Depuis la crise du système financier en 2008, plus rien ne semble pouvoir camoufler la profondeur de la crise historique que traverse le capitalisme. Alors que les attaques contre la classe ouvrière pleuvent, que la misère se répand, les tensions impérialistes s'aiguisent, la faim continue de frapper plusieurs centaines de millions de personnes, les catastrophes naturelles se font toujours plus meurtrières. La bourgeoisie elle-même ne peut nier l'ampleur des difficultés ni dessiner l'horizon chimérique d'un avenir meilleur sous sa domination. C’est ainsi que, jusque dans ses organes de propagande, elle concède que la crise actuelle est la plus grave qu’ait connu le capitalisme depuis celle des années 1930, que le développement de la misère est un mal avec lequel il nous faudra "apprendre à vivre." Mais la bourgeoisie est une classe disposant de nombreuses capacités d'adaptation : s'il lui faut admettre, un peu contrainte par l'évidence de la situation, beaucoup par calcul politique, que les choses vont mal et qu’elles ne sont pas prêtes de s’améliorer, elle sait, dans le même temps, présenter les problèmes de manière suffisamment fallacieuse pour épargner le système capitaliste comme un tout. Les banques font faillite, entraînant dans leur sillage l'économie mondiale ? La faute aux traders ! L'endettement de certains États est tel qu'ils se déclarent en cessation de paiement ? La faute aux gouvernements corrompus ! La guerre ravage une partie de la planète ? Un manque de volonté politique ! Les catastrophes environnementales se multiplient causant toujours plus de victimes ? La faute à la nature ! Si des divergences existent dans les multiples analyses que propose la bourgeoisie, elles se rejoignent toutes sur un point essentiel qui consiste à dénoncer telle ou telle forme de gouvernance mais pas le capitalisme comme mode de production. En réalité, l'ensemble des calamités qui s’abattent sur la classe ouvrière est le résultat des contradictions qui, tous les jours un peu plus fortement, étranglent la société quel qu'en soit le mode de gouvernement, dérégulé ou étatique, démocratique ou dictatorial. Pour mieux camoufler la faillite de son système, la bourgeoisie prétend également que la crise économique débutée en 2008 reflue légèrement. Cette dernière est non seulement loin d'être terminée mais, de plus en plus explicitement, elle exprime l’approfondissement de la crise historique du capitalisme.
La bourgeoisie se félicite parfois des perspectives positives qu’annoncent les indicateurs économiques, en particulier les chiffres de la croissance qui commencent timidement à repartir à la hausse. Mais derrière ces "bonnes nouvelles", la réalité est bien différente. Dès 2008, afin d'éviter le scénario catastrophe de la crise des années 30, la bourgeoisie a dépensé des milliards pour soutenir les banques en grandes difficultés et mis en place des mesures keynésiennes. Ces mesures consistent, notamment, à diminuer les taux directeurs des banques centrales, qui déterminent le prix du crédit, et, pour l’État, à engager des dépenses de relance économique, souvent financées par l’endettement. Une telle politique est censée avoir pour effet bénéfique le développement d'une forte croissance. Or, aujourd'hui, ce qui frappe d'emblée, c’est l’extrême mollesse de la croissance mondiale au regard des astronomiques dépenses de relance et de l’agressivité des politiques inflationnistes. Les États-Unis se trouvent ainsi dans une situation que les économistes bourgeois, faute de pouvoir s’appuyer sur l’analyse marxiste, ne comprennent pas : l’État américain s’est endetté de plusieurs centaines de milliards de dollars et le taux directeur de la FED est proche de zéro ; pourtant, la croissance devrait s’élever à seulement 1,6% en 2010, contre les 3,7% espérés. Comme l’illustre le cas américain, si, depuis 2008, la bourgeoisie a momentanément évité le pire en s‘endettant massivement, la reprise n’est pas vraiment là. Incapables de comprendre que le système capitaliste est un mode de production transitoire, prisonniers de schémas sclérosés, les économiste bourgeois ne voient pas l’évidence : le keynésianisme a fait la preuve de son échec historique depuis les années 1970 parce que les contradictions du capitalisme sont désormais insolubles, y compris par la tricherie de l’endettement avec les lois fondamentales du capitalisme.
