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Revue Internationale n°151 - du 1er janvier au 30 avril 2013

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Avancées scientifiques et décomposition du capitalisme: les contradictions du système compromettent l’avenir de l’humanité

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En quoi le présent préfigure-t-il l’avenir de l’humanité ? Est-il encore envisageable de parler de progrès ? Quel futur se prépare pour nos enfants et les générations futures ? Pour répondre à ces questions que chacun peut se poser aujourd’hui de manière angoissante, il nous faut opposer deux legs du capitalisme dont dépendra la société future : d’un côté, le développement des forces productives qui sont en elles-mêmes des promesses d'avenir, notamment avec les découvertes scientifiques et les avancées technologiques que ce système est encore capable de porter ; de l’autre, la décomposition du système, qui menace d’annihiler tout progrès et compromet l’avenir même de l’humanité, et qui résulte inexorablement des contradictions du capitalisme. La première décennie du XXIe siècle montre que les phénomènes traduisant la décomposition du système, le pourrissement sur pied d'une société malade 1, prennent une ampleur croissante, ouvrant les portes aux démarches les plus irrationnelles, aux catastrophes en tout genre, générant une sorte d'atmosphère de "fin du monde" qu’exploitent les états avec cynisme pour faire régner la terreur et pour maintenir ainsi leur emprise sur des exploités de plus en plus mécontents.

C’est un contraste complet, une contradiction permanente qui existe entre ces deux réalités du monde actuel et qui justifie pleinement l’alternative posée il y a un siècle par le mouvement révolutionnaire, et notamment Rosa Luxemburg reprenant la formule d’Engels : ou bien le passage au socialisme ou bien la plongée dans la barbarie.

Quant aux potentialités positives que porte le capitalisme, c'est classiquement, du point de vue du mouvement ouvrier, le développement des forces productives qui constitue le sous-bassement de l'édification de la future communauté humaine. Celles-ci sont principalement constituées par trois éléments étroitement liés et conjugués dans la transformation efficace de la nature par le travail humain : les découvertes et progrès scientifiques, la production d’outils et d’un savoir-faire technologique de plus en plus sophistiqués et la force de travail fournie par les prolétaires. Tout le savoir accumulé dans ces forces productives serait utilisable au sein de l’édification d’une autre société, de même, ces dernières seraient décuplées si l’ensemble de la population mondiale était intégrée au sein de la production sur base d’une activité et d’une créativité humaine, au lieu d'en être rejetées de façon croissante par le capitalisme. Sous le capitalisme, la transformation, la maîtrise comme la compréhension de la nature n’est pas un but au service de l'humanité, la majeure partie de celle-ci étant exclue du bénéfice du développement des forces productives mais une dynamique aveugle au service du profit 2.

Les découvertes scientifiques au sein du capitalisme ont été nombreuses - et pas des moindres - dans la seule année 2012. De même de véritables prouesses technologiques ont été parallèlement accomplies dans tous les domaines, démontrant l’étendue du génie et du savoir-faire humains.

Les avancées scientifiques : un espoir pour l´avenir de l’humanité

Nous illustrerons notre propos à travers seulement quelques exemples 3 et laisserons volontairement de côté beaucoup de découvertes ou réalisations technologiques récentes. En effet, notre objectif ne vise pas à l'exhaustivité mais à illustrer comment l'homme dispose d'un ensemble croissant de possibilités, concernant la connaissance théorique et des avancées technologiques, qui lui permettraient de maîtriser la nature dont il fait partie, de même que son propre organisme. Les trois exemples de découvertes scientifiques que nous donnons touchent à ce qu'il y a de plus fondamental dans la connaissance et qui a été au cœur des préoccupations de l'humanité depuis ses origines :

  • qu'est-ce que la matière qui compose l'univers et quelle est l'origine de celui-ci ;

  • d'où vient notre espèce, l'espèce humaine ;

  • comment guérir de la maladie.

Une meilleure connaissance des particules élémentaires et des origines de l'univers

La recherche fondamentale, bien que ne contribuant généralement pas à des découvertes ayant une application immédiate, constitue néanmoins une composante essentielle de la connaissance de la nature par l'homme et, partant, de sa capacité à en pénétrer les lois et les propriétés. C'est de ce point de vue qu'il faut apprécier la récente mise en évidence de l'existence d'une nouvelle particule, très proche à de nombreux égards de ce qui est appelé le Boson de Higgs, après une traque acharnée au moyen d'expériences menées au CERN (Centre européen pour la recherche nucléaire) de Genève ayant mobilisé 10 000 personnes pour mettre en œuvre l’accélérateur de particules LHC. La nouvelle particule a cette propriété unique de conférer leur masse aux particules élémentaires, à travers son interaction avec celles-ci. En fait, sans elle, tout élément de l'univers ne pèserait rien. Elle permet aussi une approche plus fine de la compréhension de la naissance et du développement de l'univers. L'existence de cette nouvelle particule avait été prédite théoriquement en 1964 par Peter Higgs (en même temps que deux physiciens belges, Englert et Brout). Depuis lors, la théorie de Higgs a été l'objet de débats et de développements dans le milieu scientifique qui ont abouti à la mise en évidence de l'existence réelle, et plus seulement théorique, de la particule en question.

Un ancêtre potentiel des vertébrés ayant vécu il y a 500 millions d'années

Illustrant la théorie darwinienne et matérialiste de l'évolution, deux chercheurs anglais et canadiens ont mis en évidence que, cent ans après sa découverte, l'un des plus anciens animaux ayant peuplé la planète, Pikaia gracilens était un ancêtre des vertébrés. Ils ont procédé à un examen des fossiles de l'animal réalisé par différentes techniques d'imagerie qui leur a permis de décrire précisément son anatomie externe et interne. Grâce à un type particulier de microscope à balayage, ils ont réalisé une cartographie élémentaire de la composition chimique des fossiles en carbone, soufre, fer et phosphate. Se référant à la composition chimique des animaux actuels, ils en ont alors déduit où se trouvaient les différents organes chez Pikaia. Où placer Pikaia dans l'arbre de l'évolution ? En prenant en compte également d'autres facteurs comparatifs avec d'autres espèces voisines découvertes dans d'autres régions de la planète, ils concluent : "quelque part à la base de l'arbre des chordés", les chordés étant des animaux qui possèdent une colonne vertébrale ou une préfiguration de celle-ci. Ainsi, cette découverte permet de reconstituer un des "chaînons manquants" dans la longue chaine des espèces vivantes qui ont peuplé notre planète depuis plusieurs milliards d'années et qui sont nos ancêtres.

Vers la guérison totale du Sida

Depuis le début des années 1980, le Sida est devenu le principal fléau épidémique de la planète. Près de 30 millions de personnes en sont déjà mortes et, malgré les moyens énormes mis en œuvre pour le combattre et l'emploi des trithérapies, il tue encore 1,8 millions de personnes par an 4, loin devant d'autres maladies infectieuses particulièrement meurtrières comme le paludisme ou le rougeole. Un des aspects les plus sinistres de cette maladie consiste dans le fait que la personne qui en est victime, même si elle n'est pas maintenant condamnée à une mort certaine comme c'était le cas au début de l'épidémie, reste infectée toute sa vie, ce qui la soumet, outre l'ostracisme d'une partie de la population, à des médications extrêmement contraignantes. Et justement, une étape majeure dans la guérison des personnes infectées par le virus du Sida (VIH) a été franchie cette année par une équipe de l'université de Caroline du Nord. Le médicament qu'elle a testé sur huit séropositifs n'a rien à voir avec les traitements actuels, les antirétroviraux. En bloquant la multiplication du VIH, ces derniers réduisent sa concentration dans l'organisme des séropositifs, jusqu'à le rendre indétectable. Mais ils ne l'éradiquent pas et ne guérissent donc pas les malades. En effet, dès le début de l'infection, des exemplaires du virus se cachent dans certains globules blancs à longue vie, échappant ainsi à l'action des antirétroviraux. D'où, l'idée de détruire une bonne fois pour toutes ces "réservoirs" de VIH grâce à l'action d'un médicament dont l'action permettrait de rendre les globules blancs en question repérables par le système immunitaire qui pourra alors les détruire. Le médicament testé a permis de façon prometteuse d'activer la détection des "réservoirs". Reste à s'assurer de leur destruction par le système immunitaire, voire même stimuler celui-ci dans ce but.

Il faut d’emblée remarquer que les découvertes scientifiques actuelles et le développement de la technologie se produiraient dans un autre type de société, en particulier dans une société communiste, où elles auraient encore été largement surpassées. En effet, le mode de production capitaliste axé sur le profit, la rentabilité et la concurrence, marqué par la gabegie et l’irrationalité, mais aussi par l’altération, l’aliénation et souvent la destruction des rapports sociaux, constitue un obstacle sérieux au développement de ces forces productives. Néanmoins, cela reste un aspect positif de la société actuelle qui est encore capable de produire de telles choses, même si elle en entrave considérablement la réalisation. Par contre, la décomposition telle qu’elle se présente aujourd’hui est propre au capitalisme. Plus longtemps ce dernier se maintiendra, plus cette décomposition constituera un boulet de plus en plus lourd pour le futur, plus elle l'oblitèrera.

La projection morbide du capitalisme menace d’engloutir l’humanité

La réalité de ce monde au quotidien, c’est que la crise du capitalisme qui est réapparue et qui s'aggrave toujours plus depuis des décennies est la cause de l'enfoncement dans des difficultés de vivre toujours plus grandes ; et c'est parce que ni la bourgeoisie, ni la classe ouvrière n'ont réussi à dégager une perspective pour la société que les structures sociales, les institutions sociales et politiques, le cadre idéologique qui permettaient à la bourgeoisie de maintenir la cohésion de la société, se désagrègent toujours un peu plus. La décomposition, dans toutes ses dimensions et ses manifestations actuelles, illustre toutes les potentialités morbides de ce système qui menacent d’engloutir l’humanité. Le temps ne joue pas en faveur du prolétariat. C’est une "course contre la montre" que ce dernier a engagée dans son combat contre la bourgeoisie. De l'issue de ce combat entre les deux classes déterminantes de la société actuelle, de la capacité du prolétariat à porter les coups décisifs contre son ennemi avant qu'il ne soit trop tard, dépend l’avenir de l’espèce humaine.

Derrière les tueries de déséquilibrés, il y a l'irrationalité du capitalisme qui nous condamne à vivre dans un monde n'ayant plus de sens

Une des manifestations les plus frappantes et spectaculaires de cette décomposition a été encore récemment le massacre dans l’école élémentaire de Sandy Hook à Newtown (Connecticut) aux États-Unis le 14 décembre 2012. Comme lors des drames précédents, l'horreur de ce massacre sans mobile de 27 enfants et adultes par une seule personne a de quoi glacer le sang. Or, c'est le treizième événement de ce genre dans ce pays pour la seule année 2012.

Le massacre de vies innocentes à l’école est un rappel horrible de la nécessité d’une transformation révolutionnaire complète de la société. La propagation et la profondeur de la décomposition du capitalisme ne peuvent qu’engendrer d’autres actes aussi barbares, insensés et violents. Il n’y a absolument rien dans le système capitaliste qui puisse fournir une explication rationnelle à un tel acte et encore moins rassurer sur le futur d'une telle société.

Au lendemain de la tuerie dans l’école du Connecticut, et comme cela a également été le cas pour d’autres actes violents, tous les partis de la classe dirigeante ont soulevé un questionnement : comment est-il possible qu'à Newtown, réputée pour être la ville "la plus sûre d'Amérique", un individu dérangé ait trouvé le moyen de déchaîner tant d’horreur et de terreur ? Quelles que soient les réponses proposées, la première préoccupation des médias est de protéger la classe dirigeante et de dissimuler son propre mode de vie meurtrier. La justice bourgeoise réduit le massacre à un problème strictement individuel, suggérant en effet que le geste d’Adam Lanza, le meurtrier, s’explique par ses choix, sa volonté personnelle de faire le mal, penchant qui serait inhérent à la nature humaine. Niant tous les progrès réalisés depuis de nombreuses décennies par les études scientifiques sur le comportement humain qui, pourtant, permettent de mieux comprendre l’interaction complexe entre l’individu et la société, la justice prétend que rien n’explique l’action du tireur et avance comme solution le renouveau de la foi religieuse et la prière collective !

C’est également ainsi qu'elle justifie sa proposition d’emprisonner tous ceux qui relèvent d’un comportement déviant, en réduisant leurs crimes à un acte immoral. La nature de la violence ne peut pas être comprise si on la dissocie du contexte social et historique où elle s’exprime car elle est précisément fondée sur des rapports d’exploitation et d’oppression d’une classe dominante sur l’ensemble de la société. Les maladies mentales existent depuis longtemps, mais il ressort que leur expression a atteint son paroxysme dans une société en état de siège, dominée par le "chacun pour soi", par la disparition de la solidarité sociale et de l’empathie. Les gens pensent qu’ils doivent se protéger… contre qui, d'ailleurs ? Tout le monde est considéré comme un ennemi potentiel et c’est une image, une croyance renforcée par le nationalisme, le militarisme et l’impérialisme de la société capitaliste.

Pourtant la classe dirigeante se présente comme le garant de la "rationalité" et contourne soigneusement la question de sa propre responsabilité dans la propagation des comportements antisociaux. Ceci est encore plus flagrant lors des jugements par la cour martiale de l’armée américaine des soldats ayant commis des actes atroces, comme dans le cas de Robert Bales qui a massacré et tué 16 civils en Afghanistan, dont 9 enfants. Pas un mot, naturellement, sur sa consommation d’alcool, de stéroïdes et de somnifères pour calmer ses douleurs physiques et émotionnelles, ni sur le fait qu’il a été envoyé sur l’un des champs de bataille les plus meurtriers d'Afghanistan pour la quatrième fois !

Et les États-Unis ne sont pas le seul pays à connaître de telles abominations : en Chine, par exemple, le jour même du massacre de Newtown, un homme a blessé avec un couteau 22 enfants dans une école. Mais au cours des 30 dernières années, de nombreux actes similaires ont été perpétrés. Bien d'autres pays, l'Allemagne par exemple, autre pays du cœur du capitalisme, ont aussi connu de telles tragédies dont la tuerie d’Erfurt en 2007 et la surtout la fusillade, qui s'est déroulée le 11 mars 2009 au collège Albertville-Realschule, à Winnenden dans le Bade-Wurtemberg, qui a fait seize morts dont l'auteur des coups de feu. Cet événement présente beaucoup de similitudes avec le drame de Newtown.

L'extension internationale du phénomène montre qu'attribuer ces tueries au droit à la possession d'armes est avant tout de la propagande médiatique. En réalité, il existe de plus en plus d'individus, qui se sentent tellement écrasés, isolés, incompris, rejetés que les tueries perpétrées par des individus isolés ou les tentatives de suicide des jeunes sont de plus en plus nombreuses ; et le fait même du développement de cette tendance montre que face à la difficulté qu'ils ont de vivre, ils ne voient aucune perspective de changement qui leur permettrait d'espérer une évolution positive de leurs conditions de vie. Bien des trajectoires peuvent aboutir à de telles extrémités : chez les enfants, une présence insuffisante des parents parce que surchargés de travail ou rongés et moralement affaiblis par l’anxiété qu’entraîne le chômage et des revenus trop faibles ou, chez les adultes, un sentiment de haine et de frustrations accumulés face au sentiment de "ratage" de leur existence.

Cela provoque de telles souffrances et de tels troubles chez certains qu'ils en rendent responsables l'ensemble de la société et en particulier l'école, une des institutions essentielles par laquelle l'intégration du jeune dans la société est censée se faire, devant normalement ouvrir sur la possibilité de trouver un emploi mais qui n'ouvre souvent que sur le chômage. Cette institution, qui est devenue en fait le lieu où se créent de multiples frustrations et où s'ouvrent bien des blessures, est aussi devenue une cible privilégiée, parce que symboles de l'avenir bouché, de la personnalité et des rêves détruits. Le meurtre aveugle en milieu scolaire – suivi par le suicide des meurtriers –, apparaît alors comme le seul moyen de montrer sa souffrance et d'affirmer son existence.

Derrière la campagne sur le fait de poster des policiers à la porte des écoles, l'idée qui est instillée est celle de la méfiance à l'égard de tout le monde, ce qui vise à empêcher ou détruire tout sentiment de solidarité au sein de la classe ouvrière. Tout ceci est à l’origine de l’obsession de la mère d’Adam Lanza pour les armes à feu et de son habitude d’emmener ses enfants, y compris son fils, sur les stands de tir. Nancy Lanza est une "survivaliste". L’idéologie du "survivalisme" est fondée sur le "chacun pour soi" dans un monde pré et post-apocalyptique. Elle prône la survie individuelle, en faisant des armes un moyen de protection permettant de mettre la main sur les rares ressources vitales. En prévision de l’effondrement de l’économie américaine, qui est sur le point de survenir selon les survivalistes, ces derniers stockent des armes, des munitions, de la nourriture et s'enseignent des moyens de survivre à l’état sauvage. Est-ce si étrange qu’Adam Lanza ait pu être envahi par ce sentiment de "no future" ? D'un autre côté, cela signifie que l'on ne peut avoir confiance que dans l’État et dans la répression qu'il mène alors qu'il est le gardien du système capitaliste qui est la cause de la violence et des horreurs que nous sommes en train de vivre. Il est naturel d’éprouver de l’horreur et une très grande émotion face au massacre d’innocentes victimes. Il est naturel de chercher des explications à un comportement complètement irrationnel. Cela traduit un besoin profond d’être rassuré, d’avoir la maîtrise de son destin et de sortir l’humanité d’une spirale sans fin d’extrême violence. Mais la classe dirigeante profite des émotions de la population et utilise son besoin de confiance pour l’amener à accepter une idéologie où seul l’État serait capable de résoudre les problèmes de la société.

Aux États-Unis, ce ne sont pas seulement les marges fondamentalistes du camp républicain, mais toute une série d’idéologies religieuses, créationnistes et autres qui pèsent de tout leur poids sur le fonctionnement de la bourgeoisie et sur les consciences du reste de la population.

Il faut affirmer clairement que c’est le maintien de la société divisée en classes et l’exploitation du capitalisme qui sont les seuls responsables du développement de comportements irrationnels qu’ils sont incapables d'éliminer ou seulement maîtriser.

Où que l’on regarde, le capitalisme est automatiquement dirigé vers la recherche du profit. La gauche peut penser que le capitalisme contemporain subsiste sur une base rationnelle, mais l’expérience présente de la société actuelle révèle une décomposition aggravée, une partie de cette société s’exprimant dans une irrationalité grandissante où les intérêts matériels ne sont plus le seul guide de son comportement. Les expériences de Columbine, de Virginia Tech et de tous les autres massacres perpétrés par des individus isolés montrent qu’on n’a pas besoin d’un motif politique pour commencer à tuer au hasard n’importe lesquels de nos semblables.

La généralisation de la violence : délinquance, banditisme, narcotrafic et mœurs de gangsters de la bourgeoisie

Une vague de délinquance et de banditisme a secoué certaines villes du Brésil, durant les mois d'octobre et novembre 2012. C'est surtout le Grand São Paulo qui a été affecté où 260 personnes ont été assassinées durant cette période. Mais pas seulement, puisque d'autres villes où la criminalité est généralement bien moins élevée ont également été le théâtre de violences.

L'ampleur de la violence est difficilement contestable, de même que ses conséquences sur la population : "La police tue aussi bien que les criminels. C’est à une guerre à laquelle nous avons assisté tous les jours à la télé.", déclarait le directeur de l’ONG Conectas Direitos Humanos. Cette calamité supplémentaire s'ajoute à la misère générale d'une grande partie de la population.

Parmi les explications à cette situation, certaines mettent en cause le système pénitencier, qui crée des criminels au lieu d'aider à la réinsertion sociale. Mais le système pénitentiaire est lui-même un produit de la société et il est à son image. En fait, aucune réforme du système, du système pénitencier ou autre, ne pourra enrayer le phénomène du banditisme et de la répression policière, et donc de la terreur sous toutes ses formes. Et le problème majeur c'est que cela ne pourra qu'empirer avec la crise mondiale de ce système. C'est facilement constatable au niveau du Brésil lui-même. Il y a trente ans de cela, São Paulo qui apparaît aujourd'hui comme la capitale du crime, faisait alors figure de ville tranquille.

Du côté du Mexique, on voit les groupes mafieux et le propre gouvernement enrôler, en vue de la guerre qu'ils se livrent, des éléments appartenant aux secteurs les plus paupérisés de la population. Les affrontements entre ces groupes, qui tirent sans distinction sur la population, laissent des centaines de victimes sur le carreau que gouvernement et mafias qualifient de "dommages collatéraux". Les mafias tirent profit de la misère pour leurs activités liées à la production et au commerce de la drogue ; en particulier en convertissant les paysans pauvres, comme cela avait été le cas en Colombie dans les années 1990, à la production de la drogue. Au Mexique, depuis 2006, ce sont presque soixante mille personnes qui ont été abattues, que ce soit sous les balles des cartels ou celles de l’armée officielle ; une grande partie de ces tués a été victime de la guerre entre cartels de la drogue, mais ceci ne diminue en rien la responsabilité de l’État, quoi qu’en dise le gouvernement. En effet, chaque groupe mafieux surgit sous la houlette d’une fraction de la bourgeoisie. La collusion des mafias avec les structures étatiques leur permet de "protéger leurs investissements" et leurs activités en général.5

Les désastres humains que provoque la guerre des narcotrafiquants sont présents dans toute l'Amérique latine mais le phénomène de la violence tel que l'illustrent le Brésil ou le Mexique est un phénomène mondial qui est loin d'épargner l'Amérique du Nord ou l'Europe.

Les catastrophes industrielles à grande échelle

Aucune région du monde n'est épargnée par celles-ci et leurs premières victimes sont en général les ouvriers. Leur cause n'est pas le développement industriel en soi, mais le développement industriel entre les mains du capitalisme en crise, où tout doit être sacrifié aux objectifs de la rentabilité pour faire face à la guerre commerciale mondiale.

Le cas le plus emblématique  est la catastrophe nucléaire de de Fukushima dont la gravité a encore surpassé celle de Tchernobyl (un million de morts "reconnus" entre 1986 et 2004). Le 11 mars 2011, un gigantesque tsunami inonde les côtes Est du Japon, débordant les digues censés protéger la centrale nucléaire. Plus de 20 000 personnes sont tuées par les inondations, et la population autour de la centrale a dû être évacuée: deux ans plus tard, plus de 300.000 personnes vivent toujours dans des campements de fortune. Face à ce désastre, la classe dominante a encore une fois étalé son incurie. L’évacuation de la population a commencé trop tard et la zone de sécurité s'est révélé insuffisante. Parce qu’il voulait minimiser absolument la perception des dangers réellement encourus, le gouvernement a surtout évité une évacuation à grande échelle et a rendu difficile l'accès de la région aux journalistes indépendants.

Au-delà du débat au Japon sur les défaillances de la compagnie Tepco, ou sur les rapports plus que bienveillants que l'organisme de réglementation de l'industrie nucléaire entretenait avec les entreprises qu'il était censé surveiller, c'est le fait même d'avoir développé le nucléaire au Japon qui constitue une véritable folie alors que ce pays est situé au croisement de quatre grandes plaques tectoniques (les plaques eurasiatique, nord-américaine, des Philippines, et pacifique) et, de ce fait, subit à lui seul 20% des séismes les plus violents du monde).

Dans un pays de haute technologie et surpeuplé comme le Japon, les effets sont encore plus dramatiques pour les populations. La contamination irréversible de l’air, des terres et des océans, l’amas et le stockage des déchets radioactifs, les sacrifices permanents de la protection et de la sécurité sur l’autel de la rentabilité jettent une lumière crue sur la dynamique irrationnelle du système.au niveau mondial.

Les catastrophes "naturelles" et leurs conséquences

Certes, on ne peut reprocher au capitalisme d'être à l'origine d'un tremblement de terre, d'un cyclone ou de la sècheresse. En revanche, on peut mettre à son passif le fait que tous ces cataclysmes liés aux phénomènes naturels se transforment en immenses catastrophes sociales, en gigantesques tragédies humaines. Ainsi, le capitalisme dispose de moyens technologiques tels qu'il est capable d'envoyer des hommes sur la lune, de produire des armes monstrueuses susceptibles de détruire des dizaines de fois la planète, mais en même temps il ne donne pas les moyens de protéger les populations des pays exposés aux cataclysmes naturels alors que cela pourrait être fait en construisant des digues, en détournant des cours d'eau, en édifiant des maisons qui puissent résister aux tremblements de terre ou aux ouragans. Cela ne rentre pas dans la logique capitaliste du profit, de la rentabilité et d’économie des coûts.

Mais la plus dramatique des menaces qui pèse sur l'humanité, sur laquelle nous ne pouvons développer ici est celle de la catastrophe écologique 6

La décomposition idéologique du capitalisme

Cette décomposition ne se limite pas au seul fait que le capitalisme, malgré tout le développement des sciences et de sa technologie, se retrouve de plus en plus soumis aux lois de la nature, qu'il est incapable de maîtriser les moyens qu'il a mis en œuvre pour son propre développement. Elle n'atteint pas seulement les fondements économiques du système. Elle se répercute aussi dans tous les aspects de la vie sociale à travers une décomposition idéologique des valeurs de la classe dominante qui entraîne avec elle un écroulement de toute valeur rendant possible la vie en société, notamment à travers un certain nombre de phénomènes :

  • le développement d'idéologies de type nihiliste, expressions d'une société qui est de plus en plus aspirée vers le néant ;

  • la profusion des sectes, le regain de l'obscurantisme religieux, y compris dans certains pays avancés, le rejet d'une pensée rationnelle, cohérente, construite, y inclus de la part de certains milieux "scientifiques", et qui prend dans les médias une place prépondérante notamment dans des publicités abrutissantes, des émissions décervelantes ;

  • le développement du racisme et de la xénophobie, de la peur et donc la haine de l'autre, du voisin ;

  • le "chacun pour soi", la marginalisation, l'atomisation des individus, la destruction des rapports familiaux, l'exclusion des personnes âgées.

La décomposition du capitalisme renvoie l'image d'un monde sans avenir, un monde au bord du gouffre, qui tend à s'imposer à toute la société. C'est le règne de la violence, de la "débrouille individuelle", du "chacun pour soi", de l’exclusion qui gangrène toute la société, et particulièrement ses couches les plus défavorisées, avec son lot quotidien de désespoir et de destruction : chômeurs qui se suicident pour fuir la misère, enfants qu'on viole et qu'on tue, vieillards qu'on torture et assassine pour quelques dizaines d’euros...

