En quoi le présent préfigure-t-il l’avenir de l’humanité ? Est-il encore envisageable de parler de progrès ? Quel futur se prépare pour nos enfants et les générations futures ? Pour répondre à ces questions que chacun peut se poser aujourd’hui de manière angoissante, il nous faut opposer deux legs du capitalisme dont dépendra la société future : d’un côté, le développement des forces productives qui sont en elles-mêmes des promesses d'avenir, notamment avec les découvertes scientifiques et les avancées technologiques que ce système est encore capable de porter ; de l’autre, la décomposition du système, qui menace d’annihiler tout progrès et compromet l’avenir même de l’humanité, et qui résulte inexorablement des contradictions du capitalisme. La première décennie du XXIe siècle montre que les phénomènes traduisant la décomposition du système, le pourrissement sur pied d'une société malade 1, prennent une ampleur croissante, ouvrant les portes aux démarches les plus irrationnelles, aux catastrophes en tout genre, générant une sorte d'atmosphère de "fin du monde" qu’exploitent les états avec cynisme pour faire régner la terreur et pour maintenir ainsi leur emprise sur des exploités de plus en plus mécontents.
C’est un contraste complet, une contradiction permanente qui existe entre ces deux réalités du monde actuel et qui justifie pleinement l’alternative posée il y a un siècle par le mouvement révolutionnaire, et notamment Rosa Luxemburg reprenant la formule d’Engels : ou bien le passage au socialisme ou bien la plongée dans la barbarie.
Quant aux potentialités positives que porte le capitalisme, c'est classiquement, du point de vue du mouvement ouvrier, le développement des forces productives qui constitue le sous-bassement de l'édification de la future communauté humaine. Celles-ci sont principalement constituées par trois éléments étroitement liés et conjugués dans la transformation efficace de la nature par le travail humain : les découvertes et progrès scientifiques, la production d’outils et d’un savoir-faire technologique de plus en plus sophistiqués et la force de travail fournie par les prolétaires. Tout le savoir accumulé dans ces forces productives serait utilisable au sein de l’édification d’une autre société, de même, ces dernières seraient décuplées si l’ensemble de la population mondiale était intégrée au sein de la production sur base d’une activité et d’une créativité humaine, au lieu d'en être rejetées de façon croissante par le capitalisme. Sous le capitalisme, la transformation, la maîtrise comme la compréhension de la nature n’est pas un but au service de l'humanité, la majeure partie de celle-ci étant exclue du bénéfice du développement des forces productives mais une dynamique aveugle au service du profit 2.
Les découvertes scientifiques au sein du capitalisme ont été nombreuses - et pas des moindres - dans la seule année 2012. De même de véritables prouesses technologiques ont été parallèlement accomplies dans tous les domaines, démontrant l’étendue du génie et du savoir-faire humains.
Nous illustrerons notre propos à travers seulement quelques exemples 3 et laisserons volontairement de côté beaucoup de découvertes ou réalisations technologiques récentes. En effet, notre objectif ne vise pas à l'exhaustivité mais à illustrer comment l'homme dispose d'un ensemble croissant de possibilités, concernant la connaissance théorique et des avancées technologiques, qui lui permettraient de maîtriser la nature dont il fait partie, de même que son propre organisme. Les trois exemples de découvertes scientifiques que nous donnons touchent à ce qu'il y a de plus fondamental dans la connaissance et qui a été au cœur des préoccupations de l'humanité depuis ses origines :
qu'est-ce que la matière qui compose l'univers et quelle est l'origine de celui-ci ;
d'où vient notre espèce, l'espèce humaine ;
comment guérir de la maladie.
La recherche fondamentale, bien que ne contribuant généralement pas à des découvertes ayant une application immédiate, constitue néanmoins une composante essentielle de la connaissance de la nature par l'homme et, partant, de sa capacité à en pénétrer les lois et les propriétés. C'est de ce point de vue qu'il faut apprécier la récente mise en évidence de l'existence d'une nouvelle particule, très proche à de nombreux égards de ce qui est appelé le Boson de Higgs, après une traque acharnée au moyen d'expériences menées au CERN (Centre européen pour la recherche nucléaire) de Genève ayant mobilisé 10 000 personnes pour mettre en œuvre l’accélérateur de particules LHC. La nouvelle particule a cette propriété unique de conférer leur masse aux particules élémentaires, à travers son interaction avec celles-ci. En fait, sans elle, tout élément de l'univers ne pèserait rien. Elle permet aussi une approche plus fine de la compréhension de la naissance et du développement de l'univers. L'existence de cette nouvelle particule avait été prédite théoriquement en 1964 par Peter Higgs (en même temps que deux physiciens belges, Englert et Brout). Depuis lors, la théorie de Higgs a été l'objet de débats et de développements dans le milieu scientifique qui ont abouti à la mise en évidence de l'existence réelle, et plus seulement théorique, de la particule en question.
Illustrant la théorie darwinienne et matérialiste de l'évolution, deux chercheurs anglais et canadiens ont mis en évidence que, cent ans après sa découverte, l'un des plus anciens animaux ayant peuplé la planète, Pikaia gracilens était un ancêtre des vertébrés. Ils ont procédé à un examen des fossiles de l'animal réalisé par différentes techniques d'imagerie qui leur a permis de décrire précisément son anatomie externe et interne. Grâce à un type particulier de microscope à balayage, ils ont réalisé une cartographie élémentaire de la composition chimique des fossiles en carbone, soufre, fer et phosphate. Se référant à la composition chimique des animaux actuels, ils en ont alors déduit où se trouvaient les différents organes chez Pikaia. Où placer Pikaia dans l'arbre de l'évolution ? En prenant en compte également d'autres facteurs comparatifs avec d'autres espèces voisines découvertes dans d'autres régions de la planète, ils concluent : "quelque part à la base de l'arbre des chordés", les chordés étant des animaux qui possèdent une colonne vertébrale ou une préfiguration de celle-ci. Ainsi, cette découverte permet de reconstituer un des "chaînons manquants" dans la longue chaine des espèces vivantes qui ont peuplé notre planète depuis plusieurs milliards d'années et qui sont nos ancêtres.
Depuis le début des années 1980, le Sida est devenu le principal fléau épidémique de la planète. Près de 30 millions de personnes en sont déjà mortes et, malgré les moyens énormes mis en œuvre pour le combattre et l'emploi des trithérapies, il tue encore 1,8 millions de personnes par an 4, loin devant d'autres maladies infectieuses particulièrement meurtrières comme le paludisme ou le rougeole. Un des aspects les plus sinistres de cette maladie consiste dans le fait que la personne qui en est victime, même si elle n'est pas maintenant condamnée à une mort certaine comme c'était le cas au début de l'épidémie, reste infectée toute sa vie, ce qui la soumet, outre l'ostracisme d'une partie de la population, à des médications extrêmement contraignantes. Et justement, une étape majeure dans la guérison des personnes infectées par le virus du Sida (VIH) a été franchie cette année par une équipe de l'université de Caroline du Nord. Le médicament qu'elle a testé sur huit séropositifs n'a rien à voir avec les traitements actuels, les antirétroviraux. En bloquant la multiplication du VIH, ces derniers réduisent sa concentration dans l'organisme des séropositifs, jusqu'à le rendre indétectable. Mais ils ne l'éradiquent pas et ne guérissent donc pas les malades. En effet, dès le début de l'infection, des exemplaires du virus se cachent dans certains globules blancs à longue vie, échappant ainsi à l'action des antirétroviraux. D'où, l'idée de détruire une bonne fois pour toutes ces "réservoirs" de VIH grâce à l'action d'un médicament dont l'action permettrait de rendre les globules blancs en question repérables par le système immunitaire qui pourra alors les détruire. Le médicament testé a permis de façon prometteuse d'activer la détection des "réservoirs". Reste à s'assurer de leur destruction par le système immunitaire, voire même stimuler celui-ci dans ce but.
Il faut d’emblée remarquer que les découvertes scientifiques actuelles et le développement de la technologie se produiraient dans un autre type de société, en particulier dans une société communiste, où elles auraient encore été largement surpassées. En effet, le mode de production capitaliste axé sur le profit, la rentabilité et la concurrence, marqué par la gabegie et l’irrationalité, mais aussi par l’altération, l’aliénation et souvent la destruction des rapports sociaux, constitue un obstacle sérieux au développement de ces forces productives. Néanmoins, cela reste un aspect positif de la société actuelle qui est encore capable de produire de telles choses, même si elle en entrave considérablement la réalisation. Par contre, la décomposition telle qu’elle se présente aujourd’hui est propre au capitalisme. Plus longtemps ce dernier se maintiendra, plus cette décomposition constituera un boulet de plus en plus lourd pour le futur, plus elle l'oblitèrera.
La réalité de ce monde au quotidien, c’est que la crise du capitalisme qui est réapparue et qui s'aggrave toujours plus depuis des décennies est la cause de l'enfoncement dans des difficultés de vivre toujours plus grandes ; et c'est parce que ni la bourgeoisie, ni la classe ouvrière n'ont réussi à dégager une perspective pour la société que les structures sociales, les institutions sociales et politiques, le cadre idéologique qui permettaient à la bourgeoisie de maintenir la cohésion de la société, se désagrègent toujours un peu plus. La décomposition, dans toutes ses dimensions et ses manifestations actuelles, illustre toutes les potentialités morbides de ce système qui menacent d’engloutir l’humanité. Le temps ne joue pas en faveur du prolétariat. C’est une "course contre la montre" que ce dernier a engagée dans son combat contre la bourgeoisie. De l'issue de ce combat entre les deux classes déterminantes de la société actuelle, de la capacité du prolétariat à porter les coups décisifs contre son ennemi avant qu'il ne soit trop tard, dépend l’avenir de l’espèce humaine.
Une des manifestations les plus frappantes et spectaculaires de cette décomposition a été encore récemment le massacre dans l’école élémentaire de Sandy Hook à Newtown (Connecticut) aux États-Unis le 14 décembre 2012. Comme lors des drames précédents, l'horreur de ce massacre sans mobile de 27 enfants et adultes par une seule personne a de quoi glacer le sang. Or, c'est le treizième événement de ce genre dans ce pays pour la seule année 2012.
Le massacre de vies innocentes à l’école est un rappel horrible de la nécessité d’une transformation révolutionnaire complète de la société. La propagation et la profondeur de la décomposition du capitalisme ne peuvent qu’engendrer d’autres actes aussi barbares, insensés et violents. Il n’y a absolument rien dans le système capitaliste qui puisse fournir une explication rationnelle à un tel acte et encore moins rassurer sur le futur d'une telle société.
Au lendemain de la tuerie dans l’école du Connecticut, et comme cela a également été le cas pour d’autres actes violents, tous les partis de la classe dirigeante ont soulevé un questionnement : comment est-il possible qu'à Newtown, réputée pour être la ville "la plus sûre d'Amérique", un individu dérangé ait trouvé le moyen de déchaîner tant d’horreur et de terreur ? Quelles que soient les réponses proposées, la première préoccupation des médias est de protéger la classe dirigeante et de dissimuler son propre mode de vie meurtrier. La justice bourgeoise réduit le massacre à un problème strictement individuel, suggérant en effet que le geste d’Adam Lanza, le meurtrier, s’explique par ses choix, sa volonté personnelle de faire le mal, penchant qui serait inhérent à la nature humaine. Niant tous les progrès réalisés depuis de nombreuses décennies par les études scientifiques sur le comportement humain qui, pourtant, permettent de mieux comprendre l’interaction complexe entre l’individu et la société, la justice prétend que rien n’explique l’action du tireur et avance comme solution le renouveau de la foi religieuse et la prière collective !
C’est également ainsi qu'elle justifie sa proposition d’emprisonner tous ceux qui relèvent d’un comportement déviant, en réduisant leurs crimes à un acte immoral. La nature de la violence ne peut pas être comprise si on la dissocie du contexte social et historique où elle s’exprime car elle est précisément fondée sur des rapports d’exploitation et d’oppression d’une classe dominante sur l’ensemble de la société. Les maladies mentales existent depuis longtemps, mais il ressort que leur expression a atteint son paroxysme dans une société en état de siège, dominée par le "chacun pour soi", par la disparition de la solidarité sociale et de l’empathie. Les gens pensent qu’ils doivent se protéger… contre qui, d'ailleurs ? Tout le monde est considéré comme un ennemi potentiel et c’est une image, une croyance renforcée par le nationalisme, le militarisme et l’impérialisme de la société capitaliste.
Pourtant la classe dirigeante se présente comme le garant de la "rationalité" et contourne soigneusement la question de sa propre responsabilité dans la propagation des comportements antisociaux. Ceci est encore plus flagrant lors des jugements par la cour martiale de l’armée américaine des soldats ayant commis des actes atroces, comme dans le cas de Robert Bales qui a massacré et tué 16 civils en Afghanistan, dont 9 enfants. Pas un mot, naturellement, sur sa consommation d’alcool, de stéroïdes et de somnifères pour calmer ses douleurs physiques et émotionnelles, ni sur le fait qu’il a été envoyé sur l’un des champs de bataille les plus meurtriers d'Afghanistan pour la quatrième fois !
Et les États-Unis ne sont pas le seul pays à connaître de telles abominations : en Chine, par exemple, le jour même du massacre de Newtown, un homme a blessé avec un couteau 22 enfants dans une école. Mais au cours des 30 dernières années, de nombreux actes similaires ont été perpétrés. Bien d'autres pays, l'Allemagne par exemple, autre pays du cœur du capitalisme, ont aussi connu de telles tragédies dont la tuerie d’Erfurt en 2007 et la surtout la fusillade, qui s'est déroulée le 11 mars 2009 au collège Albertville-Realschule, à Winnenden dans le Bade-Wurtemberg, qui a fait seize morts dont l'auteur des coups de feu. Cet événement présente beaucoup de similitudes avec le drame de Newtown.
L'extension internationale du phénomène montre qu'attribuer ces tueries au droit à la possession d'armes est avant tout de la propagande médiatique. En réalité, il existe de plus en plus d'individus, qui se sentent tellement écrasés, isolés, incompris, rejetés que les tueries perpétrées par des individus isolés ou les tentatives de suicide des jeunes sont de plus en plus nombreuses ; et le fait même du développement de cette tendance montre que face à la difficulté qu'ils ont de vivre, ils ne voient aucune perspective de changement qui leur permettrait d'espérer une évolution positive de leurs conditions de vie. Bien des trajectoires peuvent aboutir à de telles extrémités : chez les enfants, une présence insuffisante des parents parce que surchargés de travail ou rongés et moralement affaiblis par l’anxiété qu’entraîne le chômage et des revenus trop faibles ou, chez les adultes, un sentiment de haine et de frustrations accumulés face au sentiment de "ratage" de leur existence.
Cela provoque de telles souffrances et de tels troubles chez certains qu'ils en rendent responsables l'ensemble de la société et en particulier l'école, une des institutions essentielles par laquelle l'intégration du jeune dans la société est censée se faire, devant normalement ouvrir sur la possibilité de trouver un emploi mais qui n'ouvre souvent que sur le chômage. Cette institution, qui est devenue en fait le lieu où se créent de multiples frustrations et où s'ouvrent bien des blessures, est aussi devenue une cible privilégiée, parce que symboles de l'avenir bouché, de la personnalité et des rêves détruits. Le meurtre aveugle en milieu scolaire – suivi par le suicide des meurtriers –, apparaît alors comme le seul moyen de montrer sa souffrance et d'affirmer son existence.
Derrière la campagne sur le fait de poster des policiers à la porte des écoles, l'idée qui est instillée est celle de la méfiance à l'égard de tout le monde, ce qui vise à empêcher ou détruire tout sentiment de solidarité au sein de la classe ouvrière. Tout ceci est à l’origine de l’obsession de la mère d’Adam Lanza pour les armes à feu et de son habitude d’emmener ses enfants, y compris son fils, sur les stands de tir. Nancy Lanza est une "survivaliste". L’idéologie du "survivalisme" est fondée sur le "chacun pour soi" dans un monde pré et post-apocalyptique. Elle prône la survie individuelle, en faisant des armes un moyen de protection permettant de mettre la main sur les rares ressources vitales. En prévision de l’effondrement de l’économie américaine, qui est sur le point de survenir selon les survivalistes, ces derniers stockent des armes, des munitions, de la nourriture et s'enseignent des moyens de survivre à l’état sauvage. Est-ce si étrange qu’Adam Lanza ait pu être envahi par ce sentiment de "no future" ? D'un autre côté, cela signifie que l'on ne peut avoir confiance que dans l’État et dans la répression qu'il mène alors qu'il est le gardien du système capitaliste qui est la cause de la violence et des horreurs que nous sommes en train de vivre. Il est naturel d’éprouver de l’horreur et une très grande émotion face au massacre d’innocentes victimes. Il est naturel de chercher des explications à un comportement complètement irrationnel. Cela traduit un besoin profond d’être rassuré, d’avoir la maîtrise de son destin et de sortir l’humanité d’une spirale sans fin d’extrême violence. Mais la classe dirigeante profite des émotions de la population et utilise son besoin de confiance pour l’amener à accepter une idéologie où seul l’État serait capable de résoudre les problèmes de la société.
Aux États-Unis, ce ne sont pas seulement les marges fondamentalistes du camp républicain, mais toute une série d’idéologies religieuses, créationnistes et autres qui pèsent de tout leur poids sur le fonctionnement de la bourgeoisie et sur les consciences du reste de la population.
Il faut affirmer clairement que c’est le maintien de la société divisée en classes et l’exploitation du capitalisme qui sont les seuls responsables du développement de comportements irrationnels qu’ils sont incapables d'éliminer ou seulement maîtriser.
Où que l’on regarde, le capitalisme est automatiquement dirigé vers la recherche du profit. La gauche peut penser que le capitalisme contemporain subsiste sur une base rationnelle, mais l’expérience présente de la société actuelle révèle une décomposition aggravée, une partie de cette société s’exprimant dans une irrationalité grandissante où les intérêts matériels ne sont plus le seul guide de son comportement. Les expériences de Columbine, de Virginia Tech et de tous les autres massacres perpétrés par des individus isolés montrent qu’on n’a pas besoin d’un motif politique pour commencer à tuer au hasard n’importe lesquels de nos semblables.
Une vague de délinquance et de banditisme a secoué certaines villes du Brésil, durant les mois d'octobre et novembre 2012. C'est surtout le Grand São Paulo qui a été affecté où 260 personnes ont été assassinées durant cette période. Mais pas seulement, puisque d'autres villes où la criminalité est généralement bien moins élevée ont également été le théâtre de violences.
L'ampleur de la violence est difficilement contestable, de même que ses conséquences sur la population : "La police tue aussi bien que les criminels. C’est à une guerre à laquelle nous avons assisté tous les jours à la télé.", déclarait le directeur de l’ONG Conectas Direitos Humanos. Cette calamité supplémentaire s'ajoute à la misère générale d'une grande partie de la population.
Parmi les explications à cette situation, certaines mettent en cause le système pénitencier, qui crée des criminels au lieu d'aider à la réinsertion sociale. Mais le système pénitentiaire est lui-même un produit de la société et il est à son image. En fait, aucune réforme du système, du système pénitencier ou autre, ne pourra enrayer le phénomène du banditisme et de la répression policière, et donc de la terreur sous toutes ses formes. Et le problème majeur c'est que cela ne pourra qu'empirer avec la crise mondiale de ce système. C'est facilement constatable au niveau du Brésil lui-même. Il y a trente ans de cela, São Paulo qui apparaît aujourd'hui comme la capitale du crime, faisait alors figure de ville tranquille.
Du côté du Mexique, on voit les groupes mafieux et le propre gouvernement enrôler, en vue de la guerre qu'ils se livrent, des éléments appartenant aux secteurs les plus paupérisés de la population. Les affrontements entre ces groupes, qui tirent sans distinction sur la population, laissent des centaines de victimes sur le carreau que gouvernement et mafias qualifient de "dommages collatéraux". Les mafias tirent profit de la misère pour leurs activités liées à la production et au commerce de la drogue ; en particulier en convertissant les paysans pauvres, comme cela avait été le cas en Colombie dans les années 1990, à la production de la drogue. Au Mexique, depuis 2006, ce sont presque soixante mille personnes qui ont été abattues, que ce soit sous les balles des cartels ou celles de l’armée officielle ; une grande partie de ces tués a été victime de la guerre entre cartels de la drogue, mais ceci ne diminue en rien la responsabilité de l’État, quoi qu’en dise le gouvernement. En effet, chaque groupe mafieux surgit sous la houlette d’une fraction de la bourgeoisie. La collusion des mafias avec les structures étatiques leur permet de "protéger leurs investissements" et leurs activités en général.5
Les désastres humains que provoque la guerre des narcotrafiquants sont présents dans toute l'Amérique latine mais le phénomène de la violence tel que l'illustrent le Brésil ou le Mexique est un phénomène mondial qui est loin d'épargner l'Amérique du Nord ou l'Europe.
Aucune région du monde n'est épargnée par celles-ci et leurs premières victimes sont en général les ouvriers. Leur cause n'est pas le développement industriel en soi, mais le développement industriel entre les mains du capitalisme en crise, où tout doit être sacrifié aux objectifs de la rentabilité pour faire face à la guerre commerciale mondiale.
Le cas le plus emblématique est la catastrophe nucléaire de de Fukushima dont la gravité a encore surpassé celle de Tchernobyl (un million de morts "reconnus" entre 1986 et 2004). Le 11 mars 2011, un gigantesque tsunami inonde les côtes Est du Japon, débordant les digues censés protéger la centrale nucléaire. Plus de 20 000 personnes sont tuées par les inondations, et la population autour de la centrale a dû être évacuée: deux ans plus tard, plus de 300.000 personnes vivent toujours dans des campements de fortune. Face à ce désastre, la classe dominante a encore une fois étalé son incurie. L’évacuation de la population a commencé trop tard et la zone de sécurité s'est révélé insuffisante. Parce qu’il voulait minimiser absolument la perception des dangers réellement encourus, le gouvernement a surtout évité une évacuation à grande échelle et a rendu difficile l'accès de la région aux journalistes indépendants.
Au-delà du débat au Japon sur les défaillances de la compagnie Tepco, ou sur les rapports plus que bienveillants que l'organisme de réglementation de l'industrie nucléaire entretenait avec les entreprises qu'il était censé surveiller, c'est le fait même d'avoir développé le nucléaire au Japon qui constitue une véritable folie alors que ce pays est situé au croisement de quatre grandes plaques tectoniques (les plaques eurasiatique, nord-américaine, des Philippines, et pacifique) et, de ce fait, subit à lui seul 20% des séismes les plus violents du monde).
Dans un pays de haute technologie et surpeuplé comme le Japon, les effets sont encore plus dramatiques pour les populations. La contamination irréversible de l’air, des terres et des océans, l’amas et le stockage des déchets radioactifs, les sacrifices permanents de la protection et de la sécurité sur l’autel de la rentabilité jettent une lumière crue sur la dynamique irrationnelle du système.au niveau mondial.
Certes, on ne peut reprocher au capitalisme d'être à l'origine d'un tremblement de terre, d'un cyclone ou de la sècheresse. En revanche, on peut mettre à son passif le fait que tous ces cataclysmes liés aux phénomènes naturels se transforment en immenses catastrophes sociales, en gigantesques tragédies humaines. Ainsi, le capitalisme dispose de moyens technologiques tels qu'il est capable d'envoyer des hommes sur la lune, de produire des armes monstrueuses susceptibles de détruire des dizaines de fois la planète, mais en même temps il ne donne pas les moyens de protéger les populations des pays exposés aux cataclysmes naturels alors que cela pourrait être fait en construisant des digues, en détournant des cours d'eau, en édifiant des maisons qui puissent résister aux tremblements de terre ou aux ouragans. Cela ne rentre pas dans la logique capitaliste du profit, de la rentabilité et d’économie des coûts.
Mais la plus dramatique des menaces qui pèse sur l'humanité, sur laquelle nous ne pouvons développer ici est celle de la catastrophe écologique 6
Cette décomposition ne se limite pas au seul fait que le capitalisme, malgré tout le développement des sciences et de sa technologie, se retrouve de plus en plus soumis aux lois de la nature, qu'il est incapable de maîtriser les moyens qu'il a mis en œuvre pour son propre développement. Elle n'atteint pas seulement les fondements économiques du système. Elle se répercute aussi dans tous les aspects de la vie sociale à travers une décomposition idéologique des valeurs de la classe dominante qui entraîne avec elle un écroulement de toute valeur rendant possible la vie en société, notamment à travers un certain nombre de phénomènes :
le développement d'idéologies de type nihiliste, expressions d'une société qui est de plus en plus aspirée vers le néant ;
la profusion des sectes, le regain de l'obscurantisme religieux, y compris dans certains pays avancés, le rejet d'une pensée rationnelle, cohérente, construite, y inclus de la part de certains milieux "scientifiques", et qui prend dans les médias une place prépondérante notamment dans des publicités abrutissantes, des émissions décervelantes ;
le développement du racisme et de la xénophobie, de la peur et donc la haine de l'autre, du voisin ;
le "chacun pour soi", la marginalisation, l'atomisation des individus, la destruction des rapports familiaux, l'exclusion des personnes âgées.
La décomposition du capitalisme renvoie l'image d'un monde sans avenir, un monde au bord du gouffre, qui tend à s'imposer à toute la société. C'est le règne de la violence, de la "débrouille individuelle", du "chacun pour soi", de l’exclusion qui gangrène toute la société, et particulièrement ses couches les plus défavorisées, avec son lot quotidien de désespoir et de destruction : chômeurs qui se suicident pour fuir la misère, enfants qu'on viole et qu'on tue, vieillards qu'on torture et assassine pour quelques dizaines d’euros...
A propos du sommet de Copenhague fin 2009 7, il avait été dit que c'était l'impasse, que le futur était sacrifié au présent. Ce système a pour seul horizon le profit (pas toujours à court terme), cependant celui-ci est de plus en plus limité (comme l'illustre la spéculation). Il va droit dans le mur mais il ne peut pas faire autrement ! L’ex-candidat démocrate à la présidence des États-Unis, Al Gore, était-il sincère quand, en 2005, il a présenté son documentaire Une Vérité qui dérange montrant les effets dramatiques du réchauffement climatique sur la planète ? En tous cas, il a pu le faire car il n'était plus "aux affaires" après huit de vice-présidence des États-Unis. Cela signifie que ces gens-là qui dirigent le monde peuvent parfois comprendre le danger encouru mais, quelle que soit leur conscience morale, ils continuent dans la même direction car ils sont prisonniers d'un système qui va à la catastrophe. Il y a un engrenage qui dépasse la volonté humaine et dont la logique est plus forte que la volonté des politiques les plus puissants. Les bourgeois d'aujourd'hui eux-mêmes ont des enfants dont l'avenir les préoccupe… Les catastrophes qui s'annoncent vont toucher d’abord les plus pauvres, mais les bourgeois aussi vont être de plus en plus touchés. La classe ouvrière est non seulement porteuse d'avenir pour elle-même, mais pour l'humanité entière, y compris les descendants des bourgeois actuels.
Après toute une période de prospérité où il a été capable de faire accomplir un bond gigantesque aux forces productives et aux richesses de la société, en créant et unifiant le marché mondial, ce système a atteint depuis le début du siècle précédent ses propres limites historiques, marquant ainsi son entrée dans sa période de décadence. Bilan : deux guerres mondiales, la crise de 1929 et de nouveau la crise ouverte à la fin des années 1960, laquelle n'en finit plus de plonger le monde dans la misère.
Le capitalisme décadent, c'est la crise permanente, insoluble, de ce système qui est elle-même une immense catastrophe pour toute l'humanité, comme le révèle en particulier le phénomène de paupérisation croissante de millions d'êtres humains réduits à l'indigence, à la misère la plus totale.
En se prolongeant, l'agonie du capitalisme confère une qualité nouvelle aux manifestations extrêmes de la décadence en donnant naissance au phénomène de décomposition de celui-ci, phénomène visible depuis les trois dernières décennies.
Alors que dans les sociétés précapitalistes, les rapports sociaux de même que les rapports de production d'une nouvelle société en gestation pouvaient éclore au sein même de l'ancienne société en train de s'effondrer (comme c'était le cas pour le capitalisme qui a pu se développer au sein de la société féodale en déclin), il n'en est plus de même aujourd'hui.
La seule alternative possible ne peut être que l'édification, sur les ruines du système capitaliste, d'une autre société - la société communiste – qui, en débarrassant l'humanité des lois aveugles du capitalisme, pourra apporter une pleine satisfaction des besoins humains grâce à un épanouissement et une maîtrise des forces productives que les lois mêmes du capitalisme rendent impossibles.
En fait, comme c'est bien l'évolution du capitalisme qui est responsable de la chute dans la barbarie actuelle, cela signifie qu'en son sein, la classe qui produit l'essentiel des richesses, qui non seulement n'a aucun intérêt matériel à la perpétuation de ce système mais, au contraire, en constitue la principale classe exploitée, celle-là seule est capable par sa lutte révolutionnaire, d'entraîner à sa suite l'ensemble de population non exploiteuse, de renverser l'ordre social actuel pour ouvrir la voie à une société véritablement humaine : le communisme.
Jusqu'à présent, les combats de classe qui, depuis quarante ans, se sont développés sur tous les continents, ont été capables d'empêcher le capitalisme décadent d'apporter sa propre réponse à l'impasse de son économie : le déchaînement de la forme ultime de sa barbarie, une nouvelle guerre mondiale. Pour autant, la classe ouvrière n'est pas encore en mesure d'affirmer, par des luttes révolutionnaires, sa propre perspective ni même de présenter au reste de la société ce futur qu'elle porte en elle. C'est justement cette situation d'impasse momentanée, où, à l'heure actuelle, ni l'alternative bourgeoise, ni l'alternative prolétarienne ne peuvent s'affirmer ouvertement, qui est à l'origine de ce phénomène de pourrissement sur pied de la société capitaliste, qui explique le degré particulier et extrême atteint aujourd'hui par la barbarie propre à la décadence de ce système. Et ce pourrissement est amené à s'amplifier encore avec l'aggravation inexorable de la crise économique.
À la méfiance de tous qui est diffusée par la bourgeoisie, il faut explicitement opposer la nécessité de la solidarité, ce qui veut dire la confiance entre les ouvriers ; au mensonge de l'État "protecteur", il faut opposer la dénonciation de cet organe qui est le gardien de ce système qui provoque la décomposition sociale. Face à la gravité des enjeux que pose cette situation, le prolétariat doit prendre conscience du risque d'anéantissement qui le menace aujourd'hui. La classe ouvrière doit extraire de toute cette pourriture qu'elle subit quotidiennement, en plus des attaques économiques contre l'ensemble de ses conditions de vie, une raison supplémentaire, une plus grande détermination pour développer ses combats et forger son unité de classe.
Les luttes actuelles du prolétariat mondial pour son unité et sa solidarité de classe constituent l'unique lueur d'espoir au milieu de ce monde en pleine putréfaction. Elles seules sont en mesure de préfigurer un embryon de communauté humaine. C'est de la généralisation internationale de ces combats que pourront enfin éclore les germes d'un monde nouveau, que pourront surgir de nouvelles valeurs sociales.
Wim / Sílvio (février 2013)
1 "La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste", disponible en format papier dans la Revue internationale n° 62, 3e trimestre 1990 et sur notre site Web
22 On peut souligner qu’au début du développement de l’informatique, les ordinateurs les plus puissants étaient mis exclusivement au service de l’armée. C’est beaucoup moins vrai aujourd’hui concernant l'ensemble des domaines de pointe, bien que la recherche militaire continue à absorber et à orienter la plus grande partie des avancées de la technologie.
33 Les informations relatives à ces exemples sont pour la plupart extraites d'articles de la revue La Recherche concernant des découvertes effectuées en 2012.
4 Chiffres de l'ONUSIDA pour 2011.
5 Lire l’article "Le Mexique entre crise et narcotrafic" (Revue internationale n° 150).
6 Lire à ce propos Chris Harman, Une histoire populaire de l’humanité : De l’Âge de pierre au nouveau millénaire (2002), en particulier pp. 653-654 de l’édition française, La Découverte, 2011
7 Voir notre article "Sauver la planète ? No, they can't !" (Revue internationale n° 140, 1er trimestre 2010)
Les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, durement touchés par les effets de la crise économique mondiale, ont également été secoués tout au long de 2011 par l'agitation sociale. Les événements qui ont suivi l’immolation de Mohamed Bouazizi ne sont pas, aujourd'hui encore, totalement effacés. Suite à ces événements, certains gouvernements de pays du sud de la Méditerranée ont été amenés à reculer, certains autres ont dû être remplacés. Ces mouvements, qui sont passés à l’histoire sous le nom de "printemps arabe", changent toute la configuration politique de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Face à cette situation, les bourgeoisies régionales, ou mondiales, essaient de rétablir l’équilibre politique.
Il est important de pouvoir analyser la situation en Égypte et en Syrie, deux pays où l’agitation sociale et les conflits perdurent, en y intégrant en particulier des évènements récents : en Égypte, l'exacerbation de l'agitation dans les rues suite à la provocation intervenue à l'occasion d'un match de football dans la ville de Port-Saïd de même que les manifestations contre le régime des Frères Musulmans ; en Syrie, la guerre qui s'installe. Doivent également être prises en compte les tensions impérialistes qui s'exacerbent et attirent l'attention du monde autant que les développements de la crise économique aux États-Unis et dans l’Union Européenne, notamment comme conséquence de la politique agressive de l’Iran, ainsi que des efforts de la Turquie pour devenir un acteur dans la région en choisissant de soutenir l’opposition dans la guerre en Syrie. Si des pays tels que l’Iran, la Turquie et Israël peuvent être caractérisés comme étant les principales puissances régionales, la situation au Moyen-Orient est également déterminée par la politique d'États impérialistes plus puissants : les États-Unis évidemment et, à côté de ceux-ci, la Chine et la Russie, du fait des rapports que ces deux pays entretiennent avec la Syrie et de leur influence en Égypte.
Lorsqu'on analyse les événements, il convient évidemment de les situer dans le cadre international, en prenant en compte la politique de la bourgeoisie et le niveau de la lutte de classe. Il faut également clarifier la nature d'événements de cette région faussement présentés comme des révolutions, en analysant quel y a été le rôle de la classe ouvrière et ce qu'il a signifié quant aux perspectives de développement de la lutte de classe au niveau international. Pour ce faire, la question de la révolution requiert une clarification à laquelle nous procéderons dans cet article sans cependant pouvoir entrer dans les détails.
Un constat s'impose : lorsque les événements ont explosé en Tunisie et se sont étendus à l’Égypte, les ouvriers y ont pris part, même si ce fut de façon limitée. La section en Turquie du CCI a publié un article dans la période où les événements ont eu lieu 1 comportant une analyse de l'importance numérique et de la forme de la participation des ouvriers à ce mouvement. Comme nous le savons, la classe ouvrière n’a pas été capable de prendre la tête du mouvement et de développer une lutte déterminée pour ses propres revendications.
Ennadha (le Parti de la Renaissance) dirigé par Rached Ghannouchi a gagné les élections à l’Assemblée Constituante Nationale qui ont eu lieu le 23 octobre 2011 en Tunisie. Ce parti a ses racines dans la même tradition que celle des Frères Musulmans en Égypte. A la suite des événements qui ont débuté en janvier 2011, l'espoir d'un changement pour la classe ouvrière en Tunisie s’est brisé avec l'arrivée de ce parti au gouvernement et la poursuite d’une exploitation de la force de travail des ouvriers aussi féroce qu'avant. Nous pouvons voir un processus similaire en cours en Egypte sous le gouvernement Morsi.
Pour être à même de voir de plus près ces événements et comprendre leur fondement, il est nécessaire d’analyser les positions des États impérialistes plus puissants ainsi que des impérialismes dans la région. Des pays tels que l’Iran, la Turquie et Israël peuvent être caractérisés comme les principales puissances régionales ; les États impérialistes plus forts qui doivent être pris en compte, à côté des États-Unis évidemment, sont la Chine et la Russie, spécialement en ce qui concerne leurs rapports avec la Syrie et les événements en Egypte.
L’Iran construit sa politique étrangère en fonction du fait qu'il se considère comme étant une puissance régionale au Moyen-Orient. Le facteur le plus déterminant de cette situation est qu'il est l’opposant à Israël le plus puissant de la région. Pour donner plus de poids à ses revendications, il s'efforce d'établir une unité politique, économique et même militaire basée sur l’identité chiite. Parmi les facteurs les plus importants de l'influence chiite dans la région, il y a le fait que le premier ministre d'Irak, Maliki, soit lui-même chiite et que la plus grande faction au pouvoir de l’Irak post-Saddam soit composée de Chiites. Il existe d'autres facteurs de cette influence : le Hezbollah au Liban et le Parti Baas 2, dominé par les Nosairi 3, qui ont gouverné la Syrie depuis 1963. L’Iran entend profiter de cette unité bâtie autour de l'identité sectaire chiite pour en prendre la tête contre Israël tout autant que contre les États-Unis.
L’économie de l’Iran est basée sur le pétrole et le gaz naturel, ce pays possédant 10 % des réserves mondiales de pétrole et 17 % des réserves de gaz naturel. L'État y détient 80 % des investissements économiques. De telles réserves de pétrole confèrent à l’Iran une marge de manœuvre bien plus importante que d'autres économies en développement dans la région.
Les contradictions internes au régime iranien demeurent insolubles, aucune solution n'étant en vue. La raison la plus fondamentale de celles-ci a pour origine la pression économique et politique croissante que la bourgeoisie exerce sur la classe ouvrière en vue de réaliser ses visées impérialistes. Le mouvement qui a eu lieu après les élections iraniennes de 2009 peut bien être décrit comme le début des événements sociaux qui ont constitué ce qu’on appelle le printemps arabe. Alors qu’on a tenté de faire passer ceux qui avaient gagné la rue et rempli la Place Valiasr pour des supporters de Mir-Hossein Mousavi, c’était en réalité la jeunesse ouvrière et au chômage qui s’affrontait aux forces répressives de la bourgeoisie (les Gardiens de la Révolution) dans les rues de Téhéran. Les événements qui ont eu lieu à la suite des 10èmes élections présidentielles peuvent bien avoir été déclenchés par la protestation contre le trucage des élections par Ahmadinedjad, cela n'empêche que le mécontentement qui portait sur différentes questions, était beaucoup plus profond et a commencé rapidement à prendre un caractère de classe. Par la suite, quand Mousavi, un réformiste bourgeois, a appelé à déserter la rue, ses efforts n’ont pas été pris au sérieux par les masses et on lui a même répondu avec des mots d’ordre tels que "Mort à ceux qui font des compromis" ! La plus grande faiblesse de ce mouvement spontané fut qu’il a manqué de revendications de classe et que les ouvriers, pour la plupart, participaient au mouvement en tant qu’individus. Les travailleurs remplissant les rues n’avaient pas fait surgir les organes qui auraient pu donner forme à leur identité de classe et leur permettre de s’exprimer politiquement. En fait, il n’y a eu qu’une seule grève, qui n’a concerné qu’une usine. 4 Le mouvement ouvrier a néanmoins encore un potentiel important en Iran et peut réapparaître dans une période d’instabilité ou dans des conditions économiques plus difficiles. L’expérience des luttes ouvrières en 1979 en Iran quand le Shah a été renversé recèle toujours des leçons importantes pour la classe ouvrière iranienne.
Il faut aussi analyser les rapports entre l’Iran et le capitalisme mondial et le rôle que ce pays joue en son sein. Nous pouvons dire que le partenaire le plus proche de l’Iran est la Russie. Un partenariat stratégique, basé en première instance sur l’armement et l’énergie nucléaire, existe entre les deux pays. À la différence de la Chine, la Russie est un producteur d’énergie et bénéficie jusqu’à un certain point des tensions au Moyen-Orient qui font monter le prix du pétrole. La construction d’usines nucléaires en Iran a suscité chez beaucoup l’idée de la possibilité pour le régime de fabriquer des armes nucléaires plutôt que de produire simplement de l’énergie nucléaire. Cela a eu pour conséquence une certaine distanciation de la Russie vis-à-vis de l'Iran sur la question de l’énergie nucléaire. Néanmoins l’Iran reste son plus gros acheteur d’armes et un partenaire stratégique. L’Iran a signé un accord sur l’énergie pour 20 ans avec son autre partenaire, la Chine. Les rapports entre ces deux pays reposent entièrement sur une base économique. La Chine achète 22 % du pétrole iranien 5, ce qui lui permet de s'approvisionner en sources énergétiques stratégiques. De plus, c'est avantageux pour l’économie chinoise, qui est basée sur des coûts de production bon marché, puisque le prix qui lui est concédé par l'Iran est très intéressant comparé à celui du marché mondial.
Les investissements dans le nucléaire, les efforts pour créer sa propre technologie d’armement et les manœuvres militaires récentes dans le Détroit d’Ormuz, tout cela montre que l’Iran veut associer sa puissance militaire à sa force économique. Cela veut dire être prêt à une guerre régionale ou internationale et avoir son mot à dire au Moyen-Orient grâce à sa force militaire. Les manœuvres dans le Détroit d’Ormuz peuvent être considérées comme un exercice pour s'affirmer contre les États-Unis, Israël et d’autres pays arabes, comme une démonstration de la puissance de l’armée iranienne dans le détroit d’Ormuz, stratégiquement important puisque lieu de transit de 40 % du pétrole mondial. Malgré les sanctions des États-Unis et de l’UE portant sur le pétrole iranien, l’Iran a réveillé d’autres rivalités inter-impérialistes en menaçant de fermer le détroit d’Ormuz. Le pétrole qui transite par cette voie constitue une alternative au pétrole iranien et russe, en d’autres termes, il en est un produit concurrent. D'où l’importance stratégique des pipelines russes au nord de la Mer Noire. La course à la domination stratégique basée sur le transport de pétrole joue un rôle clef dans ce qui se passe au Moyen-Orient.
Le fait que l’Iran ait des réserves significatives de pétrole et qu'il dispose de moyens de nuisance importants qui menacent l'acheminement du pétrole via le détroit d’Ormuz lui permet de trouver des alliés au niveau international. Ceci dit, alors que l’Iran semble être un État qui renforce son influence, la menace de mouvements sociaux en son sein a provoqué de nombreuses insomnies chez la bourgeoisie iranienne et ce n’est pas fini.
La Turquie est restée silencieuse au début des mouvements sociaux dans le monde arabe. Cependant, elle a fait en sorte de tirer le maximum de profit de la période d’instabilité créée par les événements en Afrique du Nord.
Un examen des relations passées entre la Turquie et la Syrie permet de mieux comprendre leurs relations actuelles. Avec sa politique de "zéro conflit" en politique extérieure initiée en 2005, la Turquie visait à accroître son influence politique et économique dans la région et, dans ce cadre, elle a essayé d’améliorer ses relations avec la Syrie, traditionnellement réduites. Ces deux États bourgeois, dont l'histoire commune est riche en contentieux, avaient pris, au cours des dix dernières années, certaines dispositions pour les résoudre. Parmi les contentieux en question, on trouve l'annexion par la Turquie de la province d’Hatay 6, l'approvisionnement en eau de la Syrie rendu plus difficile à cause de la construction des barrages sur le Tigre et l'Euphrate et le fait que, depuis longtemps, le PKK 7 a ses camps militaires en Syrie.
L’occupation par les États-Unis, d’abord de l’Afghanistan et ensuite de l’Irak, a changé toute la politique de la région. Comme les États-Unis souhaitaient que la Turquie soit plus active dans la région, une série de mesures ont été prises pour améliorer ses relations avec la Syrie. De nombreuses visites entre États ont été organisées, dont une visite juste après l’assassinat du Premier Ministre libanais, Rafic Hariri, un opposant à la Syrie. La bourgeoisie turque a été la première à donner son soutien international au régime Baas, alors qu'il était isolé et se trouvait dans une situation délicate dans la région. Analysant la situation comme une occasion d’accroître son influence dans cette zone, la bourgeoisie turque a soutenu le régime d’Assad 8 dans cette phase difficile pour lui. Par la suite, les rapports entre les deux pays se sont encore améliorés à travers une série de visites et de gestes diplomatiques. Cette période a témoigné de la plus grande activité diplomatique entre les deux pays ayant jamais existé. Par la suite, le "Conseil de coopération stratégique à haut niveau", fondé en 2009, a conclu une série d’investissements communs et d’accords économiques, politiques et militaires. Ce conseil, qui a aboli l'obligation de visa entre les deux pays et décidé de manœuvres militaires communes, de l'établissement d’une union douanière et d'un marché libre, a représenté le plus haut point, historiquement, des relations entre la Syrie et la Turquie. Ces accords, en créant la possibilité pour la Turquie de s’ouvrir au monde arabe, donnaient aussi à la Syrie la possibilité de s’ouvrir sur l’Europe. La Syrie, un vieil ennemi de la Turquie, était devenue une amie. Ce rapprochement était supposé se baser sur "une histoire commune, une religion commune et une destinée commune". Cette relation a duré jusqu’à ce que la rébellion contre Assad commence. C’est à ce moment que la bourgeoisie turque a soudainement tourné le dos à Assad.
Quand les événements qui ont secoué le monde arabe ont atteint la Syrie, il s'est créé l’union arabe sunnite contre Assad. En soutenant directement ce mouvement, la Turquie mettait un terme aux "jours heureux" durant lesquels le premier ministre turc Erdogan et Assad passaient leurs vacances familiales ensemble. La formation du Conseil National Syrien à Istanbul et l'accueil en Turquie des officiers qui ont formé l’Armée libre syrienne montraient clairement que les opposants à Assad étaient ouvertement soutenus par la Turquie. Le motif de cette nouvelle politique était la volonté de la Turquie de maintenir sa position en tant que puissance ayant son "mot à dire" dans la région en soutenant les dissidents qui, semblait-il, allaient sûrement arriver au pouvoir, et ceci de façon à conserver avec le nouveau pouvoir le niveau des relations atteint sous l’ère Assad. Cependant, il est vite apparu qu’avec la Russie et le Chine qui défendaient ouvertement le régime syrien, Assad n’allait pas partir facilement. Alors la Turquie a changé son fusil d’épaule et a commencé à essayer d’accroître la pression internationale plutôt que d’attaquer le régime d’Assad directement. En vue de faciliter une opération possible de l’OTAN, la Turquie est devenue un participant actif de la Conférence des amis de la Syrie 9 et a agi de concert avec la Ligue Arabe. Tous ces développements démontrent que bien que la Turquie tende en général à mener une politique étrangère en tant qu'allié des États-Unis au Moyen-Orient, elle est capable de voler de ses propres ailes de temps en temps et d’avoir son mot à dire dans la politique des puissances régionales.
Par ailleurs, conformément à ses plans concernant le futur de la Syrie, en renforçant ses liens avec les Frères musulmans 10, qui représentent une bonne partie de l’opposition à Assad, la Turquie entend aussi renforcer ses liens avec des partis qui se rattachent aux Frères Musulmans en Égypte et en Tunisie, et qui font certainement partie du même réseau.
Par ailleurs, suite à la chute de Moubarak, la Turquie a fait des efforts pour améliorer ses relations avec l’Égypte. Elle s'est appliquée à jouer un rôle dans la structuration du nouveau régime. Souhaitant exporter son régime tout autant que son capital, la bourgeoisie turque tente de tisser des liens avec le Parti de la Justice et de la Liberté formé par les Frères Musulmans en Égypte via le Parti de la Justice et du Développement 11 au pouvoir en Turquie.
Lorsque le premier ministre turc Erdogan a adopté une attitude anti-Israël au cours de la crise dite "une minute" 12 et du raid israélien sur le Mavi Marmara, un bateau turc qui faisait partie de la flottille qui transportait des aides pour Gaza, il a gagné une certaine popularité dans le monde arabe. Dans le sillage de ces initiatives pro-arabes, Erdogan a effectué une tournée en Égypte, Tunisie et Libye, accompagné de 7 ministres et de 300 hommes d’affaire. Ces visites étaient entreprises sur la base du modèle islamique laïc du Parti pour la Justice et le Développement (AKP, Adalet ve Kalkinma Partisi, actuellement au pouvoir en Turquie) et le message le plus marquant adressé par Tayyip Erdogan en Égypte et en Tunisie était celui de l’Islam laïc, ou d’un État islamique mais laïc. La presse mondiale, qui suivait ces visites, avait présenté le modèle d’Erdogan comme une alternative aux régimes wahhabite saoudien ou chiite iranien. Et ce n’était pas par hasard ! Tayyip Erdogan avait insisté sur l’Islam laïc dans son discours en Tunisie en disant : "une personne n’est pas laïque, un État l’est". Les États-Unis ont spécifiquement affirmé qu’un pays musulman tel que la Turquie a un régime qui est également laïc et parlementaire. Conformément à ce que nous avons déjà analysé dans notre presse en langue turque 13, ce que ces évènements traduisent c'est que la Turquie est bien en train d’essayer de renforcer son influence au Moyen-Orient et en Égypte en exportant son propre régime contre le Wahhabisme saoudien et le régime iranien chiite.
Dans le même temps, les puissances impérialistes occidentales veulent que la région retrouve la stabilité dès que possible, de même qu'elles désirent la mise en place de régimes qui maintiendraient ouverts les marchés régionaux, et le modèle le plus approprié de tels régimes est celui de la Turquie.
Lorsque l'agitation sociale en Tunisie a gagné l’Égypte, les commentateurs pensaient qu'il allait être très difficile, pour les régimes de type Baas, dont la Syrie, d'y résister. En fait, dans ce pays, la population révoltée et en détresse s'est littéralement fait happer par les camps en présence, pro ou anti Assad. On pouvait s’attendre à ce qu’Assad se retire quand il serait face à l’opposition, mais ça n’a pas été le cas. Assad a tenté d’interdire les manifestations qui avaient fait éruption dans la ville de Dera et s’étaient étendues à des villes telles que Hama et Homs ; il a répandu des fleuves de sang et continue à le faire. Cette situation ouverte avec les évènements du 15 mars 2011 se prolonge encore aujourd'hui et, même si on peut supposer qu'Assad sera finalement renversé, on ne peut dire quand et comment elle va connaître un terme.
