Les événements qui se déroulent en Libye sont extrêmement difficiles à suivre. Une chose est claire cependant : la population souffre de la répression depuis des semaines. Elle connaît la peur et l'incertitude. Peut-être des milliers d'entre-eux sont-ils morts, d'abord des mains de l'appareil répressif du régime mais, de plus en plus, ils sont pris entre deux feux, puisque le gouvernement et l'opposition se battent pour le contrôle du pays. Pour quelle raison meurent-ils ? D’un côté, pour maintenir le contrôle de Kadhafi sur l'Etat et dans l’autre pour que le Conseil National Libyen (l'auto-proclamée 'la voix de la révolution') contrôle l'ensemble du pays. La classe ouvrière, en Libye et au-delà, se voit demander de choisir entre deux groupes de gangsters. En Libye, on leur dit qu'ils devraient prendre une part active dans cette grandissante guerre civile entre deux partis rivaux de la bourgeoisie libyenne pour le contrôle de l'Etat et de l'économie. Dans le reste du monde, nous sommes encouragés à soutenir la lutte courageuse de l'opposition. Les travailleurs n'ont aucun intérêt à soutenir l'une ou l'autre des factions.
Les événements en Libye ont commencé comme une manifestation massive contre Kadhafi, inspirée par les mouvements en Egypte et en Tunisie. Ce qui a provoqué l'explosion de colère dans de nombreuses villes semble avoir été la répression brutale des premières manifestations. Selon The Economist du 26 février, l'étincelle initiale a été la manifestation d'une soixantaine de jeunes à Benghazi, le 15 février. Des manifestations similaires ont eu lieu dans d'autres villes et toutes ont été accueillies par des balles. Face à l'assassinat de plusieurs dizaines de jeunes, des milliers de gens sont descendus dans les rues pour livrer des batailles désespérées avec les forces de l'Etat. Au cours de ces luttes, on eu lieu des actions d'un grand courage. La population de Benghazi, apprenant que des mercenaires avaient débarqué à l'aéroport, est descendue massivement jusqu'à l'aéroport et en a pris le contrôle, malgré de lourdes pertes. Dans une autre action, des civils ont réquisitionné des bulldozers et autres véhicules et ont pris d'assaut une caserne lourdement armée. La population dans d'autres villes a chassé les forces de répression de l'Etat. La seule réponse du régime a été encore plus de répression, mais cela a entraîné l'éclatement d'une grande partie des forces armées, et des soldats et des officiers ont refusé d'exécuter les ordres de tuer les manifestants. Un simple soldat a tué un commandant qui lui ordonnait de tirer pour tuer. Donc, initialement, ce mouvement semble avoir été une véritable explosion de colère populaire, particulièrement de la part de la jeunesse urbaine, face à la répression brutale et à l'aggravation de la misère économique.
L'aggravation de la crise économique et un refus croissant d'accepter la répression a été le contexte plus large pour les mouvements en Tunisie, en Egypte et ailleurs, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. La classe ouvrière et la population en général ont subi des années de pauvreté et d'exploitation brutale, dans le même temps que la classe dirigeante accumulait des richesses immenses.
Mais pourquoi la situation en Libye est-elle si différente de celle de la Tunisie et de l'Egypte ? Dans ces deux derniers pays, alors qu'il y avait la répression, les principaux moyens pour contrôler le mécontentement social a été l'utilisation de la démocratie. En Tunisie, les manifestations grandissantes de la classe ouvrière et d'une population plus large contre le chômage ont été détournées en une nuit vers l'impasse de savoir qui remplacerait Ben Ali. Sous la direction de l'armée américaine, l'armée tunisienne a demandé au président de déguerpir. Il a fallu un peu plus longtemps en Egypte pour obtenir que Moubarak fasse de même, mais sa résistance même a permis de s'assurer que ce mécontentement se focalise sur la volonté de se débarrasser de lui. Fait important, l'une des choses qui l'a finalement poussé vers la sortie a été le déclenchement de la grève réclamant de meilleures conditions de vie et de meilleurs salaires. Cela a montré que les travailleurs, tout en ayant participé à des manifestations massives contre le gouvernement, n'ont pas oublié leurs propres intérêts et ne sont pas prêts à les mettre de côté pour soi-disant donner une chance à la démocratie.
En Egypte et en Tunisie, l'armée est l'épine dorsale de l'Etat et elle a été capable de placer les intérêts du capital national au-dessus des intérêts particuliers des cliques. En Libye, l'armée n'a pas le même rôle. Le régime de Kadhafi a délibérément maintenu, pendant des décennies, l'armée faible, ainsi que toutes les autres parties de l'Etat qui pouvaient constituer une base de pouvoir pour ses rivaux. « Kadhafi a tenté de maintenir les militaires en état de faiblesse, pour qu'ils ne puissent pas le renverser, comme elle a renversé le roi Idris » a déclaré Paul Sullivan, un expert en Afrique du Nord, de la National Defense University, à Washington. Le résultat est « une armée chichement entraînée par des officiers mal formés qui sont sur la corde raide, pas tout à fait stables sur le plan personnel, et avec de nombreuses armes qui flottent tout autour. » (Bloomberg, 2 mars) Cela signifie que la seule réponse du régime à tout mécontentement social est la répression à l'état pur.
