mise en garde contre les velléités de ces derniers de pren­dre leurs distances avec Washing­ton main­tenant que leur victoire quasi complète sur leurs ennemis les rend moins dépendants de l'aide américaine. En d'autres termes, la première puis­sance mondiale veut éviter que ne se re­nouvelle en plus grand avec les Ta­libans ce qui s'est passé avec Ben Laden, que ses « amis » ne se transforment en en­nemis. Mais dans ce cas comme dans beau­coup d'autres, il n'est pas assuré que le coup de force américain soit payant. Le chacun pour soi et le chaos qu'il entraîne ne pourra pas être contre­carré par l'étalage de la force du « gendarme du monde ». Ces phénomè­nes font partie intégrante de la période his­torique actuelle de décomposition du capita­lisme et ils sont insurmontables.

D'ailleurs, l'incapacité fondamentale dans laquelle se trouve la première puis­sance mondiale à résoudre cette situa­tion se réper­cute aujourd'hui dans la vie interne de sa bourgeoisie. Dans la crise que traverse aujo­urd'hui l'exécutif amé­ricain autour du « Monicagate », il existe probablement des causes de poli­tique politicienne interne. De même, ce scandale, systématiquement couvert par les médias, est opportunément mis à profit pour détourner l'attention de la classe ouvrière d'une situation économi­que qui va en se dégradant, d'attaques patronales croissantes, comme en té­moigne la montée de la combativité ou­vrière (grèves de Gene­ral Motors et de Northwest). Enfin, l'aspect surréaliste du procès qui est fait à Clin­ton constitue un autre témoignage du pourrissement sur pieds de la société bour­geoise propre à la période de dé­composition. Cepen­dant, une telle of­fensive contre le prési­dent américain, qui pourrait conduire à sa destitution, révèle le malaise de la bour­geoisie de la première puissance mondiale incapable d'affirmer son lea­dership sur la planète.

Cela dit, les déboires de Clinton, et même de l'ensemble de la bourgeoisie américaine, ne sont qu'un aspect mi­neur, insignifiant du drame qui se joue aujourd'hui à l'échelle mondiale. Pour un nombre toujours croissant d'êtres humains, et aujourd'hui c'est particu­liè­rement le cas au Congo, le chaos qui n'en finit pas de se développer de par le monde est synonyme de massacres, de famines, d'épidémies, de barbarie. Une barbarie qui a connu au cours de l'été une nouvelle avancée et qui va encore s'aggraver tant que le capi­talisme n'aura pas été renversé.

Fabienne



[1] [6]. Dans l'article « Face à l'enfoncement dans la barbarie, la nécessité et la possibilité de la réov­lution » (Revue Internationale n° 48, 1er trim. 1987), nous avions déjà mis en évidence que les at­tentats terroristes comme ceux qui s'étaient produits à Paris en 1986 constituaient une des manifestations de l'entrée du capitalisme dans une nouvelle phase de sa décadence, celle de la décomposition. Depuis, l'ensemble des convulsions qui ont secoué la planète, notamment l'effondrement du bloc impérialiste russe à la fin des années 1980, sont venues illustrer abondamment cet enfoncement de la société capitaliste dans la décomposition et le pourrissement sur pied.

Questions théoriques: 

  • Impérialisme [7]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [4]

Berlin 1948 : en 1948, le pont aérien de Berlin cache les crimes de l'impérialisme allié

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BERLIN 1948

EN 1948, LE PONT AÉRIEN DE BERLIN CACHE LES CRIMES DE L'IMPÉRIALISME ALLIÉ

A de nombreuses reprises, dans notre presse, nous avons dénoncé les mas­sacres et les crimes des « grandes dé­mocraties » et mis en relief la co-res­ponsabilité des « alliés » et des nazis dans l'holocauste (Revue internationale n° 66 et 89).

Contrairement à ce que la propagande mensongère de la bourgeoisie met en avant – répétant inlassablement que la Seconde Guerre mondiale a été un combat en­tre les « forces du bien », « démocratiques et humanistes », et le « mal absolu », nazi et totalitaire –, celle-ci fut l'affrontement sanglant entre intérêts impérialistes rivaux et antagoni­ques tout aussi barbares et meurtriers les uns que les autres.

Une fois la guerre terminée et l'Allema­gne battue, ce furent encore les tendan­ces naturelles du capitalisme décadent et les nouvelles rivalités impérialistes entre « alliés » de la veille qui imposè­rent un régime de famine et de terreur aux populations européennes et, en premier lieu, à la population allemande. Là-aussi, contrairement à ce que déve­loppe la propagande des bourgeoisies occidentales, cette politique ne fut pas l'apanage du stalinisme.

L'épisode du pont aérien sur Berlin en 1948 marqua une accélération brutale des antagonismes impérialistes entre les blocs qui se sont constitués autour de la Russie stalinienne et des Etats-Unis. Il fut un tournant dans la politique de ces derniers à l'égard de l'Allemagne. Loin d'être l'expression de leur huma­nisme, le pont aérien des occidentaux sur Berlin fut une expression de leur contre-offensive face aux visées impé­rialistes russes. Par la même occasion, il leur permit aussi de masquer la politi­que de terreur, de famine organisée, de déportations massives et d'enfermement dans des camps de travail qu'ils impo­sèrent à la population allemande dans l'immédiat après-guerre.

Il n'est pas surprenant que les vainqueurs démocrates de la deuxième guerre mondiale – les bourgeoisies américaine, britannique et française – aient saisi l'opportunité de cette année pour célébrer le cinquantième anni­versaire du pont aérien de Berlin qui a commencé le 26 juin 1948. Selon leur pro­pagande actuelle, cet événement d'une part prouverait le soi-disant humanisme des grandes "démocraties" occidentales et leur compassion envers une nation défaite; d'au­tre part il aurait été le signal de la résistance contre les menaces du totalitarisme russe. Durant plus d'une année, plus de 2,3 mil­lions de tonnes d'approvisionnement de secours ont été livrés par les 277 728 vols des avions américains et britanniques sur Berlin ouest isolé par le blocus imposé par l'impérialisme russe. La "passion" pour la paix, la liberté et la dignité humaine qui s'était manifestée à travers cet épisode his­torique, continuerait aujourd'hui d'animer les coeurs des impérialistes occidentaux, selon leurs propres médias et politiciens.

Rien n'est aussi éloigné de la vérité ! Que l'on se penche sur l'histoire des cinquante dernières années en général qui multiplie les preuves de leur barbarie sanguinaire ou même sur l'épisode du pont aérien sur Berlin et sa signification réelle ! En réalité, le pont aérien marque essentiellement un change­ment dans la politique impérialiste améri­caine. L'Allemagne ne devait plus être désindustrialisée et transformée en pays agricole, comme cela avait été décidé à la conférence de Postdam en 1945, mais elle devait désormais être reconstruite comme rempart du bloc impérialiste occidental nou­vellement créé contre le bloc de l'Est. Ce changement de la part de l'impérialisme occidental n'était pas motivé par la compas­sion. Au contraire, la raison qui motivait cette réorientation était le poids grandissant de l'hégémonie russe qui menaçait de s'éten­dre à l'Europe de l'ouest du fait du marasme économique et politique que celle-ci con­naissait après les massacres et les destruc­tions en masse de la Seconde Guerre mon­diale. Ainsi le pont aérien, bien que servant à nourrir une partie de la population affa­mée, a été un coup de propagande bien concocté pour faire oublier la misère noire des années précédentes et pour faire accep­ter la nouvelle orientation aux populations ouest-allemandes et ouest-européennes qui allaient alors être prises en otage dans la guerre froide qui commençait. Grâce à ces vols d'approvisionnement "humanitaires" sur Berlin, trois groupes de bombardiers améri­cains B-29 furent envoyés en Europe, pla­çant ainsi les objectifs russes à leur portée...

Cependant la célébration du pont aérien cette année a été relativement discrète malgré une visite spéciale à Berlin du prési­dent américain Clinton. Une explication possible de cette campagne en sourdine autour de cet anniversaire particulier est qu'une célébration plus bruyante pouvait soulever d'inconfortables questions sur la véritable politique des Alliés, notamment les occidentaux, vis à vis du prolétariat alle­mand durant et immédiatement après la seconde guerre mondiale. Elle aurait pu révéler l'énorme hypocrisie des « démocraties » et leurs propres « crimes contre l'humanité ». Elle aurait aussi aidé à faire valoir la Gauche communiste qui, la première et constamment, a dénoncé toutes les manifestations de la barbarie du capita­lisme décadent, que ce soit sous sa forme démocratique, stalinienne ou fasciste.

Le CCI a souvent montré ([1] [8]), aux côtés d'au­tres tendances politiques de la Gauche communiste, comment les crimes de l'impé­rialisme allié durant la seconde guerre mondiale n'étaient pas moins odieux que ceux des impérialismes fascistes. Ils étaient le produit du capitalisme à une certaine étape de son déclin historique. Les bombar­dements massifs des principales villes alle­mandes et japonaises à la fin de la guerre ont montré ce qu'était en réalité la philan­thropie des Alliés : une énorme contrevérité. Les bombardements de tous les centres à haute densité de population en Allemagne n'avaient pas pour objet de détruire des ci­bles militaires, ni même économiques. La dislocation de l'économie allemande à la fin de la guerre n'a pas été achevée par ces bombardements massifs, mais par la des­truction du système de transports ([2] [9]). En fait, ces bombardements avaient pour objec­tif spécifique de décimer et de terroriser la classe ouvrière et d'empêcher qu'un mouve­ment révolutionnaire ne se développe à partir du chaos de la défaite comme ce fut le cas en 1918.

Mais 1945, « année zéro », n'a pas marqué la fin du cauchemar :

« La Conférence de Potsdam de 1945 et l'accord interalliés de mars 1946 ont for­mulé les décisions concrètes [...] de réduire la capacité industrielle allemande à un bas niveau et de donner à la place une plus grande priorité à l'agriculture. Afin d'élimi­ner toute capacité de l'économie allemande de mener une guerre, il fut décidé d'interdire totalement la production par l'Allemagne de produits stratégiques tels que l'aluminium, le caoutchouc et le benzène synthétiques. De plus, l'Allemagne était obligée de réduire sa capacité sidérurgique à 50 % de son niveau de 1929, et l'équipement superflu devait être démantelé et transporté dans les pays vic­torieux à la fois de l'Est et de l'Ouest. » ([3] [10])

Il n'est pas difficile d'imaginer les « décisions concrètes » qui ont été prises par rapport au bien-être de la population :

« A la capitulation de mai 1945, les écoles et les universités étaient fermées, tout comme les stations de radio, les journaux, la Croix Rouge nationale et le courrier. L'Al­lemagne était aussi dépouillée de beaucoup de charbon, de ses territoires de l'Est [comptant pour 25 % de ses terres arables], de ses brevets industriels, de ses bois, de ses réserves d'or, et de la plupart de sa force de travail. Les Alliés pillèrent et détruisirent usines, bureaux, laboratoires et ateliers de l'Allemagne. [...] A partir du 8 mai, date de la capitulation à l'Ouest, les prisonniers allemands et italiens au Canada, aux USA et au Royaume-Uni, qui avaient été nourris conformément à la Convention de Genève, furent soudain soumis à des rations gran­dement réduites. [...]  Les agences de se­cours étrangères furent empêchées d'en­voyer de la nourriture de l'étranger ; les trains de nourriture de la Croix Rouge fu­rent renvoyés en Suisse ; on refusa à tous les gouvernements la permission d'envoyer de la nourriture aux civils allemands ; la production d'engrais fut réduite brusque­ment ; et la nourriture était confisquée la première année, spécialement dans la zone française. La flotte de pêche était maintenue au port alors que les gens mourraient de faim. » ([4] [11])

L'Allemagne était effectivement transformée en un vaste camp de la mort par les puissan­ces occupantes russe, britannique, française et américaine. Les démocraties occidentales capturèrent 73 % de tous les prisonniers allemands dans leurs zones d'occupation. Beaucoup plus d'Allemands moururent après la guerre qu'au cours des batailles, sous les bombardements et dans les camps de con­centration de la guerre. Entre 9 et 13 millions périrent comme résultat de la politique de l'impérialisme allié entre 1945 et 1950. Ce monstrueux génocide eut trois sources principales :

–  d'abord parmi les 13,3 millions d'Alle­mands d'origine qui furent expulsés des régions orientales d'Allemagne, de Polo­gne, de Tchécoslovaquie, de Hongrie, etc., selon les accords de Potsdam ; cette épu­ration ethnique fut si inhumaine que seuls 7,3 millions arrivèrent à destination, der­rière les nouvelles frontières allemandes de l'après-guerre ; le reste « disparut » dans les circonstances les plus horribles ;

–  ensuite, parmi les prisonniers de guerre allemands qui moururent à cause des conditions de famine et de maladie dans les camps alliés – entre 1,5 et 2 millions ;

–  enfin, parmi la population en général qui n'avait que des rations de 1000 calories par jour ne garantissant qu'une lente fa­mine et la maladie – 5,7 millions en moururent.

La comptabilité exacte de cette barbarie inimaginable reste encore un secret des impérialismes « démocratiques ». Même la bourgeoisie allemande couvre, encore aujou­rd'hui, les faits qui ne peuvent être glanés que par des recherches indépendantes qui mettent en évidence les incohérences dans les chiffres officiels. Par exemple, l'estima­tion du nombre de civils qui périrent dans cette période est calculée, entre autres moyens, à partir de l'énorme manque de population enregistré par recensement de l'Allemagne en 1950. Mais le rôle des dé­mocraties occidentales dans cette campagne d'extermination est devenu plus clair après la chute de l'empire « soviétique » et l'ouver­ture des archives russes. Nombre de pertes dont l'URSS était blâmée par la propagande des occidentaux jusque là se sont révélées être de la responsabilité de ces derniers. Il s'avère, par exemple, que la plus grande partie des prisonniers de guerre sont morts dans les camps tenus par les puissances occidentales. Les décès n'étaient simplement pas enregistrés ou étaient cachés sous d'au­tres rubriques. L'échelle du massacre n'est pas surprenante si on considère les condi­tions qui étaient faites aux prisonniers : ils étaient laissés sans nourriture ou restaient sans abri ; leur nombre se voyait régulière­ment augmenté par les malades renvoyés des hôpitaux ; durant la nuit, ils pouvaient être mitraillés au hasard, pour le sport ; quant au fait de leur fournir de la nourriture, il fut dé­crété « délit capital » pour la population ci­vile (4).

L'ampleur de la famine de la population ci­vile, dont 7,5 millions étaient sans-abri après la guerre, peut être appréciée aussi aux rations qui étaient allouées par les oc­cupants occidentaux. Dans la zone française, où les conditions étaient les pires, la ration officielle en 1947 était de 450 calories par jour, la moitié de la ration de l'infâme camp de concentration de Belsen.

La bourgeoisie occidentale présente encore cette période comme une période de « réajustement » pour la population alle­mande après les inévitables horreurs de la deuxième guerre mondiale. Les privations étaient une conséquence « naturelle » de la dislocation de l'après-guerre. Dans tous les cas, argumente la bourgeoisie, la population allemande méritait un tel traitement pour avoir commencé la guerre et pour paiement des crimes de guerre du régime nazi. Cet argument écœurant est particulièrement hypocrite pour nombre de raisons. Premiè­rement, parce que la destruction complète de l'impérialisme allemand était déjà un but de la guerre pour les Alliés avant même qu'ils aient décidé d'utiliser le « grand alibi » d'Auschwitz pour le justifier. Deuxième­ment, parce que ceux qui ont été directe­ment responsables de l'arrivée au pouvoir du national-socialisme et de ses ambitions im­périalistes – les grands capitalistes alle­mands – sont sortis relativement indemnes de la guerre et de ses conséquences. Même si plusieurs grandes figures furent exécutées à l'issue des procès de Nuremberg, la majori­té des fonctionnaires et des patrons de l'ère nazie fut « recyclée » et occupa les postes dans le nouvel Etat mis en place par les Alliés ([5] [12]). Les prolétaires allemands, qui ont souffert le plus de la politique des Alliés après-guerre, n'avaient pas de responsabilité dans le régime nazi : ils en ont été ses pre­mières victimes. Les bourgeoisies alliées, qui avaient appuyé la répression d'Hitler contre le prolétariat en 1933, châtièrent une génération entière de la classe ouvrière al­lemande durant et après la guerre, non pas pour prendre une revanche sur l'ère d'Hitler, mais pour exorciser le spectre de la révolu­tion allemande qui les hantait depuis l'après-Première Guerre mondiale.