Seul le prolétariat peut sortir la société de cette impasse

A propos du sommet de Copenhague fin 2009 7, il avait été dit que c'était l'impasse, que le futur était sacrifié au présent. Ce système a pour seul horizon le profit (pas toujours à court terme), cependant celui-ci est de plus en plus limité (comme l'illustre la spéculation). Il va droit dans le mur mais il ne peut pas faire autrement ! L’ex-candidat démocrate à la présidence des États-Unis, Al Gore, était-il sincère quand, en 2005, il a présenté son documentaire Une Vérité qui dérange montrant les effets dramatiques du réchauffement climatique sur la planète ? En tous cas, il a pu le faire car il n'était plus "aux affaires" après huit de vice-présidence des États-Unis. Cela signifie que ces gens-là qui dirigent le monde peuvent parfois comprendre le danger encouru mais, quelle que soit leur conscience morale, ils continuent dans la même direction car ils sont prisonniers d'un système qui va à la catastrophe. Il y a un engrenage qui dépasse la volonté humaine et dont la logique est plus forte que la volonté des politiques les plus puissants. Les bourgeois d'aujourd'hui eux-mêmes ont des enfants dont l'avenir les préoccupe… Les catastrophes qui s'annoncent vont toucher d’abord les plus pauvres, mais les bourgeois aussi vont être de plus en plus touchés. La classe ouvrière est non seulement porteuse d'avenir pour elle-même, mais pour l'humanité entière, y compris les descendants des bourgeois actuels.

Après toute une période de prospérité où il a été capable de faire accomplir un bond gigantesque aux forces productives et aux richesses de la société, en créant et unifiant le marché mondial, ce système a atteint depuis le début du siècle précédent ses propres limites historiques, marquant ainsi son entrée dans sa période de décadence. Bilan : deux guerres mondiales, la crise de 1929 et de nouveau la crise ouverte à la fin des années 1960, laquelle n'en finit plus de plonger le monde dans la misère.

Le capitalisme décadent, c'est la crise permanente, insoluble, de ce système qui est elle-même une immense catastrophe pour toute l'humanité, comme le révèle en particulier le phénomène de paupérisation croissante de millions d'êtres humains réduits à l'indigence, à la misère la plus totale.

En se prolongeant, l'agonie du capitalisme confère une qualité nouvelle aux manifestations extrêmes de la décadence en donnant naissance au phénomène de décomposition de celui-ci, phénomène visible depuis les trois dernières décennies.

Alors que dans les sociétés précapitalistes, les rapports sociaux de même que les rapports de production d'une nouvelle société en gestation pouvaient éclore au sein même de l'ancienne société en train de s'effondrer (comme c'était le cas pour le capitalisme qui a pu se développer au sein de la société féodale en déclin), il n'en est plus de même aujourd'hui.

La seule alternative possible ne peut être que l'édification, sur les ruines du système capitaliste, d'une autre société - la société communiste – qui, en débarrassant l'humanité des lois aveugles du capitalisme, pourra apporter une pleine satisfaction des besoins humains grâce à un épanouissement et une maîtrise des forces productives que les lois mêmes du capitalisme rendent impossibles.

En fait, comme c'est bien l'évolution du capitalisme qui est responsable de la chute dans la barbarie actuelle, cela signifie qu'en son sein, la classe qui produit l'essentiel des richesses, qui non seulement n'a aucun intérêt matériel à la perpétuation de ce système mais, au contraire, en constitue la principale classe exploitée, celle-là seule est capable par sa lutte révolutionnaire, d'entraîner à sa suite l'ensemble de population non exploiteuse, de renverser l'ordre social actuel pour ouvrir la voie à une société véritablement humaine : le communisme.

Jusqu'à présent, les combats de classe qui, depuis quarante ans, se sont développés sur tous les continents, ont été capables d'empêcher le capitalisme décadent d'apporter sa propre réponse à l'impasse de son économie : le déchaînement de la forme ultime de sa barbarie, une nouvelle guerre mondiale. Pour autant, la classe ouvrière n'est pas encore en mesure d'affirmer, par des luttes révolutionnaires, sa propre perspective ni même de présenter au reste de la société ce futur qu'elle porte en elle. C'est justement cette situation d'impasse momentanée, où, à l'heure actuelle, ni l'alternative bourgeoise, ni l'alternative prolétarienne ne peuvent s'affirmer ouvertement, qui est à l'origine de ce phénomène de pourrissement sur pied de la société capitaliste, qui explique le degré particulier et extrême atteint aujourd'hui par la barbarie propre à la décadence de ce système. Et ce pourrissement est amené à s'amplifier encore avec l'aggravation inexorable de la crise économique.

À la méfiance de tous qui est diffusée par la bourgeoisie, il faut explicitement opposer la nécessité de la solidarité, ce qui veut dire la confiance entre les ouvriers ; au mensonge de l'État "protecteur", il faut opposer la dénonciation de cet organe qui est le gardien de ce système qui provoque la décomposition sociale. Face à la gravité des enjeux que pose cette situation, le prolétariat doit prendre conscience du risque d'anéantissement qui le menace aujourd'hui. La classe ouvrière doit extraire de toute cette pourriture qu'elle subit quotidiennement, en plus des attaques économiques contre l'ensemble de ses conditions de vie, une raison supplémentaire, une plus grande détermination pour développer ses combats et forger son unité de classe.

Les luttes actuelles du prolétariat mondial pour son unité et sa solidarité de classe constituent l'unique lueur d'espoir au milieu de ce monde en pleine putréfaction. Elles seules sont en mesure de préfigurer un embryon de communauté humaine. C'est de la généralisation internationale de ces combats que pourront enfin éclore les germes d'un monde nouveau, que pourront surgir de nouvelles valeurs sociales.

Wim / Sílvio (février 2013)

 

1 "La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste", disponible en format papier dans la Revue internationale n° 62, 3e trimestre 1990 et sur notre site Web

22 On peut souligner qu’au début du développement de l’informatique, les ordinateurs les plus puissants étaient mis exclusivement au service de l’armée. C’est beaucoup moins vrai aujourd’hui concernant l'ensemble des domaines de pointe, bien que la recherche militaire continue à absorber et à orienter la plus grande partie des avancées de la technologie.

33 Les informations relatives à ces exemples sont pour la plupart extraites d'articles de la revue La Recherche concernant des découvertes effectuées en 2012.

4 Chiffres de l'ONUSIDA pour 2011.

5 Lire l’article "Le Mexique entre crise et narcotrafic" (Revue internationale n° 150).

6 Lire à ce propos Chris Harman, Une histoire populaire de l’humanité : De l’Âge de pierre au nouveau millénaire (2002), en particulier pp. 653-654 de l’édition française, La Découverte, 2011

7 Voir notre article "Sauver la planète ? No, they can't !" (Revue internationale n° 140, 1er trimestre 2010)

 

 

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Décomposition du capitalisme

Moyen-Orient et Afrique du Nord: l'alternative est guerre impérialiste ou guerre de classe

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Les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, durement touchés par les effets de la crise économique mondiale, ont également été secoués tout au long de 2011 par l'agitation sociale. Les événements qui ont suivi l’immolation de Mohamed Bouazizi ne sont pas, aujourd'hui encore, totalement effacés. Suite à ces événements, certains gouvernements de pays du sud de la Méditerranée ont été amenés à reculer, certains autres ont dû être remplacés. Ces mouvements, qui sont passés à l’histoire sous le nom de "printemps arabe", changent toute la configuration politique de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Face à cette situation, les bourgeoisies régionales, ou mondiales, essaient de rétablir l’équilibre politique.

Il est important de pouvoir analyser la situation en Égypte et en Syrie, deux pays où l’agitation sociale et les conflits perdurent, en y intégrant en particulier des évènements récents : en Égypte, l'exacerbation de l'agitation dans les rues suite à la provocation intervenue à l'occasion d'un match de football dans la ville de Port-Saïd de même que les manifestations contre le régime des Frères Musulmans ; en Syrie, la guerre qui s'installe. Doivent également être prises en compte les tensions impérialistes qui s'exacerbent et attirent l'attention du monde autant que les développements de la crise économique aux États-Unis et dans l’Union Européenne, notamment comme conséquence de la politique agressive de l’Iran, ainsi que des efforts de la Turquie pour devenir un acteur dans la région en choisissant de soutenir l’opposition dans la guerre en Syrie. Si des pays tels que l’Iran, la Turquie et Israël peuvent être caractérisés comme étant les principales puissances régionales, la situation au Moyen-Orient est également déterminée par la politique d'États impérialistes plus puissants : les États-Unis évidemment et, à côté de ceux-ci, la Chine et la Russie, du fait des rapports que ces deux pays entretiennent avec la Syrie et de leur influence en Égypte.

Lorsqu'on analyse les événements, il convient évidemment de les situer dans le cadre international, en prenant en compte la politique de la bourgeoisie et le niveau de la lutte de classe. Il faut également clarifier la nature d'événements de cette région faussement présentés comme des révolutions, en analysant quel y a été le rôle de la classe ouvrière et ce qu'il a signifié quant aux perspectives de développement de la lutte de classe au niveau international. Pour ce faire, la question de la révolution requiert une clarification à laquelle nous procéderons dans cet article sans cependant pouvoir entrer dans les détails.

Un constat s'impose : lorsque les événements ont explosé en Tunisie et se sont étendus à l’Égypte, les ouvriers y ont pris part, même si ce fut de façon limitée. La section en Turquie du CCI a publié un article dans la période où les événements ont eu lieu 1 comportant une analyse de l'importance numérique et de la forme de la participation des ouvriers à ce mouvement. Comme nous le savons, la classe ouvrière n’a pas été capable de prendre la tête du mouvement et de développer une lutte déterminée pour ses propres revendications.

Ennadha (le Parti de la Renaissance) dirigé par Rached Ghannouchi a gagné les élections à l’Assemblée Constituante Nationale qui ont eu lieu le 23 octobre 2011 en Tunisie. Ce parti a ses racines dans la même tradition que celle des Frères Musulmans en Égypte. A la suite des événements qui ont débuté en janvier 2011, l'espoir d'un changement pour la classe ouvrière en Tunisie s’est brisé avec l'arrivée de ce parti au gouvernement et la poursuite d’une exploitation de la force de travail des ouvriers aussi féroce qu'avant. Nous pouvons voir un processus similaire en cours en Egypte sous le gouvernement Morsi.

Pour être à même de voir de plus près ces événements et comprendre leur fondement, il est nécessaire d’analyser les positions des États impérialistes plus puissants ainsi que des impérialismes dans la région. Des pays tels que l’Iran, la Turquie et Israël peuvent être caractérisés comme les principales puissances régionales ; les États impérialistes plus forts qui doivent être pris en compte, à côté des États-Unis évidemment, sont la Chine et la Russie, spécialement en ce qui concerne leurs rapports avec la Syrie et les événements en Egypte.

Les tendances impérialistes de l’Iran et de la Turquie

L'Iran

L’Iran construit sa politique étrangère en fonction du fait qu'il se considère comme étant une puissance régionale au Moyen-Orient. Le facteur le plus déterminant de cette situation est qu'il est l’opposant à Israël le plus puissant de la région. Pour donner plus de poids à ses revendications, il s'efforce d'établir une unité politique, économique et même militaire basée sur l’identité chiite. Parmi les facteurs les plus importants de l'influence chiite dans la région, il y a le fait que le premier ministre d'Irak, Maliki, soit lui-même chiite et que la plus grande faction au pouvoir de l’Irak post-Saddam soit composée de Chiites. Il existe d'autres facteurs de cette influence : le Hezbollah au Liban et le Parti Baas 2, dominé par les Nosairi 3, qui ont gouverné la Syrie depuis 1963. L’Iran entend profiter de cette unité bâtie autour de l'identité sectaire chiite pour en prendre la tête contre Israël tout autant que contre les États-Unis.

L’économie de l’Iran est basée sur le pétrole et le gaz naturel, ce pays possédant 10 % des réserves mondiales de pétrole et 17 % des réserves de gaz naturel. L'État y détient 80 % des investissements économiques. De telles réserves de pétrole confèrent à l’Iran une marge de manœuvre bien plus importante que d'autres économies en développement dans la région.

Les contradictions internes au régime iranien demeurent insolubles, aucune solution n'étant en vue. La raison la plus fondamentale de celles-ci a pour origine la pression économique et politique croissante que la bourgeoisie exerce sur la classe ouvrière en vue de réaliser ses visées impérialistes. Le mouvement qui a eu lieu après les élections iraniennes de 2009 peut bien être décrit comme le début des événements sociaux qui ont constitué ce qu’on appelle le printemps arabe. Alors qu’on a tenté de faire passer ceux qui avaient gagné la rue et rempli la Place Valiasr pour des supporters de Mir-Hossein Mousavi, c’était en réalité la jeunesse ouvrière et au chômage qui s’affrontait aux forces répressives de la bourgeoisie (les Gardiens de la Révolution) dans les rues de Téhéran. Les événements qui ont eu lieu à la suite des 10èmes élections présidentielles peuvent bien avoir été déclenchés par la protestation contre le trucage des élections par Ahmadinedjad, cela n'empêche que le mécontentement qui portait sur différentes questions, était beaucoup plus profond et a commencé rapidement à prendre un caractère de classe. Par la suite, quand Mousavi, un réformiste bourgeois, a appelé à déserter la rue, ses efforts n’ont pas été pris au sérieux par les masses et on lui a même répondu avec des mots d’ordre tels que "Mort à ceux qui font des compromis" ! La plus grande faiblesse de ce mouvement spontané fut qu’il a manqué de revendications de classe et que les ouvriers, pour la plupart, participaient au mouvement en tant qu’individus. Les travailleurs remplissant les rues n’avaient pas fait surgir les organes qui auraient pu donner forme à leur identité de classe et leur permettre de s’exprimer politiquement. En fait, il n’y a eu qu’une seule grève, qui n’a concerné qu’une usine. 4 Le mouvement ouvrier a néanmoins encore un potentiel important en Iran et peut réapparaître dans une période d’instabilité ou dans des conditions économiques plus difficiles. L’expérience des luttes ouvrières en 1979 en Iran quand le Shah a été renversé recèle toujours des leçons importantes pour la classe ouvrière iranienne.

Il faut aussi analyser les rapports entre l’Iran et le capitalisme mondial et le rôle que ce pays joue en son sein. Nous pouvons dire que le partenaire le plus proche de l’Iran est la Russie. Un partenariat stratégique, basé en première instance sur l’armement et l’énergie nucléaire, existe entre les deux pays. À la différence de la Chine, la Russie est un producteur d’énergie et bénéficie jusqu’à un certain point des tensions au Moyen-Orient qui font monter le prix du pétrole. La construction d’usines nucléaires en Iran a suscité chez beaucoup l’idée de la possibilité pour le régime de fabriquer des armes nucléaires plutôt que de produire simplement de l’énergie nucléaire. Cela a eu pour conséquence une certaine distanciation de la Russie vis-à-vis de l'Iran sur la question de l’énergie nucléaire. Néanmoins l’Iran reste son plus gros acheteur d’armes et un partenaire stratégique. L’Iran a signé un accord sur l’énergie pour 20 ans avec son autre partenaire, la Chine. Les rapports entre ces deux pays reposent entièrement sur une base économique. La Chine achète 22 % du pétrole iranien 5, ce qui lui permet de s'approvisionner en sources énergétiques stratégiques. De plus, c'est avantageux pour l’économie chinoise, qui est basée sur des coûts de production bon marché, puisque le prix qui lui est concédé par l'Iran est très intéressant comparé à celui du marché mondial.

Les investissements dans le nucléaire, les efforts pour créer sa propre technologie d’armement et les manœuvres militaires récentes dans le Détroit d’Ormuz, tout cela montre que l’Iran veut associer sa puissance militaire à sa force économique. Cela veut dire être prêt à une guerre régionale ou internationale et avoir son mot à dire au Moyen-Orient grâce à sa force militaire. Les manœuvres dans le Détroit d’Ormuz peuvent être considérées comme un exercice pour s'affirmer contre les États-Unis, Israël et d’autres pays arabes, comme une démonstration de la puissance de l’armée iranienne dans le détroit d’Ormuz, stratégiquement important puisque lieu de transit de 40 % du pétrole mondial. Malgré les sanctions des États-Unis et de l’UE portant sur le pétrole iranien, l’Iran a réveillé d’autres rivalités inter-impérialistes en menaçant de fermer le détroit d’Ormuz. Le pétrole qui transite par cette voie constitue une alternative au pétrole iranien et russe, en d’autres termes, il en est un produit concurrent. D'où l’importance stratégique des pipelines russes au nord de la Mer Noire. La course à la domination stratégique basée sur le transport de pétrole joue un rôle clef dans ce qui se passe au Moyen-Orient.

Le fait que l’Iran ait des réserves significatives de pétrole et qu'il dispose de moyens de nuisance importants qui menacent l'acheminement du pétrole via le détroit d’Ormuz lui permet de trouver des alliés au niveau international. Ceci dit, alors que l’Iran semble être un État qui renforce son influence, la menace de mouvements sociaux en son sein a provoqué de nombreuses insomnies chez la bourgeoisie iranienne et ce n’est pas fini.

La Turquie

La Turquie est restée silencieuse au début des mouvements sociaux dans le monde arabe. Cependant, elle a fait en sorte de tirer le maximum de profit de la période d’instabilité créée par les événements en Afrique du Nord.

Un examen des relations passées entre la Turquie et la Syrie permet de mieux comprendre leurs relations actuelles. Avec sa politique de "zéro conflit" en politique extérieure initiée en 2005, la Turquie visait à accroître son influence politique et économique dans la région et, dans ce cadre, elle a essayé d’améliorer ses relations avec la Syrie, traditionnellement réduites. Ces deux États bourgeois, dont l'histoire commune est riche en contentieux, avaient pris, au cours des dix dernières années, certaines dispositions pour les résoudre. Parmi les contentieux en question, on trouve l'annexion par la Turquie de la province d’Hatay 6, l'approvisionnement en eau de la Syrie rendu plus difficile à cause de la construction des barrages sur le Tigre et l'Euphrate et le fait que, depuis longtemps, le PKK 7 a ses camps militaires en Syrie.

L’occupation par les États-Unis, d’abord de l’Afghanistan et ensuite de l’Irak, a changé toute la politique de la région. Comme les États-Unis souhaitaient que la Turquie soit plus active dans la région, une série de mesures ont été prises pour améliorer ses relations avec la Syrie. De nombreuses visites entre États ont été organisées, dont une visite juste après l’assassinat du Premier Ministre libanais, Rafic Hariri, un opposant à la Syrie. La bourgeoisie turque a été la première à donner son soutien international au régime Baas, alors qu'il était isolé et se trouvait dans une situation délicate dans la région. Analysant la situation comme une occasion d’accroître son influence dans cette zone, la bourgeoisie turque a soutenu le régime d’Assad 8 dans cette phase difficile pour lui. Par la suite, les rapports entre les deux pays se sont encore améliorés à travers une série de visites et de gestes diplomatiques. Cette période a témoigné de la plus grande activité diplomatique entre les deux pays ayant jamais existé. Par la suite, le "Conseil de coopération stratégique à haut niveau", fondé en 2009, a conclu une série d’investissements communs et d’accords économiques, politiques et militaires. Ce conseil, qui a aboli l'obligation de visa entre les deux pays et décidé de manœuvres militaires communes, de l'établissement d’une union douanière et d'un marché libre, a représenté le plus haut point, historiquement, des relations entre la Syrie et la Turquie. Ces accords, en créant la possibilité pour la Turquie de s’ouvrir au monde arabe, donnaient aussi à la Syrie la possibilité de s’ouvrir sur l’Europe. La Syrie, un vieil ennemi de la Turquie, était devenue une amie. Ce rapprochement était supposé se baser sur "une histoire commune, une religion commune et une destinée commune". Cette relation a duré jusqu’à ce que la rébellion contre Assad commence. C’est à ce moment que la bourgeoisie turque a soudainement tourné le dos à Assad.

Quand les événements qui ont secoué le monde arabe ont atteint la Syrie, il s'est créé l’union arabe sunnite contre Assad. En soutenant directement ce mouvement, la Turquie mettait un terme aux "jours heureux" durant lesquels le premier ministre turc Erdogan et Assad passaient leurs vacances familiales ensemble. La formation du Conseil National Syrien à Istanbul et l'accueil en Turquie des officiers qui ont formé l’Armée libre syrienne montraient clairement que les opposants à Assad étaient ouvertement soutenus par la Turquie. Le motif de cette nouvelle politique était la volonté de la Turquie de maintenir sa position en tant que puissance ayant son "mot à dire" dans la région en soutenant les dissidents qui, semblait-il, allaient sûrement arriver au pouvoir, et ceci de façon à conserver avec le nouveau pouvoir le niveau des relations atteint sous l’ère Assad. Cependant, il est vite apparu qu’avec la Russie et le Chine qui défendaient ouvertement le régime syrien, Assad n’allait pas partir facilement. Alors la Turquie a changé son fusil d’épaule et a commencé à essayer d’accroître la pression internationale plutôt que d’attaquer le régime d’Assad directement. En vue de faciliter une opération possible de l’OTAN, la Turquie est devenue un participant actif de la Conférence des amis de la Syrie 9 et a agi de concert avec la Ligue Arabe. Tous ces développements démontrent que bien que la Turquie tende en général à mener une politique étrangère en tant qu'allié des États-Unis au Moyen-Orient, elle est capable de voler de ses propres ailes de temps en temps et d’avoir son mot à dire dans la politique des puissances régionales.

Par ailleurs, conformément à ses plans concernant le futur de la Syrie, en renforçant ses liens avec les Frères musulmans 10, qui représentent une bonne partie de l’opposition à Assad, la Turquie entend aussi renforcer ses liens avec des partis qui se rattachent aux Frères Musulmans en Égypte et en Tunisie, et qui font certainement partie du même réseau.

Par ailleurs, suite à la chute de Moubarak, la Turquie a fait des efforts pour améliorer ses relations avec l’Égypte. Elle s'est appliquée à jouer un rôle dans la structuration du nouveau régime. Souhaitant exporter son régime tout autant que son capital, la bourgeoisie turque tente de tisser des liens avec le Parti de la Justice et de la Liberté formé par les Frères Musulmans en Égypte via le Parti de la Justice et du Développement 11 au pouvoir en Turquie.

Lorsque le premier ministre turc Erdogan a adopté une attitude anti-Israël au cours de la crise dite "une minute" 12 et du raid israélien sur le Mavi Marmara, un bateau turc qui faisait partie de la flottille qui transportait des aides pour Gaza, il a gagné une certaine popularité dans le monde arabe. Dans le sillage de ces initiatives pro-arabes, Erdogan a effectué une tournée en Égypte, Tunisie et Libye, accompagné de 7 ministres et de 300 hommes d’affaire. Ces visites étaient entreprises sur la base du modèle islamique laïc du Parti pour la Justice et le Développement (AKP, Adalet ve Kalkinma Partisi, actuellement au pouvoir en Turquie) et le message le plus marquant adressé par Tayyip Erdogan en Égypte et en Tunisie était celui de l’Islam laïc, ou d’un État islamique mais laïc. La presse mondiale, qui suivait ces visites, avait présenté le modèle d’Erdogan comme une alternative aux régimes wahhabite saoudien ou chiite iranien. Et ce n’était pas par hasard ! Tayyip Erdogan avait insisté sur l’Islam laïc dans son discours en Tunisie en disant : "une personne n’est pas laïque, un État l’est". Les États-Unis ont spécifiquement affirmé qu’un pays musulman tel que la Turquie a un régime qui est également laïc et parlementaire. Conformément à ce que nous avons déjà analysé dans notre presse en langue turque 13, ce que ces évènements traduisent c'est que la Turquie est bien en train d’essayer de renforcer son influence au Moyen-Orient et en Égypte en exportant son propre régime contre le Wahhabisme saoudien et le régime iranien chiite.

Dans le même temps, les puissances impérialistes occidentales veulent que la région retrouve la stabilité dès que possible, de même qu'elles désirent la mise en place de régimes qui maintiendraient ouverts les marchés régionaux, et le modèle le plus approprié de tels régimes est celui de la Turquie.

La Syrie s'enlise dans la guerre

Lorsque l'agitation sociale en Tunisie a gagné l’Égypte, les commentateurs pensaient qu'il allait être très difficile, pour les régimes de type Baas, dont la Syrie, d'y résister. En fait, dans ce pays, la population révoltée et en détresse s'est littéralement fait happer par les camps en présence, pro ou anti Assad. On pouvait s’attendre à ce qu’Assad se retire quand il serait face à l’opposition, mais ça n’a pas été le cas. Assad a tenté d’interdire les manifestations qui avaient fait éruption dans la ville de Dera et s’étaient étendues à des villes telles que Hama et Homs ; il a répandu des fleuves de sang et continue à le faire. Cette situation ouverte avec les évènements du 15 mars 2011 se prolonge encore aujourd'hui et, même si on peut supposer qu'Assad sera finalement renversé, on ne peut dire quand et comment elle va connaître un terme.

Les groupes qui défendent le régime d’Assad autant que ceux qui s’y opposent dans ce pays se définissent eux-mêmes par leur identité ethnique ou religieuse. 55 % de la population syrienne est composée de musulmans arabes sunnites, alors que les arabes alaouites chiites en représentent 15 % et les chrétiens arabes, 15 % également. 10 % de la population sont constitués de kurdes sunnites et les 5 % restant par les druses, les circassiens et les kurdes Yesidi. Plus de deux millions de réfugiés palestiniens et irakiens résident aussi en Syrie 14. La majeure partie de l’opposition au régime d’Assad est constituée d’arabes sunnites. En ce qui concerne les kurdes, qui occupent une position clef par rapport à l’équilibre politique de la Syrie, une partie soutient Assad tandis que l’autre fait partie du Conseil National Syrien anti-Assad. Les autres groupes ethniques soutiennent le régime actuel parce qu’ils craignent pour leur avenir sous un régime différent. Les arabes Nosairi (alaouites), une autre couche importante, ont soutenu le régime Baas en place en Syrie depuis des années.