La brutalité même de la réponse de l'Etat a entraîné la classe ouvrière dans une flambée de colère désespérée à la vue du massacre de ses enfants. Mais les travailleurs qui ont rejoint les manifestations l'ont fait en grande partie en tant qu'individus : malgré le grand courage qu'il a fallu pour résister aux armes lourdes de Kadhafi, les travailleurs n'ont pas été en mesure de faire valoir leurs propres intérêts de classe.
En Tunisie, comme nous l'avons dit, le mouvement a commencé au sein de la classe ouvrière et des pauvres contre le chômage et la répression. Le prolétariat, en Egypte, est entré dans le mouvement après avoir participé, ces dernières années, à plusieurs vagues de luttes et cette expérience lui a donné confiance dans sa capacité de défendre ses propres intérêts. L'importance de cela a trouvé sa démonstration, lorsqu'à la fin des manifestations, une vague de grèves a éclaté.
Le prolétariat libyen est entré dans le conflit actuel dans une position de faiblesse. Il y a eu des communiqués sur une grève dans un champ pétrolifère. Mais il est impossible de dire s'il y a eu d'autres expressions de l'activité de la classe ouvrière. C’est peut-être le cas, mais il reste que le prolétariat, en tant que classe, est plus ou moins absent. Cela signifie que la classe ouvrière, a été, dès le début, vulnérable à tous les poisons idéologiques sécrétés par une situation de chaos et de confusion. L'apparition du vieux drapeau monarchiste et son acceptation, en seulement quelques jours, comme le symbole de la révolte, est le signe de la profondeur de cette faiblesse. Ce drapeau a flotté de concert avec le slogan nationaliste 'Une Libye libre'. Il y a eu aussi des expressions de tribalisme, avec l'appui ou l'opposition au régime de Kadhafi, déterminé, dans certains cas, par des intérêts régionaux ou tribaux. Des chefs tribaux ont usé et usent encore de leur autorité pour se mettre à la tête de la rébellion. Il semble y avoir aussi une forte présence de l'islamisme avec le chant 'Allahu Akbar' se faisant entendre dans de nombreuses manifestations.
Ce bourbier idéologique a exacerbé une situation où des dizaines, sinon des centaines de milliers de travailleurs étrangers ont ressenti le besoin de fuir le pays. Pourquoi des travailleurs étrangers défileraient-ils derrière un drapeau national, peu importe sa couleur ? Un véritable mouvement prolétarien aurait incorporé, dès le début, les travailleurs étrangers, parce que les réclamations auraient été communes : de meilleurs salaires, de meilleures conditions de travail et la fin de la répression pour tous les travailleurs. Ils se seraient unis parce que leur force est leur unité, quelle que soit la nation, la tribu ou la religion.
Kadhafi a fait pleinement usage de tout ce poison pour essayer d'obtenir le soutien des travailleurs et de la population, contre la prétendue menace que pèserait sur sa 'révolution' : les étrangers, le tribalisme, l'islamisme, l'Occident…
La majorité de la classe ouvrière déteste le régime. Mais le véritable danger pour la classe ouvrière, extrêmement grave, est qu'elle soit entraînée derrière 'l'opposition'. Cette opposition, avec le nouveau 'Conseil National', qui assume de plus en plus une position de leadership, est un conglomérat de différentes fractions de la bourgeoisie : les anciens membres du régime, les monarchistes, etc., ainsi que des chefs tribaux et religieux. Tous ont pleinement tiré parti du fait que ce mouvement n'a pas de direction prolétarienne indépendante pour imposer leur volonté de remplacer la direction par Kadhafi de l'Etat libyen.
Le Conseil National est clair sur son rôle : « L'objectif principal du Conseil National est d'avoir un visage politique ... pour la révolution »,« Nous allons aider à libérer d'autres villes libyennes, en particulier Tripoli, grâce à notre armée nationale, à nos forces armées, dont une partie a annoncé son soutien au peuple », (Reuters Africa du 27 février) « Une Libye divisée est impensable »(Reuters 27 février). En d'autres termes, leur but est de maintenir la dictature capitaliste actuelle, mais avec un visage différent.
Cependant, l'opposition n'est pas unie. L'ancien ministre de la justice de Kadhafi, Mohamed Mustafa Abud Ajleil, a annoncé la formation d'un gouvernement provisoire, siégeant à Al-Baida, à la fin de février, avec le soutien de certains anciens diplomates. Cette initiative a été rejetée par le Conseil National dont le siège est à Benghazi.
Cela montre qu'il y a des divisions profondes dans l'opposition qui exploseront inévitablement, soit qu'ils parviennent à se débarrasser de Kadhafi, soit que ces 'leaders' se querellent pour sauver leur peau si Kadhafi parvient à rester au pouvoir.
Le Conseil National montre un meilleur visage au public. Il est dirigé par Ghoga, un célèbre avocat des Droits de l'Homme et il n'est donc pas trop compromis par des liens avec l'ancien régime, contrairement à Ajleil. C'est beaucoup mieux pour vendre cette bande à la population.