C'est seulement lorsque cet objectif meur­trier fut atteint et que l'impérialisme améri­cain réalisa que l'épuisement de l'Europe après la guerre risquait de mener à la domi­nation de l'impérialisme russe sur tout le continent que la politique de Potsdam fut changée. La reconstruction de l'Europe de l'ouest exigeait la résurrection de l'économie allemande. Alors la richesse des Etats-Unis, grossie en partie par le pillage de l'Allema­gne, pouvait être canalisée vers le plan Mar­shall pour aider à reconstruire le bastion eu­ropéen de ce qui allait devenir le bloc de l'Ouest. Le pont aérien de Berlin en 1948 était le symbole de ce changement de stra­tégie.

Les crimes de l'impérialisme sous ses formes fasciste et stalinienne sont bien connus. Quand ceux des impérialismes démocrati­ques seront plus clairs pour la classe ou­vrière mondiale, alors la possibilité de la mission historique du prolétariat sera plus clairement révélée. Il n'est pas étonnant que la bourgeoisie veuille essayer d'assimiler de manière frauduleuse le travail de la Gauche communiste sur cette question aux menson­ges de l'extrême-droite et du « négationnisme ». La bourgeoisie veut ca­cher le fait que le génocide, au lieu d'être une exception aberrante perpétuée par des fous sataniques, a été une règle générale de l'histoire du capitalisme décadent.

Como


[1] [13]. Revue internationale n° 83, « Hiroshima, Naga­zaki, ou les mensonges de la bourgeoisie » ; Revue internationale n° 88, « L'anti-fascisme justifie la barbarie » ; Revue internationale n° 89, « La co­responsabilité des alliés et des nazis dans l'holo­causte ».

[2] [14]. Selon « The strategic air war against Germany 1939-45, the official report of the Bristish bombing survey unit » qui vient seulement d'être publié.

[3] [15]. Herman Van der Wee, « Prosperity and upheaval », Pelican 1987.

[4] [16]. James Bacque, « Crimes and mercies, the fate of German civilians under allied occupation 1945-50 », Warner Books.

[5] [17] Voir Tom Bower, « Blind eye to murder ».

Géographique: 

  • Allemagne [18]

Questions théoriques: 

  • Impérialisme [7]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [4]

Révolution allemande (X) : le reflux de la vague révolutionnaire et la dégénérescence de l'Internationale

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REVOLUTION ALLEMANDE, X

Le reflux de la vague révolutionnaire
et la dégénérescence de l'Internationale

La conquête victorieuse du pouvoir en Rus­sie par la classe ouvrière en octobre 1917 allume une flamme qui va illuminer le monde entier. La classe ouvrière des pays voisins reprend immédiatement l'exemple donné par les ouvriers en Russie. Dès no­vembre 1917, la classe ouvrière en Finlande rejoint le combat. Dans les provinces tchè­ques, en Pologne, en Autriche, en Roumanie et en Bulgarie en 1918, des vagues de grè­ves font l'une après l'autre trembler les ré­gimes en place. Et quant à leur tour, en no­vembre 1918, les ouvriers allemands entrent en scène, c'est un pays-clé que gagne la vague révolutionnaire, un pays qui va être décisif pour l'issue future de ces luttes, où va se jouer la victoire ou la défaite de la révo­lution.

En mettant rapidement fin à la guerre en novembre 1918, à travers le sabotage des luttes orchestré par la social-démocratie et les syndicats – travaillant main dans la main avec l'armée – afin de vider le mouvement de son contenu et finalement à travers la provocation d'un soulèvement prématuré, la bourgeoisie allemande réussit, avant tout grâce aux forces de la « démocratie », à empêcher la conquête victorieuse du pouvoir par la classe ouvrière et une généralisation de la révolution à sa suite.

La bourgeoisie internationale s'unit pour arrêter la vague révolutionnaire

La série de soulèvements qui ont lieu en 1919, en Europe comme sur d'autres conti­nents, la fondation de la République des soviets en Hongrie en mars, celle des con­seils ouvriers slovaques en juin, la vague de grèves en France au printemps ainsi que de puissantes luttes aux Etats-Unis et en Ar­gentine, tous ces événements ont lieu alors que l'extension de la révolution en Allema­gne vient de connaître un coup d'arrêt. Comme l'élément-clé de l'extension de la révolution, la classe ouvrière d'Allemagne, n'a pas réussi à renverser la classe capita­liste par un assaut soudain et rapide, la va­gue de luttes commence à perdre son élan en 1919. Bien que les ouvriers continuent à se battre héroïquement contre l'offensive de la bourgeoisie dans une série de confrontations comme en Allemagne même (le putsch de Kapp en mars 1920) et en Italie à l'automne 1920, ces luttes ne vont pas parvenir à pous­ser le mouvement en avant.

Enfin, ces luttes ne vont pas réussir à briser l'offensive que la classe capitaliste a lancée contre le bastion isolé des ouvriers en Rus­sie. Au printemps 1918, la bourgeoisie russe qui a été renversée très rapidement et qua­siment sans violence, commence à mener une guerre civile avec le soutien de 14 armées des Etats « démocratiques ». Dans cette guerre civile qui va durer presque trois ans et s'accompagner d'un blocus éco­nomique visant à affamer les ouvriers, les armées « blanches » des Etats capitalistes épuisent la classe ouvrière russe. A travers une offensive militaire dont l'Armée rouge sort victorieuse, la classe ouvrière est en­traînée dans une guerre dans laquelle elle doit affronter, de façon isolée, la furie des armées impérialistes. Après des années de blocus et d'encerclement, la classe ouvrière en Russie sort de la guerre civile, à la fin de 1920, saignée à blanc, épuisée, avec plus d'un million de morts dans ses rangs et, par-dessus tout, politiquement affaiblie.

A la fin de 1920, quand la classe ouvrière connaît une première défaite en Allemagne, quand celle d'Italie est entraînée dans un piège à travers les occupations d'usine, quand l'Armée rouge échoue dans sa marche sur Varsovie, les communistes commencent à comprendre que l'espoir d'une extension rapide, continue de la révolution ne va pas se réaliser. Dans le même temps la classe capitaliste réalise que le danger principal, mortel, contenu dans le soulèvement des ouvriers en Allemagne, s'éloigne pour le moment.

La généralisation de la révolution est contre­carrée avant tout parce que la classe capita­liste a rapidement tiré les leçons de la con­quête victorieuse du pouvoir par les ouvriers en Russie.

L'explication historique du développement explosif de la révolution et de sa défaite rapide réside dans le fait qu'elle a surgi con­tre la guerre impérialiste et non comme ré­ponse à une crise économique généralisée comme Marx l'attendait. Contrairement à la situation qui prévaudra en 1939, le proléta­riat n'a pas été battu de façon décisive avant la première guerre mondiale ; il est capable, malgré trois années de carnage, de dévelop­per une réponse révolutionnaire à la barbarie ouverte de l'impérialisme mondial. Mettre fin à la guerre et donc empêcher le massacre d'autres millions d'exploités ne peut se faire que de façon rapide et décisive, en s'atta­quant directement au pouvoir. Voila pour­quoi la révolution, une fois enclenchée, s'est développée et répandue avec une grande rapidité. Et dans le camp révolutionnaire, tous s'attendent à une victoire rapide de la révolution au moins en Europe.

Cependant, si la bourgeoisie est incapable de mettre un terme à la crise économique de son système, elle peut, en revanche, arrêter la guerre impérialiste quand il faut faire face à une menace révolutionnaire. C'est ce qu'elle fait une fois que la vague révolution­naire, en novembre 1918, atteint le cœur du prolétariat mondial en Allemagne. Ainsi, les exploiteurs ont été capables de renverser la dynamique vers l'extension internationale de la révolution.

Le bilan de la vague révolutionnaire de 1917–23 révèle, de façon concluante, que la guerre mondiale, déjà avant l'ère des armes atomiques de destruction massive, fournit un terrain peu favorable à la victoire du prolé­tariat. Comme le soulignait Rosa Luxem­burg dans la Brochure de Junius, la guerre moderne globale, en tuant des millions de prolétaires, incluant les bataillons les plus expérimentés et les plus conscients, menace le fondement même de la victoire du socia­lisme. De plus, elle crée des conditions de lutte différentes pour les ouvriers selon qu'ils se trouvent dans les pays vaincus, les pays neutres ou les pays vainqueurs. Ce n'est pas par hasard si la vague révolutionnaire est la plus forte dans le camp des vaincus, en Russie, en Allemagne, dans l'Empire austro-hongrois, mais aussi en Italie (qui n'appartenait au camp des vainqueurs que de façon formelle) et qu'elle l'est nettement moins dans des pays comme la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Ces derniers sont non seulement capables de stabiliser temporairement leur économie à travers les spoliations de guerre mais aussi de contaminer de nombreux ouvriers avec l'euphorie de la « victoire ». La bourgeoisie réussit même, dans une certaine mesure, à aviver les flammes du chauvinisme. Ainsi, malgré la solidarité mondiale avec la révo­lution d'Octobre et l'influence grandissante des révolutionnaires internationalistes au cours de la guerre, le poison nationaliste sécrété par la classe dominante continue à faire des dégâts dans les rangs ouvriers une fois la révolution commencée. Le mouve­ment révolutionnaire en Allemagne en donne des exemples édifiants : l'influence du nationalisme extrémiste, soi-disant « communiste de gauche », des nationaux-bolcheviks qui, pendant la guerre à Ham­bourg, distribuent des tracts antisémites contre la direction de Spartakus à cause de sa position internationaliste ; les sentiments patriotiques attisés après la signature du Traité de Versailles; le chauvinisme anti-français suscité par l'occupation de la Ruhr en 1923, etc. Comme nous le verrons dans la suite de cette série d'articles, l'Internationale communiste, dans sa phase de dégénéres­cence opportuniste, va chercher de plus en plus à chevaucher cette vague de nationa­lisme au lieu de s'y opposer.

Mais l'intelligence et la perfidie de la bour­geoisie allemande ne se manifestent pas seulement lorsqu'elle met immédiatement fin à la guerre dès que les ouvriers ont commencé à lancer leur assaut contre l'Etat bourgeois. Contrairement à la classe ou­vrière en Russie qui a fait face à une bour­geoisie faible et inexpérimentée, celle d'Al­lemagne affronte le bloc uni des forces du capital, avec à sa tête la social-démocratie et les syndicats.

En tirant le maximum de profit des illusions persistantes chez les ouvriers sur la démo­cratie, en attisant et en exploitant leurs di­visions nées de la guerre notamment entre les « vainqueurs » et les « vaincus », à tra­vers une série de manœuvres politiques et de provocations, la classe capitaliste est parvenue à prendre la classe ouvrière dans ses filets et la défaire.

L'extension de la révolution est stoppée. Après avoir survécu à la première vague de réactions ouvrières, la bourgeoisie peut dès lors passer à l'offensive. Elle va faire tout ce qui est en son pouvoir pour renverser le rap­port de forces en sa faveur.

Nous allons maintenant examiner comment les organisations révolutionnaires ont réagi face à ce coup d'arrêt de la lutte de classe et quelles ont été les conséquences pour la classe ouvrière en Russie.

L'Internationale communiste du IIe au IIIe congrès

Quand la classe ouvrière commence à bou­ger en Allemagne en novembre 1918, les bolcheviks, dès décembre, appellent à une conférence internationale. A ce moment-là, la plupart des révolutionnaires pensent que la conquête du pouvoir par la classe ouvrière en Allemagne va réussir au moins aussi rapidement qu'en Russie. Dans la lettre d'invitation à cette conférence il est proposé qu'elle se tienne en Allemagne (en toute légalité) ou en Hollande (dans l'illégalité) le 1er février 1919. Personne ne prévoit, dans un premier temps, de la tenir en Russie. Mais l'écrasement des ouvriers en janvier à Berlin, l'assassinat des chefs révolutionnai­res Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht et la répression organisée par les corps-francs, eux-mêmes dirigés par le SPD, rendent im­possible la tenue de cette réunion dans la capitale allemande. C'est seulement à ce moment-là que Moscou est choisie. Quand l'Internationale communiste est fondée en mars 1919, Trotski écrit dans les Izvestia le 29 avril 1919 : « Si le centre de l'Internatio­nale se trouve aujourd'hui à Moscou, de­main il sera déplacé – nous en sommes profondément convaincus – à l'ouest, vers Paris, Berlin, Londres. »

Pour toutes les organisations révolutionnai­res la politique de l'IC est déterminée par les intérêts de la révolution mondiale. Les premiers débats au congrès, sont marqués par la situation en Allemagne, sur le rôle de la social-démocratie dans l'écrasement de la classe ouvrière durant les luttes de janvier et sur la nécessité de combattre ce parti en tant que force capitaliste.

Trotski écrit dans l'article mentionné ci-dessus : « La question du "droit d'aînesse" révolutionnaire du prolétariat russe n'est qu'une question temporaire... La dictature du prolétariat russe ne sera abolie une fois pour toutes et transformée en une construc­tion générale du socialisme que lorsque la classe ouvrière européenne nous aura libé­rés du joug économique et surtout militaire de la bourgeoisie européenne. » (Trotski, Izvestia, 29 avril et 1er mai 1919). Et en­core : « Si le peuple européen ne se soulève pas et ne renverse pas l'impérialisme, c'est nous qui seront renversés – il n'y a aucun doute là-dessus. Soit la révolution russe ouvre les vannes de l'ouragan des luttes à l'ouest, soit les capitalistes de tous les pays annihileront et étrangleront notre lutte. » (Trotski au IIe congrès des soviets)

Après que plusieurs partis aient rejoint l'IC en un court espace de temps, à son IIe con­grès en juillet 1920, il est noté : « Dans cer­taines circonstances, il peut y avoir pour l'IC le danger d'être diluée au milieu de groupes tanguant dans une politique à demi-convaincue et qui ne se sont pas encore libérés de l'idéologie de la 2e Internatio­nale. Pour cette raison, le IIe congrès mondial de l'IC considère qu'il est néces­saire d'établir des conditions très précises à l'admission de nouveaux partis. »

Même si l'Internationale est fondée dans le feu de la situation, elle établit certaines dé­limitations claires sur des questions aussi centrales que l'extension de la révolution, la conquête du pouvoir politique, la délimita­tion la plus claire possible vis-à-vis de la social-démocratie, la dénonciation claire de la démocratie bourgeoise ; par contre, d'au­tres questions telles que les syndicats et la question parlementaire, l'IC les laisse ouver­tes.

La majorité de l'IC adopte comme orienta­tion la participation aux élections parlemen­taires mais sans que ce soit une obligation explicite du fait qu'une forte minorité (notamment le groupe autour de Bordiga connu, à ce moment-là, comme « la fraction abstentionniste ») y est totalement opposée. Par contre, l'IC décide qu'il est obligatoire que tous les révolutionnaires travaillent dans les syndicats. Les délégués du KAPD qui ont quitté le congrès avant qu'il ne com­mence, d'une façon totalement irresponsable, ne peuvent pas défendre leur point de vue sur ces questions, contrairement aux cama­rades italiens. Le débat qui s'est déjà engagé avant le congrès avec la publication du texte de Lénine La maladie infantile du commu­nisme, va évoluer autour de la question des méthodes de lutte dans la nouvelle époque de décadence du capitalisme. C'est dans cette bataille politique qu'apparaît la Gauche communiste.

Par rapport au développement à venir de la lutte de classe, le IIe congrès manifeste en­core de l'optimisme. Pendant l'été 1920, tout le monde s'attend à une intensification des luttes révolutionnaires. Mais après la défaite des luttes à l'automne 1920, la tendance va s'inverser.

Le reflux de la lutte de classe, un tremplin pour l'opportunisme

Dans les Thèses sur la situation internatio­nale et les tâches de l'Internationale communiste, l'IC, à son IIIe congrès en juillet 1921, analyse la situation de la manière sui­vante :

« Pendant l'année écoulée entre le IIe et le IIIe congrès de l'Internationale communiste, une série de soulèvements et de batailles de la classe ouvrière ont abouti à des défaites partielles (l'offensive de l'Armée rouge sur Varsovie en août 1920, le mouvement du prolétariat italien en septembre 1920, le soulèvement des ouvriers allemands en mars 1921). La première période du mouvement révolutionnaire après la guerre doit être considérée comme globalement terminée, la confiance de la classe bourgeoise en elle-même et la stabilité de ses organes d'Etat se sont indubitablement renforcés. (...) Les dirigeants de la bourgeoisie (...) ont mené partout une offensive contre les masses ouvrières. (...) Face à cette situation, l'IC se pose et pose à l'ensemble de la classe ou­vrière les questions suivantes : dans quelle mesure ces nouveaux rapports politiques en­tre le prolétariat et la bourgeoisie corres­pondent plus profondément au rapport de forces entre les deux camps opposés ? Est-il vrai que la bourgeoisie est sur le point de restaurer l'équilibre social qui a été boule­versé par la guerre ? Existe-t-il des bases pour supposer que l'époque des paroxysmes politiques et des batailles de classe est dépassée par une nouvelle époque prolongée de restauration et de croissance capita­liste ? Ceci ne nécessite-t-il pas de réviser le programme ou la tactique de l'Internatio­nale communiste ? » (Thèses sur la situation internationale et les tâches de l'IC, IIIe Con­grès mondial, 4 juillet 1921).