Les groupes qui défendent le régime d’Assad autant que ceux qui s’y opposent dans ce pays se définissent eux-mêmes par leur identité ethnique ou religieuse. 55 % de la population syrienne est composée de musulmans arabes sunnites, alors que les arabes alaouites chiites en représentent 15 % et les chrétiens arabes, 15 % également. 10 % de la population sont constitués de kurdes sunnites et les 5 % restant par les druses, les circassiens et les kurdes Yesidi. Plus de deux millions de réfugiés palestiniens et irakiens résident aussi en Syrie 14. La majeure partie de l’opposition au régime d’Assad est constituée d’arabes sunnites. En ce qui concerne les kurdes, qui occupent une position clef par rapport à l’équilibre politique de la Syrie, une partie soutient Assad tandis que l’autre fait partie du Conseil National Syrien anti-Assad. Les autres groupes ethniques soutiennent le régime actuel parce qu’ils craignent pour leur avenir sous un régime différent. Les arabes Nosairi (alaouites), une autre couche importante, ont soutenu le régime Baas en place en Syrie depuis des années.
La première initiative contre le régime Baas s’était unie derrière le nom de Conseil National Syrien. Cette organisation, fondée à Istanbul le 23 août 2011, inclut tous les opposants au régime d’Assad, excepté une certaine fraction des kurdes 15. A la suite d’une division parmi les kurdes qui se trouvent dans la région de Syrie la plus stratégique pour la Turquie, l’Iran et le Sud-Kurdistan, une partie de ceux-ci a rejoint le Conseil. La majorité du Conseil est constituée d’arabes sunnites qui, comme nous l’avons dit, représentent la plus grande partie de l’opposition à Assad. Si nous gardons à l’esprit que la Syrie est le pays où les Frères Musulmans sont les plus forts, après l’Egypte, nous pouvons dire que ce sont eux qui mènent le mouvement contre le régime en place en ce moment. En réalité, ce n’est pas le premier soulèvement sunnite contre le régime. En 1982, les Frères Musulmans s’étaient dressés contre Hafez-El-Assad (le père de Bachar el Assad) dans une rébellion qui avait été écrasée dans le sang : il y avait eu entre 17 000 et 40 000 morts 16. Il est plus que probable que cette organisation, qui est au centre de l’opposition au régime Baas, viendra au pouvoir à la suite du renversement d’Assad. Une telle issue est favorisée par le fait que les partis revendiquant l'appartenance aux Frères Musulmans ont gagné les élections en Tunisie et en Égypte.
Le secrétaire général des Frères Musulmans en Syrie, Mohammad Riad al-Shafka, a dit dans une interview qu’ils pourraient coopérer avec des forces régionales et globales dans le cadre d’intérêts mutuels, en expliquant le point de vue de son organisation sur ce qu’il faudrait faire à la suite de la chute d’Assad. Dans la même interview, al-Shafka dit qu’ils ne peuvent faire de compromis avec Assad à aucune condition et qu’il faut renverser le régime, montrant par là que la guerre va devenir de plus en plus violente.
Le régime Baas est soutenu par des groupes ethniques et religieux à un niveau non négligeable comparé aux groupes de l’opposition. Le plus grand est celui des Nosairi. Le régime d’Assad est constitué socialement par cette secte. Toute l’élite, la structure militaire, la bureaucratie du régime sont constituées par les arabes Nosairi. En ce sens, les Nosairi ont une position privilégiée en Syrie. La fin du régime Baas les mettrait dans une situation difficile car les membres de cette secte ont détenu le pouvoir politique depuis si longtemps, en s'y maintenant par des méthodes totalitaires, que cela a créé des haines profondes et entraînerait une vague de persécutions animées par la vengeance. Pour cette raison, ils veulent empêcher Assad de démissionner, même s’il en avait envie. En ce qui concerne les chrétiens, les Druses, les circassiens et les yezidi, ils soutiennent le régime Baas par peur du fondamentalisme islamique des candidats les plus à même de remplacer Assad. Cependant, tout peut changer d’un jour à l’autre.
Les kurdes sont dans une position différente qui constitue, dans la situation actuelle, une carte maîtresse du régime d’Assad. Jusqu’en mai dernier, les kurdes syriens étaient obligés de vivre dans des conditions telles qu’ils n’avaient même pas de cliniques médicales officielles et leurs représentants politiques étaient emprisonnés par le régime Baas. Bien qu’ils se soient rebellés contre le régime de temps en temps, leurs mouvements avaient été écrasés ou s’étaient éteints d'eux-mêmes. Un exemple : les événements dans la ville kurde de Qamishlo en 2004 17. De même, les différentes puissances impérialistes ont parfois essayé de se servir des kurdes contre le régime Baas. Après le début des événements, Assad a changé d’attitude vis-à-vis des kurdes et a libéré leurs prisonniers politiques. Il a même déclaré qu’un gouvernement autonome kurde allait être fondé dans le nord. C'est à plusieurs titres que les kurdes sont si importants pour Assad. Onze partis kurdes ont formé l’Assemblée Nationale Kurde de Syrie avec le soutien de Massoud Barzani 18, président du Gouvernement de la Région du Kurdistan en Irak. Cela a poussé Assad à chercher un accord avec les Kurdes mais, du même coup, a aussi poussé certains kurdes à s’intégrer à l’opposition sunnite arabe. En réponse, Assad a amnistié le leader du Parti nationaliste kurde de l’Unité et la Démocratie (PYD) 19, Salih Muslim, lui permettant d’organiser des manifestations pro-gouvernementales et d’y parler. En bref, Assad a cherché à gagner de l’influence sur les kurdes et à diviser l’opposition ; il y a en partie réussi.
Toutefois, le Parti de l’Unité et de la Démocratie (PYD) a décidé de boycotter les élections du 26 février 2012 et a annoncé qu’il n’y avait rien pour les kurdes dans la nouvelle constitution. Par l’intermédiaire des représentants directs ou indirects de la bourgeoisie kurde syrienne hors de Syrie, le PDP et le PKK tentent de gagner de l’espace dans la région kurde de Syrie. Barzani veut exercer son pouvoir sur les kurdes syriens via l’Assemblée nationale kurde de Syrie. Le PKK détermine la politique des kurdes syriens grâce à ses relations avec le PYD et, en même temps, gagne un espace stratégique à la fois contre la bourgeoisie turque et ses propres rivaux kurdes, en particulier Barzani. Il semble que les kurdes, qui ont été oppressés par le régime Baas pendant des années, auront un rôle à jouer concernant l'avenir du régime en place.
Il faut aussi prendre en compte les rapports Syrie-Israël. Tout d'abord à propos du plateau du Golan 20, ensuite concernant la présence militaire et l’influence politique de la Syrie au Liban, deux causes de l'état de guerre entre ces deux États bourgeois pendant des années. Le début des événements en Syrie a compliqué les relations entre ce pays et Israël. On dit maintenant que les israéliens négocient avec le régime Baas, qu’ils combattaient auparavant, par peur de l’arrivée des Frères Musulmans au pouvoir. Israël voit d'un mauvais œil l'arrivée de régimes islamiques au pouvoir au Moyen-Orient et son attitude vis-à-vis du régime d’Assad a été significativement affectée par cette considération.
Il faut aussi analyser comment et à quel degré la classe ouvrière participe aux événements en Syrie. Naturellement, la classe ouvrière représentait une partie significative des masses dans la rue. Cependant le problème est que les ouvriers syriens ne sont pas parvenus à exprimer une réaction à la misère et l'oppression, contrairement à ce qu'on a vu en Tunisie ou en Égypte. Malheureusement, les ouvriers syriens s’expriment dans les événements selon leur identité ethnique ou de secte. Cela donne un éclairage sur quoi se fondent, depuis le début, les événements en Syrie. Le jour où les observateurs de la Ligue Arabe allaient arriver en Syrie, l’opposition a appelé à la grève générale. Cet appel a été largement ignoré, et un peu plus tard il y a eu un jour de grève générale, mais cependant encore sous l’influence de l’opposition. Cela a été décrit comme un acte de désobéissance : ceux qui voulaient voir le départ du régime d’Assad n’avaient aucune revendication de classe. De plus, la participation des employeurs et commerçants dans la grève a été aussi importante que celle des ouvriers, ce qui montre assez clairement la nature de cette grève. En fait, les ouvriers syriens ne se sont pas manifestés comme tels et se sont rangés du côté d’Assad ou de l’opposition en tant qu’individus.
Bien que Bachir el Assad ait déclaré qu’il y aurait des réformes et des élections, le nouveau referendum sur la constitution a été boycotté par l’opposition, ce qui indique que, soit le régime Baas va s’en aller, soit l’opposition va être éliminée après une guerre sanglante. Il semble en effet qu’il n’y ait pas le moindre espace pour une réconciliation entre les deux fractions bourgeoises. Par ailleurs, le soutien des russes et des chinois dont bénéficie Assad semble avoir bloqué la possibilité d’une intervention de l’ONU. Le fait que la Russie, avec ses bases militaires et ses fournitures d’armes, et la Chine avec ses investissements dans l’énergie, protègent la Syrie au niveau international est de toute évidence lié aux intérêts de ces deux États. En prenant en compte ces relations, nous pouvons dire que le départ d’Assad ne se fera pas comme celui de Muammar Kadhafi en Libye. En se basant sur la chute, un par un, des régimes analogues confrontés à des manifestations massives dans la région, on aurait pu penser que le régime d’Assad allait rapidement être mis en pièces. Il semble clair maintenant que, conformément aux souhaits de l’élite Nosairi, Assad ne va pas démissionner facilement et que l’intensité de la guerre civile va aller en croissant.
A la suite du départ de Moubarak, on a annoncé que commençait une nouvelle ère pour l’Égypte. Cependant ce pays, où la classe ouvrière est une des plus importantes de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, reste instable. La crise d’identité de la bourgeoisie n’est pas résolue et devient même plus intense après la provocation de Port-Saïd et les récentes manifestations contre Morsi.
La raison la plus importante pour laquelle les événements en Afrique du Nord se sont étendus à l’Égypte était que le taux de chômage et le nombre de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté étaient très élevés, comme ils l’étaient en Tunisie. 20 % de la population égyptienne vit dans la pauvreté, plus de 10 % est au chômage, selon les chiffres officiels et plus de 90 % des gens au chômage sont des jeunes. Les chiffres officiels ne reflètent pas la réalité et les taux de chômage sont bien plus élevés étant donné que le chômage non-déclaré est très largement répandu dans des pays comme l’Égypte. L’économie égyptienne a déjà connu certains problèmes fondamentaux d’accumulation et s'est trouvée par la suite encore plus affaiblie par l’approfondissement de la crise mondiale, si bien que le chômage croissant a ouvert la voie à la chute de Moubarak. La bourgeoisie égyptienne a tenté de résoudre ce problème structurel d’abord avec la politique de la porte ouverte adoptée en 1974. Elle a choisi ainsi de combler les déficits créés par son propre capital avec des investissements étrangers. Cependant, du fait, entre autres, de son instabilité politique, elle n’a pas été capable d’améliorer beaucoup la situation. Aujourd’hui, les investissements en capitaux étrangers restent à un taux très bas, de l'ordre de 6 % du PIB de l’Égypte.
La situation de misère et de chômage ne s’est pas traduite par un mouvement de classe généralisé. Bien que les masses ouvrières se soient mises en mouvement, les travailleurs ne sont pas descendus dans la rue en tant que classe, avec leurs objectifs propres. Le mouvement s’est limité à des grèves d’environ 50 000 ouvriers et n’a pas réussi à imprimer une marque décisive de classe aux manifestations de la place Tahrir. Il n’a pas réussi non plus à sortir de la logique de pures revendications économiques couplées à des revendications bourgeoisies démocratiques.
Sur quelle politique économique va être fondée l’ère post-Moubarak ? Sans aucun doute, la bourgeoisie égyptienne va promettre un autre paradis d’exploitation à la classe ouvrière. Comme nous l’avons dit précédemment, l’économie égyptienne souffre de problèmes structuraux d’accumulation de capital. Pour une intégration complète dans l’économie mondiale, il faut en particulier l’extraction de plus-value. Le processus de bascule de la production agricole à la production industrielle, qui avait débuté sous l’ère Moubarak, va sans aucun doute continuer quand le nouveau rapport de force sera établi au sein de la bourgeoisie. Grâce à son potentiel en force de travail bon marché, la bourgeoisie va tenter de bâtir l’économie égyptienne sur l’exploitation intense de la force de travail. Les chances pour l’économie égyptienne d’attirer les investissements seront un peu meilleures parce qu’elle offrira de la main d’œuvre à bas prix sur le marché mondial. Mais, en même temps, beaucoup d'autres pays sont capables d'offrir une main-d'œuvre bon marché.
Le futur de l'Égypte dépend également des rivalités politiques au sein des forces bourgeoises dans ce pays. Lorsque les opposants au régime de Moubarak se sont emparés de la place Tahrir, la plupart des mouvements politiques bourgeois actuels n’existaient pas. Ils ont commencé à apparaître seulement quand le trône de Moubarak a été ébranlé. La plus grande structure politique dans l’Égypte post-Moubarak est sans aucun doute constituée par les Frères Musulmans. Une autre force significative est le mouvement salafiste radical qui a une influence croissante. L’armée également conserve encore un pouvoir majeur dans la vie politique en Égypte. Dans les premières élections après Moubarak, le Parti de la Justice et de la Liberté formé par les Frères Musulmans a obtenu un tiers des votes, suivi par les salafistes qui réussissaient à en obtenir 25 %. Des deux organisations islamistes, ce sont les salafistes les plus radicaux et une grande partie des votes en leur faveur émanent de la campagne. Les Frères Musulmans, eux, sont plus modérés et pragmatiques en matière d’économie et de politique. Ils ont même formé une alliance avec quelques partis laïcs aux élections. Ils démontrent en cela qu'ils constituent la force politique bourgeoise la plus à même de servir l'intérêt national dans un contexte économique extrêmement difficile et face à un prolétariat qui ne laissera pas sans réagir empirer ses conditions de vie. Les travailleurs sont capables, nous l'avons vu, de relever la tête quoique de façon ambiguë et par à-coups. La provocation de l'État, lors d’un match de football, a entraîné la mort de 74 personnes. En suscitant une confrontation entre les supporters de deux équipes, la police avait voulu se venger du groupe de supporters de l’équipe de football du Caire Al Ahly, lequel avait été très actif dans le mouvement qui a conduit à la chute de Moubarak et après. A cette fin, des hommes armés de bâtons et de couteaux avaient pénétré dans le stade et ensuite les barrières de celui-ci furent fermées. Beaucoup de scénarios ont été évoqués à propos de cette provocation et toutes les forces de la bourgeoisie ont essayé de tirer parti de la situation. A la suite de ces événements, on a entendu des voix demander que l’armée donne le pouvoir aux civils. Cependant, ce serait de la naïveté de ne pas voir que le motif réel de la provocation était la lutte pour le pouvoir. Le mot d’ordre des Ultras Ahlawy qui ont pris la tête du mouvement de protestation violente contre la provocation a des intonations très antisystème : "Un crime a été commis contre la révolution et les révolutionnaires. Ce crime n’arrêtera pas ni n’intimidera les révolutionnaires". Cependant, les revendications de celui-ci sont restées limitées et n’ont pas rencontré de véritable écho dans d’autres parties de la classe ouvrière 21. Il y a eu des appels à la grève générale contre la répression brutale de la manifestation par l’armée et parmi les revendications avancées, il y avait celui-ci : "le Conseil Militaire doit démissionner et justice pour les martyrs d’Égypte". Cette situation, qui se reflétait aussi dans les mots d’ordre dans la rue, montrait que rien n’a changé pour la classe ouvrière.
En fait, ce mouvement s'est terminé dans la même confusion que les manifestations contre la prise des pouvoirs spéciaux par Morsi. Les protestations initiales contre Morsi, localisées essentiellement au Caire, fin 2012, ont été l’expression d’un mécontentement social largement répandu, tout autant que d’une méfiance profonde et grandissante vis-à-vis des solutions offertes par le nouveau gouvernement des Frères Musulmans. Mais les mouvements de protestation semblent avoir été dominés par l’opposition laïque, avec le danger que la classe ouvrière soit prise dans un conflit entre fractions bourgeoises rivales. La situation s’est encore compliquée avec la nouvelle de grèves dans le centre textile de Mahalla et d’une assemblée de masse qui déclarait "l’indépendance" de Mahalla vis-à-vis du régime des Frères Musulmans. Quelques rapports ont même parlé du "soviet de Mahalla". Mais ici, de nouveau, l’influence de l’opposition démocratique bourgeoise pouvait être perçue avec le chant de l’hymne national à la fin de l’assemblée, alors que l’appel à une "indépendance" symbolique reflétait un manque de perspective : les travailleurs qui combattent pour leurs propres revendications ont besoin avant tout de généraliser leur lutte aux autres ouvriers dans le reste du pays, pas de se retrancher derrière les murs du localisme. Néanmoins, la classe ouvrière en Égypte garde un grand potentiel de lutte et n’a subi aucune grande défaite de la part de ses ennemis de classe. Elle est loin d’avoir dit son dernier mot dans la situation.
Bien que nous ayons dit, au début de cet article, que nous n’allions pas aborder cette question en profondeur, nous ressentons néanmoins la nécessité de faire quelques commentaires sur la question de la révolution. La transformation sociale que nous appelons révolution n’est pas simplement un changement des gouvernements ou des régimes actuels, elle représente un changement complet à tous les niveaux de toute la structure économique, des moyens de production, lié à des changements des rapports de production et de la forme de propriété. Cela veut dire que la classe ouvrière affirme son pouvoir sous la forme de conseils ouvriers. Une telle transformation n’a cependant pas eu lieu à la suite des événements en Afrique du Nord. Ainsi, présenter ces mouvements comme des révolutions relève soit d’un manque de compréhension de ce qu’est la lutte du prolétariat soit traduit une approche idéologique bourgeoise de ce sujet.
Cela ne veut pas dire que ces mouvements n’ont pas eu de valeur pour la lutte de classe. Les événements en Afrique du Nord ont inspiré des centaines de milliers de prolétaires à travers le monde, de l’Espagne aux États-Unis, d’Israël à la Russie et de la Chine à la France. De plus, malgré toutes ses limitations, l’expérience de la lutte a été immensément importante pour la classe ouvrière en Égypte et en Tunisie.
Un des développements les plus significatifs des dernières années a été celui de conflits sociaux en Israël et en Palestine. Les manifestations de rue massives de l’été 2011 ont été la réponse à des problèmes sociaux tels que le logement ou les revendications par rapport à la vie quotidienne de plus en plus dure pour la majorité de la population israélienne, comme conséquence de l’économie de guerre et de la crise économique. Les manifestants s’identifiaient explicitement aux mouvements du monde arabe, criant des slogans comme "Moubarak, Assad, Netanyahu sont tous les mêmes" et réclamaient des logements accessibles pour les juifs et les arabes. En dépit des difficultés à poser la question épineuse de la guerre et de l’occupation, ce mouvement renfermait clairement des germes d’internationalisme 22. Il a eu un écho plus récemment avec les manifestations et les grèves contre l’augmentation du coût de la vie dans la bande de Gaza, où les travailleurs palestiniens, chômeurs, élèves et étudiants ont critiqué impitoyablement les autorités palestiniennes et se sont affrontés à la police palestinienne. Malgré toutes leurs faiblesses, ces mouvements ont réaffirmé que lutter sur un terrain social et de classe représente les prémisses de l’unification du prolétariat par-delà et contre les conflits impérialistes 23.
C’est plus une promesse pour le futur, le poids du nationalisme restant extrêmement fort et étant appelé à se renforcer parmi les populations israéliennes et palestiniennes du fait des récentes attaques militaires de Gaza. Ainsi, même si l'inspiration et l'expérience qui viennent de ces luttes sont en elles-mêmes de petites victoires, la situation concrète et immédiate du prolétariat en Afrique du Nord et au Moyen-Orient peut être décrite comme rien de moins que sinistre.
Des deux côtés du conflit entre le régime et l’opposition en Syrie, il y a des puissances bourgeoises locales mais aussi des puissances régionales et mondiales, avec leurs intérêts et leurs relations politiques. La réalité actuelle pousse les États-Unis, l’UE, Israël et la Turquie dans un camp, pendant que la Russie et la Chine semblent prendre position aux côtés de l’Iran et de l’Irak chiite. C’est la perspective générale mais toutes les forces en dehors de l’Iran et d’Israël peuvent changer d’attitude si leurs intérêts le requièrent. De plus, les ouvertures d’Israël à l’égard du gouvernement syrien montrent que même ces États peuvent être flexibles jusqu’à un certain point.
Cette description montre que les puissances régionales et mondiales se préparent à un conflit impérialiste sans merci. Ce qui arrive en Syrie aujourd’hui est à un niveau où les prolétaires se déchirent entre eux parce qu’ils sont divisés en sectes et ethnies. Il ne fait aucun doute que c’est la caractéristique que toutes les guerres vont prendre dans cette région. Par ailleurs, la formation d’un régime aux fortes tendances islamistes est plus que probable en Égypte et cela peut continuer à enflammer la situation dans la région et un autre virage peut se produire dans les forces bourgeoises en conflit. Néanmoins, alors que tous ces conflits qui ont lieu, ou vont avoir lieu, représentent la destruction pour la classe ouvrière, la potentialité reste intacte pour que soit détruit ce système parasite qui se nourrit de l’exploitation de la force de travail. La classe ouvrière a besoin d’une lutte internationale. C’est justement sur ce point que nous avons essayé de nous exprimer et de contribuer à la lutte de classe.
Ekrem (7 janvier 2013)
1 Voir l’article écrit par la section du CCI en Turquie à cette époque. https://en.internationalism.org/icconline/2011/04/middle-east-libya-egyp... [3]
2 Le Parti arabe socialiste Baas, le parti au pouvoir en Syrie, a de nombreuses sections dans différentes régions du monde arabe et plonge ses racines dans la scission intervenue en 1966 dans le mouvement Baas qui a donné naissance à une faction dirigée par la Syrie et une autre par l’Irak.
3 Aussi connus aussi sous le nom d’alaouites, chiites alwi et ansaris, une secte quelque peu non orthodoxe qui dérive de l’Islam chiite. Les chiites se réfèrent aux arabes qui ont suivi Ali, le cousin et gendre du prophète Mahomet, quatrième calife de l’Islam. La principale division dans l’Islam se situe entre les disciples d’Ali (le chiisme) et la majorité des musulmans qui suivirent Mouawia (les sunnites), le premier calife de la dynastie des Omeyyades.
4 Les trois équipes de la plus grande usine en Iran, l’usine de voiture Khodro, ont toutes fait une heure de grève pour protester contre la répression étatique.
5 Comme en 2011, le pétrole iranien a représenté environ 11 % des besoins énergétiques de la Chine, ce qui n’est pas négligeable, (de plus, il représente aussi environ 9 % des besoins en énergie du Japon. La Corée du Sud et l’Europe sont , ou étaient, aussi les plus grands importateurs) Voir https://www.energybulletin.net/stories/2012-01-19/sanctioning-iranian-oi... [4]
6 La Turquie a annexé la province du Hatay, y compris les villes d’Antakya (anciennement Antioche) et Iskenderun (Alexandrette) en 1938, précédemment syrienne, à la suite d’une série de manœuvres.
7 Partiya Karkeren Kurdistan, ou Parti Ouvrier du Kurdistan, un parti nationaliste kurde d’abord stalinien surtout actif en Turquie mais opérant aussi en Irak et au Kurdistan iranien.
8 Les dirigeants dynastiques du régime Baas en Syrie, la famille Assad, sont au pouvoir en Syrie depuis 1970. Hafez el Assad est resté au pouvoir jusqu’à sa mort en 2000 et son fils, Bachar el Assad, qui est encore au pouvoir lui a succédé.
9 P.sdfootnote-western { font-family: "Times New Roman",serif; font-size: 10pt; }P.sdfootnote-cjk { font-family: "Times New Roman",serif; font-size: 10pt; }P.sdfootnote-ctl { font-family: "Times New Roman",serif; font-size: 10pt; }P { margin-bottom: 0cm; direction: ltr; color: rgb(0, 0, 0); widows: 2; orphans: 2; }P.western { font-family: "Times New Roman",serif; font-size: 12pt; font-weight: bold; }P.cjk { font-family: "Times New Roman",serif; font-size: 12pt; font-weight: bold; }P.ctl { font-family: "Times New Roman",serif; font-size: 12pt; font-weight: bold; }A:link { color: rgb(0, 0, 255); } Une réunion des pays "amis de Syrie" pour soutenir l’opposition à Assad et à laquelle participèrent des représentants de celle-ci.
10 Un des plus vieux et plus grands mouvements politiques islamiste sunnite du monde : les Frères Musulmans ont été fondés en Egypte en 1928 en tant que parti fasciste. Aujourd’hui, les Frères Musulmans sont une partie modérée et libérale du mouvement islamique qui n’est interdit ni aux États-Unis ni en Grande Bretagne. L’organisation a été très populaire avec son mélange de charité et d’activisme populiste, elle existe dans tout le monde arabe et dans plusieurs autres pays occidentaux et en Afrique.
11 Un parti "musulman démocratique" populiste de centre-droit, comparable aux partis démocrates-chrétiens d’Europe.
12 Le Premier Ministre turc Erdogan a quitté le sommet de Davos en 2009, après avoir interrompu le modérateur en répétant sans cesse : "une minute", pour pouvoir s’exprimer contre l’israélien Shimon Peres.
13 Lire l'article en turc https://tr.internationalism.org/ekaonline-2000s/ekaonline-2011/kuzey-afr... [5]
17 En mars 2006, pendant un match de football chaotique, une émeute s’est déclenchée quand quelques personnes ont commencé à agiter des drapeaux des kurdes séparatistes, saluant Barzani et Talabani, transformant le match en conflit politique. L’ameute a dépassé les grilles du stade et des armes furent utilisées contre la police et les civils non kurdes. Par la suite, au moins 30 kurdes furent tués et le service de sécurité reprit la ville.
18 Massoud Barzani est aussi le chef du Parti Démocrate du Kurdistan (PDK) et le fils de Moullah Barzani, leader de la guérilla peshmerga nationaliste kurde et précédent président du PDK,.
19 Partiya Yekîtiya Démocrate, ou Parti de l’Unité et de la Démocratie, un parti politique syrien kurde affilié au Parti Ouvrier Kurde (PKK)
20 Bien que reconnu internationalement comme territoire syrien, le plateau du Golan a été occupé et administré par Israël depuis la guerre israélo-arabe de 1967.
Nous poursuivons ici la rubrique sur la vague révolutionnaire mondiale de 1917-23 que nous avions commencée dans la Revue internationale no 139 1.
Nous nous donnions comme objectif "d’apporter, en continuité avec les nombreuses contributions que nous avons déjà faites, un essai de reconstitution de cette époque selon les témoignages et les récits des protagonistes eux-mêmes. Nous avons consacré de nombreuses pages à la révolution en Russie et en Allemagne. De ce fait, nous publierons des travaux sur des expériences moins connues en divers pays avec, pour objectif, de donner une perspective mondiale. Quand on se penche un peu sur cette époque, on est étonné par le nombre de luttes qui l'ont traversée, par l'ampleur de l'écho de la révolution de 1917."
Entre 1914 et 1923, le monde a connu la première manifestation de la décadence du système capitaliste qui a pris la forme d’une guerre mondiale embrasant l’Europe entière, avec des répercussions dans le monde entier, provoquant quelque vingt millions de morts. Et cette tuerie aveugle s’acheva non par la volonté des gouvernants, mais à cause d'une vague révolutionnaire du prolétariat mondial auquel se rallièrent bon nombre d’exploités et d’opprimés de par le monde, et dont le fer de lance se trouva être la Révolution russe de 1917.
Nous sommes en train de vivre aujourd’hui une nouvelle manifestation de la décadence capitaliste. Elle prend cette fois la forme du gigantesque cataclysme de la crise économique (aggravée par une forte crise de l’environnement, la multiplication des guerres impérialistes locales et une dégradation morale alarmante). Dans bon nombre de pays 2, nous voyons se dresser, contre les effets de celle-ci, les premières tentatives de riposte, encore très limitées, du prolétariat et des opprimés. Il est indispensable de tirer les leçons de cette première vague révolutionnaire (1917-23), pour dégager les points communs et les différences avec la situation actuelle. Les luttes futures seront bien plus puissantes si elles sont à même d’assimiler les leçons de cette expérience.
L’agitation révolutionnaire qui ébranla le Brésil entre 1917 et 1919 constitue, avec les mouvements en Argentine de 1919, l’expression la plus importante en Amérique du Sud de la vague révolutionnaire mondiale concomitante avec la Révolution russe.
Cette agitation fut le fruit tant de la situation au Brésil que de la situation internationale, la guerre et particulièrement la solidarité avec les ouvriers russes et les tentatives de suivre leur exemple. Elle n'a pas surgi du néant, le Brésil ayant aussi été le théâtre de la maturation des conditions objectives et subjectives au cours des vingt années précédentes. L’objet de cet article est d’analyser cette maturation et l’éclosion des événements qui se succédèrent entre 1917 et 1919 dans le sous-continent brésilien. Nous n’avons pas la prétention de tirer des conclusions définitives et restons ouverts au débat qui permettra de préciser les questions, les faits et les analyses, sachant qu'il existe réellement peu de documents sur cette époque. Ceux que nous avons pu utiliser seront référencés en notes.
L’évolution de la situation mondiale au cours de la première décennie du xxe siècle se fait ressentir sur trois plans :
– la longue période d’apogée du capitalisme touche à sa fin. Pour reprendre les termes de Rosa Luxemburg, nous sommes déjà "sur l'autre versant de la montagne, au-delà de l'apogée de la société capitaliste" 3 ;
– l’éclosion de l’impérialisme comme expression de l’affrontement croissant entre les différentes puissances capitalistes dont les ambitions se heurtent aux limites d’un marché mondial complètement partagé, inégalement, entre elles et dont l'issue, selon la logique capitaliste, ne pouvait qu'être une guerre généralisée ;
– l’explosion de luttes ouvrières sous de nouvelles formes et tendances, qui expriment le besoin de répondre à cette nouvelle situation : c’est la période de l’apparition de la grève de masse dont l’expression majeure fut la Révolution russe de 1905.
Dans ce contexte, quelle était la situation au Brésil ? Nous ne pouvons développer ici une analyse de la formation du capitalisme dans ce pays. Sous la domination portugaise se développa, à partir du xvie siècle, une puissante économie d’exportation, basée en premier lieu sur l'extraction du "Pau-brasil" 4 puis sur la culture de la canne à sucre dès le début du xviie siècle. Il s’agissait d’une extraction/production esclavagiste, la tentative d’exploitation des Indiens ayant rapidement échoué ce qui favorisa, dès le xviie siècle, l’importation de millions d’Africains. Après l’Indépendance (1822), pendant le dernier tiers du xixe siècle, le sucre fut détrôné par le café et le caoutchouc comme principal produit d'exportation, accélérant le développement du capitalisme et provoquant une immigration massive de travailleurs venant d’Italie, d’Espagne, d’Allemagne, etc. Ceux-ci constituaient la main-d’œuvre nécessaire à l’industrie qui commençait à prendre son essor, et ils étaient aussi envoyés coloniser ce vaste territoire en grande partie inexploré.
Une des premières manifestations du prolétariat urbain eut lieu en 1798, avec la fameuse "Conjura Bahiana" 5 : menée surtout par des tailleurs, cette rébellion réclamait, outre la satisfaction de revendications corporatives, l’abolition de l’esclavage et l’indépendance du Brésil. Tout au long du xixe siècle, de petits noyaux prolétariens impulsent la lutte pour la République 6 et l’abolition de l’esclavage ; il s’agit bien sûr de revendications dans le cadre capitaliste, qui impulsent son développement et préparent ainsi les conditions de la future révolution prolétarienne.
La vague d’immigration de la fin du siècle modifia notablement la composition du prolétariat au Brésil 7. En riposte à des conditions de travail insoutenables – journées de 12 à 14 heures, salaires de famine, logements inhumains 8, mesures disciplinaires incluant les châtiments corporels – commencent à surgir des grèves à partir de 1903, les plus significatives étant celles de Rio (1903) et de Santos (le port de São Paulo) en 1905, qui s’étendit spontanément et se transforma en grève générale.
La Révolution russe de 1905 provoqua une grande impression : le Premier mai 1906, une grande quantité de meetings lui furent consacrés. À São Paulo eut lieu une réunion massive dans un théâtre, à Rio une manifestation sur une place publique, à Santos une réunion de solidarité avec les révolutionnaires russes.
C’est à cette même époque que commencèrent à se réunir entre elles les minorités révolutionnaires, composées essentiellement d’immigrants. Ces réunions donneront naissance en 1908 à la fondation de la Confederação Operária Brasileira (COB – Confédération Ouvrière Brésilienne), qui regroupait les organisations de Rio et São Paulo et était fortement marquée par l’anarchosyndicalisme, s’inspirant de la CGT française 9. La COB proposa la célébration du Premier Mai, réalisa un important travail de culture populaire (essentiellement sur l’art, la pédagogie et la littérature) et organisa une campagne énergique contre l’alcoolisme qui faisait des ravages parmi les travailleurs.
En 1907, la COB mobilisa les travailleurs pour la journée de huit heures. Les grèves se multiplièrent à partir de mai dans la région de São Paulo. Les mobilisations furent un succès : les tailleurs de pierre et les menuisiers obtinrent une réduction de la journée de travail. Mais cette vague de luttes reflua rapidement, comme conséquence à la fois de la défaite des dockers de Santos (qui demandaient la journée de 10 heures), de l’entrée dans une phase de récession de l’économie à la fin de 1907 et de la répression policière omniprésente qui remplissait littéralement les prisons d’ouvriers grévistes et expulsait les immigrés actifs.
Le recul des luttes ouvertes n’impliqua pas le recul des minorités les plus conscientes, qui se consacrèrent alors au débat sur les principales questions qui se discutaient en Europe : la grève générale, le syndicalisme-révolutionnaire, les causes du réformisme… La COB qui les regroupait entreprit des actions d’orientation internationaliste. Elle mena une campagne contre la guerre entre le Brésil et l’Argentine et se mobilisa aussi contre la condamnation à mort par le gouvernement espagnol de Ferrer Guardia 10.
Le déclenchement de la Première Guerre mondiale en août 1914 provoqua une forte mobilisation de la COB avec les anarchistes à sa tête. La Fédération ouvrière de Rio de Janeiro créa en mars 1915 une Commission populaire d’agitation contre la guerre, tandis qu’à São Paulo se créait une Commission internationale contre la guerre. Dans les deux villes s’organisèrent, le Premier Mai 1915, des manifestations contre la guerre au cours desquelles fut acclamée l’Internationale des travailleurs.
Les anarchistes brésiliens tentèrent d’envoyer des délégués à un Congrès contre la guerre qui devait se tenir en Espagne 11 et, suite à l'échec de cette tentative, organisèrent en octobre 1915 un Congrès international pour la paix qui se tint à Rio de Janeiro.
À ce Congrès participèrent des anarchistes, des socialistes, des syndicalistes et des militants d’Argentine, d’Uruguay et du Chili. Un manifeste dirigé vers le prolétariat d’Europe et d’Amérique fut adopté, qui appelait à "abattre les bandes de potentats et d’assassins qui maintiennent le peuple dans l’esclavage et la souffrance" 12. Cet appel ne pouvait être mis en pratique que par le prolétariat, puisque lui seul "pouvait mener une action décisive contre la guerre, car c’est lui qui fournit les éléments nécessaires à tout conflit guerrier, en fabriquant les instruments de destruction et de mort et en fournissant l’élément humain qui va servir de chair à canon" (idem). Le Congrès décida de mener une propagande systématique contre le nationalisme, le militarisme et le capitalisme.
Ces efforts furent étouffés par l’agitation patriotique déclenchée en faveur de l’engagement du Brésil dans la guerre. De nombreux jeunes de toutes les classes sociales s’engagèrent volontairement dans l’armée, dans un climat de défense nationale qui rendait les positionnements internationalistes ou simplement critiques très difficiles, se heurtant à la répression énergique de groupes de volontaires patriotes qui n’hésitaient pas à faire usage de la violence. L’année 1916 fut très dure pour le prolétariat et les internationalistes, qui se retrouvèrent isolés et harcelés.
Cette situation ne dura cependant pas longtemps. Les industries s’étaient développées particulièrement dans la région de São Paulo, profitant du commerce lucratif que permettait l’approvisionnement de tout type de marchandises aux belligérants. Mais cette prospérité n’avait guère de répercussions positives sur la masse ouvrière. Il était plus qu’évident qu’il existait deux São Paulo : l’un, minoritaire, fait de maisons luxueuses et de rues jouissant de toutes les inventions importées de l’Europe "Belle époque", l’autre majoritaire faite de quartiers insalubres suintant la misère.
Comme il fallait faire vite pour tirer le maximum de bénéfices de la situation, les patrons augmentèrent brutalement la pression sur les travailleurs : "Au Brésil, le mécontentement croissait à cause des conditions abusives de travail dans les usines, semblables à celles du début de la révolution industrielle en Grande Bretagne : journées de 14 heures, sans vacances, sans jours de repos rémunérés durant la semaine, les ouvriers mangeaient à côté des machines ; les salaires étaient insuffisants et la paye irrégulière ; il n’existait pas d’assistance sociale ou de santé ; les réunions et l’organisation des ouvriers étaient interdites ; ces derniers n’avaient aucun droit et il n’existait pas d’indemnisation pour les accidents du travail" 13. Pour comble, une forte inflation fît ressentir ses effets, en particulier sur les produits de première nécessité. Tout ceci favorisa le développement de l’indignation et du mécontentement, stimulés par les informations qui commençaient à arriver d’Europe sur la Révolution de février en Russie. En mai éclatent plusieurs grèves à Rio, en particulier celle de l’usine textile de Corcovado. Le 11 mai, 2500 personnes parviennent à se réunir dans la rue, dans l’intention de se diriger vers l’usine pour manifester leur solidarité, malgré l’interdiction expresse des réunions ouvrières décidée quelques jours auparavant par le chef de la police. La police s’interpose devant la manifestation et de violents affrontements se déclenchent.
Début juillet éclate une grève massive dans la région de São Paulo, qui sera connue sous le nom de "la Commune de São Paulo". Elle trouve son origine dans l’intolérable coût de la vie et, surtout, dans le rejet de la guerre : dans plusieurs usines, les patrons avaient imposé une "contribution patriotique", impôt sur le salaire pour soutenir l’Italie. Cet impôt est rejeté par les ouvriers de l’usine textile Cotonificio Crespi, qui réclament une augmentation de 25 %. La grève s’étend comme une traînée de poudre aux quartiers industriels de São Paulo : Mooca, Bras, Ipiranga, Cambuci… Plus de 20 000 travailleurs sont en grève. Un groupe de femmes rédige un tract qu’elles distribuent parmi les soldats, dans lequel on peut lire : "Vous ne devez pas persécuter vos frères de misère. Vous faites aussi partie de la masse populaire. La faim règne dans nos foyers et nos enfants demandent du pain. Les patrons comptent sur les armes qu’ils vous ont confiées pour étouffer nos revendications".
Une brèche sembla s’ouvrir début juillet dans le front ouvrier : les travailleurs de Nami Jaffet acceptèrent de rentrer au travail avec une augmentation de 20 %. Mais dans les jours suivants des incidents favorisèrent la poursuite de la grève : le 8 juillet, une foule d’ouvriers rassemblés devant les portes de Cotonificio Crespi alla prêter main-forte à deux mineurs qui allaient être arrêtés par une patrouille de soldats. La police vint à la rescousse de ces derniers et une bataille de positions s’ensuivit. Le jour suivant vit de nouveaux affrontements aux portes de l’usine de bières Antartica. Après avoir débordé la police, les ouvriers se dirigèrent vers l’usine textile Mariángela et parvinrent à faire débrayer ses employés. De nouveaux incidents se produisirent les jours suivants ainsi que de nouveaux débrayages qui vinrent grossir les rangs des grévistes.
La nouvelle d’un ouvrier battu à mort par la police courut le 11 juillet. C’était la goutte qui fit déborder le vase : "… la nouvelle du décès de l’ouvrier assassiné à proximité d’une usine de tissus à Bras fut vécue comme un défi jeté à la dignité du prolétariat. Elle eut l’effet d’une violente décharge émotionnelle qui secoua toutes les énergies. L’enterrement de la victime donna lieu à une des plus impressionnantes démonstrations populaires à Sao Paulo" 14. Une manifestation de deuil impressionnante s’ensuivit, regroupant plus de cinquante mille personnes. Après l’enterrement, la foule se divisa en deux cortèges, l’un se dirigeant vers la maison du travailleur assassiné, à Bras, où se tint une assemblée au terme de laquelle la foule assaillit une boulangerie. La nouvelle fusa comme une traînée de poudre et de nombreux magasins d’alimentation furent pillés dans de nombreux quartiers.
L’autre cortège se dirigea vers la Praça da Se où plusieurs orateurs prirent la parole pour encourager à la poursuite de la lutte. Les assistants décidèrent de s’organiser en plusieurs cortèges qui se dirigèrent vers les quartiers industriels, où ils firent débrayer plusieurs entreprises et parvinrent à convaincre les travailleurs de Nami Jaffet de se remettre en grève.
La détermination comme l’unité des ouvriers grandit spectaculairement : dans la nuit du 11 au 12 et durant toute la journée se tinrent des assemblées dans les quartiers ouvriers, avec la participation très déterminée des anarchistes, au cours desquelles fût décidée la formation de Ligues ouvrières. Le 12, l’usine à gaz se mit en grève et les tramways cessèrent de fonctionner. Malgré l’occupation militaire, la ville était entre les mains des grévistes.
Les grévistes maîtrisaient la situation dans "l’autre São Paulo", la police et l’armée ne pouvaient y entrer, harcelées par la multitude qui occupait des barricades à tous les points stratégiques, où se produisirent de violents affrontements. Les transports et l’approvisionnement étant paralysés, ce furent les grévistes qui organisèrent la fourniture en aliments, en donnant la priorité aux hôpitaux et aux familles ouvrières. Des patrouilles ouvrières furent organisées pour éviter vols et pillages et pour alerter les habitants des incursions de la police ou de l’armée.
Les Ligues ouvrières de quartier, avec des délégués élus par un certain nombre d'usines en lutte et des membres des sections de la COB, tinrent des réunions pour unifier les revendications, ce qui aboutit, le 14, à la formation d’un Comité de défense prolétarienne qui proposa onze revendications, les principales étant la liberté pour tous les emprisonnés et une augmentation de 35 % pour les bas salaires et 25 % pour les autres. Un secteur influent du patronat comprit que la répression ne suffirait pas et qu’il fallait faire quelques concessions. Un groupe de journalistes s’offrit pour servir de médiateurs auprès du gouvernement. Le même jour se tint une assemblée générale qui réunit plus de 50 000 participants qui arrivèrent en cortèges massifs dans l’ancien hippodrome de Mooca. Au cours de celle-ci il fut décidé de reprendre le travail si les revendications étaient acceptées. Les 15 et 16 se tinrent de nombreuses réunions entre les journalistes et le gouvernement, ainsi qu’avec un comité qui réunissait les principaux employeurs. Ces derniers acceptèrent une augmentation générale de 20 % et le gouverneur ordonna la mise en liberté immédiate de tous les prisonniers. Le 16, de nombreuses assemblées votèrent la reprise du travail. Une manifestation gigantesque qui regroupa 80 000 personnes célébra ce qui était considéré comme une grande victoire. Quelques grèves isolées éclatèrent çà et là en juillet-août pour forcer les patrons récalcitrants à appliquer les accords.
La grève de São Paulo provoqua la solidarité immédiate dans les industries de l'État du Rio Grande do Sul et de la ville de Curitiba où eurent lieu des manifestations massives. L’onde de choc solidaire tarda cependant à arriver à Rio. Mais une usine de meubles fut paralysée par la grève le 18 juillet – quand la lutte était déjà finie à São Paulo – et peu à peu s’étendit à d’autres entreprises, de telle sorte que le 23 juillet, on pouvait compter 70 000 grévistes dans différents secteurs. Affolée, la bourgeoisie déclencha une répression violente : charges de police contre les manifestants, arrestations, fermeture de locaux ouvriers. Elle dût cependant faire quelques concessions, qui mirent fin à la grève le 2 août.
Bien qu’elle ne fût pas parvenue à s’étendre, la Commune de São Paulo eut un écho important dans tout le Brésil. La première chose remarquable, c’est qu’elle revêtit pleinement les caractéristiques que Rosa Luxemburg avait dégagées de la Révolution Russe de 1905 qui définissent la nouvelle forme que prend la lutte ouvrière dans la décadence du capitalisme. Elle n’avait pas été préalablement préparée par une organisation mais fut le produit d’une maturation de la conscience, de la solidarité, de l’indignation, de la combativité dans les rangs ouvriers ; elle avait créé, à travers son propre mouvement, son organisation directe de masse et, sans perdre son aspect économique, avait développé rapidement son caractère politique avec l'affirmation du prolétariat comme classe qui s’affronte ouvertement à l’État. "Nul ne peut affirmer que la grève générale de juillet 1917 avait été préparée, organisée suivant les schémas classiques des délégués des syndicats et de la Fédération ouvrière. Elle fut le produit direct du désespoir dans lequel était plongé le prolétariat de Sao Paulo, soumis à des salaires de famine et à un travail exténuant. L’état de siège était permanent, les associations ouvrières fermées par la police, les locaux fermés et la surveillance des éléments considérés comme "agitateurs dangereux pour l’ordre public" était sévère et permanente" 15.
Comme nous le verrons plus loin, le prolétariat brésilien, encouragé par le triomphe de la Révolution d’Octobre, se lancera dans de nouvelles luttes ; la Commune de São Paulo fut cependant le moment culminant de sa participation à la vague révolutionnaire mondiale de 1917-23. Elle ne surgit pas directement sous l’impulsion de la Révolution d’Octobre, elle contribua plutôt à créer les conditions mondiales qui la préparèrent. Entre juillet et septembre 1917, nous voyons non seulement la Commune de São Paulo mais aussi la grève générale en août en Espagne, des grèves massives et des mutineries de soldats en Allemagne en septembre, événements qui pousseront Lénine à insister sur la nécessité pour le prolétariat de prendre le pouvoir en Russie puisque "Il est hors de doute que la fin de septembre nous a apporté le tournant le plus grand de l'histoire de la révolution russe et, selon toutes les apparences, de l'histoire de la révolution mondiale" 16.
Pour revenir à la situation au Brésil, la bourgeoisie semblait bien décidée à participer à la guerre mondiale malgré l’agitation sociale. Non pas qu’elle eût des intérêts économiques ou stratégiques directs, mais pour compter pour quelque chose dans le concert impérialiste mondial, pour donner une impression de puissance et se faire respecter par le reste des vautours nationaux. Elle misa pour le camp qu’on devinait vainqueur – celui de l’Entente (France et Grande-Bretagne), qui achevait de bénéficier de l’appui décisif des États-Unis – et profita du bombardement d’un navire brésilien par un vaisseau allemand pour déclarer la guerre à l’Allemagne.
La guerre a besoin de l’abrutissement de la population, que celle-ci soit convertie en populace agissant irrationnellement. Dans ce but, des Comités patriotiques furent créés dans toutes les régions. Le Président de la République, Venceslau Brás, intervint en personne pour faire cesser la grève d’une usine textile de Rio. Quelques syndicats collaborèrent, organisant des "bataillons patriotiques" pour mobiliser dans la guerre. L’Église déclara que la guerre était une "Sainte Croisade" et ses évêques se répandirent en homélies enflammées d’ardeur patriotique. Toutes les organisations ouvrières furent déclarées hors-la-loi, leurs locaux fermés, livrées à de féroces et incessantes campagnes de presse les traitant "d’étrangers sans cœur", de "fanatiques de l’internationalisme allemand" et autres mots doux.
L’impact de cette violente campagne nationaliste fut limité, car il se vit rapidement contrecarré par l’éclatement de la Révolution russe, laquelle provoqua un choc électrisant pour de nombreux ouvriers brésiliens, particulièrement pour les groupes anarchistes qui assumèrent la défense de la Révolution russe et des bolcheviks avec le plus d’enthousiasme. L’un d’eux, Astrogildo Pereira, regroupa ses écrits dans un opuscule publié en février 1918 – A Revolução Russa e a Imprensa –, où il défendait que "les maximalistes 17 russes ne se sont pas appropriés la Russie. Ils sont l’immense majorité du peuple russe, le seul réel et naturel maître de la Russie. Kerenski et sa bande s’étaient indûment approprié du pays". Cet auteur défendait aussi que la Révolution russe "est une révolution libertaire qui ouvre la voie à l’anarchisme" 18.
La Révolution de 1917 provoqua un puissant "effet d’appel", plus au niveau de la maturation de la conscience que par l’explosion de nouvelles luttes. Le recul inévitable après la Commune de São Paulo, le constat des maigres améliorations obtenues malgré la puissance des forces engagées, à quoi s’ajoutait la pression idéologique patriotique qui accompagnait la mobilisation pour la guerre, avaient provoqué une certaine désorientation et un questionnement stimulé et accéléré par les informations sur la Révolution russe.
Le processus de "maturation souterraine" – les ouvriers semblaient passifs quand en réalité ils étaient agités par un courant de doutes, de questions et de réponses – aboutit à un mouvement de luttes. En août 1918 éclata la grève de Cantareira (compagnie qui assurait la navigation entre Rio et Niteroi). L’entreprise avait augmenté les salaires des seuls employés terrestres au mois de juillet. Se sentant discriminé, le personnel maritime se déclara en grève. Des manifestations de solidarité intervinrent rapidement, principalement à Niteroi. La police à cheval dispersa la foule la nuit du 6 août. Le 7, les soldats du 58e bataillon de chasseurs de l’armée, envoyés à Niteroi, fraternisèrent avec les manifestants et s’affrontèrent aux forces conjointes de la police et d’autres unités de l’armée. De graves affrontement se produisirent, qui se soldèrent par deux morts : un soldat du 58e Bataillon et un civil. Niteroi fut envahi par de nouvelles troupes qui parvinrent à rétablir l’ordre. Les morts furent enterrés le 8, une énorme foule défila pacifiquement. La grève s’acheva le 9.
L’enthousiasme suscité par la Révolution russe, le développement des luttes revendicatives, la mutinerie d’un bataillon de l’armée, constituaient-ils une base suffisante pour se lancer dans la lutte révolutionnaire insurrectionnelle ? Un groupe de révolutionnaires de Rio donna à cette question une réponse affirmative et il commença à préparer l’insurrection. Analysons les faits.