Les médias ont fait beaucoup de bruit à propos des comités qui ont vu le jour dans les villes et les régions dont Kadhafi a perdu le contrôle. Bon nombre de ces comités semblent avoir été auto-désignés par les dignitaires locaux, et même si certains d'entre eux étaient des expressions directes de la révolte populaire, il semble qu'ils ont été entraînés dans le cadre étatique bourgeois du Conseil National. L'effort du Conseil national pour mettre en place une armée nationale signifie autant la mort et la destruction pour la classe ouvrière et l'ensemble de la population que si cette armée se battait aux côtés des forces de Kadhafi. La fraternisation sociale qui a initialement contribué à saper les efforts du régime de répression a été vite remplacée par des batailles rangées, sur un front purement militaire, alors que la population a été appelée à faire des sacrifices pour s'assurer que l'Armée Nationale puisse se battre.
La transformation de l'opposition bourgeoise en un nouveau régime est accélérée par le soutien de plus en plus ouvert des grandes puissances : les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l'Italie, etc. Les gangsters impérialistes prennent maintenant leurs distances avec leur ancien copain Kadhafi en vue de veiller à ce que, si une nouvelle équipe arrive au pouvoir, ils détiennent une certaine influence sur elle. Le soutien ira à ceux qui s'inscrivent dans la défense des intérêts impérialistes des grandes puissances.
Ce qui semble avoir commencé comme une réponse désespérée à la répression de la part d'une partie de la population a très rapidement été utilisé par la classe dirigeante en Libye et à l'étranger à ses propres fins. Un mouvement qui a commencé comme un effort plein de fureur et de colère pour arrêter le massacre des jeunes a fini par un autre massacre et un bain de sang , mais maintenant, au nom d'une « Libye libre ».
Le prolétariat de Libye et d'ailleurs ne peut répondre qu'en accentuant sa détermination à ne pas se laisser entraîner dans des luttes sanglantes entre les factions de la classe dirigeante au nom de la démocratie ou d'une nation libre. Dans les jours et semaines à venir, si Kadhafi s'accroche au pouvoir, le soutien international à l'opposition sera de plus en plus fort. Et s’il s'en va, il y aura une campagne tout aussi assourdissante sur le triomphe de la démocratie, le pouvoir du peuple et la liberté. Dans les deux cas, les travailleurs seront invités à s'identifier avec le visage démocratique de la dictature du capitalisme.
Phil (5 mars)
Nous publions ci-dessous un article d'Internationalism, organe de presse du CCI aux Etats-Unis montrant comment la bourgeoisie américaine, touchée par les effets de la décomposition, est de plus en plus divisée. Une partie d'entre-elle est même en train de se vautrer dans l'obscurantisme le plus crasse. Mais par ce texte, nos camarades révèlent aussi à quel point la crise économique frappe de plein fouet la première puissance mondiale sans qu'aucune issue ne soit envisageable pour le capital américain.
Les élections de la mi-mandat de la fin 2010 ont été désastreuses pour le Parti démocrate. Les Républicains ont gagné à une forte majorité la Chambre des Représentants, ce qui leur donne la capacité de faire obstruction à toute loi qui doit passer par les deux chambres du Congrès.
Pour les médias bourgeois, ces élections ont mis les Républicains dans une position favorable pour gagner les présidentielle de 2012 face à Barak Obama. Le président américain a d'ailleurs lui-même admis qu'il avait subi une lourde défaite électorale et a promis de faire de son mieux pour travailler avec les Républicains au Congrès. Pendant ce temps, la gauche du Parti démocrate, dit 'progressiste', chantait un air différent, faisant valoir que les résultats des élections s'expliquaient au contraire par l'effondrement de la coalition électorale du président à cause de son manque de prudence face à l'obstructionnisme républicain, de sa trahison par rapport au programme national de santé et de son programme pro Wall-Street.
Cependant, il n'y a pas eu que de bonnes nouvelles pour les Républicains. Les élections ont aussi mis en lumière des fractures importantes en leur sein. Le poids croissant du Tea Party dans les rangs du Parti lui a sans doute coûté son contrôle du Sénat. Bien que la démagogie du Tea Party ait été utile pour la mobilisation de la base du parti conservateur dans la Chambre des Représentants des districts, elle a aussi détourné de nombreux électeurs. Pourtant, un certain nombre de républicains provocateurs, tels que l'extrémiste libertaire Paul Rand, du Kentucky, auront des sièges au Sénat lorsque le nouveau Congrès se réunira en janvier 2011. Le Parti républicain entrera donc de plus en plus divisé dans le nouveau Congrès, son aile droite apparaissant autant en contradiction avec les 'républicains modéré' qu'avec les démocrates.
Il est clair que le système politique est soumis à un stress face une crise économique persistante qui ne va pas disparaître, quoique fasse la bourgeoisie. Le chômage reste extrêmement élevé, le crédit est encore en grande partie gelé, les entreprises ne trouvent tout simplement plus à investir de manière rentable, la capacité de consommation de la classe ouvrière est fortement réduite par l'effondrement des prêts à la consommation… Pendant ce temps, la bourgeoisie commence enfin à prendre conscience de l'ampleur de la menace que représente la dette nationale ; des gouvernements locaux et des Etats se trouvent face de graves déficits budgétaires.
Alors, qu'est-ce que tout cela signifie pour la classe ouvrière ? Le prolétariat n'a jamais rien à gagner dans les élections bourgeoises. Les élections sont des moments de la vie de la bourgeoisie où elle tente toujours de lier la classe ouvrière à l'Etat, de régler les conflits internes dans ses rangs et de mettre au pouvoir l'équipe la mieux adaptée au moment. Cependant, la classe ouvrière a un besoin vital de comprendre la stratégie politique de la classe dominante.