Et dans les Thèses sur la tactique, il est suggéré que « La révolution mondiale (...) nécessitera une plus longue période de luttes (...) La révolution mondiale n'est pas un processus linéaire. »

L'IC va s'adapter à la nouvelle situation de différentes façons.

Le slogan « Aux masses », un pas vers la confusion opportuniste

Dans un précédent article, nous avons déjà traité de la pseudo théorie de l'offensive. Une partie de l'IC et une partie du camp révolutionnaire en Allemagne poussent en effet à l'« offensive » et à « porter un coup » pour soutenir la Russie. Elles théorisent leur aventurisme en « théorie de l'offensive » selon laquelle le parti peut se lancer à l'as­saut du capital sans prendre en compte le rapport de forces ni la combativité de la classe, du moment que le parti est assez déterminé et courageux.

Cependant, l'histoire montre que la révolu­tion prolétarienne ne peut être provoquée de façon artificielle et que le parti ne peut compenser le manque d'initiative et de com­bativité des masses ouvrières. Même si l'IC rejette en fin de compte les activités aventu­reuses du KPD en juillet 1921, à son IIIe con­grès, elle-même préconise des moyens op­portunistes pour accroître son influence parmi les masses indécises : « Aux masses, c'est le premier slogan que le 3e congrès en­voie aux communistes de tous les pays ». En d'autres termes, si les masses piétinent, alors les communistes doivent aller aux masses.

Afin d'augmenter son influence parmi les masses, l'IC, à l'automne 1920, pousse à l'établissement de partis de masse dans plusieurs pays. En Allemagne, l'aile gauche de l'USPD centriste se joint au KPD pour former le VKPD en décembre 1920 (ce qui fait monter son effectif à 400 000 membres). Dans cette même période, le parti commu­niste tchèque avec ses 350 000 membres et le parti communiste français avec environ 120 000 membres sont admis dans l'Interna­tionale.

« Depuis le premier jour de sa formation, l'IC s'est donné clairement et sans équivo­que le but de ne pas former des petites sectes communistes (...), mais bien la participation aux luttes de la classe ouvrière, l'orientation de ces luttes dans une direction communiste et la formation, dans la lutte, de grands partis communistes révolutionnaires. Dès le début de son existence, l'IC a rejeté les tendances sectaires en appelant ses partis associés – quelle que soit leur taille – à participer aux syndicats afin de renverser de l'intérieur leur bureaucratie réactionnaire et de faire des syndicats des organes révolu­tionnaires de masse, des organes de sa lutte. (...) A son IIe congrès, l'IC a ouvertement rejeté les tendances sectaires dans sa réso­lution sur la question syndicale et l'utilisa­tion du parlementarisme. (...) Le commu­nisme allemand, grâce à la tactique de l'IC (travail révolutionnaire dans les syndicats, lettres ouvertes, etc.) est devenu un grand parti révolutionnaire de masse. (...) En Tchécoslovaquie, les communistes sont parvenus à gagner à leurs côtés la majorité des ouvriers organisés politiquement. (...) D'un autre côté, les groupes communistes sectaires (tels que le KAPD, etc.) n'ont pas été capables d'obtenir le moindre succès. » (Thèses sur la tactique, IIIe congrès de l'IC)

En réalité, ce débat sur les moyens de la lutte et la possibilité d'un parti de masse dans la nouvelle époque du capitalisme dé­cadent a déjà commencé au congrès de fondation du KPD en décembre 1918-janvier 1919. A cette époque, le débat tourne autour de la question syndicale et de savoir si l'on peut encore utiliser le parlement bourgeois.

Même si Rosa Luxemburg, à ce congrès, se prononce encore pour la participation aux élections parlementaires et pour le travail dans les syndicats, c'est avec la vision claire que de nouvelles conditions de lutte ont surgi, conditions dans lesquelles les révolu­tionnaires doivent lutter pour la révolution avec la plus grande persévérance et sans l'espoir naïf d'une « solution rapide ». Met­tant en garde le congrès contre l'impatience et la précipitation, elle dit avec beaucoup d'insistance : « Si je décris le processus de cette façon, ce processus peut apparaître d'une certaine manière plus long que nous ne l'avons imaginé au début. » Même dans le dernier article qu'elle écrit avant son as­sassinat, elle affirme : « De tout cela, on peut conclure que nous ne pouvons pas attendre une victoire finale et durable en ce moment. » (L'ordre règne à Berlin)

L'analyse de la situation et l'évaluation du rapport de forces entre les classes a toujours été une des tâches primordiales des com­munistes. S'ils n'assument pas correctement ces responsabilités, s'ils continuent d'atten­dre un mouvement montant quand celui-ci est en train de reculer, il y a le danger de tomber dans des réactions d'impatience, aventuristes, et de chercher à substituer au mouvement de la classe des tentatives arti­ficielles.

C'est la direction du parti communiste alle­mand qui, à sa conférence d'octobre 1919, après le premier reflux des luttes en Alle­magne, propose d'orienter son travail en direction d'une participation aux syndicats et aux élections parlementaires afin d'accroître son influence dans les masses travailleuses, tournant ainsi le dos au vote majoritaire de son congrès de fondation. Deux ans plus tard, au IIIe congrès de l'IC, ce débat refait surface.

La gauche italienne autour Bordiga a déjà attaqué l'orientation du IIe congrès sur la participation aux élections parlementaires (voir les Thèses sur le parlementarisme), mettant en garde contre cette orientation qui serait un terrain fertile pour l'opportunisme; et si le KAPD n'a pas pu se faire entendre au IIe congrès, sa délégation intervient au IIIe congrès dans des circonstances plus diffici­les et combat cette dynamique opportuniste.

Tandis que le KAPD souligne que « le pro­létariat a besoin d'un parti-noyau ultra-formé », l'IC cherche une porte de sortie dans la création de partis de masse. La posi­tion du KAPD est rejetée.

Quant à l'orientation opportuniste « Aux masses », elle va faciliter l'adoption de la « tactique du front unique » qui sera adoptée quelques mois après le IIIe congrès.

Ce qui est notable ici, c'est que l'IC s'embar­que dans cette voie alors que la révolution en Europe ne s'étend plus et que la vague de luttes connaît un reflux. De même que la révolution russe de 1917 n'a constitué que l'ouverture d'une vague internationale de luttes, le déclin de la révolution et le recul politique de l'Internationale ne sont que le résultat et une expression de l'évolution du rapport de forces international. Ce sont les circonstances historiquement peu favorables d'une révolution émergeant d'une guerre mondiale ainsi que l'intelligence de la bour­geoisie qui a mis fin à la guerre à temps et joué la carte de la démocratie qui ont créé, en empêchant l'extension de la révolution, les conditions de l'opportunisme croissant au sein de l'Internationale.

Le débat sur l'évolution en Russie

Afin de comprendre les réactions des révo­lutionnaires envers l'isolement de la classe ouvrière en Russie et le changement du rapport de forces entre la bourgeoisie et le prolétariat, nous devons examiner l'évolution de la situation en Russie même.

Quand en Octobre 1917, la classe ouvrière, sous la direction du parti bolchevik, prend le pouvoir, il n'existe en Russie aucune illusion sur la possibilité de construction du socia­lisme en un seul pays. L'ensemble de la classe a les yeux tournés vers l'étranger, attendant une aide de l'extérieur. Et quand les ouvriers prennent les premières mesures économiques comme la confiscation des usines et celles qui vont dans le sens de la prise en main de la production, ce sont pré­cisément les bolcheviks qui les mettent en garde contre de fausses attentes par rapport à de telles mesures. Ces derniers sont parti­culièrement clairs sur le caractère prioritaire et vital des mesures politiques, c'est-à-dire l'orientation vers la généralisation de la ré­volution. Ils sont particulièrement clairs sur le fait que la conquête du pouvoir par le prolétariat dans un pays ne constitue pas évidemment l'abolition du capitalisme. Tant que la classe ouvrière n'a pas renversé la classe dominante à l'échelle mondiale ou dans des régions décisives, ce sont les mesu­res politiques qui restent primordiales, dé­terminantes. Dans les zones conquises, le prolétariat ne peut qu'administrer, au mieux de ses intérêts, la pénurie caractéristique de la société capitaliste.

Plus grave, au printemps 1918 quand les Etats capitalistes mettent en place le blocus économique et se jettent dans la guerre civile aux côtés de la bourgeoisie russe, la classe ouvrière et les paysans en Russie se trouvent confrontés à une situation économi­que désastreuse. Comment résoudre de graves problèmes de pénurie alimentaire tout en faisant face au travail de sabotage orchestré par la classe capitaliste ? Com­ment organiser et coordonner les efforts militaires pour riposter efficacement aux attaques des armées blanches ? Seul l'Etat est capable de remplir ce type de tâches. Et c'est bien un nouvel Etat qui surgit après l'insurrection et qui, à bien des niveaux, est composé par les anciennes catégories de fonctionnaires. Cependant, pour faire face à l'ampleur des tâches telles que la guerre civile et la lutte contre le sabotage de l'inté­rieur, les milices de la première période ne sont plus suffisantes ; il faut créer une armée rouge et des organes de répression spéciali­sés.

Ainsi, alors que la classe ouvrière détient les rênes du pouvoir depuis la révolution d'Oc­tobre et pendant une courte période qui lui fait suite, alors que durant cette période les principales décisions sont prises par les so­viets, un processus va se mettre en place rapidement dans lequel les soviets vont per­dre de plus en plus leur pouvoir et leurs moyens de coercition au bénéfice de l'Etat post-insurrectionnel. Au lieu que ce soient les soviets qui contrôlent l'appareil d'Etat, qui exercent leur dictature sur l'Etat, qui utilisent l'Etat comme instrument dans le sens des intérêts de la classe ouvrière, c'est ce nouvel « organe » – que les bolcheviks appellent de façon erronée un « Etat ou­vrier » – qui commence à saper le pouvoir des soviets et à leur imposer ses propres directives. Cette évolution a pour origine le fait que le mode de production capitaliste continue à prévaloir. De plus, non seulement l'Etat post-insurrectionnel n'a pas commencé à dépérir mais au contraire il tend à enfler de plus en plus. Cette tendance va s'accen­tuer au fur et à mesure que la vague révolu­tionnaire va cesser de s'étendre et même refluer, laissant de plus en plus la classe ou­vrière isolée en Russie. Moins le prolétariat sera capable de mettre la pression sur la classe capitaliste à l'échelle internationale, moins il sera capable de contrecarrer ses plans et notamment d'empêcher les opéra­tions militaires contre la Russie ; c'est ainsi que la bourgeoisie va disposer d'une plus grande marge de manœuvre pour étrangler la révolution en Russie. Et c'est dans cette dynamique de rapport de forces que l'Etat post-insurrectionnel en Russie va se déve­lopper. Ainsi, c'est la capacité de la bour­geoisie d'empêcher l'extension de la révolu­tion qui est à la base du fait que l'Etat soit devenu de plus en plus hégémonique et « autonome ».

Pour faire face à la pénurie croissante des biens imposée par les capitalistes, aux mau­vaises récoltes, au sabotage des paysans, aux destructions causées par la guerre civile, aux famines et aux épidémies qui découlent de tout cela, l'Etat dirigé par les bolcheviks est forcé de prendre de plus en plus de mesures de coercition de toutes sorte, telles que la confiscation des récoltes et le rationnement de presque tous les biens. Il est également contraint de chercher à nouer des liens commerciaux avec les pays capitalistes et cette question ne se pose pas comme ques­tion morale mais comme une question de survie. La pénurie et le commerce ne peu­vent être directement administrés que par l'Etat. Mais qui contrôle l'Etat ?

Qui doit exercer le contrôle sur l'Etat ? Le parti ou les conseils ?

A l'époque, la conception selon laquelle le parti de la classe ouvrière doit prendre, en son nom, le pouvoir et donc les postes de commande du nouvel Etat post-insurrection­nel est largement partagé chez les révolu­tionnaires. C'est ainsi qu'à partir d'octobre 1917 les membres dirigeants du parti bol­chevik occupent les plus hautes fonctions dans le nouvel Etat et commencent à s'iden­tifier avec cet Etat lui-même.

Cette conception aurait pu être mise en question et rejetée si, à travers d'autres in­surrections victorieuses et notamment en Allemagne, la classe ouvrière avait triomphé de la bourgeoisie au niveau internationale. Après une telle victoire, le prolétariat et ses révolutionnaires auraient eu les moyens de mieux mettre en évidence les différences, voire les conflits d'intérêts qui existent entre l'Etat et la révolution. Ils auraient donc pu mieux critiquer les erreurs des bolcheviks. Mais l'isolement de la révolution russe a fait que le parti, à son tour, a pris de plus en plus fait et cause pour l'Etat au lieu de dé­fendre les intérêts du prolétariat internatio­nal. Progressivement, toute initiative est ôtée des mains des ouvriers et l'Etat va dé­rouler ses tentacules, devenir autonome. Quant au parti bolchevik, il va être à la fois le premier otage et le principal promoteur de son développement.

A la fin de la guerre civile, la famine s'ag­grave encore durant l'hiver 1920-21 au point que la population de Moscou, dont une par­tie tente de fuir la famine, chute de 50 %, et celle de Petrograd des 2/3. Les révoltes pay­sannes et les protestations ouvrières se mul­tiplient. Une vague de grèves surgit surtout dans la région de Petrograd et les marins de Kronstadt sont le fer de lance de cette résis­tance contre la dégradation des conditions de vie et contre l'Etat. Ils établissent des re­vendications économiques et politiques : à côté du rejet de la dictature du parti, c'est surtout la revendication du renouveau des soviets qui est mise en avant.

L'Etat, avec à sa tête le parti bolchevik, dé­cide d'affronter violemment les ouvriers, les considérant comme des forces contre-révo­lutionnaires manipulées par l'étranger. Pour la première fois, le parti bolchevik participe de manière homogène à l'écrasement violent d'une partie de la classe ouvrière. Et ceci a lieu au moment où il célèbre le 50e anniver­saire de la Commune de Paris et trois ans après que Lénine, au congrès de fondation de l'IC, ait écrit le slogan « Tout le pouvoir aux soviets » sur les drapeaux de l'Interna­tionale. Bien que ce soit le parti bolchevik qui assume concrètement l'écrasement du soulèvement de Kronstadt, c'est l'ensemble du mouvement révolutionnaire de l'époque qui est dans l'erreur sur la nature de ce sou­lèvement. L'Opposition ouvrière russe comme les partis membres de l'Internatio­nale le condamnent clairement.

En réponse à cette situation de mécontente­ment général grandissant et afin d'inciter les paysans à produire et à livrer leurs récoltes sur les marchés, il est décidé en mars 1921 d'introduire la Nouvelle politique économique (NEP) qui, en réalité, ne repré­sente pas une « retour » vers le capitalisme puisque celui-ci n'a jamais été aboli, mais une adaptation au phénomène de pénurie et aux lois du marché. En même temps, un accord commercial est signé entre la Grande Bretagne et la Russie.

Par rapport à cette question de l'Etat et à l'identification du parti avec cet Etat, des divergences existent au sein du parti bol­chevik. Comme nous l'avons écrit dans la Revue internationale n° 8 et n° 9, des voix communistes de gauche en Russie ont déjà tiré la sonnette d'alarme et mis en garde contre le danger d'un régime capitaliste d'Etat. Ainsi en 1918, le journal Le commu­niste s'élève contre les tentatives de discipli­ner la classe ouvrière. Même si avec la guerre civile, la plupart des critiques sont mises à l'arrière plan et si, sous la pression de l'agression des capitalistes étrangers, le parti voit ses rangs se resserrer, une opposi­tion continue à se développer contre le poids croissant des structures bureaucratiques au sein du parti. Le groupe du Centralisme dé­mocratique autour d'Ossinski fondé en 1919 critique la perte d'initiative des ouvriers et appelle au rétablissement de la démocratie au sein du parti, notamment lors de la IXe Conférence à l'automne 1920 où il dénonce sa bureaucratisation croissante.