En novembre 1918 avait eu lieu à Rio de Janeiro une grève pratiquement générale exigeant la journée de huit heures. Le gouvernement avait dramatisé la situation en affirmant que ce mouvement était une "tentative insurrectionnelle". Il est certain que la dynamique donnée par la Révolution russe et le soulagement et la joie provoqués par la fin de la guerre mondiale animaient le mouvement. Il est certain qu’en dernière instance, tout mouvement prolétarien tend à faire rejoindre l’aspect revendicatif et l’aspect révolutionnaire. Cependant, la lutte de Rio ne s’était pas étendue à tout le pays, elle ne s’était pas auto-organisée, elle ne mettait pas en évidence une conscience révolutionnaire. Mais quelques groupes de Rio crurent venu le moment de l’assaut révolutionnaire. Un autre facteur venait chauffer les esprits : une des plus graves séquelles de la guerre mondiale fut une épouvantable épidémie de grippe espagnole 19 qui finit par envahir le Brésil, à tel point que le Président de la République élu, Rodrigues Alves, y succomba avant son investiture et dut être remplacé par le vice-président.
Un Conseil qui prétendait organiser l’insurrection se constitua à Rio de Janeiro, sans même se coordonner avec les autres grands centres industriels. Y participaient des anarchistes ainsi que des leaders ouvriers de l’industrie textile, des journalistes, des avocats et quelques militaires également. L’un d’entre eux, le lieutenant Jorge Elías Ajus, n’était en fin de comptes qu’un espion qui informait les autorités des activités du Conseil.
Le Conseil tint plusieurs réunions, au cours desquelles les tâches furent distribuées aux ouvriers des usines et des districts : prise du palais présidentiel, occupation des dépôts d’armement et de munitions de l’Intendance de guerre, assaut de la cartoucherie de Raelengo, attaque de la préfecture de police, occupation de l’usine électrique et de la centrale téléphonique. Vingt mille travailleurs étaient prévus dans cette action, qui devait se réaliser le 18.
Le 17 novembre, Ajus fit un coup de théâtre : "Il déclara que n’étant pas de service le 18, il ne pourrait coopérer au mouvement, demandant que la date de l’insurrection soit ajournée au 20" 20. Les organisateurs furent déstabilisés mais, après beaucoup d’hésitations, décidèrent de poursuivre ce qui avait été décidé. Mais lors d’une ultime réunion qui se tint le 18 en début d’après-midi, la police envahit les lieux et arrêta la majorité des dirigeants.
Le 18, la grève éclata dans l’industrie textile et dans la métallurgie, mais ne s’étendit pas aux autres secteurs et les tracts qui circulèrent dans les casernes appelant les soldats à se mutiner ne causèrent que peu d’effets. L’appel à constituer des "Comités d’ouvriers et de soldats" fut un échec, tant dans les usines que dans les casernes.
Un grand rassemblement avait été prévu au Campo de San Cristobal, qui devait être le point de départ de colonnes chargées d’occuper des édifices gouvernementaux ou stratégiques. Les participants ne dépassèrent pas le millier et ils furent rapidement encerclés par les troupes de la police et de l’armée. Le reste des actions prévues ne fut même pas engagé, et la tentative de dynamiter deux tours électriques échoua le 19.
Le gouvernement emprisonna des centaines d’ouvriers, ferma les locaux syndicaux et interdit toute manifestation ou rassemblement. La grève commença à refluer le 19, et la police et l’armée entrèrent systématiquement dans toutes les usines en grève pour obliger à la pointe de l’épée les travailleurs à reprendre le travail. Quelques actes de résistance se soldèrent par la mort de trois ouvriers. Le 25 novembre, l’ordre régnait dans la région.
Malgré ce fiasco, des braises de combativité et de conscience ouvrières étaient encore ardentes. La Révolution prolétarienne en Hongrie et le triomphe de la Commune révolutionnaire de Bavière insufflèrent un grand enthousiasme. De gigantesques manifestations eurent lieu dans de nombreuses villes le Premier Mai. A Rio, São Paulo et Salvador da Bahia, des résolutions furent votées dans le sens de soutenir la lutte révolutionnaire en Hongrie, en Bavière et en Russie.
En avril 1919, l’augmentation constante des prix provoqua une grande agitation ouvrière dans de nombreuses usines de São Paulo et de la région, à San Bernardo do Campo, et dans d'autres comme Campinas et Santos. Des grèves partielles éclataient ici ou là, formulant des listes de revendications, mais l’événement le plus notable fut la tenue d’assemblées générales et leur décision d’élire des délégués pour établir une coordination, ce qui aboutit à la constitution d’un Conseil général d’ouvriers qui organisa la manifestation du Premier Mai et formula une série de revendications : journée de huit heures, augmentation des salaires indexés à l’inflation, interdiction du travail des enfants de moins de 14 ans et du travail de nuit pour les femmes, réduction du prix des marchandises de première nécessité et des loyers. La 4 mai, la grève devint générale.
La riposte du Gouvernement et des capitalistes se fit sur deux plans : d’un côté la répression féroce pour empêcher les manifestations et les regroupements tout en persécutant les ouvriers considérés comme les dirigeants, qui étaient emprisonnés sans jugement et déportés dans des régions lointaines du Brésil. De l’autre, les patrons et le gouvernement se montrèrent réceptifs aux revendications et, à petite dose, en semant toutes les divisions possibles, ils augmentèrent les salaires par-ci, ils réduisirent la journée de travail par là, etc.
Cette tactique eut du succès. La grève s’acheva ainsi le 6 mai aux faïenceries de Santa Catalina, avec la promesse de la journée de huit heures, la suppression du travail des enfants et une augmentation de salaire. Les travailleurs portuaires de Santos reprirent le travail le 7. Le 17, ce fut le tour de la Compagnie nationale de tissus de Yute. La question de la nécessité d’une attitude unitaire ne fut à aucun moment posée (ne pas reprendre le travail si les revendications n’étaient pas accordées à tous), pas plus que la possibilité d’étendre le mouvement à Rio, alors que dans cette ville avaient éclaté de nombreuses grèves depuis la mi-mai, adoptant la même plate-forme revendicative. Une fois la paix sociale rétablie dans la région de São Paulo, les grèves dans les États de Rio, Bahía et la ville de Recife, malgré leur massivité, furent finalement étouffées par la même tactique combinant des concessions mesurées et la répression sélective. Une grève massive à Porto Alegre en septembre 1919, qui partit de la compagnie électrique Light & Power en réclamant une augmentation de salaires et une réduction d’horaires, provoqua la solidarité des boulangers, des conducteurs, des travailleurs du téléphone, etc. La bourgeoisie eut alors recours à la provocation – des bombes firent sauter quelques installations de la compagnie électrique et la maison d’un briseur de grève – pour interdire les manifestations et les assemblées. Le 7 septembre, une manifestation massive place Montevideo fut attaqué par la police et l’armée, provoquant un mort parmi les manifestants. Le lendemain, de nombreux grévistes furent arrêtés par la police et les locaux syndicaux furent fermés. La grève s’acheva le 11, sans avoir obtenu satisfaction à la moindre revendication.
L’épuisement, l’absence d’une claire perspective révolutionnaire, les concessions obtenues dans bon nombre de secteurs, provoquèrent un reflux général. Le gouvernement durcit alors la répression, lançant une nouvelle vague d’arrestations et de déportations, fermant les locaux ouvriers, favorisant les licenciements disciplinaires. Le Parlement approuva de nouvelles lois répressives : il suffisait d’une provocation, l’explosion d’une bombe chez des militants connus ou dans un lieu fréquenté, pour déclencher l’application des lois répressives. Une tentative de grève générale en novembre 1919 à São Paulo échoua lamentablement, et le gouvernement mit à profit cet événement pour lancer un nouveau coup de filet, emprisonnant tous ceux qui pouvaient être considérés comme des leaders, qui furent cruellement torturés à Santos et à São Paulo avant d’être déportés.
La combativité ouvrière et le mécontentement général connurent cependant leur chant du cygne en mars 1920 : la grève de Leopoldina Railways à Rio et celle de Mogiana dans la région de Sao Paulo.
La première se déclencha le 7 mars à partir d’une plate-forme revendicative, à laquelle la compagnie répondit en utilisant les employés du public comme "jaunes". Les travailleurs firent des appels à la solidarité en sortant tous les jours dans la rue. Le 24 commença une première vague de grèves de soutien : métallurgistes, taxis, boulangers, tailleurs, bâtiment… Une grande assemblée se tint où un appel fut lancé à ce que "toutes les classes ouvrières présentent leurs propres plaintes et revendications". Ils furent rejoints le 25 par les travailleurs de l’industrie textile. Il y eut également une grève solidaire dans les transports à Salvador et dans des villes de l'État du Minas Gerais.
Le gouvernement riposta par une répression violente qui, le 26 mars, jeta plus de 3000 grévistes dans les prisons. Celles-ci étaient tellement pleines qu’il fallut utiliser les locaux des entrepôts du port pour enfermer les ouvriers.
Le mouvement commença à refluer le 28, avec la reprise du travail des ouvriers de l’industrie textile. Les syndicalistes réformistes servirent de "médiateurs" pour que les entreprises réembauchent les "bons ouvriers" qui avaient "au moins cinq ans d’ancienneté". Ce fut une débandade dans les rangs ouvriers et, le 30, la lutte était terminée sans avoir obtenu la moindre revendication.
La seconde, qui commença sur la ligne ferroviaire du nord de São Paulo, dura du 20 mars au 5 avril, recevant la solidarité de la Federação Operária de São Paulo qui décréta une grève générale suivie partiellement dans l’industrie textile. Les grévistes occupèrent des gares, tentant d’expliquer leur lutte aux voyageurs, mais le gouvernement régional se montra intraitable. Les gares occupées furent attaquées par les troupes, provoquant de nombreux affrontements violents, en particulier à Casa Branca où furent tués quatre ouvriers. Une violente campagne de presse fut orchestrée contre les grévistes pour accompagner cette répression sauvage, soldée par de nombreuses arrestations et déportations non seulement d’ouvriers mais aussi de leurs femmes et enfants. Hommes, femmes et enfants étaient enfermés dans des casernes où de cruels châtiments corporels leurs étaient infligés.
Les mouvements au Brésil entre 1917 et 1920 font indiscutablement partie de la vague révolutionnaire de 17-23 et ne peuvent être compris qu’à la lumière des leçons de celle-ci. Le lecteur peut consulter deux articles où nous tentons d’en faire le bilan 21. Nous nous limiterons ici à mettre en avant quelques leçons qui se dégagent directement de l’expérience brésilienne.
La classe ouvrière au Brésil était très fragmentée. La majorité des travailleurs immigrés récemment avaient très peu de liens avec le prolétariat autochtone, lequel était très lié à l’artisanat ou constitué de journaliers dans d’immenses exploitations agricoles complètement isolées 22. Les travailleurs immigrants étaient eux-mêmes divisés en "ghettos linguistiques", italiens, espagnols, portugais, allemands, etc. : "São Paulo était une ville où l’on parlait plus l’italien, dans ses divers dialectes pittoresques, que le portugais. Cette influence de la langue et la culture péninsulaires touchait tous les secteurs de la vie pauliste" 23.
Mais il faut aussi signaler la grande dispersion des centres industriels. Rio et São Paulo ne parvinrent jamais à synchroniser les luttes. La Commune de São Paulo ne s’étendit à Rio que quand la lutte était finie. La tentative insurrectionnelle de novembre 1918 resta circonscrite à Rio sans que soit posée la question d’une action commune, ne serait-ce qu’à São Paulo ou Santos.
A la dispersion du prolétariat s’ajouta le faible écho que l’agitation ouvrière rencontra dans les masses paysannes – qui constituaient la majorité de la population –, tant dans les régions lointaines (Mato Grosso, Amazonie, etc.) que dans celles qui subissaient des conditions proches de l’esclavage dans les plantations de café et de cacao 24.
La fragmentation du prolétariat et son isolement du reste de la population non exploiteuse donna une énorme marge de manœuvre à la bourgeoisie qui, après avoir fait certaines concessions, put déchaîner une brutale répression.
La guerre mondiale avait mis en lumière que le capitalisme, en formant le marché mondial et imposant ainsi ses lois à tous les pays de la planète, avait atteint ses limites historiques. La Révolution en Russie mit en évidence que la destruction du capitalisme était non seulement nécessaire, mais possible.
Il existait cependant des illusions sur la capacité du capitalisme à continuer à se développer 25. Il y avait au Brésil un énorme territoire à coloniser. Comme dans d’autres pays d’Amérique, y compris les États-Unis, les ouvriers restaient très vulnérables à la mentalité "pionnière", à l’illusion de "tenter de faire fortune" et de gagner correctement sa vie à travers la colonisation agricole ou la découverte de gisements de minerais. Beaucoup d’immigrants considéraient leur condition ouvrière comme une "période transitoire" qui devait réaliser leurs rêves et les transformer en colons aisés. La défaite de la révolution en Allemagne et dans d’autres pays, l’isolement croissant de la Russie, les graves erreurs de l’Internationale communiste sur les possibilités de développement du capitalisme dans les pays coloniaux ou semi-coloniaux donnèrent des ailes à cette illusion.
Avec la Commune de São Paulo, les prolétaires au Brésil contribuèrent à la maturation internationale des conditions qui favorisèrent la Révolution d’Octobre en Russie, comme ils furent enthousiasmés par elle. Comme dans d’autres pays, existaient les germes du positionnement internationaliste qui est le point de départ incontournable d’une révolution ouvrière.
Ce positionnement internationaliste donne au prolétariat les bases pour renverser l’État dans tous les pays, mais il a besoin pour cela de trois conditions : l’unification des minorités révolutionnaires dans un parti mondial, la formation de conseils ouvriers et leur coordination croissante à l’échelle mondiale. Aucune de ces trois conditions n’était présente au Brésil :
1) les contacts avec l’Internationale communiste ne se prirent que très tard, en 1921, quand la vague révolutionnaire refluait et que l’IC était en plein processus de dégénérescence ;
2) les conseils ouvriers ne furent présents à aucun moment, excepté les tentatives encore embryonnaires de la Commune de São Paulo en 1917 et lors de la grève massive de 1919 ;
3) les liens avec le prolétariat des autres pays étaient pratiquement inexistants.
Le gros de l’avant-garde du prolétariat au Brésil était composé de militants de tendance anarchiste internationaliste 26. Ils eurent le mérite de défendre des positions contre la guerre, et de soutenir la Révolution russe et le bolchevisme. Ce furent eux qui, en 1919, créèrent de leur propre initiative et sans le moindre contact avec Moscou un Parti communiste de Rio de Janeiro, qui poussèrent la COB à adhérer à l’IC.
Mais ils n’avaient pas un positionnement historique, théorique et mondial, tout était basé sur "l’action" qui devait amener les masses à lutter. En conséquence, tous leurs efforts étaient concentrés vers la création de syndicats et vers les convocations à des manifestations et des actions de protestation. L’activité théorique pour comprendre quels étaient les objectifs de la lutte, ses moyens, quels étaient les obstacles qui se dressaient face à elle, quelles étaient les conditions nécessaires pour qu’elles puissent se développer, fut complètement négligée. En d’autres termes, ils négligèrent tous ces éléments indispensables pour que le mouvement développe une conscience claire, sache voir les pas en avant à réaliser, évite les pièges et ne soit pas le jouet des événements et des manœuvres d’un ennemi tel que la bourgeoisie, la classe exploiteuse la plus intelligente de l’histoire sur le plan politique. Cet activisme lui fut fatal. Une expression significative de cela fut, comme on l'a vu, l’échec de l’insurrection de Rio en 1918 dont, à notre connaissance, aucune leçon ne fut tirée.
C. Mir, 24 novembre 2012
1 Revue internationale no 139, "1914 - 23 : dix années qui ébranlèrent le monde (I) – La révolution hongroise de 1919 ",
https://fr.internationalism.org/rint139/1914_23_dix_annees_qui_ebranlere... [14]
2 Cf. une contribution au bilan de ces expériences, in "2011, de l’indignation à l’espoir ", https://fr.internationalism.org/ri431/2011_de_l_indignation_a_l_espoir.html [15]
3 Rosa Luxemburg, Grève de masses, parti et syndicat, chapitre VII,
https://www.marxists.org/francais/luxembur/gr_p_s/greve7.htm [16].
4 Il s’agit d’un grand arbre (Caesalpinia echinata) dont le tronc contient une teinture rouge très appréciée ; sa surexploitation l'a fait quasiment disparaître.
6 Jusqu’au coup d’État de 1889, le Brésil était un empire dont l’empereur procédait de la dynastie portugaise.
7 On calcule qu’entre 1871 et 1920 arrivèrent au Brésil 3 900 000 immigrants du Sud de l’Europe.
8 L’introduction de l’article "Trabalho e vida do operairiado brasileiro nos séculos xix e xx", de Rodrigo Janoni Carvalho, publié dans la revue Arma da Critica, An 2, no 2, mars 2010, contient une description terrifiante des logements du prolétariat de São Paulo au début du xxe siècle. Jusqu’à vingt personnes pouvaient partager les lieux d’aisance.
9 La CGT française était alors un pôle de référence pour les secteurs ouvriers dégoûtés par l’opportunisme croissant des partis sociaux-démocrates et l’attitude toujours plus conciliatrice des syndicats. Cf. Revue internationale no 120, "L'anarcho-syndicalisme face à un changement d'époque : la CGT jusqu'à 1914 ", https://fr.internationalism.org/rint/120_cgt [18].
10 "Francisco Ferrer Guardia (Alella, 1859-Barcelonne, 1909) fut un célèbre pédagogue libertaire espagnol. Il fut arrêté à Barcelone en juin 1909, accusé d’avoir été l’instigateur de la révolte connue sous le nom de 'la Semaine tragique'. Ferrer fut déclaré coupable par le Tribunal militaire et, le 13 octobre 1909, à 9 heures du matin, fût fusillé dans la prison de Montjuic. Il est de notoriété publique que Ferrer n’avait aucun rapport avec les faits et que le tribunal le condamna sans disposer de la moindre preuve contre lui" (wikipedia en espagnol, traduit par nos soins, es.wikipedia.org/wiki/Francisco_Ferrer_Guardia [19]).
11 Cf. Revue internationale no 129, "la CNT face à la guerre et à la révolution (1914-1919)", https://fr.internationalism.org/user/login?destination=discussthis/new/2905 [20].
12 Pereira, "Formação do PCB", cité par John Foster Dulles, Anarquistas e comunistas no Brasil, p. 37.
13 Cecilia Prada, "Les barricades de 1917 : la mort d’un cordonnier anarchiste provoque la première grève générale du pays", cf. www.sescsp.org.br/sesc/revistas_sesc/pb/artigo.cfm?Edicao_Id=292&Artigo_... [21]
14 Cité de l’article "Traços biográficos de um homem extraordinário", Dealbar, São Paulo, 1968, an 2, no 17. Il s’agit du militant anarchiste Edgard Leuenroth, qui participa activement à la grève de Sao Paulo.
15 Everardo Dias, História das lutas sociais no Brasil, p. 224.
17 C’est ainsi que la presse nommait les bolcheviks.
18 John Foster Dulles, Anarquistas e comunistas no Brasil p. 63.
19 La grippe espagnole (connue aussi sous le nom de la Grande pandémie de grippe, l’Épidémie de grippe de 1918 ou la Grande grippe) fut une épidémie de grippe d’une dimension inconnue jusque-là (…). On considère que ce fut l'épidémie la plus mortelle de l’histoire de l’humanité, provoquant entre cinquante et cent millions de morts dans le monde entre 1918 et 1920. (…). Les Alliés de la Première Guerre mondiale la baptisèrent "Grippe espagnole" parce que la pandémie attira l’attention de la presse en Espagne alors qu’elle était maintenue secrète dans les pays engagés dans la guerre, qui censuraient les informations concernant l’affaiblissement des troupes atteintes par la maladie ; https://es.wikipedia.org/wiki/Gripe_espa%C3%B1ola [24]
20 Anarquistas e comunistas no Brasil p. 68.
21 Cf. Revue internationale no 75, "La révolution d'octobre 1917 : Œuvre collective du prolétariat (3° partie) [25]", et Revue internationale no 80, "Enseignements de 1917-23 : La première vague révolutionnaire du prolétariat mondial", https://fr.internationalism.org/rinte80/vague.htm [26]
22 Depuis les grèves de 1903, où journaliers et paysans autochtones avaient servi de "jaunes", la méfiance et la rancune entre ouvriers immigrants et ouvriers autochtones n’avaient cessé d’exister. Voir l’essai en anglais de Colin Everett,
Organized Labor in Brazil
23 Barricadas de 1917, Cecilia Prada, thèse de doctorat.
24 Selon nos informations, le mouvement paysan le plus significatif eut lieu en 1913, et rassembla plus de 15 000 grévistes, colons et journaliers.
25 Ces illusions affectaient même l’Internationale communiste, qui concevait la possibilité de la libération nationale dans les pays coloniaux et semi-coloniaux. Voir les "Thèses du IIe Congrès de l’IC ", https://www.marxists.org/francais/inter_com/1920/ic2_19200700f.htm [28]
26 A notre connaissance, il y eut très peu de groupes marxistes. Ce n’est que vers 1916 (après une tentative avortée en 1906) que se forma un Parti socialiste, qui se divisa rapidement en deux tendances également bourgeoises, l’une étant partisane de l’entrée du Brésil dans la Guerre mondiale et l’autre défendant la neutralité du Brésil.
Quel est donc, selon Darmangeat, le rôle et la situation des femmes dans les sociétés primitives ? Nous ne voulons pas reprendre ici toute l'argumentation de son livre, étayée par de solides connaissances ethnographiques et des exemples parlants. Nous nous limiterons donc à un résumé de ses conclusions. Un premier constat peut sembler évident, mais ne l'est pas en réalité : la division sexuelle du travail est une constante universelle de toute société humaine jusqu'à l'avènement du capitalisme. Le capitalisme demeure une société fondamentalement patriarcale, basée sur l'exploitation (qui inclut l'exploitation sexuelle, l'industrie du sexe étant devenue l'une des industries les plus rentables des temps modernes). Néanmoins, en exploitant directement la force de travail des ouvrières, et en développant le machinisme au point où la force physique ne joue presque plus de rôle dans le monde du travail, le capitalisme a détruit la division du travail dans la société entre rôles féminins et masculins ; il a donc jeté les bases pour une véritable libération de la femme dans la société communiste. 2
La situation des femmes dans les sociétés primitives varie énormément selon les sociétés qui ont pu être étudiées par les anthropologues : si dans certains cas les femmes souffrent d'une oppression qui peut presque ressembler à une oppression de classe, dans d'autres elles jouissent non seulement d'une réelle considération dans la vie sociale, mais détiennent aussi un vrai pouvoir social. Là où ce pouvoir existe, il est basé sur la possession de droits sur la production, qui sont amplifiés en quelque sorte par la vie religieuse et rituelle de la société : pour ne prendre qu'un seul exemple parmi tant d'autres, Malinowski nous apprend (dans Les Argonautes du Pacifique occidental) que les femmes des Îles Trobriand ont un monopole non seulement sur les travaux de jardinage (très important dans l'économie des Îles), mais aussi sur certaines formes de magie, y compris les formes considérées comme les plus dangereuses. 3
Cependant, si la division sexuelle du travail recouvre des situations très différentes selon les peuples et leur mode de vie, il y en a une qui ne souffre pas d'exception ou presque : partout, ce sont les hommes qui détiennent le monopole du maniement des armes et, par conséquent, le monopole de la guerre. De ce fait, ce sont les hommes qui détiennent également le monopole de ce qu'on pourrait appeler "les affaires étrangères". Lorsque les inégalités sociales ont commencé à se développer, avec le stockage d'abord, puis à partir du néolithique avec l'agriculture proprement dite et l'émergence de la propriété privée et des classes sociales, c'est cette position sociale spécifique des hommes qui leur a permis de dominer petit à petit toute la vie sociale. En ce sens, Engels a sans doute raison d'affirmer, dans L'origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, que "La première opposition de classe qui se manifeste dans l'histoire coïncide avec le développement de l'antagonisme entre l'homme et la femme dans le mariage conjugal, et la première oppression de classe, avec l'oppression du sexe féminin par le sexe masculin". 4 Il faut néanmoins se garder d'une vision trop schématique puisque même les premières civilisations sont loin d'être homogènes. Dans son étude comparative de plusieurs "civilisations premières", Understanding early civilizations, Bruce Trigger fait apparaître un large spectre : si la situation des femmes dans les sociétés méso-américaines et Inca n'était guère enviable, chez les Yoruba en Afrique par contre, les femmes non seulement détenaient des biens et se voyaient réserver la pratique de certaines industries, mais aussi pouvaient pratiquer le commerce à grande échelle pour leur propre compte, voire mener des expéditions diplomatiques et militaires.
Jusqu'ici nous sommes restés, avec Darmangeat, dans le domaine de l'étude des sociétés primitives "historiquement connues" (dans le sens où elles ont pu être décrites par des sociétés qui maîtrisaient l'écriture, depuis le monde antique jusqu'à nos jours). Cette étude nous apprend quelle est la situation depuis l’invention de l'écriture au IVe millénaire av. J.-C. Mais que dire des près de 200 000 années d'existence de l'Homme moderne qui l'ont précédée ? Comment comprendre ce moment crucial où la nature a cédé la place à la culture comme déterminant principal du comportement humain, et comment les déterminants génétiques et environnementaux, notamment sociaux et culturels, sont-ils combinés dans la société humaine ? Il est évident que, pour répondre à ces questions, la simple vision empirique des sociétés connues est insuffisante.
Une chose qui frappe dans le livre de Trigger est que, malgré toute la variété qu'elles nous offrent quant à la condition féminine, toutes les civilisations qu’il étudie 5 possèdent des légendes qui font référence à des femmes chefs du passé, parfois identifiées avec des déesses. Toutes ont également vu un déclin de la condition de la femme dans le temps. Il semble se profiler ici une règle générale : plus on remonte vers le passé, plus les femmes détiennent une autorité sociale.
Cette impression est confirmée si on regarde les sociétés plus primitives. Sur tous les continents, on retrouve des mythes similaires voire parfois identiques : autrefois, c'étaient les femmes qui détenaient le pouvoir mais, depuis, les hommes le leur ont volé, et maintenant ce sont eux qui dirigent. Le pouvoir des femmes est associé au plus puissant des pouvoirs magiques, celui qui repose sur le cycle mensuel féminin et leur sang menstruel, à un point tel où très souvent existent des rites masculins où les hommes imitent la menstruation. 6
Quelles déductions peut-on faire à partir de cette réalité omniprésente ? Peut-on en conclure qu'elle représente une réalité historique, qu'il y avait effectivement une société première où les femmes détenaient un rôle dirigeant, sinon dominant ?
Pour Darmangeat, la réponse est sans équivoque et négative : "penser que lorsque les mythes parlent du passé, ils parlent nécessairement d'un passé réel, même déformé, est en effet une hypothèse extrêmement hardie, pour ne pas dire insoutenable" (p. 167). Les mythes "racontent des histoires, histoires qui n'ont un sens que par rapport à une situation présente qu'ils ont pour fonction de justifier. Le passé dont ils parlent est inventé à seule fin de satisfaire à cet objectif" (p. 173).
Cet argument nous pose deux problèmes.
Le premier problème est que Darmangeat se veut un marxiste qui actualise l’œuvre d'Engels tout en restant fidèle à sa méthode. Or, celui qui le premier a utilisé l'analyse de la mythologie pour essayer d'éclaircir les relations entre les sexes dans le passé lointain est un juriste suisse, Johann Bachofen ; et si dans L'origine de la famille, Engels s'appuie certes largement sur Lewis Morgan, il accorde aussi une place importante aux travaux de Bachofen. Mais, pour Darmangeat, Engels "ne reprend à son compte la théorie du matriarcat de Bachofen qu'avec une évidente réserve (...) S'il s'abstient de critiquer la théorie du juriste suisse, Engels ne lui apporte donc qu'une caution fort mesurée. Rien d'étonnant à cela : étant donné sa propre analyse des causes de la domination d'un sexe sur un autre, Engels ne pouvait guère admettre qu'avant le développement de la propriété privée, la domination des hommes soit précédée par celle des femmes ; il concevait le rapport entre les sexes dans la préhistoire bien davantage sous la forme d'une certaine égalité" (pp. 150-151).
Engels est peut-être resté prudent sur les conclusions de Bachofen mais, quant à la méthode qui consiste à utiliser l'analyse mythologique pour découvrir la réalité historique, il n'hésite pas : dans sa préface à la 4e édition de L'Origine de la famille (c'est à dire après avoir eu tout le temps pour remanier l'œuvre et corriger ses conclusions initiales), Engels reprend l'analyse de Bachofen du mythe d'Oreste (notamment la version mise en scène par le dramaturge grec Eschyle) et termine avec ce commentaire : "Cette interprétation de L'Orestie, neuve, mais absolument juste, est l'un des plus beaux et des meilleurs passages de tout le livre (...) c'est Bachofen qui, le premier, a remplacé la formule creuse d'un état primitif inconnu où auraient régné des rapports sexuels exempts de toute règle, par la preuve que la littérature classique de l'Antiquité abonde en traces fort nombreuses témoignant que, chez les Grecs et les Asiatiques, il a effectivement existé avant le mariage conjugal un état de choses où non seulement un homme avait des rapports sexuels avec plusieurs femmes, mais aussi une femme avec plusieurs hommes, sans pécher contre les mœurs (...) Il est vrai que Bachofen n'a pas énoncé aussi clairement ces propositions - sa conception mystique l'en empêchait. Mais il les a prouvées, et cela équivalait, en 1861, à une révolution totale."
Cela nous amène au deuxième problème, qui est celui d'expliquer les mythes. Les mythes font partie de la réalité matérielle autant que n'importe quel autre phénomène : ils sont donc eux-mêmes déterminés par la réalité. Or Darmangeat ne nous offre que deux déterminations possibles : soit ce sont tout simplement "des histoires" inventées par les hommes pour justifier leur domination sur les femmes, soit ils relèvent de l'irrationnel : "Durant la préhistoire, et très longtemps après, les phénomènes naturels ou sociaux étaient, dans l'esprit de tous, inévitablement interprétés au travers d'un prisme magico-religieux. Cela ne veut pas dire que la pensée rationnelle était absente ; cela veut dire que, même lorsqu'elle était présente, elle était toujours associée dans une certaine mesure à un discours irrationnel, les deux n'étant pas perçus comme différents, et encore moins comme incompatibles" (p. 319). Le tour est joué, en quelque sorte. Tous ces mythes autour du pouvoir mystérieux porté par le sang menstruel et la lune, et d'un pouvoir originel des femmes, ne sont que des expressions "irrationnelles", et donc en-dehors du champ de l'explication scientifique. Au mieux, Darmangeat admet que les mythes doivent satisfaire aux exigences de cohérence 7 de l'esprit humain : mais alors, à moins d’accepter une explication purement idéaliste dans le sens propre du terme, la question se pose : d'où viennent ces exigences ? Pour Lévi-Strauss, la remarquable unité des mythes de l’ensemble des sociétés primitives des Amériques trouvait sa source dans la structure même de l’esprit humain, d’où le nom de "structuralisme" donné à son œuvre et à sa théorie 8 ; "l’exigence de cohérence" de Darmangeat semble refléter ici, en beaucoup moins élaboré, le structuralisme de Lévi-Strauss.
Cela nous laisse sans explication sur deux points capitaux : pourquoi ces mythes prennent-ils cette forme précise, et comment expliquer leur universalité ?
Si ce ne sont que "des histoires" inventées pour justifier la domination des hommes, alors pourquoi inventer des histoires aussi invraisemblables ? Si on regarde la Bible, la Genèse nous offre une justification tout à fait logique pour la domination des hommes : c'est Dieu qui les a créés en premier ! Quitte à nous faire avaler l'invraisemblable notion, que tout un chacun peut voir contredite à chaque instant, selon laquelle la femme est sortie du corps de l'homme. Pourquoi donc inventer un mythe qui non seulement prétend que les femmes ont autrefois détenu le pouvoir, mais exige que les hommes continuent d'exercer tous les rites qui y étaient associés jusqu'au point d'imaginer la menstruation masculine ? Cette dernière, attestée partout dans le monde chez les peuples de chasseurs-cueilleurs à forte domination masculine, consiste pour les hommes, dans certains rites importants, à faire couler leur propre sang en se lacérant les membres et particulièrement leur pénis, en imitation des menstrues.
Si ce genre de rite se trouvait limité à un peuple, ou à un groupe de peuples, on pourrait peut-être admettre qu'il ne s'agissait que d'une invention fortuite et "irrationnelle". Mais lorsqu'il se trouve répandu dans le monde entier, sur tous les continents, alors nous sommes obligés, si nous voulons rester fidèles au matérialisme historique, d'en chercher les déterminants sociaux.
Quoi qu’il en soit, il nous semble nécessaire, du point de vue matérialiste, de prendre au sérieux les mythes et les rites qui structurent la société comme sources de connaissance de celle-ci, ce que Darmangeat ne fait pas.
Si on résume la pensée de Darmangeat, on arrive à ceci : à l’origine de l’oppression des femmes, il y a une division sexuelle du travail qui accorde systématiquement aux hommes le maniement des armes et la chasse au gros gibier. Malgré tout l’intérêt de son œuvre, il nous semble qu’elle laisse deux questions entières.
Il semble assez évident qu’avec l’apparition de la société de classes, basée nécessairement sur l’exploitation et donc sur l’oppression, le monopole du maniement des armes est presque une raison suffisante pour y assurer la domination des hommes (du moins à la longue, le processus d’ensemble étant sans aucun doute plus complexe que cela). De même, il semble a priori raisonnable de supposer que le monopole des armes ait joué un rôle dans l’émergence d’une domination masculine contemporaine, avec l’émergence des inégalités préalable à la société de classes proprement dite.
Par contre, et c’est là notre première question, Darmangeat est beaucoup moins clair quant à expliquer pourquoi la division sexuelle du travail devrait accorder ce rôle aux hommes, puisque lui-même nous dit que "les raisons physiologiques (...) peinent à expliquer pourquoi les femmes ont été exclues de la chasse" (p. 315). Darmangeat n’est pas plus clair quant à expliquer pourquoi la chasse, et la nourriture qui en résulte, se verraient accorder un bien plus grand prestige que les produits de la cueillette ou de l’horticulture, en particulier là où la cueillette fournit l’essentiel des ressources sociales.
Plus fondamentalement encore, d’où vient la première division du travail, et pourquoi se ferait-elle sur une base sexuelle ? Ici, Darmangeat se perd en conjectures : "Il est permis de penser que la spécialisation, même embryonnaire, a permis à l’espèce humaine d’acquérir une efficacité plus grande que si chacun de ses membres avait continué à s’adonner indifféremment à toutes les activités (...) Il est également permis de penser que cette spécialisation a joué dans le même sens en renforçant les liens sociaux en général, et au sein du groupe familial en particulier". 9 Certes, "il est permis de penser"... mais n’est-ce pas ce qu’il fallait plutôt démontrer ?
Quant à savoir "pourquoi la division du travail s’est effectuée selon le critère du sexe", pour Darmangeat, cela ne "semble pas soulever des difficultés. Il semble assez évident que, pour les membres des sociétés préhistoriques, la différence entre hommes et femmes était la première qui sautait aux yeux". 10 On peut objecter que si la différence sexuelle devait certainement "sauter aux yeux" des premiers Hommes, cela n’en fait pas une condition suffisante pour l’émergence d’une division sexuelle du travail. Les sociétés primitives abondent en classifications, notamment celles basées sur les totems. Pourquoi la division du travail ne se baserait-elle pas sur le totémisme ? Pure élucubration, évidemment, mais pas plus que l’hypothèse de Darmangeat. Plus sérieusement, Darmangeat ne fait aucune mention d’une autre différence très visible, et qui est partout d’une grande importance dans les sociétés archaïques : l’âge.
En fin de compte, le livre de Darmangeat - malgré son titre un peu tapageur - ne nous éclaire guère. L'oppression de la femme se base sur la division sexuelle du travail, soit. Mais d'où vient cette dernière ? "Bien qu'en l'état actuel des connaissances, on en soit réduit aux simples hypothèses, on peut donc supposer que ce sont certaines contraintes biologiques, vraisemblablement liées à la grossesse et à l'allaitement, qui ont fourni, à une époque inconnue, le substrat physiologique de la division sexuelle du travail et de l'exclusion des femmes de la chasse" (p. 322). 11
À la fin de son argumentation, Darmangeat nous laisse avec la conclusion suivante : à l'origine de l'oppression des femmes se trouve la division sexuelle du travail et cette division elle-même a été, malgré tout, un formidable progrès dans la productivité du travail dont les origines sont perdues dans un passé lointain et inaccessible.
Ainsi, l'auteur cherche à rester fidèle au cadre marxiste. Mais n'a-t-il pas posé le problème à l'envers ? Si on observe le comportement des primates les plus proches de l'Homme, et particulièrement des chimpanzés, ce sont les mâles qui chassent - les femelles étant trop occupées à nourrir et à soigner leurs petits (et à les protéger des mâles : n'oublions pas que très souvent les primates mâles pratiquent l'infanticide de la progéniture d’autres mâles, afin de rendre les mères disponibles pour leur propre reproduction). La "division du travail" entre les mâles qui chassent et les femelles qui ne chassent pas n'a donc rien de spécifiquement humain. Le problème – ce qu'il faut expliquer - n'est pas de savoir pourquoi ce sont les mâles qui chassent chez Homo sapiens, mais plutôt de savoir pourquoi ils partagent systématiquement les fruits de la chasse. Le plus frappant, quand on compare Homo sapiens à ses cousins primates, c'est l'ensemble des règles et des tabous souvent très stricts, et qu'on retrouve depuis les brûlants déserts australiens jusqu'aux glaces de l'Arctique, qui exigent la consommation collective des produits de la chasse. Le chasseur n'a pas le droit de consommer son propre produit, il doit le ramener au campement pour qu'il soit partagé avec les autres. Les règles qui déterminent comment ce partage se fait sont très variables selon les peuples, et peuvent être plus ou moins strictes, mais elles sont partout présentes.
Il est à remarquer également que le dimorphisme sexuel d'Homo sapiens est nettement réduit par rapport à celui d’Homo erectus, ce qui indique en général, dans le monde animal, des relations plus égales entre les sexes.
Partout, le partage et le repas collectif sont des éléments fondateurs des sociétés primitives – et le repas partagé est même arrivé jusqu'aux temps modernes : même aujourd'hui, aucune grande occasion de la vie (naissance, mariage ou enterrement) n'est envisageable sans repas collectif. Quand des gens se regroupent en simple amitié, c'est le plus souvent autour d'un repas commun, que ce soit autour d'un barbecue en Australie ou d'une table de restaurant en France.
Ce partage de nourriture, qui semble remonter aux temps premiers, est un des éléments d'une vie collective et sociale très différente de celle de nos lointains ancêtres. Nous nous trouvons face à ce que le darwinologue Patrick Tort a appelé un "effet réversif" de l'évolution, ou ce que l'anthropologue Chris Knight a décrit comme étant "une expression sans prix de l’"égoïsme” de nos gènes" 12 : les mécanismes décrits par Darwin et Mendel, et confirmés par la génétique moderne, ont généré une vie sociale où la solidarité joue un rôle central alors que ces mêmes mécanismes procèdent par compétition.
Cette question du partage, fondamentale selon nous, n'est qu'une partie d'un problème scientifique plus vaste : comment expliquer le processus qui a transformé une espèce dont la modification du comportement était déterminée par le rythme lent de l'évolution génétique, en la nôtre dont le comportement, sur une base évidemment génétique, se modifie grâce à l'évolution bien plus rapide de la culture et des rapports sociaux ? Et comment expliquer le fait qu'un mécanisme basé sur la compétition ait pu créer une espèce qui ne peut survivre que solidairement : les femmes solidaires entre elles dans l'enfantement et l'éducation de leurs enfants, les hommes solidaires dans l'exercice de la chasse, les chasseurs solidaires de toute la société en rapportant le produit de leur chasse, les valides solidaires des invalides qui ne sont plus capables de chasser ou de trouver leur propre nourriture, et les vieux solidaires des jeunes à qui ils inculquent non seulement la connaissance du monde et de la nature nécessaire à la survie, mais aussi la connaissance sociale, historique, rituelle et mythique qui permettent la survie d'une société structurée. Ceci nous paraît être le problème fondamental posé par la question de la "nature humaine".
Ce passage d'un monde à un autre a eu lieu au cours d’une période cruciale, de plusieurs centaines de milliers d’années, une période qu'on pourrait bien qualifier de "révolutionnaire". 13 Il est étroitement lié à l'évolution du cerveau humain en taille (et on peut supposer également en structure, même si une telle évolution est évidemment bien plus difficile à déceler dans les vestiges paléontologiques). L'augmentation de la taille du cerveau pose toute une série de problèmes à notre espèce en évolution, dont le moindre n'est pas sa consommation d'énergie : environ 20% du besoin énergétique total de l'individu, ce qui est énorme.
Mais si l'espèce tire indubitablement des avantages de ce processus d'encéphalisation, ce processus même pose de gros problèmes pour les femelles. La taille de la tête fait que la naissance doit se faire plus tôt, sinon le nouveau-né ne pourrait pas passer par le bassin de sa mère. À son tour, cela implique une période bien plus longue de dépendance du nouveau-né, "prématuré" par rapport aux autres primates ; la croissance du cerveau exige également un apport de nourriture supplémentaire, à la fois calorifique et structurelle (protides, lipides, glucides). Nous avons l'impression de nous confronter à une énigme insoluble, ou plutôt à une énigme que la nature n'a résolue qu'après une longue période pendant laquelle Homo erectus a vécu, s'est répandu hors d'Afrique, mais sans changement majeur dans sa morphologie ou dans son comportement semble-t-il. Et puis survient une période de changement rapide qui voit grandir le cerveau et apparaître tous ces comportements spécifiquement humains : le langage articulé, la culture symbolique, l'art, l'utilisation intensif d'outils et leur très grande variété, etc. À cette énigme s'en ajoute une autre. Nous avons remarqué le changement radical dans le comportement du mâle Homo sapiens, mais les modifications physiologiques et comportementales de la femelle ne sont pas moins remarquables, surtout sur le plan de la reproduction.
Il existe en effet une différence très frappante entre la femelle Homo sapiens et les autres primates sur ce plan. Chez ces derniers (en particulier ceux les plus proches de nous), il est très fréquent que la femelle exhibe avec ostentation aux mâles sa période d'ovulation (et donc de fécondité optimale) : organes génitaux très visibles, comportement de chaleur, en particulier auprès du mâle dominant, odeur caractéristique. Mais chez l'être humain, rien de tel, tout au contraire même : les organes sexuels sont bien cachés et ne changent pas d'aspect lors de l'ovulation et, mieux encore, la femelle elle-même n'est pas consciente d'être "en chaleur". À l'autre bout du cycle d'ovulation, la différence entre Homo sapiens et les autres primates est tout aussi frappante : chez la femelle de notre espèce, les règles sont abondantes et visibles, chez les femelles chimpanzés par exemple, c'est l'inverse. Étant donné que la perte de sang représente une perte d'énergie, la sélection naturelle devrait a priori opérer contre des règles abondantes ; cette abondance pourrait donc s'expliquer par un avantage sélectif : lequel ?
Autres caractéristiques remarquables des règles chez les humains : leur synchronisation et leur périodicité. De nombreuses études ont démontré la facilité avec laquelle les femmes en groupe se mettent à synchroniser leurs règles, et Knight reproduit dans son livre un tableau des périodicités de l'ovulation chez différentes femelles primates qui montre que seul l'être humain a un cycle parfaitement calqué sur le cycle lunaire : pourquoi ? Est-ce seulement une coïncidence fortuite ?
On pourrait être tenté de mettre tout cela de côté comme étant peu pertinent pour expliquer l'apparition du langage articulé et la spécificité humaine en général. D'ailleurs, une telle réaction serait parfaitement conforme à l'idéologie de notre époque, pour laquelle les règles des femmes sont un sujet sinon tabou du moins plutôt négatif : on pense à toutes ces publicités pour les produits "d'hygiène féminine" qui vantent justement leur capacité de rendre les règles invisibles. Découvrir, à la lecture du livre de Knight, l'immense importance des menstrues et de tout ce qui les entoure dans les sociétés primitives est donc d'autant plus frappant pour les membres d’une société moderne. Cela semble être un phénomène universel des sociétés primitives : la croyance dans l'énorme pouvoir, en bien et en mal, des règles des femmes. C’est à peine exagéré de dire que les menstrues "règlent" tout, jusqu'à l'harmonie de l'univers ; et même chez des peuples à forte domination masculine où on fait tout pour diminuer l'importance des femmes, leurs règles inspirent la crainte chez les hommes. Le sang menstruel possède un pouvoir de souillure apparemment insensé - mais c'est justement là un signe de sa puissance. On est même tenté de conclure que la violence des hommes envers les femmes est proportionnelle à la peur qu’inspirent ces dernières. 14
L'universalité de cette croyance est significative et exige une explication : nous en voyons trois possibles :
Soit il s’agit de structures inscrites dans l’esprit humain, comme le supposerait le structuralisme de Lévi-Strauss. Aujourd’hui, nous dirions plutôt que c’est inscrit dans le patrimoine génétique de l’Homme ; mais cela semble être contredit par tout ce que nous savons aujourd’hui de la génétique.
Soit cette unité provient du principe de "même cause, mêmes effets". Des sociétés similaires du point de vue de leurs rapports de production et de leur niveau technique engendreraient des mythes similaires.
Soit la similarité des mythes est l’expression d’une origine culturelle commune. Si tel était le cas, étant donné que les différentes sociétés où les mythes sur la menstruation s’expriment sont très éloignées géographiquement, l’origine commune doit remonter très loin dans le passé.
Knight privilégie la troisième explication : il voit en effet la mythologie universelle autour de la menstruation des femmes comme ayant une origine très ancienne, aux sources mêmes de la société humaine.
Comment ces différentes problématiques sont-elles reliées entre elles ? Quel peut être le lien entre la menstruation des femmes et la nouvelle pratique collective de la chasse ? Et entre celles-ci et tous les autres phénomènes émergents que sont le langage articulé, la culture symbolique, la société basée sur des règles communes ? Ces questions nous paraissent fondamentales parce que toutes ces évolutions ne sont pas des phénomènes isolés mais des éléments d'un seul processus qui mène d'Homo erectus à nous-mêmes. La spécialisation à outrance, caractéristique de la science moderne, a le grand désavantage (reconnu en premier d'ailleurs par les scientifiques eux-mêmes) de rendre très difficile la compréhension d'un processus d'ensemble qui ne peut être englobé par aucune spécialité.
Ce qui nous a intéressés dans l'œuvre de Knight, c'est justement l'effort de rassembler des données génétiques, archéologiques, paléontologiques et anthropologiques dans une grande "théorie du tout" pour l'évolution humaine, analogue aux tentatives en physique fondamentale qui nous ont donné les théories des cordes ou de la gravitation quantique à boucles. 15
Disons-le tout de suite : nous ne sommes pas en mesure d'apprécier l'œuvre de Knight en tant que scientifiques, nous ne prétendons pas avoir les connaissances nécessaires. Par contre, ce qui est certain, c'est que sa façon de poser les questions nous oblige à ouvrir notre esprit et à regarder ces problèmes sous un angle différent et, surtout, nous aide à ouvrir la voie vers une vision unifiée qui seule peut nous permettre d'appréhender notre question de départ : la question de la nature humaine.
Essayons donc de résumer la théorie de Knight, connue aujourd'hui sous le nom de "théorie de la grève du sexe". Pour simplifier et schématiser, Knight suppose une modification du comportement, d'abord de la femelle du genre Homo face aux difficultés de l'enfantement et de la charge des petits : se détourner des mâles dominants pour privilégier des rapports avec des mâles secondaires dans une sorte de pacte d'aide mutuelle. Les mâles acceptent de quitter les femelles pour partir à la chasse et de ramener les produits de la chasse ; en retour, ils trouvent un accès aux femelles, et donc à la reproduction, qui leur aurait été auparavant interdit par le mâle dominant. Cette modification dans le comportement des mâles - qui au départ, rappelons-le, est soumise aux lois de l'évolution - n'est possible qu'à certaines conditions, dont deux en particulier : d'une part, il n’est pas possible pour les mâles de trouver ailleurs un accès aux femelles ; d'autre part, les mâles doivent avoir confiance dans le fait qu'ils ne seront pas supplantés pendant leur absence. Il s'agit donc de comportements collectifs. Les femelles - qui sont la force motrice de cette évolution - doivent maintenir un refus collectif du sexe aux mâles. Ce refus collectif est signalé aux mâles, et aux autres femelles, par un signe extérieur : les menstrues, qui sont synchronisées sur un événement "universel" et visible, le cycle lunaire et les marées qui lui sont associées dans l'environnement semi-aquatique de la vallée du Rift.
La solidarité est née : solidarité entre femelles d'abord, mais ensuite aussi entre mâles. Exclus collectivement de l'accès aux femelles, ils peuvent mettre en pratique de façon de plus en plus organisée et à plus grande échelle la chasse collective au gros gibier, qui exige une capacité de planification et de solidarité face au danger.
La confiance mutuelle est née de la solidarité collective au sein de chaque sexe, mais aussi entre les sexes : les femelles confiantes dans la participation des mâles aux soins des petits, les mâles confiants qu'ils ne seront pas exclus de la possibilité de se reproduire.
Ce modèle théorique nous permet de résoudre l’énigme que Darmangeat laisse sans réponse : pourquoi les femmes sont-elles exclues de manière absolue de la chasse ? Selon le modèle de Knight, cette exclusion ne peut être qu’absolue puisque si des femelles, surtout celles sans progéniture, partaient à la chasse avec les mâles, ces derniers auraient accès à des femelles fécondables, et ne seraient donc pas contraints de partager le produit de la chasse avec les autres femelles et leurs petits. Pour que le modèle fonctionne, les femelles sont obligées de maintenir une solidarité totale entre elles. À partir de ce constat, nous pouvons comprendre le tabou qui maintient une séparation absolue entre les femmes et la chasse, qui est à la base de tous les autres tabous qui tournent autour de la menstruation et du sang des proies, et de l’interdiction pour les femmes de manier tout outil tranchant. Le fait que cette interdiction, autrefois source de la force des femmes et de leur solidarité, devienne dans d’autres circonstances une source de leur faiblesse sociale et de leur oppression, peut sembler à première vue paradoxal : en réalité, il nous donne un exemple éclatant d’un retournement dialectique, encore une illustration de la logique profondément dialectique de tout changement historique et évolutif. 16
Les femelles qui réussissent à imposer ce nouveau comportement, entre elles et aux mâles, laissent plus de descendants. Le processus d'encéphalisation se prolonge. Le chemin est ouvert au développement de l'humain moderne.