Aujourd'hui, le poids néfaste de la décomposition sociale sur l'appareil politique de la bourgeoisie donne lieu à une difficulté croissante pour la classe dirigeante pour gérer son système politique et électoral pour obtenir les meilleurs résultats possibles du point de vue de l'ensemble du capital national. La tendance croissante au 'chacun pour soi' dans l'arène de la politique pèsent aujourd'hui lourdement sur la bourgeoisie américaine. Quelle profondeur la crise politique de la bourgeoisie a-t-elle atteint ? Telle est la question essentielle pour la classe ouvrière quand il s'agit de l'analyse des élections bourgeoises.
Selon les médias bourgeois, les experts sont divisés sur ce que devrait être la politique économique la plus urgente dans la conjoncture actuelle. D'une part, les 'chasseurs de déficit' affirment que la dette nationale des Etats-Unis est entrée dans une spirale non contrôlable qui menace sur le long terme la position de la nation en tant que leader impérialiste mondial. Pour ces économistes, le besoin le plus pressant face l'Etat est d'adopter des mesures d'austérité douloureuses pour réduire les dépenses fédérales, de promulguer des coupes claires dans les programmes sociaux, de réduire les effectifs du gouvernement fédéral, de rationaliser le code des impôts et de rendre sa solvabilité à l'Etat. Selon cette ligne de pensée, si la dette n'est pas sous contrôle, les Etats-Unis finiront par se trouver face à une crise de la dette souveraine de l'ordre de ce que la Grèce et l'Irlande connaissent aujourd'hui. En voyant les Etats-Unis comme un mauvais investissement, comme un pays qui refuse de prendre les mesures nécessaires pour assainir ses finances, les investisseurs étrangers cesseront d'acheter des bons du trésor ce qui coupera l'herbe sous les pieds du modèle 'emprunter et dépenser' qui a maintenu les pays à flot pendant au moins la dernière décennie. Le récent rapport de la Commission Présidentielle de la Dette, allant dans le même sens, a appeler à relever l'âge de la retraite, à réaliser des coupes de la sécurité sociale, l'élimination du crédit d'impôt hypothécaire, la réduction du personnel fédéral et même certaines réductions du budget militaire, afin de réduire la dette nationale.
D'autre part, des économistes de gauche, comme Paul Krugman et Robert Reich, font valoir que les inquiétudes concernant la dette fédérale, même si elles portent sur un problème réel, sont exagérées. Pour eux, la priorité pour l'Etat est de faire redémarrer l'économie en adoptant des programmes de relance expansionnistes afin de stimuler les dépenses de consommation et créer des emplois. Selon cette perspective, l'économie américaine souffre d'un grave problème de 'sous-consommation', les salaires de la classe ouvrière ont été tellement réduits qu'ils ne peuvent tout simplement pas se permettre d'acheter ce qui est produit. Bien que ce problème ait été supprimé au cours des 20 dernières années grâce à un recours massif au crédit à la consommation, cette logique suit maintenant son cours. Selon la thèse du couple Reich-Krugman, une autre série de relances keynésiennes est nécessaire pour mettre plus d'argent dans les poches des consommateurs, permettant la croissance de l'économie et la retombée du chômage. Adopter une politique d'austérité forte et trop vite pourrait être un désastre.
Il n'est pas nécessaire de beaucoup réfléchir pour reconnaître que, dans le court terme, ces deux politiques sont en complète contradiction l'une par rapport l'autre. L'une appelle à contracter l'économie afin d'améliorer, sur le long terme, la position budgétaire de l'Etat, tandis que l'autre prend le risque d'empirer la dette nationale dans le but d'améliorer, dans l'immédiat, la consommation et donc l'économie. Cependant, il n'y a rien de surprenant à ce que deux factions différentes d'économistes expriment deux visions contrastées des priorités les plus importantes pour l'Etat. Cela reflète simplement la contradiction fondamentale dans laquelle se trouve aujourd'hui le capitalisme sur le plan international. Après prêt de cent années d'authentique capitalisme d'Etat, presque tous les Etats se trouvent confrontés à un choix fondamental face à la crise économique permanente : tenter de stimuler l'économie avec le risque de nouveaux dommages à long terme sur les finances publiques ou adopter tout de suite une politique d'austérité et prendre le risque de rendre comateuse une économie faible.
Néanmoins, il ne faut pas interpréter le débat entre ces deux positions de principe comme la preuve d'une véritable divergence, au sein de la bourgeoisie américaine, sur la nécessité d'adopter l'austérité contre la vie de la classe ouvrière et ses conditions de travail. Toutes les fractions de la bourgeoisie reconnaissent que la crise financière de l'Etat est réelle et devra finalement être traitée en faisant des 'sacrifices douloureux'. Les débats politiques du moment, au sein de la bourgeoisie, ne concernent que le calendrier de l'austérité et la question de savoir si, oui ou non, une autre série de stimuli, étant donné les risques sur le long terme, aidera vraiment l'économie à se redresser. Malgré une campagne médiatique concertée, dirigée vers la classe ouvrière, autour de la menace que pose à la nation la dette nationale, une forte faction au sein de la bourgeoisie américaine estime qu'une plus grande impulsion est nécessaire. Pour le moment, cette faction semble avoir l'oreille de l'administration Obama1. L'extension récente de la période des réductions fiscales de Bush, combinée avec une autre extension du programme d'indemnisation d'urgence du chômage au niveau fédéral et une réduction de la taxe sociale sur les salaires, ont été mises en place par l'administration comme un 'programme de relance' censé ajouter jusqu'à 1,3 million d'emplois au cours des deux prochaines années2. Bien entendu, toutes ces réductions d'impôts et ces extensions des prestations de chômage vont venir augmenter le poids de la dette nationale.