L’économie capitaliste se maintient péniblement depuis de nombreuses décennies par le gonflement prodigieux de la dette de tous les pays du monde afin de créer artificiellement un marché destiné à absorber une partie de la surproduction chronique. Mais la relation du capitalisme à l’endettement s’apparente à de l’opiomanie : plus il consomme, moins la dose est suffisante. En d'autres termes, la bourgeoisie a maintenu la tête hors de l’eau en s’agrippant à une planche de salut pourrie qui a fini par craquer en 2008. C’est ainsi qu’à l’inefficacité patente des déficits budgétaires s’ajoute le risque d'insolvabilité de nombreux pays, en particulier la Grèce, l’Italie, l'Irlande ou l'Espagne. Dans ce contexte, les gouvernements de tous les pays sont réduits à naviguer au jour le jour, modifiant leurs politiques économiques, de la relance à la rigueur en fonction des événements, sans que rien ne puisse durablement améliorer la situation. L’État, ultime recours contre la crise historique qui étrangle le capitalisme, n’est définitivement plus en mesure de camoufler son impuissance.
Partout dans le monde, des attaques sans précédent contre la classe ouvrière continuent de s’abattre aussi rapidement que les taux de chômage augmentent. Les gouvernements, de droite comme de gauche, imposent aux prolétaires des réformes et des coupes budgétaires d'une brutalité peu commune, comme en Espagne où, entre autres choses, les fonctionnaires ont vu leur salaire diminuer de 5% cette année par le gouvernement socialiste de Zapatero qui promet déjà leur gel en 2011. En Grèce, c’est notamment l'âge moyen de départ à la retraite qui a augmenté de 14 ans tandis que les pensions sont gelées jusqu‘en 2012. En Irlande, pays que la bourgeoisie vantait encore récemment pour son dynamisme, le taux officiel de chômage s’élève à 14%, tandis que les salaires des fonctionnaires ont également été allégés de 5 à 15% tout comme les indemnités des chômeurs ou les allocations familiales. D'après l’Organisation Internationale du Travail, le nombre de chômeurs dans le monde est passé de 30 millions, en 2007, à 210 millions, aujourd'hui1. On pourrait multiplier les exemples car, sur tous les continents, la bourgeoisie fait payer à la classe ouvrière le prix fort de la crise. Mais derrière les plans d'austérité hypocritement appelés réformes, derrière les licenciements et les fermetures d‘usine, des familles entières sombrent dans la pauvreté. Aux États-Unis, près de 44 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté d'après un rapport du Census Bureau, soit une augmentation de 6,3 millions de pauvres en deux ans, qui viennent s’ajouter aux trois précédentes années qui avaient déjà connu un fort développement de la pauvreté. La décennie a d'ailleurs été marquée aux États-Unis par une forte diminution de la valeur des bas revenus.
Il n’y a pas qu’au sein des "pays riches" que la crise se paie par la misère. Récemment, l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (plus connue sous le sigle : FAO.) se félicitait d'observer en 2010 un recul de la sous-alimentation qui touche particulièrement l’Asie (578 millions de personnes) et l’Afrique (239 millions), pour un total de 925 millions de personnes dans le monde. Ce que les statistiques ne révèlent pas immédiatement, c’est que ce chiffre reste largement supérieur à celui publié en 2008, avant que les effets de l’inflation spéculative des prix de l’alimentation ne se fassent sentir jusqu’à provoquer une série d'émeutes dans de nombreux pays. Le recul significatif des prix agricoles a, certes, fait modestement "reculer la faim dans le monde" mais la tendance sur plusieurs années, c’est-à-dire indépendamment de la conjoncture économique immédiate, est indéniablement à la hausse. D'ailleurs, les canicules de l’été en Russie, en Europe de l’Est et, récemment, en Amérique latine ont très sensiblement diminué le rendement des récoltes mondiales, ce qui, dans un contexte d'augmentation des prix, va inévitablement faire croître la malnutrition l’an prochain. Ainsi, il n’y a pas qu’au niveau économique que la faillite du capitalisme s‘exprime. Les dérèglements climatiques et la gestion bourgeoise des catastrophes environnementales constituent une cause croissante de mortalité et de dénuement.