Lénine lui-même, qui pourtant assume les plus hautes responsabilités étatiques, est celui qui pressent le mieux le danger que peut représenter ce nouvel Etat pour la révo­lution. Il est souvent le plus déterminé dans ses arguments pour appeler et encourager les ouvriers à se défendre contre cet Etat.

Ainsi, dans le débat sur la question syndi­cale, alors que Lénine insiste sur le fait que les syndicats doivent servir à défendre les intérêts ouvriers, même contre l'« Etat ou­vrier » qui souffre de déformations bureau­cratiques – preuve claire que Lénine admet l'existence d'un conflit entre l'Etat et la classe ouvrière –, Trotski demande l'inté­gration totale des syndicats à l'« Etat ou­vrier ». Il veut parachever la militarisation du processus de production, même après la fin de la guerre civile. Le groupe de L'oppo­sition ouvrière qui apparaît pour la première fois en mars 1921, au Xe congrès du parti, veut que la production soit contrôlée par les syndicats industriels eux-mêmes étant sous le contrôle de l'Etat soviétique.

Au sein du parti, les décisions sont de plus en plus transférées des conférences du parti au réunions du comité central et du Bureau politique récemment constitué. La militari­sation de la société que la guerre civile a provoquée, s'étend profondément de l'Etat jusqu'aux rangs du parti. Au lieu de pousser à l'initiative de ses membres dans les comi­tés locaux, le parti soumet la totalité de l'ac­tivité politique en son sein au strict contrôle de la direction, à travers des « départements » politiques, menant ainsi à la décision du Xe congrès, en mars 1921, d'interdire les fractions dans le parti.

Dans la seconde partie de cet article, nous analyserons la résistance de la Gauche communiste contre cette tendance opportu­niste et comment l'Internationale devint de plus en plus l'instrument de l'Etat russe.

DV


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  • La Gauche Germano-Hollandaise [21]

Approfondir: 

  • Révolution Allemande [22]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La Révolution prolétarienne [23]

Le communisme n'est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire [5° partie]

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1919 : Le programme de la dictature du prolétariat

La période 1918-20, phase « héroïque » de la vague révolutionnaire inaugurée par l'in­surrection d'Octobre en Russie, a aussi été la période durant laquelle les partis communis­tes de l'époque ont formulé leur programme de renversement du capitalisme et de transi­tion vers le communisme.

Dans la Revue internationale n° 93, nous avons examiné le programme du KPD – le parti communiste d'Allemagne – qui venait de se former. Nous avons vu qu'il consistait essentiellement en une série de mesures pratiques destinées à guider la lutte du pro­létariat en Allemagne du stade de la révolte spontanée à la conquête consciente du pou­voir politique. Dans la Revue internationale n° 94, nous avons publié la plate-forme de l'Internationale communiste – adoptée à son congrès de fondation comme base du re­groupement international des forces com­munistes et comme ébauche des tâches révolutionnaires auxquelles étaient confron­tés les ouvriers de tous les pays.

Quasiment au même moment, le Parti com­muniste de Russie (PCR) – le parti bolche­vik – publiait son nouveau programme. Il était étroitement lié à celui de l'IC et avait en fait le même auteur, Nicolas Boukharine. Malgré cela, cette séparation entre la plate-forme de l'IC et les programmes des partis nationaux (de même que celle qui existait entre ces derniers) reflétait la persistance de conceptions fédéralistes héritées de l'époque de la social-démocratie; et comme Bordiga devait le souligner plus tard, l'incapacité du « parti mondial » à soumettre ses sections nationales aux priorités de la révolution in­ternationale allait avoir de sérieuses impli­cations face au recul de la vague révolution­naire et à l'isolement et la dégénérescence de la révolution en Russie. Nous aurons l'occa­sion de revenir sur ce problème particulier. Il est cependant instructif de faire une étude spécifique du programme du PCR et de le comparer à ceux qu'on a examinés aupara­vant. Le programme du KPD était le produit d'un parti confronté à la tâche de mener les masses à la prise du pouvoir; la plate-forme de l'IC, elle, était plus considérée comme un point de référence pour les partis voulant se regrouper dans l'Internationale que comme un programme d'action détaillé. C'est en fait une des petites ironies de l'histoire que l'IC n'ait adopté un programme formel et unifié qu'à son VIe Congrès, en 1928. Boukharine en était encore une fois l'auteur mais, cette fois, le programme était aussi la marque du sui­cide de l'Internationale puisque celle-ci adoptait l'infâme théorie du socialisme en un seul pays et cessait donc d'exister comme organe du prolétariat internationaliste.

Le programme du PCR, pour sa part, a été rédigé après le renversement du régime bourgeois en Russie et constituait d'abord et avant tout une présentation détaillée et pré­cise des buts et des méthodes du nouveau pouvoir des soviets. C'était donc un pro­gramme pour la dictature du prolétariat et, en ce sens, il constitue une indication unique du niveau de clarté programmatique atteint par le mouvement communiste à ce moment-là. Plus encore, si nous n'hésiterons pas à indiquer les parties du programme que l'ex­périence pratique devait mettre en question ou réfuter de façon définitive, nous montre­rons aussi que, dans la plupart de ses lignes essentielles, ce document reste un point de référence profondément valable pour la révolution prolétarienne du futur.

Le programme du PCR a été adopté au VIIIe congrès du parti en mars 1919. La nécessité d'une révision fondamentale du vieux pro­gramme de 1908 était apparue au moins depuis 1917, lorsque les bolcheviks avaient abandonné la perspective de la « dictature démocratique » pour adopter celle de la conquête prolétarienne du pouvoir et de la révolution socialiste mondiale. A l'époque du VIIIe congrès, il y avait de nombreux désac­cords au sein du parti concernant le pouvoir des soviets et son développement (nous y reviendrons dans un article ultérieur). Aussi le programme exprime-t-il, en un certain sens, un compromis entre différents courants au sein du parti, incluant ceux qui esti­maient que le processus révolutionnaire n'allait pas assez vite en Russie et ceux qui se rendaient compte que certains principes fondamentaux étaient remis en question.

Le programme allait rapidement être suivi d'un ouvrage d'explication et de popularisa­tion considérable, L'ABC du communisme rédigé par Boukharine et Preobrajenski. Ce livre est bâti autour des points du pro­gramme mais il constitue plus qu'un simple commentaire de celui-ci. En fait, il est deve­nu lui-même un classique, une synthèse de la théorie marxiste et de son développement depuis Le manifeste communiste jusqu'à la révolution russe, rédigé dans un style acces­sible et vivant qui a fait de lui un manuel d'éducation politique à la fois pour les mem­bres du parti et pour la large masse des ou­vriers qui soutenaient et faisaient vivre la révolution. Si le présent article se concentre sur le programme du PCR plutôt que sur L'ABC du communisme, c'est parce qu'un examen détaillé de ce dernier ne peut être fait dans un seul article; ce n'est pas du tout pour minimiser l'importance du livre qui vaut toujours la peine d'être lu aujourd'hui.

C'est aussi valable et même encore plus, pour les nombreux décrets émis par le pou­voir des soviets pendant les premières pha­ses de la révolution et jusqu'à la constitution de 1918 qui définit la structure et le fonc­tionnement du nouveau pouvoir. Ces docu­ments méritent aussi d'être étudiés comme faisant partie du « programme de la dicta­ture du prolétariat », d'autant plus que, comme Trotski l'écrit dans son autobiogra­phie, « durant cette phase, les décrets étaient véritablement plus de la propagande que de vraies mesures administratives. Lénine était pressé de dire au peuple ce qu'était le nouveau pouvoir, ce qu'il serait après et comment il allait procéder pour atteindre ses buts » (Ma vie). Ces décrets ne traitaient pas seulement de questions éco­nomiques et politiques brûlantes – telles que la structure de l'Etat et de l'armée, la lutte contre la contre-révolution, l'expropriation de la bourgeoisie et le contrôle ouvrier sur l'industrie, la conclusion d'une paix séparée avec l'Allemagne, etc. –, mais aussi de nom­breuses questions sociales telles que le ma­riage et le divorce, l'éducation, la religion, etc. Toujours selon les termes de Trotski, ces décrets « seront préservés pour toujours dans l'histoire en tant que proclamations d'un nouveau monde. Non seulement les so­ciologues et les historiens, mais les futurs législateurs s'inspireront de nombreuses fois de cette source. »

Mais précisément à cause de leur gigantes­que objectif, nous ne pouvons les analyser dans cet article qui se concentrera sur le programme bolchevik de 1919 du fait même qu'il nous fournit la position la plus synthé­tique et la plus concise des buts généraux poursuivis par le nouveau pouvoir et par le parti qui les a adoptés.

L'époque de la révolution proléta­rienne

Tout comme la plate-forme de l'IC, le pro­gramme commence en se situant dans la nouvelle « ère de la révolution communiste prolétarienne mondiale », caractérisée d'un côté par le développement de l'impérialisme, la lutte féroce entre grandes puissances capitalistes pour la domination mondiale et donc par l'éclatement de la guerre impéria­liste mondiale (expression concrète de l'ef­fondrement du capitalisme) et d'un autre côté par le soulèvement international de la classe ouvrière contre les horreurs du capi­talisme en déclin, un soulèvement qui a pris une forme tangible dans la révolution d'Oc­tobre en Russie et dans le développement de la révolution dans tous les pays capitalistes centraux, en particulier en Allemagne et en Autriche-Hongrie. Le programme lui-même ne fait pas d'élaboration sur les contradicti­ons économiques du capitalisme qui avaient mené à son effondrement; elles sont exami­nées dans L'ABC du communisme, même si ce dernier ne formule pas non plus de théo­rie cohérente et définitive sur les origines de la décadence capitaliste. De même et en contraste surprenant avec la plate-forme de l'IC, le programme n'utilise pas le concept de capitalisme d'Etat pour décrire l'organisation interne du régime bourgeois dans la nou­velle période. Mais là aussi ce concept est élaboré dans L'ABC du communisme et dans d'autres contributions théoriques de Boukharine sur lesquelles nous reviendrons dans un autre article. Pour finir, tout comme la plate-forme de l'IC, le programme du PCR est totalement clair dans son insistance qu'il est impossible à la classe ouvrière de faire la révolution « sans faire de la rupture des relations et du développement d'une lutte sans pitié contre cette perversion bourgeoise du socialisme qui est dominante dans les partis social-démocrates et socialistes offi­ciels, une question de principe. »

Ayant affirmé son appartenance à la nou­velle Internationale communiste, le pro­gramme traite ensuite des tâches pratiques de la dictature du prolétariat « telles qu'elles sont appliquées en Russie, pays dont la particularité la plus notable est la prédomi­nance numérique des couches petites-bourgeoises de la population. »

Les sous-titres qui suivent dans cet article, correspondent à l'ordre et aux titres des parties du programme du PCR.

Politique générale

Le première tâche de toute révolution prolé­tarienne (révolution d'une classe qui n'a aucune assise économique dans l'ancienne société) est de consolider son pouvoir politi­que; dans ce cadre, la Plate-forme de l'Inter­nationale communiste et les Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat qui l'accompagnent, ainsi que les parties « pratiques » du programme du PCR commencent toutes par affirmer la supério­rité du système des soviets sur la démocratie bourgeoise. Contrairement à la tromperie de cette dernière sur la soi-disant participation de tous à la démocratie, le système des so­viets, dont la base se situe avant tout sur les lieux de travail plutôt que sur des unités territoriales, affirme ouvertement son carac­tère de classe. Contrairement aux parle­ments bourgeois, les soviets, avec leur prin­cipe de mobilisation permanente à travers des assemblées de masse et celui de la révo­cabilité immédiate de tous les délégués, fournissent aussi les moyens à l'immense majorité de la population exploitée et op­primée d'exercer un contrôle réel sur les organes de pouvoir de l'Etat, de participer directement à la transformation économique et sociale et ceci quels que soient la race, la religion ou le sexe. En même temps, comme l'immense majorité de la population russe était composée de paysans – et puisque le marxisme ne reconnaît qu'une seule classe révolutionnaire dans la société capitaliste – le programme affirme aussi le rôle dirigeant du « prolétariat industriel urbain » et souli­gne que « notre constitution en soviets re­flète ceci, en assignant certains droits pré­férentiels au prolétariat industriel, contrai­rement aux masses petites-bourgeoises, dés­unies en comparaison, dans les villages. » En particulier comme l'explique Victor Serge dans son livre L'an I de la révolution russe : « Le congrès pan-russe des soviets consiste dans les représentants des soviets locaux, les villes étant représentées par un député pour 25 000 habitants et les campa­gnes par un député pour 125 000. Cet arti­cle formalise la domination du prolétariat sur la paysannerie. »

Il faut se rappeler que le programme est celui d'un parti et qu'un véritable parti com­muniste ne peut jamais se satisfaire d'un statu quo tant que le but ultime du commu­nisme n'a pas été atteint, situation où il n'y aura plus besoin qu'existe un parti comme organe politique distinct. C'est pourquoi cette partie du programme insiste lourde­ment sur la nécessité pour le parti de lutter pour une participation croissante des masses à la vie des soviets, pour développer leur niveau culturel et politique, pour combattre le national-chauvinisme et les préjugés con­tre les femmes qui existent encore dans le prolétariat et les classes opprimées. Il vaut la peine de noter que, dans ce programme, il n'existe pas de théorisation de la dictature du parti (cela devait venir après), même si la question de savoir si c'est le parti qui doit ou non détenir le pouvoir est toujours restée ambiguë chez les bolcheviks de même que pour l'ensemble du mouvement révolution­naire de l'époque. Au contraire même, ce programme exprime une réelle conscience des conditions difficiles dans lesquelles se trouvait le bastion russe à l'époque (l'arriération culturelle, la guerre civile) qui avaient déjà créé un danger véritable de bureaucratisation dans le pouvoir soviétique; et une série de mesures pour combattre ce danger sont donc mises en avant :

« 1. Tout membre d'un soviet doit prendre en charge un travail défini dans un ser­vice administratif.

2. Il doit y avoir une rotation permanente parmi ceux qui sont engagés dans de tel­les tâches, de sorte que chaque membre gagne à son tour de l'expérience dans chaque branche de l'administration.

Peu à peu, l'ensemble de la population travailleuse doit être poussé à prendre un tour dans les services administratifs. »

En fait, ces mesures étaient largement in­suffisantes étant donné que le programme sous-estimait les véritables difficultés po­sées par l'encerclement impérialiste et la guerre civile : l'état de siège, la famine, la sombre réalité de la guerre civile menée avec la plus extrême férocité, la dispersion des couches les plus avancées du prolétariat sur le front, les complots de la contre-révo­lution et la terreur rouge correspondante; tout cela sapait la vie des soviets et des au­tres organes de la démocratie prolétarienne qui étaient de plus en plus étouffés sous le poids grandissant d'un appareil bureaucrati­que. A l'époque où le programme a été écrit, l'implication des ouvriers, même les plus avancés, dans les tâches d'administration de l'Etat avait pour effet de les retirer de la vie de la classe et de les transformer en bureau­crates. A la place de la tendance au dépéris­sement de l'Etat défendu par Lénine dans L'Etat et la révolution, ce sont les soviets qui commençaient à dépérir, ce qui isolait le parti à la tête d'un appareil d'Etat et le cou­pait de plus en plus de l'auto-activité des masses. Dans de telles circonstances, le parti, loin d'agir en rejetant radicalement les situations de statu quo, tendait à fusionner avec l'Etat et à devenir ainsi un organe de conservation sociale. (Pour plus de dévelop­pement sur les conditions auxquelles se confrontait le bastion prolétarien, lire « L'isolement sonne la mort de la révolu­tion » dans la Revue internationale n° 75)

Cette négation rapide et tragique de la vi­sion radicale que Lénine avait défendue en 1917 – une situation qui avait déjà avancé à un degré considérable au moment où fut adopté le programme du PCR – est souvent utilisée par les ennemis de la révolution pour prouver qu'une telle vision était au mieux utopique, au pire une simple super­cherie ayant pour but de gagner le soutien des masses et de propulser les bolcheviks au pouvoir. Pour les communistes cependant, c'est seulement une preuve que si le socia­lisme en un seul pays est impossible, c'est tout aussi vrai pour la démocratie proléta­rienne qui constitue la précondition politi­que à la création du socialisme. Et s'il existe d'importantes faiblesses dans cette partie du programme et dans d'autres, elles se trou­vent dans les passages qui sous-entendent qu'il suffisait d'appliquer les principes de la Commune, de la démocratie prolétarienne, au cas de la Russie pour arriver à la dispari­tion de l'Etat, sans que soit établi clairement et sans ambiguïté que ce ne peut être le résultat que d'une révolution internationale victorieuse.