La classe ouvrière ne doit pas se laisser berner par le recours continu de l'administration Obama à des politiques keynésiennes. Derrière ces politiques à court terme, toutes les factions de la bourgeoisie savent que "le jour du jugement viendra", le Scylla de la dette et de la crise financière l'emportera sur le Charybde du chômage et de la stagnation économique3. La question que se pose la bourgeoisie, en ce moment, est : quelle faction politique devra détenir le pouvoir d'Etat lorsque l'assaut sur le salaire social commencera ?
Du point de vue de historique, il semble probable que la bourgeoisie américaine soit tentée de faire sortir le Parti démocrate du pouvoir afin qu'il puisse jouer le rôle traditionnel de la gauche dans l'opposition, pendant que les républicains gouverneront et adopteront les mesures d'austérité nécessaires. Toutefois, étant donné la hauteur de la tourmente qui s'est produite dans le système politique américain au cours de la dernière décennie, l'accomplissement d'une telle manoeuvre n'est plus du tout simple, aujourd'hui, pour la bourgeoisie. Bien que la décomposition sociale ait touché l'ensemble du spectre politique bourgeois au cours des dix dernières années, il n'a pas touché de façon égale les deux partis politiques américains. Au cours de la dernière décennie, le Parti républicain a été de plus en plus dirigé par des factions de la bourgeoisie qui n'ont pas nécessairement la capacité d'agir dans l'intérêt général du capital national. L'actuelle coalition républicaine comprend les obscurantistes de la droite chrétienne, les tenants de l'idéologie libertaire qui veulent abolir la Réserve Fédérale, les fondamentalistes du marché libre, les factions les plus belliqueusement anti-immigré que la bourgeoisie a à offrir et ceux qui se délectent de l'héritage de la diplomatie cowboy de l'ère Bush. En plus de cela, nous devons maintenant ajouter ceux du Tea Party, dont beaucoup sont des idéologues qui croient vraiment dans les philosophies extrémistes qu'ils prêchent. Alors que les 'républicains modérés', fidèles à la sagesse de Washington, contrôlent encore les leviers du pouvoir dans le Parti, ils sont soumis aux agressions de "l'insurrection de droite" dans leurs propres rangs, les obligeant à se plier aux exigences de ces factions, en même temps qu'ils essayent de les manipuler pour améliorer leur position électorale.
Il y a de nombreux risques pour la bourgeoisie dans la période venir. Faut-il ramener le Parti républicain au pouvoir en vue des difficiles, mais nécessaires, mesures d'austérité au risque d'une réédition des années Bush ? Faut-il se rallier à Barack Obama, de nouveau en 2012, dans l'espoir de maintenir une administration démocrate de centre-droit plus responsables et compétente, mais au risque de bouleverser la division idéologique droite-gauche contre la classe ouvrière ?
Dans les jours suivant les élections de la mi-mandat, Obama ressemblait à un président en fin de mandat. Son parti avait subi une défaite historique aux élections : les candidats démocrates au Congrès, pour d'importants Etats industriels qu'Obama avait remporté en 2008, avaient subi défaites sur défaites. Les démocrates avaient même été incapables de conserver l'ancien siège d'Obama au Sénat de l'Illinois. Les médias ont appelé ces élections "la marée républicaine". Cela a été présenté comme un rejet total de l'ordre du jour d'Obama, notamment, de son projet de loi controversé de réforme de la santé. Il a été déclaré que la seule façon pour les républicains de perdre en 2012 serait de nommer un candidat extrémiste du Tea Party, comme Sarah Palin. Tout ce que les républicains auraient à faire pour revenir au pouvoir en 2012 serait de désigner un candidat crédible, qui discréditerait et abattrait rapidement Obama. Les républicains peuvent fairet obstruction au Congrès à toute nouvelle législation, pendant les deux prochaines années, ce qui laisserait Obama faible et inefficace. Le public le rejetterait à coup sûr.
Cependant, à peine deux mois depuis l'élection, le vent politique a semblé changer une fois de plus. Obama a repris de la vigueur après une série d'importantes victoires législatives dans ce canard boiteux de Congrès et il semble maintenant à nouveau présidentiable. Il a appuyé au Sénat le nouveau traité START avec la Russie, contre l'obstruction obstinée de certains républicains. Il a finalement fait passer la loi qui met fin à la politique militaire du 'Don't Ask Don't Tell' qui permettait que de nombreuses personnes qualifiées gay soient bannies du service. La fin de cette politique a été approuvée par le Secrétaire de la Défense d'Obama, républicain, contre les objections gratuites d'un certain nombre de républicains obstinés, y compris John Mc Cain, le concurrent d'Obama aux présidentielle de 2008.
Surtout, Obama a passé un compromis avec les républicains pour prolonger de deux ans la période des réductions d'impôts de Bush pour tous les Américains, mais qui s'étend finalement au programme d'urgence du gouvernement fédéral d'assurance-chômage pendant 13 mois et comprend une autre série de réductions d'impôts, qui sont attendues par de nombreux économistes comme devant fournir un stimulus correct à l'économie au cours des deux prochaines années. Selon certains analystes, Obama a complètement doublé les républicains sur ce projet de loi, en adoptant une forme de relance économique plus importante que tout ce qui l'a précédé.