Cet été, de violentes catastrophes se sont abattues sur les populations partout dans le monde : les flammes ont embrasé la Russie, le Portugal et de nombreux autres pays ; des moussons dévastatrices ont noyé le Pakistan, l’Inde, le Népal et la Chine sous la boue. Au printemps, le Golfe du Mexique connaissait la pire catastrophe écologique de l’histoire après l’explosion d'une plate-forme pétrolière. La liste des catastrophes de l’année 2010 est encore longue. La multiplication de ces phénomènes et leur gravité croissante ne sont pas le fruit du hasard car de l’origine des catastrophes jusqu'à à leur gestion, le capitalisme en porte une très lourde responsabilité.
Récemment, la rupture du réservoir mal entretenu d'une usine de production d'aluminium a engendré une catastrophe industrielle et écologique en Hongrie : plus d'un million de mètres cubes de "boue rouge" toxique s'est répandu autour de l'usine, causant plusieurs morts et de nombreux blessés. Les dégâts environnementaux et sanitaires sont très importants. Or, pour "minimiser les impacts" de ces déchets, les industriels retraitent la boue rouge de la manière suivante : soit ils la rejettent dans la mer par milliers de tonnes, soit ils l'entreposent dans d'immense bassin de rétention, à l'image de celui qui a cédé en Hongrie, alors que des technologies existent depuis longtemps pour recycler de pareils déchets, en particulier dans le bâtiment et l'horticulture.
La destruction de la planète par la bourgeoisie ne se limite cependant pas aux innombrables catastrophes industrielles qui frappent chaque année de nombreuses régions. Selon l’avis de nombreux scientifiques, le réchauffement de la planète joue un rôle majeur dans la multiplication des phénomènes climatiques extrêmes : "Ce sont des événements qui sont appelés à se reproduire et à s’intensifier dans un climat perturbé par la pollution des gaz à effet de serre" selon le vice-président du Groupe d'experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). Et pour cause, de 1997 à 2006, alors que la température de la planète ne cessait d'augmenter, le nombre de catastrophes, de plus en plus dévastatrices, a augmenté de 60 % par rapport à la décennie précédente, entraînant dans leur sillage de plus en plus de victimes. D'ici 2015, le nombre de victimes de catastrophes météorologiques devrait augmenter de plus de 50%.
Les scientifiques des compagnies pétrolières peuvent s’agiter en déclarant que le réchauffement planétaire n’est pas le résultat d'une pollution massive de l’atmosphère, l’ensemble des recherches scientifiques sérieuses démontre une corrélation évidente entre le rejet des gaz à effet de serre, le réchauffement climatique et la multiplication des catastrophes naturelles. Cependant, les scientifiques se trompent lorsqu’ils affirment qu’un peu de volonté politique des gouvernements est en mesure de changer les choses. Le capitalisme est incapable de limiter les rejets de gaz à effet de serre car il devrait alors aller à l'encontre de ses propres lois, celles du profit, de la production à moindre frais et de la concurrence. C’est la nécessaire soumission à ces lois qui fait que la bourgeoisie pollue avec, entre autres exemples, son industrie lourde, ou qu’elle fait inutilement parcourir à ses marchandises des milliers de kilomètres.
La responsabilité du capitalisme dans l’ampleur de ces catastrophes ne se limite d'ailleurs pas à la pollution atmosphérique et au dérèglement climatique. La destruction méthodique des écosystèmes, à travers, par exemple, la déforestation massive, le stockage des déchets dans les zones naturelles de drainage, ou l’urbanisation anarchique, parfois jusque dans le lit des rivières asséchées et au cœur de secteurs notablement inflammables, ont fortement aggravé l’intensité des catastrophes.