Le problème des nationalités

Alors que sur bien des questions, pas moins importante que la démocratie prolétarienne, le programme du PCR était avant tout con­fronté à des difficultés de mise en pratique dans des conditions de guerre civile, sur le problème de la nationalité il est faussé d'emblée. Correct dans son point de départ, « l'importance primordiale de (...) la politi­que d'unir les prolétaires et les semi-prolé­taires des différentes nationalités dans une lutte révolutionnaire commune pour le renversement de la bourgeoisie » et dans sa reconnaissance de la nécessité de surmonter les sentiments de méfiance engendrés par de longues années d'oppression nationale, le programme adopte le slogan qu'avait défen­du Lénine depuis l'époque de la 2e Interna­tionale : le « droit des nations à disposer d'elles-mêmes » comme le meilleur moyen de dissiper cette méfiance et applicable même (et en particulier) par le pouvoir des soviets. Sur ce point, l'auteur du programme, Boukharine, a fait un pas en arrière signifi­catif par rapport à la position que lui ainsi que Piatakov et d'autres avaient mis en avant pendant la guerre impérialiste : le slogan d'autodétermination nationale est « avant tout utopique (il ne peut être réalisé dans les limites du capitalisme) et nocif en tant que slogan qui répand des illusions. » (Lettre au comité central du parti bolchevik, novembre 1915). Et comme l'a montré Rosa Luxem­burg dans sa brochure La révolution russe, la politique des bolcheviks de permettre aux « nations assujetties » de se séparer du pouvoir soviétique n'a fait qu'inféoder les prolétaires de ces nouvelles nations bour­geoisies « auto-déterminées » à leurs propres classes dominantes rapaces et par-dessus tout aux plans et aux manœuvres des gran­des puissances impérialistes. Les mêmes résultats désastreux ont été obtenus dans les pays « coloniaux » tels que la Turquie, l'Iran ou la Chine où le pouvoir soviétique pensait qu'il pourrait s'allier avec la bourgeoisie « révolutionnaire ». Au XIXe siècle, Marx et Engels avaient effectivement soutenu certai­nes luttes pour l'indépendance nationale, mais seulement parce que, dans cette pé­riode, le capitalisme avait encore un rôle progressif à jouer vis-à-vis des vieux vesti­ges féodaux ou despotiques de la période précédente. A aucune étape de l'histoire, l' « autodétermination nationale » n'a signi­fié autre chose que l'autodétermination de la bourgeoisie. A l'époque de la révolution prolétarienne, quand l'ensemble de la bour­geoisie constitue un obstacle réactionnaire à la progression de l'humanité, l'adoption de cette politique devait s'avérer extrêmement nuisible envers les nécessités de la révolu­tion prolétarienne (voir notre brochure Nation ou classe et l'article sur la question nationale dans la Revue internationale n° 67). Le seul et unique moyen de lutter contre les divisions nationales qui existaient au sein de la classe ouvrière, était de tra­vailler au développement de la lutte de classe internationale.

Les affaires militaires

C'est sans conteste une partie importante du programme du fait que celui-ci a été écrit alors que la guerre civile faisait encore rage. Le programme affirme certains principes de base : la nécessité de la destruction de l'an­cienne armée bourgeoise et que la nouvelle Armée rouge soit un instrument de défense de la dictature du prolétariat. Certaines me­sures sont mises en avant pour s'assurer que la nouvelle armée serve vraiment les besoins du prolétariat: elle doit être « exclusivement composée de prolétaires et des couches semi-prolétariennes apparentées de la paysannerie » ; l'entraînement et l'instruc­tion dans l'armée doivent être « effectués sur une base de solidarité de classe et d'une instruction socialiste » ; dans ce but « il doit y avoir des commissaires politiques appointés choisis parmi les communistes de confiance et totalement désintéressés pour coopérer avec l'état-major militaire » ; tandis qu'une nouvelle catégorie d'officiers, composée d'ouvriers et de paysans ayant une conscience de classe, doit être entraînée et préparée à jouer un rôle dirigeant dans l'ar­mée; afin d'empêcher la séparation entre l'armée et le prolétariat, il doit y avoir « l'association la plus étroite possible entre les unités militaires et les usines, les ate­liers, les syndicats et les organisations de paysans pauvres » tandis que la période de caserne doit être réduite au minimum. L'uti­lisation d'experts militaires provenant de l'ancien régime doit être acceptée à la con­dition que de tels éléments soient stricte­ment supervisés par les organes de la classe ouvrière. Les prescriptions de ce type ex­priment une conscience plus ou moins intui­tive du fait que l'Armée rouge était particu­lièrement vulnérable et pouvait échapper facilement au contrôle politique de la classe ouvrière; mais étant donné que c'était la première Armée rouge et le premier Etat soviétique dans l'histoire, cette conscience était inévitablement limitée tant au niveau théorique que pratique.

Le dernier paragraphe de cette partie pose certains problèmes, notamment quand il est dit que « la revendication de l'élection des officiers qui avait une grande importance comme question de principe par rapport à l'armée bourgeoise dont les cadres étaient spécialement formés en tant qu'appareil de l'assujettissement de classe du commun des soldats (et, au travers de l'instrument du commun des soldats, l'assujettissement des masses laborieuses), cesse d'avoir une signification comme question de principe par rapport à l'armée de classe des ouvriers et des paysans. Une combinaison possible d'élection et de nomination d'en haut peut constituer un expédient pour l'armée de classe révolutionnaire au niveau pratique. »

S'il est vrai que l'élection et la prise de dé­cision collective peuvent rencontrer des limites dans un contexte militaire – en parti­culier dans le feu de la bataille – le paragra­phe semble sous-estimer le degré auquel la nouvelle armée reflétait elle-même la bu­reaucratisation de l'Etat en revivifiant beau­coup des anciennes normes de subordina­tion. En fait, une « Opposition militaire » liée au groupe Centralisme démocratique, avait déjà surgi dans le parti et avait été particulièrement virulente au 8e congrès dans sa critique de la tendance à dévier des « principes de la Commune » dans l'organi­sation de l'armée. Ces principes sont impor­tants non seulement sur le terrain « pratique » mais surtout parce qu'ils créent les meilleures conditions pour que la vie politique du prolétariat soit insufflée dans l'armée. Mais durant la période de guerre civile, c'est l'opposé qui tendait à se créer: l'imposition de méthodes militaires « normales » aidait à créer un climat favori­sant la militarisation de l'ensemble du pou­voir soviétique. Le chef de l'Armée rouge, Trotski, se trouva de plus en plus associé à une telle démarche dans la période 1920-21.

Le problème central dont il est question ici est celui de l'Etat de la période de transition. L'Armée rouge – de même que la force spéciale de sécurité, la Tcheka, qui n'est même pas mentionnée dans le programme – est un organe d'Etat par excellence ; aussi, bien que pouvant être utilisée pour sauve­garder les acquis de la révolution, elle ne peut être considérée comme un organisme prolétarien et communiste. Même si elle avait été exclusivement composée de prolé­taires, elle n'aurait pu qu'être en retrait par rapport à la vie collective de la classe. Il était donc particulièrement préjudiciable que l'Armée rouge comme d'autres institutions étatiques échappent de plus en plus au con­trôle politique global des conseils ouvriers; alors qu'en même temps, la dissolution des Gardes rouges basés dans les usines privait la classe des moyens d'une autodéfense directe contre le danger de la dégénéres­cence interne. Mais ce sont des leçons qui ne pouvaient être apprises qu'à l'école sou­vent impitoyable de l'expérience révolution­naire.

La justice prolétarienne

Cette partie du programme complète celle sur la politique générale. La destruction de l'ancien Etat bourgeois implique aussi le remplacement des anciens tribunaux bour­geois par un nouvel appareil judiciaire dans lequel les juges sont élus parmi les ouvriers et les jurés pris dans la masse de la popula­tion travailleuse ; le nouveau système judi­ciaire devait être simplifié et rendu plus ac­cessible à la population que le vieux labyrin­the des cours haute et basse. Les méthodes pénales devaient être libérées de toute atti­tude de revanche et devenir constructives et éducatives. Le but à long terme étant que « le système pénal devra en dernière ins­tance être transformé en un système de mesures à caractère éducatif » dans une société sans classe et sans Etat. L'ABC du communisme souligne cependant que les be­soins urgents de la guerre civile avaient né­cessité que les nouveaux tribunaux populai­res soient complétés par les tribunaux révo­lutionnaires pour traiter non seulement des crimes sociaux « ordinaires » mais des activités de la contre-révolution. La justice sommaire prononcée par ces derniers tribu­naux était le produit d'une nécessité urgente, bien que des abus aient été commis et por­tait certainement le danger que l'introduction de méthodes plus humaines soit repoussée indéfiniment. Ainsi, la peine de mort, abolie par l'un des premiers décrets du pouvoir soviétique en 1917, a-t-elle été rapidement restaurée dans la bataille contre la Terreur blanche.

L'éducation

Tout comme les propositions de réforme pénale, les efforts du pouvoir des soviets pour réformer le système éducatif furent très assujettis aux besoins de la guerre civile. De plus, étant donné l'extrême arriération des conditions sociales en Russie où l'analpha­bétisme était largement répandu, beaucoup des changements proposés n'allaient pas plus loin que de permettre à la population russe d'atteindre un niveau d'éducation déjà atteint dans certaines des démocraties bourgeoises les plus avancées. Il en est ainsi de l'appel à la scolarisation obligatoire mixte et libre pour tous les enfants jusqu'à 17 ans ; de la création de crèches et de jardins d'enfants pour libérer les femmes de la corvée des tâches domestiques ; de la suppression de l'influence religieuse dans les écoles ; de la création de facilités extra-éducatives telles que l'éducation pour adultes, les bibliothè­ques, les cinémas, etc.

Néanmoins, le but à long terme était « la transformation de l'école de sorte que d'or­gane de maintien de la domination de classe de la bourgeoisie, elle devienne un organe de l'abolition complète de la division de la société en classes, un organe de régénéra­tion communiste de la société. »

Dans ce but « l'école du travail unifié » constituait un concept-clé qui est plus com­plètement élaboré dans L'ABC du commu­nisme. Sa fonction était vue comme le début du dépassement de la division entre les écoles élémentaires, moyennes et supérieu­res, entre les sexes, entre les écoles publi­ques et les écoles d'élite. Là encore, il était reconnu que de telles écoles étaient un idéal pour tout éducateur avancé, mais comme école du travail unifié, elle était vue comme un facteur crucial de l'abolition communiste de l'ancienne division du travail. L'espoir était porté sur le fait que dès les premiers moments de la vie d'un enfant, il n'y aurait plus de séparation rigide entre l'éducation mentale et le travail productif, de sorte que « dans la société communiste, il n'y aurait pas de corporations fermées, de guildes stéréotypées, de groupes de spécialistes pé­trifiés. Le plus brillant homme de science doit aussi être qualifié dans le travail ma­nuel.(...) Les premières activités d'un enfant prennent la forme du jeu; le jeu doit se transformer graduellement en travail, par une transition imperceptible, de sorte que l'enfant apprend dès son plus jeune âge à regarder le travail non comme une nécessité désagréable ou une punition, mais comme une expression naturelle et spontanée de ses facultés. Le travail doit être un besoin, comme le besoin de manger ou de boire ; ceci doit être instillé et développé dans l'école communiste. »

Ces principes fondamentaux resteront cer­tainement valables dans une révolution fu­ture. Contrairement à certaines tendances de la pensée anarchiste, l'école ne peut être abolie en une nuit, mais son aspect d'instru­ment d'imposition de la discipline et de l'idéologie bourgeoises devra certainement être directement attaqué, pas seulement dans le contenu de ce qui est enseigné (L'ABC insiste beaucoup sur la nécessité de distiller à l'école une vision prolétarienne dans tous les domaines de l'éducation), mais aussi dans la façon dont a lieu l'enseignement (le principe de la démocratie directe devra, autant que possible, remplacer les anciennes hiérarchies au sein de l'école). De même, le gouffre entre le travail manuel et intellec­tuel, le travail et le jeu devront aussi être traités au départ. Dans la révolution russe, de nombreuses expériences ont eu lieu dans ces directions ; bien que troublées par la guerre civile, certaines d'entre elles se sont poursuivies durant les années 1920. En fait, l'un des signes que la contre-révolution avait finalement triomphé, a été que les écoles sont de nouveau devenues des instruments d'imposition de l'idéologie et de la hiérarchie bourgeoisies, même si c'était dissimulé sous le costume du « marxisme » stalinien.

La religion

L'inclusion d'un point particulier sur la reli­gion dans le programme du parti, était, à un certain niveau, l'expression de l'arriération des conditions matérielles et culturelles de la Russie, obligeant le nouveau pouvoir à « achever » certaines tâches non réalisées par l'ancien régime, en particulier la sépara­tion de l'Eglise et de l'Etat et la fin des sub­ventions d'Etat aux institutions religieuses. Cependant, cette partie explique également que le parti ne peut se satisfaire des mesures « que la démocratie bourgeoise inclut dans son programme, mais n'a réalisé nulle part, à cause des multiples associations qui en réalité existent entre capital et propagande religieuse. » Il y avait des buts à plus long terme guidés par la reconnaissance que « seules la réalisation des buts et la pleine conscience dans toutes les activités écono­miques et sociales des masses peuvent amener à la disparition complète des illu­sions religieuses. » En d'autres termes, l'aliénation religieuse ne peut être éliminée sans l'élimination de l'aliénation sociale et ce n'est possible que dans une société pleine­ment communiste. Cela ne voulait pas dire que les communistes devaient adopter une attitude passive envers les illusions religieu­ses existantes des masses ; ils devaient les combattre activement sur la base d'une conception scientifique du monde. Mais c'était avant tout un travail de propagande ; l'idée de chercher une suppression forcée de la religion était tout à fait étrangère aux bolcheviks – une autre caractéristique du régime stalinien qui a pu oser, dans son ar­rogance contre-révolutionnaire, prétendre avoir réalisé le socialisme et avoir donc ex­tirpé les racines sociales de la religion. Au contraire, tout en menant une propagande militante athéiste, il était nécessaire que les communistes et le nouveau pouvoir révolu­tionnaire « évitent tout ce qui pouvait bles­ser les sentiments des croyants, car une telle méthode ne pouvait que mener au renforce­ment du fanatisme religieux. » C'est aussi une démarche bien éloignée de celle des anarchistes qui favorise la méthode de la provocation directe et des insultes.

Ces prescriptions fondamentales n'ont pas perdu de leur valeur aujourd'hui. L'espoir, parfois exprimé par Marx dans ses premiers écrits, que la religion soit déjà morte pour le prolétariat, n'a pas été accompli. Non seule­ment la persistance de l'arriération économi­que et sociale dans bien des parties du monde, mais aussi la décadence et la dé­composition de la société bourgeoise, sa tendance à régresser vers des formes extrê­mement réactionnaires de pensée et de croyance, ont permis que la religion et ses divers rejetons restent une force puissante de contrôle social. En conséquence, les communistes sont toujours confrontés à la nécessité de lutter contre les « préjugés religieux des masses ».

Les affaires économiques

La révolution prolétarienne commence né­cessairement comme une révolution politi­que parce que, n'ayant pas de moyens de production ou de propriété sociale propre, la classe ouvrière a besoin du levier du pouvoir politique pour commencer la transformation économique et sociale qui mènera à une société communiste. Les bolcheviks étaient fondamentalement clairs sur le fait que cette transformation ne pouvait être menée à sa conclusion qu'à une échelle globale ; bien que, comme nous l'avons noté, le programme du PCR, y compris dans cette partie, con­tienne un certain nombre de formulations ambiguës qui parlent de l'établissement d'un communisme complet comme une sorte de développement progressif au sein du « pouvoir des soviets », sans dire clairement si cela se réfère au pouvoir soviétique exis­tant en Russie ou à la république mondiale des conseils. Dans l'ensemble, cependant, les mesures économiques défendues dans le programme sont relativement modestes et réalistes. Un pouvoir révolutionnaire ne pouvait certainement pas éviter de poser la question « économique » dès le départ, puis­que c'est précisément le chaos économique provoqué par la chute du capitalisme qui contraint le prolétariat à intervenir afin d'as­surer une société avec un minimum pour survivre. C'était le cas en Russie où la re­vendication du « pain » a constitué l'un des principaux facteurs de mobilisation révolu­tionnaire. Cependant, toute idée selon la­quelle la classe ouvrière, assumant le pou­voir, pourrait réorganiser calmement et pa­cifiquement la vie économique a été immé­diatement battue en brèche par la vitesse et la brutalité de l'encerclement impérialiste et de la contre-révolution blanche qui, venant à la suite de la première guerre mondiale, ont « légué une situation complètement chaoti­que » au prolétariat victorieux. Dans ces conditions, les premiers buts du pouvoir so­viétique dans la sphère économique étaient définis ainsi :

– la réalisation de l'expropriation de la classe dominante, la prise en main des principaux moyens de production par le pouvoir soviétique ;

– la centralisation de toutes les activités économiques dans toutes les régions sous la direction du soviet (y compris celles dans les « autres » pays) selon un plan commun ; le but d'un tel plan était d'assu­rer « l'accroissement universel des forces productives dans le pays » – non pour le bien du « pays » mais pour assurer « un accroissement rapide de la quantité de biens dont la population a un besoin ur­gent » ;

– l'intégration graduelle de la production urbaine de petite échelle (artisans, etc) dans le secteur socialisé à travers le déve­loppement de coopératives et d'autres formes plus collectives ;

– l'utilisation maximale de toute la force de travail disponible par « la mobilisation générale par le pouvoir des soviets de tous les membres de la population qui sont physiquement et mentalement aptes au travail » ;

– l'encouragement à une nouvelle discipline de travail basé sur un sens collectif des responsabilités et la solidarité ;

– la maximalisation des bénéfices de la recherche scientifique et de la technolo­gie, y compris l'utilisation de spécialistes hérités de l'ancien régime.