Pourtant, cela n'a pas empêché une mini révolte d'avoir lieu au sein du Parti démocrate sur l'accord fiscal qu'Obama a trouvé avec les républicains. Les rémocrates soi-disant 'progressistes' ont accusé leur propre président de s'être vendu, d'avoir accepté un compromis sans combattre, d'avoir cédé aux exigences du Parti républicain pour poursuivre des réductions d'impôts irresponsables en faveur des Américains les plus riches et d'aggraver ainsi la dette nationale.
Pendant la plus grande partie de la semaine, les blogs de gauche et le réseau MSNBC ont multiplié les appels à une primaire 2012 défiant Obama ou lui lançant le défi d'un troisième candidat de la part de la gauche4. Les démocrates du Congrès ont promis de voter contre le compromis de taxe, tandis que Bernie Sanders, le sénateur socialiste autoproclamé du Vermont, se gaussait à la tribune du Sénat du compromis fiscal, pestait contre la baisse du niveau de vie de la classe ouvrière américaine, tandis que les Américains les plus riches continuent de se remplir les poches. Durant cette période, la base du Parti démocrate s'est trouvée dans un état de choc et d'incrédulité et a semblé former une opposition courroucée contre leur propre président.
Néanmoins, tout s'est rapidement calmé et le compromis fiscal en tant que programme de stimulation a remporté suffisamment de voix démocrates pour franchir les deux chambres du Congrès et prendre force de loi. Ce "dramelet" au cours de cette législation peut être un aperçu des choses à venir. Si la bourgeoisie décide qu'il est trop risqué de retirer le Parti républicain du pouvoir, est-il possible qu'ils puissent tenter de pratiquer l'austérité avec une administration de centre-droit démocrate, tacitement appuyée par les 'républicains modérés', tandis que la base démocrate du Congrès jouerait le rôle de la gauche dans l'opposition ? En ce moment, nous ne pouvons pas dire si cela se produira. Cependant, la controverse sur le compromis fiscal donne un indict pour savoir comment une telle disposition pourrait fonctionner.
Mais cet arrangement gouvernementale pourrait comporter un autre risque, celui de la radicalisation de la droite du Parti républicain, et éventuellement, amener une scission avec le Tea Party et ainsi l'apparition d'un troisième parti qui concurrencerait la droite. Beaucoup d'idéologues républicains du Congrès rejettent en effet catégoriquement les tentatives de leurs dirigeants de faire des compromis avec Obama.
Une campagne est en cours dans les médias, dirigée par des 'républicains responsable', pour tenter de convaincre Sarah Palin de ne pas être candidate à la présidence en 2012. Même si elle peut être utile pour collecter des fonds pour les républicains et pour le ralliement au vote de la base conservatrice, il y a un consensus général parmi les principales factions de la bourgeoisie dans les deux Partis sur le fait qu'elle serait une présidente désastreuse, exponentiellement pire que Bush. En outre, sa candidature pourrait poser des difficultés pour enlever le Parti républicain du pouvoir en 2012, dans la mesure où elle est susceptible de réveiller les électeurs d'Obama.
En dernière analyse, la situation politique des Etats-Unis se caractérise actuellement par une instabilité provoquée par la décomposition. Toutes les factions responsables de la bourgeoisie reconnaissent finalement la nécessité d'adopter l'austérité. Cependant, à l'heure actuelle, il y a peu de consensus sur la manière d'y parvenir au niveau politique. Alors que l'histoire nous dit que la bourgeoisie cherche à placer le Parti démocrate dans l'opposition, de telle sorte que les républicains puissent adopter les coupes nécessaires (pendant que les démocrates travaillent avec les syndicats pour canaliser et finalement saboter la réplique de la classe ouvrière), la situation actuelle de décomposition rend cette opération un peu moins simple pour la bourgeoisie. La classe dirigeante pourrait opter pour une tentative d'adopter ces coupes avec un président de centre-droit démocrate, de connivence avec les républicains. En ce cas, le groupe démocrate du Congrès, avec les syndicats5, jouerait l'illusion de l'opposition de gauche. Ce type d'action comporterait le risque grave d'une rupture dans la division idéologique traditionnelle du travail entre les démocrates et les républicains. Toutefois, étant donné la dégradation idéologique du Parti républicain et la possibilité d'un candidat présidentiel dangereux émergeant de ses rangs, la bourgeoisie n'a peut-être pas d'autre choix que d'opter pour une telle politique.
Bien sûr, il est également possible que les effets de la décomposition aient une telle emprise sur l'appareil politique bourgeois qu'à la fin, les principales factions de la bourgeoisie ne puissent pas empêcher une présidence Palin, ou certains de même veine. Si Palin décide de se lancer, il est possible que l'insurrection du Tea Party saura l'amener à la victoire dans les primaires républicaines. En tant que candidate du Parti républicain, elle peut dynamiser la base démocrate pour venir aux urnes, mais compte tenu des contraintes du système politique américain, en particulier des anachronismes du Collège Electoral, il est possible que, dans une répétition comique de l'élection de 2000, Sarah Palin puisse gagner la présidence, mais perdre le vote populaire. Bien que ce soit là une possibilité très lointaine pour le moment, nous pouvons être assurés que c'est une éventualité à laquelle les principales factions de la bourgeoisie se préparent et font de leur mieux pour éviter.