La solidarité et la confiance mutuelle ne sont donc pas nées d'une sorte de béatitude mystique, mais au contraire des lois impitoyables de l'évolution.
Cette confiance mutuelle est un préalable pour l'émergence d'une véritable capacité linguistique qui dépend de l'acceptation mutuelle de règles communes (aussi basiques que l'idée qu'un mot a le même sens pour toi que pour moi, par exemple) et d'une véritable société humaine fondée sur la culture et les lois, qui n'est plus seulement soumise à la lenteur de l'évolution génétique, mais qui est aussi capable de s'adapter beaucoup plus rapidement à de nouveaux environnements. Logiquement, un élément fondamental de la culture première est la transposition depuis le plan génétique vers le plan culturel (si on peut s'exprimer ainsi) de tout ce qui a permis l'émergence de cette nouvelle forme sociale : les mythes et les rituels les plus anciens tourneront donc eux aussi autour de la menstruation des femmes (et de la lune qui assure sa synchronisation) et de son rôle dans la régulation de l'ordre non seulement social mais aussi naturel.
Comme le dit Knight lui-même, sa théorie est une sorte de "mythe des origines" qui reste au niveau de l'hypothèse. Cela ne pose pas de problème en soi, évidemment : la science n'avance que grâce à l'hypothèse et à la spéculation ; c'est la religion, non la science, qui cherche à établir des certitudes.
Pour notre part, nous voulons soulever deux objections à la trame de la narration proposée par Knight.
La première concerne la période. Knight écrit, en 1991, que les premiers signes d'une vie artistique, donc de l'existence d'une culture symbolique capable de porter les mythes et rituels qui sont à la base de son hypothèse, datent de seulement 60 000 ans environ. Les premiers vestiges de l'Homme moderne datent d'environ 200 000 ans : quid donc des 140.000 années "manquantes" ? Et que peut-on envisager comme signe précurseur de l'émergence d'une culture symbolique à part entière, par exemple chez nos ancêtres immédiats ?
Il ne s'agit pas là d'une mise en cause de la théorie mais plutôt d'un problème qui appelle d'autres recherches. Depuis les années 1990, les fouilles en Afrique du Sud (Blombos, Klasies River, De Kelders) semblent repousser la date de l'usage de l'abstraction symbolique et de l'art jusqu'à 80 000, voire 140 000 ans av. J.-C 17 ; du côté d'Homo erectus, les vestiges découverts à Dmanisi en Géorgie au début des années 2000 et datés d’environ 1,8 million d'années semblent indiquer déjà l'existence d'un certain niveau de solidarité : un des individus a vécu plusieurs années sans dents sauf une canine, ce qui laisse supposer que les autres l'aidaient à manger. 18 En même temps, le niveau d'outillage reste primitif et, selon les spécialistes, ces individus ne pratiquaient pas encore la chasse au gros gibier. Cela ne devrait pas nous étonner : Darwin avait déjà démontré que des caractéristiques humaines comme l'empathie, l'appréciation du beau, l'amitié existent dans le reste du monde animal, même si c'est à un niveau plus rudimentaire que chez l'Homme.
Notre deuxième objection est plus importante : elle concerne la "force motrice" qui pousse à l'encéphalisation progressive du genre humain. Pour Knight, dont la problématique est plutôt de cerner comment cette encéphalisation a pu avoir lieu, cette question n'est pas centrale et - selon ses dires lors de notre congrès de 2011 - il a plutôt adopté la théorie d'une plus grande complexification sociale (c'est la théorie proposée par Robin Dunbar 19 et reprise par Jean-Louis Dessalles, entre autres, dans son livre Aux origines du langage, dont il a exposé l’argumentation lors de notre congrès de 2009) du fait de la vie en groupes plus importants. Nous ne pouvons pas entrer dans les détails ici, mais cette théorie nous semble poser certaines difficultés. Après tout, la taille des groupes de primates peut varier d'une dizaine pour les gorilles à quelques centaines pour les babouins hamadryas : il faudrait alors démontrer en quoi les Hominines avaient des besoins sociaux dépassant ceux des babouins, mais aussi (et c'est loin d'être fait) que les Hominines vivaient en groupes de plus en plus importants. 20
Pour notre part, l'hypothèse la plus probable nous semble être celle reliant le processus d'encéphalisation, et du développement du langage articulé, à la place grandissante occupée par la culture (au sens large) dans la capacité des humains de s'adapter à leur environnement. On a souvent tendance à envisager la culture uniquement sous sa forme matérielle (outils en pierre, etc.). Mais lorsqu'on étudie la vie des chasseurs-cueilleurs de notre époque, nous sommes surtout impressionnés par la profondeur de leurs connaissances de la nature qui les entoure : les propriétés des plantes, le comportement des animaux, etc. Or, tout animal chasseur connaît le comportement de sa proie et peut s'y adapter jusqu'à un certain point. La différence chez l'Homme, c'est que cette connaissance est culturelle et non pas instinctive, et doit être transmise de génération en génération. Si le mimétisme permet de transmettre une culture très limitée de l'outil (les chimpanzés qui utilisent une tige pour pêcher dans une fourmilière par exemple), il est évident que la transmission de la connaissance humaine (ou proto-humaine, sans doute) nécessite autre chose que le mimétisme.
On peut suggérer également que, au fur et à mesure que la culture prend la place de la génétique dans la détermination de notre comportement, la transmission de ce qu'on pourrait appeler la culture spirituelle (mythe, rituel, connaissance des lieux sacrés, etc.) prend une plus grande importance dans le maintien de la cohésion du groupe. Ceci nous amène à relier le développement du langage articulé à un autre signe extérieur ancré dans notre biologie : une ménopause "précoce" suivie d'une longue période post-reproductive, encore une caractéristique que les femelles humaines ne partagent avec aucune de leurs cousines primates. Comment donc une ménopause "précoce" a-t-elle pu apparaître et se maintenir au cours de l'évolution, alors qu'elle limite apparemment le potentiel reproducteur des femelles ? L'hypothèse la plus probable est que la femelle ménopausée aide sa propre fille à mieux assurer la survie de ses petits-enfants, donc de son patrimoine génétique. 21
Les problèmes que nous venons d’évoquer concernent la période couverte par Blood Relations. Mais une autre difficulté se présente : il est évident que les sociétés primitives dont nous avons connaissance (et dont parle Darmangeat) sont très différentes de la société hypothétique des premiers Hommes, que cherche à décrire Knight. Pour prendre l’exemple de l’Australie, dont la société aborigène est une des plus primitives que nous connaissons sur le plan technique, la persistance de mythes et de pratiques rituelles qui attribuent une très grande importance à la menstruation va de pair avec une domination totale des hommes sur les femmes. La question se pose évidemment : si l’hypothèse de Knight est juste, même dans ses grandes lignes, comment expliquer ce qu’on pourrait appeler une véritable "contre-révolution" masculine ? Dans le treizième chapitre de son livre (p. 449), Knight propose une hypothèse pour expliquer cette "contre-révolution" : il suggère que c’est la disparition de la mégafaune, des grandes espèces comme le wombat géant, et une période de sécheresse à la fin du Pléistocène, qui auraient perturbé les coutumes de chasse et mis fin à l’abondance qui, selon lui, est la condition matérielle pour la survie du communisme primitif. En 1991, Knight dit lui-même que cette hypothèse reste à être mise à l’épreuve de l’archéologie, et que sa propre investigation se limite à l’Australie. En tout état de cause, il nous semble que ce problème ouvre un large champ d’investigation qui nous permettrait d’envisager une véritable histoire de la plus longue période de l’existence humaine : celle qui va de nos origines jusqu’à l’invention de l’agriculture. 22
Comment l'étude des origines de l'Homme pourrait-elle nous éclairer sur son avenir dans la société communiste ? Darmangeat nous dit que le capitalisme est la première société humaine qui permet de concevoir la fin de la division sexuelle du travail et d'imaginer une égalité des femmes et des hommes - égalité qui est aujourd'hui inscrite dans le droit d'un nombre limité de pays et qui n’est nulle part une égalité de fait : "si le capitalisme n’a en tant que tel ni amélioré, ni aggravé la situation des femmes, il a en revanche été le premier système ayant permis de poser la question de leur égalité avec les hommes ; et tout en étant incapable de réaliser cette égalité, il a néanmoins réuni les éléments qui la rendront effective". 23
Il nous semble que deux critiques peuvent être formulées ici : la première est d’ignorer l’immense importance de l’intégration des femmes dans le monde du travail salarié. Bien malgré lui, le capitalisme a ainsi donné aux ouvrières, pour la première fois dans les sociétés de classes, une réelle indépendance matérielle par rapport aux hommes et, ainsi, la possibilité de lutter à part entière pour la libération du prolétariat et donc de toute l’humanité.
La deuxième critique concerne la notion même d’égalité. 24 Cette notion est empreinte de l'idéologie démocratique héritée du capitalisme, et ce n'est pas le but d'une société communiste qui, au contraire, reconnaîtra les différences entre individus, se donnant comme devise "de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins" pour reprendre les termes de Marx. 25 Or, en dehors du domaine de la science-fiction 26, les femmes ont à la fois une capacité et un besoin que les hommes n'auront jamais : celui d'enfanter. Cette capacité doit être exercée, sinon la société humaine n'a plus d'avenir, mais c'est aussi une fonction physique et donc un besoin pour les femmes. 27 Une société communiste doit donc offrir à toute femme qui le désire la possibilité d'enfanter avec joie, et dans la confiance que son enfant sera accueilli au sein de la communauté humaine.
Ici on peut se permettre un parallèle avec la vision évolutionniste proposée par Knight. Les proto-femmes ont déclenché le processus d'évolution du genre humain vers la culture symbolique, parce qu'elles ne pouvaient plus élever leurs enfants seules : elles devaient obliger les mâles à fournir une aide matérielle à l'enfantement et à l'éducation des jeunes. Ce faisant, elles ont introduit dans la société humaine la notion de solidarité entre femmes occupées par les enfants, entre hommes occupés par la chasse, et entre hommes et femmes partageant les responsabilités conjointes de la société.
Aujourd'hui, nous nous trouvons dans une situation où le capitalisme nous réduit de plus en plus à l'état d'individus atomisés, et les femmes qui enfantent subissent cette situation de plein fouet. Non seulement la règle dans l'idéologie capitaliste veut que la famille soit réduite à sa plus simple expression (père, mère, enfants) mais, en plus, la désagrégation exacerbée de toute vie sociale fait que, de plus en plus souvent, les femmes se trouvent seules à élever leurs enfants même en très bas âge, et la nécessité de trouver du travail les éloigne de leurs propres mères, tantes ou sœurs qui constituaient autrefois le réseau de soutien naturel de toute femme qui venait d'enfanter. Et le "monde du travail" est impitoyable pour les femmes qui enfantent, obligées soit de sevrer leurs enfants après quelques mois au mieux (selon les congés maternité en vigueur dans les différents pays, quand ils existent) et de les laisser aux nourrices, soit - si elles sont au chômage - de se retrouver privées de vie sociale et contraintes d'élever leurs bébés seules et avec des ressources limitées à l'extrême.
En quelque sorte, les femmes prolétaires se retrouvent dans une situation analogue à leurs lointains ancêtres - et seule une révolution pourra améliorer leur situation. Tout comme la "révolution" supposée par Knight a permis aux femmes de s'entourer du soutien social, d'abord des autres femmes, puis des hommes, pour l'enfantement et l'éducation des enfants, la révolution communiste à venir devra mettre au cœur de ses préoccupations le soutien à l'enfantement et l'éducation collective des enfants. Seule une société qui donne une place privilégiée à ses enfants et à sa jeunesse peut prétendre être porteuse d'avenir : à ce titre, le capitalisme se condamne lui-même par le fait qu'une proportion grandissante de sa jeunesse est "en sureffectif" par rapport aux besoins de la production capitaliste.
Jens
1 Éditions Smolny, Toulouse 2009 et 2012. Sauf indication contraire, les citations et les références aux numéros de page sont celles de la première édition
2 Darmangeat mène d’ailleurs une réflexion intéressante à propos de l’importance accrue de la force physique dans la détermination des rôles sexuels à partir de l’invention de l’agriculture (lors du labour exemple).
3 Darmangeat souligne, sans doute à juste titre, que l’implication dans la production sociale est une condition nécessaire mais insuffisante pour assurer une situation favorable de la femme dans la société.
4 Dans la section "La famille monogamique" [30].
5 Cette étude comparative couvre les civilisations de l’Égypte entre 2700 et 1780 av. J-C, de la Mésopotamie entre 2500 et 1600 av. J-C, de la Chine du nord pendant les périodes des Shang et des Zhou occidentaux (entre 1200 et 950 av. J-C), de la Vallée du Mexique pendant les 15e et 16e siècles de notre ère, de la période classique des Mayas, du royaume des Incas au 16e siècle, et des peuples Yoruba et Béninois à partir du 18e siècle.
6 Le livre de Chris Knight, Blood Relations [31], consacre un sous-chapitre à la "menstruation symbolique des hommes" (cf. p. 428).
7 "L’esprit humain a ses exigences, dont celle de la cohérence" (p. 319). Nous ne traiterons pas ici de la question de savoir d’où viennent ces "exigences", et pourquoi elles prennent des formes précises, questions que Darmangeat laisse sans réponse.
8Donner une explication de fond du structuralisme de Lévi-Strauss nous éloignerait trop de notre sujet. Pour un résumé élogieux mais critique de la pensée de Lévi-Strauss, on peut se reporter au chapitre "Lévi-Strauss and ‘The Mind’" dans le livre de Knight.
9 Darmangeat, 2e édition, pp. 214-215.
10 p. 318.
11 Darmangeat met cependant en lumière certaines sociétés indiennes en Amérique du Nord où, dans des circonstances particulières, les femmes "savaient tout faire ; elles maîtrisaient toute la gamme des activités féminines comme des activités masculines" (p. 314).
12 Voir "À propos du livre L'effet Darwin : une conception matérialiste des origines de la morale et de la civilisation" [32], Révolution internationale n° 400 et "La solidarité humaine et le gène égoïste (article de l'anthropologue Chris Knight)" [33], Révolution internationale n° 434.
13 Cf. l'article "The great leaps forward [34]" d’Anthony Stigliani.
14 C’est un thème qui revient tout au long du livre de Darmangeat. Voir entre autres l’exemple des Huli de Nouvelle-Guinée (p. 222, 2e édition).
15 Et mieux encore, d’avoir su rendre cette théorie lisible et accessible à une audience non experte.
16 À ce propos, lorsque Darmangeat nous dit que la thèse de Knight "ne souffle mot sur les raisons pour lesquelles les femmes, elles, sont écartées de manière absolue et permanente de la chasse et des armes", on ne peut que se demander s'il n’a pas abandonné sa lecture avant d’arriver à la fin du livre.
18 Voir l’article publié dans La Recherche n° 419 : "Étonnants primitifs de Dmanisi".
19 Voir par exemple The Human Story. Robin Dunbar explique l’évolution du langage par l’augmentation de la taille des groupes humains ; le langage articulé serait apparu comme substitut moins coûteux en temps et en énergie que le toilettage grâce auquel nos cousins primates entretiennent leurs amitiés et alliances. Le "nombre de Dunbar" est entré dans la théorie paléoanthropologique en tant que plus grand nombre de connaissances proches avec lesquelles il est possible de garder un contact social stable, et que le cerveau humain est capable de retenir (environ 150) ; Dunbar considère que ceci aurait été la taille maximale des premiers groupes humains.
20Les Hominines (la branche de l'arbre évolutif à laquelle appartiennent les humains) ont divergé d'avec les Panines (la branche à laquelle appartiennent les chimpanzés et les bonobos) il y a environ 6 à 9 millions d'années.
21 Pour un résumé de l’hypothèse de la grand-mère, voir l'article du même nom sur Wikipedia [36].
22 Un travail en ce sens a déjà été réalisé, pour un pays aux antipodes de l’Australie, par l’anthropologue Lionel Sims, dans un article publié dans le Cambridge Archaeological Journal 16:2, intitulé "The ‘Solarization’ of the moon: manipulated knowledge at Stonehenge [37]".
23 Darmangeat, op.cit., p. 426.
24 Il ne s’agit pas ici de faire un procès d’intention. Darmangeat parle d’une "égalité authentique" : encore faudrait-il savoir ce que cette notion recouvre, ce qui bien évidemment sort très largement de la matière de son livre.
25 Ce n’est pas pour rien que Marx écrivait, dans sa Critique du programme de Gotha : "Par sa nature le droit ne peut consister que dans l’emploi d’une mesure égale pour tous ; mais les individus inégaux (et ils ne seraient pas distincts, s’ils n’étaient pas inégaux) ne peuvent être mesurés à une mesure égale qu’autant qu’on les considère d’un même point de vue, qu’on ne les regarde que sous un aspect unique et déterminé ; par exemple, dans notre cas, uniquement comme des travailleurs en faisant abstraction de tout le reste" (Karl Marx, Œuvres Économie I, La Pléiade, p. 1420).
26 Iain M. Banks, un des très rares auteurs de science-fiction qui fait preuve d’une réelle originalité aujourd'hui, imagine une civilisation galactique organisée de façon essentiellement communiste ("La Culture"), où les humains contrôlent leurs glandes hormonales au point de pouvoir changer de sexe volontairement, et où tous peuvent donc enfanter.
27 Ceci ne veut pas dire, évidemment, que toutes les femmes souhaiteront – et encore moins devront – enfanter.
Après un certain temps, beaucoup plus long que prévu à l’origine, nous reprenons le troisième volume de la série sur le communisme. Rappelons brièvement que le premier volume, qui a été publié en français sous forme de brochure-résumé et en anglais sous forme de livre, commence par analyser le développement du concept de communisme depuis les sociétés précapitalistes jusqu’aux socialistes utopiques, et est ensuite dédié au travail de Marx et Engels, et de leurs successeurs dans la Deuxième Internationale, pour comprendre que le communisme n’est pas un idéal abstrait, mais une nécessité matérielle rendue possible par l’évolution de la société capitaliste elle-même. 1 Le deuxième volume examine la période dans laquelle la prévision marxiste de la révolution prolétarienne, formulée pour la première fois dans la période du capitalisme ascendant, s’est concrétisée à l’aube de "l’époque des guerres et des révolutions" reconnue par l’Internationale Communiste en 1919. 2 Le troisième volume s’est jusqu'ici concentré sur la tentative soutenue de la Gauche communiste d’Italie pendant les années 1930 de tirer les leçons de la défaite de la première vague internationale de révolutions, et surtout de la révolution russe, et d'examiner les implications de ces leçons pour une future période de transition au communisme. 3
Comme nous l’avons souvent rappelé, la Gauche communiste était d’abord et avant tout le produit d’une réaction internationale contre la dégénérescence de l’Internationale communiste et de ses partis. Les groupes de gauche en Italie, Allemagne, Pays-Bas, Russie, Grande-Bretagne et ailleurs convergeaient sur les mêmes critiques de la régression de l’IC vers le parlementarisme, le syndicalisme, et vers des compromis avec les partis de la social-démocratie. Il y avait des débats intenses au sein des différents courants de gauche et quelques tentatives concrètes de coordination et de regroupement, telles que la formation de l’Internationale communiste ouvrière en 1922, essentiellement avec des groupes proches de la Gauche communiste germano-hollandaise. En même temps, cependant, l’échec rapide de cette nouvelle formation démontrait que la marée de la révolution refluait et que les temps n’étaient pas mûrs pour la fondation d’un nouveau parti mondial. De plus, cette initiative précipitée, prise par des éléments au sein du mouvement allemand, mettait en évidence ce qui était peut-être la plus grave division dans les rangs de la Gauche communiste, la séparation entre ses deux expressions les plus importantes, celle en Italie et celle en Allemagne et aux Pays-Bas. Cette division n’a jamais été absolue : dans les premiers temps du Parti communiste d’Italie, il y avait eu des tentatives de comprendre et de débattre avec les autres courants de gauche ; et nous avons ailleurs attiré l’attention sur le débat entre Bordiga et Korsch au milieu des années 1920. 4 Ces contacts se sont cependant raréfiés avec le reflux de la révolution et parce que les deux courants ont réagi de façon différente face au nouveau défi qui se présentait à eux. La gauche italienne était, de façon toute à fait juste, convaincue de la nécessité de rester dans l’IC tant qu’existait en son sein une vie prolétarienne et d’éviter des scissions prématurées ou la proclamation de nouveaux partis artificiels – ce qui était précisément la voie suivie par la majorité de la gauche germano-hollandaise. De plus, l’émergence de tendances ouvertement anti-parti dans la gauche germano-hollandaise, en particulier le groupe autour de Rühle, ne pouvait que renforcer la conviction de Bordiga et d'autres que ce courant était dominé par des conceptions et des pratiques anarchisantes. En même temps, les groupes de la gauche germano-hollandaise, ayant tendance à définir toute l’expérience du bolchevisme et d’Octobre 1917 comme des expressions d’une révolution bourgeoise tardive, étaient de moins en moins capables de distinguer la gauche italienne du courant majoritaire de l’IC, principalement parce que la gauche italienne continuait à défendre que la place des communistes était à l’intérieur de l’Internationale et d'y combattre son cours opportuniste.
Aujourd’hui, les groupes bordiguistes ont théorisé cette séparation tragique et qui a coûté cher, quand ils insistent e sur le fait qu'eux seuls constitueraient la Gauche communiste et que le KAPD et ses descendants ne seraient rien de plus qu’une déviation anarchiste petite-bourgeoise. Le Parti communiste international (Il programma comunista) est allé jusqu’à publier une défense de La maladie infantile du communisme (le "gauchisme") de Lénine, en en faisant l’éloge comme avertissement contre des "futurs renégats". 5 Cette attitude révèle un manque de reconnaissance plutôt tragique du fait que les communistes de gauche auraient dû combattre ensemble, en tant que camarades, contre la trahison grandissante de l’IC.
C’était cependant loin d’être l’attitude de la gauche italienne pendant sa période la plus fructueuse sur le plan théorique : celle qui a suivi la formation, en exil hors de l’Italie fasciste, de la Fraction de Gauche à la fin des années 1920 et pendant laquelle elle a publié la revue Bilan entre 1933 et 1938. Dans un "Projet de résolution sur les liens internationaux" dans Bilan n° 22, elle écrit que "les communistes internationalistes de Hollande (la tendance Gorter) et les éléments du KAPD représentent la première réaction aux difficultés de l’État russe, la première expérience de gestion prolétarienne, en se reliant au prolétariat mondial au travers d’un système de principes élaborés par l’Internationale". Elle en conclut que l’exclusion de ces camarades de l’Internationale "n’a apporté aucune solution à ces problèmes".
Cette démarche posait les fondements élémentaires de la solidarité prolétarienne sur la base desquels le débat pouvait avoir lieu, malgré les divergences considérables entre les deux courants ; divergences qui se sont énormément amplifiées au milieu des années 1930, quand la gauche germano-hollandaise a évolué vers les positions du communisme de conseils, définissant non seulement le bolchevisme, mais la forme parti elle-même, comme étant de nature bourgeoise. Il y avait d’autres difficultés liées à la langue et au manque de connaissance de part et d’autre des positions respectives, le résultat étant, comme nous le notons dans notre livre La Gauche communiste d’Italie, que les rapports entre les deux courants étaient en grande partie indirects.
Le principal point de connexion entre les deux courants était la Ligue des Communistes Internationalistes (LCI) en Belgique, qui était en contact avec le Groep van Internationale Communisten (GIC) et d’autres groupes en Hollande. Il est peut être significatif que le principal résultat de ces contacts à apparaître dans les pages de Bilan ait été le résumé, écrit par Hennaut de la LCI, du livre du GIC Grundprinzipien Kommunistischer Produktion und Verteilung (Principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes) 6 et les remarques fraternelles mais critiques sur le livre que contenait la série "Problèmes de la période de transition" de Mitchell. À notre connaissance, le GIC n’a répondu à aucun de ces articles, mais il est toujours important de nous rappeler que les prémisses pour un débat existaient à l’époque où les Grundprinzipien ont été publiés, d'autant plus qu’il n’y a eu que quelques très rares tentatives ultérieures de poursuivre la discussion. 7 Disons clairement que cet article ne tentera pas de faire une analyse en profondeur et détaillée des Grundprinzipien. Son but, plus modeste, est d’étudier les critiques du résumé publié dans Bilan et de souligner quelques questions pour une future discussion.
À la Conférence de Paris de groupes de la Gauche communiste récemment formés, en 1974, Jan Appel, le vétéran du KAPD et du GIC qui avait été un des principaux auteurs des Grundprinzipien, expliquait que ce texte avait été écrit comme une contribution à l’effort de compréhension de ce qui avait mal tourné dans l’expérience du capitalisme d’État ou "communisme d’État comme nous disions quelques fois" dans la révolution russe, en vue de dégager quelques lignes de conduite qui permettraient d’éviter de telles erreurs à l’avenir. Malgré leurs divergences sur la nature de la révolution russe, c’était précisément ce qui motivait précisément les camarades de la gauche italienne quand ils ont entrepris une étude des problèmes de la période de transition, en dépit du fait qu’ils ne comprenaient que trop bien qu’ils étaient en train de traverser une profonde la contre-révolution.
Pour Mitchell, comme pour le reste de la gauche italienne, le GIC, c’étaient les "internationalistes hollandais", des camarades qui étaient animés par un engagement profond pour le renversement du capitalisme et son remplacement par une société communiste. Les deux courants comprenaient qu’une étude sérieuse des problèmes de la période de transition allait beaucoup plus loin qu’un exercice intellectuel en soi. C’étaient des militants pour qui la révolution prolétarienne était une réalité qu’ils avaient vue de leurs propres yeux ; malgré sa terrible défaite, ils restaient pleinement confiants dans le fait qu’elle surgirait de nouveau, et étaient convaincus qu’elle devait être armée d’un programme communiste clair pour triompher la prochaine fois.
Au début de son résumé des Grundprinzipien, Hennaut pose précisément cette question : "Ne paraît-il pas vain, en effet, de se torturer les méninges à propos des règles sociales que les travailleurs auront à faire respecter, une fois la révolution accomplie, alors que les travailleurs ne marchent nullement à la lutte finale mais cèdent pas à pas le terrain conquis devant la réaction triomphante ? D’autre part, tout n’a-t-il pas été dit à ce sujet par les Congrès de l’I.C. ? … Bien sûr, à ceux pour qui toute la science de la révolution consiste à discerner toute la gamme des manœuvres à faire accomplir par les masses, l’entreprise doit apparaître particulièrement oiseuse. Mais à ceux qui considèrent que la précision des buts de la lutte est une des fonctions essentielles de tout mouvement d’émancipation et que les formes de cette lutte, son mécanisme et les lois qui la régissent, ne peuvent être mis complètement à jour que dans la mesure où se précisent les buts finaux à atteindre, en d’autres termes que les lois de la révolution se dégagent de plus en plus nettement selon que la conscience des travailleurs grandit - pour ceux-là l’effort théorique pour définir exactement ce que sera la dictature du prolétariat apparaît comme une tâche d’une primordiale nécessité." (Bilan n° 19, "Les fondements de la production et de la distribution communistes")
Comme nous l’avons mentionné, Hennaut n’était pas membre du GIC mais de la LCI belge. En un sens, il était bien placé pour agir comme un "intermédiaire" entre la gauche italienne et la gauche hollandaise puisqu’il avait des accords et des divergences avec les deux. Dans une contribution précédente dans Bilan 8, il critiquait la notion de "dictature du parti" des camarades italiens et mettait l’accent sur le fait que c’est la classe ouvrière qui exerce le contrôle sur les sphères politiques et économiques avec ses propres organes généraux tels que les conseils. En même temps, il rejetait la vision qu'avait Bilan de l’URSS comme État prolétarien dégénéré et définissait comme capitalistes tout autant le régime politique que l’économie en Russie. Mais on doit ajouter qu’il s’était aussi engagé dans un processus de rejet du caractère prolétarien de la révolution russe, mettant en exergue que les conditions objectives n’étaient pas mûres, si bien que "la révolution a été faite par les ouvriers mais ce n’était pas une révolution prolétarienne". 9 Cette analyse était très proche de celle des communistes de conseils, mais Hennaut se démarquait de ces derniers sur nombre de points cruciaux : au tout début de son résumé, il dit clairement qu’il n’est pas d’accord avec leur rejet du parti. Pour Hennaut, le parti allait être encore plus nécessaire après la révolution pour combattre les vestiges idéologiques du vieux monde, bien qu’il n’ait pas ressenti que la faiblesse du GIC sur ce point était la principale question posée par les Grundprinzipien ; à la fin de son résumé, dans Bilan n° 22, il souligne la faiblesse de la conception de l’État du GIC et de sa vision quelque peu colorée en rose des conditions dans lesquelles a lieu une révolution. Cependant, il est convaincu de l’importance de la contribution du GIC et fait un effort très sérieux pour la résumer de façon précise en quatre articles (publiés dans les 5 numéros de Bilan cités précédemment). Évidemment, il ne lui était pas possible, dans le cadre de ce résumé, de faire ressortir toute la richesse – et certaines des contradictions apparentes - des Grundprinzipien, mais il a fait un excellent travail pour mettre en évidence les points essentiels du livre.
Le résumé de Hennaut met en lumière le fait significatif que les Grundprinzipien ne se situent pas du tout en dehors des traditions et des expériences de la classe ouvrière, mais se basent sur une critique historique de conceptions erronées qui avaient surgi au sein du mouvement ouvrier, et sur les expériences révolutionnaires concrètes – en particulier les révolutions russe et hongroise – dont les leçons étaient surtout négatives. Les Grundprinzipien contiennent donc des critiques des visions de Kautsky, Varga, de l’anarcho-syndicaliste Leichter et d’autres, tout en cherchant à se rattacher aux travaux de Marx et Engels, en particulier La critique du programme de Gotha et l’Anti-Dühring. Le point de départ en est la simple insistance sur le fait que l’exploitation des ouvriers dans la société capitaliste est entièrement liée à leur séparation des moyens de production via les rapports sociaux capitalistes du travail salarié. Depuis la période de la Deuxième Internationale, le mouvement ouvrier avait dérivé vers l’idée que la simple abolition de la propriété privée signifiait la fin de l’exploitation, et les bolcheviks ont, dans une large mesure, mis en application cette vision après la révolution d’Octobre.
Pour les Grundprinzipien, la nationalisation ou la collectivisation des moyens de production peuvent parfaitement coexister avec le travail salarié et l’aliénation des ouvriers par rapport à ce qu’ils produisent. Ce qui est la clef, cependant, c’est que les travailleurs eux-mêmes, à travers leurs organisations enracinées sur les lieux de travail, disposent non seulement des moyens matériels de production mais de tout le produit social. Pour être sûrs, cependant, que le produit social reste aux mains des producteurs, du début à la fin du processus du travail (décisions sur quoi produire, en quelles quantités, distribution du produit y compris la rémunération du producteur individuel), il faut une loi économique générale qui puisse être sujette à des décomptes rigoureux : le calcul du produit social sur la base de la "valeur" du temps de travail moyen socialement nécessaire. Bien que ce soit précisément le temps de travail socialement nécessaire qui est à la base de la "valeur" des produits dans la société capitaliste, ce ne serait plus une production de valeur parce que, bien que la contribution des entreprises individuelles soit considérable dans la détermination du temps de travail contenu dans leurs produits, celles-ci ne vendront plus leurs produits sur le marché (et les Grundprinzipien critiquent les anarcho-syndicalistes justement parce qu’ils envisagent la future économie comme un réseau d’entreprises indépendantes liées par des rapports d’échange). Dans la vision du GIC, les produits seraient simplement distribués selon les besoins généraux de la société, lesquels seraient déterminés par un congrès de conseils associé à un bureau central des statistiques et un réseau de coopératives de consommateurs. Les Grundprinzipien prennent soin d’insister sur le fait que ni le congrès des conseils ni le bureau des statistiques ne sont "centralisés" ou des organes "d’État". Leur tâche n’est pas de contrôler le travail mais d’utiliser le critère du temps de travail socialement nécessaire, calculé en prenant en compte essentiellement les usines ou les lieux de travail, afin de superviser le planning et la distribution du produit social à l’échelle globale. Une application cohérente de ces principes assurerait qu’une situation dans laquelle "la machine vous échappe des mains" (les fameuses paroles de Lénine sur la trajectoire de l’État soviétique, citées par les Grundprinzipien), ne se répéterait pas dans la nouvelle révolution. En somme, la clef de la victoire de la révolution réside dans la capacité des ouvriers de maintenir un contrôle direct de l’économie, et le moyen le plus sûr pour y parvenir est la régulation de la production et de la distribution en se basant sur le temps de travail.
La gauche italienne 10 comme nous l’avons dit, a salué la contribution du GIC mais ne lui a pas épargné ses critiques du texte. En général, ces critiques peuvent être réparties en quatre rubriques, bien qu’elles mènent toutes à d’autres questions et soient toutes étroitement liées entre elles :
une vision nationale de la révolution ;
une vision idéaliste des conditions réelles de la révolution prolétarienne ;
un manque de compréhension du problème de l’État et une focalisation sur l’économie au détriment des questions politiques ;
certaines divergences théoriques concernant l’économie de la période de transition : le dépassement de la loi de la valeur et le contenu du communisme ; l’égalitarisme et la rémunération du travail.
Dans sa série "Parti-État-Internationale" 11, Vercesi avait déjà critiqué Hennaut et les camarades hollandais pour leur approche du problème de la révolution en Russie d’un point de vue étroitement national. Il insistait sur le fait qu’aucune avancée réelle ne pouvait se faire tant que la bourgeoisie détiendrait le pouvoir à l’échelle mondiale – quelles que soient les avancées réalisées dans une zone sous "gestion" prolétarienne, elles ne pouvaient être définitives :
"L’erreur que commettent à notre avis les communistes de gauche hollandais, et avec eux le camarade Hennaut, c’est de se mettre en une direction foncièrement stérile, car le fondement du marxisme consiste justement à reconnaître que les bases d’une économie communiste ne peuvent se présenter que sur le terrain mondial, et jamais elles ne peuvent être réalisées à l’intérieur des frontières d’un État prolétarien. Ce dernier pourra intervenir dans le domaine économique pour changer le processus de la production, mais nullement pour asseoir définitivement ce processus sur des bases communistes, car à ce sujet les conditions pour rendre possible une telle économie ne peuvent être réalisées que sur la base internationale. C’est enfreindre la théorie marxiste dans son essence même que de croire possible de réaliser les tâches économiques du prolétariat à l’intérieur d’un seul pays. Nous ne nous acheminerons pas vers la réalisation de ce but suprême en faisant croire aux travailleurs qu’après la victoire sur la bourgeoisie, ils pourront directement diriger et gérer l’économie dans un seul pays." (Bilan n° 21, dans la série, Parti – Internationale – État, 3e partie : l'État soviétique).
Dans sa série, Mitchell revient sur ce thème :
"S’il est indéniable qu’un prolétariat national ne peut aborder certaines tâches économiques qu’après avoir instauré sa propre domination, à plus forte raison, la construction du socialisme ne peut s’amorcer qu’après la destruction des États capitalistes les plus puissants, bien que la victoire d’un prolétariat "pauvre" puisse acquérir une immense portée, pourvu qu’elle soit intégrée dans la ligne de développement de la révolution mondiale. En d’autres termes, les tâches d’un prolétariat victorieux, par rapport à sa propre économie, sont subordonnées aux nécessités de la lutte internationale des classes.
Il est caractéristique de constater que, bien que tous les véritables marxistes aient rejeté la thèse du "socialisme en un seul pays", la plupart des critiques de la Révolution russe se sont surtout exercées sur les modalités de construction du socialisme, en partant de critères économiques et culturels plutôt que politiques, et en omettant de tirer à fond les conclusions logiques qui découlent de l’impossibilité du socialisme national." (Bilan n° 37, "Quelques données pour une gestion prolétarienne", republié dans la Revue internationale n° 132, article "Les problèmes de la période de transition [38]").
Mitchell a aussi dédié une grande partie de la série d’articles à argumenter contre l’idée des Mencheviks, reprise en grande partie par les communistes de conseils, selon laquelle la révolution russe ne pouvait avoir été purement prolétarienne parce que la Russie n’était pas mûre pour le socialisme. Contre cette approche, Mitchell affirme que les conditions de la révolution communiste ne peuvent être posées qu’à l’échelle mondiale et que la révolution en Russie n’a simplement été que le premier pas d'une révolution au niveau mondial, rendue nécessaire par le fait que le capitalisme en tant que système mondial était entré dans sa période de déclin. Toute compréhension de ce qui avait mal tourné en Russie devait donc se situer dans le contexte de la révolution mondiale : la dégénérescence de l’État soviétique fut d’abord et avant tout non pas une conséquence des mesures économiques prises par les bolcheviks mais de l’isolement de la révolution. De son point de vue, les camarades hollandais ont été "conduits à fausser leur jugement sur la révolution russe et surtout à restreindre singulièrement le champ de leurs recherches quant aux causes profondes de l'évolution réactionnaire de l'U.R.S.S. L'explication de celle-ci ils ne vont pas la chercher dans le tréfonds de la lutte nationale et internationale des classes (c'est une des caractéristiques négatives de leur étude, qu'elle fait quasi abstraction des problèmes politiques), mais dans le mécanisme économique" (Bilan n° 35, republié dans la Revue internationale n° 131, article "Les problèmes de la période de transition [39]").
En bref, il existe des limites à ce que nous pouvons déduire des mesures économiques prises pendant la révolution russe. Même les mesures les plus parfaites, en l’absence d’extension de la révolution mondiale, n’auraient pas préservé le caractère prolétarien du régime en URSS, et cela s’applique à n’importe quel pays, avancé ou arriéré, qui se retrouverait isolé dans un monde dominé par le capitalisme.
Nous avons remarqué que Hennaut lui-même mettait en évidence la tendance des camarades hollandais à simplifier les conditions qui prévalent à la suite d’une révolution prolétarienne : "il pourrait apparaître à maints lecteurs qu’en réalité tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. La révolution est en marche, elle ne pourrait pas ne pas venir et il suffit de laisser aller les choses à elles-mêmes pour que le socialisme devienne réalité. ( "Les internationalistes hollandais sur le programme de la révolution prolétarienne", Bilan n° 22). Vercesi avait aussi défendu que ces camarades tendaient à sous-estimer grandement l’hétérogénéité de la conscience de classe même après la révolution – une erreur directement liée à l’incapacité des communistes de conseils de comprendre la nécessité d’une organisation politique des éléments les plus avancés de la classe ouvrière. De plus, cela était aussi lié à la sous-estimation, par les camarades hollandais, des difficultés qu'allaient rencontrer les ouvriers pour prendre en charge directement l’organisation de la production. Pour sa part, Mitchell défend que les camarades hollandais partent d’un schéma idéal, abstrait, qui exclut déjà les stigmates du passé capitaliste, comme base pour avancer vers le communisme :
"Nous avons déjà laissé entendre que les internationalistes hollandais dans leur essai d'analyse des problèmes de la période de transition, s'étaient beaucoup plus inspirés de leurs désirs que de la réalité historique. Leur schéma abstrait, d'où ils excluent, en gens parfaitement conséquents avec leurs principes, la loi de la valeur, le marché, la monnaie devait, tout aussi logiquement, préconiser une répartition "idéale" des produits. Pour eux puisque "la révolution prolétarienne collectivise les moyens de production et par là ouvre la voie à la vie communiste, les lois dynamiques de la consommation individuelle doivent absolument et nécessairement se conjuguer parce qu'elles sont indissolublement liées aux lois de la production, cette liaison s'opérant de 'soi-même' par le passage à la production communiste. (Page 72 de leur ouvrage déjà cité, Essai sur le développement de la société communiste". (Bilan n° 35, cité dans la Revue internationale n° 131).
Plus tard, Mitchell se concentre sur les obstacles que rencontre l’institution d’une rémunération égale du travail pendant la période de transition (nous y reviendrons dans un second article). En somme, les camarades hollandais mélangent complètement les stades du communisme :
"D'autre part, répudiant l'analyse dialectique en sautant l'obstacle du centralisme, ils en sont arrivés à se payer réellement de mots en considérant non la période transitoire, la seule intéressant les marxistes du point de vue des solutions pratiques, mais la phase évoluée du communisme. Il est dès lors facile de parler d'une "comptabilité sociale générale en tant que centrale économique où affluent tous les courants de la vie économique, mais qui n'a pas la direction de l'administration ni le droit de disposition sur la production et la répartition qui n'a que la disposition d'elle-même" (!) (P 100/101.) Et ils ajouteront que "dans l’association des producteurs libres et égaux, le contrôle de la vie économique n'émane pas de personnes ou d'instances mais résulte de l'enregistrement public du cours réel de la vie économique. Cela signifie : la production est contrôlée par la reproduction" (P. 135) ; autrement dit : "la vie économique se contrôle par elle-même au moyen du temps de production social moyen." (!)
Avec de telles formulations, les solutions relatives à la gestion prolétarienne ne peuvent évidemment avancer d'un pas, car la question brûlante qui se pose au prolétariat n'est pas de chercher à deviner le mécanisme de la société communiste, mais la voie qui y conduit." (Bilan n° 37, republié dans la Revue internationale n° 132)
Il est vrai que dans un certain nombre de passages des Grundprinzipien les camarades hollandais parlent de la distinction faite par Marx entre les premières étapes et celles plus avancées de la période de transition, et qu’ils reconnaissent qu’il y existe un processus, un mouvement vers le communisme intégral dans lequel la nécessité du décompte du temps de travail, par exemple, perdra de l'importance en ce qui concerne la consommation individuelle :
"Une caractéristique essentielle des entreprises de T.S.G. (entreprises de Travail Social Général) est le fait qu’elles permettent à chacun de "prendre selon ses besoins". L’heure de travail n’est donc plus ici la mesure de la répartition. Le développement de la société communiste entraînera un accroissement de ce type d’entreprise, si bien que l’alimentation, les transports, l’habitat, et en bref la satisfaction des besoins généraux deviendront eux aussi "gratuits". Cette évolution est un processus qui, en ce qui concerne le côté technique de l’opération, peut s’effectuer rapidement. Le travail individuel sera d’autant moins la mesure de la consommation individuelle que la société évoluera dans une telle direction, qu’il y aura de plus en plus de produits distribués selon ce principe. Bien que le temps de travail individuel soit la mesure de la répartition individuelle, le développement de la société entraînera la suppression progressive de cette mesure." (Grundprinzipien ; Chapitre 6 : La socialisation de la répartition) 12
En même temps encore, comme Mitchell le remarque plus haut, ils parlent de "producteurs libres et égaux" qui décident de ceci ou de cela précisément dans le stade le plus bas, un moment dans lequel le prolétariat organisé combat pour la véritable liberté et l’égalité, mais ne les a pas encore conquises définitivement. Le terme "producteurs libres " ne peut réellement s’appliquer qu’à une société où il n’y a plus de classe ouvrière.
Un exemple de cette tendance à simplifier est la façon dont ils traitent de la question agraire. Selon cette partie des Grundprinzipien, la "question paysanne", qui a pesé d’un si grand poids dans la révolution russe, ne poserait pas de grands problèmes à la révolution dans le futur parce que le développement de l’industrie capitaliste a déjà intégré la majorité de la paysannerie dans le prolétariat. C’est un exemple d’une certaine vision eurocentrique (et même en Europe, c’était loin d’être le cas en 1930), qui ne prend pas en compte le grand nombre des masses à la fois non-exploiteuses et non-prolétariennes qui existent à l’échelle mondiale et que la révolution prolétarienne aura à intégrer à la production vraiment socialisée.
Parler de l’existence de classes autres que le prolétariat dans la période de transition pose immédiatement la question d’un semi-État qui, entre autres choses, a la tâche de représenter politiquement ces masses. L’esquive du problème de l’État est donc une autre conséquence du schéma abstrait des camarades hollandais. Comme nous l’avons déjà noté, Hennaut voit que "l’État occupe, dans le système des camarades hollandais, une place disons pour le moins équivoque" (Bilan n° 22). Mitchell pointe le fait que tant que les classes existent, la classe ouvrière aura à faire avec le fléau d’un État, et que cela est lié au problème du centralisme :
"L'analyse des internationalistes hollandais s'éloigne incontestablement du marxisme parce qu'elle ne met jamais en évidence cette vérité, pourtant fondamentale, que le prolétariat est encore obligé de supporter le "fléau" de l'État jusqu'à la disparition des classes, c'est-à-dire jusqu’à l'abolition du capitalisme mondial. Mais souligner une telle nécessité historique, c'est admettre que les fonctions étatiques se confondent encore temporairement avec la centralisation, bien que celle-ci, sur la base de la destruction de la machine oppressive du capitalisme, ne s'oppose plus nécessairement au développement de la culture et de la capacité de gestion des masses ouvrières. Au lieu de rechercher la solution de ce développement dans les limites des données historiques et politiques, les internationalistes hollandais ont cru la trouver dans une formule d'appropriation à la fois utopique et rétrograde qui, de plus, n'est pas aussi nettement opposée au "droit bourgeois" qu'ils pourraient se l'imaginer." (Bilan n° 37, republié dans la Revue internationale n° 132).
À la lumière de l’expérience russe, les camarades hollandais avaient certainement raison d’être vigilants sur le fait que tout corps organisé pourrait exercer un pouvoir dictatorial sur la classe ouvrière. En même temps, les Grundprinzipien ne rejettent pas la nécessité d’une certaine forme de coordination centrale. Ils parlent d’un bureau central des statistiques et d’un "congrès économique des conseils ouvriers", mais ceux-ci sont présentés comme des organes économiques avec de simples tâches de coordination : ils semblent n’avoir aucune fonction politique ou étatique. En décrétant simplement à l’avance que de tels organes centraux ou de coordination n’assumeront des fonctions étatiques, et n'auront pas de lien avec elles, ils affaiblissent réellement la capacité de la classe à se défendre d’un danger réel qui existera tout au long de la période de transition : le danger que l’État, même un semi-État dirigé de façon rigoureuse par les organes unitaires des ouvriers, développe de façon croissante un pouvoir autonome vis-à-vis de la société et réimpose des formes directes d’exploitation économique.
La notion d’État postrévolutionnaire apparaît brièvement dans le livre (en fait au tout dernier chapitre). Mais selon les termes du GIC, il "existe simplement en tant qu’appareil de pouvoir pur et simple de la dictature du prolétariat. Sa tâche est de briser la résistance de la bourgeoisie … mais en ce qui concerne l’administration de l’économie, il n’a aucun rôle que ce soit à remplir". (Grundprinzipien, chapitre 19, "Le prétendu utopisme").
Mitchell ne se réfère pas à ce passage mais celui-ci n’irait pas à l’encontre de ses craintes vis-à-vis de la tendance du GIC à considérer l’État et la dictature du prolétariat comme une même chose, une identification qui, à ses yeux, désarme les travailleurs et favorise l’État :
"La présence agissante d’organismes prolétariens est la condition pour que l’État reste asservi au prolétariat et non le témoignage qu’il s’est retourné contre les ouvriers. Nier le dualisme contradictoire de l’État prolétarien, c’est fausser la signification historique de la période de transition.
Certains camarades considèrent, au contraire, que cette période doit exprimer l’identification des organisations ouvrières avec l’État (camarade Hennaut, "Nature et évolution de l’État russe" - Cf. Bilan n°34, p. 1124). Les internationalistes hollandais vont même plus loin lorsqu’ils disent que puisque "le temps de travail est la mesure de la répartition du produit social et que la distribution entière reste en dehors de toute "politique", les syndicats n’ont plus aucune fonction dans le communisme et la lutte pour l’amélioration des conditions d’existence a cessé" (p. 115 de leur ouvrage).
Le centrisme également est parti de cette conception que, puisque l’État soviétique était un État ouvrier, toute revendication des prolétaires devenait un acte d’hostilité envers "leur" État, justifiant ainsi l’assujettissement total des syndicats et comités d’usines au mécanisme étatique." (Bilan n° 37, republié dans la Revue internationale n° 132).
La gauche germano-hollandaise avait, évidemment, reconnu bien plus rapidement le fait que les syndicats avaient déjà cessé d’être des organes prolétariens sous le règne du capitalisme décadent, sans parler de la période de transition au communisme quand la classe ouvrière aurait créé ses propres organes unitaires (les comités d’usine, les conseils ouvriers, etc.). Mais le point fondamental de Mitchell reste parfaitement valable. En confondant le voyage avec la destination, en éliminant de l’équation les autres classes non-prolétariennes et toute l’hétérogénéité sociale complexe de la situation post-insurrectionnelle et, surtout, en envisageant une abolition quasi-immédiate de la condition du prolétariat comme classe exploitée, les camarades hollandais, du fait de toute leur antipathie pour l’État, laissent la porte ouverte à l’idée que, pendant la période de transition, le besoin, pour la classe ouvrière, de défendre ses intérêts immédiats serait devenu superflu. Pour la gauche italienne, la nécessité de préserver l’indépendance des syndicats et/ou des comités d’usine au sein de l’organisation générale de la société –bref, par rapport à l’État de transition – était une leçon fondamentale de la révolution russe où c'est "l’État ouvrier" qui avait fini par réprimer les ouvriers.