La première initiative contre le régime Baas s’était unie derrière le nom de Conseil National Syrien. Cette organisation, fondée à Istanbul le 23 août 2011, inclut tous les opposants au régime d’Assad, excepté une certaine fraction des kurdes 15. A la suite d’une division parmi les kurdes qui se trouvent dans la région de Syrie la plus stratégique pour la Turquie, l’Iran et le Sud-Kurdistan, une partie de ceux-ci a rejoint le Conseil. La majorité du Conseil est constituée d’arabes sunnites qui, comme nous l’avons dit, représentent la plus grande partie de l’opposition à Assad. Si nous gardons à l’esprit que la Syrie est le pays où les Frères Musulmans sont les plus forts, après l’Egypte, nous pouvons dire que ce sont eux qui mènent le mouvement contre le régime en place en ce moment. En réalité, ce n’est pas le premier soulèvement sunnite contre le régime. En 1982, les Frères Musulmans s’étaient dressés contre Hafez-El-Assad (le père de Bachar el Assad) dans une rébellion qui avait été écrasée dans le sang : il y avait eu entre 17 000 et 40 000 morts 16. Il est plus que probable que cette organisation, qui est au centre de l’opposition au régime Baas, viendra au pouvoir à la suite du renversement d’Assad. Une telle issue est favorisée par le fait que les partis revendiquant l'appartenance aux Frères Musulmans ont gagné les élections en Tunisie et en Égypte.

Le secrétaire général des Frères Musulmans en Syrie, Mohammad Riad al-Shafka, a dit dans une interview qu’ils pourraient coopérer avec des forces régionales et globales dans le cadre d’intérêts mutuels, en expliquant le point de vue de son organisation sur ce qu’il faudrait faire à la suite de la chute d’Assad. Dans la même interview, al-Shafka dit qu’ils ne peuvent faire de compromis avec Assad à aucune condition et qu’il faut renverser le régime, montrant par là que la guerre va devenir de plus en plus violente.

Le régime Baas est soutenu par des groupes ethniques et religieux à un niveau non négligeable comparé aux groupes de l’opposition. Le plus grand est celui des Nosairi. Le régime d’Assad est constitué socialement par cette secte. Toute l’élite, la structure militaire, la bureaucratie du régime sont constituées par les arabes Nosairi. En ce sens, les Nosairi ont une position privilégiée en Syrie. La fin du régime Baas les mettrait dans une situation difficile car les membres de cette secte ont détenu le pouvoir politique depuis si longtemps, en s'y maintenant par des méthodes totalitaires, que cela a créé des haines profondes et entraînerait une vague de persécutions animées par la vengeance. Pour cette raison, ils veulent empêcher Assad de démissionner, même s’il en avait envie. En ce qui concerne les chrétiens, les Druses, les circassiens et les yezidi, ils soutiennent le régime Baas par peur du fondamentalisme islamique des candidats les plus à même de remplacer Assad. Cependant, tout peut changer d’un jour à l’autre.

Les kurdes sont dans une position différente qui constitue, dans la situation actuelle, une carte maîtresse du régime d’Assad. Jusqu’en mai dernier, les kurdes syriens étaient obligés de vivre dans des conditions telles qu’ils n’avaient même pas de cliniques médicales officielles et leurs représentants politiques étaient emprisonnés par le régime Baas. Bien qu’ils se soient rebellés contre le régime de temps en temps, leurs mouvements avaient été écrasés ou s’étaient éteints d'eux-mêmes. Un exemple : les événements dans la ville kurde de Qamishlo en 2004 17. De même, les différentes puissances impérialistes ont parfois essayé de se servir des kurdes contre le régime Baas. Après le début des événements, Assad a changé d’attitude vis-à-vis des kurdes et a libéré leurs prisonniers politiques. Il a même déclaré qu’un gouvernement autonome kurde allait être fondé dans le nord. C'est à plusieurs titres que les kurdes sont si importants pour Assad. Onze partis kurdes ont formé l’Assemblée Nationale Kurde de Syrie avec le soutien de Massoud Barzani 18, président du Gouvernement de la Région du Kurdistan en Irak. Cela a poussé Assad à chercher un accord avec les Kurdes mais, du même coup, a aussi poussé certains kurdes à s’intégrer à l’opposition sunnite arabe. En réponse, Assad a amnistié le leader du Parti nationaliste kurde de l’Unité et la Démocratie (PYD) 19, Salih Muslim, lui permettant d’organiser des manifestations pro-gouvernementales et d’y parler. En bref, Assad a cherché à gagner de l’influence sur les kurdes et à diviser l’opposition ; il y a en partie réussi.

Toutefois, le Parti de l’Unité et de la Démocratie (PYD) a décidé de boycotter les élections du 26 février 2012 et a annoncé qu’il n’y avait rien pour les kurdes dans la nouvelle constitution. Par l’intermédiaire des représentants directs ou indirects de la bourgeoisie kurde syrienne hors de Syrie, le PDP et le PKK tentent de gagner de l’espace dans la région kurde de Syrie. Barzani veut exercer son pouvoir sur les kurdes syriens via l’Assemblée nationale kurde de Syrie. Le PKK détermine la politique des kurdes syriens grâce à ses relations avec le PYD et, en même temps, gagne un espace stratégique à la fois contre la bourgeoisie turque et ses propres rivaux kurdes, en particulier Barzani. Il semble que les kurdes, qui ont été oppressés par le régime Baas pendant des années, auront un rôle à jouer concernant l'avenir du régime en place.

Il faut aussi prendre en compte les rapports Syrie-Israël. Tout d'abord à propos du plateau du Golan 20, ensuite concernant la présence militaire et l’influence politique de la Syrie au Liban, deux causes de l'état de guerre entre ces deux États bourgeois pendant des années. Le début des événements en Syrie a compliqué les relations entre ce pays et Israël. On dit maintenant que les israéliens négocient avec le régime Baas, qu’ils combattaient auparavant, par peur de l’arrivée des Frères Musulmans au pouvoir. Israël voit d'un mauvais œil l'arrivée de régimes islamiques au pouvoir au Moyen-Orient et son attitude vis-à-vis du régime d’Assad a été significativement affectée par cette considération.

Il faut aussi analyser comment et à quel degré la classe ouvrière participe aux événements en Syrie. Naturellement, la classe ouvrière représentait une partie significative des masses dans la rue. Cependant le problème est que les ouvriers syriens ne sont pas parvenus à exprimer une réaction à la misère et l'oppression, contrairement à ce qu'on a vu en Tunisie ou en Égypte. Malheureusement, les ouvriers syriens s’expriment dans les événements selon leur identité ethnique ou de secte. Cela donne un éclairage sur quoi se fondent, depuis le début, les événements en Syrie. Le jour où les observateurs de la Ligue Arabe allaient arriver en Syrie, l’opposition a appelé à la grève générale. Cet appel a été largement ignoré, et un peu plus tard il y a eu un jour de grève générale, mais cependant encore sous l’influence de l’opposition. Cela a été décrit comme un acte de désobéissance : ceux qui voulaient voir le départ du régime d’Assad n’avaient aucune revendication de classe. De plus, la participation des employeurs et commerçants dans la grève a été aussi importante que celle des ouvriers, ce qui montre assez clairement la nature de cette grève. En fait, les ouvriers syriens ne se sont pas manifestés comme tels et se sont rangés du côté d’Assad ou de l’opposition en tant qu’individus.

Bien que Bachir el Assad ait déclaré qu’il y aurait des réformes et des élections, le nouveau referendum sur la constitution a été boycotté par l’opposition, ce qui indique que, soit le régime Baas va s’en aller, soit l’opposition va être éliminée après une guerre sanglante. Il semble en effet qu’il n’y ait pas le moindre espace pour une réconciliation entre les deux fractions bourgeoises. Par ailleurs, le soutien des russes et des chinois dont bénéficie Assad semble avoir bloqué la possibilité d’une intervention de l’ONU. Le fait que la Russie, avec ses bases militaires et ses fournitures d’armes, et la Chine avec ses investissements dans l’énergie, protègent la Syrie au niveau international est de toute évidence lié aux intérêts de ces deux États. En prenant en compte ces relations, nous pouvons dire que le départ d’Assad ne se fera pas comme celui de Muammar Kadhafi en Libye. En se basant sur la chute, un par un, des régimes analogues confrontés à des manifestations massives dans la région, on aurait pu penser que le régime d’Assad allait rapidement être mis en pièces. Il semble clair maintenant que, conformément aux souhaits de l’élite Nosairi, Assad ne va pas démissionner facilement et que l’intensité de la guerre civile va aller en croissant.

L'Égypte : un marché pour la force de travail à bas prix

A la suite du départ de Moubarak, on a annoncé que commençait une nouvelle ère pour l’Égypte. Cependant ce pays, où la classe ouvrière est une des plus importantes de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, reste instable. La crise d’identité de la bourgeoisie n’est pas résolue et devient même plus intense après la provocation de Port-Saïd et les récentes manifestations contre Morsi.

La raison la plus importante pour laquelle les événements en Afrique du Nord se sont étendus à l’Égypte était que le taux de chômage et le nombre de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté étaient très élevés, comme ils l’étaient en Tunisie. 20 % de la population égyptienne vit dans la pauvreté, plus de 10 % est au chômage, selon les chiffres officiels et plus de 90 % des gens au chômage sont des jeunes. Les chiffres officiels ne reflètent pas la réalité et les taux de chômage sont bien plus élevés étant donné que le chômage non-déclaré est très largement répandu dans des pays comme l’Égypte. L’économie égyptienne a déjà connu certains problèmes fondamentaux d’accumulation et s'est trouvée par la suite encore plus affaiblie par l’approfondissement de la crise mondiale, si bien que le chômage croissant a ouvert la voie à la chute de Moubarak. La bourgeoisie égyptienne a tenté de résoudre ce problème structurel d’abord avec la politique de la porte ouverte adoptée en 1974. Elle a choisi ainsi de combler les déficits créés par son propre capital avec des investissements étrangers. Cependant, du fait, entre autres, de son instabilité politique, elle n’a pas été capable d’améliorer beaucoup la situation. Aujourd’hui, les investissements en capitaux étrangers restent à un taux très bas, de l'ordre de 6 % du PIB de l’Égypte.

La situation de misère et de chômage ne s’est pas traduite par un mouvement de classe généralisé. Bien que les masses ouvrières se soient mises en mouvement, les travailleurs ne sont pas descendus dans la rue en tant que classe, avec leurs objectifs propres. Le mouvement s’est limité à des grèves d’environ 50 000 ouvriers et n’a pas réussi à imprimer une marque décisive de classe aux manifestations de la place Tahrir. Il n’a pas réussi non plus à sortir de la logique de pures revendications économiques couplées à des revendications bourgeoisies démocratiques.

Sur quelle politique économique va être fondée l’ère post-Moubarak ? Sans aucun doute, la bourgeoisie égyptienne va promettre un autre paradis d’exploitation à la classe ouvrière. Comme nous l’avons dit précédemment, l’économie égyptienne souffre de problèmes structuraux d’accumulation de capital. Pour une intégration complète dans l’économie mondiale, il faut en particulier l’extraction de plus-value. Le processus de bascule de la production agricole à la production industrielle, qui avait débuté sous l’ère Moubarak, va sans aucun doute continuer quand le nouveau rapport de force sera établi au sein de la bourgeoisie. Grâce à son potentiel en force de travail bon marché, la bourgeoisie va tenter de bâtir l’économie égyptienne sur l’exploitation intense de la force de travail. Les chances pour l’économie égyptienne d’attirer les investissements seront un peu meilleures parce qu’elle offrira de la main d’œuvre à bas prix sur le marché mondial. Mais, en même temps, beaucoup d'autres pays sont capables d'offrir une main-d'œuvre bon marché.

Le futur de l'Égypte dépend également des rivalités politiques au sein des forces bourgeoises dans ce pays. Lorsque les opposants au régime de Moubarak se sont emparés de la place Tahrir, la plupart des mouvements politiques bourgeois actuels n’existaient pas. Ils ont commencé à apparaître seulement quand le trône de Moubarak a été ébranlé. La plus grande structure politique dans l’Égypte post-Moubarak est sans aucun doute constituée par les Frères Musulmans. Une autre force significative est le mouvement salafiste radical qui a une influence croissante. L’armée également conserve encore un pouvoir majeur dans la vie politique en Égypte. Dans les premières élections après Moubarak, le Parti de la Justice et de la Liberté formé par les Frères Musulmans a obtenu un tiers des votes, suivi par les salafistes qui réussissaient à en obtenir 25 %. Des deux organisations islamistes, ce sont les salafistes les plus radicaux et une grande partie des votes en leur faveur émanent de la campagne. Les Frères Musulmans, eux, sont plus modérés et pragmatiques en matière d’économie et de politique. Ils ont même formé une alliance avec quelques partis laïcs aux élections. Ils démontrent en cela qu'ils constituent la force politique bourgeoise la plus à même de servir l'intérêt national dans un contexte économique extrêmement difficile et face à un prolétariat qui ne laissera pas sans réagir empirer ses conditions de vie. Les travailleurs sont capables, nous l'avons vu, de relever la tête quoique de façon ambiguë et par à-coups. La provocation de l'État, lors d’un match de football, a entraîné la mort de 74 personnes. En suscitant une confrontation entre les supporters de deux équipes, la police avait voulu se venger du groupe de supporters de l’équipe de football du Caire Al Ahly, lequel avait été très actif dans le mouvement qui a conduit à la chute de Moubarak et après. A cette fin, des hommes armés de bâtons et de couteaux avaient pénétré dans le stade et ensuite les barrières de celui-ci furent fermées. Beaucoup de scénarios ont été évoqués à propos de cette provocation et toutes les forces de la bourgeoisie ont essayé de tirer parti de la situation. A la suite de ces événements, on a entendu des voix demander que l’armée donne le pouvoir aux civils. Cependant, ce serait de la naïveté de ne pas voir que le motif réel de la provocation était la lutte pour le pouvoir. Le mot d’ordre des Ultras Ahlawy qui ont pris la tête du mouvement de protestation violente contre la provocation a des intonations très antisystème : "Un crime a été commis contre la révolution et les révolutionnaires. Ce crime n’arrêtera pas ni n’intimidera les révolutionnaires". Cependant, les revendications de celui-ci sont restées limitées et n’ont pas rencontré de véritable écho dans d’autres parties de la classe ouvrière 21. Il y a eu des appels à la grève générale contre la répression brutale de la manifestation par l’armée et parmi les revendications avancées, il y avait celui-ci : "le Conseil Militaire doit démissionner et justice pour les martyrs d’Égypte". Cette situation, qui se reflétait aussi dans les mots d’ordre dans la rue, montrait que rien n’a changé pour la classe ouvrière.

En fait, ce mouvement s'est terminé dans la même confusion que les manifestations contre la prise des pouvoirs spéciaux par Morsi. Les protestations initiales contre Morsi, localisées essentiellement au Caire, fin 2012, ont été l’expression d’un mécontentement social largement répandu, tout autant que d’une méfiance profonde et grandissante vis-à-vis des solutions offertes par le nouveau gouvernement des Frères Musulmans. Mais les mouvements de protestation semblent avoir été dominés par l’opposition laïque, avec le danger que la classe ouvrière soit prise dans un conflit entre fractions bourgeoises rivales. La situation s’est encore compliquée avec la nouvelle de grèves dans le centre textile de Mahalla et d’une assemblée de masse qui déclarait "l’indépendance" de Mahalla vis-à-vis du régime des Frères Musulmans. Quelques rapports ont même parlé du "soviet de Mahalla". Mais ici, de nouveau, l’influence de l’opposition démocratique bourgeoise pouvait être perçue avec le chant de l’hymne national à la fin de l’assemblée, alors que l’appel à une "indépendance" symbolique reflétait un manque de perspective : les travailleurs qui combattent pour leurs propres revendications ont besoin avant tout de généraliser leur lutte aux autres ouvriers dans le reste du pays, pas de se retrancher derrière les murs du localisme. Néanmoins, la classe ouvrière en Égypte garde un grand potentiel de lutte et n’a subi aucune grande défaite de la part de ses ennemis de classe. Elle est loin d’avoir dit son dernier mot dans la situation.

Pour conclure…

Bien que nous ayons dit, au début de cet article, que nous n’allions pas aborder cette question en profondeur, nous ressentons néanmoins la nécessité de faire quelques commentaires sur la question de la révolution. La transformation sociale que nous appelons révolution n’est pas simplement un changement des gouvernements ou des régimes actuels, elle représente un changement complet à tous les niveaux de toute la structure économique, des moyens de production, lié à des changements des rapports de production et de la forme de propriété. Cela veut dire que la classe ouvrière affirme son pouvoir sous la forme de conseils ouvriers. Une telle transformation n’a cependant pas eu lieu à la suite des événements en Afrique du Nord. Ainsi, présenter ces mouvements comme des révolutions relève soit d’un manque de compréhension de ce qu’est la lutte du prolétariat soit traduit une approche idéologique bourgeoise de ce sujet.

Cela ne veut pas dire que ces mouvements n’ont pas eu de valeur pour la lutte de classe. Les événements en Afrique du Nord ont inspiré des centaines de milliers de prolétaires à travers le monde, de l’Espagne aux États-Unis, d’Israël à la Russie et de la Chine à la France. De plus, malgré toutes ses limitations, l’expérience de la lutte a été immensément importante pour la classe ouvrière en Égypte et en Tunisie.

Un des développements les plus significatifs des dernières années a été celui de conflits sociaux en Israël et en Palestine. Les manifestations de rue massives de l’été 2011 ont été la réponse à des problèmes sociaux tels que le logement ou les revendications par rapport à la vie quotidienne de plus en plus dure pour la majorité de la population israélienne, comme conséquence de l’économie de guerre et de la crise économique. Les manifestants s’identifiaient explicitement aux mouvements du monde arabe, criant des slogans comme "Moubarak, Assad, Netanyahu sont tous les mêmes" et réclamaient des logements accessibles pour les juifs et les arabes. En dépit des difficultés à poser la question épineuse de la guerre et de l’occupation, ce mouvement renfermait clairement des germes d’internationalisme 22. Il a eu un écho plus récemment avec les manifestations et les grèves contre l’augmentation du coût de la vie dans la bande de Gaza, où les travailleurs palestiniens, chômeurs, élèves et étudiants ont critiqué impitoyablement les autorités palestiniennes et se sont affrontés à la police palestinienne. Malgré toutes leurs faiblesses, ces mouvements ont réaffirmé que lutter sur un terrain social et de classe représente les prémisses de l’unification du prolétariat par-delà et contre les conflits impérialistes 23.

C’est plus une promesse pour le futur, le poids du nationalisme restant extrêmement fort et étant appelé à se renforcer parmi les populations israéliennes et palestiniennes du fait des récentes attaques militaires de Gaza. Ainsi, même si l'inspiration et l'expérience qui viennent de ces luttes sont en elles-mêmes de petites victoires, la situation concrète et immédiate du prolétariat en Afrique du Nord et au Moyen-Orient peut être décrite comme rien de moins que sinistre.

Des deux côtés du conflit entre le régime et l’opposition en Syrie, il y a des puissances bourgeoises locales mais aussi des puissances régionales et mondiales, avec leurs intérêts et leurs relations politiques. La réalité actuelle pousse les États-Unis, l’UE, Israël et la Turquie dans un camp, pendant que la Russie et la Chine semblent prendre position aux côtés de l’Iran et de l’Irak chiite. C’est la perspective générale mais toutes les forces en dehors de l’Iran et d’Israël peuvent changer d’attitude si leurs intérêts le requièrent. De plus, les ouvertures d’Israël à l’égard du gouvernement syrien montrent que même ces États peuvent être flexibles jusqu’à un certain point.

Cette description montre que les puissances régionales et mondiales se préparent à un conflit impérialiste sans merci. Ce qui arrive en Syrie aujourd’hui est à un niveau où les prolétaires se déchirent entre eux parce qu’ils sont divisés en sectes et ethnies. Il ne fait aucun doute que c’est la caractéristique que toutes les guerres vont prendre dans cette région. Par ailleurs, la formation d’un régime aux fortes tendances islamistes est plus que probable en Égypte et cela peut continuer à enflammer la situation dans la région et un autre virage peut se produire dans les forces bourgeoises en conflit. Néanmoins, alors que tous ces conflits qui ont lieu, ou vont avoir lieu, représentent la destruction pour la classe ouvrière, la potentialité reste intacte pour que soit détruit ce système parasite qui se nourrit de l’exploitation de la force de travail. La classe ouvrière a besoin d’une lutte internationale. C’est justement sur ce point que nous avons essayé de nous exprimer et de contribuer à la lutte de classe.

Ekrem (7 janvier 2013)

 

1 Voir l’article écrit par la section du CCI en Turquie à cette époque. https://en.internationalism.org/icconline/2011/04/middle-east-libya-egyp... [3]

2 Le Parti arabe socialiste Baas, le parti au pouvoir en Syrie, a de nombreuses sections dans différentes régions du monde arabe et plonge ses racines dans la scission intervenue en 1966 dans le mouvement Baas qui a donné naissance à une faction dirigée par la Syrie et une autre par l’Irak.

3 Aussi connus aussi sous le nom d’alaouites, chiites alwi et ansaris, une secte quelque peu non orthodoxe qui dérive de l’Islam chiite. Les chiites se réfèrent aux arabes qui ont suivi Ali, le cousin et gendre du prophète Mahomet, quatrième calife de l’Islam. La principale division dans l’Islam se situe entre les disciples d’Ali (le chiisme) et la majorité des musulmans qui suivirent Mouawia (les sunnites), le premier calife de la dynastie des Omeyyades.

4 Les trois équipes de la plus grande usine en Iran, l’usine de voiture Khodro, ont toutes fait une heure de grève pour protester contre la répression étatique.

5 Comme en 2011, le pétrole iranien a représenté environ 11 % des besoins énergétiques de la Chine, ce qui n’est pas négligeable, (de plus, il représente aussi environ 9 % des besoins en énergie du Japon. La Corée du Sud et l’Europe sont , ou étaient, aussi les plus grands importateurs) Voir https://www.energybulletin.net/stories/2012-01-19/sanctioning-iranian-oi... [4]

6 La Turquie a annexé la province du Hatay, y compris les villes d’Antakya (anciennement Antioche) et Iskenderun (Alexandrette) en 1938, précédemment syrienne, à la suite d’une série de manœuvres.

7 Partiya Karkeren Kurdistan, ou Parti Ouvrier du Kurdistan, un parti nationaliste kurde d’abord stalinien surtout actif en Turquie mais opérant aussi en Irak et au Kurdistan iranien.

8 Les dirigeants dynastiques du régime Baas en Syrie, la famille Assad, sont au pouvoir en Syrie depuis 1970. Hafez el Assad est resté au pouvoir jusqu’à sa mort en 2000 et son fils, Bachar el Assad, qui est encore au pouvoir lui a succédé.

9 P.sdfootnote-western { font-family: "Times New Roman",serif; font-size: 10pt; }P.sdfootnote-cjk { font-family: "Times New Roman",serif; font-size: 10pt; }P.sdfootnote-ctl { font-family: "Times New Roman",serif; font-size: 10pt; }P { margin-bottom: 0cm; direction: ltr; color: rgb(0, 0, 0); widows: 2; orphans: 2; }P.western { font-family: "Times New Roman",serif; font-size: 12pt; font-weight: bold; }P.cjk { font-family: "Times New Roman",serif; font-size: 12pt; font-weight: bold; }P.ctl { font-family: "Times New Roman",serif; font-size: 12pt; font-weight: bold; }A:link { color: rgb(0, 0, 255); } Une réunion des pays "amis de Syrie" pour soutenir l’opposition à Assad et à laquelle participèrent des représentants de celle-ci.

10 Un des plus vieux et plus grands mouvements politiques islamiste sunnite du monde : les Frères Musulmans ont été fondés en Egypte en 1928 en tant que parti fasciste. Aujourd’hui, les Frères Musulmans sont une partie modérée et libérale du mouvement islamique qui n’est interdit ni aux États-Unis ni en Grande Bretagne. L’organisation a été très populaire avec son mélange de charité et d’activisme populiste, elle existe dans tout le monde arabe et dans plusieurs autres pays occidentaux et en Afrique.

11 Un parti "musulman démocratique" populiste de centre-droit, comparable aux partis démocrates-chrétiens d’Europe.

12 Le Premier Ministre turc Erdogan a quitté le sommet de Davos en 2009, après avoir interrompu le modérateur en répétant sans cesse : "une minute", pour pouvoir s’exprimer contre l’israélien Shimon Peres.

13 Lire l'article en turc https://tr.internationalism.org/ekaonline-2000s/ekaonline-2011/kuzey-afr... [5]

14 https://orsam.org.tr/tr/yazigoster.aspx?ID=2876 [6]

15 https://tr.wikipedia.org/wiki/Suriye_Ulusal_Konseyi [7]

16 https://en.wikipedia.org/wiki/Hama_massacre [8]

17 En mars 2006, pendant un match de football chaotique, une émeute s’est déclenchée quand quelques personnes ont commencé à agiter des drapeaux des kurdes séparatistes, saluant Barzani et Talabani, transformant le match en conflit politique. L’ameute a dépassé les grilles du stade et des armes furent utilisées contre la police et les civils non kurdes. Par la suite, au moins 30 kurdes furent tués et le service de sécurité reprit la ville.

18 Massoud Barzani est aussi le chef du Parti Démocrate du Kurdistan (PDK) et le fils de Moullah Barzani, leader de la guérilla peshmerga nationaliste kurde et précédent président du PDK,.

19 Partiya Yekîtiya Démocrate, ou Parti de l’Unité et de la Démocratie, un parti politique syrien kurde affilié au Parti Ouvrier Kurde (PKK)

20 Bien que reconnu internationalement comme territoire syrien, le plateau du Golan a été occupé et administré par Israël depuis la guerre israélo-arabe de 1967.

21 https://www.radikal.com.tr/Radikal.aspx?aType=RadikalDetayV3&ArticleID=1... [9]

 

22 https://en.internationalism.org/icconline/2011/08/social-protests-israel [10]

23 https://en.internationalism.org/worldrevolution/201211/5291/demonstratio... [11]

 

 

 

Géographique: 

  • Afrique [12]
  • Moyen Orient [13]

Rubrique: 

Conflits impérialistes

1914-23: dix années qui ébranlèrent le monde: les échos de la Révolution russe de 1917 en Amérique latine-Brésil 1918-21

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Nous poursuivons ici la rubrique sur la vague révolutionnaire mondiale de 1917-23 que nous avions commencée dans la Revue internationale no 139 1.

Nous nous donnions comme objectif "d’apporter, en continuité avec les nombreuses contributions que nous avons déjà faites, un essai de reconstitution de cette époque selon les témoignages et les récits des protagonistes eux-mêmes. Nous avons consacré de nombreuses pages à la révolution en Russie et en Allemagne. De ce fait, nous publierons des travaux sur des expériences moins connues en divers pays avec, pour objectif, de donner une perspective mondiale. Quand on se penche un peu sur cette époque, on est étonné par le nombre de luttes qui l'ont traversée, par l'ampleur de l'écho de la révolution de 1917."