Ces lignes générales restent fondamentale­ment valables à la fois comme premières étapes du pouvoir prolétarien cherchant à produire ce qui est nécessaire à la survie dans une région donnée et comme débuts réels d'une construction socialiste par la république mondiale des conseils. Le princi­pal problème ici se situe une nouvelle fois dans le conflit aigu entre les buts généraux et les conditions immédiates. Le projet d'élever le pouvoir de consommation des masses fut immédiatement contrecarré par les besoins de la guerre civile qui a trans­formé la Russie en une véritable caricature d'économie de guerre. Le chaos apporté par la guerre civile était si grand que « le déve­loppement des forces productives dans le pays » n'a pas eu lieu. Au contraire, les forces productives de la Russie largement réduites par la guerre mondiale, ont encore diminué avec les ravages de la guerre civile et par la nécessité de nourrir et de vêtir l'Armée rouge dans son combat contre la contre-révolution. Le fait que cette économie de guerre était hautement centralisée et, dans des conditions de chaos financier, ait en fait perdu toute forme monétaire, a amené à ce qu'on la qualifie de « communisme de guerre », mais cela ne change rien au fait que les nécessités mili­taires prévalaient de plus en plus sur les buts et les méthodes réels de la révolution prolétarienne. Afin de maintenir sa domina­tion politique collective, la classe ouvrière a besoin d'assurer au moins les besoins maté­riels fondamentaux de la vie et, en particu­lier, d'avoir le temps et l'énergie de s'engager dans la vie politique. Mais, nous l'avons déjà vu, à la place, pendant la guerre civile, la classe ouvrière a été réduite à la pénurie absolue, ses meilleurs éléments étant dis­persés sur le front ou engloutis dans la bu­reaucratie croissante du « soviet », sujets à un véritable processus de « déclassement », pendant que d'autres fuyaient à la campagne ou s'essayant pour survivre à des petits tra­fics et à des vols ; ceux qui restaient dans les usines qui produisaient encore, étaient forcés de faire des journées de travail plus longues que jamais, parfois sous l'oeil vigi­lant des détachements de l'Armée rouge. C'est volontairement que le prolétariat russe a fait ces sacrifices, mais comme ils n'étaient pas compensés par l'extension de la révolu­tion, ils devaient avoir des effets à long terme profondément dévastateurs, avant tout en sapant la capacité du prolétariat à défen­dre et maintenir sa dictature sur la société.

Le programme du PCR, comme nous l'avons vu également, reconnaissait le danger de la bureaucratisation croissante pendant cette période et défendait une série de mesures pour la combattre. Mais alors que la partie « politique » du programme est toujours liée à la défense des soviets comme meilleur moyen de maintenir la démocratie proléta­rienne, la partie sur les affaires économiques insiste sur le rôle des syndicats, à la fois dans l'organisation de l'économie et dans la défense des travailleurs contre les excès de la bureaucratie : « La participation des syndicats dans la conduite de la vie écono­mique et l'implication à travers eux des grandes masses du peuple dans ce travail apparaissent en même temps être notre principale aide dans la campagne contre la bureaucratisation du pouvoir soviétique. Cela facilitera aussi l'établissement d'un contrôle effectif sur les résultats de la pro­duction. »

Que le prolétariat, comme classe politique­ment dominante, ait aussi besoin d'exercer un contrôle sur le processus de production, est un axiome et – sur la compréhension que les tâches politiques ne peuvent être subor­données aux tâches économiques, par-dessus tout dans la période de guerre civile – cela reste vrai dans toutes les phases de la pé­riode de transition. Des ouvriers qui ne peu­vent « diriger » les usines, seront probable­ment incapables de prendre le contrôle poli­tique de la société toute entière. Mais ce qui est faux ici, c'est l'idée que les syndicats puissent être l'instrument de cette tâche. Au contraire, par leur nature même, les syndi­cats étaient bien plus susceptibles d'être atteints par le virus de la bureaucratisation; et ce n'est pas par hasard que l'appareil des syndicats est devenu l'organe d'un Etat de plus en plus bureaucratique au sein des usi­nes, en abolissant ou absorbant les comités d'usine qui avaient été produits par le grand élan révolutionnaire de 1917 et qui étaient donc une expression bien plus directe de la vie de la classe et une bien meilleure base pour résister à la bureaucratie et régénérer le système soviétique dans son ensemble. Mais les comités d'usine ne sont même pas men­tionnés dans le programme. Il est certaine­ment vrai que ces comités ont souvent souf­fert de fausses conceptions localistes et syndicalistes, selon lesquelles chaque usine était vue comme la propriété privée des ouvriers qui y travaillaient : durant les jours désespérés de la guerre civile, de telles idées ont atteint leur sommet dans la prati­que des travailleurs troquant leurs « propres » produits contre de la nourriture et du charbon. Mais la réponse à de telles erreurs n'était pas l'absorption de ces comi­tés d'usine dans les syndicats et l'Etat ; c'était d'assurer qu'ils fonctionnent comme organes de la centralisation prolétarienne, en se liant bien plus étroitement aux soviets ouvriers – une possibilité évidente étant donné que la même assemblée d'usine qui élisait des dé­légués au soviet de la ville, élisait aussi son comité d'usine. A ces observations, il faut ajouter ceci : les difficultés qu'avaient les bolcheviks à comprendre que les syndicats étaient obsolètes comme organes de la classe (un fait confirmé par l'émergence même de la forme soviétique) devaient aussi avoir de graves conséquences dans l'Internationale, en particulier après 1920 où l'influence des communistes russes a été décisive en empê­chant l'IC d'adopter une position claire et sans ambiguïté sur les syndicats.

L'agriculture

La démarche fondamentale sur la question paysanne dans le programme avait déjà été soulignée par Engels par rapport à l'Allema­gne. Tandis que les fermes capitalistes de grande échelle pouvaient être normalement socialisées très rapidement par le pouvoir prolétarien, il ne serait pas possible de con­traindre les petits agriculteurs de rejoindre ce secteur. Il allait falloir les gagner graduel­lement, avant tout grâce à la capacité du prolétariat à prouver, dans la pratique, la supériorité des méthodes socialistes.

Dans un pays comme la Russie où les rap­ports pré-capitalistes dominaient encore la majorité de la campagne et où l'expropria­tion des grands domaines pendant la révolu­tion avait eu pour résultat la division de ceux-ci par les paysans en d'innombrables parcelles, c'était encore plus vrai. La politi­que du parti ne pouvait donc être que, d'un côté, encourager la lutte de classe entre les paysans pauvres semi-prolétaires et les pay­sans riches et les capitalistes ruraux, en ai­dant à la création d'organes spéciaux pour les paysans pauvres et les ouvriers agricoles qui constitueraient le principal support à l'extension et l'approfondissement de la révolution à la campagne ; et, d'un autre côté, établir un modus vivendi avec les pay­sans petits propriétaires, en les aidant maté­riellement avec des semailles, des engrais, de la technologie, etc., de sorte à accroître leur rendement et en même temps favoriser des coopératives et des communes comme étapes transitoires vers la collectivisation réelle. « Le parti a pour but de les détacher (les paysans moyens) des riches paysans, de les amener du côté de la classe ouvrière en portant une attention particulière à leurs besoins. Il cherche à surmonter leur arrié­ration en matière culturelle par des mesures à caractère idéologique, évitant soigneuse­ment toute attitude coercitive. Dans toutes les occasions où sont touchés leurs intérêts vitaux, il cherche à arriver à un accord pratique avec eux, en leur faisant des con­cessions telles qu'elles promeuvent la construction socialiste. » Etant donné la terrible pénurie en Russie immédiatement après l'insurrection, le prolétariat n'était pas en position d'offrir grand chose à ces cou­ches au niveau de l'amélioration matérielle et en fait, sous le communisme de guerre, beaucoup d'abus contre les paysans furent commis pendant la réquisition du grain pour nourrir l'armée et les villes affamées. Mais c'était encore bien loin de la collectivisation stalinienne forcée des années 1930 qui était basée sur l'affirmation monstrueuse que l'expropriation violente de la petite-bour­geoisie (et ceci pour les besoins de l'écono­mie de guerre capitaliste) signifiait la réali­sation du socialisme.

La distribution

« Dans la sphère de la distribution, la tâche du pouvoir des soviets aujourd'hui est de continuer sans se tromper à remplacer le commerce par une distribution orientée de biens, par un système de distribution orga­nisé par l'Etat à l'échelle nationale. Le but est de réaliser l'organisation de l'ensemble de la population dans un réseau intégral de communes de consommateurs qui seront ca­pables, avec la plus grande rapidité, dé­termination, économie et un minimum de dépense de travail de distribuer tous les biens nécessaires, tout en centralisant stric­tement l'ensemble de l'appareil de distribu­tion. » Les associations coopératives exis­tantes, définies comme « petites bourgeoi­ses », devaient être aussi loin que possible transformées en « communes de consomma­teurs dirigées par les prolétaires et les semi-prolétaires. » Ce passage traduit toute la grandeur mais aussi les limitations de la ré­volution russe. La mise en commun de la distribution est une partie intégrante du pro­gramme révolutionnaire et cette partie mon­tre à quel point elle était prise au sérieux par les bolcheviks. Mais le véritable progrès qu'ils avaient fait dans ce sens a été grande­ment exagéré pendant – et en fait à cause de – la période de communisme de guerre. Le communisme de guerre n'était en réalité rien d'autre que la collectivisation de la mi­sère et il a été largement imposé par l'appa­reil d'Etat qui glissait déjà hors des mains des ouvriers. La fragilité de son fondement devait être prouvée dès que la guerre civile interne fut terminée, quand il y eut un retour rapide et général à l'entreprise privée et au commerce (qui avaient de toutes façons fleuri sous forme de marché noir pendant le communisme de guerre). Il est certainement vrai que, tout comme le prolétariat aura à collectiviser de larges secteurs de l'appareil productif après l'insurrection dans une ré­gion du monde, il devra aussi faire de même pour bien des aspects de la distribution. Mais alors que ces mesures peuvent avoir une certaine continuité avec les politiques constructives d'une révolution mondiale victorieuse, elles ne doivent pas être identi­fiées avec ces dernières. La collectivisation réelle de la distribution dépend de la capaci­té du nouvel ordre social de « produire des biens » de façon plus efficace que le capita­lisme (même si les biens eux-mêmes diffè­rent substantiellement). La pénurie maté­rielle et la pauvreté font le lit de nouveaux rapports marchands ; l'abondance matérielle est la seule base solide pour le développe­ment de la distribution collectivisée et pour une société qui « inscrive sur son drapeau : de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. » (Marx, Critique du Programme de Gotha, 1875)

La monnaie et les banques

Pour l'argent, il en est de même que pour la distribution dont il constitue le véhicule « normal » sous le capitalisme : étant donné l'impossibilité d'installer immédiatement le communisme intégral, encore moins dans les limites d'un seul pays, le prolétariat ne peut que prendre une série de mesures qui ten­dent vers une société sans argent. Cepen­dant, les illusions du communisme de guerre – durant lequel l'effondrement de l'économie était confondu avec la reconstruction com­muniste – donnèrent un ton trop optimiste à cette partie et d'autres qui y sont liées. Egalement trop optimiste est la notion que la simple nationalisation des banques et leur fusion dans une banque d'Etat unique consti­tueraient les premières étapes vers « la disparition des banques et leur conversion en établissement central de comptabilité de la société communiste. » Il est douteux que des organes aussi centraux que ceux où opère le capital, puissent être pris de cette façon, même si la prise physique des ban­ques sera certainement nécessaire comme l'un des premiers coups révolutionnaires pour paralyser le bras du capital.

Les finances

« Durant l'époque où la socialisation des moyens de production confisqués aux capi­talistes a commencé, le pouvoir d'Etat cesse d'être un appareil parasitaire nourri sur le processus productif. Alors commence sa transformation en une organisation remplis­sant directement la fonction d'administrer la vie économique du pays. Dans cette mesure, le budget de l'Etat sera un budget de l'en­semble de l'économie nationale. » A nou­veau, les intentions sont louables, mais l'amère expérience devait montrer que dans les conditions de la révolution isolée ou stagnante, même le nouvel Etat-commune devient de plus en plus parasitaire qui se nourrit sur la révolution et la classe ou­vrière ; et même dans les meilleures condi­tions, on ne peut plus supposer que le sim­ple fait de centraliser les finances entre les mains de l'Etat conduise « naturellement » une économie qui a, par le passé, fonctionné sur la base du profit, à en devenir une qui fonctionne sur la base des besoins.

La question du logement

Cette partie sur le programme est plus en­racinée dans les nécessités et les possibilités immédiates. Un pouvoir prolétarien victo­rieux ne peut éviter de prendre des mesures rapides pour soulager les sans-logis et le surpeuplement, comme l'a fait le pouvoir des soviets en 1917 quand il a « complètement exproprié toutes les maisons appartenant aux propriétaires capitalistes et les a remi­ses aux soviets urbains. Il a effectué des ins­tallations massives d'ouvriers des faubourgs dans les résidences bourgeoises. Il a remis les meilleurs de ces résidences aux organi­sations prolétariennes, arrangeant l'entre­tien de ces maisons, payé par l'Etat ; il a donné du mobilier à des familles proléta­riennes, etc. » Mais ici encore, les buts les plus constructifs du programme – la sup­pression des taudis et la fourniture de loge­ments décents pour tous – sont restés large­ment irréalisés dans un pays ravagé par la guerre. Et alors que le régime stalinien a plus tard lancé des plans massifs de loge­ment, le résultat cauchemardesque de ces plans (les infâmes immeubles-casernes ou­vriers de l'ex-bloc de l'Est) n'apportait cer­tainement pas une solution au « problème du logement ».

Evidemment, la solution à long terme à la question du logement réside dans une trans­formation totale de l'environnement rural et urbain – dans l'abolition de l'opposition en­tre la ville et la campagne, la réduction du gigantisme urbain et la distribution ration­nelle de la population mondiale sur la terre. Il est clair que de telles transformations grandioses ne peuvent être menées à bien avant la défaite définitive de la bourgeoisie.

La protection du travail et le travail d'assistance sociale

Les mesures immédiates mises en avant ici, étant donné les conditions extrêmes de l'ex­ploitation qui prévalent en Russie, sont simplement l'application des revendications minimum pour lesquelles le mouvement ouvrier a lutté depuis longtemps: journée de 8 heures, allocations d'invalidité et de chô­mage, congés payés et congés maternité, etc. Et comme l'admet le programme lui-même, beaucoup de ces acquis durent être suspen­dus ou modifiés à cause des besoins de la guerre civile. Cependant, le document en­gage le parti à lutter non seulement pour ces « revendications immédiates » mais aussi pour de plus radicales – en particulier, la réduction de la journée de travail à 6 heures de sorte que plus de temps puisse être dédié à des stages de formation, non seulement dans les domaines liés au travail, mais aussi et surtout dans l'administration de l'Etat. C'était crucial puisque, comme nous l'avons noté auparavant, une classe ouvrière épuisée par le travail quotidien n'aura pas le temps ou l'énergie pour l'activité politique et le fonctionnement de l'Etat.