Cette esquive ou cette simplification de la question de l’État, de même que l'incapacité du GIC à comprendre la nécessité de l’extension internationale de la révolution, font partie d’une sous-estimation plus large de la dimension politique de la révolution. L’obsession du GIC est de chercher d’une méthode pour calculer, distribuer et rémunérer le travail social de façon à ce qu’un contrôle central puisse être maintenu à un minimum et que l’économie de la période de transition puisse avancer de façon semi-automatique vers le communisme intégral. Mais pour Mitchell, l’existence de telles lois ne peut se substituer à la maturité politique croissante des masses travailleuses, à leur capacité réelle d’imposer leur propre direction à la vie sociale :
"Les camarades hollandais ont, il est vrai, proposé une solution immédiate : pas de centralisation économique ni politique qui ne peut revêtir que des formes oppressives, mais le transfert de la gestion aux organisations d’entreprises qui coordonnent la production au moyen d’une "loi économique générale". Pour eux, l’abolition de l’exploitation (donc des classes) ne paraît pas se réaliser dans un long processus historique, enregistrant une participation sans cesse croissante des masses à l’administration sociale, mais dans la collectivisation des moyens de production, pourvu que celle-ci implique pour les conseils d’entreprises le droit de disposer, et de ces moyens de production, et du produit social. Mais outre qu’il s’agit ici d’une formulation qui contient sa propre contradiction, puisqu’elle revient à opposer la collectivisation intégrale (propriété à tous, mais à personne en particulier) à une sorte de "collectivisation" restreinte, dispersée entre groupes sociaux (la société anonyme est aussi une forme partielle de collectivisation), elle ne tend tout simplement qu’à substituer une solution juridique (le droit de disposition des entreprises) à l’autre solution juridique qu’est l’expropriation de la bourgeoisie. Or, nous avons vu précédemment que cette expropriation de la bourgeoisie n’est que la condition initiale de la transformation sociale (encore que la collectivisation intégrale ne soit pas immédiatement réalisable), alors que la lutte des classes se poursuit, comme avant la Révolution, mais sur des hases politiques qui permettent au prolétariat de lui imprimer un cours décisif." (Bilan n° 37, republié dans la Revue internationale n° 132)
Derrière ce rejet de la dimension politique de la lutte de classe, nous pouvons noter une divergence fondamentale entre les deux branches de la Gauche communiste dans leur compréhension de la transition au communisme. Les camarades hollandais reconnaissent la nécessité d’être vigilant à l’égard des restes de " puissantes tendances héritées du mode de production capitaliste qui jouent en faveur de la concentration du pouvoir de contrôle dans une autorité centrale" (Grundprinzipien, chapitre 10, "Les méthodes objectives de contrôle"). Mais ce paragraphe éclairant apparaît au milieu d’une recherche sur les méthodes de calcul dans la période de transition, et dans tout le livre, on ne perçoit que peu la lutte immense qui sera nécessaire pour surmonter les habitudes du passé tout autant que leur personnification matérielle et sociale dans les classes, les couches et les individus plus ou moins hostiles au communisme. Il semble que dans la vision du GIC, la bataille politique soit peu nécessaire, que ce soit sur les lieux de travail ou à un niveau social plus élevé. C’est aussi cohérent avec leur rejet de la nécessité d’organisations politiques communistes, du parti de classe.
Dans la seconde partie de cet article, nous examinerons certains des problèmes plus théoriques concernant la dimension économique de la transformation communiste.
CD Ward
1 Pour un résumé du premier volume, voir l'article "Le communisme n’est pas un bel idéal, mais une nécessité matérielle [résumé du volume I] [40]", Revue internationale n° 124.
2 Pour un résumé du deuxième volume, voir l'article "Le communisme n’est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire [résumé du volume II]", Revue internationale n° 125 [41] et 126 [42].
3 Voir les articles de cette série dans les Revue internationale n° 127 à 134.
4 Voir la 10e partie du volume 2 de la série, "1926-1936 : l'énigme russe élucidée [43]", Revue Internationale n° 105.
5 Voir "La "Maladie infantile", condamnation des futurs renégats [44]" sur www.sinistra.net [45].
6 Bilan numéros 19, 20, 21, 22, 23
7 Parmi les études des Grundprinzipien, nous pouvons mentionner l’introduction de Paul Mattick [46], 1970, à la réédition en allemand du livre, disponible sur le site bataillesocialiste.wordpress.com.. L’édition de 1990 du livre, publiée par le Mouvement pour les Conseils Ouvriers, contient un long commentaire de Mike Baker, écrit peu avant sa mort, qui a aussi causé la disparition du groupe. Notre propre livre : La Gauche hollandaise, renferme une section sur les Grundprinzipien que nous publions en annexe de cet article. Cette partie démontre que notre vision est dans la continuité avec les critiques du texte déjà soulevées par les articles de Mitchell. Le texte des Grundprinzipien lui-même peut être trouvé sur mondialisme.org [47]
8 "Nature et évolution de la révolution russe", Bilan n° 33 et 34.
9 Bilan n° 34, p. 1124.
10 Nous devons être plus précis : Mitchell, lui-même un ancien membre de la LCI, faisait alors partie de la Fraction belge qui avait rompu avec la LCI sur la question de la guerre en Espagne. Dans une de ses séries d’articles sur la période de transition (Bilan n° 38), il a exprimé certaines critiques envers les ‘camarades de Bilan’, ayant le sentiment qu’ils n’avaient pas porté assez d’attention aux aspects économiques de la période de transition.
11 Voir "Les années 1930 : le débat sur la période de transition [48]", Revue internationale n° 127.
12 Traduction en français issue du site https://www.mondialisme.org/IMG/article_PDF/article_a1308.pdf [49]
Le CCI a tenu récemment son 20e congrès international. Le Congrès d'une organisation communiste constitue un des moments les plus importants de son activité et de sa vie. C'est celui où l'ensemble de l'organisation (au moyen des délégations nommées par chacune de ses sections) fait le bilan de ses activités, analyse en profondeur la situation internationale, établit des perspectives et élit l'organe central qui a pour tâche d'assurer que les décisions du Congrès sont mises en œuvre.
Parce que nous sommes convaincus de la nécessité du débat et de la coopération entre les organisations qui combattent pour le renversement du système capitaliste, nous avons invité trois groupes – deux de Corée et Opop du Brésil qui ont déjà assisté à nos congrès internationaux. C'est donc parce que les travaux d'un congrès d'une organisation communiste ne sont pas une question "interne" mais intéressent l'ensemble de la classe ouvrière que nous informons nos lecteurs des questions essentielles qui ont été discutées lors de ce congrès.
Ce congrès s'est tenu dans un contexte d'aiguisement des tensions en Asie, de poursuite de la guerre en Syrie, d'aggravation de la crise économique et d'une situation de la lutte de classe complexe, marquée par un faible développement des luttes ouvrières "classiques" contre les attaques économiques de la bourgeoisie mais aussi par le surgissement international de mouvements sociaux dont les exemples les plus significatifs ont été celui des "Indignados" en Espagne et celui de "Occupy Wall Street" aux États-Unis.
La résolution sur la situation internationale adoptée pas le 20e Congrès du CCI, et qui résume les analyses qui se sont dégagées des discussions, est publiée dans ce même numéro de la Revue internationale. Il est donc inutile de la détailler ici.
Cette résolution rappelle le cadre historique dans lequel nous comprenons la situation présente de la société, celui de la décadence du mode de production capitaliste, décadence qui a débuté avec la première guerre mondiale, et la phase ultime de cette décadence que le CCI, depuis le milieu des années 1980, a analysée comme celle de la décomposition, du pourrissement sur pieds de cette société. Cette décomposition s'illustre particulièrement avec la forme que prennent à l'heure actuelle les conflits impérialistes, et dont la situation en Syrie constitue un exemple tragique (comme on peut le voir dans le rapport sur cette question adopté par le congrès et que nous publions ici), mais également avec la dégradation catastrophique de l'environnement que la classe dominante, malgré toutes ses déclarations et campagnes alarmées, est parfaitement incapable d'empêcher, et même de freiner.
Le congrès n'a pas mené de discussion spécifique sur les conflits impérialistes du fait d'un manque de temps et aussi parce que les discussions préparatoires avaient mis en évidence la grande homogénéité dans nos rangs sur cette question. Toutefois, le congrès a pris connaissance d'une présentation effectuée par le groupe coréen Sanoshin sur les tensions impérialistes en Extrême-Orient, présentation que nous publions en annexe sur notre site Internet.
Sur cette question, la résolution souligne l'impasse dans laquelle se trouve aujourd'hui la bourgeoisie qui est incapable de surmonter les contradictions du mode de production capitaliste, ce qui constitue une confirmation éclatante de l'analyse marxiste. Une analyse que tous les "experts", qu'ils se réclament du "néolibéralisme" ou qu'ils le rejettent, considèrent avec le mépris des ignorants et surtout qu'ils combattent parce que, justement, elle prévoit la faillite historique de ce mode de productions et la nécessité de le remplacer par une société où le marché, le profit et le salariat auront été rangés au musée de l'histoire, où l'humanité sera libérée des lois aveugles qui l'enfoncent dans la barbarie pour vivre suivant le principe "De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins".
Concernant la situation présente de la crise du capitalisme, le congrès s'est prononcé clairement pour considérer que la "crise financière" actuelle n'est nullement à la source des contradictions dans lesquelles s'enfonce l'économie mondiale ni qu'elle trouverait ses racines dans une "financiarisation de l'économie" se préoccupant uniquement de profits immédiats et spéculatifs : "C'est la surproduction qui se trouve à la source de la 'financiarisation' et c'est le fait qu'il soit de plus en plus hasardeux d'investir dans la production, face à un marché mondial de plus en plus saturé, qui oriente de façon croissante les flux financiers vers la simple spéculation. C'est pourquoi toutes les théories économiques 'de gauche' qui préconisent une 'mise au pas de la finance internationale' pour 'sortir de la crise' sont des songes creux puisqu'elles 'oublient' les causes véritables de cette hypertrophie de la sphère financière." (Résolution sur la situation internationale, point 10) De même, le Congrès a considéré que : "La crise des 'subprimes' de 2007, la grande panique financière de 2008 et la récession de 2009 ont marqué le franchissement d'une nouvelle étape très importante et significative de l'enfoncement du capitalisme dans sa crise irréversible." (Ibid. point 11)
Cela dit, le Congrès a constaté qu'il n'y avait pas unanimité au sein de notre organisation et qu'il convenait de poursuivre la discussion autour d'un certain nombre de questions comme celles qui suivent.
L'aggravation de la crise en 2007 a-t-elle constitué une rupture qualitative et ouvert un nouveau chapitre menant l'économie à un effondrement rapide et immédiat ? Quelle est la signification de l'étape qualitative constituée par les événements de 2007 ? De façon plus générale, à quel type d'évolution de la crise faut-il s'attendre : à un effondrement soudain ou à un 'lent' déclin accompagné "politiquement" par les États capitalistes ? Et quels pays plongeront les premiers et qui seront les derniers ? La classe dominante a-t-elle une marge de manœuvre et quelles erreurs veut-elle éviter ? Ou, de façon plus générale, quand elle analyse les perspectives de la crise, la classe dominante peut-elle ignorer la possibilité de réactions de la classe ouvrière ? Quels critères la classe dominante prend-elle en considération quand elle adopte des programmes d'austérité dans les différents pays ? Sommes-nous dans une situation où toutes les classes dominantes peuvent attaquer la classe ouvrière comme cela a été fait en Grèce ? Pouvons-nous nous attendre à une reproduction des attaques à une même échelle (réduction des salaires jusqu'à 40 %, etc.) dans les vieux pays industriels centraux ? Quelles sont les différences entre la crise de 1929 et celle d'aujourd'hui ? Quel est le degré de paupérisation dans les grands pays industrialisés ?
L'organisation a rappelé que, très rapidement après 1989, elle a pris conscience et a prévu les changements fondamentaux sur le plan impérialiste et dans la lutte de classe qui avaient eu lieu avec l'effondrement du bloc de l'Est et des régimes dits "socialistes" 1. Cependant, sur le plan des conséquences économiques, nous n'avons pas prévu les grands changements qui ont eu lieu depuis. Qu'est-ce que l'abandon d'une certaine autarcie et des mécanismes d'isolement vis-à-vis du marché mondial de la part de régimes comme la Chine et l'Inde allait signifier pour l'économie mondiale ?
Évidemment, comme nous l'avons fait pour le débat mené il y a quelques années au sein de notre organisation à propos des mécanismes ayant permis le "boom" qui a suivi la Seconde Guerre mondiale 2, nous porterons à la connaissance de nos lecteurs les principaux éléments du débat actuel dès lors que celui-ci aura atteint un degré suffisant de clarté.
Le Rapport sur la lutte de classe au congrès a tiré un bilan des deux dernières années (depuis le Printemps arabe, les mouvements des Indignados, de Occupy, les luttes en Asie, etc.) et des difficultés de la classe pour répondre aux attaques toujours grandissantes des capitalistes en Europe et aux États-Unis. Les discussions au congrès ont traité principalement des questions suivantes : comment expliquer les difficultés de la classe ouvrière à répondre "de façon adéquate" aux attaques croissantes ? Pourquoi n'évolue-t-on pas encore vers une situation révolutionnaire dans les vieux centres industriels ? Quelle politique suit la classe dominante pour éviter des luttes massives dans les vieux centres industriels ? Quelles sont les conditions de la grève de masse ?
Quel rôle la classe ouvrière d'Asie joue-t-elle dans le rapport de forces global entre les classes, en particulier celle de Chine ? Que pouvons-nous attendre de la classe ? Le centre de l'économie mondiale et du prolétariat mondial s'est-il déplacé en Chine ? Comment évalue-t-on les changements dans la composition de la classe ouvrière mondiale ? La discussion a repris notre position sur le maillon faible que nous avons développée au début des années 1980 en opposition à la thèse de Lénine suivant laquelle la chaîne de la domination capitaliste allait se rompre à son "maillon le plus faible" 3, c'est-à-dire dans les pays faiblement développés.
Même si les discussions n'ont pas mis en évidence de désaccords sur le rapport présenté (et qui est résumé par la partie lutte de classe de la résolution), nous avons estimé que l'organisation se devait de poursuivre la réflexion sur cette question, notamment en discutant du thème "Avec quelle méthode faut-il aborder l'analyse de la lutte de classe dans la période historique présente ?"
Les discussions sur la vie de l'organisation, sur le bilan et les perspectives de ses activités et de son fonctionnement ont occupé une place importante dans les travaux du 20e congrès, comme ce fut toujours le cas dans les précédents congrès. C'est la manifestation du fait que les questions d'organisation ne sont pas de simples questions "techniques" mais des questions politiques à part entière qu'il est nécessaire d'aborder avec un maximum de profondeur. Lorsqu'on se penche sur l'histoire des trois internationales que s'est données la classe ouvrière, on constate que ces questions ont résolument été prises en charge par l'aile marxiste de celles-ci comme l'illustrent, parmi beaucoup d'autres, les exemples suivants :
- combat de Marx et du Conseil général de l'AIT contre l'Alliance de Bakounine, notamment lors du congrès de La Haye en 1872 ;
- combat de Lénine et des bolcheviks contre les conceptions petite-bourgeoises et opportunistes des mencheviks lors du 2e congrès du POSDR, en 1903 et par la suite ;
- combat de la Fraction de Gauche du parti communiste d'Italie contre la dégénérescence de l'Internationale communiste et pour préparer les conditions politiques et programmatiques du surgissement d'un nouveau parti prolétarien lorsque les conditions historiques en seraient données.
L'expérience historique du mouvement ouvrier a mis en évidence le caractère indispensable d'organisations politiques spécifiques défendant la perspective révolutionnaire au sein de la classe ouvrière pour que celle-ci soit capable de renverser le capitalisme et édifier la société communiste. Mais il ne suffit pas de proclamer l'existence des organisations politiques prolétariennes, il faut les construire. Alors que le but est le renversement du système capitaliste et qu'une société communiste ne peut être construite qu'en dehors de celui-ci une fois que le pouvoir de la bourgeoisie a été renversé, c'est dans la société capitaliste qu'il faut construire une organisation révolutionnaire. Cette construction se trouve donc confrontée à toutes sortes de pressions et d'obstacles venant du système capitaliste et de son idéologie. Cela veut dire que cette construction n'a pas lieu dans le vide, que les organisations révolutionnaires sont comme un corps étranger dans la société capitaliste que celle-ci cherche constamment à détruire. Une organisation révolutionnaire est obligée de se défendre en permanence contre toute une série de menaces provenant de la société capitaliste.
C'est une évidence qu'elle doit résister à la répression. La classe dominante n'a jamais hésité, lorsqu'elle le jugeait nécessaire, à déchaîner ses moyens policiers, voire militaires, pour faire taire la voix des révolutionnaires. La plupart des organisations du passé ont vécu longtemps dans des conditions de répression, elles étaient "hors-la-loi", beaucoup de militants étaient exilés. Cela-dit, cette répression ne les a pas brisés. Bien souvent, au contraire, elle a renforcé leur résolution et les a aidés à se défendre contre les illusions démocratiques. Ce fut par exemple le cas du Parti Social-démocrate d'Allemagne (SPD) durant la période des lois antisocialistes où il a bien mieux résisté au poison de la "démocratie" et du "parlementarisme" que pendant la période où il était légal. Ce fut également le cas du Parti Ouvrier Social-démocrate de Russie (et particulièrement de sa fraction bolchevique) qui a été illégal pendant la presque totalité de son existence.
L'organisation révolutionnaire doit également résister à la destruction de l'intérieur venant de dénonciateurs, d'informateurs ou d'aventuriers qui peuvent provoquer des dégâts souvent bien plus importants que la répression ouverte.
Enfin, et surtout, elle doit résister à la pression de l'idéologie dominante, en particulier celle du démocratisme et du "bon sens commun" (stigmatisé par Marx), et lutter contre toutes les "valeurs" et tous les "principes" de la société capitaliste. L'histoire du mouvement ouvrier nous a appris, à travers la gangrène opportuniste qui a emporté la 2e et la 3e Internationales, que la principale menace qui affecte les organisations prolétariennes est justement celle de leur incapacité à combattre la pénétration en leur sein des "valeurs" et des modes de pensée de la société bourgeoise.
De ce fait, l'organisation révolutionnaire ne peut fonctionner comme la société capitaliste, elle doit fonctionner de façon associée.
La société capitaliste fonctionne sur la base de la concurrence, de l'aliénation, de la "comparaison" des uns avec les autres, de l'établissement de normes, de l'efficacité maximum. Une organisation communiste requiert de travailler ensemble et de surmonter l'esprit de compétition. Elle ne peut fonctionner que si ses membres ne se comportent pas comme un troupeau de moutons, et ne suivent ni n'acceptent aveuglément ce que disent l'organe central ou d'autres camarades. La recherche de la vérité et de la clarté doit être un stimulant permanent dans toutes les activités de l'organisation. L'autonomie de la pensée, la capacité de réfléchir, de mettre les choses en question est indispensable. Cela signifie qu'on ne peut se cacher derrière un collectif mais prendre ses responsabilités en exprimant son point de vue et en poussant à la clarification. Le conformisme est un grand obstacle dans notre lutte pour le communisme.
Dans la société capitaliste, si on n'est pas dans la "norme", on est rapidement "exclu", transformé en bouc-émissaire, en celui qui est blâmé pour tout ce qui arrive. Une organisation révolutionnaire doit établir un mode de fonctionnement au sein duquel les divers individus, les personnalités différentes peuvent s'intégrer dans un grand tout unique, c'est-à-dire un fonctionnement qui développe l'art de mettre à contribution et d'intégrer la richesse de toutes les personnalités. Cela signifie combattre l'orgueil personnel et d'autres attitudes liées à la compétition tandis qu'on estime et attache de l'importance à la contribution de chaque camarade. Et, en même temps, cela signifie qu'une organisation doit avoir un ensemble de règles et de principes. Ceux-ci doivent être élaborés, ce qui est un combat politique en soi. Tandis que l'éthique de la société capitaliste ne connaît aucun scrupule, les moyens de la lutte prolétarienne doivent être en harmonie avec le but à atteindre.
La construction et le fonctionnement d'une organisation implique donc une dimension théorique et morale, les deux requérant des efforts constants et permanents. Toute faiblesse et tout affaiblissement des efforts et de la vigilance dans une dimension pave la voie de l'affaiblissement dans une autre dimension. Ces deux dimensions sont inséparables l'une de l'autre et se déterminent mutuellement. Moins une organisation fait d'efforts théoriques, plus vite et plus facilement peut se développer une régression morale, et la perte de la boussole morale à son tour affaiblira inévitablement les capacités théoriques. Ainsi, au tournant du 19e et du 20e siècle, Rosa Luxemburg avait déjà mis en évidence que la dérive opportuniste de la Social-démocratie allemande allait de pair avec sa régression morale et théorique.
Un des aspects fondamentaux de la vie d''une organisation communiste est son internationalisme, non seulement sur le plan des principes mais aussi au niveau de la conception qu'elle se fait de son mode de vie et de fonctionnement.
Le but – une société sans exploitation et qui produit pour les besoins de l'humanité – ne peut être réalisé qu'au niveau international et il requiert l'unification du prolétariat par-delà toutes les frontières. C'est pourquoi l'internationalisme a été le mot d'ordre central du prolétariat depuis son apparition. Les organisations révolutionnaires doivent être l'avant-garde, toujours adopter un point de vue international et lutter contre toute perspective "localiste".
Bien que, dès sa naissance, le prolétariat ait toujours cherché à s'organiser au niveau international (La Ligue des Communistes de 1847-1852 fut la première organisation internationale), le CCI est la première organisation à être centralisée au niveau international et où toutes les sections défendent les mêmes positions. Nos sections sont intégrées au débat international dans l'organisation et tous les membres – dans différents continents – peuvent s'appuyer sur l'expérience de toute l'organisation. Ceci veut dire que nous devons apprendre à rassembler des militants venant de milieux de toutes sortes, et à mener des débats malgré les différentes langues – tout cela constitue un processus passionnant et fructueux où la clarification et l'approfondissement de nos positions sont enrichis par les contributions de camarades de toute la planète.
Enfin, last but not least, il importe que l'organisation ait en permanence une claire compréhension du rôle qui lui revient dans le combat du prolétariat pour son émancipation. Comme le CCI l'a souvent souligné, la fonction de l'organisation révolutionnaire ne saurait être aujourd'hui "d'organiser la classe" ou même ses luttes (comme cela pouvait être le cas lors des premiers pas du mouvement ouvrier, au 19e siècle). Son rôle essentiel, tel qu'il est déjà énoncé dans le Manifeste Communiste de 1848, découle du fait "que [les communistes] ont sur le reste du prolétariat l'avantage d'une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien", En ce sens, la fonction permanente et essentielle de l'organisation_ est l'élaboration des positions politiques et, pour ce faire, elle ne doit pas être complètement absorbée par les tâches d'intervention au sein de la classe. Elle doit faire preuve de "recul", d'une vue générale des questions et approfondir en permanence les questions qui se posent à la classe dans son ensemble et dans le cadre de sa perspective historique. Cela signifie qu'elle ne peut se contenter d'analyser la situation mondiale mais, de façon plus large, elle doit étudier les questions théoriques sous-jacentes, contrairement à la superficialité et aux distorsions de la société et de l'idéologie capitalistes. C'est une lutte permanente, avec une vue à long terme qui embrasse toute une série d'aspects qui dépassent de loin les questions qui peuvent se poser à la classe à tel ou tel moment de son combat.
Puisque la révolution prolétarienne n'est pas simplement une lutte pour "de couteaux et des fourchettes", comme le soulignait Rosa Luxemburg, mais la première révolution dans l'histoire de l'humanité où sont brisées toutes les chaînes de l'exploitation et de l'oppression, cette lutte comporte nécessairement une immense transformation culturelle. Une organisation révolutionnaire ne traite pas seulement de questions d'économie politique et de lutte de classe au sens étroit ; elle doit développer une vision des questions les plus importantes auxquelles est confrontée l'humanité, développer constamment cette vision et être ouverte et prête à faire face à de nouvelles questions. L'élaboration théorique, la recherche de la vérité, le désir de clarification doivent être une passion quotidienne.
Et, en même temps, nous ne pouvons remplir notre rôle que si la vieille génération de militants transmet l'expérience et les leçons de celle-ci aux nouveaux militants. Si la vieille génération n'a aucun "trésor" d'expérience ni aucune leçon à transmettre à la nouvelle génération, elle faillit à sa tâche. La construction de l'organisation requiert donc l'art de combiner les leçons du passé afin de préparer le futur.
Comme on peut le voir, la construction d'une organisation révolutionnaire est une tâche extrêmement complexe et nécessite un combat permanent. Par le passé, notre organisation a déjà mené d'importants combats pour la défense des principes que nous avons énoncés plus haut. Mais l'expérience a montré que ces combats étaient encore insuffisants et qu'ils devaient être poursuivis face aux difficultés et aux faiblesses résultant des origines de notre organisation et des conditions historiques dans lesquelles elle mène son activité :
"Il n'existe pas de cause unique, exclusive à chacune des différentes faiblesses de l'organisation. Celles-ci résultent de la combinaison de divers facteurs qui, même s'ils peuvent être liés entre eux, doivent être clairement identifiés :
- le poids de nos origines au sein de la reprise historique du prolétariat mondial à la fin des années 1960, et notamment celui de la rupture organique ;
- le poids de la décomposition qui commence à produire ses effets au milieu des années 1980 ;
- la pression de la "main invisible du marché", de la réification dont l'empreinte sur la société n'a fait que s'accentuer avec la prolongation de la survie des rapports de production capitalistes.
Les différentes faiblesses que nous avons pu identifier, même si elles peuvent s'entre déterminer, relèvent, en dernière instance de ces trois facteurs ou de leur combinaison :
- La sous-estimation de l'élaboration théorique, et particulièrement sur les questions organisationnelles, trouve ses sources dans nos origines mêmes : l'impact de la révolte estudiantine avec sa composante académiste (de nature petite-bourgeoise) à laquelle s'est opposée une tendance qui confondait anti-académisme et mépris de la théorie, et cela dans une ambiance de contestation de l'autorité" [des militants plus anciens]. "Par la suite, cette sous-estimation de la théorie a été alimentée par l'ambiance générale de destruction de la pensée propre à la période de décomposition et à l'imprégnation croissante du "bon sens commun" (…).
- La perte des acquis est une conséquence directe de la sous-estimation de l'élaboration théorique : les acquis de l'organisation, que ce soit sur des questions programmatiques, d'analyse ou organisationnelles, ne peuvent se maintenir, notamment face à la pression constante de l'idéologie bourgeoise, que s'ils sont étayés et alimentés en permanence par la réflexion théorique : une pensée qui ne progresse pas, qui se contente de répéter des formules stéréotypées n'est pas seulement menacée de stagnation, elle régresse. (…).
- L'immédiatisme fait partie des péchés de jeunesse de notre organisation qui a été formée par de jeunes militants éveillés à la politique au moment d'une reprise spectaculaire des combats de classe et qui, pour beaucoup, s'imaginaient, que la révolution était déjà à portée de main. Les plus immédiatistes d'entre nous n'ont pas résisté et se sont finalement démoralisés, abandonnant le combat, mais cette faiblesse s'est également maintenue parmi ceux qui sont restés (…). C'est une faiblesse qui peut être fatale car, associée à la perte des acquis, elle débouche inexorablement sur l'opportunisme, une démarche qui vient régulièrement saper les fondements de l'organisation. (…)
- Le routinisme, pour sa part, est une des manifestations majeures du poids dans nos rangs des rapports aliénés, réifiés, qui dominent la société capitaliste et qui tend à transformer l'organisation en machine et les militants en robots. (…)
- L'esprit de cercle constitue, comme l'atteste toute l'histoire du CCI, et aussi celle de tout le mouvement ouvrier, un des poisons les plus dangereux pour l'organisation qui porte avec lui non seulement la transformation d'un instrument du combat prolétarien en une simple "bande de copains", non seulement la personnalisation des questions politiques -sapant ainsi la culture du débat- et la destruction du travail collectif au sein de l'organisation, mais son unité, notamment à travers le clanisme. Il est également responsable de la recherche de boucs émissaires sapant sa santé morale, de même qu'il est un des pires ennemis de la culture de la théorie par la destruction de la pensée rationnelle et profonde au bénéfice des contorsions et des commérages. De même, c'est un vecteur fréquent de l'opportunisme, antichambre de la trahison." (Résolution d'activités adoptée par le congrès, point 4)
Pour combattre les faiblesses et les dangers auxquelles s'affronte l'organisation, il n'existe pas de formule magique et il est nécessaire de porter nos efforts dans plusieurs directions. Un des points qui a fait l'objet d'une insistance particulière est la nécessité de combattre le routinisme et le conformisme en soulignant le fait que l'organisation n'est pas un corps uniforme et anonyme mais une association de militants différents qui tous doivent apporter leur contribution spécifique à l'œuvre commune :
"De façon à œuvrer à la construction d’une véritable association internationale de militants communistes où chacun doit pouvoir continuer à apporter sa pierre à l'édifice collectif, l'organisation rejette l’utopie réactionnaire du "militant modèle", du "militant standard", du "super-militant" invulnérable et infaillible. (…) Les militants ne sont ni des robots ni des "surhommes" mais des êtres humains ayant des personnalités, des histoires, des origines socioculturelles différentes. C'est seulement par une meilleure compréhension de notre "nature" humaine et de la diversité spécifique à notre espèce que la confiance et la solidarité entre les militants pourront être construites et consolidées. (…) Dans cette construction, chaque camarade a la capacité de faire une contribution unique à l'organisation. Il a aussi la responsabilité individuelle de le faire. En particulier, c'est la responsabilité de chacun d'exprimer sa position dans les débats, en particulier ses désaccords et questionnements sans lesquels l'organisation ne sera pas capable de développer la culture du débat et l'élaboration théorique." (Résolution d'activités, point 9)
Et, justement, le congrès a apporté une insistance toute particulière sur la nécessité de prendre à bras le corps, avec détermination et persévérance, l'effort d'élaboration théorique.
"Le premier défi pour l’organisation est de prendre conscience des dangers auxquels nous sommes confrontés. Nous ne pouvons surmonter ces dangers par une "action de pompiers" (…) nous devons affronter tous les problèmes avec une démarche théorique et historique et nous opposer à toute analyse pragmatique, superficielle. Cela veut dire développer une vision à long terme et ne pas tomber dans la démarche empirique et "au jour le jour". L’étude théorique et le combat politique doivent revenir au centre de la vie de l’organisation, pas seulement en ce qui concerne notre intervention au quotidien, mais, plus important, en poursuivant sur les questions théoriques plus profondes, sur le marxisme lui-même, qui nous ont été posées au cours des dix dernières années dans les orientations que nous nous sommes données (…) Cela signifie que nous nous donnons le temps d’approfondir et de combattre tout conformisme dans nos rangs. L’organisation encourage le questionnement critique, l’expression de doutes et les efforts pour explorer les choses plus à fond.
Nous ne devons pas oublier que "la théorie n’est pas une passion du cerveau mais le cerveau d'une passion" et que lorsque cette "théorie s’empare des masses, elle devient une force matérielle" (Marx). La lutte pour le communisme ne comporte pas seulement une dimension économique et politique, mais également et surtout une dimension théorique ("intellectuelle" et morale). C’est en développant la "culture de la théorie", c'est-à-dire la capacité de placer en permanence dans un cadre historique et/ou théorique tous les aspects de l'activité de l'organisation, que nous pourrons développer et approfondir la culture du débat en notre sein, et mieux assimiler la méthode dialectique du marxisme. Sans le développement de cette "culture de la théorie", le CCI ne sera pas capable de "garder le cap" sur le long terme pour s’orienter et s’adapter à des situations inédites, d’évoluer, d’enrichir le marxisme qui n’est pas un dogme invariant et immuable mais une théorie vivante orientée vers l’avenir.
Cette "culture de la théorie" n'est pas un problème de "niveau d'études" des militants. Elle contribue au développement d'une pensée rationnelle, rigoureuse et cohérente (indispensable à l'argumentation), au développement de la conscience de tous les militants et à consolider dans nos rangs la méthode marxiste.
Ce travail de réflexion théorique ne peut ignorer l’apport des sciences (et notamment des sciences humaines, telles la psychologie et l'anthropologie), l’histoire de l’espèce humaine et du développement de sa civilisation. C'est en particulier pour cela que la discussion sur le thème "marxisme et science" était de la plus haute importance et que les avancées qu’elle a permises doivent rester présentes et se renforcer dans la réflexion et la vie de l'organisation." (Résolution d'activités, point 8)
Cette préoccupation pour l'apport des sciences n'est pas nouvelle de la part du CCI. En particulier, nous avons rendu compte dans les articles sur nos précédents congrès de l'invitation de scientifiques qui ont contribué à la réflexion de l'ensemble de l'organisation en lui soumettant leurs propres réflexions dans leur domaine de recherche. Cette fois-ci, nous avions invité deux anthropologues britanniques, Camilla Power et Chris Knight, qui étaient déjà venus à de précédents congrès et à qui nous voulons, dans cet article, adresser de chaleureux remerciements. Ces deux scientifiques se sont réparti une présentation sur le thème de la violence dans la préhistoire, dans les sociétés qui ne connaissaient pas encore la division en classes. L'intérêt de ce thème pour les communistes est évidemment fondamental. Déjà le marxisme a dédié toute une réflexion sur le rôle de la violence. En particulier, Engels consacre une partie importante de "L'Anti-Dühring au rôle de la violence dans l'histoire. Aujourd'hui, alors qu'on s'apprête à célébrer le centenaire de la première guerre mondiale, un siècle qui a été marqué par les pires violences qu'ait connues l'humanité, alors que la violence est omniprésente dans la société et qu'elle s'étale au quotidien sur les écrans de télévision, il est important que ceux qui militent pour une société débarrassée des fléaux de la société capitaliste, des guerres et de l'oppression s'interrogent sur la place de la violence dans les différentes sociétés. En particulier, face aux thèses de l'idéologie bourgeoise suivant lesquelles la violence de la société actuelle correspond à la "nature humaine", dont la règle est "le chacun pour soi", ou domine nécessairement la "loi du plus fort", il importe de se pencher sur la place de la violence dans les sociétés qui ne connaissaient pas la division en classes, comme dans le communisme primitif.
Nous ne pouvons rendre compte ici des présentations très riches faites par Camilla Power et Chris Knight (qui vont être publiées en postcast sur notre site Internet). Mais il vaut la peine de souligner que ces deux scientifiques ont contredit la thèse de Steven Pinker selon laquelle grâce à la "civilisation" et à l'influence de l'État, la violence a reculé. Ils ont montré que dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs existait un niveau de violence bien plus bas que dans les sociétés qui leur ont succédé.
La discussion qui a suivi la présentation de Camilla Power et Chris Knight a été, comme lors des autres congrès, très animée. Elle a en particulier illustré, une fois de plus, combien pouvait être enrichissant pour la pensée révolutionnaire l'apport des sciences, une idée dont Marx et Engels se sont faits les défenseurs il y a plus d'un siècle et demi.
Le 20e congrès du CCI, à travers la mise en évidence des obstacles qu'affronte la classe ouvrière dans le combat en vue de son émancipation, de même que sur les obstacles que rencontre l'organisation des révolutionnaires dans l'accomplissement de sa responsabilité spécifique au sein de ce combat, a pu constater la difficulté et la longueur du chemin qui est devant nous. Mais cela n'est pas pour nous décourager. Comme le dit la résolution adoptée par le congrès :
"La tâche qui nous attend est longue et difficile. Il nous faut de la patience, dont Lénine disait qu'elle était une des principales qualités du bolchevik. Il nous faut résister au découragement face aux difficultés. Celles-ci sont inévitables et il nous faut les considérer non comme une malédiction mais au contraire comme un encouragement à poursuivre et intensifier le combat. Les révolutionnaires, et c'est une de leurs caractéristiques fondamentales, ne sont pas des personnes qui recherchent le confort ou la facilité. Ce sont des combattants qui se donnent pour objectif de contribuer de façon décisive à la tâche la plus immense et la plus difficile que devra accomplir l'espèce humaine, mais aussi la plus enthousiasmante puisqu'elle signifie la libération de l'humanité de l'exploitation et de l'aliénation, et le début de sa 'véritable histoire'". (Résolution d'activités, point 16)
CCI
1 Cf. Revue internationale n° 60 (1er trimestre 1990) "Effondrement du bloc de l'Est : des difficultés accrues pour le prolétariat",
https://fr.internationalism.org/rinte60/prolet.htm [51]
et Revue internationale n° 64 (1er trimestre 1991) "Texte d'orientation : Militarisme et décomposition",
2 "Débat interne au CCI : Les causes de la prospérité consécutive à la Seconde Guerre mondiale", dans les Revue internationale n° 133, 135, 136, 138 – 2008-2009.
3 Voir à ce sujet "Le prolétariat d'Europe occidentale au centre de la généralisation de la lutte de classe" dans la Revue Internationale n° 31 (/nation_classe.htm [53]
1) Depuis un siècle, le mode de production capitaliste est entré dans sa période de déclin historique, de décadence. C'est l'éclatement de la Première Guerre mondiale, en août 1914, qui a signé le passage entre la "Belle Époque", celle de l'apogée de la société bourgeoise, et "l'Ère des guerres et des révolutions", comme l'a qualifiée l'Internationale communiste lors de son premier congrès, en 1919. Depuis, le capitalisme n'a fait que s'enfoncer dans la barbarie avec à son actif, notamment, une Seconde Guerre mondiale qui a fait plus de 50 millions de morts. Et si la période de "prospérité" qui a suivi cette horrible boucherie a pu semer l'illusion que ce système avait pu enfin surmonter ses contradictions, la crise ouverte de l'économie mondiale, à la fin des années 60, est venu confirmer le verdict que les révolutionnaires avaient déjà énoncé un demi-siècle auparavant : le mode de production capitaliste n'échappait pas au destin des modes de production qui l'avaient précédé. Lui aussi, après avoir constitué une étape progressive dans l'histoire humaine, était devenu un obstacle au développement des forces productives et au progrès de l'humanité. L'heure de son renversement et de son remplacement par une autre société était venue.
2) En même temps qu'elle signait l'impasse historique dans laquelle se trouve le système capitaliste, cette crise ouverte, au même titre que celle des années 1930, plaçait une nouvelle fois la société devant l'alternative : guerre impérialiste généralisée ou développement de combats décisifs du prolétariat avec, en perspective, le renversement révolutionnaire du capitalisme. Face à la crise des années 1930, le prolétariat mondial, écrasé idéologiquement par la bourgeoisie suite à la défaite de la vague révolutionnaire des années 1917-23, n'avait pu apporter sa propre réponse, laissant la classe dominante imposer la sienne : une nouvelle guerre mondiale. En revanche, dès les premières atteintes de la crise ouverte, à la fin des années 1960, le prolétariat a engagé des combats de grande ampleur : Mai 1968 en France, le "Mai rampant" italien de 1969, les grèves massives des ouvriers polonais de la Baltique en 1970 et beaucoup d'autres combats moins spectaculaires mais tout aussi significatifs d'un changement fondamental dans la société : la contre-révolution avait pris fin. Dans cette situation nouvelle, la bourgeoisie n'avait pas les mains libres pour prendre le chemin d'une nouvelle guerre mondiale. Il s'en est suivi plus de quatre décennies de marasme croissant de l'économie mondiale, accompagné d'attaques de plus en plus violentes contre le niveau et les conditions de vie des exploités. Au cours de ces décennies, la classe ouvrière a mené de multiples combats de résistance. Cependant, même si elle n'a pas subi de défaite décisive qui aurait pu inverser le cours historique, elle n'a pas été en mesure de développer ses luttes et sa conscience au point de présenter à la société, ne serait-ce qu'une ébauche de perspective révolutionnaire. "Dans une telle situation où les deux classes fondamentales et antagoniques de la société s'affrontent sans parvenir à imposer leur propre réponse décisive, l'histoire ne saurait pourtant s'arrêter. Encore moins que pour les autres modes de production qui l'ont précédé, il ne peut exister pour le capitalisme de "gel", de "stagnation" de la vie sociale. Alors que les contradictions du capitalisme en crise ne font que s'aggraver, l'incapacité de la bourgeoisie à offrir la moindre perspective pour l'ensemble de la société et l'incapacité du prolétariat à affirmer ouvertement la sienne dans l'immédiat ne peuvent que déboucher sur un phénomène de décomposition généralisée, de pourrissement sur pied de la société." (La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste – Revue Internationale n° 62). C'est donc une nouvelle phase de la décadence du capitalisme qui s'est ouverte depuis un quart de siècle. Celle où le phénomène de la décomposition sociale est devenu une composante déterminante de la vie de toute la société.
3) Le terrain où se manifeste de façon la plus spectaculaire la décomposition de la société capitaliste est celui des affrontements guerriers et plus généralement des relations internationales. Ce qui avait conduit le CCI à élaborer son analyse sur la décomposition, dans la seconde moitié des années 1980, c’était la succession d’attentats meurtriers qui avaient frappé de grandes villes européennes, notamment Paris, au milieu de la décennie, des attentats qui n’étaient pas le fait de simple groupes isolés mais d’États constitués. C’était le début d’une forme d’affrontements impérialistes, qualifiés par la suite de "guerres asymétriques", qui traduisait un changement en profondeur dans les relations entre États et, plus généralement, dans l’ensemble de la société. La première grande manifestation historique de cette nouvelle, et ultime, étape dans la décadence du capitalisme a été constituée par l’effondrement des régimes staliniens d’Europe et du bloc de l’Est en 1989. Immédiatement, le CCI avait mis en avant la signification que cet événement revêtait du point de vue des conflits impérialistes : "La disparition du gendarme impérialiste russe, et celle qui va en découler pour le gendarme américain vis-à-vis de ses principaux ‘partenaires’ d’hier, ouvrent la porte au déchaînement de toute une série de rivalités plus locales. Ces rivalités et affrontements ne peuvent pas, à l’heure actuelle, dégénérer en un conflit mondial (…). En revanche, du fait de la disparition de la discipline imposée par la présence des blocs, ces conflits risquent d’être plus violents et plus nombreux, en particulier, évidemment, dans les zones où le prolétariat est le plus faible." (Revue Internationale n° 61, "Après l’effondrement du bloc de l’Est, déstabilisation et chaos") Depuis, la situation internationale n’a fait que confirmer cette analyse :
- 1ère guerre du Golfe en 1991 ;
- guerre dans l’ex Yougoslavie entre 1991 et 2001 ;
- deux guerres en Tchétchénie (en 1994-1995 et en 1999-2000) ;
- guerre en Afghanistan à partir de 2001 qui se poursuit encore, 12 ans après ;
- la guerre en Irak de 2003 dont les conséquences continuent de peser de façon dramatique sur ce pays, mais aussi sur l’initiateur de cette guerre, la puissance américaine ;
- les nombreuses guerres qui n’ont cessé de ravager le continent africain (Rwanda, Somalie, Congo, Soudan, Côte d’Ivoire, Mali, etc.) ;
- les nombreuses opérations militaires d’Israël contre le Liban ou la Bande de Gaza répliquant aux tirs de roquettes depuis les positions du Hezbollah ou du Hamas.
4) En fait, ces différents conflits illustrent de façon dramatique combien la guerre a acquis un caractère totalement irrationnel dans le capitalisme décadent. Les guerres du 19e siècle, aussi meurtrières qu’elles aient pu être, avaient une rationalité du point de vue du développement du capitalisme. Les guerres coloniales permettaient aux États européens de se constituer un Empire où puiser des matières premières ou écouler leurs marchandises. La Guerre de Sécession de 1861-65 en Amérique, remportée par le Nord, a ouvert les portes à un plein développement industriel de ce qui allait devenir la première puissance mondiale. La guerre franco-prussienne de 1870 a été un élément décisif de l’unité allemande et donc de la création du cadre politique de la future première puissance économique d’Europe. En revanche, la Première Guerre mondiale a laissé exsangues les pays européens, "vainqueurs" aussi bien que "vaincus", et notamment ceux qui avaient eu la position la plus "belliciste" (Autriche, Russie et Allemagne). Quant à la Seconde Guerre mondiale, elle a confirmé et amplifié le déclin du continent européen où elle avait débuté, avec une mention spéciale pour l’Allemagne qui était en 1945 un champ de ruines, à l’image aussi du Japon, autre puissance "agressive". En fait, le seul pays qui ait bénéficié de cette guerre fut celui qui y était entré le plus tardivement et qui a pu éviter, du fait de sa position géographique, qu’elle ne se déroule sur son territoire, les États-Unis. D’ailleurs, la guerre la plus importante qu’ait menée ce pays après la Seconde Guerre mondiale, celle du Vietnam, a bien montré son caractère irrationnel puisqu’elle n’a rien rapporté à la puissance américaine malgré un coût considérable du point de vue économique et surtout humain et politique.
5) Cela-dit, le caractère irrationnel de la guerre s’est hissé à un niveau supérieur dans la période de décomposition. C’est bien ce qui s’est illustré, par exemple, avec les aventures militaires des États-Unis en Irak et en Afghanistan. Ces guerres, elles aussi, ont eu un coût considérable, notamment du point de vue économique. Mais leur bénéfice est des plus réduits, sinon négatif. Dans ces guerres, la puissance américaine a pu faire étalage de son immense supériorité militaire, mais cela n’a pas permis qu’elle atteigne les objectifs qu’elle recherchait ; stabiliser l’Irak et l’Afghanistan et obliger ses anciens alliés du bloc occidental à resserrer les rangs autour d’elle. Aujourd’hui, le retrait programmé des troupes américaines et de l’OTAN d’Irak et d’Afghanistan laisse une instabilité sans précédent dans ces pays avec le risque qu’elle ne participe à l’aggravation de l’instabilité de toute la région. En même temps, c’est en ordre dispersé que les autres participants à ces aventures militaires ont quitté ou quittent le navire. Pour la puissance impérialiste américaine, la situation n'a cessé de s'aggraver : si, dans les années 1990, elle réussissait à tenir son rôle de "Gendarme du Monde", aujourd'hui, son premier problème est d'essayer de masquer son impuissance face à la montée du chaos mondial comme le manifeste, par exemple, la situation en Syrie.
6) Au cours de la dernière période, le caractère chaotique et incontrôlable des tensions et conflits impérialistes s’est illustré une nouvelle fois avec la situation en Extrême-Orient et, évidemment, avec la situation en Syrie. Dans les deux cas, nous sommes confrontés à des conflits qui portent avec eux la menace d’un embrasement et d’une déstabilisation bien plus considérables.
En Extrême-Orient on assiste à une montée des tensions entre États de la région. C’est ainsi qu’on a vu au cours des derniers mois se développer des tensions impliquant de nombreux pays, des Philippines au Japon. Par exemple, la Chine et le Japon se disputent les îles Senkaku/Diyao, le Japon et la Corée du Sud l’île Takeshima/Dokdo, alors que d’autres tensions se font jour impliquant aussi Taiwan, le Vietnam ou la Birmanie. Mais le conflit le plus spectaculaire concerne évidemment celui opposant la Corée du Nord d’un côté et, de l’autre, la Corée du Sud, le Japon et les États-Unis. Prise à la gorge par une crise économique dramatique, la Corée du Nord s’est lancée dans une surenchère militaire qui, évidemment, vise à faire du chantage, notamment auprès des États-Unis, pour obtenir de cette puissance un certain nombre d’avantages économiques. Mais cette politique aventuriste contient deux facteurs de gravité. D’une part, le fait qu’elle implique, même si c’est de façon indirecte, le géant Chinois, qui reste un des seuls alliés de la Corée du Nord, alors que cette puissance tend de plus en plus à faire valoir ses intérêts impérialistes partout où elle le peut, en Extrême Orient, évidemment, mais aussi au Moyen-Orient, grâce notamment à son alliance avec l'Iran (qui est par ailleurs son principal fournisseur d'hydrocarbures) et aussi en Afrique où une présence économique croissante vise à préparer une future présence militaire quand elle en aura les moyens. D'autre part, cette politique aventuriste de l'État Nord-Coréen, un État dont la domination policière barbare témoigne de la fragilité fondamentale, contient le risque d'un dérapage, de l'entrée dans un processus incontrôlé engendrant un nouveau foyer de conflits militaires directs avec des conséquences difficilement prévisibles mais dont on peut déjà penser qu'elles constitueront un autre épisode tragique venant s'ajouter à toutes les manifestations de la barbarie guerrière qui accablent la planète aujourd'hui.
7) La guerre civile en Syrie fait suite au "printemps arabe" qui, en affaiblissant le régime d’Assad, a ouvert la Boite de Pandore d’une multitude de contradictions et de conflits que la main de fer de ce régime avait maintenue sous le boisseau pendant des décennies. Les pays occidentaux se sont prononcés en faveur du départ d’Assad mais ils sont bien incapables de disposer d’une solution de rechange sur place alors que l’opposition à celui-ci est totalement divisée et que le secteur prépondérant de cette dernière est constitué par les islamistes. En même temps, la Russie apporte un soutien militaire sans faille au régime d'Assad qui, avec le port de Tartous, lui garantit la présence de sa flotte de guerre en Méditerranée. Et ce n'est pas le seul État puisque l'Iran n'est pas en reste de même que la Chine : la Syrie est devenue un nouvel enjeu sanglant des multiples rivalités entre puissances impérialistes de premier ou de deuxième ordre dont les populations du Moyen-Orient n'ont cessé de faire les frais depuis des décennies. Le fait que les manifestations du "Printemps arabe" en Syrie aient abouti non sur la moindre conquête pour les masses exploitées et opprimées mais sur une guerre qui a fait plus de 100 000 morts constitue une sinistre illustration de la faiblesse dans ce pays de la classe ouvrière, la seule force qui puisse mettre un frein à la barbarie guerrière. Et c'est une situation qui vaut aussi, même si sous des formes moins tragiques, pour les autres pays arabes où la chute des anciens dictateurs a abouti à la prise du pouvoir par les secteurs les plus rétrogrades de la bourgeoisie représentés par les islamistes, comme en Égypte ou en Tunisie, ou par un chaos sans nom comme en Libye.
Ainsi, la Syrie nous offre aujourd'hui un nouvel exemple de la barbarie que le capitalisme en décomposition déchaîne sur la planète, une barbarie qui prend la forme d'affrontements militaires sanglants mais qui affecte également des zones qui ont pu éviter la guerre mais dont la société s'enfonce dans un chaos croissant comme par exemple en Amérique latine où les narcotrafiquants, avec la complicité de secteurs de l'État, font régner la terreur.
8) Mais c’est au niveau de la destruction de l'environnement que les conséquences à court terme de l'effondrement de la société capitaliste atteignent une qualité totalement apocalyptique. Bien que le développement du capitalisme se soit caractérisé dès ses origines par son extrême rapacité dans sa recherche de profit et d'accumulation au nom de la « domination de la nature », les déprédations menées depuis 30 ans atteignent des niveaux de dévastation inconnus dans les sociétés du passé et dans le capitalisme lui-même lors de sa naissance "dans la boue et dans le sang". La préoccupation du prolétariat révolutionnaire face à l'essence destructive du capitalisme est ancienne, comme ancienne est la menace. Marx et Engels alertaient déjà sur l'impact néfaste – tant pour la nature que pour les hommes –du rassemblement et du confinement des populations dans les premières concentrations industrielles en Angleterre au milieu du xixe siècle. Dans le même esprit, les révolutionnaires de différentes époques ont compris et dénoncé la nature atroce du développement capitaliste, en prévenant contre le danger qu'il représente non seulement pour la classe ouvrière, mais pour toute l'humanité et, de nos jours, pour la vie sur la planète.
Aujourd'hui, la tendance à la détérioration définitive et irréversible du monde naturel est réellement alarmante, comme le démontrent le manifestations répétées et terribles du réchauffement climatique, du saccage de la planète, la déforestation, l’érosion des sols, la destruction des espèces, la pollution des nappes phréatiques, des mers et de l’air et les catastrophes nucléaires. Ces dernières constituent l’exemple par excellence du danger latent de dévastation résultant du potentiel que le capitalisme a mis au service de sa logique folle, le transformant en une épée de Damoclès qui menace l’humanité.