Entre 1914 et 1923, le monde a connu la première manifestation de la décadence du système capitaliste qui a pris la forme d’une guerre mondiale embrasant l’Europe entière, avec des répercussions dans le monde entier, provoquant quelque vingt millions de morts. Et cette tuerie aveugle s’acheva non par la volonté des gouvernants, mais à cause d'une vague révolutionnaire du prolétariat mondial auquel se rallièrent bon nombre d’exploités et d’opprimés de par le monde, et dont le fer de lance se trouva être la Révolution russe de 1917.

Nous sommes en train de vivre aujourd’hui une nouvelle manifestation de la décadence capitaliste. Elle prend cette fois la forme du gigantesque cataclysme de la crise économique (aggravée par une forte crise de l’environnement, la multiplication des guerres impérialistes locales et une dégradation morale alarmante). Dans bon nombre de pays 2, nous voyons se dresser, contre les effets de celle-ci, les premières tentatives de riposte, encore très limitées, du prolétariat et des opprimés. Il est indispensable de tirer les leçons de cette première vague révolutionnaire (1917-23), pour dégager les points communs et les différences avec la situation actuelle. Les luttes futures seront bien plus puissantes si elles sont à même d’assimiler les leçons de cette expérience.

L’agitation révolutionnaire qui ébranla le Brésil entre 1917 et 1919 constitue, avec les mouvements en Argentine de 1919, l’expression la plus importante en Amérique du Sud de la vague révolutionnaire mondiale concomitante avec la Révolution russe.

Cette agitation fut le fruit tant de la situation au Brésil que de la situation internationale, la guerre et particulièrement la solidarité avec les ouvriers russes et les tentatives de suivre leur exemple. Elle n'a pas surgi du néant, le Brésil ayant aussi été le théâtre de la maturation des conditions objectives et subjectives au cours des vingt années précédentes. L’objet de cet article est d’analyser cette maturation et l’éclosion des événements qui se succédèrent entre 1917 et 1919 dans le sous-continent brésilien. Nous n’avons pas la prétention de tirer des conclusions définitives et restons ouverts au débat qui permettra de préciser les questions, les faits et les analyses, sachant qu'il existe réellement peu de documents sur cette époque. Ceux que nous avons pu utiliser seront référencés en notes.

1905-1917 : explosions périodiques de lutte au Brésil

L’évolution de la situation mondiale au cours de la première décennie du xxe siècle se fait ressentir sur trois plans :

– la longue période d’apogée du capitalisme touche à sa fin. Pour reprendre les termes de Rosa Luxemburg, nous sommes déjà "sur l'autre versant de la montagne, au-delà de l'apogée de la société capitaliste" 3 ;

– l’éclosion de l’impérialisme comme expression de l’affrontement croissant entre les différentes puissances capitalistes dont les ambitions se heurtent aux limites d’un marché mondial complètement partagé, inégalement, entre elles et dont l'issue, selon la logique capitaliste, ne pouvait qu'être une guerre généralisée ;

– l’explosion de luttes ouvrières sous de nouvelles formes et tendances, qui expriment le besoin de répondre à cette nouvelle situation : c’est la période de l’apparition de la grève de masse dont l’expression majeure fut la Révolution russe de 1905.

Dans ce contexte, quelle était la situation au Brésil ? Nous ne pouvons développer ici une analyse de la formation du capitalisme dans ce pays. Sous la domination portugaise se développa, à partir du xvie siècle, une puissante économie d’exportation, basée en premier lieu sur l'extraction du "Pau-brasil" 4 puis sur la culture de la canne à sucre dès le début du xviie siècle. Il s’agissait d’une extraction/production esclavagiste, la tentative d’exploitation des Indiens ayant rapidement échoué ce qui favorisa, dès le xviie siècle, l’importation de millions d’Africains. Après l’Indépendance (1822), pendant le dernier tiers du xixe siècle, le sucre fut détrôné par le café et le caoutchouc comme principal produit d'exportation, accélérant le développement du capitalisme et provoquant une immigration massive de travailleurs venant d’Italie, d’Espagne, d’Allemagne, etc. Ceux-ci constituaient la main-d’œuvre nécessaire à l’industrie qui commençait à prendre son essor, et ils étaient aussi envoyés coloniser ce vaste territoire en grande partie inexploré.

Une des premières manifestations du prolétariat urbain eut lieu en 1798, avec la fameuse "Conjura Bahiana" 5 : menée surtout par des tailleurs, cette rébellion réclamait, outre la satisfaction de revendications corporatives, l’abolition de l’esclavage et l’indépendance du Brésil. Tout au long du xixe siècle, de petits noyaux prolétariens impulsent la lutte pour la République 6 et l’abolition de l’esclavage ; il s’agit bien sûr de revendications dans le cadre capitaliste, qui impulsent son développement et préparent ainsi les conditions de la future révolution prolétarienne.

La vague d’immigration de la fin du siècle modifia notablement la composition du prolétariat au Brésil 7. En riposte à des conditions de travail insoutenables – journées de 12 à 14 heures, salaires de famine, logements inhumains 8, mesures disciplinaires incluant les châtiments corporels – commencent à surgir des grèves à partir de 1903, les plus significatives étant celles de Rio (1903) et de Santos (le port de São Paulo) en 1905, qui s’étendit spontanément et se transforma en grève générale.

La Révolution russe de 1905 provoqua une grande impression : le Premier mai 1906, une grande quantité de meetings lui furent consacrés. À São Paulo eut lieu une réunion massive dans un théâtre, à Rio une manifestation sur une place publique, à Santos une réunion de solidarité avec les révolutionnaires russes.

C’est à cette même époque que commencèrent à se réunir entre elles les minorités révolutionnaires, composées essentiellement d’immigrants. Ces réunions donneront naissance en 1908 à la fondation de la Confederação Operária Brasileira (COB – Confédération Ouvrière Brésilienne), qui regroupait les organisations de Rio et São Paulo et était fortement marquée par l’anarchosyndicalisme, s’inspirant de la CGT française 9. La COB proposa la célébration du Premier Mai, réalisa un important travail de culture populaire (essentiellement sur l’art, la pédagogie et la littérature) et organisa une campagne énergique contre l’alcoolisme qui faisait des ravages parmi les travailleurs.

En 1907, la COB mobilisa les travailleurs pour la journée de huit heures. Les grèves se multiplièrent à partir de mai dans la région de São Paulo. Les mobilisations furent un succès : les tailleurs de pierre et les menuisiers obtinrent une réduction de la journée de travail. Mais cette vague de luttes reflua rapidement, comme conséquence à la fois de la défaite des dockers de Santos (qui demandaient la journée de 10 heures), de l’entrée dans une phase de récession de l’économie à la fin de 1907 et de la répression policière omniprésente qui remplissait littéralement les prisons d’ouvriers grévistes et expulsait les immigrés actifs.

Le recul des luttes ouvertes n’impliqua pas le recul des minorités les plus conscientes, qui se consacrèrent alors au débat sur les principales questions qui se discutaient en Europe : la grève générale, le syndicalisme-révolutionnaire, les causes du réformisme… La COB qui les regroupait entreprit des actions d’orientation internationaliste. Elle mena une campagne contre la guerre entre le Brésil et l’Argentine et se mobilisa aussi contre la condamnation à mort par le gouvernement espagnol de Ferrer Guardia 10.

Le déclenchement de la Première Guerre mondiale en août 1914 provoqua une forte mobilisation de la COB avec les anarchistes à sa tête. La Fédération ouvrière de Rio de Janeiro créa en mars 1915 une Commission populaire d’agitation contre la guerre, tandis qu’à São Paulo se créait une Commission internationale contre la guerre. Dans les deux villes s’organisèrent, le Premier Mai 1915, des manifestations contre la guerre au cours desquelles fut acclamée l’Internationale des travailleurs.

Les anarchistes brésiliens tentèrent d’envoyer des délégués à un Congrès contre la guerre qui devait se tenir en Espagne 11 et, suite à l'échec de cette tentative, organisèrent en octobre 1915 un Congrès international pour la paix qui se tint à Rio de Janeiro.

À ce Congrès participèrent des anarchistes, des socialistes, des syndicalistes et des militants d’Argentine, d’Uruguay et du Chili. Un manifeste dirigé vers le prolétariat d’Europe et d’Amérique fut adopté, qui appelait à "abattre les bandes de potentats et d’assassins qui maintiennent le peuple dans l’esclavage et la souffrance" 12. Cet appel ne pouvait être mis en pratique que par le prolétariat, puisque lui seul "pouvait mener une action décisive contre la guerre, car c’est lui qui fournit les éléments nécessaires à tout conflit guerrier, en fabriquant les instruments de destruction et de mort et en fournissant l’élément humain qui va servir de chair à canon" (idem). Le Congrès décida de mener une propagande systématique contre le nationalisme, le militarisme et le capitalisme.

Ces efforts furent étouffés par l’agitation patriotique déclenchée en faveur de l’engagement du Brésil dans la guerre. De nombreux jeunes de toutes les classes sociales s’engagèrent volontairement dans l’armée, dans un climat de défense nationale qui rendait les positionnements internationalistes ou simplement critiques très difficiles, se heurtant à la répression énergique de groupes de volontaires patriotes qui n’hésitaient pas à faire usage de la violence. L’année 1916 fut très dure pour le prolétariat et les internationalistes, qui se retrouvèrent isolés et harcelés.

Juillet 1917, la Commune de São Paulo

Cette situation ne dura cependant pas longtemps. Les industries s’étaient développées particulièrement dans la région de São Paulo, profitant du commerce lucratif que permettait l’approvisionnement de tout type de marchandises aux belligérants. Mais cette prospérité n’avait guère de répercussions positives sur la masse ouvrière. Il était plus qu’évident qu’il existait deux São Paulo : l’un, minoritaire, fait de maisons luxueuses et de rues jouissant de toutes les inventions importées de l’Europe "Belle époque", l’autre majoritaire faite de quartiers insalubres suintant la misère.

Comme il fallait faire vite pour tirer le maximum de bénéfices de la situation, les patrons augmentèrent brutalement la pression sur les travailleurs : "Au Brésil, le mécontentement croissait à cause des conditions abusives de travail dans les usines, semblables à celles du début de la révolution industrielle en Grande Bretagne : journées de 14 heures, sans vacances, sans jours de repos rémunérés durant la semaine, les ouvriers mangeaient à côté des machines ; les salaires étaient insuffisants et la paye irrégulière ; il n’existait pas d’assistance sociale ou de santé ; les réunions et l’organisation des ouvriers étaient interdites ; ces derniers n’avaient aucun droit et il n’existait pas d’indemnisation pour les accidents du travail" 13. Pour comble, une forte inflation fît ressentir ses effets, en particulier sur les produits de première nécessité. Tout ceci favorisa le développement de l’indignation et du mécontentement, stimulés par les informations qui commençaient à arriver d’Europe sur la Révolution de février en Russie. En mai éclatent plusieurs grèves à Rio, en particulier celle de l’usine textile de Corcovado. Le 11 mai, 2500 personnes parviennent à se réunir dans la rue, dans l’intention de se diriger vers l’usine pour manifester leur solidarité, malgré l’interdiction expresse des réunions ouvrières décidée quelques jours auparavant par le chef de la police. La police s’interpose devant la manifestation et de violents affrontements se déclenchent.

Début juillet éclate une grève massive dans la région de São Paulo, qui sera connue sous le nom de "la Commune de São Paulo". Elle trouve son origine dans l’intolérable coût de la vie et, surtout, dans le rejet de la guerre : dans plusieurs usines, les patrons avaient imposé une "contribution patriotique", impôt sur le salaire pour soutenir l’Italie. Cet impôt est rejeté par les ouvriers de l’usine textile Cotonificio Crespi, qui réclament une augmentation de 25 %. La grève s’étend comme une traînée de poudre aux quartiers industriels de São Paulo : Mooca, Bras, Ipiranga, Cambuci… Plus de 20 000 travailleurs sont en grève. Un groupe de femmes rédige un tract qu’elles distribuent parmi les soldats, dans lequel on peut lire : "Vous ne devez pas persécuter vos frères de misère. Vous faites aussi partie de la masse populaire. La faim règne dans nos foyers et nos enfants demandent du pain. Les patrons comptent sur les armes qu’ils vous ont confiées pour étouffer nos revendications".

Une brèche sembla s’ouvrir début juillet dans le front ouvrier : les travailleurs de Nami Jaffet acceptèrent de rentrer au travail avec une augmentation de 20 %. Mais dans les jours suivants des incidents favorisèrent la poursuite de la grève : le 8 juillet, une foule d’ouvriers rassemblés devant les portes de Cotonificio Crespi alla prêter main-forte à deux mineurs qui allaient être arrêtés par une patrouille de soldats. La police vint à la rescousse de ces derniers et une bataille de positions s’ensuivit. Le jour suivant vit de nouveaux affrontements aux portes de l’usine de bières Antartica. Après avoir débordé la police, les ouvriers se dirigèrent vers l’usine textile Mariángela et parvinrent à faire débrayer ses employés. De nouveaux incidents se produisirent les jours suivants ainsi que de nouveaux débrayages qui vinrent grossir les rangs des grévistes.

La nouvelle d’un ouvrier battu à mort par la police courut le 11 juillet. C’était la goutte qui fit déborder le vase : "… la nouvelle du décès de l’ouvrier assassiné à proximité d’une usine de tissus à Bras fut vécue comme un défi jeté à la dignité du prolétariat. Elle eut l’effet d’une violente décharge émotionnelle qui secoua toutes les énergies. L’enterrement de la victime donna lieu à une des plus impressionnantes démonstrations populaires à Sao Paulo" 14. Une manifestation de deuil impressionnante s’ensuivit, regroupant plus de cinquante mille personnes. Après l’enterrement, la foule se divisa en deux cortèges, l’un se dirigeant vers la maison du travailleur assassiné, à Bras, où se tint une assemblée au terme de laquelle la foule assaillit une boulangerie. La nouvelle fusa comme une traînée de poudre et de nombreux magasins d’alimentation furent pillés dans de nombreux quartiers.

L’autre cortège se dirigea vers la Praça da Se où plusieurs orateurs prirent la parole pour encourager à la poursuite de la lutte. Les assistants décidèrent de s’organiser en plusieurs cortèges qui se dirigèrent vers les quartiers industriels, où ils firent débrayer plusieurs entreprises et parvinrent à convaincre les travailleurs de Nami Jaffet de se remettre en grève.

La détermination comme l’unité des ouvriers grandit spectaculairement : dans la nuit du 11 au 12 et durant toute la journée se tinrent des assemblées dans les quartiers ouvriers, avec la participation très déterminée des anarchistes, au cours desquelles fût décidée la formation de Ligues ouvrières. Le 12, l’usine à gaz se mit en grève et les tramways cessèrent de fonctionner. Malgré l’occupation militaire, la ville était entre les mains des grévistes.

Les grévistes maîtrisaient la situation dans "l’autre São Paulo", la police et l’armée ne pouvaient y entrer, harcelées par la multitude qui occupait des barricades à tous les points stratégiques, où se produisirent de violents affrontements. Les transports et l’approvisionnement étant paralysés, ce furent les grévistes qui organisèrent la fourniture en aliments, en donnant la priorité aux hôpitaux et aux familles ouvrières. Des patrouilles ouvrières furent organisées pour éviter vols et pillages et pour alerter les habitants des incursions de la police ou de l’armée.

Les Ligues ouvrières de quartier, avec des délégués élus par un certain nombre d'usines en lutte et des membres des sections de la COB, tinrent des réunions pour unifier les revendications, ce qui aboutit, le 14, à la formation d’un Comité de défense prolétarienne qui proposa onze revendications, les principales étant la liberté pour tous les emprisonnés et une augmentation de 35 % pour les bas salaires et 25 % pour les autres. Un secteur influent du patronat comprit que la répression ne suffirait pas et qu’il fallait faire quelques concessions. Un groupe de journalistes s’offrit pour servir de médiateurs auprès du gouvernement. Le même jour se tint une assemblée générale qui réunit plus de 50 000 participants qui arrivèrent en cortèges massifs dans l’ancien hippodrome de Mooca. Au cours de celle-ci il fut décidé de reprendre le travail si les revendications étaient acceptées. Les 15 et 16 se tinrent de nombreuses réunions entre les journalistes et le gouvernement, ainsi qu’avec un comité qui réunissait les principaux employeurs. Ces derniers acceptèrent une augmentation générale de 20 % et le gouverneur ordonna la mise en liberté immédiate de tous les prisonniers. Le 16, de nombreuses assemblées votèrent la reprise du travail. Une manifestation gigantesque qui regroupa 80 000 personnes célébra ce qui était considéré comme une grande victoire. Quelques grèves isolées éclatèrent çà et là en juillet-août pour forcer les patrons récalcitrants à appliquer les accords.

La grève de São Paulo provoqua la solidarité immédiate dans les industries de l'État du Rio Grande do Sul et de la ville de Curitiba où eurent lieu des manifestations massives. L’onde de choc solidaire tarda cependant à arriver à Rio. Mais une usine de meubles fut paralysée par la grève le 18 juillet – quand la lutte était déjà finie à São Paulo – et peu à peu s’étendit à d’autres entreprises, de telle sorte que le 23 juillet, on pouvait compter 70 000 grévistes dans différents secteurs. Affolée, la bourgeoisie déclencha une répression violente : charges de police contre les manifestants, arrestations, fermeture de locaux ouvriers. Elle dût cependant faire quelques concessions, qui mirent fin à la grève le 2 août.

Bien qu’elle ne fût pas parvenue à s’étendre, la Commune de São Paulo eut un écho important dans tout le Brésil. La première chose remarquable, c’est qu’elle revêtit pleinement les caractéristiques que Rosa Luxemburg avait dégagées de la Révolution Russe de 1905 qui définissent la nouvelle forme que prend la lutte ouvrière dans la décadence du capitalisme. Elle n’avait pas été préalablement préparée par une organisation mais fut le produit d’une maturation de la conscience, de la solidarité, de l’indignation, de la combativité dans les rangs ouvriers ; elle avait créé, à travers son propre mouvement, son organisation directe de masse et, sans perdre son aspect économique, avait développé rapidement son caractère politique avec l'affirmation du prolétariat comme classe qui s’affronte ouvertement à l’État. "Nul ne peut affirmer que la grève générale de juillet 1917 avait été préparée, organisée suivant les schémas classiques des délégués des syndicats et de la Fédération ouvrière. Elle fut le produit direct du désespoir dans lequel était plongé le prolétariat de Sao Paulo, soumis à des salaires de famine et à un travail exténuant. L’état de siège était permanent, les associations ouvrières fermées par la police, les locaux fermés et la surveillance des éléments considérés comme "agitateurs dangereux pour l’ordre public" était sévère et permanente" 15.

Comme nous le verrons plus loin, le prolétariat brésilien, encouragé par le triomphe de la Révolution d’Octobre, se lancera dans de nouvelles luttes ; la Commune de São Paulo fut cependant le moment culminant de sa participation à la vague révolutionnaire mondiale de 1917-23. Elle ne surgit pas directement sous l’impulsion de la Révolution d’Octobre, elle contribua plutôt à créer les conditions mondiales qui la préparèrent. Entre juillet et septembre 1917, nous voyons non seulement la Commune de São Paulo mais aussi la grève générale en août en Espagne, des grèves massives et des mutineries de soldats en Allemagne en septembre, événements qui pousseront Lénine à insister sur la nécessité pour le prolétariat de prendre le pouvoir en Russie puisque "Il est hors de doute que la fin de septembre nous a apporté le tournant le plus grand de l'histoire de la révolution russe et, selon toutes les apparences, de l'histoire de la révolution mondiale" 16.

L’effet "Appel" de la Révolution russe

Pour revenir à la situation au Brésil, la bourgeoisie semblait bien décidée à participer à la guerre mondiale malgré l’agitation sociale. Non pas qu’elle eût des intérêts économiques ou stratégiques directs, mais pour compter pour quelque chose dans le concert impérialiste mondial, pour donner une impression de puissance et se faire respecter par le reste des vautours nationaux. Elle misa pour le camp qu’on devinait vainqueur – celui de l’Entente (France et Grande-Bretagne), qui achevait de bénéficier de l’appui décisif des États-Unis – et profita du bombardement d’un navire brésilien par un vaisseau allemand pour déclarer la guerre à l’Allemagne.

La guerre a besoin de l’abrutissement de la population, que celle-ci soit convertie en populace agissant irrationnellement. Dans ce but, des Comités patriotiques furent créés dans toutes les régions. Le Président de la République, Venceslau Brás, intervint en personne pour faire cesser la grève d’une usine textile de Rio. Quelques syndicats collaborèrent, organisant des "bataillons patriotiques" pour mobiliser dans la guerre. L’Église déclara que la guerre était une "Sainte Croisade" et ses évêques se répandirent en homélies enflammées d’ardeur patriotique. Toutes les organisations ouvrières furent déclarées hors-la-loi, leurs locaux fermés, livrées à de féroces et incessantes campagnes de presse les traitant "d’étrangers sans cœur", de "fanatiques de l’internationalisme allemand" et autres mots doux.

L’impact de cette violente campagne nationaliste fut limité, car il se vit rapidement contrecarré par l’éclatement de la Révolution russe, laquelle provoqua un choc électrisant pour de nombreux ouvriers brésiliens, particulièrement pour les groupes anarchistes qui assumèrent la défense de la Révolution russe et des bolcheviks avec le plus d’enthousiasme. L’un d’eux, Astrogildo Pereira, regroupa ses écrits dans un opuscule publié en février 1918 – A Revolução Russa e a Imprensa –, où il défendait que "les maximalistes 17 russes ne se sont pas appropriés la Russie. Ils sont l’immense majorité du peuple russe, le seul réel et naturel maître de la Russie. Kerenski et sa bande s’étaient indûment approprié du pays". Cet auteur défendait aussi que la Révolution russe "est une révolution libertaire qui ouvre la voie à l’anarchisme" 18.

La Révolution de 1917 provoqua un puissant "effet d’appel", plus au niveau de la maturation de la conscience que par l’explosion de nouvelles luttes. Le recul inévitable après la Commune de São Paulo, le constat des maigres améliorations obtenues malgré la puissance des forces engagées, à quoi s’ajoutait la pression idéologique patriotique qui accompagnait la mobilisation pour la guerre, avaient provoqué une certaine désorientation et un questionnement stimulé et accéléré par les informations sur la Révolution russe.

Le processus de "maturation souterraine" – les ouvriers semblaient passifs quand en réalité ils étaient agités par un courant de doutes, de questions et de réponses – aboutit à un mouvement de luttes. En août 1918 éclata la grève de Cantareira (compagnie qui assurait la navigation entre Rio et Niteroi). L’entreprise avait augmenté les salaires des seuls employés terrestres au mois de juillet. Se sentant discriminé, le personnel maritime se déclara en grève. Des manifestations de solidarité intervinrent rapidement, principalement à Niteroi. La police à cheval dispersa la foule la nuit du 6 août. Le 7, les soldats du 58e bataillon de chasseurs de l’armée, envoyés à Niteroi, fraternisèrent avec les manifestants et s’affrontèrent aux forces conjointes de la police et d’autres unités de l’armée. De graves affrontement se produisirent, qui se soldèrent par deux morts : un soldat du 58e Bataillon et un civil. Niteroi fut envahi par de nouvelles troupes qui parvinrent à rétablir l’ordre. Les morts furent enterrés le 8, une énorme foule défila pacifiquement. La grève s’acheva le 9.

L’enthousiasme suscité par la Révolution russe, le développement des luttes revendicatives, la mutinerie d’un bataillon de l’armée, constituaient-ils une base suffisante pour se lancer dans la lutte révolutionnaire insurrectionnelle ? Un groupe de révolutionnaires de Rio donna à cette question une réponse affirmative et il commença à préparer l’insurrection. Analysons les faits.

En novembre 1918 avait eu lieu à Rio de Janeiro une grève pratiquement générale exigeant la journée de huit heures. Le gouvernement avait dramatisé la situation en affirmant que ce mouvement était une "tentative insurrectionnelle". Il est certain que la dynamique donnée par la Révolution russe et le soulagement et la joie provoqués par la fin de la guerre mondiale animaient le mouvement. Il est certain qu’en dernière instance, tout mouvement prolétarien tend à faire rejoindre l’aspect revendicatif et l’aspect révolutionnaire. Cependant, la lutte de Rio ne s’était pas étendue à tout le pays, elle ne s’était pas auto-organisée, elle ne mettait pas en évidence une conscience révolutionnaire. Mais quelques groupes de Rio crurent venu le moment de l’assaut révolutionnaire. Un autre facteur venait chauffer les esprits : une des plus graves séquelles de la guerre mondiale fut une épouvantable épidémie de grippe espagnole 19 qui finit par envahir le Brésil, à tel point que le Président de la République élu, Rodrigues Alves, y succomba avant son investiture et dut être remplacé par le vice-président.

Un Conseil qui prétendait organiser l’insurrection se constitua à Rio de Janeiro, sans même se coordonner avec les autres grands centres industriels. Y participaient des anarchistes ainsi que des leaders ouvriers de l’industrie textile, des journalistes, des avocats et quelques militaires également. L’un d’entre eux, le lieutenant Jorge Elías Ajus, n’était en fin de comptes qu’un espion qui informait les autorités des activités du Conseil.

Le Conseil tint plusieurs réunions, au cours desquelles les tâches furent distribuées aux ouvriers des usines et des districts : prise du palais présidentiel, occupation des dépôts d’armement et de munitions de l’Intendance de guerre, assaut de la cartoucherie de Raelengo, attaque de la préfecture de police, occupation de l’usine électrique et de la centrale téléphonique. Vingt mille travailleurs étaient prévus dans cette action, qui devait se réaliser le 18.

Le 17 novembre, Ajus fit un coup de théâtre : "Il déclara que n’étant pas de service le 18, il ne pourrait coopérer au mouvement, demandant que la date de l’insurrection soit ajournée au 20" 20. Les organisateurs furent déstabilisés mais, après beaucoup d’hésitations, décidèrent de poursuivre ce qui avait été décidé. Mais lors d’une ultime réunion qui se tint le 18 en début d’après-midi, la police envahit les lieux et arrêta la majorité des dirigeants.