L'hygiène publique

Ici encore il s'agissait de lutter pour des « réformes » qui étaient réclamées depuis longtemps étant donné les terribles condi­tions d'existence que connaissait le proléta­riat russe (maladies liées au logement dans des taudis, hygiène non supervisée et règles de sécurité au travail, etc). Aussi, « le Parti communiste de Russie considère les points suivants comme des tâches immédiates:

1. la poursuite vigoureuse de mesures sani­taires étendues dans l'intérêt des ouvriers, telles que :

a. l'amélioration des conditions sanitaires sur tous les lieux publics, la protection de la terre, de l'eau, de l'air ;

b. l'organisation de cantines communales et d'approvisionnement en nourriture de façon générale sur une base scientifi­que et hygiénique ;

c. des mesures pour empêcher l'extension des maladies à caractère contagieux ;

d. une législation sanitaire ;

2. une campagne contre les maladies socia­les (tuberculose, maladies vénériennes, alcoolisme) ;

3. l'apport gratuit de conseils et de traite­ment médicaux pour l'ensemble de la po­pulation. »

Bien de ces points, apparemment élémentai­res, doivent toujours être réalisés dans bien des régions du globe. Si on peut dire quel­que chose, c'est que l'étendue du problème s'est considérablement développée. Pour commencer, la bourgeoisie, face au dévelop­pement de la crise, supprime partout les prestations médicales qui avaient commencé à être considérées comme « normales » dans les pays capitalistes avancés. Deuxième­ment, l'aggravation de la décadence du capitalisme a largement amplifié certains problèmes, par dessus tout à travers la des­truction « progressive » de l'environnement. Alors que le programme du PCR ne fait que mentionner brièvement la nécessité de « protection de la terre, de l'eau et de l'air », tout programme du futur devra re­connaître quelle énorme tâche cela repré­sente après des décennies d'empoisonnement systématique de « la terre, de l'eau et de l'air ».

CDW.

Nous avons noté que le radicalisme fonda­mental du programme du PCR était le pro­duit de l'unité de but et de dé­termination dans le parti bolchevik en 1919 et un reflet des grands espoirs ré­volutionnaires de ce moment. Dans le prochain article de cette série, nous examinerons un autre effort du parti bol­chevik pour comprendre la nature et les tâches de la période de transition, po­sées, cette fois-ci, d'une façon plus gé­nérale et plus théorique. Là encore, l'au­teur du texte en question, L'économie de la période de transition, était Nicolas Boukharine.

Conscience et organisation: 

  • Troisième Internationale [20]

Approfondir: 

  • Le communisme : à l'ordre du jour de l'histoire [24]

Questions théoriques: 

  • Communisme [25]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [26]

Gauche communiste d'Italie : "Parmi les ombres du bordiguisme et de ses épigones" (Battaglia Comunista)

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Ceux qui aujourd'hui se posent des questions sur les perspectives révolutionnaires de la classe ouvrière se trouvent confrontés à une importante dispersion du milieu politique prolétarien ([1] [27]). L'approche de ce milieu po­litique par les nouvelles forces militantes qui surgissent est entravée par plusieurs facteurs. Il y a d'abord la pression générale des campagnes médiatiques contre le com­munisme. Il y a ensuite toute la confusion que sèment les courants « gauchistes » de l'appareil politique de la bourgeoisie ainsi que la kyrielle de groupes et publications parasitaires qui ne se réclament du commu­nisme que pour en ridiculiser le contenu et la forme organisationnelle ([2] [28]). Il y a enfin le fait que les différentes composantes organi­sées de cette Gauche communiste s'ignorent mutuellement la plupart du temps et répu­gnent à la nécessaire confrontation publique de leurs positions politiques, que ce soit sur leurs principes programmatiques ou leurs origines organisationnelles. Cette attitude est une entrave à la clarification des posi­tions politiques communistes, à la compré­hension de ce que partagent en commun les différentes tendances de ce milieu politique et les divergences qui les opposent et expli­quent leur existence organisationnelle sépa­rée. C'est pourquoi nous pensons que tout ce qui va dans le sens de briser cette attitude doit être salué à partir du moment où il s'agit d'une préoccupation politique de clarifier publiquement et sérieusement les positions et analyses des autres organisations.

Cette clarification est d'autant plus impor­tante pour ce qui concerne les groupes qui se présentent comme les héritiers directs de la « Gauche italienne ». Ce courant comporte en effet plusieurs organisations et publica­tions qui se réclament toutes du même tronc commun – le Parti communiste d'Italie des années 1920 (l'opposition la plus consé­quente à la dégénérescence stalinienne de l'Internationale communiste) –, et de la même filiation organisationnelle – la consti­tution du Partito Communista Internaziona­lista (PCI) en Italie en 1943. Ce PCI de 1943 devait donner naissance à deux tendances en 1952 : d'une part le Partito Communista Inter­nazionalista (PCInt) ({C}[3]{C} [29]), d'autre part le Parti­to Communista Internazionale (PCI) ([4] [30]) animé par Bordiga. Ce dernier s'est disloqué au cours des années pour donner naissance à pas moins de trois principaux groupes qui se dénomment aujourd'hui tous PCI, ainsi qu'à une multitude de petits groupes plus ou moins confidentiels, sans parler des indivi­dus qui quasiment tous se présentent comme les « seuls » continuateurs de Bordiga. Et c'est la dénomination de « bordiguisme » qui, du fait de la personnalité et de la noto­riété de Bordiga, est souvent utilisée pour qualifier, en fait abusivement, les continua­teurs de la gauche italienne.

Le CCI pour sa part, s'il ne se revendique pas du PCI de 1943, se réfère aussi à la Gauche italienne des années 1920, à la Fraction de gauche du Parti communiste d'Italie transformée ensuite en Fraction italienne de la Gauche communiste interna­tionale dans les années 1930, ainsi qu'à la Fraction française de la Gauche communiste qui s'opposa dans les années 1940 à la disso­lution de la Fraction italienne dans la for­mation du dit PCI du fait qu'elle considérait la constitution du parti comme prématurée et confuse. ({C}[5]{C} [31])

Quelles sont les positions communes et les divergences ? Pourquoi une telle dispersion organisationnelles ? Pourquoi l'existence de tant de « Partis » et groupes issus de la même filiation historique ? Telles sont les questions que tous les groupes sérieux de­vraient aborder, afin de répondre au besoin de clarté politique qui existe dans la classe ouvrière dans son ensemble et parmi les minorités en recherche qui apparaissent dans la classe.

C'est dans ce sens que nous avons salué les polémiques récentes internes au milieu bordiguiste, avec la tentative, timide mais sérieuse, d'affronter la question des racines politiques de la crise explosive du PCI-Pro­gramma Comunista en 1982 (voir Revue in­ternationale n° 93). C'est dans le même sens que nous avons pris position brièvement dans l'article Marxisme et mysticisme de la Revue internationale n° 94 sur le débat entre les deux formations bordiguistes qui pu­blient respectivement Le Prolétaire et Il Partito. Dans ce dernier article, nous mon­trions que si Le Prolétaire a raison de criti­quer le glissement de Il Partito vers le mys­ticisme, ces idées ne tombent pas du ciel mais ont leur racines chez Bordiga lui même et nous concluions cet article en affirmant donc que « les critiques du Prolétaire doi­vent aller plus au fond, jusqu'aux racines historiques véritables de ces erreurs et, ce faisant, se réapproprier le riche héritage de l'ensemble de la Gauche Communiste. » Et c'est dans ce sens que nous tenons à saluer la parution il y a quelques mois d'une brochure publiée par Battaglia Communista (BC) sur le bordiguisme, « Parmi les ombres du bordi­guisme et de ses épigones », un bilan criti­que sérieux du bordiguisme de l'après deuxième guerre mondiale et qui se présente d'ailleurs explicitement comme « Une clari­fication » comme l'indique le surtitre de la brochure.

D'un abord un peu difficile pour qui n'est pas rompu aux positions du bordiguisme et aux divergences qui opposent depuis plus de quarante ans BC à ce courant, cette brochure est néanmoins précieuse pour faire com­prendre précisément ces divergences et pour resituer le bordiguisme et ses spécificités dans le cadre bien plus large de la Gauche italienne. ({C}[6]{C} [32])

Une bonne critique des conceptions du bordiguisme

Nous partageons l'essentiel de l'analyse et de la critique que fait BC des conceptions du bordiguisme du développement historique du capitalisme : « (...) Le risque, en somme, c'est précisément celui de se placer abstrai­tement face au "développement historique des situations" dont – nous sommes ici d'accord avec Bordiga – "le Parti est en même temps un facteur et un produit", justement parce que les situations histori­ques ne sont jamais comme de simples photocopies l'une de l'autre, et leur diffé­rence doit toujours être estimée de façon matérialiste. »

De même nous souscrivons globalement à la critique de la vision du marxisme et du culte du « chef génial » des épigones de Bordiga ; à celle d'un marxisme « invariant » qui ne souffrirait aucun enrichissement de l'expé­rience et n'aurait qu'à être « restauré » à partir des seuls textes élaborés par Bordiga :

"La restauration du marxisme est contenue dans les textes élaborés par Bordiga, le seul en mesure – selon ses épigones – d'appli­quer la méthode de la Gauche et de fournir le bagage théorique nécessaire. On doit absolument revenir et repartir de ces textes, soutiennent les bordiguistes les plus... inté­gristes. Non seulement, c'est la continuité de la Gauche qui serait en jeu, mais l'inva­riance même du marxisme. C'est pour cela que se pose la question de la nécessité suprême de répertorier les oeuvres du Maî­tre pour pouvoir les donner matériellement aux nouveaux camarades, puisque les textes sont épuisés, non réimprimés, ou dispersés. La solution consiste à imprimer des livres qui contiennent toutes les thèses et les "semi-travaux" laissés par Bordiga et à les "éplucher". Pour résumer : la mythification de la pensée de Bordiga dans l'après deuxième guerre mondiale se fonde sur la conviction que ce n'est que dans son travail théorique qu'on a "la restauration" de la science marxiste et la "redécouverte" de la vraie pratique révolutionnaire."

On peut également souligner la validité de la critique que fait BC aux implications de ces conceptions sur l'incapacité de l'organi­sation à être à la hauteur de la situation : « C'est une vérité matérialiste que le parti aussi est un produit historique, mais il existe le risque de réduire ce principe à une affirmation complètement contemplative, passive, abstraite, de la réalité sociale. Il y a le risque, donc, de retomber encore une fois dans un matérialisme mécaniste, qui n'a en réalité rien de dialectique, qui néglige les liens, les passages des phases que le mou­vement accomplit réellement dans son processus au cours de la succession des situations. Il y a le risque de ne pas com­prendre les relations qui interfèrent réci­proquement dans le développement histori­que, et donc de réduire la préparation et l'activité du parti à une présence "historique" idéaliste, ou à une apparence "formelle". »

Un point fort de la critique que fait BC au bordiguisme réside dans le fait que BC cherche à aller aux racines des divergences, en revenant sur les diverses positions qui s'étaient déjà faites jour à l'intérieur du vieux Parti Communiste Internationaliste après sa constitution en 1943 et jusqu'en 1952 quand s'est produite la scission entre les bordiguistes d'un côté et les battaglistes de l'autre. A ce propos, il faut noter que BC a fait un effort particulier de documentation et d'analyse de cette phase en publiant deux Quaderni di Battaglia Communista, le n° 6, « Le processus de formation et la Naissance du Parti communiste internationaliste », et le n° 3, « La scission internationaliste de 1952. Documents ».

La richesse de la critique de BC réside aussi dans le fait qu'elle concerne aussi bien les aspects relatifs au fonctionnement et à la structure de l'organisation révolutionnaire qu'aux positions politiques programmatiques que celle ci doit défendre.

Dans la suite de cet article, nous nous limi­terons à certains aspects relatifs au premier point, à propos duquel BC développe une critique très forte et très efficace du centra­lisme organique et du mythe de l'unani­misme théorisés par Bordiga et défendus par ses héritiers politiques.

Centralisme organique et unanimisme dans les décisions

En substance, le centralisme organique, par opposition au centralisme démocratique, correspond à l'idée selon laquelle l'organisa­tion révolutionnaire du prolétariat ne doit pas se soumettre à la logique de l'approba­tion formelle des décisions par la majorité du parti ; cette logique « démocratique » serait une logique empruntée à la bourgeoi­sie pour qui la position qui l'emporte est celle qui reçoit le plus de votes, indépen­damment du fait de savoir si elle répond ou pas aux attentes et aux perspectives de la classe ouvrière :

« L'adoption et l'emploi général ou partiel du critère de consultation et de délibération sur base numérique et majoritaire, quand il est prévu dans les statuts ou dans la praxis technique, a un caractère de moyen techni­que ou d'expédient, mais pas un caractère de principe. Les bases de l'organisation du Parti ne peuvent donc recourir à des règles qui sont celles d'autres classes et d'autres dominations historiques, comme l'obéis­sance hiérarchique des simples soldats aux chefs de différents grades héritée des orga­nismes militaires ou théocratiques prébour­geois, ou la souveraineté abstraite des élec­teurs de base déléguée à des assemblées re­présentatives ou à des comités exécutifs, propres à l'hypocrisie juridique, caractéris­tique du monde capitaliste, la critique et la destruction de telles organisations étant la tâche essentielle de la révolution proléta­rienne et communiste » (texte bordiguiste publié par le PCInt en 1949 et reproduit dans la brochure de BC « La scission inter­nationaliste »).

On peut comprendre le souci fondamental qui animait Bordiga quand, avec son retour à la politique active dans l'après-guerre, il cherchait à faire obstacle à l'idéologie enva­hissante de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie et à l'emprise que celles ci pou­vaient facilement avoir sur une génération de militants nouvellement intégrés dans le PCI, inexpérimentés pour la plupart, théori­quement peu formés et même souvent in­fluencés par les idéologies contre-révolu­tionnaires ({C}[7]{C} [33]). Le souci peut se comprendre, mais on ne peut pas partager la solution que cherchait à donner Bordiga. BC répond jus­tement :

"Condamner le centralisme démocratique en tant qu'application de la démocratie bourgeoise à l'organisation politique révo­lutionnaire de classe, c'est avant tout une méthode de discussion comparable à celle utilisée en de nombreuses occasions par le stalinisme », en rappelant comment « Bordiga, à partir de 45, a ridiculisé en plusieurs occasions les "solennelles résolu­tions des congrès souverains" (et la fonda­tion de Programme Communiste en 1952 a justement son origine dans son mépris en­vers les deux premiers Congrès du Parti Communiste Internationaliste. »

Naturellement, pour pouvoir réaliser le cen­tralisme organique, il fallait valoriser l'una­nimisme, c'est-à-dire que les cadres du parti soient prêts à accepter passivement les directives (organiques !) du centre, en fai­sant abstraction de leurs divergences, en les cachant, ou tout au plus en les faisant circu­ler discrètement dans les couloirs des réu­nions officielles du parti. L'unanimisme est l'autre face de la médaille du centralisme organique. Tout cela s'explique par l'idée – qui a fait son chemin au sein d'une partie consistante du PCInt des années 1940 (celle qui formera la branche de Programme) – selon laquelle Bordiga était le seul capable intellectuellement de résoudre les problèmes qui se posaient au mouvement révolution­naire d'après-guerre. Citons ce témoignage significatif d'Ottorino Perrone (Vercesi) :

« Le Parti italien est composé dans sa grande majorité, d'éléments nouveaux sans formation théorique et politiquement vier­ges. Les anciens militants eux-mêmes, sont restés pendant 20 ans isolés, coupés de tout mouvement de la pensée. Dans l'état pré­sent, les militants sont incapables d'aborder les problèmes de la théorie et de l'idéologie. La discussion ne ferait que troubler leur vue et ferait plus de mal que de bien. Ils ont pour le moment besoin de marcher sur la terre ferme, serait-ce même les vieilles positions actuellement périmées, mais déjà formulées et compréhensibles pour eux. Pour le moment, il suffit de grouper les volontés pour l'action. La solution des grands problèmes soulevés par l'expérience d'entre les deux guerres exige le calme de la réflexion. Seul un "grand cerveau" peut les aborder avec profit et donner la réponse qu'ils nécessitent. La discussion générale ne ferait qu'apporter de la confusion. Le tra­vail idéologique n'est pas le fait de la masse des militants mais des individualités. Tant que ces individualités géniales n'auront pas surgi, on ne peut espérer avancer en idéo­logie. Marx, Lénine étaient ces individuali­tés, ces génialités, dans une période passée. Il faut attendre la venue d'un nouveau Marx. Nous, en Italie, sommes convaincus que Bordiga sera cette génialité. Ce dernier travaille actuellement sur une oeuvre d'en­semble qui contiendra la réponse aux pro­blèmes qui tourmentent les militants de la classe ouvrière. Quand cette oeuvre paraî­tra, les militants n'auront qu'à l'assimiler et le Parti à aligner sa politique et son action sur ces nouvelles données. » (tiré de l'article « La conception du chef génial », Interna­tionalisme n° 25, août 47, et reproduit dans la Revue internationale n° 33, 2e trimestre 1983)

Ce témoignage est l'expression globale de toute une conception du parti qui est étran­gère à l'héritage du marxisme révolution­naire dans la mesure où, à la différence des stupidités contre le centralisme démocrati­que dont on a parlé avant, on introduit vrai­ment ici une conception bourgeoise de l'avant-garde révolutionnaire. La conscience, la théorie, l'analyse, seraient exclusivement l’œuvre d'une minorité – et même d'un cer­veau, d'un seul intellectuel – tandis qu'il ne resterait au parti qu'à attendre les directives du chef (imaginons combien de temps de­vrait attendre la classe ouvrière qui aurait ce parti pour guide !). Voilà la véritable signi­fication du centralisme organique et du be­soin d'unanimisme ({C}[8]{C} [34]). Mais comment faire cadrer cela avec le fait que Bordiga a été le camarade qui, pour défendre les positions de la minorité, a créé et animé la fraction abs­tentionniste du PSI, qui a fait la démonstra­tion de son courage et de sa combativité en défendant face à l'Internationale Commu­niste, les points de vue de son parti et qui, à cause de tout cela, a été l'inspirateur des camarades en exil qui, pendant les années du fascisme en Italie, ont constitué la frac­tion du PCI, avec pour but, de faire le bilan de la défaite pour former les cadres du futur parti ? Sans problème, il suffit de tirer un trait sur tout cela en disant simplement que la fraction ne sert plus ; maintenant, c'est le chef génial qui résout tout :

« Le Parti considère la formation de frac­tions et la lutte entre celles-ci au sein d'une organisation politique comme un processus historique que les communistes ont trouvé utile et ont appliqué quand s'était vérifiée une dégénérescence irrémédiable des vieux partis et de leurs directions et que venait à manquer le parti ayant les caractères et fonctions révolutionnaires.