Pour la classe ouvrière, le message est clair. Le système politique bourgeois ne peut nous offrir rien d'autre que plus de souffrance, d'austérité et de misère. La décomposition du système politique capitaliste a atteint un tel point que la classe dirigeante elle-même ne peut plus être certaine d'obtenir les résultats souhaités par le cirque électoral. Peut-on encore douter que ce cirque politique et électoral soit absolument inutile à notre classe ?
Henk (25 décembre 2010)
1 En cela, la bourgeoisie américaine va à l'encontre de la tendance internationale qui a vu la plupart des Etats européens prendre des mesures d'austérités. Tout comme des éléments de la bourgeoisie américaine ont peur d'une relance nationale prématurée, ils craignent aussi que les mesures d'austérités européennes mettent en péril la reprise de l'économie mondiale.
2 Même si l'économie ajoute tous les emplois annoncés (ce qui est plus qu'improbable) ceci doit être replacé dans le contexte des 8 millions d'emplois qui ont été perdus depuis 2007, sans parler de la montée de la jeune génération de travailleurs couverts de dettes qui arrivent chaque année sur le marché du travail.
3 A bien des égards, cette attaque est déjà en cours au niveau national et local, les gouvernements locaux n'ayant pas la même capacité à recourir à l'endettement.
4 Le gauchiste notoire Michael Moore a fait allusion à un défi de gauche à Obama d'un troisième parti possible dans l'émission Countdown with Keith Olberman sur MSNBC.
5 Nous devons remarquer ici que le processus de décomposition a également affecté les syndicats. Témoin la participation d'Andy Stern, l'ancien président du syndicat des employés des services, à la Commission Présidentielle de la Dette d'Obama. Stern a fièrement proclamé qu'il allait mettre sa loyauté au travail au service de la nation.
Nous publions ci-dessous un article réalisé par World Revolution, organe de presse du CCI en Grande-Bretagne et mis en ligne sur notre site en anglais dès le 5 février.
Le vent de colère soufflant en Tunisie et en Egypte depuis des semaines est en train de gagner l’Algérie, la Libye, le Maroc, la bande de Gaza, la Jordanie, la Syrie, l’Irak, le Bahreïn et le Yémen !
Quels que soient les drapeaux que les manifestants brandissent, toutes ces manifestations ont leurs racines dans la crise mondiale du capitalisme et dans ses conséquences directes : le chômage, la hausse des prix, l'austérité, la répression et la corruption des gouvernements qui dirigent ces attaques brutales contre les conditions de vie. Elles ont les mêmes origines que la révolte de la jeunesse grecque contre la répression policière en 2008, la lutte contre les 'réformes' des retraites en France, les rébellions des étudiants en Italie et en Grande-Bretagne, et les grèves des travailleurs du Bangladesh à la Chine, de l'Espagne au Etats-Unis.
La détermination, le courage et le sens de la solidarité affichés dans les rues de Tunis, du Caire, d'Alexandrie et de nombreuses autres villes sont une véritable source d'inspiration. Les masses qui occupent la place Tahrir au Caire ou d'autres lieux publics ont repoussé les attaques des voyous à la solde du régime et de la police, ont appelé les soldats à fraterniser avec elles, ont soigné leurs blessés, ont ouvertement rejeté les divisions sectaires entre musulmans et chrétiens, entre religieux et laïcs. Dans les quartiers, elles ont formé des comités pour protéger leurs maisons contre les pillards manipulés par la police. Des dizaines de milliers de personnes se sont effectivement mises en grève pendant des jours et même des semaines, afin de grossir les rangs des manifestants.
Face à ce spectre d'une révolte massive, avec la perspective cauchemardesque de sa propagation à travers tout le 'monde arabe', et même au-delà, la classe dirigeante a réagi dans le monde entier avec ses deux armes les plus fiables, la répression et la mystification :
En Tunisie, des quantités de gens ont été abattus dans les rues, et maintenant la classe dirigeante proclame 'le commencement d'une transition vers la démocratie' .
En Egypte, le régime de Moubarak alterne entre tabassages, insultes, gazage des manifestants et de vagues promesses.
A Gaza, le Hamas arrête des manifestants qui cherchent à faire preuve de solidarité avec les révoltes en Tunisie et en Egypte.
En Cisjordanie, l'OLP a interdit 'les réunions non autorisées' qui appellent à soutenir les soulèvements.
En Irak, les manifestations contre le chômage et la pénurie se font tirer dessus par le régime installé par les 'libérateurs' américains et britanniques.
En Algérie, après l'étouffement des premiers signes de la révolte, des concessions sont faites pour légaliser de timides revendications.
En Jordanie le roi limoge son gouvernement.
Au niveau international, la classe capitaliste alterne également ses discours : certains, en particulier ceux de droite, et bien sûr les dirigeants d'Israël, soutiennent ouvertement le régime de Moubarak comme le seul rempart contre une prise de pouvoir islamiste. Mais le ‘la’ est donné par Obama : après quelques hésitations, le message est que Moubarak doit s'en aller et s'en aller vite. La 'transition vers la démocratie' est présentée comme la seule voie possible pour les masses opprimées d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient.