Le 18, la grève éclata dans l’industrie textile et dans la métallurgie, mais ne s’étendit pas aux autres secteurs et les tracts qui circulèrent dans les casernes appelant les soldats à se mutiner ne causèrent que peu d’effets. L’appel à constituer des "Comités d’ouvriers et de soldats" fut un échec, tant dans les usines que dans les casernes.

Un grand rassemblement avait été prévu au Campo de San Cristobal, qui devait être le point de départ de colonnes chargées d’occuper des édifices gouvernementaux ou stratégiques. Les participants ne dépassèrent pas le millier et ils furent rapidement encerclés par les troupes de la police et de l’armée. Le reste des actions prévues ne fut même pas engagé, et la tentative de dynamiter deux tours électriques échoua le 19.

Le gouvernement emprisonna des centaines d’ouvriers, ferma les locaux syndicaux et interdit toute manifestation ou rassemblement. La grève commença à refluer le 19, et la police et l’armée entrèrent systématiquement dans toutes les usines en grève pour obliger à la pointe de l’épée les travailleurs à reprendre le travail. Quelques actes de résistance se soldèrent par la mort de trois ouvriers. Le 25 novembre, l’ordre régnait dans la région.

1919-21 – Le déclin de l’agitation sociale

Malgré ce fiasco, des braises de combativité et de conscience ouvrières étaient encore ardentes. La Révolution prolétarienne en Hongrie et le triomphe de la Commune révolutionnaire de Bavière insufflèrent un grand enthousiasme. De gigantesques manifestations eurent lieu dans de nombreuses villes le Premier Mai. A Rio, São Paulo et Salvador da Bahia, des résolutions furent votées dans le sens de soutenir la lutte révolutionnaire en Hongrie, en Bavière et en Russie.

En avril 1919, l’augmentation constante des prix provoqua une grande agitation ouvrière dans de nombreuses usines de São Paulo et de la région, à San Bernardo do Campo, et dans d'autres comme Campinas et Santos. Des grèves partielles éclataient ici ou là, formulant des listes de revendications, mais l’événement le plus notable fut la tenue d’assemblées générales et leur décision d’élire des délégués pour établir une coordination, ce qui aboutit à la constitution d’un Conseil général d’ouvriers qui organisa la manifestation du Premier Mai et formula une série de revendications : journée de huit heures, augmentation des salaires indexés à l’inflation, interdiction du travail des enfants de moins de 14 ans et du travail de nuit pour les femmes, réduction du prix des marchandises de première nécessité et des loyers. La 4 mai, la grève devint générale.

La riposte du Gouvernement et des capitalistes se fit sur deux plans : d’un côté la répression féroce pour empêcher les manifestations et les regroupements tout en persécutant les ouvriers considérés comme les dirigeants, qui étaient emprisonnés sans jugement et déportés dans des régions lointaines du Brésil. De l’autre, les patrons et le gouvernement se montrèrent réceptifs aux revendications et, à petite dose, en semant toutes les divisions possibles, ils augmentèrent les salaires par-ci, ils réduisirent la journée de travail par là, etc.

Cette tactique eut du succès. La grève s’acheva ainsi le 6 mai aux faïenceries de Santa Catalina, avec la promesse de la journée de huit heures, la suppression du travail des enfants et une augmentation de salaire. Les travailleurs portuaires de Santos reprirent le travail le 7. Le 17, ce fut le tour de la Compagnie nationale de tissus de Yute. La question de la nécessité d’une attitude unitaire ne fut à aucun moment posée (ne pas reprendre le travail si les revendications n’étaient pas accordées à tous), pas plus que la possibilité d’étendre le mouvement à Rio, alors que dans cette ville avaient éclaté de nombreuses grèves depuis la mi-mai, adoptant la même plate-forme revendicative. Une fois la paix sociale rétablie dans la région de São Paulo, les grèves dans les États de Rio, Bahía et la ville de Recife, malgré leur massivité, furent finalement étouffées par la même tactique combinant des concessions mesurées et la répression sélective. Une grève massive à Porto Alegre en septembre 1919, qui partit de la compagnie électrique Light & Power en réclamant une augmentation de salaires et une réduction d’horaires, provoqua la solidarité des boulangers, des conducteurs, des travailleurs du téléphone, etc. La bourgeoisie eut alors recours à la provocation – des bombes firent sauter quelques installations de la compagnie électrique et la maison d’un briseur de grève – pour interdire les manifestations et les assemblées. Le 7 septembre, une manifestation massive place Montevideo fut attaqué par la police et l’armée, provoquant un mort parmi les manifestants. Le lendemain, de nombreux grévistes furent arrêtés par la police et les locaux syndicaux furent fermés. La grève s’acheva le 11, sans avoir obtenu satisfaction à la moindre revendication.

L’épuisement, l’absence d’une claire perspective révolutionnaire, les concessions obtenues dans bon nombre de secteurs, provoquèrent un reflux général. Le gouvernement durcit alors la répression, lançant une nouvelle vague d’arrestations et de déportations, fermant les locaux ouvriers, favorisant les licenciements disciplinaires. Le Parlement approuva de nouvelles lois répressives : il suffisait d’une provocation, l’explosion d’une bombe chez des militants connus ou dans un lieu fréquenté, pour déclencher l’application des lois répressives. Une tentative de grève générale en novembre 1919 à São Paulo échoua lamentablement, et le gouvernement mit à profit cet événement pour lancer un nouveau coup de filet, emprisonnant tous ceux qui pouvaient être considérés comme des leaders, qui furent cruellement torturés à Santos et à São Paulo avant d’être déportés.

La combativité ouvrière et le mécontentement général connurent cependant leur chant du cygne en mars 1920 : la grève de Leopoldina Railways à Rio et celle de Mogiana dans la région de Sao Paulo.

La première se déclencha le 7 mars à partir d’une plate-forme revendicative, à laquelle la compagnie répondit en utilisant les employés du public comme "jaunes". Les travailleurs firent des appels à la solidarité en sortant tous les jours dans la rue. Le 24 commença une première vague de grèves de soutien : métallurgistes, taxis, boulangers, tailleurs, bâtiment… Une grande assemblée se tint où un appel fut lancé à ce que "toutes les classes ouvrières présentent leurs propres plaintes et revendications". Ils furent rejoints le 25 par les travailleurs de l’industrie textile. Il y eut également une grève solidaire dans les transports à Salvador et dans des villes de l'État du Minas Gerais.

Le gouvernement riposta par une répression violente qui, le 26 mars, jeta plus de 3000 grévistes dans les prisons. Celles-ci étaient tellement pleines qu’il fallut utiliser les locaux des entrepôts du port pour enfermer les ouvriers.

Le mouvement commença à refluer le 28, avec la reprise du travail des ouvriers de l’industrie textile. Les syndicalistes réformistes servirent de "médiateurs" pour que les entreprises réembauchent les "bons ouvriers" qui avaient "au moins cinq ans d’ancienneté". Ce fut une débandade dans les rangs ouvriers et, le 30, la lutte était terminée sans avoir obtenu la moindre revendication.

La seconde, qui commença sur la ligne ferroviaire du nord de São Paulo, dura du 20 mars au 5 avril, recevant la solidarité de la Federação Operária de São Paulo qui décréta une grève générale suivie partiellement dans l’industrie textile. Les grévistes occupèrent des gares, tentant d’expliquer leur lutte aux voyageurs, mais le gouvernement régional se montra intraitable. Les gares occupées furent attaquées par les troupes, provoquant de nombreux affrontements violents, en particulier à Casa Branca où furent tués quatre ouvriers. Une violente campagne de presse fut orchestrée contre les grévistes pour accompagner cette répression sauvage, soldée par de nombreuses arrestations et déportations non seulement d’ouvriers mais aussi de leurs femmes et enfants. Hommes, femmes et enfants étaient enfermés dans des casernes où de cruels châtiments corporels leurs étaient infligés.

Quelques éléments de bilan

Les mouvements au Brésil entre 1917 et 1920 font indiscutablement partie de la vague révolutionnaire de 17-23 et ne peuvent être compris qu’à la lumière des leçons de celle-ci. Le lecteur peut consulter deux articles où nous tentons d’en faire le bilan 21. Nous nous limiterons ici à mettre en avant quelques leçons qui se dégagent directement de l’expérience brésilienne.

La fragmentation du prolétariat

La classe ouvrière au Brésil était très fragmentée. La majorité des travailleurs immigrés récemment avaient très peu de liens avec le prolétariat autochtone, lequel était très lié à l’artisanat ou constitué de journaliers dans d’immenses exploitations agricoles complètement isolées 22. Les travailleurs immigrants étaient eux-mêmes divisés en "ghettos linguistiques", italiens, espagnols, portugais, allemands, etc. : "São Paulo était une ville où l’on parlait plus l’italien, dans ses divers dialectes pittoresques, que le portugais. Cette influence de la langue et la culture péninsulaires touchait tous les secteurs de la vie pauliste" 23.

Mais il faut aussi signaler la grande dispersion des centres industriels. Rio et São Paulo ne parvinrent jamais à synchroniser les luttes. La Commune de São Paulo ne s’étendit à Rio que quand la lutte était finie. La tentative insurrectionnelle de novembre 1918 resta circonscrite à Rio sans que soit posée la question d’une action commune, ne serait-ce qu’à São Paulo ou Santos.

A la dispersion du prolétariat s’ajouta le faible écho que l’agitation ouvrière rencontra dans les masses paysannes – qui constituaient la majorité de la population –, tant dans les régions lointaines (Mato Grosso, Amazonie, etc.) que dans celles qui subissaient des conditions proches de l’esclavage dans les plantations de café et de cacao 24.

La fragmentation du prolétariat et son isolement du reste de la population non exploiteuse donna une énorme marge de manœuvre à la bourgeoisie qui, après avoir fait certaines concessions, put déchaîner une brutale répression.

Les illusions sur le développement du capitalisme

La guerre mondiale avait mis en lumière que le capitalisme, en formant le marché mondial et imposant ainsi ses lois à tous les pays de la planète, avait atteint ses limites historiques. La Révolution en Russie mit en évidence que la destruction du capitalisme était non seulement nécessaire, mais possible.

Il existait cependant des illusions sur la capacité du capitalisme à continuer à se développer 25. Il y avait au Brésil un énorme territoire à coloniser. Comme dans d’autres pays d’Amérique, y compris les États-Unis, les ouvriers restaient très vulnérables à la mentalité "pionnière", à l’illusion de "tenter de faire fortune" et de gagner correctement sa vie à travers la colonisation agricole ou la découverte de gisements de minerais. Beaucoup d’immigrants considéraient leur condition ouvrière comme une "période transitoire" qui devait réaliser leurs rêves et les transformer en colons aisés. La défaite de la révolution en Allemagne et dans d’autres pays, l’isolement croissant de la Russie, les graves erreurs de l’Internationale communiste sur les possibilités de développement du capitalisme dans les pays coloniaux ou semi-coloniaux donnèrent des ailes à cette illusion.

La difficulté pour développer un élan internationaliste

Avec la Commune de São Paulo, les prolétaires au Brésil contribuèrent à la maturation internationale des conditions qui favorisèrent la Révolution d’Octobre en Russie, comme ils furent enthousiasmés par elle. Comme dans d’autres pays, existaient les germes du positionnement internationaliste qui est le point de départ incontournable d’une révolution ouvrière.

Ce positionnement internationaliste donne au prolétariat les bases pour renverser l’État dans tous les pays, mais il a besoin pour cela de trois conditions : l’unification des minorités révolutionnaires dans un parti mondial, la formation de conseils ouvriers et leur coordination croissante à l’échelle mondiale. Aucune de ces trois conditions n’était présente au Brésil :

1) les contacts avec l’Internationale communiste ne se prirent que très tard, en 1921, quand la vague révolutionnaire refluait et que l’IC était en plein processus de dégénérescence ;

2) les conseils ouvriers ne furent présents à aucun moment, excepté les tentatives encore embryonnaires de la Commune de São Paulo en 1917 et lors de la grève massive de 1919 ;

3) les liens avec le prolétariat des autres pays étaient pratiquement inexistants.

L’absence de réflexion théorique et l’activisme des minorités révolutionnaires

Le gros de l’avant-garde du prolétariat au Brésil était composé de militants de tendance anarchiste internationaliste 26. Ils eurent le mérite de défendre des positions contre la guerre, et de soutenir la Révolution russe et le bolchevisme. Ce furent eux qui, en 1919, créèrent de leur propre initiative et sans le moindre contact avec Moscou un Parti communiste de Rio de Janeiro, qui poussèrent la COB à adhérer à l’IC.

Mais ils n’avaient pas un positionnement historique, théorique et mondial, tout était basé sur "l’action" qui devait amener les masses à lutter. En conséquence, tous leurs efforts étaient concentrés vers la création de syndicats et vers les convocations à des manifestations et des actions de protestation. L’activité théorique pour comprendre quels étaient les objectifs de la lutte, ses moyens, quels étaient les obstacles qui se dressaient face à elle, quelles étaient les conditions nécessaires pour qu’elles puissent se développer, fut complètement négligée. En d’autres termes, ils négligèrent tous ces éléments indispensables pour que le mouvement développe une conscience claire, sache voir les pas en avant à réaliser, évite les pièges et ne soit pas le jouet des événements et des manœuvres d’un ennemi tel que la bourgeoisie, la classe exploiteuse la plus intelligente de l’histoire sur le plan politique. Cet activisme lui fut fatal. Une expression significative de cela fut, comme on l'a vu, l’échec de l’insurrection de Rio en 1918 dont, à notre connaissance, aucune leçon ne fut tirée.

C. Mir, 24 novembre 2012

 

1 Revue internationale no 139, "1914 - 23 : dix années qui ébranlèrent le monde (I) – La révolution hongroise de 1919 ",

https://fr.internationalism.org/rint139/1914_23_dix_annees_qui_ebranlere... [14]

2 Cf. une contribution au bilan de ces expériences, in "2011, de l’indignation à l’espoir ", https://fr.internationalism.org/ri431/2011_de_l_indignation_a_l_espoir.html [15]

3 Rosa Luxemburg, Grève de masses, parti et syndicat, chapitre VII,

https://www.marxists.org/francais/luxembur/gr_p_s/greve7.htm [16].

4 Il s’agit d’un grand arbre (Caesalpinia echinata) dont le tronc contient une teinture rouge très appréciée ; sa surexploitation l'a fait quasiment disparaître.

5 Cf. https://es.wikipedia.org/w/index.php?title=Conjura_bahiana&oldid=48090413 [17]

6 Jusqu’au coup d’État de 1889, le Brésil était un empire dont l’empereur procédait de la dynastie portugaise.

7 On calcule qu’entre 1871 et 1920 arrivèrent au Brésil 3 900 000 immigrants du Sud de l’Europe.

8 L’introduction de l’article "Trabalho e vida do operairiado brasileiro nos séculos xix e xx", de Rodrigo Janoni Carvalho, publié dans la revue Arma da Critica, An 2, no 2, mars 2010, contient une description terrifiante des logements du prolétariat de São Paulo au début du xxe siècle. Jusqu’à vingt personnes pouvaient partager les lieux d’aisance.

9 La CGT française était alors un pôle de référence pour les secteurs ouvriers dégoûtés par l’opportunisme croissant des partis sociaux-démocrates et l’attitude toujours plus conciliatrice des syndicats. Cf. Revue internationale no 120, "L'anarcho-syndicalisme face à un changement d'époque : la CGT jusqu'à 1914 ", https://fr.internationalism.org/rint/120_cgt [18].

10 "Francisco Ferrer Guardia (Alella, 1859-Barcelonne, 1909) fut un célèbre pédagogue libertaire espagnol. Il fut arrêté à Barcelone en juin 1909, accusé d’avoir été l’instigateur de la révolte connue sous le nom de 'la Semaine tragique'. Ferrer fut déclaré coupable par le Tribunal militaire et, le 13 octobre 1909, à 9 heures du matin, fût fusillé dans la prison de Montjuic. Il est de notoriété publique que Ferrer n’avait aucun rapport avec les faits et que le tribunal le condamna sans disposer de la moindre preuve contre lui" (wikipedia en espagnol, traduit par nos soins, es.wikipedia.org/wiki/Francisco_Ferrer_Guardia [19]).

11 Cf. Revue internationale no 129, "la CNT face à la guerre et à la révolution (1914-1919)", https://fr.internationalism.org/user/login?destination=discussthis/new/2905 [20].

12 Pereira, "Formação do PCB", cité par John Foster Dulles, Anarquistas e comunistas no Brasil, p. 37.

13 Cecilia Prada, "Les barricades de 1917 : la mort d’un cordonnier anarchiste provoque la première grève générale du pays", cf. www.sescsp.org.br/sesc/revistas_sesc/pb/artigo.cfm?Edicao_Id=292&Artigo_... [21]

14 Cité de l’article "Traços biográficos de um homem extraordinário", Dealbar, São Paulo, 1968, an 2, no 17. Il s’agit du militant anarchiste Edgard Leuenroth, qui participa activement à la grève de Sao Paulo.

15 Everardo Dias, História das lutas sociais no Brasil, p. 224.

16 Lénine, "La crise est mûre", Œuvres [22], T. 26 [23], pp. 68-79, Paris-Moscou.

17 C’est ainsi que la presse nommait les bolcheviks.

18 John Foster Dulles, Anarquistas e comunistas no Brasil p. 63.

19 La grippe espagnole (connue aussi sous le nom de la Grande pandémie de grippe, l’Épidémie de grippe de 1918 ou la Grande grippe) fut une épidémie de grippe d’une dimension inconnue jusque-là (…). On considère que ce fut l'épidémie la plus mortelle de l’histoire de l’humanité, provoquant entre cinquante et cent millions de morts dans le monde entre 1918 et 1920. (…). Les Alliés de la Première Guerre mondiale la baptisèrent "Grippe espagnole" parce que la pandémie attira l’attention de la presse en Espagne alors qu’elle était maintenue secrète dans les pays engagés dans la guerre, qui censuraient les informations concernant l’affaiblissement des troupes atteintes par la maladie ; https://es.wikipedia.org/wiki/Gripe_espa%C3%B1ola [24]

20 Anarquistas e comunistas no Brasil p. 68.

21 Cf. Revue internationale no 75, "La révolution d'octobre 1917 : Œuvre collective du prolétariat (3° partie) [25]", et Revue internationale no 80, "Enseignements de 1917-23 : La première vague révolutionnaire du prolétariat mondial", https://fr.internationalism.org/rinte80/vague.htm [26]

22 Depuis les grèves de 1903, où journaliers et paysans autochtones avaient servi de "jaunes", la méfiance et la rancune entre ouvriers immigrants et ouvriers autochtones n’avaient cessé d’exister. Voir l’essai en anglais de Colin Everett,

Organized Labor in Brazil

1900-1937. https://translate.google.es/translate?hl=es&langpair=en%7Ces&u=https://libcom.org/history/organized-labor-brazil-1900-1937-anarchist-origins-government-control-colin-everett [27]

23 Barricadas de 1917, Cecilia Prada, thèse de doctorat.

24 Selon nos informations, le mouvement paysan le plus significatif eut lieu en 1913, et rassembla plus de 15 000 grévistes, colons et journaliers.

25 Ces illusions affectaient même l’Internationale communiste, qui concevait la possibilité de la libération nationale dans les pays coloniaux et semi-coloniaux. Voir les "Thèses du IIe Congrès de l’IC ", https://www.marxists.org/francais/inter_com/1920/ic2_19200700f.htm [28]

26 A notre connaissance, il y eut très peu de groupes marxistes. Ce n’est que vers 1916 (après une tentative avortée en 1906) que se forma un Parti socialiste, qui se divisa rapidement en deux tendances également bourgeoises, l’une étant partisane de l’entrée du Brésil dans la Guerre mondiale et l’autre défendant la neutralité du Brésil.

 

 

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Histoire et mouvement ouvrier

À propos du livre Le communisme primitif n'est plus ce qu'il était (II): le communisme primitif et le rôle de la femme dans l'émergence de la solidarité

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Dans la première partie de cet article, publiée dans la Revue internationale n° 150 [29], nous avons entamé une réflexion sur le rôle des femmes dans l’émergence de la culture chez notre espèce Homo sapiens, sur la base d’une critique du livre de Christophe Darmangeat, Le communisme primitif n'est plus ce qu'il était. 1 Dans cette deuxième et dernière partie, nous nous proposons d’examiner ce qui nous semble être un des problèmes les plus fondamentaux posés par le communisme primitif : comment l’évolution du genre Homo a-t-il pu engendrer une espèce dont la survie même est basée sur la confiance et la solidarité mutuelles, et plus particulièrement quel a été le rôle de la femme dans ce processus, en nous appuyant surtout sur les travaux de l’anthropologue britannique Chris Knight.

Le rôle des femmes dans la société primitive

Quel est donc, selon Darmangeat, le rôle et la situation des femmes dans les sociétés primitives ? Nous ne voulons pas reprendre ici toute l'argumentation de son livre, étayée par de solides connaissances ethnographiques et des exemples parlants. Nous nous limiterons donc à un résumé de ses conclusions. Un premier constat peut sembler évident, mais ne l'est pas en réalité : la division sexuelle du travail est une constante universelle de toute société humaine jusqu'à l'avènement du capitalisme. Le capitalisme demeure une société fondamentalement patriarcale, basée sur l'exploitation (qui inclut l'exploitation sexuelle, l'industrie du sexe étant devenue l'une des industries les plus rentables des temps modernes). Néanmoins, en exploitant directement la force de travail des ouvrières, et en développant le machinisme au point où la force physique ne joue presque plus de rôle dans le monde du travail, le capitalisme a détruit la division du travail dans la société entre rôles féminins et masculins ; il a donc jeté les bases pour une véritable libération de la femme dans la société communiste. 2

La situation des femmes dans les sociétés primitives varie énormément selon les sociétés qui ont pu être étudiées par les anthropologues : si dans certains cas les femmes souffrent d'une oppression qui peut presque ressembler à une oppression de classe, dans d'autres elles jouissent non seulement d'une réelle considération dans la vie sociale, mais détiennent aussi un vrai pouvoir social. Là où ce pouvoir existe, il est basé sur la possession de droits sur la production, qui sont amplifiés en quelque sorte par la vie religieuse et rituelle de la société : pour ne prendre qu'un seul exemple parmi tant d'autres, Malinowski nous apprend (dans Les Argonautes du Pacifique occidental) que les femmes des Îles Trobriand ont un monopole non seulement sur les travaux de jardinage (très important dans l'économie des Îles), mais aussi sur certaines formes de magie, y compris les formes considérées comme les plus dangereuses. 3

Cependant, si la division sexuelle du travail recouvre des situations très différentes selon les peuples et leur mode de vie, il y en a une qui ne souffre pas d'exception ou presque : partout, ce sont les hommes qui détiennent le monopole du maniement des armes et, par conséquent, le monopole de la guerre. De ce fait, ce sont les hommes qui détiennent également le monopole de ce qu'on pourrait appeler "les affaires étrangères". Lorsque les inégalités sociales ont commencé à se développer, avec le stockage d'abord, puis à partir du néolithique avec l'agriculture proprement dite et l'émergence de la propriété privée et des classes sociales, c'est cette position sociale spécifique des hommes qui leur a permis de dominer petit à petit toute la vie sociale. En ce sens, Engels a sans doute raison d'affirmer, dans L'origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, que "La première opposition de classe qui se manifeste dans l'histoire coïncide avec le développement de l'antagonisme entre l'homme et la femme dans le mariage conjugal, et la première oppression de classe, avec l'oppression du sexe féminin par le sexe masculin". 4 Il faut néanmoins se garder d'une vision trop schématique puisque même les premières civilisations sont loin d'être homogènes. Dans son étude comparative de plusieurs "civilisations premières", Understanding early civilizations, Bruce Trigger fait apparaître un large spectre : si la situation des femmes dans les sociétés méso-américaines et Inca n'était guère enviable, chez les Yoruba en Afrique par contre, les femmes non seulement détenaient des biens et se voyaient réserver la pratique de certaines industries, mais aussi pouvaient pratiquer le commerce à grande échelle pour leur propre compte, voire mener des expéditions diplomatiques et militaires.

La question des mythes

Jusqu'ici nous sommes restés, avec Darmangeat, dans le domaine de l'étude des sociétés primitives "historiquement connues" (dans le sens où elles ont pu être décrites par des sociétés qui maîtrisaient l'écriture, depuis le monde antique jusqu'à nos jours). Cette étude nous apprend quelle est la situation depuis l’invention de l'écriture au IVe millénaire av. J.-C. Mais que dire des près de 200 000 années d'existence de l'Homme moderne qui l'ont précédée ? Comment comprendre ce moment crucial où la nature a cédé la place à la culture comme déterminant principal du comportement humain, et comment les déterminants génétiques et environnementaux, notamment sociaux et culturels, sont-ils combinés dans la société humaine ? Il est évident que, pour répondre à ces questions, la simple vision empirique des sociétés connues est insuffisante.

Une chose qui frappe dans le livre de Trigger est que, malgré toute la variété qu'elles nous offrent quant à la condition féminine, toutes les civilisations qu’il étudie 5 possèdent des légendes qui font référence à des femmes chefs du passé, parfois identifiées avec des déesses. Toutes ont également vu un déclin de la condition de la femme dans le temps. Il semble se profiler ici une règle générale : plus on remonte vers le passé, plus les femmes détiennent une autorité sociale.

Cette impression est confirmée si on regarde les sociétés plus primitives. Sur tous les continents, on retrouve des mythes similaires voire parfois identiques : autrefois, c'étaient les femmes qui détenaient le pouvoir mais, depuis, les hommes le leur ont volé, et maintenant ce sont eux qui dirigent. Le pouvoir des femmes est associé au plus puissant des pouvoirs magiques, celui qui repose sur le cycle mensuel féminin et leur sang menstruel, à un point tel où très souvent existent des rites masculins où les hommes imitent la menstruation. 6

Quelles déductions peut-on faire à partir de cette réalité omniprésente ? Peut-on en conclure qu'elle représente une réalité historique, qu'il y avait effectivement une société première où les femmes détenaient un rôle dirigeant, sinon dominant ?

Pour Darmangeat, la réponse est sans équivoque et négative : "penser que lorsque les mythes parlent du passé, ils parlent nécessairement d'un passé réel, même déformé, est en effet une hypothèse extrêmement hardie, pour ne pas dire insoutenable" (p. 167). Les mythes "racontent des histoires, histoires qui n'ont un sens que par rapport à une situation présente qu'ils ont pour fonction de justifier. Le passé dont ils parlent est inventé à seule fin de satisfaire à cet objectif" (p. 173).

Cet argument nous pose deux problèmes.