Et bien que la bourgeoisie tente d'attribuer la destruction de l'environnement à la mesquinerie d’individus "sans conscience écologique" – créant ainsi une atmosphère de culpabilité et d’angoisse –, la vérité mise en évidence par ses efforts hypocrites et vains pour "résoudre" le problème, c’est qu'il ne s'agit pas d'un problème d'individus, ni même d'entreprises ou de nations, mais de la logique même de dévastation propre à un système qui, au nom de l'accumulation, du profit comme principe et but, n'a aucun scrupule à saper peut-être pour toujours les prémisses matérielles de l'échange métabolique entre la vie et la Terre, du moment qu'il peut en tirer un bénéfice immédiat.
C'est là le résultat inévitable de la contradiction entre les puissances productives – humaines et naturelles – que le capitalisme a développées, et qui se trouvent aujourd'hui contraintes et sur le point d'exploser de façon atroce, et les rapports de production antagoniques basés sur la division en classes et la compétition capitaliste. C'est là aussi le tableau mondial dramatique dont la transformation par le prolétariat doit stimuler ce dernier dans ses efforts révolutionnaires parce que seule la destruction du capitalisme peut permettre à la vie de fleurir à nouveau.
9) Fondamentalement, cette impuissance de la classe régnante face au phénomène de la destruction de l'environnement, dont pourtant elle a de plus en plus conscience de la menace qu'elle fait peser sur l'ensemble de l'humanité, trouve ses sources dans son incapacité à surmonter les contradictions économiques qui assaillent le mode de production capitaliste. C'est bien l'aggravation irréversible de la crise économique qui constitue la cause fondamentale de la barbarie qui s'étend de plus en plus dans la société. Pour le mode de production capitaliste, la situation est sans issue. Ce sont ses propres lois qui l'ont conduit dans l'impasse où il se trouve et il ne pourrait sortir de cette impasse qu'en abolissant ces lois, c'est-à-dire en s'abolissant lui-même. Concrètement, le capitalisme, depuis ses débuts, a eu comme moteur essentiel de son développement la conquête permanente de nouveaux marchés à l'extérieur de sa propre sphère. Les crises commerciales qu'il a connues dès le début du 19e siècle, et qui exprimaient le fait que les marchandises produites par un capitalisme en plein développement n'arrivaient pas à trouver suffisamment d'acheteurs pour s'écouler, étaient surmontées par une destruction du capital excédentaire mais aussi et surtout par la conquête de nouveaux marchés, principalement dans les zones de la planète qui n'étaient pas encore développées d'un point de vue capitaliste. C'est pour cela que ce siècle est celui des conquêtes coloniales : pour chaque puissance capitaliste développée, il était primordial de se constituer des zones où puiser des matières premières à bas prix mais aussi et surtout où écouler les marchandises produites. La Première Guerre mondiale a justement comme cause fondamentale le fait que le partage du monde étant achevé entre puissances capitalistes, toute conquête d'une nouvelle zone de domination par telle ou telle puissance passait désormais par l'affrontement avec les autres pays coloniaux. Cela ne voulait pas dire cependant qu'il n'existait plus de marchés extra-capitalistes capables d'absorber le trop plein de marchandises produites par le capitalisme. Comme l'écrivait Rosa Luxemburg à la veille de la Première Guerre mondiale : "Plus s'accroît la violence avec laquelle à l'intérieur et à l'extérieur le capital anéantit les couches non capitalistes et avilit les conditions d'existence de toutes les classes laborieuses, plus l'histoire quotidienne de l'accumulation dans le monde se transforme en une série de catastrophes et de convulsions, qui, se joignant aux crises économiques périodiques finiront par rendre impossible la continuation de l'accumulation et par dresser la classe ouvrière internationale contre la domination du capital avant même que celui-ci n'ait atteint économiquement les dernières limites objectives de son développement." (L’accumulation du capital) La Première Guerre mondiale fut justement la plus terrible à cette époque "des catastrophes et des convulsions" connues par le capitalisme "avant même que celui-ci n'ait atteint économiquement les dernières limites objectives de son développement". Et dix ans après la boucherie impérialiste, la grande crise des années 1930 en fut la seconde, une crise qui allait déboucher sur un nouveau massacre impérialiste généralisé. Mais la période de "prospérité" qu'a connue le monde dans le second après-guerre, une prospérité pilotée par les mécanismes que s'était donnés le bloc occidental avant-même la fin de la guerre (notamment avec les accords de Bretton Woods en 1944), et qui s'appuyaient sur une intervention systématique de l'État dans l'économie, a fait la preuve que ces "limites objectives" n'étaient pas encore atteintes. La crise ouverte à la fin des années 1960 a démontré que le système s'était rapproché considérablement de ces limites, notamment avec la fin de la décolonisation qui, paradoxalement, avait permis l'ouverture momentanée de nouveaux marchés. Désormais, l'étroitesse croissante des marchés extra-capitalistes a contraint le capitalisme, menacé de plus en plus par une surproduction généralisée, de faire appel de façon croissante au crédit, véritable fuite en avant car, à mesure que s'accumulaient les dettes, plus la possibilité qu'elles soient un jour remboursées s'amenuisait.
10) La montée en puissance de la sphère financière de l'économie, au détriment de la sphère proprement productive, et qui est aujourd'hui stigmatisée par les politiciens et journalistes de tous bords comme responsable de la crise, n'est donc nullement le résultat du triomphe d'une pensée économique sur une autre pensée économique ("monétaristes" contre "keynésiens", ou "libéraux" contre "interventionnistes"). Elle découle fondamentalement de ce fait que la fuite en avant dans le crédit a donné un poids toujours croissant à ces organismes dont la fonction est de distribuer ces crédits, les banques. En ce sens, la "crise de la finance" n'est pas à l'origine de la crise économique et de la récession. Bien au contraire. C'est la surproduction qui se trouve à la source de la "financiarisation" et c'est le fait qu'il soit de plus en plus hasardeux d'investir dans la production, face à un marché mondial de plus en plus saturé, qui oriente de façon croissante les flux financiers vers la simple spéculation. C'est pourquoi toutes les théories économiques "de gauche" qui préconisent une "mise au pas de la finance internationale" pour "sortir de la crise" sont des songes creux puisqu'elles "oublient" les causes véritables de cette hypertrophie de la sphère financière.
11) La crise des "subprimes" de 2007, la grande panique financière de 2008 et la récession de 2009 ont marqué le franchissement d'une nouvelle étape très importante et significative de l'enfoncement du capitalisme dans sa crise irréversible. Pendant 4 décennies, le capitalisme a usé et abusé du crédit afin de contrecarrer la tendance croissante à la surproduction qui s’est exprimée notamment par une succession de récessions de plus en plus profondes et dévastatrices suivies de "reprises" de plus en plus timides. Il en a résulté que, au-delà des variations des taux de croissance d’une année à l’autre, la croissance moyenne de l’économie mondiale n’a cessé de décliner de décennie en décennie en même temps qu’on assistait à une augmentation parallèle du chômage. La récession de 2009 a été la plus importante connue par le capitalisme depuis la grande dépression des années 1930 faisant monter, dans beaucoup de pays, le taux de chômage à des niveaux jamais atteints depuis la Seconde Guerre mondiale. C’est seulement une intervention massive du FMI et des États, décidée lors du sommet du G20 de mars 2009, qui a pu sauver les banques d’une banqueroute généralisée du fait de l’accumulation de leurs "actifs toxiques", c’est-à-dire de créances qui ne pouvaient plus être remboursées. Ce faisant, la "crise de la dette", comme la dénomment les commentateurs bourgeois, est passée à un stade supérieur : ce ne sont plus seulement les particuliers (comme c’est arrivé aux États-Unis en 2007 avec la crise immobilière), ni les entreprises ou les banques, qui sont incapables de rembourser leurs dettes, ou même de payer les intérêts de celles-ci. Ce sont maintenant les États qui sont confrontés au poids de plus en plus écrasant de leur endettement, la "dette souveraine", ce qui affecte encore plus leur capacité à intervenir pour relancer leurs économies nationales respectives à travers les déficits budgétaires.
12) C’est dans ce contexte que s’est déclaré et développé, depuis l’été 2011, ce qui est désormais connu sous le nom de "crise de l’Euro". Au même titre que celle de l’État japonais ou de l’État américain, la dette des États européens a connu depuis 2009 une augmentation spectaculaire, et particulièrement dans les pays de la zone Euro où l’économie était la plus fragile ou la plus dépendante des palliatifs illusoires mis en œuvre dans la période précédente, les PIIGS (Portugal, Irlande, Italie, Grèce et Espagne). Dans les pays qui ont leur propre monnaie, comme les États-Unis, le Japon ou le Royaume-Uni, l’endettement de l’État peut être en partie compensé par la création monétaire. C’est ainsi que la FED américaine a racheté de grosses quantités de Bons du Trésor de l’État américain, c’est-à-dire des reconnaissances de dette de celui-ci, afin de les transformer en billets verts. Mais une telle possibilité n’existe pas individuellement pour les pays qui ont abandonné leur monnaie nationale au bénéfice de l’Euro. Privés de cette possibilité de "monétisation de la dette", les pays de la zone Euro n’ont d’autre recours que de faire de nouveaux emprunts pour combler le trou béant de leurs finances publiques. Et si les pays du nord de l’Europe sont encore capables de lever des fonds auprès des banques privées à des taux raisonnables, une telle possibilité est interdite aux PIIGS dont les emprunts sont soumis à des taux d’intérêt exorbitants du fait de leur insolvabilité flagrante, ce qui les oblige à faire appel à une succession de "plans de sauvetage" mis en œuvre par la Banque centrale européenne et le FMI assortis de l’obligation de restrictions drastiques des déficits publics. Ces restrictions ont pour conséquence des attaques dramatiques contre les conditions de vie de la classe ouvrière sans permettre, pour autant, une réelle capacité de ces États de limiter leurs déficits puisque la récession qu’elles provoquent a pour conséquence de réduire les ressources prélevées par l’impôt. Ainsi, les remèdes de cheval proposés pour "soigner les malades" menacent, de plus en plus, de les tuer. C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle la Commission européenne a décidé tout récemment d’assouplir ses exigences de réduction des déficits publics pour un certain nombre de pays comme l’Espagne ou la France. Ainsi, on peut constater une nouvelle fois l’impasse dans laquelle s’enferme de plus en plus le capitalisme : l’endettement a constitué un moyen de suppléer à l’insuffisance des marchés solvables mais celui-ci ne peut s’accroitre indéfiniment, ce qu’a mis en évidence la crise financière à partir de 2007. Cependant, toutes les mesures qui peuvent être prises pour limiter l’endettement placent à nouveau le capitalisme devant sa crise de surproduction, et cela dans un contexte économique international chaque jour toujours plus dégradé qui limite de plus en plus sa marge de manœuvre.
13) Le cas des pays "émergents", notamment les "BRIC" (Brésil, Russie, Inde, Chine) dont les taux de croissance se maintiennent bien au-dessus de ceux des États-Unis, du Japon ou de l’Europe occidentale, ne saurait constituer un démenti du caractère insoluble des contradictions du système capitaliste. En réalité, le "succès" de ces pays (dont il faut souligner les différences puisqu’un pays comme la Russie se singularise par la prépondérance des exportations de matières premières, particulièrement les hydrocarbures) a été en partie la conséquence de la crise de surproduction générale de l’économie capitaliste qui, en exacerbant la concurrence entre les entreprises et en les obligeant à réduire de façon drastique le coût de la force de travail a conduit à la "délocalisation" de pans considérables de l’appareil productif des vieux pays industriels (automobile, textiles et habillement, électronique, etc.) vers des régions où les salaires ouvriers sont incomparablement plus bas que dans ces pays. Cette nouvelle donne dans l’exploitation de la force de travail a été grandement favorisée par l’effondrement des régimes staliniens, à la fin des années 1980, qui a porté un coup décisif à un modèle de développement fortement autarcique des pays arriérés. La fin de ce modèle a également permis l’accès à des marchés extra capitalistes résiduels auparavant hors de portée du fait de cette autarcie ce qui a permis un léger répit pour l’économie mondiale dont un pays comme l’Allemagne a pu bénéficier pour ses exportations. Cela-dit, l’étroite dépendance de l’économie des pays émergents vis-à-vis des exportations vers les pays les plus développés provoquera, tôt ou tard, de forts soubresauts dans ces économies lorsque les achats de ces derniers seront affectés par des récessions de plus en plus profondes, ce qui ne manquera pas d’arriver.
14) Ainsi, comme nous le disions il y a 4 ans, "même si le système capitaliste ne va pas s’effondrer comme un château de cartes… sa perspective est celle d’un enfoncement croissant dans son impasse historique, celle du retour à une échelle toujours plus vaste des convulsions qui l’affectent aujourd’hui. Depuis plus de quatre décennies, la bourgeoisie n'a pas pu empêcher l’aggravation continue de la crise. Elle part aujourd'hui d'une situation bien plus dégradée que celle des années 60. Malgré toute l’expérience qu’elle a acquise au cours de ces décennies, elle ne pourra pas faire mieux mais pire encore." (Résolution sur la situation internationale du 18e Congrès, point 4) Cela ne veut pas dire cependant que nous allons revenir à une situation similaire à celle de 1929 et des années 1930. Il y a 70 ans, la bourgeoisie mondiale avait été prise complètement au dépourvu face à l’effondrement de son économie et les politiques qu’elle avait mises en œuvre, notamment le repliement sur soi de chaque pays, n’avaient réussi qu’à exacerber les conséquences de la crise. L’évolution de la situation économique depuis les 4 dernières décennies a fait la preuve que, même si elle était évidemment incapable d’empêcher le capitalisme de s’enfoncer toujours plus dans la crise, la classe dominante avait la capacité de ralentir le rythme de cet enfoncement et de s’éviter une situation de panique généralisée comme ce fut le cas à partir du "jeudi noir" 24 octobre 1929. Il existe une autre raison pour laquelle nous n’allons pas revivre une situation similaire à celle des années 1930. A cette époque, l’onde de choc de la crise, partie de la première puissance économique du monde, les États-Unis, s’était propagée principalement vers la seconde puissance mondiale, l’Allemagne. C’est dans ces deux pays qu’on avait vu les conséquences les plus dramatiques de la crise, comme ce chômage de masse touchant plus de 30% de la population active, ces queues interminables devant les bureaux d’embauche ou les soupes populaires, alors que des pays comme la Grande-Bretagne ou la France étaient plus épargnés. A l’heure actuelle, c’est une situation quelque peu comparable qui se développe dans les pays du Sud de l’Europe (notamment en Grèce) sans atteindre encore cependant le degré de misère ouvrière des États-Unis ou de l’Allemagne des années 1930. En même temps, les pays les plus développés de l’Europe du Nord, les États-Unis ou le Japon sont encore très loin d’une telle situation et il est plus qu’improbable qu’ils y parviennent un jour, d’une part, du fait de la plus grande résistance de leur économie nationale face à la crise, d’autre part, et surtout, du fait qu’aujourd’hui le prolétariat de ces pays, et particulièrement ceux d’Europe, n’est pas prêt à accepter un tel niveau d’attaques contre ses conditions d’existence. Ainsi, une des composantes majeures de l’évolution de la crise échappe au strict déterminisme économique et débouche sur le plan social, sur le rapport de forces entre les deux principales classes de la société, bourgeoisie et prolétariat.
15) Alors que la classe dominante voudrait nous faire passer ses abcès purulents pour des grains de beauté, l'humanité commence à se réveiller d'un rêve devenu cauchemar et qui montre la faillite historique totale de sa société. Mais alors que l'intuition de la nécessité d'un ordre de choses différent gagne du terrain face à la brutale réalité d'un monde en décomposition, cette conscience vague ne signifie pas que le prolétariat est convaincu de la nécessité d'abolir ce monde, encore moins de celle de développer la perspective d’en construire un nouveau. Ainsi, l'aggravation inédite de la crise capitaliste dans le contexte de la décomposition est le cadre dans lequel s’exprime la lutte de classes actuellement, bien que d'une manière encore incertaine dans la mesure où cette lutte ne se développe pas sous la forme de confrontations ouvertes entre les deux classes. A ce sujet, nous devons souligner le cadre inédit des luttes actuelles puisqu’elles ont lieu dans le contexte d’une crise qui dure depuis presque 40 ans et dont les effets graduels dans le temps – en dehors des moments de convulsion –ont "habitué" le prolétariat à voir ses conditions de vie se dégrader lentement, pernicieusement, ce qui rend plus difficile de percevoir la gravité des attaques et de répondre en conséquence. Plus encore, c'est une crise dont le rythme rend difficile la compréhension de ce qui se trouve derrière de telles attaques rendues "naturelles" de par leur lenteur et leur échelonnement. C’est là un cadre très différent de celui de convulsions et de bouleversements évidents, immédiats, de l’ensemble de la vie sociale que l'on connaît dans une situation de guerre. Ainsi, il y a des différences entre le développement de la lutte de classe – au niveau des ripostes possibles, de leur ampleur, de leur profondeur, de leur extension et de leur contenu – dans un contexte de guerre qui rend le besoin de lutter dramatiquement urgent et vital (comme ce fut le cas lors de la Première Guerre mondiale au début du xxe siècle même s'il n'y eut pas immédiatement de réponse à la guerre) et dans un contexte de crise ayant un rythme lent.
Ainsi, le point de départ des luttes d'aujourd'hui est précisément l’absence d'identité de classe d’un prolétariat qui, depuis l'entrée du capitalisme dans sa phase de décomposition, a connu de grandes difficultés non seulement pour développer sa perspective historique mais même pour se reconnaître comme une classe sociale. La prétendue "mort du communisme" qu'aurait sonné la chute du bloc de l'Est en 1989, déchaînant une campagne idéologique qui avait pour but de nier l'existence même du prolétariat, a porté un coup très dur à la conscience et à la combativité de la classe ouvrière. La violence de l’attaque de cette campagne a pesé sur le cours de ses luttes depuis lors. Mais malgré cela, comme nous le constations dès 2003, la tendance vers des affrontements de classe a été confirmée par le développement de divers mouvements dans lesquels la classe ouvrière a "démontré son existence" à une bourgeoisie qui avait voulu "l'enterrer vivante". Ainsi, la classe ouvrière dans le monde entier n'a pas cessé de se battre, même si ses luttes n'ont pas atteint l'ampleur ni la profondeur espérées dans la situation critique où elle est se trouve. Toutefois, penser la lutte de classes en partant de "ce qui devrait être", comme si la situation actuelle "était tombée du ciel", n’est pas permis aux révolutionnaires. Comprendre les difficultés et les potentialités de la lutte de classes a toujours été une tâche exigeant une démarche matérialiste et historique patiente afin de trouver un "sens" au chaos apparent, de comprendre ce qui est nouveau et difficile, ce qui est prometteur.
16) C’est dans ce contexte de crise, de décomposition et de fragilisation de l'état du prolétariat sur le plan subjectif que prennent leur sens les faiblesses, les insuffisances et les erreurs, tout comme les potentialités et les forces de sa lutte, en nous confirmant dans la conviction que la perspective communiste ne dérive pas de façon automatique ni mécanique de circonstances déterminées. Ainsi, pendant les deux années passées, nous avons assisté au développement de mouvements que nous avons caractérisés par la métaphore des 5 cours :
1. des mouvements sociaux de la jeunesse précaire, au chômage ou encore étudiante, qui commencent avec la lutte contre le CPE en France en 2006, se poursuivent par les révoltes de la jeunesse en Grèce en 2008 et qui culminent dans les mouvements des Indignés et d’Occupy en 2011 ;
2. des mouvements massifs mais très bien encadrés par la bourgeoisie qui avait préparé le terrain à l'avance, comme en France en 2007, en France et en Grande-Bretagne en 2010, en Grèce en 2010-2012, etc. ;
3. des mouvements subissant le poids de l’interclassisme comme en Tunisie et en Égypte en 2011 ;
4. des germes de grèves massives en Égypte en 2007, Vigo (Espagne) en 2006, Chine en 2009 ;
5. la poursuite de mouvements dans des usines ou des secteurs industriels localisés mais contenant des germes prometteurs comme Lindsay en 2009, Tekel en 2010, les électriciens en Grande-Bretagne en 2011.
Ces 5 cours appartiennent à la classe ouvrière parce que malgré leurs différences, ils expriment chacun à son niveau l'effort du prolétariat pour se retrouver lui-même malgré les difficultés et les obstacles que sème la bourgeoisie ; chacun à son niveau a porté une dynamique de recherche, de clarification, de préparation du terrain social. A différents niveaux, ils s'inscrivent dans la recherche "du mot qui nous emmènera jusqu’au socialisme" (comme l'écrit Rosa Luxemburg en parlant des conseils ouvriers) au moyen des assemblées générales. Les expressions les plus avancées de cette tendance ont été les mouvements des Indignés et d’Occupy – principalement en Espagne – parce que ce sont ceux qui ont le plus clairement posé les tensions, les contradictions et les potentialités de la lutte de classes aujourd'hui. Malgré la présence de couches en provenance de la petite bourgeoisie appauvrie, l’empreinte prolétarienne de ces mouvements s’est manifestée par la recherche de la solidarité, les assemblées, l’ébauche d’une culture du débat, la capacité d’éviter les pièges de la répression, les germes d’internationalisme, une sensibilité aigue à l’égard des éléments subjectifs et culturels. Et c’est à travers cette dimension, celle de la préparation du terrain subjectif, que ces mouvements montrent toute leur importance pour le futur.
17) La bourgeoisie, pour sa part, a montré des signes d'inquiétude face à cette "résurrection" de son fossoyeur mondial réagissant aux horreurs qui lui sont imposées au quotidien pour maintenir en vie le système. Le capitalisme a donc amplifié son offensive en renforçant son encadrement syndical, en semant des illusions démocratiques et en allumant les feux d'artifice du nationalisme. Ce n’est pas un hasard si sa contre-offensive s'est centrée sur ces questions : l’aggravation de la crise et ses effets sur les conditions de vie du prolétariat provoquent une résistance que les syndicats tentent d’encadrer par des actions qui fragmentent l’unité des luttes et prolongent la perte de confiance du prolétariat dans ses propres forces.
Comme le développement de la lutte de classe auquel nous assistons aujourd’hui se réalise dans un cadre de crise ouverte du capitalisme depuis près de 40 ans – ce qui est dans une certaine mesure une situation sans précédent par rapport aux expériences passées du mouvement ouvrier , la bourgeoisie tente d’empêcher le prolétariat de prendre conscience du caractère mondial et historique de la crise en en cachant la nature. Ainsi, l'idée de solutions "nationales" et la montée des discours nationalistes empêchent la compréhension du véritable caractère de la crise, indispensable pour que la lutte du prolétariat prenne une direction radicale.. Puisque le prolétariat ne se reconnaît pas lui-même comme classe, sa résistance tend à démarrer comme une expression générale d'indignation contre ce qui a lieu dans l'ensemble de la société. Cette absence d’identité de classe et donc de perspective de classe permet à la bourgeoisie de développer des mystifications sur la "citoyenneté" et les luttes pour une "vraie démocratie". Et il y a d’autres sources à cette perte d’identité de classe qui prennent racine dans la structure même de la société capitaliste et dans la forme que prend actuellement l’aggravation de la crise. La décomposition, qui entraîne une aggravation brutale des conditions minimales de survie humaine, s’accompagne d’une insidieuse dévastation du terrain personnel, mental et social. Cela se traduit par une "crise de confiance" de l'humanité.. De plus, l’aggravation de la crise, à travers l'extension du chômage et de la précarité, vient affaiblir la socialisation de la jeunesse et faciliter la fuite vers un monde d’abstraction et d'atomisation
18) Ainsi, les mouvements de ces deux dernières années, et en particulier les "mouvements sociaux", sont marqués par de multiples contradictions. En particulier, la rareté des revendications spécifiques ne correspond apparemment pas à la trajectoire "classique" qui va du particulier au général que nous attendions de la lutte de classe. Mais nous devons aussi prendre en compte les aspects positifs de cette démarche générale qui dérive du fait que les effets de la décomposition se ressentent sur un plan général et à partir de la nature universelle des attaques économiques menées par la classe dirigeante. Aujourd’hui, le chemin qu’a pris le prolétariat a son point de départ dans "le général", ce qui tend à poser la question de la politisation d'une façon bien plus directe. Confrontée à l’évidente faillite du système et aux effets délétères de sa décomposition, la masse exploitée se révolte et ne pourra aller de l’avant que quand elle comprendra ces problèmes comme des produits de la décadence du système et de la nécessité de le dépasser. C’est à ce niveau que prennent toute leur importance les méthodes de lutte proprement prolétariennes que nous voyons (assemblées générales, débats fraternels et ouverts, solidarité, développement d'une perspective de plus en plus politique) car ce sont ces méthodes qui permettent de mener une réflexion critique et d'arriver à la conclusion que le prolétariat peut non seulement détruire le capitalisme mais construire un monde nouveau. Un moment déterminant de ce processus sera l’entrée en lutte des lieux de travail et leur conjonction avec les mobilisations plus générales, une perspective qui commence à se développer malgré les difficultés que nous devrons affronter dans les années qui viennent. C’est là le contenu de la perspective de la convergence des "cinq cours" dont nous parlions plus haut en cet "océan de phénomènes", comme Rosa Luxemburg décrit la grève de masse.
19) Pour comprendre cette perspective de convergence, le rapport entre l’identité de classe et la conscience de classe est d’une importance capitale et une question se pose : la conscience peut-elle se développer sans identité de classe ou cette dernière surgira-t-elle du développement de la conscience ? Le développement de la conscience et d'une perspective historique est à juste raison associé à la récupération de l'identité de classe mais nous ne pouvons pas envisager ce processus se développant petit à petit selon une séquence rigide : d'abord forger son identité, ensuite lutter, ensuite développer sa conscience et développer une perspective, ou n'importe quel autre ordonnancement de ces éléments. La classe ouvrière n’apparait pas aujourd’hui comme un pôle d'opposition de plus en plus massif ; aussi le développement d’une posture critique par un prolétariat qui ne se reconnaît pas encore lui-même est le plus probable. La situation est complexe, mais il y a plus de chances que nous voyions une réponse en forme de questionnement général, potentiellement positif en termes politiques, partant non d’une identité de classe distincte et tranchante mais à partir de mouvements tendant à trouver leur perspective propre au travers de leur propre lutte. Comme nous le disions en 2009, "Pour que la conscience de la possibilité de la révolution communiste puisse gagner un terrain significatif au sein de la classe ouvrière, il est nécessaire que celle-ci puisse prendre confiance en ses propres forces et cela passe par le développement de ses luttes massives." (Résolution sur la situation internationale, point 11, 18e Congrès du CCI). La formulation "développer ses luttes pour retrouver confiance en soi et en sa perspective" est tout à fait adéquate car elle veut dire reconnaître un "soi" et une perspective, mais le développement de ces éléments ne peut dériver que des luttes elles-mêmes. Le prolétariat ne "crée" pas sa conscience, mais "prend" conscience de ce qu’il est réellement.
Dans ce processus, le débat est la clef pour critiquer les insuffisances des points de vue partiels, pour démonter les pièges, rejeter la chasse à des boucs-émissaires, comprendre la nature de la crise, etc. A ce niveau, les tendances au débat ouvert et fraternel de ces dernières années sont très prometteuses pour ce processus de politisation que la classe devra faire avancer. Transformer le monde en nous transformant nous-mêmes commence à prendre corps dans l’évolution des initiatives de débats et dans le développement de préoccupations qui se basent sur la critique des puissantes chaînes qui paralysent le prolétariat. Le processus de politisation et de radicalisation a besoin du débat pour critiquer l’ordre actuel et apporter une explication historique aux problèmes. A ce niveau reste valable que "La responsabilité des organisations révolutionnaires, et du CCI en particulier, est d'être partie prenante de la réflexion qui se mène d'ores et déjà au sein de la classe, non seulement en intervenant activement dans les luttes qu'elle commence à développer mais également en stimulant la démarche des groupes et éléments qui se proposent de rejoindre son combat." (Résolution sur la situation internationale du 17e Congrès du CCI, 2007). Nous devons être fermement convaincus que la responsabilité des révolutionnaires dans la phase qui s’ouvre est de contribuer, catalyser le développement naissant de la conscience qui s’exprime dans les doutes et les critiques qui commencent déjà à se poser dans le prolétariat. Poursuivre et approfondir l'effort théorique doit être le centre de notre contribution, non seulement contre les effets de la décomposition mais aussi comme moyen de fertiliser patiemment le champ social, comme antidote à l’immédiatisme dans nos activités, car sans la radicalité et l'approfondissement de la théorie par les minorités, la théorie ne pourra jamais s’emparer des masses.
Partout dans le monde, grandit le sentiment que l'ordre actuel des choses ne peut plus continuer comme avant. Suite aux révoltes du "Printemps arabe", au mouvement des Indignados en Espagne et celui des Occupy aux États-Unis, en 2011, l'été 2013 a vu des foules énormes descendre dans la rue quasi-simultanément en Turquie et au Brésil.
Des centaines de milliers de personnes, voire des millions, ont protesté contre toutes sortes de maux : en Turquie, c'était la destruction de l'environnement par un "développement" urbain insensé, l'intrusion autoritaire de la religion dans la vie privée et la corruption des politiciens ; au Brésil, c'était l'augmentation des tarifs des transports en commun, le détournement de la richesse vers des dépenses sportives de prestige alors que la santé, les transports, l'éducation et le logement périclitent – et encore une fois, la corruption généralisée des politiciens. Dans les deux cas, les premières manifestations se sont heurtées à une répression policière brutale qui n'a fait qu'élargir et approfondir la révolte. Et dans les deux cas, le fer de lance du mouvement n'était pas les "classes moyennes" (c'est-à-dire, en langage médiatique, n'importe quelle personne qui possède encore un emploi), mais la nouvelle génération de la classe ouvrière qui, bien qu'éduquée, n'a qu'une maigre perspective de trouver un emploi stable et pour qui vivre au sein d'une économie "émergente" signifie surtout observer le développement de l'inégalité sociale et la richesse répugnante d'une minuscule élite d'exploiteurs.
C’est pourquoi, aujourd’hui, un "spectre hante le monde", celui de l’INDIGNATION. Deux ans après le "Printemps arabe", qui a ébranlé par surprise les bases de différents pays d’Afrique du Nord et le mouvement des Indignés en Espagne et des Occupy aux États-Unis, se déroulaient quasiment en même temps les mouvements qui ont secoué la Turquie et la vague de manifestations au Brésil, cette dernière parvenant à mobiliser des millions de personnes dans plus de cent villes, avec des caractéristiques inédites pour ce pays.
Ces mouvements, qui se sont produits dans des pays très différents et très éloignés géographiquement, partagent pourtant des caractéristiques communes : leur spontanéité, une répression brutale de l’État, leur massivité, une participation majoritaire de jeunes, notamment à travers les réseaux sociaux. Mais le dénominateur commun qui les caractérise est une grande INDIGNATION face à la détérioration des conditions de vie liée à celle de la population mondiale, provoquée par la profondeur d’une crise qui ébranle les fondements du système capitaliste et a connu une accélération importante depuis 2007. Cette détérioration s’exprime par une précarisation accélérée du niveau de vie des masses ouvrières et une grande incertitude envers l’avenir parmi la jeunesse prolétarisée ou en voie de prolétarisation. Ce n’est pas par hasard si le mouvement en Espagne a pris le nom "d’Indignados", et que dans cette vague de mouvements sociaux massifs, il est celui qui est allé le plus loin à la fois dans la remise en cause du système capitaliste et dans ses formes d’organisation à travers des assemblées générales massives [1] [55].
Les révoltes en Turquie et au Brésil de 2013 apportent la preuve que la dynamique créée par ces mouvements ne s’est pas épuisée. Bien que les médias éludent le fait que ces rébellions ont surgi dans des pays qui étaient dans une phase de "croissance" ces dernières années, ils n'ont pu éviter de répercuter la même "indignation" des masses de la population contre la façon dont ce système opère : l'inégalité sociale grandissante, l’avidité et la corruption de la classe dominante, la brutalité de la répression étatique, la faillite des infrastructures, la destruction de l’environnement. Et surtout, l’incapacité du système à offrir un futur à la jeune génération.
Il y a cent ans, face à la Première Guerre mondiale, Rosa Luxemburg rappelait solennellement à la classe ouvrière que le choix offert par un ordre capitaliste sur le déclin était entre le socialisme ou la barbarie. L'incapacité de la classe ouvrière de mener à bien les révolutions qui ont répondu à la guerre de 1914-18 a eu comme conséquence un siècle de véritable barbarie capitaliste. Aujourd'hui, les enjeux sont plus élevés encore, parce que le capitalisme s'est donné les moyens de détruire toute vie sur la terre entière. La révolte des exploités et des opprimés, la lutte massive pour défendre la dignité humaine et un véritable avenir, c'est ça la promesse des révoltes sociales en Turquie et au Brésil.
Un aspect particulièrement significatif de la révolte en Turquie est sa proximité avec la guerre meurtrière en Syrie. La guerre en Syrie fut aussi initiée par des manifestations populaires contre le régime en place, mais la faiblesse du prolétariat dans ce pays, l’existence de profondes divisions ethniques et religieuses au sein de la population, permirent au régime d'y répondre avec la plus brutale des violences. Les fissures au sein de la bourgeoisie se sont élargies et la révolte populaire – comme en Libye en 2011 – a sombré dans une guerre "civile" qui est devenue une guerre par procuration entre puissances impérialistes. La Syrie s’est transformée aujourd’hui en cas d’école de la barbarie, un rappel effrayant de l’alternative que le capitalisme a en magasin pour toute l’humanité. Dans des pays comme la Tunisie et surtout l’Égypte, où pourtant les mouvement sociaux avaient montré un poids réel de la classe ouvrière, ceux-ci n’ont pas su résister à la pression de l’idéologie dominante et la situation est en train de dégénérer en tragédie dont la population et, en tout premier lieu les prolétaires, sont en train de devenir les victimes à travers les règlements de compte et les affrontements entre religieux intégristes, partisans de l’ancien régime et autres fractions rivales de la bourgeoisie qui ont fait ces derniers temps basculer la situation nationale dans un chaos sanglant. De l’autre côté, la Turquie, le Brésil comme les autres révoltes sociales, continuent à montrer le chemin qui s’est ouvert à l’humanité : la voie vers le refus du capitalisme, vers la révolution prolétarienne et la construction d’une nouvelle société basée sur la solidarité et les besoins humains.
Le mouvement de mai/juin a commencé contre l’abattage des arbres effectué en vue de détruire le parc Gezi de la place Taksim à Istanbul, et il a pris une ampleur inconnue dans l'histoire du pays jusqu'à ce jour. Beaucoup de secteurs de la population mécontente de la politique récente du gouvernement y ont participé, mais ce qui a précipité les masses dans les rues a été la terreur d’État et cette même terreur a provoqué un profond émoi dans une grande partie de la classe ouvrière. Le mouvement en Turquie non seulement fait partie de la même dynamique que les révoltes du Moyen-Orient de 2011, les plus importantes d'entre elles (Tunisie, Égypte, Israël) ayant fortement été marquées par la classe ouvrière, mais il se situe surtout en continuité directe du mouvement des Indignés en Espagne et Occupy aux États-Unis, là où la classe ouvrière représentait non seulement la majorité de la population dans son ensemble mais aussi des participants au mouvement. Il en est de même de la révolte actuelle au Brésil, où l’immense majorité des composantes appartient à la classe ouvrière, et particulièrement la jeunesse prolétarienne.
Le secteur qui a participé le plus largement au mouvement en Turquie était celui nommé "la génération des années 1990". L'apolitisme était l'étiquette apposée sur les membres de cette génération, dont beaucoup ne pouvaient se souvenir de l’époque précédent le gouvernement AKP [2] [56]. Les membres de cette génération, dont on disait qu’ils n’étaient pas préoccupée par la situation sociale et ne cherchaient qu’à se sauver eux-mêmes, ont compris qu’il n’y avait pas de salut en restant seuls. Ils en avaient assez des discours du gouvernement lui disant ce qu’ils devait être et comment ils devaient vivre. Les étudiants, et particulièrement les lycéens, ont participé aux manifestations de façon massive. Les jeunes ouvriers et les jeunes chômeurs étaient largement présents dans le mouvement. Les ouvriers et les chômeurs éduqués étaient également présents.
Une partie du secteur du prolétariat ayant un travail a aussi participé au mouvement et a constitué le corps principal de la tendance prolétarienne en son sein. La grève de Turkish Airlines à Istanbul a essayé de rejoindre la lutte de Gezi. Particulièrement dans le secteur du textile, on a vu s'exprimer des voix en ce sens. Une de ces manifestations s’est tenue à Bagcilar-Gunesli, à Istanbul, où des ouvriers du textile, soumis à de dures conditions d’exploitation, ont voulu exprimer leurs revendications de classe en même temps qu'ils déclaraient leur solidarité avec la lutte du parc Gezi. Ils ont manifesté avec des banderoles "Salut de Bagcilar à Gezi !" et "Le samedi doit être jour de congé !". À Istanbul, des banderoles "Grève générale, résistance générale" appelaient d’autres ouvriers à les rejoindre lors d’une marche rassemblant des milliers d’entre eux dans Alibeykov ; ou encore "Pas au travail, à la lutte !" comme arboraient les salariés des centres commerciaux et des bureaux qui se rassemblaient sur la place Taksim. De plus, le mouvement a créé une volonté de lutte parmi les travailleurs syndiqués. Sans aucun doute, le KESK, le DISK et les autres organisations syndicales qui ont appelé à la grève ont dû prendre ces décisions non seulement à cause des réseaux sociaux mais sous la pression venant de leurs propres membres. Enfin, la Plateforme des différentes branches du Turk-Is [3] [57] d’Istanbul, émanation de toutes les sections syndicales de Turk-Is à Istanbul, a appelé cette organisation et tous les autres syndicats à déclarer une grève générale contre la terreur étatique dès le lundi après l’attaque contre le parc Gezi. Si ces appels ont été lancés, c'est parce qu’il y avait une profonde indignation parmi la base ouvrière face à ce qui passait.
Les mouvements sociaux de juin dernier revêtent une signification très importante à la fois pour le prolétariat brésilien, d’Amérique latine et celui du reste du monde, brisant le cadre régionaliste traditionnel. Ces mouvements massifs se distinguent radicalement des "mouvements sociaux" sous le contrôle de l’État qui se sont déroulés dans différents pays de la région ces dernières décennies, comme celui de l’Argentine au début du siècle, des mouvements indigénistes en Bolivie et Équateur, du mouvement zapatiste au Mexique ou du chavisme au Venezuela, résultat de confrontations entre fractions bourgeoises et petites bourgeoises entre elles, se disputant le contrôle de l’État. En ce sens, les mobilisations de juin au Brésil représentent la plus importante mobilisation spontanée de masse dans ce pays et en Amérique latine de ces 30 dernières années. C'est pour cela qu'il est fondamental de tirer les leçons de ces événements d’un point de vue de classe.
Il est indéniable que ce mouvement a surpris la bourgeoisie brésilienne et mondiale. La lutte contre la hausse du prix des transports publics (qui font chaque année l’objet d’un accord entre les patrons d’entreprises de transport et l’État) n'a été qu'un détonateur au mouvement. Celui-ci a cristallisé toute l'indignation qui a fait son nid depuis quelque temps dans la société brésilienne et qui s’est manifestée notamment en 2012 avec les luttes dans la fonction publique et dans les universités, principalement à São Paulo, avec également de nombreuses grèves dans le pays contre la baisse des salaires et la précarisation des conditions de travail, de l’éducation et de la santé au cours de ces dernières années.
À la différence des mouvements sociaux massifs qui se sont succédés dans différents pays depuis 2011, celui du Brésil a été engendré et s’est unifié autour d’une revendication concrète qui a permis la mobilisation spontanée de larges secteurs du prolétariat : contre la hausse de tarif des transports publics. Le mouvement a pris un caractère massif au niveau national depuis le 13 juin, quand les manifestations de protestation contre la hausse appelées par le MPL (Movimento Passe Livre ; mouvement pour le libre accès aux transports) [4] [58], ainsi que par d’autres mouvements sociaux, ont été violemment réprimées par la police à São Paulo [5] [59]. Pendant cinq semaines, outre de grandes mobilisations à São Paulo, se sont déroulées différentes manifestations autour de la même revendication dans différentes villes du pays, à tel point que, par exemple, à Porto Alegre, Goiânia et d’autres villes, cette pression a contraint plusieurs gouvernements locaux, quelle que soit leur couleur politique, à s’entendre pour révoquer la hausse des tarifs de transports, après de dures luttes fortement réprimées par l’État.
Le mouvement s’est d’emblée clairement inscrit sur le terrain prolétarien. En premier lieu, il faut souligner que la majorité des manifestants appartiennent à la classe ouvrière, principalement des jeunes ouvriers et des étudiants, en majorité issus de familles prolétariennes ou en voie de prolétarisation. La presse bourgeoise a présenté le mouvement comme une expression des "classes moyennes", avec la claire intention de créer une division entre les travailleurs. En réalité la majorité de ceux catalogués comme membres de la classe moyenne sont des ouvriers qui reçoivent des salaires souvent moins importants que ceux des ouvriers qualifiés des zones industrielles du pays. Cela explique le succès et les sympathies qu’a éveillés cette mobilisation contre la hausse de prix des tickets de bus urbains, qui représentait une attaque directe contre les revenus des familles prolétariennes. Cela explique aussi pourquoi cette revendication initiale s’est transformée rapidement en une remise en cause dirigée contre l’État à cause du délabrement de secteurs tels que la santé, l’éducation et l’aide sociale et, de plus, en protestation contre les colossales sommes d’argent public investies à l’occasion de l’organisation de la Coupe du monde de football de 2014 et des Jeux olympiques de 2016 [6] [60]. Pour les besoins de ces évènements, la bourgeoisie n'a pas hésité à recourir, par différents moyens, à l’expulsion forcée des habitants proches des stades : à la Aldeia Maracanã à Río au premier semestre de cette année ; dans des zones convoitées par les promoteurs immobiliers de São Paulo en mettant le feu aux favelas gênant leurs projets.
Il est très significatif que le mouvement se soit organisé pour réaliser des manifestations autour des stades des villes où se déroulaient les matches de foot de la Coupe des Confédérations, en vue d'obtenir une forte médiatisation et autour du rejet du spectacle préparé au bénéfice de la bourgeoisie brésilienne ; et aussi autour de la brutale répression de l’État contre les manifestants autour des stades responsable de la mort de plusieurs manifestants. Dans un pays où le football est le sport national que la bourgeoisie a évidemment su utiliser comme un défouloir nécessaire au contrôle sur la société, les manifestations des prolétaires brésiliens constituent une leçon pour le prolétariat mondial. La population brésilienne est réputée pour aimer le football, mais cela ne l'a pas empêchée de refuser l'austérité pour financer les dépenses somptuaires que représente l'organisation des événements sportifs que prépare la bourgeoisie pour montrer au monde entier qu'elle est capable de jouer dans la cour "du premier monde". Pour leur quotidien, les manifestants exigeaient une qualité de services publics du "Type FIFA"[7] [61].
Fait également très significatif, il y a eu un rejet massif des partis politiques (surtout du Parti des Travailleurs, le PT d'où sont est issus Lula et l'actuelle présidente) et des syndicats : à São Paulo, certains manifestants ont été expulsés des cortèges parce qu’ils arboraient des bannières ou des signes d’appartenance à des organisations politiques, syndicales ou étudiantes soutenant le pouvoir.
D’autres expressions du caractère de classe du mouvement se sont manifestées, même si elles ont été minoritaires. Dans le mouvement se sont tenues plusieurs assemblées, bien qu’elles n’aient pas eu la même extension ni atteint le degré d’organisation de celles des Indignés en Espagne. Par exemple, celles de Rio de Janeiro et de Belo Horizonte, qui se sont nommées "assemblées populaires et égalitaires", se proposaient de créer un "nouvel espace spontané, ouvert et égalitaire de débat", où il est arrivé que participent plus de 1000 personnes.
Ces assemblées, bien que démontrant la vitalité du mouvement et la nécessité d’auto-organisation des masses pour imposer leurs revendications, ont présenté plusieurs faiblesses :
- même si plusieurs autres groupes et collectifs ont participé à leur organisation, elles ont été animées par les forces de gauche et gauchistes du capital qui ont principalement enfermé leur activité dans la périphérie des villes ;
- leur objectif principal était d’être des moyens de pression et des organes de négociation avec l’État, pour des revendications particulières d’amélioration propres à telle ou telle communauté ou ville. Elles tendaient par la même occasion à s’affirmer comme des organes permanents ;
- elles prétendaient être indépendantes de l’État et des partis ; mais elles ont bel et bien été noyautées par les partis et les organisations pro-gouvernementales ou gauchistes qui y ont anéanti toute expression spontanée ;
- elles ont mis en avant une vision localiste ou nationale, luttant contre les effets et non contre les causes des problèmes, sans remettre en cause le capitalisme.
Dans le mouvement, il y a eu également plusieurs références explicites aux mouvements sociaux d’autres pays, principalement celui de Turquie, lequel s’est référé aussi à celui du Brésil. Malgré le caractère minoritaire de ces expressions, elles n'en constituent pas moins un révélateur de ce qui est ressenti comme commun aux deux mouvements. Dans différentes manifestations, on a ainsi pu voir déployées des banderoles proclamant : "Nous sommes des Grecs, des Turcs, des Mexicains, nous sommes sans patrie, nous sommes des révolutionnaires" ou des pancartes portant l’inscription : "Ce n’est pas la Turquie, ce n’est pas la Grèce ; c’est le Brésil qui sort de l'inertie."
À Goiânia, le Frente de Luta Contra o Aumento (Front de Lutte Contre l'Augmentation), qui regroupait différentes organisations de base, soulignait la solidarité et le débat nécessaires entre les différentes composantes du mouvement : "Nous ne devons pas contribuer à la criminalisation et à la pacification du mouvement ! NOUS DEVONS RESTER FERMES ET UNIS ! Malgré les désaccords, nous devons maintenir notre solidarité, notre résistance, notre combativité et approfondir notre organisation et nos discussions. Comme en Turquie, pacifiques et combatifs peuvent coexister et lutter ensemble, nous devons suivre cet exemple."
La grande indignation qui a animé le prolétariat brésilien peut se concrétiser dans la réflexion de la Rede Extremo Sul, réseau des mouvements sociaux de la périphérie de São Paulo : "Pour que ces possibilités deviennent réalité, nous ne pouvons pas laisser canaliser sur des objectifs nationalistes, conservateurs et moralistes, l'indignation qui s'exprime dans les rues ; nous ne pouvons pas permettre que les luttes soient capturées par l'État et par les élites en vue de les vider de leur contenu politique. La lutte contre l'augmentation du prix des transports et l'état déplorable de ce service est directement reliée à la lutte contre l'État et les grandes entreprises économiques, contre l'exploitation et l'humiliation des travailleurs, et contre cette forme de vie où l'argent est tout et les personnes ne sont rien."
Différentes tendances politiques bourgeoises ont été actives, essayant d’influencer le mouvement de l’intérieur pour le maintenir dans les frontières de l’ordre existant, pour éviter qu’il ne se radicalise et pour empêcher les masses prolétariennes qui avaient pris les rues contre la terreur étatique de développer des revendications de classe sur leurs propres conditions de vie. Ainsi, alors qu'on ne peut évoquer de revendication ayant emporté l'unanimité dans le mouvement, ce sont les revendications démocratiques qui ont généralement dominé. La ligne appelant à "plus de démocratie" qui s’est formée autour d’une position anti-AKP et, en fait, anti-Erdogan n’exprimait rien d’autre qu'une réorganisation de l’appareil d’État turc sur un mode plus démocratique. L’impact des revendications démocratiques sur le mouvement a constitué sa plus grande faiblesse idéologique. Car Erdogan lui-même a construit toutes ses attaques idéologiques contre le mouvement autour de cet axe de la démocratie et des élections ; les autorités gouvernementales alliant mensonges et manipulations ont répété à satiété l’argument selon lequel, même dans les pays considérés plus démocratiques, la police utilise la violence contre les manifestations illégales – ce en quoi elles n’avaient pas tort. De plus, la ligne visant à obtenir des droits démocratiques liait les mains des masses face aux attaques de la police et à la terreur étatique et pacifiait leur résistance.
L’élément le plus actif dans cette tendance démocratique, qui a pris le contrôle de la Plateforme de Solidarité de Taksim, se trouve dans les confédérations syndicales de gauche comme le KSEK et le DISK. La Plateforme de Solidarité de Taksim et donc la tendance démocratique, constituée de représentants de toutes sortes d’associations et d’organisations, a tiré sa force non pas d'un lien organique avec les manifestants mais de sa légitimité bourgeoise, des ressources qu'elle a pu, de ce fait, mobiliser. La base des partis de gauche qu’on peut aussi définir comme la gauche légale bourgeoise, a été pour une large part coupée des masses. De façon générale, elle a été à la queue de la tendance démocratique. Les cercles staliniens et trotskistes comme la gauche radicale bourgeoise, étaient aussi pour une grande part coupés des masses. Ils n'étaient réellement influents que dans les quartiers où ils ont traditionnellement une certaine force. Bien que s’opposant à la tendance démocratique au moment où cette dernière essayait de disperser le mouvement, ils l'ont généralement soutenue. Son slogan le plus largement accepté parmi les masses était "épaule contre épaule contre le fascisme".
La bourgeoisie nationale a œuvré depuis des décennies pour faire du Brésil une grande puissance continentale et mondiale. Pour y parvenir, il ne suffisait pas de disposer d’un immense territoire qui occupe quasiment la moitié de l’Amérique du Sud, ni de compter sur d’importantes ressources naturelles ; il était nécessaire de créer les conditions pour maintenir l’ordre social, surtout le contrôle sur les travailleurs. De cette manière, depuis les années 80, s’est établie une sorte d’alternance de gouvernements de droite et de centre-gauche, reposant sur des élections "libres et démocratiques", indispensables pour pouvoir fortifier le capital brésilien sur l'arène mondiale.
La bourgeoisie brésilienne est ainsi parvenue à renforcer son appareil productif et à affronter le plus dur de la crise économique des années 90, pendant que, sur le plan politique, elle a réussi à créer une force politique qui lui a permis de contrôler les masses paupérisées et surtout de maintenir "la paix sociale". Cette situation s’est consolidée avec l’accession du PT au pouvoir en 2002 en utilisant le charisme et l’image "ouvrière" de Lula.