Quand un tel parti s'est formé et agit, il ne renferme pas en son sein de fractions divi­sées idéologiquement et encore moins or­ganisées. (...) » (Extrait de Note sur les ba­ses de l'organisation du parti de classe, texte bordiguiste publié par le PCInt en 1949 et reproduit dans la brochure de BC, « La scission internationaliste... »)

Rien d'étonnant à ce que, Bordiga disparu, ses héritiers aient fini par se quereller les uns avec les autres, chacun s'agrippant aux dépouilles politiques du grand chef dans la tentative aussi difficile qu'inutile de trouver les réponses aux problèmes qui se posent de façon toujours plus cruciale à l'avant-garde révolutionnaire. Et tout ceci n'a que peu à voir avec le parti compact et puissant vanté par les différentes formations bordiguistes. Nous croyons que les camarades bordiguis­tes, qui ont montré qu'ils savaient rectifier les erreurs du passé et qui ont une attitude de moins en moins sectaire, devraient se convaincre de revenir sur leur conception du parti, à laquelle ils payent encore aujour­d'hui un tribut politique très important.

Les limites de la critique de Battaglia Communista

Comme nous l'avons dit avant, nous esti­mons comme très valable la prise de posi­tion critique formulée par BC et nous som­mes d'accord avec une bonne partie des points traités. Il y a cependant un point fai­ble dans la prise de position qui a déjà été souvent l'objet de polémiques entre nos deux organisations et sur lequel il est important que nous arrivions à une clarification. Ce point faible concerne l'analyse de la forma­tion du PCI en 1943, une formation qui, pour nous, a obéi à une logique opportu­niste, analyse qu'évidemment BC ne partage pas, ce qui du coup affaiblit grandement sa critique au bordiguisme. Nous ne pouvons pas revenir ici sur chaque aspect du pro­blème, d'ailleurs exposés dans les deux ar­ticles récents déjà mentionnés « A l'origine du CCI et du BIPR » ([9] [35]), mais il est impor­tant de rappeler les principaux points :

  1. Contrairement à ce qu'affirme Battaglia selon qui nous aurions toujours été, de toute façon, opposés à la formation du parti en 1943, rappelons que « lorsqu'en 1942-43, se développent dans le nord de l'Italie de gran­des grèves ouvrières conduisant à la chute de Mussolini et à son remplacement par l'amiral pro-alliés, Badoglio, (...) la Frac­tion estime que, conformément à sa position de toujours, "le cours de la transformation de la Fraction en parti en Italie est ouvert". Sa Conférence d'Août 1943 décide de re­prendre le contact avec l'Italie et demande aux militants de se préparer à y retourner dès que possible. » (Revue internationale, n° 90)
  2. Une fois connues les modalités de construction de ce parti en Italie, modalités qui consistaient à regrouper les camarades du vieux parti de Livourne de 1921, chacun avec son histoire et ses conséquences, sans même la moindre vérification d'une plate-forme commune, jetant à l'eau par là même tout le travail élaboré par la Fraction à l'étranger ({C}[10]{C} [36]), la Gauche Communiste de France ({C}[11]{C} [37]) a développé des critiques très fortes que nous partageons sur tous ses points essentiels.
  3. Cette critique concernait, entre autre, l'intégration dans le parti, de plus à un poste à haute responsabilité, d'un personnage comme Vercesi qui s'était fait exclure de la Fraction pour avoir participé, à la fin de la guerre, au Comité antifasciste de Bruxelles. Vercesi n'avait pas fait la moindre critique de son activité.
  4. La critique concernait aussi l'intégration, au sein du parti, des éléments de la minorité de la Fraction à l'étranger qui avaient scis­sionné pour aller faire un travail de propa­gande politique chez les partisans de la Ré­publique pendant la guerre d'Espagne en 1936. Ici encore, la critique ne portait pas sur l'intégration de ces éléments dans le parti mais sur le fait qu'elle se réalisait sans qu'il y ait eu une discussion préalable sur leurs erreurs passées.
  5. Enfin, il y a une critique qui porte sur l'attitude ambiguë qu'a eu le PCI pendant les années de la résistance antifasciste à l'égard des formations partisanes.

Pas mal de critiques que BC porte à la com­posante bordiguiste du PCI des années 1943-52 sont en fait l'expression de cette union sans principe qui a été à la base de la for­mation du parti dont étaient pleinement conscients les camarades responsables des deux bords et que la GCF avait dénoncé sans concession ({C}[12]{C} [38]). L'explosion ultérieure du parti en deux branches, dans une phase de très grande difficulté du fait du reflux des luttes qui avaient éclaté au milieu de la guerre, a été la conséquence logique de la façon opportuniste dont le parti s'était cons­truit.

C'est justement parce que c'est le point fai­ble de sa prise de position que BC fait d'étranges contorsions : parfois, elle mini­mise ces différences entre les deux tendan­ces du PCI à l'époque ; d'autres fois, elle les fait apparaître au moment de la scission seulement et d'autres fois encore, elle les attribue à la Fraction à l'étranger elle même.

Quand BC minimise le problème, elle donne l'impression qu'avant le PCI il n'y avait rien, qu'il n'y avait pas eu toute l'acti­vité de la Fraction auparavant et de la GCF après, qui ont fourni un travail énorme de réflexion et des premières conclusions im­portantes :

« Quand on reconsidère tous ces événe­ments, il faut avoir présent à l'esprit la courte, mais intense, période historique dans laquelle s'est réalisée la constitution du PC Internationaliste: il était entre autre inévitable, après presque deux décennies de dispersion et d'isolement des cadres de la Gauche Italienne survivants, que se fassent jour quelques dissensions internes, fondées pour la plupart sur des malentendus et sur des bilans différents des expériences per­sonnelles et locales. » (Quaderno di Batta­glia Communista n° 3, La scissione interna­zionalista)

Quand BC fait apparaître les divergences au moment de la scission seulement, elle commet tout simplement un faux historique tendant à dissimuler la responsabilité qu'ont eue ses ancêtres politiques en visant de façon opportuniste à gonfler le plus possible le parti de militants :

« Ce qui est arrivé en 1951-52 a justement eu lieu dans la période dans laquelle certai­nes caractéristiques les plus négatives de cette tendance – qui aurait continué à cau­ser d'autres dommages, notamment grâce aux soins des épigones – se manifestaient pour la première fois. » (Ibid., souligné par nous)

Quand enfin, BC attribue à la Fraction les divergences qui se seraient ensuite manifes­tées dans le Parti, elle démontre seulement qu'elle n'a pas compris la différence entre les tâches de la Fraction et celles du Parti. La tâche de la Fraction, c'est celle de faire un bilan à partir d'une défaite historique et de préparer de cette façon les cadres du futur parti. Il est normal que dans ce bilan s'ex­priment des points de vue différents et c'est justement pour cela que Bilan défendait l'idée que, dans le débat interne, la critique la plus large possible soit faite sans aucun ostracisme. La tâche du Parti c'est, au con­traire, d'assumer, sur la base d'une plate-forme et d'un programme clairs et admis par tous, la direction politique des luttes ouvriè­res dans un moment décisif des affronte­ments de classe, de telle façon qu'il s'éta­blisse une osmose entre le parti et la classe, un rapport dans lequel le parti est reconnu comme tel par sa classe : « Mais dans la Fraction avant et dans le Parti ensuite co­habitaient deux états d'esprit que la victoire définitive de la contre-révolution (...) de­vaient amener à se séparer. » (Ibid.)

C'est justement l'incompréhension de ce qu'est la fonction de la Fraction par rapport à celle du Parti qui a conduit BC (comme par ailleurs, Programma lui même avec ses différentes scissions successives) à garder les attributs de Parti à son organisation, alors même que la poussée ouvrière après 1945 s'était complètement epuisée et qu'il fallait alors reprendre le travail patient, mais non moins absorbant, d'achèvement du bilan des défaites et de formation des futurs ca­dres. A ce propos, malgré la fausseté de certains arguments donnés par Vercesi lui-même et par d'autres éléments de l'aile bor­diguiste, BC ne peut pas interpréter comme étant liquidationniste l'idée selon laquelle, la situation historique ayant changé, on doive retourner à un travail de fraction :

« C'étaient les premiers pas qui auraient ensuite amené certains à envisager la dé­mobilisation du parti, la suppression de l'organisation révolutionnaire et le renon­cement à tout contact avec les masses, en remplaçant la fonction et la responsabilité militante du parti par la vie de fraction, de cercle qui fait l'école du marxisme. » (Ibid.)

Au contraire, c'est précisément la formation du parti et la prétention de pouvoir dévelop­per un travail de parti quand objectivement les conditions n'existent pas, qui a poussé et pousse Battaglia à faire quelques pas vers l'opportunisme, comme nous l'avons mis en évidence récemment dans un article paru dans notre presse territoriale à propos de l'intervention de ce groupe vis à vis des GLP, une formation politique qui est issue de l'aire de l'autonomie :

« Honnêtement, notre crainte c'est que BC, au lieu de jouer son rôle de direction politi­que vis-à-vis de ces groupes en les poussant à une clarification et à une cohérence poli­tique, tende par opportunisme à s'adapter à leur activisme, en fermant les yeux sur leurs dérapages politiques, courant ainsi le risque sérieux d'être entraînée elle même dans la dynamique gauchiste dont les GLP sont porteurs. » ({C}[13]{C} [39])

C'est une chose grave parce que, mis à part le danger de glissements vers le gauchisme, BC en arrive à limiter son intervention en réduisant son rôle à celui d'un groupe local avec une intervention parmi les étudiants et les autonomes. BC a au contraire un rôle d'importance primordiale à jouer autant dans la dynamique actuelle du camp prolétarien que pour son propre développement et celui du BIPR.

5 septembre 1998, Ezechiele



[1] [40]. Comme nous l'avons déjà développé à plusieurs reprises dans notre presse, ce que nous entendons par milieu politique prolétarien est la mouvance qui comprend ceux qui se réclament ou se rapprochent des positions de la Gauche communiste. Parce qu'elle est constituée des groupes et organisations qui ont été capables de maintenir les principes de l'internationalisme prolétarien dans et depuis la se­conde guerre mondiale, et qui ont toujours combattu le caractère contre-révolutionnaire du stalinisme et de la gauche du capital, la Gauche communiste, avec ceux qui en reprennent les principes et se rattachent à cette tradition, est le seul milieu politi­que authentiquement prolétarien.

{C}[2]{C} [41]. Voir Revue internationale n° 95, « Thèses sur le parasitisme ».

{C}[3]{C} [42]. C'est ce groupe qui publie Prometeo et Battaglia Comunista qui a formé dans les années 1980 le Bu­reau International pour le Parti Révolutionnaire (BIPR) avec la Communist Workers Organisation de Grande-Bretagne.

[4] [43]. L'organe théorique du PCI était Programma co­munista en Italie et Programme communiste en France, pour les pays où il était le plus fortement re­présenté.

{C}[5]{C} [44]. Voir Polémique : à l'origine du CCI et du BIPR, « La Fraction italienne et la Gauche communiste de France », Revue internationale n° 90, 3e trim. 1997, « La formation du Partito Comunista Inter­nazionalista », n° 91, 4e trim. 1997.

Les différents groupes bordiguistes présentent cette bizarrerie de tous s'appeler Partito Communista Internazionale. Pour les différencier nous les dési­gnerons donc par le périodique le plus connu publié par chacun à l'échelle internationale, même quand ces groupes sont présents dans plusieurs pays. Nous parlerons donc de Le Prolétaire (qui publie aussi Il Comunista en Italie), de Il Partito (qui publie sous le même nom), de Programma Communista (italien, à ne pas confondre avec Programme Communiste en français).

[6] [45]. La brochure existe actuellement en italien, elle se­ra disponible en français fin 1998, et l'an prochain en anglais.

{C}[7]{C} [46]. Voir à ce propos le passage suivant tiré d'une let­tre au Comité Exécutif de mars 1951 (nous sommes en pleine phase de scission) signée par Bottaïoli, Ste­fanini, Lecci et Damen : « dans la presse du parti reviennent souvent des formulations théoriques, des indications politiques et des justifications pra­tiques qui manifestent la détermination du CE de faire des cadres du parti, organisationnellement peu sûrs et politiquement non préparés, des espèces de cobayes pour des expériences de dilet­tantisme politique qui n'a rien à voir avec la poli­tique d'une avant-garde révolutionnaire. » (souligné par nous)

[8] [47]. La vision alternative au centralisme organique n'est naturellement pas l'anarchisme, la recherche obsessionnelle de la liberté individuelle, le manque de discipline, mais assumer sa responsabilité militante dans les débats de l'organisation révolu­tionnaire et de la classe, tout en appliquant les orientations et décisions de l'organisation une fois qu'elles ont été adoptées.

{C}[9]{C} [48]. Voir également les polémiques plus anciennes sur ce thème : « Le parti défiguré: la conception bordiguiste », Revue internationale n° 23, « Contre la conception du chef génial », n° 33, « La disci­pline... force principale... », n° 34.

{C}[10]{C} [49]. Sur le niveau extrêmement peu qualifié des cadres de ce parti, nous avons déjà cité au début de cet article les témoignages de la composante Battaglia comme de celle Programma.

{C}[11]{C} [50]. La Gauche communiste de France se constitue selon les enseignements de la Fraction italienne en 1942, prenant initialement le nom de Noyau français de la Gauche communiste.

{C}[12]{C} [51]. Voila comment s'exprime sur cette question le groupe bordiguiste Le Prolétaire dans un article dédié lui aussi à la scission de 1952 : « Un autre point de désaccord a été la façon de concevoir le processus de formation du Parti en tant que tel comme un processus d'"aggrégation" de noyaux d'origine disparate et dont les lacunes devaient se compenser mutuellement (c'était notamment la fa­meuse tentative de "regroupement à quatre" – quadrifolio – par la fusion de groupes différents, trotskistes y compris, qui connut par la suite de nombreuses rééditions, toujours infructueuses, avant de s'incarner dans la formule  du "Buro", etc.). » Tiré de « La portée de la scission de 1952 dans le Partito Communista Internazionalista », in: Programme Communiste n° 93, mars 1993.

[13] [52]. Voir l'article « Les "Groupes de Lutte proléta­rienne" : une tentative inachevée pour atteindre une cohérence révolutionnaire », Rivoluzione Internazionale n° 106, à paraître dans un prochain n° de Révolution internationale.

 

Conscience et organisation: 

  • La Gauche Italienne [53]

Courants politiques: 

  • Bordiguisme [54]

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Liens
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