Le premier problème est que Darmangeat se veut un marxiste qui actualise l’œuvre d'Engels tout en restant fidèle à sa méthode. Or, celui qui le premier a utilisé l'analyse de la mythologie pour essayer d'éclaircir les relations entre les sexes dans le passé lointain est un juriste suisse, Johann Bachofen ; et si dans L'origine de la famille, Engels s'appuie certes largement sur Lewis Morgan, il accorde aussi une place importante aux travaux de Bachofen. Mais, pour Darmangeat, Engels "ne reprend à son compte la théorie du matriarcat de Bachofen qu'avec une évidente réserve (...) S'il s'abstient de critiquer la théorie du juriste suisse, Engels ne lui apporte donc qu'une caution fort mesurée. Rien d'étonnant à cela : étant donné sa propre analyse des causes de la domination d'un sexe sur un autre, Engels ne pouvait guère admettre qu'avant le développement de la propriété privée, la domination des hommes soit précédée par celle des femmes ; il concevait le rapport entre les sexes dans la préhistoire bien davantage sous la forme d'une certaine égalité" (pp. 150-151).

Engels est peut-être resté prudent sur les conclusions de Bachofen mais, quant à la méthode qui consiste à utiliser l'analyse mythologique pour découvrir la réalité historique, il n'hésite pas : dans sa préface à la 4e édition de L'Origine de la famille (c'est à dire après avoir eu tout le temps pour remanier l'œuvre et corriger ses conclusions initiales), Engels reprend l'analyse de Bachofen du mythe d'Oreste (notamment la version mise en scène par le dramaturge grec Eschyle) et termine avec ce commentaire : "Cette interprétation de L'Orestie, neuve, mais absolument juste, est l'un des plus beaux et des meilleurs passages de tout le livre (...) c'est Bachofen qui, le premier, a remplacé la formule creuse d'un état primitif inconnu où auraient régné des rapports sexuels exempts de toute règle, par la preuve que la littérature classique de l'Antiquité abonde en traces fort nombreuses témoignant que, chez les Grecs et les Asiatiques, il a effectivement existé avant le mariage conjugal un état de choses où non seulement un homme avait des rapports sexuels avec plusieurs femmes, mais aussi une femme avec plusieurs hommes, sans pécher contre les mœurs (...) Il est vrai que Bachofen n'a pas énoncé aussi clairement ces propositions - sa conception mystique l'en empêchait. Mais il les a prouvées, et cela équivalait, en 1861, à une révolution totale."

Cela nous amène au deuxième problème, qui est celui d'expliquer les mythes. Les mythes font partie de la réalité matérielle autant que n'importe quel autre phénomène : ils sont donc eux-mêmes déterminés par la réalité. Or Darmangeat ne nous offre que deux déterminations possibles : soit ce sont tout simplement "des histoires" inventées par les hommes pour justifier leur domination sur les femmes, soit ils relèvent de l'irrationnel : "Durant la préhistoire, et très longtemps après, les phénomènes naturels ou sociaux étaient, dans l'esprit de tous, inévitablement interprétés au travers d'un prisme magico-religieux. Cela ne veut pas dire que la pensée rationnelle était absente ; cela veut dire que, même lorsqu'elle était présente, elle était toujours associée dans une certaine mesure à un discours irrationnel, les deux n'étant pas perçus comme différents, et encore moins comme incompatibles" (p. 319). Le tour est joué, en quelque sorte. Tous ces mythes autour du pouvoir mystérieux porté par le sang menstruel et la lune, et d'un pouvoir originel des femmes, ne sont que des expressions "irrationnelles", et donc en-dehors du champ de l'explication scientifique. Au mieux, Darmangeat admet que les mythes doivent satisfaire aux exigences de cohérence 7 de l'esprit humain : mais alors, à moins d’accepter une explication purement idéaliste dans le sens propre du terme, la question se pose : d'où viennent ces exigences ? Pour Lévi-Strauss, la remarquable unité des mythes de l’ensemble des sociétés primitives des Amériques trouvait sa source dans la structure même de l’esprit humain, d’où le nom de "structuralisme" donné à son œuvre et à sa théorie 8 ; "l’exigence de cohérence" de Darmangeat semble refléter ici, en beaucoup moins élaboré, le structuralisme de Lévi-Strauss.

Cela nous laisse sans explication sur deux points capitaux : pourquoi ces mythes prennent-ils cette forme précise, et comment expliquer leur universalité ?

Si ce ne sont que "des histoires" inventées pour justifier la domination des hommes, alors pourquoi inventer des histoires aussi invraisemblables ? Si on regarde la Bible, la Genèse nous offre une justification tout à fait logique pour la domination des hommes : c'est Dieu qui les a créés en premier ! Quitte à nous faire avaler l'invraisemblable notion, que tout un chacun peut voir contredite à chaque instant, selon laquelle la femme est sortie du corps de l'homme. Pourquoi donc inventer un mythe qui non seulement prétend que les femmes ont autrefois détenu le pouvoir, mais exige que les hommes continuent d'exercer tous les rites qui y étaient associés jusqu'au point d'imaginer la menstruation masculine ? Cette dernière, attestée partout dans le monde chez les peuples de chasseurs-cueilleurs à forte domination masculine, consiste pour les hommes, dans certains rites importants, à faire couler leur propre sang en se lacérant les membres et particulièrement leur pénis, en imitation des menstrues.

Si ce genre de rite se trouvait limité à un peuple, ou à un groupe de peuples, on pourrait peut-être admettre qu'il ne s'agissait que d'une invention fortuite et "irrationnelle". Mais lorsqu'il se trouve répandu dans le monde entier, sur tous les continents, alors nous sommes obligés, si nous voulons rester fidèles au matérialisme historique, d'en chercher les déterminants sociaux.

Quoi qu’il en soit, il nous semble nécessaire, du point de vue matérialiste, de prendre au sérieux les mythes et les rites qui structurent la société comme sources de connaissance de celle-ci, ce que Darmangeat ne fait pas.

Aux origines de l'oppression des femmes

Si on résume la pensée de Darmangeat, on arrive à ceci : à l’origine de l’oppression des femmes, il y a une division sexuelle du travail qui accorde systématiquement aux hommes le maniement des armes et la chasse au gros gibier. Malgré tout l’intérêt de son œuvre, il nous semble qu’elle laisse deux questions entières.

Il semble assez évident qu’avec l’apparition de la société de classes, basée nécessairement sur l’exploitation et donc sur l’oppression, le monopole du maniement des armes est presque une raison suffisante pour y assurer la domination des hommes (du moins à la longue, le processus d’ensemble étant sans aucun doute plus complexe que cela). De même, il semble a priori raisonnable de supposer que le monopole des armes ait joué un rôle dans l’émergence d’une domination masculine contemporaine, avec l’émergence des inégalités préalable à la société de classes proprement dite.

Par contre, et c’est là notre première question, Darmangeat est beaucoup moins clair quant à expliquer pourquoi la division sexuelle du travail devrait accorder ce rôle aux hommes, puisque lui-même nous dit que "les raisons physiologiques (...) peinent à expliquer pourquoi les femmes ont été exclues de la chasse" (p. 315). Darmangeat n’est pas plus clair quant à expliquer pourquoi la chasse, et la nourriture qui en résulte, se verraient accorder un bien plus grand prestige que les produits de la cueillette ou de l’horticulture, en particulier là où la cueillette fournit l’essentiel des ressources sociales.

Plus fondamentalement encore, d’où vient la première division du travail, et pourquoi se ferait-elle sur une base sexuelle ? Ici, Darmangeat se perd en conjectures : "Il est permis de penser que la spécialisation, même embryonnaire, a permis à l’espèce humaine d’acquérir une efficacité plus grande que si chacun de ses membres avait continué à s’adonner indifféremment à toutes les activités (...) Il est également permis de penser que cette spécialisation a joué dans le même sens en renforçant les liens sociaux en général, et au sein du groupe familial en particulier". 9 Certes, "il est permis de penser"... mais n’est-ce pas ce qu’il fallait plutôt démontrer ?

Quant à savoir "pourquoi la division du travail s’est effectuée selon le critère du sexe", pour Darmangeat, cela ne "semble pas soulever des difficultés. Il semble assez évident que, pour les membres des sociétés préhistoriques, la différence entre hommes et femmes était la première qui sautait aux yeux". 10 On peut objecter que si la différence sexuelle devait certainement "sauter aux yeux" des premiers Hommes, cela n’en fait pas une condition suffisante pour l’émergence d’une division sexuelle du travail. Les sociétés primitives abondent en classifications, notamment celles basées sur les totems. Pourquoi la division du travail ne se baserait-elle pas sur le totémisme ? Pure élucubration, évidemment, mais pas plus que l’hypothèse de Darmangeat. Plus sérieusement, Darmangeat ne fait aucune mention d’une autre différence très visible, et qui est partout d’une grande importance dans les sociétés archaïques : l’âge.

En fin de compte, le livre de Darmangeat - malgré son titre un peu tapageur - ne nous éclaire guère. L'oppression de la femme se base sur la division sexuelle du travail, soit. Mais d'où vient cette dernière ? "Bien qu'en l'état actuel des connaissances, on en soit réduit aux simples hypothèses, on peut donc supposer que ce sont certaines contraintes biologiques, vraisemblablement liées à la grossesse et à l'allaitement, qui ont fourni, à une époque inconnue, le substrat physiologique de la division sexuelle du travail et de l'exclusion des femmes de la chasse" (p. 322). 11

De la génétique à la culture

À la fin de son argumentation, Darmangeat nous laisse avec la conclusion suivante : à l'origine de l'oppression des femmes se trouve la division sexuelle du travail et cette division elle-même a été, malgré tout, un formidable progrès dans la productivité du travail dont les origines sont perdues dans un passé lointain et inaccessible.

Ainsi, l'auteur cherche à rester fidèle au cadre marxiste. Mais n'a-t-il pas posé le problème à l'envers ? Si on observe le comportement des primates les plus proches de l'Homme, et particulièrement des chimpanzés, ce sont les mâles qui chassent - les femelles étant trop occupées à nourrir et à soigner leurs petits (et à les protéger des mâles : n'oublions pas que très souvent les primates mâles pratiquent l'infanticide de la progéniture d’autres mâles, afin de rendre les mères disponibles pour leur propre reproduction). La "division du travail" entre les mâles qui chassent et les femelles qui ne chassent pas n'a donc rien de spécifiquement humain. Le problème – ce qu'il faut expliquer - n'est pas de savoir pourquoi ce sont les mâles qui chassent chez Homo sapiens, mais plutôt de savoir pourquoi ils partagent systématiquement les fruits de la chasse. Le plus frappant, quand on compare Homo sapiens à ses cousins primates, c'est l'ensemble des règles et des tabous souvent très stricts, et qu'on retrouve depuis les brûlants déserts australiens jusqu'aux glaces de l'Arctique, qui exigent la consommation collective des produits de la chasse. Le chasseur n'a pas le droit de consommer son propre produit, il doit le ramener au campement pour qu'il soit partagé avec les autres. Les règles qui déterminent comment ce partage se fait sont très variables selon les peuples, et peuvent être plus ou moins strictes, mais elles sont partout présentes.

Il est à remarquer également que le dimorphisme sexuel d'Homo sapiens est nettement réduit par rapport à celui d’Homo erectus, ce qui indique en général, dans le monde animal, des relations plus égales entre les sexes.

Partout, le partage et le repas collectif sont des éléments fondateurs des sociétés primitives – et le repas partagé est même arrivé jusqu'aux temps modernes : même aujourd'hui, aucune grande occasion de la vie (naissance, mariage ou enterrement) n'est envisageable sans repas collectif. Quand des gens se regroupent en simple amitié, c'est le plus souvent autour d'un repas commun, que ce soit autour d'un barbecue en Australie ou d'une table de restaurant en France.

Ce partage de nourriture, qui semble remonter aux temps premiers, est un des éléments d'une vie collective et sociale très différente de celle de nos lointains ancêtres. Nous nous trouvons face à ce que le darwinologue Patrick Tort a appelé un "effet réversif" de l'évolution, ou ce que l'anthropologue Chris Knight a décrit comme étant "une expression sans prix de l’"égoïsme” de nos gènes" 12 : les mécanismes décrits par Darwin et Mendel, et confirmés par la génétique moderne, ont généré une vie sociale où la solidarité joue un rôle central alors que ces mêmes mécanismes procèdent par compétition.

Cette question du partage, fondamentale selon nous, n'est qu'une partie d'un problème scientifique plus vaste : comment expliquer le processus qui a transformé une espèce dont la modification du comportement était déterminée par le rythme lent de l'évolution génétique, en la nôtre dont le comportement, sur une base évidemment génétique, se modifie grâce à l'évolution bien plus rapide de la culture et des rapports sociaux ? Et comment expliquer le fait qu'un mécanisme basé sur la compétition ait pu créer une espèce qui ne peut survivre que solidairement : les femmes solidaires entre elles dans l'enfantement et l'éducation de leurs enfants, les hommes solidaires dans l'exercice de la chasse, les chasseurs solidaires de toute la société en rapportant le produit de leur chasse, les valides solidaires des invalides qui ne sont plus capables de chasser ou de trouver leur propre nourriture, et les vieux solidaires des jeunes à qui ils inculquent non seulement la connaissance du monde et de la nature nécessaire à la survie, mais aussi la connaissance sociale, historique, rituelle et mythique qui permettent la survie d'une société structurée. Ceci nous paraît être le problème fondamental posé par la question de la "nature humaine".

Ce passage d'un monde à un autre a eu lieu au cours d’une période cruciale, de plusieurs centaines de milliers d’années, une période qu'on pourrait bien qualifier de "révolutionnaire". 13 Il est étroitement lié à l'évolution du cerveau humain en taille (et on peut supposer également en structure, même si une telle évolution est évidemment bien plus difficile à déceler dans les vestiges paléontologiques). L'augmentation de la taille du cerveau pose toute une série de problèmes à notre espèce en évolution, dont le moindre n'est pas sa consommation d'énergie : environ 20% du besoin énergétique total de l'individu, ce qui est énorme.

Mais si l'espèce tire indubitablement des avantages de ce processus d'encéphalisation, ce processus même pose de gros problèmes pour les femelles. La taille de la tête fait que la naissance doit se faire plus tôt, sinon le nouveau-né ne pourrait pas passer par le bassin de sa mère. À son tour, cela implique une période bien plus longue de dépendance du nouveau-né, "prématuré" par rapport aux autres primates ; la croissance du cerveau exige également un apport de nourriture supplémentaire, à la fois calorifique et structurelle (protides, lipides, glucides). Nous avons l'impression de nous confronter à une énigme insoluble, ou plutôt à une énigme que la nature n'a résolue qu'après une longue période pendant laquelle Homo erectus a vécu, s'est répandu hors d'Afrique, mais sans changement majeur dans sa morphologie ou dans son comportement semble-t-il. Et puis survient une période de changement rapide qui voit grandir le cerveau et apparaître tous ces comportements spécifiquement humains : le langage articulé, la culture symbolique, l'art, l'utilisation intensif d'outils et leur très grande variété, etc. À cette énigme s'en ajoute une autre. Nous avons remarqué le changement radical dans le comportement du mâle Homo sapiens, mais les modifications physiologiques et comportementales de la femelle ne sont pas moins remarquables, surtout sur le plan de la reproduction.

Il existe en effet une différence très frappante entre la femelle Homo sapiens et les autres primates sur ce plan. Chez ces derniers (en particulier ceux les plus proches de nous), il est très fréquent que la femelle exhibe avec ostentation aux mâles sa période d'ovulation (et donc de fécondité optimale) : organes génitaux très visibles, comportement de chaleur, en particulier auprès du mâle dominant, odeur caractéristique. Mais chez l'être humain, rien de tel, tout au contraire même : les organes sexuels sont bien cachés et ne changent pas d'aspect lors de l'ovulation et, mieux encore, la femelle elle-même n'est pas consciente d'être "en chaleur". À l'autre bout du cycle d'ovulation, la différence entre Homo sapiens et les autres primates est tout aussi frappante : chez la femelle de notre espèce, les règles sont abondantes et visibles, chez les femelles chimpanzés par exemple, c'est l'inverse. Étant donné que la perte de sang représente une perte d'énergie, la sélection naturelle devrait a priori opérer contre des règles abondantes ; cette abondance pourrait donc s'expliquer par un avantage sélectif : lequel ?

Autres caractéristiques remarquables des règles chez les humains : leur synchronisation et leur périodicité. De nombreuses études ont démontré la facilité avec laquelle les femmes en groupe se mettent à synchroniser leurs règles, et Knight reproduit dans son livre un tableau des périodicités de l'ovulation chez différentes femelles primates qui montre que seul l'être humain a un cycle parfaitement calqué sur le cycle lunaire : pourquoi ? Est-ce seulement une coïncidence fortuite ?

On pourrait être tenté de mettre tout cela de côté comme étant peu pertinent pour expliquer l'apparition du langage articulé et la spécificité humaine en général. D'ailleurs, une telle réaction serait parfaitement conforme à l'idéologie de notre époque, pour laquelle les règles des femmes sont un sujet sinon tabou du moins plutôt négatif : on pense à toutes ces publicités pour les produits "d'hygiène féminine" qui vantent justement leur capacité de rendre les règles invisibles. Découvrir, à la lecture du livre de Knight, l'immense importance des menstrues et de tout ce qui les entoure dans les sociétés primitives est donc d'autant plus frappant pour les membres d’une société moderne. Cela semble être un phénomène universel des sociétés primitives : la croyance dans l'énorme pouvoir, en bien et en mal, des règles des femmes. C’est à peine exagéré de dire que les menstrues "règlent" tout, jusqu'à l'harmonie de l'univers ; et même chez des peuples à forte domination masculine où on fait tout pour diminuer l'importance des femmes, leurs règles inspirent la crainte chez les hommes. Le sang menstruel possède un pouvoir de souillure apparemment insensé - mais c'est justement là un signe de sa puissance. On est même tenté de conclure que la violence des hommes envers les femmes est proportionnelle à la peur qu’inspirent ces dernières. 14

L'universalité de cette croyance est significative et exige une explication : nous en voyons trois possibles :

Soit il s’agit de structures inscrites dans l’esprit humain, comme le supposerait le structuralisme de Lévi-Strauss. Aujourd’hui, nous dirions plutôt que c’est inscrit dans le patrimoine génétique de l’Homme ; mais cela semble être contredit par tout ce que nous savons aujourd’hui de la génétique.

Soit cette unité provient du principe de "même cause, mêmes effets". Des sociétés similaires du point de vue de leurs rapports de production et de leur niveau technique engendreraient des mythes similaires.

Soit la similarité des mythes est l’expression d’une origine culturelle commune. Si tel était le cas, étant donné que les différentes sociétés où les mythes sur la menstruation s’expriment sont très éloignées géographiquement, l’origine commune doit remonter très loin dans le passé.

Knight privilégie la troisième explication : il voit en effet la mythologie universelle autour de la menstruation des femmes comme ayant une origine très ancienne, aux sources mêmes de la société humaine.

L'émergence de la culture

Comment ces différentes problématiques sont-elles reliées entre elles ? Quel peut être le lien entre la menstruation des femmes et la nouvelle pratique collective de la chasse ? Et entre celles-ci et tous les autres phénomènes émergents que sont le langage articulé, la culture symbolique, la société basée sur des règles communes ? Ces questions nous paraissent fondamentales parce que toutes ces évolutions ne sont pas des phénomènes isolés mais des éléments d'un seul processus qui mène d'Homo erectus à nous-mêmes. La spécialisation à outrance, caractéristique de la science moderne, a le grand désavantage (reconnu en premier d'ailleurs par les scientifiques eux-mêmes) de rendre très difficile la compréhension d'un processus d'ensemble qui ne peut être englobé par aucune spécialité.

Ce qui nous a intéressés dans l'œuvre de Knight, c'est justement l'effort de rassembler des données génétiques, archéologiques, paléontologiques et anthropologiques dans une grande "théorie du tout" pour l'évolution humaine, analogue aux tentatives en physique fondamentale qui nous ont donné les théories des cordes ou de la gravitation quantique à boucles. 15

Disons-le tout de suite : nous ne sommes pas en mesure d'apprécier l'œuvre de Knight en tant que scientifiques, nous ne prétendons pas avoir les connaissances nécessaires. Par contre, ce qui est certain, c'est que sa façon de poser les questions nous oblige à ouvrir notre esprit et à regarder ces problèmes sous un angle différent et, surtout, nous aide à ouvrir la voie vers une vision unifiée qui seule peut nous permettre d'appréhender notre question de départ : la question de la nature humaine.

Essayons donc de résumer la théorie de Knight, connue aujourd'hui sous le nom de "théorie de la grève du sexe". Pour simplifier et schématiser, Knight suppose une modification du comportement, d'abord de la femelle du genre Homo face aux difficultés de l'enfantement et de la charge des petits : se détourner des mâles dominants pour privilégier des rapports avec des mâles secondaires dans une sorte de pacte d'aide mutuelle. Les mâles acceptent de quitter les femelles pour partir à la chasse et de ramener les produits de la chasse ; en retour, ils trouvent un accès aux femelles, et donc à la reproduction, qui leur aurait été auparavant interdit par le mâle dominant. Cette modification dans le comportement des mâles - qui au départ, rappelons-le, est soumise aux lois de l'évolution - n'est possible qu'à certaines conditions, dont deux en particulier : d'une part, il n’est pas possible pour les mâles de trouver ailleurs un accès aux femelles ; d'autre part, les mâles doivent avoir confiance dans le fait qu'ils ne seront pas supplantés pendant leur absence. Il s'agit donc de comportements collectifs. Les femelles - qui sont la force motrice de cette évolution - doivent maintenir un refus collectif du sexe aux mâles. Ce refus collectif est signalé aux mâles, et aux autres femelles, par un signe extérieur : les menstrues, qui sont synchronisées sur un événement "universel" et visible, le cycle lunaire et les marées qui lui sont associées dans l'environnement semi-aquatique de la vallée du Rift.

La solidarité est née : solidarité entre femelles d'abord, mais ensuite aussi entre mâles. Exclus collectivement de l'accès aux femelles, ils peuvent mettre en pratique de façon de plus en plus organisée et à plus grande échelle la chasse collective au gros gibier, qui exige une capacité de planification et de solidarité face au danger.

La confiance mutuelle est née de la solidarité collective au sein de chaque sexe, mais aussi entre les sexes : les femelles confiantes dans la participation des mâles aux soins des petits, les mâles confiants qu'ils ne seront pas exclus de la possibilité de se reproduire.

Ce modèle théorique nous permet de résoudre l’énigme que Darmangeat laisse sans réponse : pourquoi les femmes sont-elles exclues de manière absolue de la chasse ? Selon le modèle de Knight, cette exclusion ne peut être qu’absolue puisque si des femelles, surtout celles sans progéniture, partaient à la chasse avec les mâles, ces derniers auraient accès à des femelles fécondables, et ne seraient donc pas contraints de partager le produit de la chasse avec les autres femelles et leurs petits. Pour que le modèle fonctionne, les femelles sont obligées de maintenir une solidarité totale entre elles. À partir de ce constat, nous pouvons comprendre le tabou qui maintient une séparation absolue entre les femmes et la chasse, qui est à la base de tous les autres tabous qui tournent autour de la menstruation et du sang des proies, et de l’interdiction pour les femmes de manier tout outil tranchant. Le fait que cette interdiction, autrefois source de la force des femmes et de leur solidarité, devienne dans d’autres circonstances une source de leur faiblesse sociale et de leur oppression, peut sembler à première vue paradoxal : en réalité, il nous donne un exemple éclatant d’un retournement dialectique, encore une illustration de la logique profondément dialectique de tout changement historique et évolutif. 16

Les femelles qui réussissent à imposer ce nouveau comportement, entre elles et aux mâles, laissent plus de descendants. Le processus d'encéphalisation se prolonge. Le chemin est ouvert au développement de l'humain moderne.

La solidarité et la confiance mutuelle ne sont donc pas nées d'une sorte de béatitude mystique, mais au contraire des lois impitoyables de l'évolution.

Cette confiance mutuelle est un préalable pour l'émergence d'une véritable capacité linguistique qui dépend de l'acceptation mutuelle de règles communes (aussi basiques que l'idée qu'un mot a le même sens pour toi que pour moi, par exemple) et d'une véritable société humaine fondée sur la culture et les lois, qui n'est plus seulement soumise à la lenteur de l'évolution génétique, mais qui est aussi capable de s'adapter beaucoup plus rapidement à de nouveaux environnements. Logiquement, un élément fondamental de la culture première est la transposition depuis le plan génétique vers le plan culturel (si on peut s'exprimer ainsi) de tout ce qui a permis l'émergence de cette nouvelle forme sociale : les mythes et les rituels les plus anciens tourneront donc eux aussi autour de la menstruation des femmes (et de la lune qui assure sa synchronisation) et de son rôle dans la régulation de l'ordre non seulement social mais aussi naturel.

Quelques difficultés, et une proposition de suite

Comme le dit Knight lui-même, sa théorie est une sorte de "mythe des origines" qui reste au niveau de l'hypothèse. Cela ne pose pas de problème en soi, évidemment : la science n'avance que grâce à l'hypothèse et à la spéculation ; c'est la religion, non la science, qui cherche à établir des certitudes.

Pour notre part, nous voulons soulever deux objections à la trame de la narration proposée par Knight.

La première concerne la période. Knight écrit, en 1991, que les premiers signes d'une vie artistique, donc de l'existence d'une culture symbolique capable de porter les mythes et rituels qui sont à la base de son hypothèse, datent de seulement 60 000 ans environ. Les premiers vestiges de l'Homme moderne datent d'environ 200 000 ans : quid donc des 140.000 années "manquantes" ? Et que peut-on envisager comme signe précurseur de l'émergence d'une culture symbolique à part entière, par exemple chez nos ancêtres immédiats ?

Il ne s'agit pas là d'une mise en cause de la théorie mais plutôt d'un problème qui appelle d'autres recherches. Depuis les années 1990, les fouilles en Afrique du Sud (Blombos, Klasies River, De Kelders) semblent repousser la date de l'usage de l'abstraction symbolique et de l'art jusqu'à 80 000, voire 140 000 ans av. J.-C 17 ; du côté d'Homo erectus, les vestiges découverts à Dmanisi en Géorgie au début des années 2000 et datés d’environ 1,8 million d'années semblent indiquer déjà l'existence d'un certain niveau de solidarité : un des individus a vécu plusieurs années sans dents sauf une canine, ce qui laisse supposer que les autres l'aidaient à manger. 18 En même temps, le niveau d'outillage reste primitif et, selon les spécialistes, ces individus ne pratiquaient pas encore la chasse au gros gibier. Cela ne devrait pas nous étonner : Darwin avait déjà démontré que des caractéristiques humaines comme l'empathie, l'appréciation du beau, l'amitié existent dans le reste du monde animal, même si c'est à un niveau plus rudimentaire que chez l'Homme.