La série d'incendies qui a frappé la Russie au cœur de l’été, en particulier une large région autour de Moscou, est significative de l’incurie de la bourgeoisie et de son impuissance à maîtriser ces phénomènes. Les flammes ont embrasé des centaines de milliers d'hectares causant un nombre indéterminé de victimes. Pendant plusieurs jours, une épaisse fumée, dont les conséquences sur la santé ont été catastrophiques au point de doubler le taux quotidien de mortalité, a envahi la capitale. Et pour faire bonne mesure, des risques nucléaires et chimiques importants menacent encore les populations bien au-delà des frontières russes à cause, notamment, des incendies sur des terres contaminées par l’explosion de la centrale de Tchernobyl et des entrepôts d'armes et de produits chimiques plus ou moins oubliés dans la nature.
Un élément essentiel pour comprendre le rôle de la bourgeoisie dans l’envergure des incendies est l’état stupéfiant d'abandon des forêts. La Russie est un pays immense doté d'un parc forestier très important et dense, nécessitant un soin particulier pour circonscrire rapidement les débuts d'incendies afin d'éviter qu’ils ne se répandent jusqu’à devenir incontrôlables. Or, beaucoup de massifs forestiers russes ne sont même pas dotés de voies d'accès, si bien que les camions de pompiers sont incapables d'atteindre le cœur de la plupart des incendies. La Russie compte d'ailleurs seulement 22 000 pompiers, soit moins qu’un petit pays comme la France, pour lutter contre les flammes, et les gouverneurs régionaux, notablement corrompus, préfèrent employer les maigres moyens dont ils disposent pour la gestion des forêts à l'achat de voitures de luxe, comme l'ont révélé plusieurs scandales.
Le même cynisme vaut pour les fameux feux de tourbière, zones dont le sol est constitué de matière organique en décomposition particulièrement inflammable : en plus de laisser les tourbières à l’abandon, la bourgeoisie russe a favorisé la construction d'habitations sur ces zones alors que des incendies avaient déjà fortement sévi en 1972. Le calcul est bien simple : sur ces secteurs dangereux, les promoteurs immobiliers ont pu acheter des terrains, déclarés constructibles par la loi, à un prix dérisoire.
C’est de cette manière que le capitalisme transforme des phénomènes naturels humainement maîtrisables en véritables catastrophes. Mais, en matière d'horreur, la bourgeoisie ne s’arrête devant rien. C’est ainsi qu’autour des dévastatrices inondations qui ont frappé le Pakistan, s’est jouée une lutte impérialiste des plus crapuleuses.
Durant plusieurs semaines, des pluies torrentielles se sont abattues sur le Pakistan, occasionnant des inondations majeures, des glissements de terrain, des milliers de victimes, plus de 20 millions de sinistrés et des dégâts matériels considérables. La famine et la propagation de maladies, notamment le choléra, sont venues empirer une situation déjà désespérée. Pendant plus d'un mois, au milieu de cet horrible tableau, la bourgeoisie pakistanaise et son armée n’ont fait qu’étaler une incompétence et un cynisme hallucinants, accusant l’implacabilité de la nature, alors que, comme en Russie, entre urbanisation anarchique et services de secours impuissants, les lois du capitalisme apparaissent comme l’élément essentiel pour comprendre l’ampleur de la catastrophe.
Mais un aspect particulièrement écœurant de cette tragédie est la manière dont les puissances impérialistes essayent encore de tirer profit de la situation, au détriment des victimes, en utilisant les opérations humanitaires comme alibi. En effet, les États-Unis soutiennent, dans le cadre de la guerre avec l’Afghanistan voisin, le gouvernement très contesté de Youssouf Raza Gilani, et ont très rapidement profité des événements pour déployer un important contingent "humanitaire" constitué de porte-hélicoptères, de navires d'assaut amphibies, etc. Sous le prétexte d'empêcher un soulèvement des terroristes d'Al-Qaida, que favoriseraient les inondations, les États-Unis freinent, autant que faire se peut, l’arrivée de "l’aide internationale" venant d'autres pays, "aide humanitaire" elle aussi constituée de militaires, de diplomates et d'investisseurs sans scrupules.