C’est ainsi qu’au cours de la première décennie du nouveau siècle, l’économie brésilienne est parvenue à se hisser au septième rang mondial selon la Banque mondiale. La bourgeoisie mondiale salue le "miracle brésilien" réussi sous la présidence de Lula, qui, selon ses dires, aurait permis de sortir de la pauvreté des millions de Brésiliens et faire accéder d’autres millions à cette fameuse "classe moyenne". En fait, cette "grande réussite" s’est effectuée en utilisant une partie de la plus-value pour la distribuer sous forme de miettes aux couches les plus paupérisées, alors que dans le même temps s'accentuait la précarisation des masses travailleuses.
La crise demeure néanmoins la toile de fond de la situation au Brésil. Pour en atténuer les effets, la bourgeoisie a lancé une politique de grands travaux provoquant un boom de la construction publique comme privée ; tout en favorisant le crédit et l’endettement des familles pour relancer la consommation intérieure. Les limites en sont déjà tangibles au niveau des indicateurs économiques (ralentissement de la croissance) mais surtout dans la détérioration des conditions de vie de la classe ouvrière : hausse croissante de l’inflation (prévision annuelle de 6,7% en 2013), augmentation du prix des produits de consommation et des services (dont les transports), développement sensible du chômage, réduction des dépenses publiques. Ainsi, le mouvement de protestations au Brésil ne sort pas de nulle part.
Le seul résultat concret qui a été obtenu sous la pression des masses, a été la suspension de la hausse des transports publics que l’État parviendra à compenser par d’autres moyens. Au début de la vague de protestations, pour calmer les esprits, pendant que le gouvernement préparait une stratégie pour tenter de contrôler le mouvement, la présidente Dilma Rousseff déclarait, par l’intermédiaire d’une de ses porte-paroles, qu’elle considérait comme "légitime et compatible avec la démocratie" la protestation de la population ; de son côté Lula, "critiquait" les "excès" de la police. Mais la répression de l’État n’a pas cessé, et les protestations de la rue non plus.
Un des pièges les plus élaborés contre le mouvement a été la propagation du mythe d’un "coup d’État" de la droite, rumeur propagée non seulement par le PT et le parti stalinien, mais aussi par les trotskistes du PSOL (Partido Socialismo e Liberdade) et du PSTU (Partido Socialista dos Trabalhadores Unificados) : il s’agissait d’une tentative de dévoyer le mouvement en le transformant en un appui au gouvernement de Dilma Rousseff, fortement affaibli et discrédité. Alors que la réalité des faits montrait précisément que la répression féroce contre les protestations de juin au Brésil exercée par le gouvernement de gauche du PT ont été tout aussi, voire plus brutaleségalait parfois que celle des régimes militaires, la gauche et l'extrême-gauche du capital brésilien œuvraient à obscurcir cette réalité en identifiant le fascisme avec la répression ou les régimes de droite. Vint également le rideau de fumée constitué par le projet d’une "réforme politique" mis en avant par Dilma Rousseff, avec pour objectif de combattre la corruption dans les partis politiques et d’enfermer la population sur le terrain démocratique en l’appelant à voter sur les réformes proposées. En fait, la bourgeoisie brésilienne a fait preuve de plus d'intelligence et de savoir-faire que son homologue turque, laquelle s’est surtout cantonnée à répéter le cycle provocation/répression face aux mouvements sociaux.
Pour tenter de regagner une influence sur les mobilisations sociales dans la rue, les partis politiques de la gauche du capital et les syndicats ont lancé, plusieurs semaines à l’avance, un appel à une "Journée nationale de lutte" le 11 juillet, présentée comme un moyen de protester contre l’échec des accords de conventions collectives de travail. De même, Lula, faisant étalage de sa grande expérience anti-ouvrière, a convoqué le 25 juin une réunion avec les dirigeants des mouvements contrôlés par le PT et le parti stalinien, y compris les organisations alliées du gouvernement chez les jeunes et les étudiants, dans le but explicite de neutraliser la contestation dans la rue.
Tout comme cela avait été le cas dans le mouvement des Indignés et des Occupy, ces mobilisations ont répondu à la volonté de rompre l'atomisation de secteurs de l'économie où travaillent principalement des jeunes dans des conditions précaires (livreurs des boutiques de kebab, personnel des bars, travailleurs des centres d'appel et des bureaux, …) et où il est habituellement difficile de lutter. Un moteur important de la mobilisation et de la détermination se trouve dans l'indignation mais aussi dans le sentiment de solidarité contre la violence policière et la terreur de l’État.
Mais, en même temps, ce n'est souvent qu’individuellement que les travailleurs des plus grandes concentrations ouvrières ont participé aux manifestations, ce qui a constitué une des faiblesses les plus significatives du mouvement. Les conditions d’existence des prolétaires, soumis à la pression idéologique de la classe dominante de ce pays, ont difficilement permis à la classe ouvrière de se concevoir en tant que classe et ont contribué à renforcer l'idée chez les manifestants qu’ils étaient essentiellement une masse de citoyens individuels, des membres légitimes de la communauté "nationale". Le mouvement n’a pas reconnu ses propres intérêts de classe, ses possibilités de maturation se sont trouvé bloquées, la tendance prolétarienne en son sein étant restée à l'arrière-plan. A cette situation a beaucoup contribué la focalisation sur la démocratie, axe central du mouvement face à la politique gouvernementale. Une faiblesse des manifestations dans toute la Turquie a résidé dans la difficulté à créer des discussions de masse et à gagner le contrôle du mouvement grâce à des formes d’auto-organisation. Cette faiblesse a certainement été favorisée par une expérience limitée de la discussion de masse, des réunions, des assemblées générales, etc. En même temps, le mouvement a pourtant ressenti la nécessité de la discussion et les moyens pour l’organiser ont commencé à émerger, ce dont témoignent certaines expériences isolées : la constitution d’une tribune ouverte dans le parc Gezi n’a pas attiré beaucoup l’attention ni duré bien longtemps, mais elle a eu néanmoins un certain impact ; lors de la grève du 5 juin, les salariés de l’université qui sont membres de Eğitim-Sen [8] [62] ont suggéré de mettre en place une tribune ouverte mais la direction du KSEK a non seulement rejeté la proposition mais elle a aussi isolé la branche d’Eğitim-Sen à laquelle appartiennent les employés de l’université. L’expérience la plus cruciale est fournie par les manifestants d’Eskişehir qui, dans une assemblée générale, ont créé des comités afin d’organiser et de coordonner les manifestations ; enfin, à partir du 17 juin, dans les parcs de différents quartiers d’Istanbul, des masses de gens inspirés par les forums du parc Gezi ont mis en place des assemblées de masse également intitulées "forums". Les jours suivants, d’autres se sont tenus à Ankara et dans d’autres villes. Les questions les plus débattues portaient sur les problèmes liés aux affrontements avec la police. Néanmoins, il a existé une tendance parmi les manifestants à comprendre l'importance de l’implication dans la lutte de la partie du prolétariat au travail.
Bien que le mouvement en Turquie n’ait pas réussi à établir un lien sérieux avec l’ensemble de la classe ouvrière, les appels à la grève via les réseaux sociaux ont rencontré un certain écho qui s’est manifesté à travers des arrêts de travail. De plus, des tendances prolétariennes se sont nettement affirmées au sein du mouvement de la part d’éléments qui étaient conscients de l’importance et de la force de la classe et qui étaient contre le nationalisme. De façon générale, une partie significative des manifestants défendait l’idée que le mouvement devait créer une auto-organisation qui devait lui permettre de déterminer son propre futur. Par ailleurs, le nombre de gens qui disaient que les syndicats comme le KSEK et le DISK, supposés être "combatifs", n’étaient pas différents du gouvernement a grandi de façon significative.
Enfin, une autre caractéristique du mouvement, et pas des moindres : les manifestants turcs ont salué la réponse venue de l'autre bout du monde avec les mots d’ordre en turc : "Nous sommes ensemble, Brésil + Turquie !" et "Brésil, résiste !".
La grande force du mouvement a résidé en ceci que, depuis le début, il s’est affirmé comme un mouvement contre l’État, non seulement à travers la revendication centrale contre la hausse des tarifs des transports publics, mais aussi avec sa mobilisation contre l’état d’abandon des services publics et contre l’accaparement d'une grande partie des dépenses en vue des manifestations sportives. De même, l’ampleur et la détermination de la contestation ont contraint la bourgeoisie à faire marche arrière en annulant la hausse des transports dans plusieurs villes.
La cristallisation du mouvement autour d'une revendication concrète, si elle a constitué une force du mouvement, en a également constitué une limite dès lors que celui-ci ne parvenait pas à aller au-delà. Il a marqué le pas dès lorsqu'il a réussi à imposer que soit annulée la décision de hausse de tarif des transports. Mais, de plus, il ne s’est pas compris comme un mouvement remettant en cause l’ordre capitaliste, aspect qui a été présent par exemple dans le mouvement des Indignés en Espagne.
La méfiance envers les principaux moyens de contrôle social de la bourgeoisie s'est traduite par le rejet des partis politiques et des syndicats, ce qui représente une faille sur le plan idéologique pour la bourgeoisie marquée par l’épuisement des stratégies politiques qui ont émergé depuis la dictature militaire de 1965-85 et le discrédit des équipes successivement en place à la tête de l'État, aggravé par la corruption notoire en leur sein. Cependant, derrière ce rejet, réside le danger du rejet de toute politique, de l’apolitisme, qui constitue une faiblesse importante du mouvement. En effet, sans débat politique, il n’y a aucune possibilité d’avancée réelle de la lutte dont le sol nourricier est justement celui de la discussion pour comprendre la racine des problèmes contre lesquels on se bat, et qui ne peut éluder une critique des fondements du système capitaliste. Ce n'est donc pas un hasard si une faiblesse du mouvement a été l’absence d’assemblées de rues ouvertes à tous les participants où puissent se discuter les problèmes de société, les actions à mener, l’organisation du mouvement, son bilan et ses objectifs. Les réseaux sociaux ont constitué un moyen important de la mobilisation et pour rompre l'atomisation. Mais ils ne pourront jamais remplacer le débat vivant et ouvert des assemblées.
Le poison du nationalisme n'a pas épargné le mouvement comme en ont témoigné la présence, dans les mobilisations, de nombreux drapeaux brésiliens et des mots d’ordre nationalistes et il n'était pas rare d'entendre l’hymne national dans les cortèges. Cela n'avait pas été le cas dans le mouvement des Indignés en Espagne. En ce sens, le mouvement au Brésil a présenté les mêmes faiblesses que les mobilisations en Grèce ou dans les pays arabes, où la bourgeoisie a réussi à saper la grande vitalité du mouvement dans un projet national de réforme ou de sauvegarde de l’État. Dans ce contexte, la protestation contre la corruption a bénéficié en dernière analyse à la bourgeoisie et à ses partis politiques, surtout ceux de l’opposition, qui par ce moyen espèrent retrouver un certain crédit politique dans la perspective des prochaines élections. Le nationalisme est une voie sans issue pour les luttes du prolétariat qui viole la solidarité internationale des mouvements de classe.
Malgré une participation majoritaire des prolétaires au mouvement, ceux-ci s'y sont impliqués de manière atomisée. Le mouvement n’est pas parvenu à mobiliser les travailleurs des centres industriels qui ont un poids important, surtout dans la région de São Paulo ; il ne l’a même pas proposé. La classe ouvrière, qui sans aucun doute a accueilli le mouvement avec sympathie et s’est même identifié à lui, parce qu’il luttait pour une revendication où elle reconnaissait ses intérêts, n’est pas parvenue à se mobiliser comme telle. Cette attitude est en fait une caractéristique de la période où la classe ouvrière a du mal à affirmer son identité de classe, aggravée au Brésil par des décennies d’immobilité résultant de l’action des partis politiques et des syndicats, principalement le PT et la CUT.
Le surgissement de mouvements sociaux de très grande ampleur et d’une importance historique inégalée depuis 1908 en Turquie, depuis 30 ans Brésil, donnent en exemple au prolétariat mondial la réponse d’une nouvelle génération de prolétaires à l’approfondissement de la crise mondiale du système capitaliste. En dépit de leurs particularités respectives, ces mouvements sont partie intégrante de la chaîne des mouvements sociaux internationaux, dont la mobilisation des Indignés en Espagne avait constitué une référence, en réponse à la crise historique et mortelle du capitalisme. Malgré toutes leurs faiblesses, ils constituent une source d’inspiration et d'enseignements pour le prolétariat mondial. Quant à leur faiblesses, elles doivent faire l'objet, par les prolétaires eux-mêmes, d'une critique sans concession afin que soient tirées des leçons qui, demain, armeront d'autres mouvements en les aidant à se dégager chaque fois davantage de l'emprise idéologique et des pièges de la classe ennemie.
Ces mouvements ne sont pas autre chose que la manifestation de "la vieille taupe" à laquelle Marx se réfère et qui sape les fondements de l'ordre capitaliste.
Wim (11 août)
[1] [63] Voir notre série d’articles publiés sur le mouvement des Indignés en Espagne, notamment dans la Revue Internationale n° 146 (3e trimestre 2011) et 149 (3e trimestre 2012).
[2] [64] Adalet ve Kalkınma Partisi (Parti pour la justice et le développement) Ce parti, islamiste "modéré", est au pouvoir depuis 2002 en Turquie.
[3] [65] Confédération des syndicats turcs.
[4] [66] Face à la hausse des tarifs dans les transports, le MPL a véhiculé de fortes illusions sur l’État en prétendant que, par la pression populaire, il pourrait garantir le droit aux transports gratuits pour toute la population face aux entreprises privées de transports.
[5] [67] Voir notre article "Manifestations contre l'augmentation du prix des transports au Brésil : la répression policière provoque la colère de la jeunesse", publié sur notre site le 20 juin 2013 et dans notre presse territoriale imprimée.
[6] [68] Selon les prévisions, ces deux événements coûteront 31,3 milliards de dollars au gouvernement brésilien soit 1,6 % de son PIB tandis que le programme "Bourse familiale", présentée comme la mesure sociale phare du gouvernement de Lula ne représente qu’une part de 0,5% de ce PIB.
[7] [69] FIFA : Fédération Internationale du Football Association
[8] [70] Syndicat d’enseignants faisant partie du KSEK.
Dès la fin des années 1980, le CCI mettait en évidence l’entrée du capitalisme dans sa phase de décomposition. "Dans une telle situation où les deux classes fondamentales et antagoniques de la société s'affrontent sans parvenir à imposer leur propre réponse décisive, l'histoire ne saurait pourtant s'arrêter. Encore moins que pour les autres modes de production qui l'ont précédé, il ne peut exister pour le capitalisme de "gel", de "stagnation" de la vie sociale. Alors que les contradictions du capitalisme en crise ne font que s'aggraver, l'incapacité de la bourgeoisie à offrir la moindre perspective pour l'ensemble de la société et l'incapacité du prolétariat à affirmer ouvertement la sienne dans l'immédiat ne peuvent que déboucher sur un phénomène de décomposition généralisée, de pourrissement sur pied de la société" (Revue internationale n° 62, 1990, "La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme").
L’implosion du bloc de l’Est a dramatiquement accéléré la débandade des différentes composantes du corps social dans le "chacun pour soi", l’enfoncement dans le chaos. S'il est un domaine où s'est immédiatement confirmée cette tendance, c’est bien celui des tensions impérialistes : "La fin de la "guerre froide" et la disparition des blocs n'a donc fait qu'exacerber le déchaînement des antagonismes impérialistes propres à la décadence capitaliste et qu'aggraver de façon qualitativement nouvelle le chaos sanglant dans lequel s'enfonce toute la société (...)" (Revue internationale n° 67, 1991, 9e congrès du CCI, "Résolution sur la situation internationale", point 6). Deux caractéristiques des affrontements impérialistes dans la période de décomposition étaient pointées :
a) l’irrationalité des conflits, qui est une des caractéristiques marquantes de la guerre en décomposition."Si la guerre du Golfe constitue une illustration de l'irrationalité d'ensemble du capitalisme décadent, elle comporte cependant un élément supplémentaire et significatif d'irrationalité qui témoigne de l'entrée de ce système dans la phase de décomposition. En effet, les autres guerres de la décadence pouvaient, malgré leur irrationalité de fond, se donner malgré tout des buts apparemment "raisonnables" (comme la recherche d'un "espace vital" pour l'économie allemande ou la défense des positions impérialistes des alliés lors de la seconde guerre mondiale). Il n'en est rien pour ce qui concerne la guerre du Golfe. Les objectifs que s'est donnée celle-ci, tant d'un côté comme de l'autre, expriment bien l'impasse totale et désespérée dans laquelle se trouve le capitalisme" (Revue internationale n° 67, 1991, 9e congrès du CCI, "Rapports sur la situation internationale (extraits)").
b) le rôle central joué par la puissance dominante dans l’extension du chaos sur l’ensemble de la planète : "La différence avec la situation du passé, et elle est de taille, c'est qu'aujourd'hui ce n'est pas une puissance visant à modifier le partage impérialiste qui prend les devants de l'offensive militaire, mais au contraire la première puissance mondiale, celle qui pour le moment dispose de la meilleure part du gâteau. (...). Le fait qu'à l'heure actuelle, le maintien de "l'ordre mondial" (...) ne passe plus par une attitude "défensive" (...) de la puissance dominante mais par un utilisation de plus en plus systématique de l'offensive militaire, et même à des opérations de déstabilisation de toute une région afin de mieux s'assurer de la soumission des autres puissances, traduit bien le nouveau degré de l'enfoncement du capitalisme décadent dans le militarisme le plus déchaîné. C'est justement là un des éléments qui distingue la phase de décomposition des phases précédentes de la décadence capitaliste (...)" (Revue internationale n° 67, 1991, 9e congrès du CCI, "Rapports sur la situation internationale (extraits)").
Ces caractéristiques nourrissent un chaos croissant qui s’est encore accéléré après les attentats du 11 septembre 2001 et les guerres d’Irak et d’Afghanistan qui en ont découlé. Le rapport du 19e congrès du CCI visait précisément à évaluer l’impact de ces dix dernières années de "war against terror" sur l’expansion générale des tensions impérialistes, le développement du ‘chacun pour soi’, l’évolution du leadership américain. Il mettait en évidence les quatre orientations suivantes dans le développement des confrontations impérialistes :
a) L’accroissement du chacun pour soi, qui se traduisait en particulier par une multiplication tous azimuts des ambitions impérialistes, menant à l’exacerbation des tensions, surtout en Asie, autour de l’expansionnisme économique et militaire chinois. Cependant, malgré une expansion économique impressionnante, une puissance militaire croissante et une présence de plus en plus marquée dans les confrontations impérialistes, la Chine ne dispose pas des capacités industrielles et technologiques suffisantes pour s’imposer comme tête d’un bloc pour challenger des États-Unis sur un plan mondial.
b) L’impasse croissante de la politique des États-Unis et la fuite dans la barbarie guerrière. L’échec cuisant des interventions en Irak et en Afghanistan a affaibli le leadership mondial des États-Unis. Même si la bourgeoisie américaine sous Obama, en choisissant une politique de retraite contrôlée d’Irak et d’Afghanistan, a su réduire l’impact de la politique catastrophique menée par Bush, elle n’a pas pu en inverser la tendance et cela a entraîné sa fuite en avant dans la barbarie guerrière. L’exécution de Ben Laden a exprimé une tentative des États-Unis de réagir à ce recul de leur leadership et a souligné leur supériorité technologique et militaire absolue. Cependant, cette réaction ne remettait pas en question la tendance de fond à l’affaiblissement. Au contraire, cette liquidation a accéléré la déstabilisation du Pakistan et donc l’extension de la guerre, alors que les bases idéologiques pour la "guerre contre le terrorisme" sont plus que jamais minées.
c) Une tendance à l’extension explosive des zones d’instabilité permanente et de chaos sur des pans entiers de la planète, de l’Afghanistan jusqu’en Afrique, à un point tel que certains analystes bourgeois, tels le français Jacques Attali, parlent carrément de "somalisation" du monde.
d) L’absence de tout lien mécanique et immédiat entre l’aggravation de la crise et le développement des tensions impérialistes, même si certains phénomènes témoignent d’un certain impact de l’un sur l’autre :
- l’exploitation par certains pays de leur poids économique pour dicter leur volonté à d’autres pays et favoriser leur propre puissance industrielle (États-Unis, Allemagne) ;
- l’arriération industrielle et technologique (Chine, Russie), mais aussi les difficultés budgétaires (Grande-Bretagne, Allemagne) qui peuvent peser sur développement de l’effort militaire.
Ces caractéristiques générales, mises en avant lors du précédent congrès, ont non seulement été confirmées lors des deux dernières années, mais leur validité s'est trouvée rehaussée de manière spectaculaire durant cette période : leur exacerbation accroît de manière dramatique la déstabilisation des rapports de force entre impérialismes, le risque de guerre et de chaos dans des régions importantes de la planète, et plus particulièrement au Moyen-Orient ou en Extrême-Orient, avec toutes les conséquences catastrophiques qui pourraient en découler sur les plans économique, écologique et humain pour l’ensemble de la planète et pour la classe ouvrière en particulier.
Quarante-cinq ans d’histoire au Moyen-Orient expriment de manière frappante l’avancée de la décomposition et la perte de contrôle de la première puissance mondiale :
- années 1970 : bien que le bloc américain s’assure du contrôle global du Moyen-Orient et réduise progressivement l’influence du bloc russe, la venue au pouvoir des Mollahs en Iran en 1979 marque le début du développement de la décomposition ;
- années 1980 : Le bourbier libanais souligne les difficultés d’Israël mais aussi des États-Unis à garder le contrôle sur la région, ces derniers poussant l’Irak à mener la guerre contre l’Iran ;
- 1991 : première guerre du golfe où le gendarme américain mobilise un grand nombre d'États autour de lui dans sa guerre contre Saddam Hussein pour le chasser du Koweït ;
- 2003 : échec de la tentative de mobilisation de George W. Bush contre l’Irak et montée de l’Iran qui, depuis les années 1990, est lui-même à l’offensive en tant que puissance régionale défiant les États-Unis ;
- 2011 : retrait américain d’Irak et chaos croissant au Moyen-Orient.
Certes, la politique de retrait progressif ("step by step") des États-Unis d’Irak et d’Afghanistan par l’administration Obama a réussi à limiter les dégâts pour le gendarme mondial, mais le résultat de ces guerres est un chaos incommensurable dans toute la région.
L’accentuation du chacun pour soi dans les confrontations impérialistes et l’extension du chaos, qui rendent le développement des événements particulièrement imprévisibles, ont été illustrés dans la période récente à travers quatre situations plus spécifiques :
1. le danger de confrontations guerrières et l’instabilité croissante des États au Moyen-Orient ;
2. la montée en puissance de la Chine et l’exacerbation des tensions en Extrême-Orient ;
3. la fragmentation des États et l’extension du chaos en Afrique ;
4. l’impact de la crise sur les tensions entre États en Europe.
Pour des raisons économiques et stratégiques (routes commerciales vers l’Asie, pétrole, ...) la région a toujours été un enjeu important dans la confrontation entre puissances. Depuis l’entrée en décadence du capitalisme et l’effondrement de l’empire ottoman en particulier, elle a été au centre des tensions impérialistes :
- jusqu'en 1945 : après l’effondrement de l’empire ottoman, l'application des accords Sykes-Picot répartit la région entre l’Angleterre et la France. Elle est le théâtre de la guerre civile turque et du conflit gréco-turc, de l’émergence du nationalisme arabe et du sionisme ; elle est un enjeu de la Seconde Guerre mondiale (offensives allemandes en Russie et en Afrique du nord).
- après 1945 : elle constitue une zone centrale pour les tensions Est-Ouest (1945-1989), avec les tentatives du bloc russe de s’implanter dans la région qui se heurtent à une forte présence des États-Unis. La période est marquée par l’implantation du nouvel État d’Israël, les guerres israélo-arabes, la question palestinienne, la "révolution" iranienne (première expression de la décomposition), la guerre Iran-Irak.
- après 1989 et l’implosion du bloc russe : toutes les contradictions qui existaient depuis l’effondrement de l’empire ottoman vont exacerber le développement du chacun pour soi, la mise en question du leadership américain et le développement du chaos. L’Irak, l’Iran et la Syrie sont dénoncés par les États-Unis comme des États voyous. La région connaît deux guerres américaines en Irak, trois guerres israéliennes au Liban, la montée en puissance de l’Iran et de son allié le Hezbollah au Liban.
- depuis 2003, on assiste à une explosion de l’instabilité : fragmentation de fait de l’Autorité palestinienne et de l’Irak, "printemps arabe" qui a mené à la déstabilisation de nombreux régimes dans la région (Libye, Égypte, Yémen) et à la guerre des factions et des impérialismes en Syrie. Massacres permanents en Syrie, tentatives d’acquisition par l’Iran de l’arme nucléaire, récents bombardements israéliens sur Gaza, instabilité politique permanente en Égypte, : chacun de ces événements doit être replacé dans la dynamique globale de la région.
Plus que jamais, la guerre menace dans la région : intervention préventive d’Israël (avec ou sans l’aval des États-Unis) contre l’Iran, possibilité d’intervention de différents impérialismes en Syrie, guerre d’Israël contre les palestiniens (soutenus à présent par l’Égypte), tensions entre les monarchies du golfe et l’Iran. Le Moyen-Orient est une terrible confirmation de nos analyses à propos de l’impasse du système et de la fuite dans le "chacun pour soi" :
- la région est devenue une immense poudrière et les achats d’armes se sont encore multipliés ces dernières années (Arabie Saoudite, Qatar, Koweït, Émirats arabes unis, Oman) ;
- une armada de vautours de premier, second ou troisième ordre se confrontent dans la région, comme l’illustre le conflit en Syrie : les États-Unis, la Russie, la Chine, la Turquie, l’Iran, Israël, l’Arabie Saoudite, le Qatar, l’Égypte, avec en plus les gangs armés au service de ces puissances ou les chefs de guerre agissant pour leur propre compte ;
- dans ce contexte, il faut pointer le rôle déstabilisateur au Moyen-Orient de la Russie, intéressée à défendre ses derniers points d’appui dans la région, et de la Chine, avec une attitude plus offensive en soutien à l’Iran qui constitue pour elle un fournisseur crucial de pétrole. L’Europe est plus discrète, même si un pays comme la France avance ses cartes en Palestine, en Syrie, voire même en Afghanistan (organisation d'une conférence réunissant les principales factions afghanes en décembre 2012 à Chantilly, près de Paris).
Il s’agit d’une situation explosive qui échappe au contrôle des grands impérialismes et le retrait des forces occidentales d’Irak et d’Afghanistan accentuera encore la tendance à la déstabilisation, même si les États-Unis ont entrepris des tentatives de limiter les dégâts :
- en restreignant les velléités guerrières israéliennes envers l’Iran et envers le Hamas dans la bande de Gaza ;
- en tentant un rapprochement avec les Frères Musulmans et le nouveau président Morsi en Égypte.
Globalement cependant, dans le prolongement du "printemps arabe", les États-Unis ont montré leur incapacité à protéger des régimes à leur dévotion (ce qui conduit à une perte de confiance, comme l'illustre l'attitude de l'Arabie Saoudite cherchant à prendre ses distances envers les États-Unis) et ont encore gagné en impopularité.
Cette multiplication des tensions impérialistes peut mener à des conséquences majeures à tout moment : des pays comme Israël ou l’Iran peuvent provoquer des secousses terribles et entraîner toute la région dans un tourbillon, sans que quelque puissance que ce soit puisse empêcher cela, car ils ne sont véritablement sous le contrôle de personne. Nous sommes donc dans une situation extrêmement dangereuse et imprévisible pour la région, mais aussi, à cause des conséquences qui peuvent en découler, pour la planète entière.
Dès 1991, avec l’invasion du Koweït et la première guerre du Golfe, le front sunnite mis en place par les occidentaux pour contenir l’Iran s’est effondré. L’explosion du "chacun pour soi" dans la région a été ahurissante. Ainsi, l’Iran a été le grand bénéficiaire des deux guerres du Golfe, avec le renforcement du Hezbollah et des mouvements chiites ; quant aux Kurdes, leur quasi-indépendance est un effet collatéral de l’invasion de l’Irak. La tendance au chacun pour soi s’est encore accentuée, surtout dans le prolongement des mouvements sociaux du "printemps arabe", en particulier là où le prolétariat est le plus faible. On a ainsi assisté à une déstabilisation de plus en plus marquée de nombreux États de la région :
- c’est de toute évidence le cas du Liban, de la Libye, du Yémen, de l’Irak, de la Syrie, du "Kurdistan libéré" ou des territoires palestiniens qui sombrent dans la guerre de clans voire la guerre civile ;
- c’est aussi le cas de l'Égypte, de Bahreïn, de la Jordanie (où les Frères musulmans s'opposent au roi Abdallah II) et même de l’Iran où les tensions sociales et oppositions de clans rendent la situation imprévisible.
L’exacerbation des tensions entre factions adverses recoupe tout autant les diverses tendances religieuses. Ainsi, outre l’opposition sunnites / chiites ou chrétiens / musulmans, les oppositions au sein du monde sunnite se sont aussi multipliées avec l’arrivée au pouvoir en Turquie de l’islamiste modéré Erdogan ou récemment celle des Frères musulmans et assimilés en Égypte, en Tunisie (Ennahda) et au sein du gouvernement marocain. Les Frères musulmans sont aujourd’hui soutenus par le Qatar, et s’opposent à la mouvance salafiste / wahhabite, financée par l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis., qui eux avaient soutenu Moubarak et Ben Ali respectivement en Égypte et en Tunisie.
Bien sûr, ces tendances religieuses, les unes plus barbares que les autres, ne sont là que pour cacher les intérêts impérialistes qui gouvernent la politique des diverses cliques au pouvoir. Plus que jamais aujourd’hui, avec la guerre en Syrie ou les tensions en Égypte, il est évident qu’il n’existe pas de "bloc musulman" ou de "bloc arabe", mais différentes cliques bourgeoises défendant leurs propres intérêts impérialistes en exploitant les oppositions religieuses (chrétiens, juifs, musulmans, diverses tendances au sein du sunnisme ou du chiisme), ce qui apparaît d’ailleurs aussi dans le combat de pays comme la Turquie, le Maroc, l’Arabie Saoudite ou le Qatar pour le contrôle des mosquées à "l’étranger", en Europe en particulier.
Mais cette explosion des antagonismes et du fractionnement religieux depuis la fin des années 1980 et l’effondrement des régimes "laïcs" ou "socialistes" (Égypte, Syrie, Irak, ...) exprime aussi et surtout le poids de la décomposition, du chaos et de la misère, de l’absence totale de perspective à travers une fuite dans des idéologies totalement rétrogrades et barbares.
Bref, l’idée que les États-Unis pourraient rétablir une forme de contrôle sur la région, par l’éviction d'el-Assad par exemple, est une pure vue de l’esprit. Depuis la première guerre du Golfe, toutes les tentatives de ce pays pour restaurer son leadership ont échoué et ont, au contraire, favorisé l’éclosion d’appétits régionaux, celui de l’Iran en particulier, fortement militarisé, riche en énergies et soutenu par la Russie et la Chine. Mais ce pays est en compétition avec l’Arabie Saoudite, Israël, la Turquie. Les ambitions impérialistes "ordinaires" de chaque État, l’explosion du "chacun pour soi", la question israélo-palestinienne, les oppositions religieuses, mais aussi les divisions ethniques (Kurdes, Turcs, Arabes) jouent dans l’ensemble des foyers de tension et rendent la situation particulièrement imprévisible et dramatique pour les habitants de la région, mais potentiellement aussi pour l’ensemble de la planète : ainsi, toute nouvelle exacerbation des tensions autour de l’Iran et un blocage éventuel du détroit d'Ormuz auraient des conséquences incalculables sur l’économie mondiale.
L’Extrême-Orient a constitué une zone cruciale pour le développement des confrontations impérialistes dès les prémices de la décadence du capitalisme : guerre russo-japonaise de 1904-1905, "révolution" chinoise de 1911 et guerre civile féroce entre les diverses cliques de seigneurs de la guerre, offensive japonaise en Mandchourie (1931), invasion japonaise de la Chine (1937), conflit entre le Japon et l’URSS (mai-septembre 1939), débouchant sur la Seconde Guerre mondiale où l’Extrême-Orient constituera un des fronts principaux de cette guerre et des conflits ultérieurs.
- entre 1945 et 1989, la région est au centre des tensions Est-Ouest : s’y déroulent la guerre civile en Chine (1946-1950), les guerres de Corée, d’Indochine et du Vietnam, mais aussi les conflits frontaliers russo-chinois, sino-vietnamien, sino-indien et indo-pakistanais. La politique américaine de "neutralisation" de la Chine dans le courant des années 1970 allait être un moment important dans l’augmentation de la pression exercée par le bloc américain sur le bloc russe.
- depuis l’implosion du bloc russe, le "chacun pour soi" s’est aussi développé en Extrême-Orient (État voyou de Corée du Nord, décomposition du Pakistan). La région est surtout marquée par la montée en puissance sur le plan économique et militaire de la Chine, ce qui a exacerbé les tensions impérialistes régionales (incidents réguliers ces derniers mois en mer de Chine avec le Vietnam ou les Philippines et surtout avec le Japon, accrochages répétés dans la zone des deux Corées, ...) et a, à son tour, accéléré l’armement des autres États de la région (Inde, Japon, Corée du Sud, Singapour, ...).
Le développement de la puissance économique et militaire de la Chine et ses tentatives de s’imposer comme puissance de premier plan non seulement en Extrême-Orient mais aussi au Moyen-Orient (Iran), en Afrique (Soudan, Zimbabwe, Angola) ou même en Europe où elle recherche un rapprochement stratégique avec la Russie, font qu’elle est perçue par les États-Unis comme le danger potentiel le plus important pour leur hégémonie. Ceux-ci orientent dès lors l’essentiel de leurs manœuvres stratégiques contre la Chine, comme l’illustre la visite fin 2012 d’Obama en Birmanie et au Cambodge, deux pays alliés de la Chine.
L’essor économique et militaire de la Chine la pousse inévitablement à mettre en avant ses intérêts économiques et stratégiques nationaux, à exprimer en d’autres mots une agressivité impérialiste croissante et donc à être de plus en plus un facteur déstabilisant en Extrême-Orient.
Cette montée en puissance de la Chine inquiète non seulement les États-Unis, mais aussi de nombreux pays d’Asie eux-mêmes, du Japon à l’Inde, du Vietnam aux Philippines, qui se sentent menacés par l’ogre chinois et qui ont accru très sensiblement leurs dépenses d’armement. Stratégiquement, les États-Unis ont beau jeu de promouvoir une large alliance visant à contenir les ambitions chinoises, regroupant autour des piliers que sont le Japon, l’Inde et l’Australie d’autres pays moins puissants, tels que la Corée du Sud, le Vietnam, les Philippines, l’Indonésie ou Singapour. En se profilant comme chef de file d’une telle alliance et surtout dans l’hypothèse d’un "rappel à l’ordre" de la Chine, le "gendarme mondial" vise à restaurer la crédibilité de son leadership en chute libre partout dans le monde.
Les données récentes confirment que, dans la période actuelle, le développement économique important d’un pays ne peut se faire sans une exacerbation importante des tensions impérialistes. Le contexte d’apparition de ce rival actuellement le plus important sur la scène mondiale, dans une situation d’affaiblissement des positions du premier gendarme mondial, annonce un futur de confrontations plus nombreuses et plus dangereuses, pas seulement en Asie mais dans le monde entier.
Ce danger de confrontations est d’autant plus réel que les tendances au "chacun pour soi" sont également très présentes dans d’autres pays en Extrême-Orient. Ainsi, le raidissement du Japon se confirme avec le retour au pouvoir de Shinzo Abe qui a fait campagne sur le thème de la restauration de la puissance nationale : il veut remplacer les Forces d’autodéfense par une véritable armée de défense nationale, promet de tenir tête à la Chine sur le conflit à propos d'un groupe d’îles en mer de Chine orientale et veut rétablir les liens quelque peu dégradés avec les anciens alliés dans la région, les États-Unis et la Corée du Sud. De même, en Corée du Sud, l’élection de Park Geun-hye, candidate du parti conservateur (et fille de l’ancien dictateur Park Chung-hee) pourrait également entraîner une accentuation du "chacun pour soi" et des ambitions impérialistes de ce pays.
De plus, toute une série d’autres conflits apparemment secondaires entre pays asiatiques peuvent apporter de l’eau au moulin de la déstabilisation : il y a bien sûr le conflit indo-pakistanais, les accrochages continuels entre les deux Corées, mais aussi des tensions moins médiatisées entre la Corée du Sud et le Japon (à propos des rochers Liancourt), entre le Cambodge et le Vietnam ou la Thaïlande, entre la Birmanie et la Thaïlande, entre l’Inde et la Birmanie ou le Bangladesh, etc. qui participent à l’exacerbation des tensions guerrières tous azimuts.
L’organisation récente du congrès du Parti "communiste" chinois a révélé divers indices confirmant que la situation économique, impérialiste et sociale actuelle provoquait de fortes tensions au sein de la classe dirigeante. Cela pose une question insuffisamment traitée jusqu’à présent : la question des caractéristiques de l’appareil politique de la bourgeoisie dans un pays comme la Chine et la manière dont évoluent les rapports de force en son sein. L’inadéquation de cet appareil politique a été un facteur important dans l’implosion du bloc de l’Est, mais qu’en est-il de la Chine ? Rejetant toute "glasnost" ou "perestroïka", les classes dirigeantes ont introduit avec succès les mécanismes d’économie de marché tout en maintenant sur le plan politique une organisation stalinienne rigide. Dans les rapports précédents, nous avions pointé la faiblesse structurelle de l’appareil politique de la bourgeoisie chinoise comme un des arguments pour établir que la Chine ne pouvait devenir un véritable challenger des États-Unis. Aussi, la plongée de l’économie sous l’impact de la crise mondiale, la multiplication d’explosions sociales et la montée des tensions impérialistes renforcent sans aucun doute les tensions existantes entre fractions de la bourgeoisie chinoise comme en témoignent divers événements surprenants, tels l’éviction de "l’étoile montante" Bo Xilai et la disparition mystérieuse pendant quinze jours du futur président Xi Jinping quelques semaines avant la tenue du congrès.
Différentes lignes de fracture doivent être prises en compte pour saisir les luttes entre factions :
- une première ligne de fracture concerne l’opposition entre régions bénéficiant fortement du développement économique et d’autres quelque peu négligées, donc aussi entre politiques économiques. S’opposeraient ainsi deux grands réseaux marqués par le clientélisme. D’une part une coalition circonstancielle entre le "parti des princes", des enfants de cadres supérieurs du temps de Mao et de Deng, et la clique de Shanghai, des fonctionnaires des provinces côtières. Représentant les groupes dirigeants des provinces côtières plus industrialisées, elle prône la croissance économique à tout prix, même si cela accroît encore le fossé social ; cette faction serait représentée par le nouveau président Xi Jinping et l’expert macro-économique du Bureau politique Wang Qishan. Face à elle, il y a la faction "Tuanpai" autour de la Ligue de la jeunesse "communiste", au sein de laquelle les principales figures de ce réseau ont fait carrière. Comme il s’agit de fonctionnaires ayant fait carrière plutôt dans les provinces plus pauvres de l’intérieur, cette faction prône une politique de développement économique des régions du centre et de l’ouest, ce qui favoriserait une plus grande "stabilité sociale" ; ceux-ci représentent des groupes ayant plus d’expérience dans l’administration et la propagande. Représentée par l'ancien président Hu Jintao, cette faction est présente dans la nouvelle direction à travers Li Keqiang, qui a remplacé Wen Jiabao comme premier ministre. Cet affrontement semble avoir joué un rôle dans le clash autour de Bo Xilai.
- La situation sociale peut également générer des tensions entre factions au sein de l’État. Ainsi, certains groupes, en particulier dans les secteurs industriels et de l’exportation, sans doute aussi dans la production de biens de consommation, peuvent être sensibles aux tensions sociales et être favorables à plus de concessions au niveau politique envers la classe ouvrière. Ils s’opposent alors aux factions "dures", qui prônent la répression pour préserver les privilèges des cliques au pouvoir.
- la politique impérialiste joue également un rôle dans ces confrontations entre cliques. D’une part, des factions poussent à une attitude plus agressive, de confrontation, tels les gouvernements des régions côtières de Hainan, du Guangxi et du Guangdong, en quête de nouvelles ressources pour leurs entreprises, qui poussent au contrôle de zones riches en hydrocarbures et en ressources halieutiques. D’autre part, cette agressivité peut entraîner des contrecoups sur le plan des exportations ou des investissements étrangers, comme le montre le conflit avec le Japon précisément sur la question des îlots. Les poussées de fièvre nationalistes de plus en plus fréquentes en Chine sont sans doute le produit de ces affrontements internes. Quel est par ailleurs l’impact du nationalisme sur la classe ouvrière, quelle est la capacité de la jeune génération prolétarienne à ne pas se faire embobiner, à défendre ses intérêts ? Sur ce plan, le contexte est assez différent de celui de 1989-1991 en URSS.
Ces trois lignes de fracture ne sont bien sûr pas séparées, mais se recouvrent et ont joué dans les tensions qui ont marqué le congrès du PCC et la nomination de la nouvelle direction. Selon les observateurs, celui-ci a été marqué par la victoire des "conservateurs" sur les "progressistes" (les 4 nouveaux membres du Comité permanent du Bureau politique, composé de 7 membres, sont des "conservateurs"). Mais les révélations de plus en plus fréquentes que ces luttes internes apportent sur les mœurs, la corruption, l’accumulation de fortunes gigantesques qui touchent les plus hautes sphères du parti (ainsi, la fortune de la famille de l’ancien premier ministre Wen Jiabao est estimée à 2,7 milliards de dollars à travers un réseau complexe de sociétés, souvent au nom de sa mère, sa femme ou sa fille, et celle du nouveau président Xi Jinping est déjà d'au moins 1 milliard), mettent en évidence non seulement un problème aux proportions effectivement gigantesques mais aussi une instabilité croissante au sein même de la sphère dirigeante que la nouvelle direction conservatrice et vieillissante semble peu à même de prendre à bras le corps.
L’explosion du "chacun pour soi" et du chaos a fait naître une zone d’instabilité et de "non-droit", qui n’a cessé de s’élargir depuis la fin du XXe siècle et qui s’étend à présent sur l’ensemble du Moyen-Orient jusqu’au Pakistan. Elle couvre également la totalité du continent africain qui s’enfonce dans une barbarie terrifiante. Cette "somalisation" s’y manifeste sous plusieurs formes:
Inscrit dans la charte de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1964, le principe de l’intangibilité des frontières semble bien écorné. Dès 1991, l’Érythrée se sépare de l’Éthiopie et, depuis lors, ce processus touche l’ensemble de l’Afrique : depuis les années 1990, l’évaporation du pouvoir central en Somalie a vu la fragmentation du pays, avec l’apparition de semblants d’États, tels le Somaliland et le Puntland. Récemment, il y a eu la sécession du Soudan du Sud par rapport au Soudan et la sanglante rébellion du Darfour, la sécession de l’Azawad envers le Mali et des tendances séparatistes se manifestent en Libye (la Cyrénaïque autour de Benghazi), au Sénégal (la Casamance) et récemment dans la région de Mombasa au Kenya.
Outre la prise d’indépendance de régions de plus en plus nombreuses, on assiste aussi depuis les années 1990 à une multiplication de conflits internes à caractère politico-ethnique ou ethno-religieux : le Libéria, la Sierra Leone, la Côte d’Ivoire tentent de se remettre de guerres civiles politico-ethniques qui ont fait imploser l’État au profit de clans armés. Au Nigéria, il y a la rébellion musulmane dans le nord, "l’Armée de résistance du Seigneur" en Ouganda et les clans Hutus et Tutsis qui s’entre-déchirent dans l’est de la RDC. La diffusion transnationale de tensions et de conflits dans un contexte d’États affaiblis, voire en cours d’effondrement et incapables d’assurer l’ordre national, pousse au repli sur les appartenances religieuse ou ethnique qui vont dominer. En conséquence, la défense de ses intérêts se fera à partir de milices constituées sur ces bases.
Ces fragmentations internes sont souvent attisées et exploitées par des interventions extérieures : ainsi, l’intervention occidentale en Libye a exacerbé l’instabilité interne et provoqué la dissémination d’armes et de groupes armés dans tout le Sahel. La présence accrue de la Chine sur le continent a constitué, par exemple, un appui pour la politique guerrière du Soudan et donc une déstabilisation de toute la région. Enfin, les grandes multinationales et leur État de tutelle instrumentalisent, voire orchestrent les conflits locaux pour s’emparer des richesses minières (dans l'est de la RDC par exemple).
Seul le sud du continent semble échapper à ce scénario. On assiste pourtant là aussi à une dilution des limites territoriales, mais ici cela se fait au profit d’une sorte "d’aspiration" des États faibles de la région (le Mozambique, le Swaziland, le Botswana, mais aussi la Namibie, la Zambie, le Malawi) par l’Afrique du Sud qui les transforme en semi-colonies.
La déstabilisation des États est alimentée par une criminalité transfrontalière, telle que le trafic d’armes, de drogue ou d’êtres humains. En conséquence, les limites territoriales se diluent au profit de zones frontalières, où les régulations s’effectuent "par le bas". Insurrections armées, incapacité des autorités à maintenir l’ordre, trafics transnationaux d’armes et de munitions, caïds locaux, ingérences étrangères, course aux ressources naturelles, etc. Les États déliquescents perdent le contrôle sur des "zones grises" de plus en plus amples, administrées souvent de manière criminelle (parfois aussi, il y a l’effet pervers de l’intervention des organisations humanitaires qui de fait rendent "extra-territoriales" les zones "protégées" ). Quelques exemples :
- toute la zone saharo-sahélienne, du désert de Libye à l’Azawad, la Mauritanie, le Niger ou le Tchad est de fait le terrain d’action de mouvements criminels et de groupes islamistes radicaux ;
- entre le Niger et le Nigéria existe une bande de 30 à 40 km qui échappe à la supervision de Niamey et d’Abuja. Les frontières se sont évaporées ;
- dans l’est de la RDC, le contrôle des frontières avec l’Ouganda, le Rwanda, et la Tanzanie par l’État central est inexistant, favorisant les trafics transnationaux de matières premières et d’armes ;
- à travers des États tels le Burkina Faso, le Ghana, le Bénin ou la Guinée existe une traite de migrants destinés à l’agriculture ou la pêche. Quant à la Guinée-Bissau, elle est devenue dans sa totalité une zone de "non-droit", centre névralgique d’entrée et de redirection de la drogue d’Amérique du Sud ou d’Afghanistan vers l’Europe et les États-Unis.
Avec la déliquescence des États nationaux, des régions entières passent sous le contrôle de groupes et de seigneurs de guerre qui se jouent des frontières. Il n’y a pas qu’en Somalie et au Puntland où des clans et des chefs locaux font régner leur loi par les armes. Dans la région sahélienne, ce rôle est rempli par Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), Ançar Dine, le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao), des groupes nomades touaregs. Dans l’est du Congo, un groupe comme le M23 est une armée privée au service d’un seigneur de guerre qui propose ses services au plus offrant.
De tels groupes sont généralement liés à des trafiquants avec lesquels ils échangent argent et services. Ainsi au Nigeria, dans le delta du Niger, des groupes similaires rançonnent les entreprises et sabotent les installations pétrolières.
L’émergence et l’extension de zones de "non-droit" ne sont certes pas limitées à l’Afrique. Ainsi, la généralisation du crime organisé, de la guerre entre gangs dans divers pays d’Amérique latine, comme le Mexique ou le Venezuela, voire le contrôle de quartiers entiers par des bandes dans les grandes villes occidentales, témoignent de la progression de la décomposition sur toute la planète. Cependant, le niveau de fragmentation et de chaos atteint à l’échelle d’un continent entier donne une idée de la barbarie qu’apporte la décomposition du système capitaliste à l’ensemble de l’humanité.
Dans le rapport pour le 19e congrès du CCI, nous avions souligné l’absence de tout lien mécanique et immédiat entre l’aggravation de la crise économique et le développement des tensions impérialistes. Néanmoins, cela ne signifie pas l'absence d'impact de l’un sur l’autre. C’est particulièrement le cas du rôle des États européens sur la scène impérialiste.
La crise de l’Euro et de l’UE impose à la plupart des États européens des cures d’austérité budgétaire qui s’expriment aussi au niveau des dépenses militaires. Ainsi, contrairement aux États d’Extrême-Orient ou du Moyen-Orient, qui ont vu leurs dépenses d’armement exploser, les budgets des principales puissances européennes sont en baisse sensible.
Le recul des efforts d’armement va de pair avec des ambitions impérialistes moins prononcées des puissances européennes sur la scène internationale (à l’exception peut-être de la France, présente au Mali et tentant une percée diplomatique en Afghanistan en réunissant l’ensemble des factions afghanes sous sa tutelle à Chantilly) : elles manifestent une autonomie moins affirmée et ont même amorcé un certain rapprochement envers les États-Unis, une "rentrée dans le rang" partielle et sans doute conjoncturelle.
Cela va de pair, au sein de l’UE, avec une tension croissante entre une tendance centripète (un besoin de centralisation plus forte pour faire face à l’effondrement économique) et une tendance centrifuge (tendance au chacun pour soi de chaque État).
Les conditions de la naissance de l'UE avaient été un projet pour contenir l'Allemagne après 1989 ; mais ce dont la bourgeoisie a besoin aujourd'hui, c’est d'une centralisation beaucoup plus forte, une union budgétaire et donc beaucoup plus politique, si elle veut faire face à la crise de la manière la plus efficace possible, ce qui correspond aux intérêts allemands. La nécessité d’une centralisation plus poussée renforce donc le contrôle allemand sur l’ensemble des États européens, dans la mesure où cela permet à l’Allemagne de dicter les mesures à prendre et d’intervenir directement dans le fonctionnement d’autres États européens : "Désormais, l’Europe parle allemand", constatait en 2011 le président du groupe CDU/CSU au Bundestag.
D’autre part, la crise et les mesures drastiques imposées poussent vers un éclatement de l’UE et un rejet de la soumission au contrôle d’un pays quelconque, c’est-à-dire poussent vers le chacun pour soi. La Grande-Bretagne refuse radicalement les mesures de centralisation proposées et dans les pays du sud de l’Europe, un nationalisme anti-allemand croît. Les forces centrifuges peuvent aussi impliquer une tendance à la fragmentation d’États, à travers l’autonomisation de régions comme la Catalogne, l’Italie du nord, la Flandre ou l’Écosse.