Ce mouvement massif, dont l'Egypte pour centre, est donc confronté à deux dangers.
Le premier est que l'esprit de révolte soit noyé dans le sang. Mais il semble que les tentatives initiales par le régime de Moubarak de se sauver par la poigne de fer ont été contrecarrées : d'abord la police a dû se retirer de la rue face aux manifestations massives, et l'envoi des voyous pro-Moubarak, la semaine dernière, n'a pas non plus réussi à entamer la volonté des manifestants à poursuivre leur mouvement. Dans ces deux rounds d'affrontement, l'armée s'est présentée comme une force 'neutre', et même comme étant du côté des manifestants anti-Moubarak et étant là pour les protéger des agressions des défenseurs du régime. Il ne fait aucun doute que beaucoup de soldats sympathisent avec les manifestants et ne seraient pas prêts à tirer sur les masses dans les rues. D'ailleurs, certains ont déjà déserté. Au sommet de la hiérarchie de l'armée, il y a certainement des factions qui veulent que Moubarak s'en aille maintenant. Mais l'armée de l'Etat capitaliste n'est pas une force neutre. Sa 'protection' de la place Tahrir est aussi une sorte de confinement, un énorme encerclement, et quand les choses se gâteront, l'armée sera effectivement utilisée contre la population exploitée, sauf si cette dernière réussit à neutraliser la troupe en la ralliant à sa cause.
Mais ici nous arrivons au deuxième grave danger qui guette : le danger qui réside dans les illusions largement répandues sur la démocratie, dans la croyance que, peut-être, l'Etat pourrait, après quelques réformes, être mis au service du peuple, dans la conviction que 'tous les Egyptiens', à l'exception de, peut-être, quelques individus corrompus, ont les mêmes intérêts fondamentaux, dans la croyance en la neutralité de l'armée, dans la croyance que la terrible pauvreté à laquelle est confrontée la majorité de la population peut être surmontée s'il y a un parlement qui fonctionne et la fin du règne arbitraire d'un Ben Ali ou d'un Moubarak.
Ces illusions, exprimées chaque jour dans les paroles des manifestants eux-mêmes et sur leurs bannières, désarment le véritable mouvement d'émancipation, qui ne peut avancer que comme un mouvement de la classe ouvrière, combattant pour ses propres intérêts, qui soit distinct de celui des autres couches sociales, et qui soit avant tout diamétralement opposé aux intérêts de la bourgeoisie, de tous ses partis et factions. Les innombrables expressions de solidarité et d'auto-organisation que nous avons vues jusqu'ici reflètent déjà l'élément véritablement prolétarien des révoltes sociales actuelles et, comme bon nombre des manifestants l'ont déjà dit, elles laissent présager une société nouvelle et plus humaine. Mais cette société nouvelle et meilleure ne peut pas être amenée par des élections parlementaires, qui placeront un El Baradei ou les Frères musulmans ou toute autre faction bourgeoise à la tête de l'Etat. Ces factions, qui peuvent être portées au pouvoir par la force des illusions des masses, n'hésiteront pas plus tard à utiliser la répression contre ces mêmes masses.
Il y a eu beaucoup de discours sur la 'révolution' en Tunisie et en Egypte, à la fois de la part des principaux médias et de l'extrême gauche. Mais la seule révolution qui a aujourd'hui un sens, c'est la révolution prolétarienne, parce que nous vivons à une époque où le capitalisme, qu'il soit démocratique ou dictatorial, ne peut tout bonnement rien offrir à l'humanité. Une telle révolution ne peut réussir qu'à l'échelle internationale, en brisant toutes les frontières nationales et en renversant tous les Etats-nations. Les combats de classe et les révoltes massives d’aujourd'hui sont certainement des étapes sur la voie d'une telle révolution, mais ils se heurtent à toutes sortes d'obstacles sur leur route. Pour atteindre l'objectif de la révolution, de profonds changements dans l'organisation politique et dans la conscience de millions de personnes n'ont pas encore eu lieu.
D'une certaine manière, la situation actuelle en Egypte est un résumé de la situation historique de l'ensemble de l'humanité. Le capitalisme est dans sa phase terminale. La classe dirigeante ne peut offrir aucune perspective pour l'avenir de la planète, mais la classe exploitée n'est pas encore conscience de son propre pouvoir, de sa propre perspective, de son propre programme pour la transformation de la société. Le danger ultime est que cette impasse temporaire prenne fin dans « la ruine commune des classes en lutte », comme le dit le Manifeste Communiste, dans un plongeon dans le chaos et la destruction. Mais la classe ouvrière, le prolétariat, ne découvrira sa véritable puissance qu'en s'engageant dans de véritables luttes, et c'est pourquoi ce qui se déroule actuellement en Afrique du Nord et au Moyen-Orient est, malgré toutes ses faiblesses et illusions, un véritable phare pour les travailleurs du monde entier.
Et surtout c'est un appel aux prolétaires des pays les plus développés, qui commencent aussi à reprendre la route de la résistance aux attaques, pour qu'ils accomplissent la prochaine étape, en exprimant concrètement leur solidarité avec les masses du 'tiers-monde', en intensifiant leur propre combat contre l'austérité et l'appauvrissement, et, ce faisant, en mettant à nu tous les mensonges sur la liberté et la démocratie capitaliste, dont ils ont une longue et amère expérience.
World Revolution (5 février)