Comme pour chaque catastrophe d'ampleur, tous les moyens sont mis en œuvre par tous les États pour faire valoir leurs intérêts impérialistes. Parmi ces moyens, la promesse de dons est devenue une opération systématique : tous les gouvernements annoncent officiellement une manne financière substantielle qui n’est officieusement accordée qu’en échange de la satisfaction des ambitions des donateurs. Par exemple, à ce jour, 10 % seulement de l’aide internationale promise en janvier 2010 après le tremblement de terre à Haïti a été effectivement versée à la bourgeoisie haïtienne. Et le Pakistan ne fera bien sûr pas exception à la règle ; les millions promis ne seront versés qu’à titre de commission d'État contre services rendus.
Les fondements du capitalisme, la recherche du profit, la concurrence, etc., sont donc, à tous les niveaux, au cœur de la problématique environnementale. Mais les luttes autour du Pakistan illustrent également les tensions impérialistes croissantes qui ravagent une partie de la planète.
L’élection de Barack Obama à la tête de la première puissance mondiale a suscité beaucoup d'illusions sur la possibilité de pacifier les rapports internationaux. En réalité, la nouvelle administration américaine n’a fait que confirmer la dynamique impérialiste ouverte avec l’effondrement du bloc de l’Est. L'ensemble de nos analyses selon lesquelles "la discipline rigide des blocs impérialistes" devait, suite à l'effondrement du bloc de l'Est, céder la place à l’indiscipline et à un chaos rampant, à une lutte généralisée de tous contre tous et à une multiplication incontrôlable des conflits militaires locaux s’est pleinement vérifiée. La période ouverte par la crise et l’aggravation considérable de la situation économique n’a fait qu’aiguiser les tensions impérialistes entre les nations. Selon le Stockholm International Peace Research Institute, pas moins de 1 531 milliards de dollars auraient été dépensés dans les budgets militaires de tous les pays en 2009, soit une augmentation de 5,9% par rapport à 2008 et de 49% par rapport à 2000. Et encore, ces chiffres ne prennent pas en compte les transactions illégales d'armement. Même si la bourgeoisie de certains États se trouve contrainte, crise oblige, de rogner sur ses dépenses militaires, fondamentalement la militarisation croissante de la planète est le reflet du seul futur qu'elle réserve à l'humanité : la multiplication des conflits impérialistes.
Les États-Unis, avec leurs 661 milliards de dépenses militaires en 2009, bénéficient d'une supériorité militaire absolument incontestable. Pourtant, depuis l’effondrement du bloc de l’Est, le pays est de moins en moins en mesure de mobiliser d'autres nations derrière lui, comme en avait témoigné la guerre d'Irak débutée en 2003 où, en dépit du retrait annoncé récemment, les troupes américaines comptent encore plusieurs dizaines de milliers de soldats. Non seulement les États-Unis n’ont pas été en mesure de fédérer beaucoup d'autres puissances sous leur bannière, notamment la Russie, la France, l’Allemagne et la Chine mais, en plus, d‘autres se sont petit à petit désengagées du conflit, en particulier le Royaume-Uni et l'Espagne. Surtout, la bourgeoisie américaine semble de moins en moins capable d'assurer la stabilité d'un pays conquis (les bourbiers afghan et irakien sont symptomatiques de cette impuissance) ou d'une région, comme l'illustre la manière dont l'Iran défie les Etats-Unis sans crainte de représailles. L’impérialisme américain est ainsi nettement sur le déclin et cherche à reconquérir son leadership perdu depuis plusieurs années à travers des guerres qui, finalement, l’affaiblissent considérablement.