Notre deuxième objection est plus importante : elle concerne la "force motrice" qui pousse à l'encéphalisation progressive du genre humain. Pour Knight, dont la problématique est plutôt de cerner comment cette encéphalisation a pu avoir lieu, cette question n'est pas centrale et - selon ses dires lors de notre congrès de 2011 - il a plutôt adopté la théorie d'une plus grande complexification sociale (c'est la théorie proposée par Robin Dunbar 19 et reprise par Jean-Louis Dessalles, entre autres, dans son livre Aux origines du langage, dont il a exposé l’argumentation lors de notre congrès de 2009) du fait de la vie en groupes plus importants. Nous ne pouvons pas entrer dans les détails ici, mais cette théorie nous semble poser certaines difficultés. Après tout, la taille des groupes de primates peut varier d'une dizaine pour les gorilles à quelques centaines pour les babouins hamadryas : il faudrait alors démontrer en quoi les Hominines avaient des besoins sociaux dépassant ceux des babouins, mais aussi (et c'est loin d'être fait) que les Hominines vivaient en groupes de plus en plus importants. 20

Pour notre part, l'hypothèse la plus probable nous semble être celle reliant le processus d'encéphalisation, et du développement du langage articulé, à la place grandissante occupée par la culture (au sens large) dans la capacité des humains de s'adapter à leur environnement. On a souvent tendance à envisager la culture uniquement sous sa forme matérielle (outils en pierre, etc.). Mais lorsqu'on étudie la vie des chasseurs-cueilleurs de notre époque, nous sommes surtout impressionnés par la profondeur de leurs connaissances de la nature qui les entoure : les propriétés des plantes, le comportement des animaux, etc. Or, tout animal chasseur connaît le comportement de sa proie et peut s'y adapter jusqu'à un certain point. La différence chez l'Homme, c'est que cette connaissance est culturelle et non pas instinctive, et doit être transmise de génération en génération. Si le mimétisme permet de transmettre une culture très limitée de l'outil (les chimpanzés qui utilisent une tige pour pêcher dans une fourmilière par exemple), il est évident que la transmission de la connaissance humaine (ou proto-humaine, sans doute) nécessite autre chose que le mimétisme.

On peut suggérer également que, au fur et à mesure que la culture prend la place de la génétique dans la détermination de notre comportement, la transmission de ce qu'on pourrait appeler la culture spirituelle (mythe, rituel, connaissance des lieux sacrés, etc.) prend une plus grande importance dans le maintien de la cohésion du groupe. Ceci nous amène à relier le développement du langage articulé à un autre signe extérieur ancré dans notre biologie : une ménopause "précoce" suivie d'une longue période post-reproductive, encore une caractéristique que les femelles humaines ne partagent avec aucune de leurs cousines primates. Comment donc une ménopause "précoce" a-t-elle pu apparaître et se maintenir au cours de l'évolution, alors qu'elle limite apparemment le potentiel reproducteur des femelles ? L'hypothèse la plus probable est que la femelle ménopausée aide sa propre fille à mieux assurer la survie de ses petits-enfants, donc de son patrimoine génétique. 21

Les problèmes que nous venons d’évoquer concernent la période couverte par Blood Relations. Mais une autre difficulté se présente : il est évident que les sociétés primitives dont nous avons connaissance (et dont parle Darmangeat) sont très différentes de la société hypothétique des premiers Hommes, que cherche à décrire Knight. Pour prendre l’exemple de l’Australie, dont la société aborigène est une des plus primitives que nous connaissons sur le plan technique, la persistance de mythes et de pratiques rituelles qui attribuent une très grande importance à la menstruation va de pair avec une domination totale des hommes sur les femmes. La question se pose évidemment : si l’hypothèse de Knight est juste, même dans ses grandes lignes, comment expliquer ce qu’on pourrait appeler une véritable "contre-révolution" masculine ? Dans le treizième chapitre de son livre (p. 449), Knight propose une hypothèse pour expliquer cette "contre-révolution" : il suggère que c’est la disparition de la mégafaune, des grandes espèces comme le wombat géant, et une période de sécheresse à la fin du Pléistocène, qui auraient perturbé les coutumes de chasse et mis fin à l’abondance qui, selon lui, est la condition matérielle pour la survie du communisme primitif. En 1991, Knight dit lui-même que cette hypothèse reste à être mise à l’épreuve de l’archéologie, et que sa propre investigation se limite à l’Australie. En tout état de cause, il nous semble que ce problème ouvre un large champ d’investigation qui nous permettrait d’envisager une véritable histoire de la plus longue période de l’existence humaine : celle qui va de nos origines jusqu’à l’invention de l’agriculture. 22

L'avenir communiste

Comment l'étude des origines de l'Homme pourrait-elle nous éclairer sur son avenir dans la société communiste ? Darmangeat nous dit que le capitalisme est la première société humaine qui permet de concevoir la fin de la division sexuelle du travail et d'imaginer une égalité des femmes et des hommes - égalité qui est aujourd'hui inscrite dans le droit d'un nombre limité de pays et qui n’est nulle part une égalité de fait : "si le capitalisme n’a en tant que tel ni amélioré, ni aggravé la situation des femmes, il a en revanche été le premier système ayant permis de poser la question de leur égalité avec les hommes ; et tout en étant incapable de réaliser cette égalité, il a néanmoins réuni les éléments qui la rendront effective". 23

Il nous semble que deux critiques peuvent être formulées ici : la première est d’ignorer l’immense importance de l’intégration des femmes dans le monde du travail salarié. Bien malgré lui, le capitalisme a ainsi donné aux ouvrières, pour la première fois dans les sociétés de classes, une réelle indépendance matérielle par rapport aux hommes et, ainsi, la possibilité de lutter à part entière pour la libération du prolétariat et donc de toute l’humanité.

La deuxième critique concerne la notion même d’égalité. 24 Cette notion est empreinte de l'idéologie démocratique héritée du capitalisme, et ce n'est pas le but d'une société communiste qui, au contraire, reconnaîtra les différences entre individus, se donnant comme devise "de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins" pour reprendre les termes de Marx. 25 Or, en dehors du domaine de la science-fiction 26, les femmes ont à la fois une capacité et un besoin que les hommes n'auront jamais : celui d'enfanter. Cette capacité doit être exercée, sinon la société humaine n'a plus d'avenir, mais c'est aussi une fonction physique et donc un besoin pour les femmes. 27 Une société communiste doit donc offrir à toute femme qui le désire la possibilité d'enfanter avec joie, et dans la confiance que son enfant sera accueilli au sein de la communauté humaine.

Ici on peut se permettre un parallèle avec la vision évolutionniste proposée par Knight. Les proto-femmes ont déclenché le processus d'évolution du genre humain vers la culture symbolique, parce qu'elles ne pouvaient plus élever leurs enfants seules : elles devaient obliger les mâles à fournir une aide matérielle à l'enfantement et à l'éducation des jeunes. Ce faisant, elles ont introduit dans la société humaine la notion de solidarité entre femmes occupées par les enfants, entre hommes occupés par la chasse, et entre hommes et femmes partageant les responsabilités conjointes de la société.

Aujourd'hui, nous nous trouvons dans une situation où le capitalisme nous réduit de plus en plus à l'état d'individus atomisés, et les femmes qui enfantent subissent cette situation de plein fouet. Non seulement la règle dans l'idéologie capitaliste veut que la famille soit réduite à sa plus simple expression (père, mère, enfants) mais, en plus, la désagrégation exacerbée de toute vie sociale fait que, de plus en plus souvent, les femmes se trouvent seules à élever leurs enfants même en très bas âge, et la nécessité de trouver du travail les éloigne de leurs propres mères, tantes ou sœurs qui constituaient autrefois le réseau de soutien naturel de toute femme qui venait d'enfanter. Et le "monde du travail" est impitoyable pour les femmes qui enfantent, obligées soit de sevrer leurs enfants après quelques mois au mieux (selon les congés maternité en vigueur dans les différents pays, quand ils existent) et de les laisser aux nourrices, soit - si elles sont au chômage - de se retrouver privées de vie sociale et contraintes d'élever leurs bébés seules et avec des ressources limitées à l'extrême.

En quelque sorte, les femmes prolétaires se retrouvent dans une situation analogue à leurs lointains ancêtres - et seule une révolution pourra améliorer leur situation. Tout comme la "révolution" supposée par Knight a permis aux femmes de s'entourer du soutien social, d'abord des autres femmes, puis des hommes, pour l'enfantement et l'éducation des enfants, la révolution communiste à venir devra mettre au cœur de ses préoccupations le soutien à l'enfantement et l'éducation collective des enfants. Seule une société qui donne une place privilégiée à ses enfants et à sa jeunesse peut prétendre être porteuse d'avenir : à ce titre, le capitalisme se condamne lui-même par le fait qu'une proportion grandissante de sa jeunesse est "en sureffectif" par rapport aux besoins de la production capitaliste.

Jens

 

1 Éditions Smolny, Toulouse 2009 et 2012. Sauf indication contraire, les citations et les références aux numéros de page sont celles de la première édition

2 Darmangeat mène d’ailleurs une réflexion intéressante à propos de l’importance accrue de la force physique dans la détermination des rôles sexuels à partir de l’invention de l’agriculture (lors du labour exemple).

3 Darmangeat souligne, sans doute à juste titre, que l’implication dans la production sociale est une condition nécessaire mais insuffisante pour assurer une situation favorable de la femme dans la société.

4 Dans la section "La famille monogamique" [30].

5 Cette étude comparative couvre les civilisations de l’Égypte entre 2700 et 1780 av. J-C, de la Mésopotamie entre 2500 et 1600 av. J-C, de la Chine du nord pendant les périodes des Shang et des Zhou occidentaux (entre 1200 et 950 av. J-C), de la Vallée du Mexique pendant les 15e et 16e siècles de notre ère, de la période classique des Mayas, du royaume des Incas au 16e siècle, et des peuples Yoruba et Béninois à partir du 18e siècle.

6 Le livre de Chris Knight, Blood Relations [31], consacre un sous-chapitre à la "menstruation symbolique des hommes" (cf. p. 428).

7 "L’esprit humain a ses exigences, dont celle de la cohérence" (p. 319). Nous ne traiterons pas ici de la question de savoir d’où viennent ces "exigences", et pourquoi elles prennent des formes précises, questions que Darmangeat laisse sans réponse.

8Donner une explication de fond du structuralisme de Lévi-Strauss nous éloignerait trop de notre sujet. Pour un résumé élogieux mais critique de la pensée de Lévi-Strauss, on peut se reporter au chapitre "Lévi-Strauss and ‘The Mind’" dans le livre de Knight.

9 Darmangeat, 2e édition, pp. 214-215.

10 p. 318.

11 Darmangeat met cependant en lumière certaines sociétés indiennes en Amérique du Nord où, dans des circonstances particulières, les femmes "savaient tout faire ; elles maîtrisaient toute la gamme des activités féminines comme des activités masculines" (p. 314).

12 Voir "À propos du livre L'effet Darwin : une conception matérialiste des origines de la morale et de la civilisation" [32], Révolution internationale n° 400 et "La solidarité humaine et le gène égoïste (article de l'anthropologue Chris Knight)" [33], Révolution internationale n° 434.

13 Cf. l'article "The great leaps forward [34]" d’Anthony Stigliani.

14 C’est un thème qui revient tout au long du livre de Darmangeat. Voir entre autres l’exemple des Huli de Nouvelle-Guinée (p. 222, 2e édition).

15 Et mieux encore, d’avoir su rendre cette théorie lisible et accessible à une audience non experte.

16 À ce propos, lorsque Darmangeat nous dit que la thèse de Knight "ne souffle mot sur les raisons pour lesquelles les femmes, elles, sont écartées de manière absolue et permanente de la chasse et des armes", on ne peut que se demander s'il n’a pas abandonné sa lecture avant d’arriver à la fin du livre.

17 Voir l'article "Blombos [35]" sur Wikipedia.

18 Voir l’article publié dans La Recherche n° 419 : "Étonnants primitifs de Dmanisi".

19 Voir par exemple The Human Story. Robin Dunbar explique l’évolution du langage par l’augmentation de la taille des groupes humains ; le langage articulé serait apparu comme substitut moins coûteux en temps et en énergie que le toilettage grâce auquel nos cousins primates entretiennent leurs amitiés et alliances. Le "nombre de Dunbar" est entré dans la théorie paléoanthropologique en tant que plus grand nombre de connaissances proches avec lesquelles il est possible de garder un contact social stable, et que le cerveau humain est capable de retenir (environ 150) ; Dunbar considère que ceci aurait été la taille maximale des premiers groupes humains.

20Les Hominines (la branche de l'arbre évolutif à laquelle appartiennent les humains) ont divergé d'avec les Panines (la branche à laquelle appartiennent les chimpanzés et les bonobos) il y a environ 6 à 9 millions d'années.

21 Pour un résumé de l’hypothèse de la grand-mère, voir l'article du même nom sur Wikipedia [36].

22 Un travail en ce sens a déjà été réalisé, pour un pays aux antipodes de l’Australie, par l’anthropologue Lionel Sims, dans un article publié dans le Cambridge Archaeological Journal 16:2, intitulé "The ‘Solarization’ of the moon: manipulated knowledge at Stonehenge [37]".

23 Darmangeat, op.cit., p. 426.

24 Il ne s’agit pas ici de faire un procès d’intention. Darmangeat parle d’une "égalité authentique" : encore faudrait-il savoir ce que cette notion recouvre, ce qui bien évidemment sort très largement de la matière de son livre.

25 Ce n’est pas pour rien que Marx écrivait, dans sa Critique du programme de Gotha : "Par sa nature le droit ne peut consister que dans l’emploi d’une mesure égale pour tous ; mais les individus inégaux (et ils ne seraient pas distincts, s’ils n’étaient pas inégaux) ne peuvent être mesurés à une mesure égale qu’autant qu’on les considère d’un même point de vue, qu’on ne les regarde que sous un aspect unique et déterminé ; par exemple, dans notre cas, uniquement comme des travailleurs en faisant abstraction de tout le reste" (Karl Marx, Œuvres Économie I, La Pléiade, p. 1420).

26 Iain M. Banks, un des très rares auteurs de science-fiction qui fait preuve d’une réelle originalité aujourd'hui, imagine une civilisation galactique organisée de façon essentiellement communiste ("La Culture"), où les humains contrôlent leurs glandes hormonales au point de pouvoir changer de sexe volontairement, et où tous peuvent donc enfanter.

27 Ceci ne veut pas dire, évidemment, que toutes les femmes souhaiteront – et encore moins devront – enfanter.

 

 

Rubrique: 

Histoire et mouvement ouvrier

Bilan, la Gauche hollandaise et la transition au communisme (le communisme, l'entrée de l'humanité dans sa véritable histoire, X)

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Après un certain temps, beaucoup plus long que prévu à l’origine, nous reprenons le troisième volume de la série sur le communisme. Rappelons brièvement que le premier volume, qui a été publié en français sous forme de brochure-résumé et en anglais sous forme de livre, commence par analyser le développement du concept de communisme depuis les sociétés précapitalistes jusqu’aux socialistes utopiques, et est ensuite dédié au travail de Marx et Engels, et de leurs successeurs dans la Deuxième Internationale, pour comprendre que le communisme n’est pas un idéal abstrait, mais une nécessité matérielle rendue possible par l’évolution de la société capitaliste elle-même. 1 Le deuxième volume examine la période dans laquelle la prévision marxiste de la révolution prolétarienne, formulée pour la première fois dans la période du capitalisme ascendant, s’est concrétisée à l’aube de "l’époque des guerres et des révolutions" reconnue par l’Internationale Communiste en 1919. 2 Le troisième volume s’est jusqu'ici concentré sur la tentative soutenue de la Gauche communiste d’Italie pendant les années 1930 de tirer les leçons de la défaite de la première vague internationale de révolutions, et surtout de la révolution russe, et d'examiner les implications de ces leçons pour une future période de transition au communisme. 3

Comme nous l’avons souvent rappelé, la Gauche communiste était d’abord et avant tout le produit d’une réaction internationale contre la dégénérescence de l’Internationale communiste et de ses partis. Les groupes de gauche en Italie, Allemagne, Pays-Bas, Russie, Grande-Bretagne et ailleurs convergeaient sur les mêmes critiques de la régression de l’IC vers le parlementarisme, le syndicalisme, et vers des compromis avec les partis de la social-démocratie. Il y avait des débats intenses au sein des différents courants de gauche et quelques tentatives concrètes de coordination et de regroupement, telles que la formation de l’Internationale communiste ouvrière en 1922, essentiellement avec des groupes proches de la Gauche communiste germano-hollandaise. En même temps, cependant, l’échec rapide de cette nouvelle formation démontrait que la marée de la révolution refluait et que les temps n’étaient pas mûrs pour la fondation d’un nouveau parti mondial. De plus, cette initiative précipitée, prise par des éléments au sein du mouvement allemand, mettait en évidence ce qui était peut-être la plus grave division dans les rangs de la Gauche communiste, la séparation entre ses deux expressions les plus importantes, celle en Italie et celle en Allemagne et aux Pays-Bas. Cette division n’a jamais été absolue : dans les premiers temps du Parti communiste d’Italie, il y avait eu des tentatives de comprendre et de débattre avec les autres courants de gauche ; et nous avons ailleurs attiré l’attention sur le débat entre Bordiga et Korsch au milieu des années 1920. 4 Ces contacts se sont cependant raréfiés avec le reflux de la révolution et parce que les deux courants ont réagi de façon différente face au nouveau défi qui se présentait à eux. La gauche italienne était, de façon toute à fait juste, convaincue de la nécessité de rester dans l’IC tant qu’existait en son sein une vie prolétarienne et d’éviter des scissions prématurées ou la proclamation de nouveaux partis artificiels – ce qui était précisément la voie suivie par la majorité de la gauche germano-hollandaise. De plus, l’émergence de tendances ouvertement anti-parti dans la gauche germano-hollandaise, en particulier le groupe autour de Rühle, ne pouvait que renforcer la conviction de Bordiga et d'autres que ce courant était dominé par des conceptions et des pratiques anarchisantes. En même temps, les groupes de la gauche germano-hollandaise, ayant tendance à définir toute l’expérience du bolchevisme et d’Octobre 1917 comme des expressions d’une révolution bourgeoise tardive, étaient de moins en moins capables de distinguer la gauche italienne du courant majoritaire de l’IC, principalement parce que la gauche italienne continuait à défendre que la place des communistes était à l’intérieur de l’Internationale et d'y combattre son cours opportuniste.

Aujourd’hui, les groupes bordiguistes ont théorisé cette séparation tragique et qui a coûté cher, quand ils insistent e sur le fait qu'eux seuls constitueraient la Gauche communiste et que le KAPD et ses descendants ne seraient rien de plus qu’une déviation anarchiste petite-bourgeoise. Le Parti communiste international (Il programma comunista) est allé jusqu’à publier une défense de La maladie infantile du communisme (le "gauchisme") de Lénine, en en faisant l’éloge comme avertissement contre des "futurs renégats". 5 Cette attitude révèle un manque de reconnaissance plutôt tragique du fait que les communistes de gauche auraient dû combattre ensemble, en tant que camarades, contre la trahison grandissante de l’IC.

C’était cependant loin d’être l’attitude de la gauche italienne pendant sa période la plus fructueuse sur le plan théorique : celle qui a suivi la formation, en exil hors de l’Italie fasciste, de la Fraction de Gauche à la fin des années 1920 et pendant laquelle elle a publié la revue Bilan entre 1933 et 1938. Dans un "Projet de résolution sur les liens internationaux" dans Bilan n° 22, elle écrit que "les communistes internationalistes de Hollande (la tendance Gorter) et les éléments du KAPD représentent la première réaction aux difficultés de l’État russe, la première expérience de gestion prolétarienne, en se reliant au prolétariat mondial au travers d’un système de principes élaborés par l’Internationale". Elle en conclut que l’exclusion de ces camarades de l’Internationale "n’a apporté aucune solution à ces problèmes".

Cette démarche posait les fondements élémentaires de la solidarité prolétarienne sur la base desquels le débat pouvait avoir lieu, malgré les divergences considérables entre les deux courants ; divergences qui se sont énormément amplifiées au milieu des années 1930, quand la gauche germano-hollandaise a évolué vers les positions du communisme de conseils, définissant non seulement le bolchevisme, mais la forme parti elle-même, comme étant de nature bourgeoise. Il y avait d’autres difficultés liées à la langue et au manque de connaissance de part et d’autre des positions respectives, le résultat étant, comme nous le notons dans notre livre La Gauche communiste d’Italie, que les rapports entre les deux courants étaient en grande partie indirects.

Le principal point de connexion entre les deux courants était la Ligue des Communistes Internationalistes (LCI) en Belgique, qui était en contact avec le Groep van Internationale Communisten (GIC) et d’autres groupes en Hollande. Il est peut être significatif que le principal résultat de ces contacts à apparaître dans les pages de Bilan ait été le résumé, écrit par Hennaut de la LCI, du livre du GIC Grundprinzipien Kommunistischer Produktion und Verteilung (Principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes) 6 et les remarques fraternelles mais critiques sur le livre que contenait la série "Problèmes de la période de transition" de Mitchell. À notre connaissance, le GIC n’a répondu à aucun de ces articles, mais il est toujours important de nous rappeler que les prémisses pour un débat existaient à l’époque où les Grundprinzipien ont été publiés, d'autant plus qu’il n’y a eu que quelques très rares tentatives ultérieures de poursuivre la discussion. 7 Disons clairement que cet article ne tentera pas de faire une analyse en profondeur et détaillée des Grundprinzipien. Son but, plus modeste, est d’étudier les critiques du résumé publié dans Bilan et de souligner quelques questions pour une future discussion.

Le GIC examine les leçons de la défaite

À la Conférence de Paris de groupes de la Gauche communiste récemment formés, en 1974, Jan Appel, le vétéran du KAPD et du GIC qui avait été un des principaux auteurs des Grundprinzipien, expliquait que ce texte avait été écrit comme une contribution à l’effort de compréhension de ce qui avait mal tourné dans l’expérience du capitalisme d’État ou "communisme d’État comme nous disions quelques fois" dans la révolution russe, en vue de dégager quelques lignes de conduite qui permettraient d’éviter de telles erreurs à l’avenir. Malgré leurs divergences sur la nature de la révolution russe, c’était précisément ce qui motivait précisément les camarades de la gauche italienne quand ils ont entrepris une étude des problèmes de la période de transition, en dépit du fait qu’ils ne comprenaient que trop bien qu’ils étaient en train de traverser une profonde la contre-révolution.

Pour Mitchell, comme pour le reste de la gauche italienne, le GIC, c’étaient les "internationalistes hollandais", des camarades qui étaient animés par un engagement profond pour le renversement du capitalisme et son remplacement par une société communiste. Les deux courants comprenaient qu’une étude sérieuse des problèmes de la période de transition allait beaucoup plus loin qu’un exercice intellectuel en soi. C’étaient des militants pour qui la révolution prolétarienne était une réalité qu’ils avaient vue de leurs propres yeux ; malgré sa terrible défaite, ils restaient pleinement confiants dans le fait qu’elle surgirait de nouveau, et étaient convaincus qu’elle devait être armée d’un programme communiste clair pour triompher la prochaine fois.

Au début de son résumé des Grundprinzipien, Hennaut pose précisément cette question : "Ne paraît-il pas vain, en effet, de se torturer les méninges à propos des règles sociales que les travailleurs auront à faire respecter, une fois la révolution accomplie, alors que les travailleurs ne marchent nullement à la lutte finale mais cèdent pas à pas le terrain conquis devant la réaction triomphante ? D’autre part, tout n’a-t-il pas été dit à ce sujet par les Congrès de l’I.C. ? … Bien sûr, à ceux pour qui toute la science de la révolution consiste à discerner toute la gamme des manœuvres à faire accomplir par les masses, l’entreprise doit apparaître particulièrement oiseuse. Mais à ceux qui considèrent que la précision des buts de la lutte est une des fonctions essentielles de tout mouvement d’émancipation et que les formes de cette lutte, son mécanisme et les lois qui la régissent, ne peuvent être mis complètement à jour que dans la mesure où se précisent les buts finaux à atteindre, en d’autres termes que les lois de la révolution se dégagent de plus en plus nettement selon que la conscience des travailleurs grandit - pour ceux-là l’effort théorique pour définir exactement ce que sera la dictature du prolétariat apparaît comme une tâche d’une primordiale nécessité." (Bilan n° 19, "Les fondements de la production et de la distribution communistes")

Comme nous l’avons mentionné, Hennaut n’était pas membre du GIC mais de la LCI belge. En un sens, il était bien placé pour agir comme un "intermédiaire" entre la gauche italienne et la gauche hollandaise puisqu’il avait des accords et des divergences avec les deux. Dans une contribution précédente dans Bilan 8, il critiquait la notion de "dictature du parti" des camarades italiens et mettait l’accent sur le fait que c’est la classe ouvrière qui exerce le contrôle sur les sphères politiques et économiques avec ses propres organes généraux tels que les conseils. En même temps, il rejetait la vision qu'avait Bilan de l’URSS comme État prolétarien dégénéré et définissait comme capitalistes tout autant le régime politique que l’économie en Russie. Mais on doit ajouter qu’il s’était aussi engagé dans un processus de rejet du caractère prolétarien de la révolution russe, mettant en exergue que les conditions objectives n’étaient pas mûres, si bien que "la révolution a été faite par les ouvriers mais ce n’était pas une révolution prolétarienne". 9 Cette analyse était très proche de celle des communistes de conseils, mais Hennaut se démarquait de ces derniers sur nombre de points cruciaux : au tout début de son résumé, il dit clairement qu’il n’est pas d’accord avec leur rejet du parti. Pour Hennaut, le parti allait être encore plus nécessaire après la révolution pour combattre les vestiges idéologiques du vieux monde, bien qu’il n’ait pas ressenti que la faiblesse du GIC sur ce point était la principale question posée par les Grundprinzipien ; à la fin de son résumé, dans Bilan n° 22, il souligne la faiblesse de la conception de l’État du GIC et de sa vision quelque peu colorée en rose des conditions dans lesquelles a lieu une révolution. Cependant, il est convaincu de l’importance de la contribution du GIC et fait un effort très sérieux pour la résumer de façon précise en quatre articles (publiés dans les 5 numéros de Bilan cités précédemment). Évidemment, il ne lui était pas possible, dans le cadre de ce résumé, de faire ressortir toute la richesse – et certaines des contradictions apparentes - des Grundprinzipien, mais il a fait un excellent travail pour mettre en évidence les points essentiels du livre.