Ainsi, la pression de la crise, à travers le jeu complexe des forces centripètes comme centrifuges, accentue le processus de désagrégation de l’UE et exacerbe les tensions entre États.
De manière globale, ce rapport accentue les orientations pointées dans le rapport pour le 19e congrès du CCI et souligne l’accélération des tendances identifiées. Plus que jamais apparaît le caractère de plus en plus absolu de l’impasse historique du mode de production capitaliste. Aussi, la période qui s’est ouverte "tendra à imposer de plus en plus nettement la connexion entre :
- la crise économique, révélant l'impasse historique du mode de production capitaliste,
- et la barbarie guerrière, mettant en relief les conséquences fondamentales de cette impasse historique : la destruction de l'humanité.
Ce lien représente dès aujourd’hui pour la classe ouvrière un point de réflexion fondamental sur le futur que le capitalisme réserve à l'humanité et sur la nécessité de trouver une alternative face à ce système à l’agonie".
Dans l’article précédent de cette série, nous avons examiné la manière dont les communistes de gauche, belges et italiens, autour de la revue Bilan dans les années 1930, avaient critiqué les conceptions des conseillistes de conseil hollandais de la phase de transition du capitalisme au communisme. Nous avons examiné principalement les aspects politiques de la période de transition, en particulier les arguments de Bilan qui considérait que les camarades hollandais sous-estimaient les problèmes posés par la révolution prolétarienne et par la recomposition inévitable d’une forme de pouvoir d’État durant la période de transition. Dans cet article, nous allons étudier les critiques portées par Bilan à ce qui constitue l’axe central du livre des communistes hollandais Grundprinzipien Kommunistischer Produktion und Veiteilung (Principes de la production et de la distribution communistes, publiés par le Groep van Internationale Communisten, GIC) : le programme économique de la révolution prolétarienne.
Les critiques de Bilan se concentrent autour de deux aspects principaux :
L’auteur des articles de Bilan, Mitchell, commence par affirmer que la révolution prolétarienne ne peut être immédiatement le point de départ du communisme intégral, mais seulement ouvrir une période de transition, à la forme sociale hybride, encore marquée par les "stigmates" du passé, idéologiquement et dans leurs concrétisations les plus matérielles : la loi de la valeur et donc, également, l’argent et les salaires, bien que sous une forme modifiée. En bref, la force de travail ne cesse pas immédiatement d’être une marchandise parce que les moyens de production sont devenus propriété collective. Elle continue à être mesurée en termes de "valeur", cette qualité étrange qui "tout en trouvant sa source dans l'activité d'une force physique, le travail, n'a elle-même aucune réalité matérielle" [1] [55]. Quant aux difficultés posées par la notion de valeur, Mitchell cite Marx dans sa préface au Capital, où il fait remarquer que, en ce qui concerne la forme-valeur : "Cependant, l’esprit humain a vainement cherché depuis plus de 2 000 ans à en pénétrer le secret" [2] [56] (et il est juste de dire que cette question demeure une source de perplexité et de controverse, même parmi les disciples authentiques de Marx …).
Dans son effort pour en pénétrer le secret, pour découvrir ce qui fait qu’une marchandise "vaut" quelque chose sur le marché, Marx, en accord avec les économistes classiques, reconnait que le cœur de la valeur réside dans l'activité humaine concrète, dans le travail effectué au sein d'un rapport social donné - plus précisément, dans le temps de travail moyen incorporé dans la marchandise. Elle n'est pas un pur résultat de l'offre et de la demande, ni de caprices et de décisions arbitraires, même si ces éléments peuvent causer des fluctuations de prix. Elle est en fait le principe régulateur qui se cache derrière l'anarchie du marché. Mais Marx est allé plus loin que les économistes classiques en montrant comment elle est aussi la base de la forme particulière prise par l'exploitation dans la société bourgeoise et celle du caractère spécifique de la crise et de l'effondrement du capitalisme, à savoir une perte complète de contrôle par l'humanité de sa propre activité productive. Ces révélations ont conduit la majorité des économistes bourgeois à abandonner la théorie de la valeur-travail avant même que le système capitaliste soit entré dans sa période de déclin.
En 1928, l'économiste soviétique Isaak I. Roubine, qui allait bientôt être accusé de déviation du marxisme et éliminé comme beaucoup d'autres communistes, a publié une analyse magistrale de la théorie de la valeur de Marx, parue en français en 1978 sous le titre Essais sur la théorie de la valeur de Marx, publié par les Éditions François Maspero. Dès le début du livre, il insiste sur le fait que la théorie de la valeur de Marx est inséparable de sa critique du fétichisme de la marchandise et de la "réification" des rapports humains dans la société bourgeoise - la transformation d'un rapport entre les personnes en un rapport entre les choses : "La valeur est une relation de production entre des producteurs marchands autonomes ; elle prend la forme d’une propriété des choses et elle est en relation avec la répartition du travail social. Ou, si l’on considère le même phénomène d’un autre point de vue, la valeur est la propriété que possède le produit du travail de chaque producteur de marchandises et qui le rend échangeable contre les produits du travail de n’importe quel autre producteur de marchandises, dans un rapport déterminé qui correspond à un niveau donné de la productivité du travail dans les différentes branches de la production. Il s’agit d’un rapport humain qui prend la forme d’une propriété des choses et qui est en relation avec le procès de répartition du travail dans la production. En d’autres termes, il s’agit de rapports de production réifiés entre les hommes. La réification du travail dans la valeur est la conclusion la plus importante de la théorie du fétichisme ; elle explique le caractère inévitable de la "réification" des rapports de production entre les hommes dans une économie marchande." [3] [57]
La gauche hollandaise était certainement consciente du fait que la question de la valeur et de son élimination était la clé de la transition vers le communisme. Son livre constituait une tentative pour élaborer une méthode permettant de guider la classe ouvrière dans le passage d'une société où les produits dominent les producteurs, à une autre société où les producteurs ont la maitrise directe de l'intégralité de la production et de la consommation. Sa démarche était de chercher comment remplacer les relations "réifiées", caractéristiques de la société capitaliste, par la simple transparence des rapports sociaux que Marx évoque dans le premier chapitre du Capital lorsqu'il décrit la future société des producteurs associés.
Comment les camarades hollandais envisageaient-ils d'y parvenir ? Comme nous l'écrivions dans la première partie de cet article (Revue internationale n° 151): "Pour les Grundprinzipien, la nationalisation ou la collectivisation des moyens de production peuvent parfaitement coexister avec le travail salarié et l’aliénation des ouvriers par rapport à ce qu’ils produisent. Ce qui est la clef, cependant, c’est que les travailleurs eux-mêmes, à travers leurs organisations enracinées sur les lieux de travail, disposent non seulement des moyens matériels de production mais de tout le produit social. Pour être sûrs, cependant, que le produit social reste aux mains des producteurs, du début à la fin du processus du travail (décisions sur quoi produire, en quelles quantités, distribution du produit y compris la rémunération du producteur individuel), il faut une loi économique générale qui puisse être sujette à des décomptes rigoureux : le calcul du produit social sur la base de la "valeur" du temps de travail moyen socialement nécessaire".
Pour Mitchell, comme nous l'avons vu, la loi de la valeur persiste inévitablement au cours de la période de transition. C'est évidemment le cas lors de la phase de guerre civile, où le bastion prolétarien "ne peut pas s'abstraire de l'économie mondiale continuant à évoluer sur une base capitaliste" (Bilan 34). Mais il fait aussi valoir que, même dans "l'économie prolétarienne" (et après la victoire sur la bourgeoisie dans la guerre civile), ce ne sont pas tous les secteurs de l'économie qui peuvent être immédiatement socialisés (il avait en tête l'exemple de l'énorme secteur paysan en Russie et dans toute la périphérie du système capitaliste). Il y aura donc échange entre le secteur socialisé et ces vestiges considérables de la production à petite échelle, et cela imposera, avec plus ou moins de force, les lois du marché au secteur contrôlé directement par le prolétariat. La loi de la valeur, au lieu d'être abolie par décret, doit plutôt passer par une sorte de retour historique : "si la loi de la valeur, au lieu de se développer comme elle le fît en allant de la production marchande simple à la production capitaliste, suivait le processus inverse de régression et d’extinction qui va de l’économie "mixte" au communisme intégral". (Bilan 34)
Mitchell estime que les camarades hollandais se trompent en pensant qu'il est possible d'abolir la loi de la valeur simplement par le calcul du temps de travail. D'abord, leur idée de formuler une sorte de loi mathématique comptable, qui permettra d'en finir avec la forme-valeur, se heurtera à des difficultés considérables. Pour mesurer précisément la valeur du travail, il faut établir le temps de travail "social moyen" incorporé dans les marchandises. Mais l'unité de cette moyenne sociale ne peut qu'être du travail non qualifié ou simple, c’est-à-dire du travail réduit à son expression la plus élémentaire : le travail qualifié ou composé doit être réduit à sa forme la plus simple. Et selon Mitchell, Marx lui-même a admis qu'il n'avait pas réussi à résoudre ce problème. En somme, "le phénomène de réduction du travail composé en travail simple (qui est la réelle unité de mesure) reste inexpliqué et […] par conséquent l’élaboration d’un mode de calcul scientifique du temps de travail, nécessairement fonction de cette réduction, est impossible ; probablement même que les conditions d’éclosion d’une telle loi ne s’avéreront réunies que lorsqu’elle deviendra inutile ; c’est-à-dire lorsque la production pourra faire face à tous les besoins et que, par conséquent, la société n’aura plus à s’embarrasser de calculs de travail, l’administration des choses n’exigeant plus qu’un simple enregistrement de matière. Il se passera alors dans le domaine économique un processus parallèle et analogue à celui qui se déroulera dans la vie politique où la démocratie sera superflue au moment où elle se trouvera pleinement réalisée." (Bilan 34)
Peut-être plus importante est la critique de Mitchell selon laquelle, tant à travers les moyens qu'elle propose pour avancer vers les objectifs plus élevés, qu'à travers sa définition des stades plus avancés de la nouvelle société, la vision du communisme qui se dégage des Grundprinzipien renferme en fait une forme déguisée de la loi de la valeur, du fait qu'elle s'appuie sur son essence, à savoir la mesure du travail par le temps de travail social moyen.
Pour étayer cet argument, Mitchell met en garde contre le danger que le "réseau non centralisé" d'entreprises envisagé dans les Grundprinzipien fonctionne en réalité comme une société de production marchande (ce qui n'est pas très différent de la vision anarcho-syndicaliste que les camarades hollandais critiquent à juste titre dans leur livre) : "[Les camarades hollandais] conviennent cependant justement que "la suppression du marché doit être interprétée dans le sens qu’apparemment le marché survit dans le communisme, tandis que le contenu social sur la circulation est entièrement modifié : la circulation des produits sur la base du temps de travail est l’expression du nouveau rapport social" (p. 110). Mais, précisément, si le marché survit (bien que le fond et la forme des échanges soient modifiés), il ne peut fonctionner que sur la base de la valeur. Cela, les internationalistes hollandais ne l’aperçoivent pas, "subjugués" qu’ils sont par leur formulation de "temps de travail" qui, en substance, n’est cependant pas autre chose que la valeur elle-même. D’ailleurs pour eux, il n’est pas exclu que dans le "communisme", on parlera encore de "valeur" ; mais ils s’abstiennent de dégager la signification, du point de vue du mécanisme des rapports sociaux, qui résulte du maintien du temps de travail et ils s’en tirent en concluant que, puisque le contenu de la valeur sera modifié, il faudra substituer à l’expression "valeur", celle de "temps de production", et qui évidemment ne modifiera en rien la réalité économique ; tout comme ils diront qu’il n’y a plus échange des produits, mais passage des produits (pp. 53 et 54). Également : "au lieu de la fonction de l’argent, nous aurons l’enregistrement du mouvement des produits, la comptabilité sociale, sur la base de l’heure de travail social moyenne." (p. 55)" (Bilan 34)
La critique que fait Mitchell à la défense, par la gauche hollandaise, de l'égalité des rémunérations à travers le système de bons de temps de travail est reliée à une critique plus générale que nous avons examinée dans la première partie de cet article : celle d'une vision abstraite où tout fonctionne en douceur dès le lendemain de l'insurrection. Mitchell reconnaît que les camarades hollandais ainsi que Hennaut partagent la distinction que fait Marx (développée dans la Critique du programme de Gotha) entre les étapes inférieure et supérieure du communisme, et partagent également l'idée que, dans la première étape, il y a encore une persistance du "droit bourgeois". Mais pour Mitchell, les camarades hollandais ont une interprétation unilatérale de ce que Marx disait dans ce document : "Mais outre cela, les internationalistes hollandais faussent la signification des paroles de Marx quant à la répartition des produits. Dans l'affirmation que l'ouvrier émarge au prorata de la quantité de travail qu'il a donnée, ils ne découvrent qu'un aspect de la double inégalité que nous avons soulignée et c'est celui qui résulte de la situation sociale de l'ouvrier (page 81) ; mais ils ne s'arrêtent pas à l'autre aspect qui exprime le fait que les travailleurs, dans un même temps de travail, fournissent des quantités différentes de travail simple (travail simple qui est la commune mesure s'exerçant par le jeu de la valeur) donnant donc lieu à une répartition inégale. Ils préfèrent s'en tenir à leur revendication : suppression des inégalités des salaires, qui reste suspendue dans le vide parce qu'à la suppression du salariat capitaliste ne correspond pas immédiatement la disparition des différenciations dans la rétribution du travail" (Bilan 35, republié dans la Revue internationale n° 131)
En d'autres termes, bien que les camarades hollandais soient en continuité avec Marx qui voyait que les situations différentes dans lesquelles se trouvent les travailleurs individuels signifient une persistance de l'inégalité ("Mais un individu l'emporte physiquement ou moralement sur un autre, il fournit donc dans le même temps plus de travail ou peut travailler plus de temps (…) D'autre part : un ouvrier est marié, l'autre non ; l'un a plus d'enfants que l'autre, etc., etc.", comme le dit Marx dans la Critique du programme de Gotha [4] [58]), ils ignorent le problème plus profond du calcul du travail simple, ce qui veut dire que la rémunération des travailleurs sur la seule base des heures de travail signifie que des travailleurs dans la même situation sociale, mais travaillant avec des moyens de production différents ne seront pas rétribués de la même manière.
Mitchell critique Hennaut pour des motifs similaires : "Le camarade Hennaut apporte une solution semblable au problème de la répartition dans la période de transition, solution qu'il tire également d'une interprétation erronée parce qu'incomplète des critiques de Marx du programme de Gotha. Dans Bilan, page 747, il dit ceci :"l'inégalité que laisse subsister la première phase du socialisme résulte non pas de la rémunération inégale qui serait appliquée à diverses sortes de travail : le travail simple du manœuvre ou le travail composé de l'ingénieur avec, entre ces deux extrêmes, tous les échelons intermédiaires. Non, tous les genres de travail se valent, seules "sa durée" et "son intensité" devant être mesurées ; mais l'inégalité provient de ce qu'on applique à des hommes ayant des capacités et des besoins différents, des tâches et des ressources uniformes". Et Hennaut renverse la pensée de Marx lorsqu'il lui fait découvrir l'inégalité dans le fait que "la part au profit social restait égale - à prestation égale, bien entendu - pour chaque individu, alors que leurs besoins et l'effort déployé pour atteindre à une même prestation étaient différents" tandis que, comme nous l'avons indiqué, Marx voit l'inégalité dans le fait que les individus reçoivent des parts inégales, parce qu'ils fournissent des quantités inégales de travail et que c'est en cela que réside l'application du droit égal bourgeois." (Bilan )
En même temps, la base de ce rejet de l'égalitarisme "absolu" dans les premières phases de la révolution est une critique profonde de la notion même d'égalité : "le fait que dans l'économie prolétarienne le mobile fondamental n'est plus la production sans cesse élargie de plus-value et de capital, mais la production illimitée de valeurs d'usage, ne signifie pas que les conditions sont mûres pour un nivellement des "salaires" se traduisant par une égalité dans la consommation. D'ailleurs, pas plus une telle égalité ne se place au début de la période transitoire, qu'elle ne se réalise dans la phase communiste avec la formule inverse "à chacun selon ses besoins". En réalité l'égalité formelle ne peut exister à aucun moment, tandis que le communisme enregistre finalement l'égalité réelle dans l'inégalité naturelle." (Ibid)
L'adhésion de Marx au communisme a commencé par un rejet du communisme de "caserne" ou vulgaire qui s'était développé dans les premiers temps du mouvement ouvrier et, contre ce genre de "collectivisme au rabais", réalisé dans une certaine mesure par le capitalisme d'État stalinien, il oppose une association des individus libres où sera cultivée en positif "l'inégalité" naturelle ou la diversité.
L'autre cible de la critique de Mitchell est la vision du GIC selon laquelle rémunérer le travail sur la base du temps de travail - le fameux système de bons de temps de travail - aurait déjà permis de surmonter l'essentiel du salariat. Mitchell ne semble pas être en désaccord avec le plaidoyer de Marx en faveur de ce système dans la Critique du programme de Gotha, car il le cite sans critique dans son article. Il est également d'accord avec Marx en ceci que, dans ce mode de distribution, l'argent a perdu son caractère de ""richesse abstraite" (…) capable de s'approprier n'importe quelle richesse" (Bilan 34). Mais contrairement au GIC, Mitchell souligne la continuité de ce mode de distribution avec le salariat plutôt que sa discontinuité, car il met particulièrement l'accent sur le passage de la Critique du Programme de Gotha où Marx dit franchement que "C'est manifestement ici le même principe que celui qui règle l'échange des marchandises pour autant qu'il est échange de valeurs égales. Le fond et la forme diffèrent parce que, les conditions étant différentes, nul ne peut rien fournir d'autre que son travail et que, par ailleurs, rien ne peut entrer dans la propriété de l'individu que des objets de consommation individuelle. Mais pour ce qui est du partage de ces objets entre producteurs pris individuellement, le principe directeur est le même que pour l'échange de marchandises équivalentes : une même quantité de travail sous une forme s'échange contre une même quantité de travail sous une autre forme."
En ce sens, il semble que Mitchell estime que les bons de temps de travail sont une sorte de salaire, qu'il ne les considère pas comme un système de qualité supérieure dans les premières étapes de la révolution : le système d'égalité de rationnement dans la révolution russe n'était pas "une méthode économique capable d'assurer le développement systématique de l'économie, mais du régime d'un peuple assiégé qui bandait toutes ses énergies vers la guerre civile". (Bilan 35).
Pour Mitchell, la clé de l'abolition réelle de la valeur ne résidait pas vraiment dans le choix des formes particulières dans lesquelles le travail serait rétribué dans la période de transition, mais dans la capacité à surmonter les horizons étroits du droit bourgeois en créant une situation où, selon les termes de Marx, "toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance" [5] [59]. Seule une telle société pourrait "écrire sur ses drapeaux : "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !" [6] [60]". (Bilan 35)
Les camarades du GIC n'ont pas répondu aux critiques de Mitchell et le communisme de conseils, en tant que courant organisé, a plus ou moins disparu. Mais le camarade américain David Adam, qui a beaucoup écrit au sujet de Marx, Lénine et la période de transition [7] [61], s'identifie dans une certaine mesure avec la tradition représentée par le GIC et Mattick en Amérique. Dans une correspondance avec l'auteur de cet article, il a fait ces commentaires à propos de Mitchell et Bilan : "En ce qui concerne la lecture par Bilan de la Critique du programme de Gotha par Marx, je pense que c'est confus. Bilan identifie clairement la première phase du communisme avec celle de la transition vers le communisme où s'exerce la loi de la valeur, et semble identifier l'existence d'un "droit bourgeois" avec la loi de la valeur. Je pense que cela crée des problèmes, et non des moindres, concernant l'interprétation des Grundprinzipien. Bilan identifie avec la loi de la valeur le genre de comptabilité défendu par la Gauche hollandaise, alors que les Grundprinzipien sont clairs sur le fait qu'ils parlent d'une société socialiste émergeant après la période de la dictature du prolétariat, ce qui est en accord avec Marx. Mitchell semble également penser que la Gauche hollandaise parle d'une phase de transition dans laquelle le marché existe encore, et ce n'est pas le cas. Donc je pense que cela diminue la valeur de la critique faite aux Grundprinzipien, parce que je ne pense pas que celle-ci ait compris Marx. Et cela pourrait signifier que Bilan ne voit pas la nécessité d'une transformation des relations économiques dès le début du processus révolutionnaire, comme si la loi de la valeur ne pouvait tout simplement pas passer par "des changements profonds de nature" et finalement disparaître. Toute l'idée de sa disparition est liée à l'émergence d'un contrôle social efficace sur la production, qui est la première étape à laquelle le communisme s'attache. Mais Bilan semble dire qu'une fois que ces mécanismes de planification auront été élaborés, ils ne seront plus nécessaires. Je ne pense pas que ce soit vrai".
Ici, il y a plusieurs éléments différents :
1. Les camarades hollandais ont-ils toujours été clairs quant à la distinction entre les étapes inférieure et supérieure du communisme ? Nous avons vu que Mitchell accepte, comme eux, de faire cette distinction. Dans l'article précédent, nous avons aussi cité un passage des Grundprinzipien qui reconnaît clairement que la mesure du travail individuel devient moins importante au moment où on arrive au communisme intégral. Mais nous avons vu aussi que les Grundprinzipien contiennent un certain nombre d'ambiguïtés. Comme nous l'avons noté dans la première partie de cet article, ils semblent parler bien trop rapidement d'une société fonctionnant comme une association de producteurs libres et égaux, sans dire toujours clairement s'ils parlent d'un avant-poste prolétarien particulier ou d'une situation où la bourgeoisie a été renversée mondialement.
2. Peut-être la question ici est-elle de savoir si Marx lui-même envisageait l'étape inférieure du communisme comme commençant après ou pendant la dictature du prolétariat. Cela exigerait une discussion beaucoup plus longue. Il est certain que la période de transition, au sens plein du terme, ne peut débuter durant une phase dominée par la guerre civile et la lutte contre la bourgeoisie. Mais à notre avis, même après cette victoire "initiale" politique et militaire sur l'ancienne classe dirigeante, le prolétariat ne peut commencer la transformation communiste positive de la société sur la base de sa domination politique, parce qu'il ne sera pas la seule classe de la société. Nous reviendrons sur ce problème dans un futur article.
3. Est-ce que la mesure de la production et de la distribution en termes de temps de travail est nécessairement une forme de valeur , comme cela ressort de Mitchell lorsqu'il critique les internationalistes hollandais pour être "subjugués" (…) par leur formulation de "temps de travail" qui, en substance, n'est cependant pas autre chose que la valeur elle-même" (Bilan 34). Comme toujours avec la question de la valeur, cela soulève des questions complexes. Peut-il y avoir une valeur sans valeur d'échange ?
Il est vrai que Marx avait été obligé, dans Le Capital, de faire une distinction théorique entre la valeur et la valeur d'échange, "Le quelque chose de commun qui se montre dans le rapport d'échange ou dans la valeur d'échange des marchandises est par conséquent leur valeur ; et une valeur d'usage, ou un article quelconque, n'a une valeur qu'autant que du travail humain est matérialisé en lui." [8] [62]
Cependant, comme le souligne Roubine, il n'en demeure pas moins que : "la "forme valeur" est la forme la plus générale de l'économie marchande ; elle caractérise la forme sociale acquise par le processus de production à un niveau donné du développement historique. Puisque l'économie politique analyse une forme de production sociale historiquement transitoire, la production marchande capitaliste, la "forme valeur" est l'une des pierres angulaires de la théorie de la valeur de Marx. Comme cela apparaît dans le passage cité ci-dessus, la forme valeur est étroitement liée à la "forme marchandise", c'est-à-dire à la caractéristique fondamentale de l'économie contemporaine, à savoir le fait que les produits du travail sont produits par des producteurs privés et autonomes. C'est seulement par l'intermédiaire de l'échange des marchandises que s'établit la connexion entre les travaux des producteurs." [9] [72]
Les deux aspects, la valeur et la valeur d'échange, n'ont une application générale que dans le contexte des rapports sociaux de la société marchande capitaliste. Une société qui ne fonctionne plus sur la base d'échanges entre unités économiques indépendantes n'est plus régie par la loi de la valeur, si bien que la question qui se pose est de savoir jusqu'à quel point la Gauche hollandaise envisageait la survie des relations d'échange dans la phase inférieure du communisme. Et comme nous l'avons mentionné, il existe aussi des ambiguïtés dans les Grunprinzipien à ce sujet. Précédemment dans cet article, nous avons cité l'argument de Mitchell selon lequel le réseau d'entreprises envisagé par le GIC semble conserver des rapports marchands de ce type. D'autre part, d'autres passages vont dans le sens contraire et il y a de bonnes raisons de penser qu'ils expriment plus fidèlement la pensée du GIC. Par exemple, au chapitre 2, dans la section intitulée "communisme libertaire", le GIC développe une critique de l'anarchiste français Faure, qui indique clairement que le GIC est en faveur de forger l'économie en une seule unité : "On ne peut reprocher au système de Faure de réunir toute la vie économique en une seule unité organique. Cette fusion est l’aboutissement d’un processus que les producteurs-consommateurs doivent effectuer eux-mêmes. Mais pour cela, il faut que soient jetées les bases qui leur en donnent la possibilité." [10] [73]
Il faut ajouter que l'argument de Mitchell selon lequel toute forme de mesure du temps de travail est essentiellement une expression de la valeur n'est pas validé par la démarche de Marx dans ses descriptions de la société communiste. Dans les Grundrisse, par exemple, Marx affirme que "Sur la base de la production communautaire, la première loi économique demeure donc l'économie de temps, ainsi que la distribution rationnelle du temps de travail entre les différentes branches de la production. Cette loi y gagne encore en importance. Mais tout cela diffère fondamentalement de la mesure des valeurs d'échange (des travaux et des produits du travail) par le temps de travail. Les travaux des individus participant à la même branche d'activité et les multiples types de travail ne diffèrent pas seulement en quantité, mais aussi en qualité. Or, qu'implique simplement la différence quantitative des choses, si ce n'est la qualité elle-même ? Si l'on mesure quantitativement des travaux, c'est qu'ils sont semblables et que leur qualité est la même." [11] [74]
La vraie faiblesse du GIC se trouve, dirions-nous, moins dans ses concessions occasionnelles à l'idée de marché, mais dans sa foi démesurée dans le système comptable. Comme le dit le GIC dans la phrase qui suit le passage cité ci-dessus : "Pour atteindre ce but, ils doivent tenir une comptabilité exacte du nombre d’heures de travail qu’ils ont effectuées, sous toutes les formes, de façon à pouvoir déterminer le nombre d’heures de travail que contient chaque produit. Aucune "administration centrale" n’a plus alors à répartir le produit social ; ce sont les producteurs eux-mêmes, qui, à l’aide de leur comptabilité en termes de temps de travail, décident de cette répartition." [12] [75] Nul doute que le calcul du montant exact du temps de travail effectué par les producteurs est extrêmement important, mais le GIC semble totalement sous-estimer à quel point le maintien du contrôle sur la vie économique et politique au cours de la période de transition est une lutte pour le développement de la conscience de classe, pour la construction consciente de nouveaux rapports sociaux, une lutte qui va beaucoup plus loin que l'élaboration d'un système comptable.
4. Bilan sous-estime-t-il la nécessité d'un changement radical, social et économique, dès le début ? C'est peut-être une critique plus importante. Par exemple, dans la critique par Mitchell de la rémunération égalitaire, celui-ci soutient qu'un tel système nuirait à la productivité du travail et que, pour arriver au communisme, un développement prodigieux des forces productives est nécessaire. Il est certain que la réalisation du communisme repose sur une transformation et un développement profonds des forces productives. Mais la question clé ici est la suivante : sur quelle base ce développement aura-t-il lieu ? Nous savons que le dernier chapitre de l'étude de Mitchell contient un clair rejet du "productivisme", du sacrifice de la consommation des travailleurs au profit du développement de l'industrie et que, tout au long de son existence, ce fut un aspect fondamental de la critique portée par Bilan à la soi-disant "réalisation du socialisme" en URSS. Néanmoins, comme Mitchell insiste tellement sur le fait que le salariat, au moins pour l'essentiel, ne peut pas disparaître jusqu'à un stade beaucoup plus avancé de la transformation révolutionnaire, le doute demeure de savoir si Mitchell ne préconise pas une version plus "ouvrière" de "l'accumulation socialiste".
Dans le dernier numéro de Bilan (n° 46, Décembre-Janvier 1938), un lecteur, répondant à la série d'articles "Problèmes de la période de transition", va jusqu'à rejeter les camarades de Bilan comme un nouveau type de réformistes pour lesquels la révolution ne fera que remplacer un ensemble de maîtres par un autre (voir ci-après, dans "Écho à l'étude de la période de transition", le contenu de cette lettre et la réponse de Mitchell).
Nous pensons évidemment que cette accusation manque à la fois d'esprit de camaraderie et de fondement, mais deux faiblesses principales de l'arsenal théorique de Bilan lui donnent un semblant de réalité : sa difficulté à voir la nature capitaliste de l'URSS, même dans les années 1930, et son incapacité à rompre avec la notion de dictature du parti. Malgré toutes leurs critiques du régime stalinien et leur reconnaissance du fait qu'une forme d'exploitation existait en URSS, les camarades de Bilan restaient toujours attachés à l'idée que la nature collectivisée de l'économie "soviétique" lui conférait un caractère prolétarien, même dégénéré. Cela semble trahir une sorte de difficulté à tirer les conséquences de ce qui était déjà fondamentalement compris par la gauche italienne, à savoir qu'une économie fondée sur salariat ne peut qu'être capitaliste, que la propriété des moyens de production soit "individuelle" ou "collective". Et une conséquence de cette difficulté serait une réticence à voir la lutte contre le salariat comme étant une partie intégrante de la révolution sociale. Et c'est justement un autre aspect de la lutte pour laquelle David Adam appelle au "contrôle social effectif de la production" par les travailleurs eux-mêmes.
En même temps, l'idée que le rôle du parti est d'exercer la dictature du prolétariat (bien qu'en évitant en quelque sorte une imbrication avec l'État [13] [76]) va à l'encontre de la nécessité que la classe ouvrière impose son contrôle à la fois sur la production et sur l'appareil du pouvoir politique. Il est certain que les travailleurs devront beaucoup apprendre pour prendre en charge la production, pas seulement dans le cadre de l'entreprise individuelle, mais dans la société tout entière. La même chose s'applique à la question du pouvoir politique, qui n'est en tous cas pas une sphère séparée du problème de la réorganisation de la vie économique. Il est également vrai que Bilan a toujours compris que les travailleurs devraient apprendre de leurs propres erreurs et qu'ils ne pourraient pas marcher vers le socialisme sous la contrainte. Néanmoins, l'idée de la dictature du parti conserve l'idée plutôt substitutionniste que les travailleurs ne seront en mesure de prendre le plein contrôle de leur destin qu'à un certain moment dans l'avenir, et que jusque-là, une minorité de la classe doit se maintenir au pouvoir "en leur nom".
Précisément, parce que la gauche italienne était un courant prolétarien et non une variante du réformisme, ces faiblesses pouvaient être traitées le moment venu et surmontées, comme elles l'ont été en particulier par la Fraction française et par des éléments au sein du parti formé en Italie en 1943. À notre avis, c'est la Fraction française, plus tard la Gauche Communiste de France, qui a poussé le plus loin ces clarifications et ce n'est pas un hasard si elle a pu, dans les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, s'engager dans un débat fructueux avec la tradition et les organisations de la gauche communiste hollandaise. Nous y reviendrons dans le prochain article de cette série.
Nous ne prétendons pas avoir résolu toutes les questions soulevées par le débat entre les gauches italienne et hollandaise sur la période de transition. Ces questions - telles que la façon dont la loi de la valeur sera éliminée, comment le travail sera rémunéré, comment les travailleurs garderont le contrôle sur la production et la distribution - restent à clarifier, voire ne peuvent être ni ne seront définitivement résolues qu'au cours de la révolution elle-même. Mais nous pensons que les contributions et les discussions développées par ces révolutionnaires dans une période sombre de défaite de la classe ouvrière restent un point de départ théorique indispensable pour les débats qui seront un jour peut-être utilisés pour guider la transformation pratique de la société.
CD Ward
[1] [63] Bilan 34, republié dans la Revue internationale n° 130.
[2] [64] Préface de la première édition du Capital. Éditions La Pléiade. Œuvres Économie. I. p. 147.
[3] [65] Roubine. Essais sur la théorie de la valeur de Marx, Éditions Maspéro. Chapitre 8, p 111.
[4] [66] Critique du programme de Gotha. Troisièmement, La conséquence : "Et comme le travail productif n'est possible …". https://www.marxists.org/francais/marx/works/1875/05/18750500a.htm [77].
[5] [67] Critique du Programme de Gotha. Idem.
[6] [68] Idem
[7] [69] Par exemple : https://libcom.org/article/karl-marx-and-state [78]; https://www.libcom.org/library/lenin-liberal-reply-chris-cutrone [79].
[8] [70] Marx Le Capital ; Éditions La Pléiade Économie I. Livre Premier ; Marchandise et Monnaie ; La marchandise. p. 565.
[9] [80] Isaak I. Roubine. Essais sur la théorie de la valeur de Marx. Éditions François Maspero. Chapitre 12, p. 160.
[10] [81] Fondements de la production et de la distribution communiste, traduction en français des Grunprinzipien publiée sur le site mondialisme.org [82] ; Chapitre 2 ; Le communisme libertaire.
[11] [83] Marx. Grundrisse. Éditions 10 18. Chapitre de l'argent. Temps de travail et production communautaire, p 181. L'hypothèse de Mitchell selon laquelle la mesure du temps de travail est toujours égale à une valeur est mentionnée dans les critiques aux Grundprinzipien dans notre livre en anglais sur la Gauche germano hollandaise. Le dernier paragraphe de cet article s'exprime en ces termes: "La faiblesse ultime des Grundprinzipien réside dans la question même de la comptabilité du temps de travail, même dans une société communiste avancée qui a dépassé la pénurie. Economiquement, ce système pourrait réintroduire la loi de la valeur, en attribuant au temps de travail nécessaire à la production une valeur comptable plutôt que sociale. Ici, le GIC va à l'encontre Marx, pour qui la mesure standard dans la société communiste n'est plus le temps de travail, mais le temps libre, le temps de loisirs". Ce dernier point est sans aucun doute tiré du passage des Grundrisse où Marx écrit: "La richesse véritable signifie, en effet, le développement de la force productive de tous les individus. Dès lors, ce n'est plus le temps de travail mais le temps disponible qui mesure la richesse" (Grundrisse. Édition 10 18 ; 3. Chapitre du capital ; Chapitre troisième. p. 348). Mais, pour Marx, cela ne signifiait pas que la société cesserait de mesurer le temps qui lui est nécessaire pour subvenir à ses nécessités et pour satisfaire les capacités créatrices de chaque individu. Cela est clairement exprimé dans les Théories sur la plus-value où Marx écrit : "le temps de travail, même après suppression de la valeur d'échange, demeure toujours la substance créatrice de la richesse et la mesure des coûts que la production requiert. Mais le temps libre, le temps disponible, est la richesse même, d'une part pour jouir des produits, d'autre part pour l'activité libre, activité qui n'est pas déterminée, comme le travail, par la contrainte d'une finalité extérieure qu'il faut satisfaire, dont la satisfaction est une nécessité naturelle ou un devoir social, comme on voudra." (Livre IV du Capital. Tome 3. Chapitre 21. Opposition aux économistes. Le temps libre considéré comme la véritable richesse. Éditions sociales. P. 301).
[12] [84] Fondements de la production et de la distribution communiste. Ibid
[13] [85] Les contradictions de Bilan sur "la dictature du parti" sont examinées de façon plus développée dans l'article de la série "Le communisme n’est pas un bel idéal, mais une nécessité matérielle", intitulé "Les années 1930: le débat sur la période de transition" et publié dans le n° 127 de la Revue internationale.
Nous avons reçu d'un lecteur de Clichy une lettre critique que nous publions intégralement, en la faisant suivre d'un bref commentaire de notre collaborateur. Notre impatient correspondant voudra bien nous excuser de n'avoir pu faire paraître sa lettre dans notre numéro précédent puisqu'elle nous est parvenue précisément au moment où ce numéro sortait de presse.
À propos de la période de transition
Après la publication dans Bilan du résumé du livre des communistes de gauche hollandais sur "Les fondements de la production et de la distribution communistes" par Hennaut, d'aucuns pouvaient penser que les réformistes de droite ou de gauche étaient définitivement désarmés et qu'ils n'oseraient plus broncher. C'était mal les connaître. En effet, dans le numéro qui publiait la fin du résumé, leurs critiques se firent entendre : les camarades hollandais ainsi que Hennaut ne résonnaient pas en marxistes. Ensuite, nous eûmes l'étude marxiste de Mitchell sur les "Problèmes de la période de transition". Cette étude avait, bien entendu, pour but de démontrer l'utopie antimarxiste de ceux qui croient que la révolution prolétarienne libérera réellement les travailleurs de l'exploitation sous toutes ses formes. Aussi ne faut-il pas s'étonner que Mitchell se soit évertué tout au long de son article à prouver avec forces citations que cette révolution ne servira qu'à faire changer de maître aux prolétaires qui la feront – tout comme dans les révolutions passées. Nous reconnaissons le point de vue traditionnel des réformistes de tout poil. D'ailleurs Mitchell a pris soin de nous avertir dans son "exposé introductif" que son travail traiterait les points suivants : "a) des conditions historiques où surgit la révolution prolétarienne ; b) de la nécessité de l'État transitoire ; c) des catégories économiques et sociales qui, nécessairement, survivent dans la phase transitoire ; d) enfin de quelques données quant à une gestion prolétarienne de l'État transitoire".
Une fois ces points énoncés, il était facile d'imaginer ce que serait l'article. En effet, Mitchell ne se gêne nullement pour affirmer, a priori, la survivance après la révolution "des catégories économiques et sociales qui, nécessairement (!) survivent dans la phase transitoire". Cette affirmation, à elle seule, suffisait grandement à tout esprit averti pour concevoir ce qui suivrait. Ce qui étonne le plus dans l'article de Mitchell, c'est l'abondance des citations qu'un marxiste révolutionnaire peut à tout instant retourner contre ce qu'il tente de prouver et de justifier. Il n'y a pas besoin de cinquante pages de Bilan pour réduite à néant l'argumentation savante du réformiste Mitchell. Tous ceux qui ont lu Marx et Engels savent que, pour ces derniers, la fameuse période de transition marque la fin de la société capitaliste et la naissance d'une société entièrement nouvelle dans laquelle l'exploitation de l'homme par l'homme aura cessé d'exister ; c'est-à-dire où les classes auront disparu et où l'État en tant que tel n'aura plus de raison d'être. Or, dans la société de transition telle que l'entendent Mitchell et tous les réformistes avérés ou non, l'exploitation du prolétariat subsiste et ce, de la même façon qu'en régime capitaliste : par le moyen du salariat. Il y aura dans cette société une échelle des salaires …. Tout comme actuellement ! Ce qui permet de socialiser (?) d'abord les branches les plus avancées de la production, puis, on ne sait pas quand ni comment, toute la production industrielle et agricole. Autrement dit, pendant la phase transitoire, une partie des travailleurs continueront à être exploités par des particuliers, les autres étant désormais exploités par l'État-Patron. Partant de ce point de vue, la phase supérieure du communisme correspondrait à l'étatisation intégrale de la production, au capitalisme d'État tel que nous le voyons fonctionner en Russie ! Le plus révoltant c'est qu'on ose s'appuyer sur Marx et Engels pour défendre un tel point de vue. On sait que Staline osa également, dans son discours du 23 juin 1931, s'appuyer sur Marx pour justifier l'incroyable inégalité des salaires qui règne en URSS et, tout comme Mitchell, en invoquant la qualité du travail fourni. Or Marx s'est expliqué clairement à ce sujet dans sa Critique du programme de Gotha. Est-il besoin de rappeler que, pour Marx, l'inégalité qui subsiste dans la première phase du communisme ne proviendra nullement, comme le pensent les Mitchell, de l'inégalité dans la rétribution du travail, mais simplement du fait que les ouvriers ne vivent pas tous de la même façon : "un ouvrier est marié, dit Marx, l'autre non ; l'un a plus d'enfants que l'autre, etc., etc. À égalité de travail et par conséquent à égalité de participation au fonds social de consommation, l'un reçoit effectivement plus que l'autre, etc… Pour éviter toutes ces difficultés, le droit devrait être non pas égal, mais inégal." Ceci est trop clair pour qu'il soit nécessaire d'insister.
On sait que, d'après Marx, "le salariat est la condition d'existence du capital", c'est-à-dire que si l'on veut tuer le capital, il faut abolir le salariat. Mais les réformistes ne l'entendent pas ainsi : la révolution consiste pour eux à faire passer progressivement tout le capital entre les mains de l'État afin que celui-ci devienne le seul maître. Ce qu'ils veulent c'est remplacer le capitalisme privé par le capitalisme d'État. Mais ne leur parlez pas d'abolir l'exploitation capitaliste, de détruire la machine étatique qui sert qui sert à maintenir cette exploitation : les prolétaires doivent faire la révolution uniquement pour changer de maître. Tous ceux qui conçoivent la révolution comme un moyen de se libérer de l'exploitation sont de vulgaires utopistes. Avis aux ouvriers révolutionnaires !
Rien de plus pénible que de répondre à une critique qui prend la liberté de s'exercer contre une matière qu'elle ne s'est pas ou s'est imparfaitement assimilée et qui croit d'autant plus facilement pouvoir donner des formulations justes mais en réalité purement illusoires.
Rassurons immédiatement notre contradicteur sur notre pseudo "réformisme de gauche" : tout ce qu'il invoque contre nous pour justifier ce "réformisme" est précisément combattu dans notre étude de la manière la moins équivoque possible. Au surplus, il ne peut suffire que notre correspondant nous reproche "l'abondance" des citations, mais il lui faut prouver ce qu'il insinue, à savoir que ces citations ont une signification contraire à celle que nous leur donnons. S'il ne peut apporter cette démonstration, il lui est encore loisible, s'il aime les solutions faciles et simplistes, de contester le bien-fondé de certaines conceptions, par exemple des remarques de Marx quant à la nécessité de tolérer temporairement la rémunération inégale du travail dans la période transitoire. Il peut, dans ce cas, "répudier" Marx, mais non déformer sa pensée.
Sur la question de la rémunération du travail, puisque notre contradicteur est d'avis que Marx ne l'a pas développée comme nous l'affirmons, qu'il veuille donc recevoir toute la partie de notre travail où nous traitons de la mesure du travail (Bilan n° 34, pages 1133 à 1138) et toute la partie où nous traitons de la rétribution du travail, particulièrement à partir du bas de la page 1157 jusqu'au haut de la deuxième colonne de la page 1159 (n°35).
En outre, n'en déplaise au camarade, c'est Marx qui affirme la survivance d'une transition des catégories capitalistes comme la valeur, l'argent, le salaire puisque la période de dictature du prolétariat "porte encore les stigmates de l'ancienne société des flancs de laquelle elle sort" (Voir Critique du Programme de Gotha et page 1137 de Bilan).
D'autre part, sur le problème de l'État, comment peut-on nous poser en défenseurs du capitalisme d'État sur la base de ce que nous avons développé dans la deuxième partie de notre travail ? (Bilan n° 31, page 1035)
Si notre correspondant ne partage pas notre opinion sur cette question capitale, qu'il donne au moins la sienne et s'engage dans la voie de la critique positive.
Mitchell
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/pdf/rint_151.pdf
[2] https://fr.internationalism.org/tag/7/360/science
[3] https://en.internationalism.org/icconline/2011/04/middle-east-libya-egypt-class-struggle-and-civil-war
[4] https://www.energybulletin.net/stories/2012-01-19/sanctioning-iranian-oil-save-tomorrow
[5] https://tr.internationalism.org/ekaonline-2000s/ekaonline-2011/kuzey-afrika-da-tek-parti-rejimleri-yikilirken-isci-sinifini-ne-bekli
[6] https://orsam.org.tr/tr/yazigoster.aspx?ID=2876
[7] https://tr.wikipedia.org/wiki/Suriye_Ulusal_Konseyi
[8] https://en.wikipedia.org/wiki/Hama_massacre
[9] https://www.radikal.com.tr/Radikal.aspx?aType=RadikalDetayV3&ArticleID=1077759&CategoryID=81
[10] https://en.internationalism.org/icconline/2011/08/social-protests-israel
[11] https://en.internationalism.org/worldrevolution/201211/5291/demonstrations-west-bank-jordan
[12] https://fr.internationalism.org/tag/geographique/afrique
[13] https://fr.internationalism.org/tag/5/56/moyen-orient
[14] https://fr.internationalism.org/rint139/1914_23_dix_annees_qui_ebranlerent_le_monde_la_revolution_hongroise_de_1929.html
[15] https://fr.internationalism.org/ri431/2011_de_l_indignation_a_l_espoir.html
[16] https://www.marxists.org/francais/luxembur/gr_p_s/greve7.htm
[17] https://es.wikipedia.org/w/index.php?title=Conjura_bahiana&oldid=48090413
[18] https://fr.internationalism.org/rint/120_cgt
[19] https://es.wikipedia.org/wiki/Francisco_Ferrer_Guardia
[20] https://fr.internationalism.org/user/login?destination=discussthis/new/2905
[21] http://www.sescsp.org.br/sesc/revistas_sesc/pb/artigo.cfm?Edicao_Id=292&Artigo_ID=4588&IDCategoria=5225&reftype=1
[22] https://www.marxists.org/francais/lenin/oeuvres.htm
[23] https://www.marxists.org/francais/lenin/oeuvres/vol_26.htm
[24] https://es.wikipedia.org/wiki/Gripe_española
[25] https://fr.internationalism.org/revorusse/chap3.htm
[26] https://fr.internationalism.org/rinte80/vague.htm
[27] https://translate.google.es/translate?hl=es&langpair=en%7Ces&u=https://libcom.org/history/organized-labor-brazil-1900-1937-anarchist-origins-government-control-colin-everett
[28] https://www.marxists.org/francais/inter_com/1920/ic2_19200700f.htm
[29] https://fr.internationalism.org/content/5473/a-propos-du-livre-communisme-primitif-nest-plus-ce-quil-etait-i-communisme-primitif-et
[30] https://www.marxists.org/francais/engels/works/1884/00/fe18840000.htm
[31] http://www.chrisknight.co.uk/publications/
[32] https://fr.internationalism.org/ri400/a_propos_du_livre_l_effet_darwin_une_conception_materialiste_des_origines_de_la_morale_et_de_la_civilisation.html
[33] https://fr.internationalism.org/ri434/la_solidarite_et_le_gene_egoiste_article_de_l_anthropologue_chris_knight.html
[34] http://fubini.swarthmore.edu/~ENVS2/
[35] https://fr.wikipedia.org/wiki/Grotte_de_Blombos
[36] https://fr.wikipedia.org/wiki/Hypothèse_de_la_grand-mère
[37] http://radicalanthropologygroup.org/
[38] https://fr.internationalism.org/rint132/le_communisme_l_entree_de_l_humanite_dans_sa_veritable_histoire_les_problemes_de_la_periode_de_transition.html
[39] https://fr.internationalism.org/rint131/les_problemes_de_la_periode_de_transition.html
[40] https://fr.internationalism.org/rint124/comm.htm
[41] https://fr.internationalism.org/rint125/comm_iii
[42] https://fr.internationalism.org/rint126/commun.html
[43] https://fr.internationalism.org/rinte105/communisme.htm
[44] https://www.sinistra.net/lib/bas/progco/ren/renegatsaf.html
[45] http://www.sinistra.net
[46] https://bataillesocialiste.wordpress.com/documents-historiques/1970-02-preface-aux-principes-fondamentaux-de-la-production-et-de-la-distribution-communistes-mattick/
[47] https://www.mondialisme.org
[48] https://fr.internationalism.org/rint127/communisme_periode_de_transition.html
[49] https://www.mondialisme.org/IMG/article_PDF/article_a1308.pdf
[50] https://fr.internationalism.org/files/fr/pdf/rint_152.pdf
[51] https://fr.internationalism.org/rinte60/prolet.htm
[52] https://fr.internationalism.org/rinte64/decompo.htm
[53] https://fr.internationalism.org/nation_classe.htm
[54] https://fr.internationalism.org/tag/vie-du-cci/resolutions-congres
[55] https://fr.internationalism.org/#_ftn1
[56] https://fr.internationalism.org/#_ftn2
[57] https://fr.internationalism.org/#_ftn3
[58] https://fr.internationalism.org/#_ftn4
[59] https://fr.internationalism.org/#_ftn5
[60] https://fr.internationalism.org/#_ftn6
[61] https://fr.internationalism.org/#_ftn7
[62] https://fr.internationalism.org/#_ftn8
[63] https://fr.internationalism.org/#_ftnref1
[64] https://fr.internationalism.org/#_ftnref2
[65] https://fr.internationalism.org/#_ftnref3
[66] https://fr.internationalism.org/#_ftnref4
[67] https://fr.internationalism.org/#_ftnref5
[68] https://fr.internationalism.org/#_ftnref6
[69] https://fr.internationalism.org/#_ftnref7
[70] https://fr.internationalism.org/#_ftnref8
[71] https://fr.internationalism.org/tag/5/52/amerique-centrale-et-du-sud
[72] https://fr.internationalism.org/#_ftn9
[73] https://fr.internationalism.org/#_ftn10
[74] https://fr.internationalism.org/#_ftn11
[75] https://fr.internationalism.org/#_ftn12
[76] https://fr.internationalism.org/#_ftn13
[77] https://www.marxists.org/francais/marx/works/1875/05/18750500a.htm
[78] https://libcom.org/article/karl-marx-and-state
[79] https://www.libcom.org/library/lenin-liberal-reply-chris-cutrone
[80] https://fr.internationalism.org/#_ftnref9
[81] https://fr.internationalism.org/#_ftnref10
[82] https://mondialisme.org/
[83] https://fr.internationalism.org/#_ftnref11
[84] https://fr.internationalism.org/#_ftnref12
[85] https://fr.internationalism.org/#_ftnref13
[86] https://fr.internationalism.org/tag/conscience-et-organisation/gauche-italienne
[87] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/periode-transition