Le résumé de Hennaut met en lumière le fait significatif que les Grundprinzipien ne se situent pas du tout en dehors des traditions et des expériences de la classe ouvrière, mais se basent sur une critique historique de conceptions erronées qui avaient surgi au sein du mouvement ouvrier, et sur les expériences révolutionnaires concrètes – en particulier les révolutions russe et hongroise – dont les leçons étaient surtout négatives. Les Grundprinzipien contiennent donc des critiques des visions de Kautsky, Varga, de l’anarcho-syndicaliste Leichter et d’autres, tout en cherchant à se rattacher aux travaux de Marx et Engels, en particulier La critique du programme de Gotha et l’Anti-Dühring. Le point de départ en est la simple insistance sur le fait que l’exploitation des ouvriers dans la société capitaliste est entièrement liée à leur séparation des moyens de production via les rapports sociaux capitalistes du travail salarié. Depuis la période de la Deuxième Internationale, le mouvement ouvrier avait dérivé vers l’idée que la simple abolition de la propriété privée signifiait la fin de l’exploitation, et les bolcheviks ont, dans une large mesure, mis en application cette vision après la révolution d’Octobre.

Pour les Grundprinzipien, la nationalisation ou la collectivisation des moyens de production peuvent parfaitement coexister avec le travail salarié et l’aliénation des ouvriers par rapport à ce qu’ils produisent. Ce qui est la clef, cependant, c’est que les travailleurs eux-mêmes, à travers leurs organisations enracinées sur les lieux de travail, disposent non seulement des moyens matériels de production mais de tout le produit social. Pour être sûrs, cependant, que le produit social reste aux mains des producteurs, du début à la fin du processus du travail (décisions sur quoi produire, en quelles quantités, distribution du produit y compris la rémunération du producteur individuel), il faut une loi économique générale qui puisse être sujette à des décomptes rigoureux : le calcul du produit social sur la base de la "valeur" du temps de travail moyen socialement nécessaire. Bien que ce soit précisément le temps de travail socialement nécessaire qui est à la base de la "valeur" des produits dans la société capitaliste, ce ne serait plus une production de valeur parce que, bien que la contribution des entreprises individuelles soit considérable dans la détermination du temps de travail contenu dans leurs produits, celles-ci ne vendront plus leurs produits sur le marché (et les Grundprinzipien critiquent les anarcho-syndicalistes justement parce qu’ils envisagent la future économie comme un réseau d’entreprises indépendantes liées par des rapports d’échange). Dans la vision du GIC, les produits seraient simplement distribués selon les besoins généraux de la société, lesquels seraient déterminés par un congrès de conseils associé à un bureau central des statistiques et un réseau de coopératives de consommateurs. Les Grundprinzipien prennent soin d’insister sur le fait que ni le congrès des conseils ni le bureau des statistiques ne sont "centralisés" ou des organes "d’État". Leur tâche n’est pas de contrôler le travail mais d’utiliser le critère du temps de travail socialement nécessaire, calculé en prenant en compte essentiellement les usines ou les lieux de travail, afin de superviser le planning et la distribution du produit social à l’échelle globale. Une application cohérente de ces principes assurerait qu’une situation dans laquelle "la machine vous échappe des mains" (les fameuses paroles de Lénine sur la trajectoire de l’État soviétique, citées par les Grundprinzipien), ne se répéterait pas dans la nouvelle révolution. En somme, la clef de la victoire de la révolution réside dans la capacité des ouvriers de maintenir un contrôle direct de l’économie, et le moyen le plus sûr pour y parvenir est la régulation de la production et de la distribution en se basant sur le temps de travail.

Les critiques de la gauche italienne

La gauche italienne 10 comme nous l’avons dit, a salué la contribution du GIC mais ne lui a pas épargné ses critiques du texte. En général, ces critiques peuvent être réparties en quatre rubriques, bien qu’elles mènent toutes à d’autres questions et soient toutes étroitement liées entre elles :

  1. une vision nationale de la révolution ;

  2. une vision idéaliste des conditions réelles de la révolution prolétarienne ;

  3. un manque de compréhension du problème de l’État et une focalisation sur l’économie au détriment des questions politiques ;

  4. certaines divergences théoriques concernant l’économie de la période de transition : le dépassement de la loi de la valeur et le contenu du communisme ; l’égalitarisme et la rémunération du travail.

1. Une vision nationale de la révolution

Dans sa série "Parti-État-Internationale" 11, Vercesi avait déjà critiqué Hennaut et les camarades hollandais pour leur approche du problème de la révolution en Russie d’un point de vue étroitement national. Il insistait sur le fait qu’aucune avancée réelle ne pouvait se faire tant que la bourgeoisie détiendrait le pouvoir à l’échelle mondiale – quelles que soient les avancées réalisées dans une zone sous "gestion" prolétarienne, elles ne pouvaient être définitives :

"L’erreur que commettent à notre avis les communistes de gauche hollandais, et avec eux le camarade Hennaut, c’est de se mettre en une direction foncièrement stérile, car le fondement du marxisme consiste justement à reconnaître que les bases d’une économie communiste ne peuvent se présenter que sur le terrain mondial, et jamais elles ne peuvent être réalisées à l’intérieur des frontières d’un État prolétarien. Ce dernier pourra intervenir dans le domaine économique pour changer le processus de la production, mais nullement pour asseoir définitivement ce processus sur des bases communistes, car à ce sujet les conditions pour rendre possible une telle économie ne peuvent être réalisées que sur la base internationale. C’est enfreindre la théorie marxiste dans son essence même que de croire possible de réaliser les tâches économiques du prolétariat à l’intérieur d’un seul pays. Nous ne nous acheminerons pas vers la réalisation de ce but suprême en faisant croire aux travailleurs qu’après la victoire sur la bourgeoisie, ils pourront directement diriger et gérer l’économie dans un seul pays." (Bilan n° 21, dans la série, Parti – Internationale – État, 3e partie : l'État soviétique).

Dans sa série, Mitchell revient sur ce thème :

"S’il est indéniable qu’un prolétariat national ne peut aborder certaines tâches économiques qu’après avoir instauré sa propre domination, à plus forte raison, la construction du socialisme ne peut s’amorcer qu’après la destruction des États capitalistes les plus puissants, bien que la victoire d’un prolétariat "pauvre" puisse acquérir une immense portée, pourvu qu’elle soit intégrée dans la ligne de développement de la révolution mondiale. En d’autres termes, les tâches d’un prolétariat victorieux, par rapport à sa propre économie, sont subordonnées aux nécessités de la lutte internationale des classes.

Il est caractéristique de constater que, bien que tous les véritables marxistes aient rejeté la thèse du "socialisme en un seul pays", la plupart des critiques de la Révolution russe se sont surtout exercées sur les modalités de construction du socialisme, en partant de critères économiques et culturels plutôt que politiques, et en omettant de tirer à fond les conclusions logiques qui découlent de l’impossibilité du socialisme national." (Bilan n° 37, "Quelques données pour une gestion prolétarienne", republié dans la Revue internationale n° 132, article "Les problèmes de la période de transition [38]").

Mitchell a aussi dédié une grande partie de la série d’articles à argumenter contre l’idée des Mencheviks, reprise en grande partie par les communistes de conseils, selon laquelle la révolution russe ne pouvait avoir été purement prolétarienne parce que la Russie n’était pas mûre pour le socialisme. Contre cette approche, Mitchell affirme que les conditions de la révolution communiste ne peuvent être posées qu’à l’échelle mondiale et que la révolution en Russie n’a simplement été que le premier pas d'une révolution au niveau mondial, rendue nécessaire par le fait que le capitalisme en tant que système mondial était entré dans sa période de déclin. Toute compréhension de ce qui avait mal tourné en Russie devait donc se situer dans le contexte de la révolution mondiale : la dégénérescence de l’État soviétique fut d’abord et avant tout non pas une conséquence des mesures économiques prises par les bolcheviks mais de l’isolement de la révolution. De son point de vue, les camarades hollandais ont été "conduits à fausser leur jugement sur la révolution russe et surtout à restreindre singulièrement le champ de leurs recherches quant aux causes profondes de l'évolution réactionnaire de l'U.R.S.S. L'explication de celle-ci ils ne vont pas la chercher dans le tréfonds de la lutte nationale et internationale des classes (c'est une des caractéristiques négatives de leur étude, qu'elle fait quasi abstraction des problèmes politiques), mais dans le mécanisme économique" (Bilan n° 35, republié dans la Revue internationale n° 131, article "Les problèmes de la période de transition [39]").

En bref, il existe des limites à ce que nous pouvons déduire des mesures économiques prises pendant la révolution russe. Même les mesures les plus parfaites, en l’absence d’extension de la révolution mondiale, n’auraient pas préservé le caractère prolétarien du régime en URSS, et cela s’applique à n’importe quel pays, avancé ou arriéré, qui se retrouverait isolé dans un monde dominé par le capitalisme.

2. Les conditions réelles après la révolution prolétarienne

Nous avons remarqué que Hennaut lui-même mettait en évidence la tendance des camarades hollandais à simplifier les conditions qui prévalent à la suite d’une révolution prolétarienne : "il pourrait apparaître à maints lecteurs qu’en réalité tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. La révolution est en marche, elle ne pourrait pas ne pas venir et il suffit de laisser aller les choses à elles-mêmes pour que le socialisme devienne réalité. ( "Les internationalistes hollandais sur le programme de la révolution prolétarienne", Bilan n° 22). Vercesi avait aussi défendu que ces camarades tendaient à sous-estimer grandement l’hétérogénéité de la conscience de classe même après la révolution – une erreur directement liée à l’incapacité des communistes de conseils de comprendre la nécessité d’une organisation politique des éléments les plus avancés de la classe ouvrière. De plus, cela était aussi lié à la sous-estimation, par les camarades hollandais, des difficultés qu'allaient rencontrer les ouvriers pour prendre en charge directement l’organisation de la production. Pour sa part, Mitchell défend que les camarades hollandais partent d’un schéma idéal, abstrait, qui exclut déjà les stigmates du passé capitaliste, comme base pour avancer vers le communisme :

"Nous avons déjà laissé entendre que les internationalistes hollandais dans leur essai d'analyse des problèmes de la période de transition, s'étaient beaucoup plus inspirés de leurs désirs que de la réalité historique. Leur schéma abstrait, d'où ils excluent, en gens parfaitement conséquents avec leurs principes, la loi de la valeur, le marché, la monnaie devait, tout aussi logiquement, préconiser une répartition "idéale" des produits. Pour eux puisque "la révolution prolétarienne collectivise les moyens de production et par là ouvre la voie à la vie communiste, les lois dynamiques de la consommation individuelle doivent absolument et nécessairement se conjuguer parce qu'elles sont indissolublement liées aux lois de la production, cette liaison s'opérant de 'soi-même' par le passage à la production communiste. (Page 72 de leur ouvrage déjà cité, Essai sur le développement de la société communiste". (Bilan n° 35, cité dans la Revue internationale n° 131).

Plus tard, Mitchell se concentre sur les obstacles que rencontre l’institution d’une rémunération égale du travail pendant la période de transition (nous y reviendrons dans un second article). En somme, les camarades hollandais mélangent complètement les stades du communisme :

"D'autre part, répudiant l'analyse dialectique en sautant l'obstacle du centralisme, ils en sont arrivés à se payer réellement de mots en considérant non la période transitoire, la seule intéressant les marxistes du point de vue des solutions pratiques, mais la phase évoluée du communisme. Il est dès lors facile de parler d'une "comptabilité sociale générale en tant que centrale économique où affluent tous les courants de la vie économique, mais qui n'a pas la direction de l'administration ni le droit de disposition sur la production et la répartition qui n'a que la disposition d'elle-même" (!) (P 100/101.) Et ils ajouteront que "dans l’association des producteurs libres et égaux, le contrôle de la vie économique n'émane pas de personnes ou d'instances mais résulte de l'enregistrement public du cours réel de la vie économique. Cela signifie : la production est contrôlée par la reproduction" (P. 135) ; autrement dit : "la vie économique se contrôle par elle-même au moyen du temps de production social moyen." (!)

Avec de telles formulations, les solutions relatives à la gestion prolétarienne ne peuvent évidemment avancer d'un pas, car la question brûlante qui se pose au prolétariat n'est pas de chercher à deviner le mécanisme de la société communiste, mais la voie qui y conduit." (Bilan n° 37, republié dans la Revue internationale n° 132)

Il est vrai que dans un certain nombre de passages des Grundprinzipien les camarades hollandais parlent de la distinction faite par Marx entre les premières étapes et celles plus avancées de la période de transition, et qu’ils reconnaissent qu’il y existe un processus, un mouvement vers le communisme intégral dans lequel la nécessité du décompte du temps de travail, par exemple, perdra de l'importance en ce qui concerne la consommation individuelle :

"Une caractéristique essentielle des entreprises de T.S.G. (entreprises de Travail Social Général) est le fait qu’elles permettent à chacun de "prendre selon ses besoins". L’heure de travail n’est donc plus ici la mesure de la répartition. Le développement de la société communiste entraînera un accroissement de ce type d’entreprise, si bien que l’alimentation, les transports, l’habitat, et en bref la satisfaction des besoins généraux deviendront eux aussi "gratuits". Cette évolution est un processus qui, en ce qui concerne le côté technique de l’opération, peut s’effectuer rapidement. Le travail individuel sera d’autant moins la mesure de la consommation individuelle que la société évoluera dans une telle direction, qu’il y aura de plus en plus de produits distribués selon ce principe. Bien que le temps de travail individuel soit la mesure de la répartition individuelle, le développement de la société entraînera la suppression progressive de cette mesure." (Grundprinzipien ; Chapitre 6 : La socialisation de la répartition) 12 

En même temps encore, comme Mitchell le remarque plus haut, ils parlent de "producteurs libres et égaux" qui décident de ceci ou de cela précisément dans le stade le plus bas, un moment dans lequel le prolétariat organisé combat pour la véritable liberté et l’égalité, mais ne les a pas encore conquises définitivement. Le terme "producteurs libres " ne peut réellement s’appliquer qu’à une société où il n’y a plus de classe ouvrière.

Un exemple de cette tendance à simplifier est la façon dont ils traitent de la question agraire. Selon cette partie des Grundprinzipien, la "question paysanne", qui a pesé d’un si grand poids dans la révolution russe, ne poserait pas de grands problèmes à la révolution dans le futur parce que le développement de l’industrie capitaliste a déjà intégré la majorité de la paysannerie dans le prolétariat. C’est un exemple d’une certaine vision eurocentrique (et même en Europe, c’était loin d’être le cas en 1930), qui ne prend pas en compte le grand nombre des masses à la fois non-exploiteuses et non-prolétariennes qui existent à l’échelle mondiale et que la révolution prolétarienne aura à intégrer à la production vraiment socialisée.

3. L’État et l’économisme.

Parler de l’existence de classes autres que le prolétariat dans la période de transition pose immédiatement la question d’un semi-État qui, entre autres choses, a la tâche de représenter politiquement ces masses. L’esquive du problème de l’État est donc une autre conséquence du schéma abstrait des camarades hollandais. Comme nous l’avons déjà noté, Hennaut voit que "l’État occupe, dans le système des camarades hollandais, une place disons pour le moins équivoque" (Bilan n° 22). Mitchell pointe le fait que tant que les classes existent, la classe ouvrière aura à faire avec le fléau d’un État, et que cela est lié au problème du centralisme :

"L'analyse des internationalistes hollandais s'éloigne incontestablement du marxisme parce qu'elle ne met jamais en évidence cette vérité, pourtant fondamentale, que le prolétariat est encore obligé de supporter le "fléau" de l'État jusqu'à la disparition des classes, c'est-à-dire jusqu’à l'abolition du capitalisme mondial. Mais souligner une telle nécessité historique, c'est admettre que les fonctions étatiques se confondent encore temporairement avec la centralisation, bien que celle-ci, sur la base de la destruction de la machine oppressive du capitalisme, ne s'oppose plus nécessairement au développement de la culture et de la capacité de gestion des masses ouvrières. Au lieu de rechercher la solution de ce développement dans les limites des données historiques et politiques, les internationalistes hollandais ont cru la trouver dans une formule d'appropriation à la fois utopique et rétrograde qui, de plus, n'est pas aussi nettement opposée au "droit bourgeois" qu'ils pourraient se l'imaginer." (Bilan n° 37, republié dans la Revue internationale n° 132).

À la lumière de l’expérience russe, les camarades hollandais avaient certainement raison d’être vigilants sur le fait que tout corps organisé pourrait exercer un pouvoir dictatorial sur la classe ouvrière. En même temps, les Grundprinzipien ne rejettent pas la nécessité d’une certaine forme de coordination centrale. Ils parlent d’un bureau central des statistiques et d’un "congrès économique des conseils ouvriers", mais ceux-ci sont présentés comme des organes économiques avec de simples tâches de coordination : ils semblent n’avoir aucune fonction politique ou étatique. En décrétant simplement à l’avance que de tels organes centraux ou de coordination n’assumeront des fonctions étatiques, et n'auront pas de lien avec elles, ils affaiblissent réellement la capacité de la classe à se défendre d’un danger réel qui existera tout au long de la période de transition : le danger que l’État, même un semi-État dirigé de façon rigoureuse par les organes unitaires des ouvriers, développe de façon croissante un pouvoir autonome vis-à-vis de la société et réimpose des formes directes d’exploitation économique.

La notion d’État postrévolutionnaire apparaît brièvement dans le livre (en fait au tout dernier chapitre). Mais selon les termes du GIC, il "existe simplement en tant qu’appareil de pouvoir pur et simple de la dictature du prolétariat. Sa tâche est de briser la résistance de la bourgeoisie … mais en ce qui concerne l’administration de l’économie, il n’a aucun rôle que ce soit à remplir". (Grundprinzipien, chapitre 19, "Le prétendu utopisme").

Mitchell ne se réfère pas à ce passage mais celui-ci n’irait pas à l’encontre de ses craintes vis-à-vis de la tendance du GIC à considérer l’État et la dictature du prolétariat comme une même chose, une identification qui, à ses yeux, désarme les travailleurs et favorise l’État :

"La présence agissante d’organismes prolétariens est la condition pour que l’État reste asservi au prolétariat et non le témoignage qu’il s’est retourné contre les ouvriers. Nier le dualisme contradictoire de l’État prolétarien, c’est fausser la signification historique de la période de transition.

Certains camarades considèrent, au contraire, que cette période doit exprimer l’identification des organisations ouvrières avec l’État (camarade Hennaut, "Nature et évolution de l’État russe" - Cf. Bilan n°34, p. 1124). Les internationalistes hollandais vont même plus loin lorsqu’ils disent que puisque "le temps de travail est la mesure de la répartition du produit social et que la distribution entière reste en dehors de toute "politique", les syndicats n’ont plus aucune fonction dans le communisme et la lutte pour l’amélioration des conditions d’existence a cessé" (p. 115 de leur ouvrage).

Le centrisme également est parti de cette conception que, puisque l’État soviétique était un État ouvrier, toute revendication des prolétaires devenait un acte d’hostilité envers "leur" État, justifiant ainsi l’assujettissement total des syndicats et comités d’usines au mécanisme étatique." (Bilan n° 37, republié dans la Revue internationale n° 132).

La gauche germano-hollandaise avait, évidemment, reconnu bien plus rapidement le fait que les syndicats avaient déjà cessé d’être des organes prolétariens sous le règne du capitalisme décadent, sans parler de la période de transition au communisme quand la classe ouvrière aurait créé ses propres organes unitaires (les comités d’usine, les conseils ouvriers, etc.). Mais le point fondamental de Mitchell reste parfaitement valable. En confondant le voyage avec la destination, en éliminant de l’équation les autres classes non-prolétariennes et toute l’hétérogénéité sociale complexe de la situation post-insurrectionnelle et, surtout, en envisageant une abolition quasi-immédiate de la condition du prolétariat comme classe exploitée, les camarades hollandais, du fait de toute leur antipathie pour l’État, laissent la porte ouverte à l’idée que, pendant la période de transition, le besoin, pour la classe ouvrière, de défendre ses intérêts immédiats serait devenu superflu. Pour la gauche italienne, la nécessité de préserver l’indépendance des syndicats et/ou des comités d’usine au sein de l’organisation générale de la société –bref, par rapport à l’État de transition – était une leçon fondamentale de la révolution russe où c'est "l’État ouvrier" qui avait fini par réprimer les ouvriers.

Cette esquive ou cette simplification de la question de l’État, de même que l'incapacité du GIC à comprendre la nécessité de l’extension internationale de la révolution, font partie d’une sous-estimation plus large de la dimension politique de la révolution. L’obsession du GIC est de chercher d’une méthode pour calculer, distribuer et rémunérer le travail social de façon à ce qu’un contrôle central puisse être maintenu à un minimum et que l’économie de la période de transition puisse avancer de façon semi-automatique vers le communisme intégral. Mais pour Mitchell, l’existence de telles lois ne peut se substituer à la maturité politique croissante des masses travailleuses, à leur capacité réelle d’imposer leur propre direction à la vie sociale :

"Les camarades hollandais ont, il est vrai, proposé une solution immédiate : pas de centralisation économique ni politique qui ne peut revêtir que des formes oppressives, mais le transfert de la gestion aux organisations d’entreprises qui coordonnent la production au moyen d’une "loi économique générale". Pour eux, l’abolition de l’exploitation (donc des classes) ne paraît pas se réaliser dans un long processus historique, enregistrant une participation sans cesse croissante des masses à l’administration sociale, mais dans la collectivisation des moyens de production, pourvu que celle-ci implique pour les conseils d’entreprises le droit de disposer, et de ces moyens de production, et du produit social. Mais outre qu’il s’agit ici d’une formulation qui contient sa propre contradiction, puisqu’elle revient à opposer la collectivisation intégrale (propriété à tous, mais à personne en particulier) à une sorte de "collectivisation" restreinte, dispersée entre groupes sociaux (la société anonyme est aussi une forme partielle de collectivisation), elle ne tend tout simplement qu’à substituer une solution juridique (le droit de disposition des entreprises) à l’autre solution juridique qu’est l’expropriation de la bourgeoisie. Or, nous avons vu précédemment que cette expropriation de la bourgeoisie n’est que la condition initiale de la transformation sociale (encore que la collectivisation intégrale ne soit pas immédiatement réalisable), alors que la lutte des classes se poursuit, comme avant la Révolution, mais sur des hases politiques qui permettent au prolétariat de lui imprimer un cours décisif." (Bilan n° 37, republié dans la Revue internationale n° 132)

Derrière ce rejet de la dimension politique de la lutte de classe, nous pouvons noter une divergence fondamentale entre les deux branches de la Gauche communiste dans leur compréhension de la transition au communisme. Les camarades hollandais reconnaissent la nécessité d’être vigilant à l’égard des restes de " puissantes tendances héritées du mode de production capitaliste qui jouent en faveur de la concentration du pouvoir de contrôle dans une autorité centrale" (Grundprinzipien, chapitre 10, "Les méthodes objectives de contrôle"). Mais ce paragraphe éclairant apparaît au milieu d’une recherche sur les méthodes de calcul dans la période de transition, et dans tout le livre, on ne perçoit que peu la lutte immense qui sera nécessaire pour surmonter les habitudes du passé tout autant que leur personnification matérielle et sociale dans les classes, les couches et les individus plus ou moins hostiles au communisme. Il semble que dans la vision du GIC, la bataille politique soit peu nécessaire, que ce soit sur les lieux de travail ou à un niveau social plus élevé. C’est aussi cohérent avec leur rejet de la nécessité d’organisations politiques communistes, du parti de classe.

Dans la seconde partie de cet article, nous examinerons certains des problèmes plus théoriques concernant la dimension économique de la transformation communiste.

CD Ward

 

1 Pour un résumé du premier volume, voir l'article "Le communisme n’est pas un bel idéal, mais une nécessité matérielle [résumé du volume I] [40]", Revue internationale n° 124.

2 Pour un résumé du deuxième volume, voir l'article "Le communisme n’est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire [résumé du volume II]", Revue internationale n° 125 [41] et 126 [42].

3 Voir les articles de cette série dans les Revue internationale n° 127 à 134.

4 Voir la 10e partie du volume 2 de la série, "1926-1936 : l'énigme russe élucidée [43]", Revue Internationale n° 105.

5 Voir "La "Maladie infantile", condamnation des futurs renégats [44]" sur www.sinistra.net [45].

6 Bilan numéros 19, 20, 21, 22, 23

7 Parmi les études des Grundprinzipien, nous pouvons mentionner l’introduction de Paul Mattick [46], 1970, à la réédition en allemand du livre, disponible sur le site bataillesocialiste.wordpress.com.. L’édition de 1990 du livre, publiée par le Mouvement pour les Conseils Ouvriers, contient un long commentaire de Mike Baker, écrit peu avant sa mort, qui a aussi causé la disparition du groupe. Notre propre livre : La Gauche hollandaise, renferme une section sur les Grundprinzipien que nous publions en annexe de cet article. Cette partie démontre que notre vision est dans la continuité avec les critiques du texte déjà soulevées par les articles de Mitchell. Le texte des Grundprinzipien lui-même peut être trouvé sur mondialisme.org [47]

8 "Nature et évolution de la révolution russe", Bilan n° 33 et 34.

9 Bilan n° 34, p. 1124.

10 Nous devons être plus précis : Mitchell, lui-même un ancien membre de la LCI, faisait alors partie de la Fraction belge qui avait rompu avec la LCI sur la question de la guerre en Espagne. Dans une de ses séries d’articles sur la période de transition (Bilan n° 38), il a exprimé certaines critiques envers les ‘camarades de Bilan’, ayant le sentiment qu’ils n’avaient pas porté assez d’attention aux aspects économiques de la période de transition.

11 Voir "Les années 1930 : le débat sur la période de transition [48]", Revue internationale n° 127.

12 Traduction en français issue du site https://www.mondialisme.org/IMG/article_PDF/article_a1308.pdf [49]

 

 

Rubrique: 

Histoire et mouvement ouvrier

URL source:https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201304/6963/revue-internationale-n-151-du-1er-janvier-au-30-avril-2013

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