Face aux États-Unis, la Chine tente de faire prévaloir ses ambitions impérialistes à travers l'effort d'armement (100 milliards de dollars de dépenses militaires en 2009, avec des augmentations annuelles à deux chiffres depuis les années 90) et sur le terrain. Au Soudan, par exemple, comme dans beaucoup d'autres pays, elle s’implante économiquement et militairement. Le régime soudanais et ses milices, armés par la Chine, poursuivent le massacre des populations accusées de soutenir les rebelles du Darfour, eux-mêmes armés par la France, par l’intermédiaire du Tchad, et les États-Unis, ancien adversaire de la France dans la région. Toutes ces manœuvres écœurantes ont engendré la mort de centaines de milliers de personnes et le déplacement de plusieurs millions d'autres.
Les États-Unis et la Chine sont loin de porter à eux seuls la responsabilité du chaos guerrier sur la planète. En Afrique, par exemple, la France, directement ou par milices interposées, essaye de sauver ce qu’elle peut de son influence, notamment au Tchad, en Côte d'Ivoire, au Congo, etc. Les cliques palestiniennes et israéliennes, soutenus par leurs parrains respectifs, poursuivent une guerre interminable. La décision israélienne de ne pas prolonger le moratoire sur la construction dans les territoires occupés, alors que "négociations de paix" organisées par les États-Unis se poursuivent, montre d'ailleurs l'impasse de la politique Obama qui voulait se distinguer de celle de Bush par plus de diplomatie. La Russie, à travers la guerre en Géorgie ou l’occupation de la Tchétchénie, essaye de recréer une sphère d'influence autour d'elle. La litanie des conflits impérialistes est trop longue pour que nous puissions l’exposer ici de manière exhaustive. Néanmoins, ce que la multiplication des conflits révèle, c'est que toutes les fractions nationales de la bourgeoisie, puissantes ou pas, n'ont d'autre alternative à proposer que répandre le sang en défense de leurs intérêts impérialistes.
Face à la profondeur de la crise dans laquelle s’enfonce le capitalisme, la combativité ouvrière n’est manifestement pas à la hauteur des enjeux, le poids des défaites du prolétariat pèse encore lourdement sur la conscience de notre classe. Mais les armes de la révolution se forgent au cœur des luttes que la crise commence à développer significativement. Depuis plusieurs années de nombreuses luttes ouvertes ont éclaté, parfois simultanément au niveau international. La combativité ouvrière s’exprime ainsi simultanément au sein des pays "riches" - en Allemagne, en Espagne, aux Etats-Unis, en Grèce, en Irlande, en France, au Japon, etc. - et des pays "pauvres." Si la bourgeoisie des pays riches diffuse l’idée crapuleuse et mensongère que les travailleurs des pays pauvres s’approprient les emplois de ceux des pays riches, elle prend bien soin d'imposer un quasi black-out sur les luttes de ces ouvriers qui feraient apparaître qu'eux aussi sont victimes des mêmes attaques que le capitalisme en crise impose dans tous les pays.
En Chine, dans un pays où la part des salaires dans le PIB est passée de 56% en 1983 à 36% en 2005, les ouvriers de plusieurs usines ont cherché à s’émanciper des syndicats, malgré de fortes illusions sur la possibilité d'un syndicat libre. Surtout, les ouvriers chinois ont réussi à coordonner eux-mêmes leur action et à élargir leur lutte au-delà de l’usine. Au Panama, une grève a éclaté le 1er juillet dans les bananeraies de la province de Bocas de Toro pour réclamer le paiement des salaires et s‘opposer à une réforme antigrève. Là aussi, malgré une vive répression policière et les multiples sabotages syndicaux, les travailleurs ont immédiatement cherché, et avec succès, à étendre leur mouvement. La même solidarité et la même volonté de se battre collectivement ont animé un mouvement de grève sauvage au Bangladesh, violemment réprimé par les forces de l'ordre.
Dans les pays centraux, la réaction ouvrière en Grèce s'est poursuivie à travers de nombreuses luttes, en particulier en Espagne où les grèves se multiplient contre les mesures draconiennes d'austérité. La grève organisée par les travailleurs du métro de Madrid est significative de la volonté des ouvriers d'étendre leur lutte et de s'organiser collectivement à travers des assemblées générales. C'est pour cela qu'elle a été le cible d'une campagne de dénigrement orchestrée par le gouvernement socialiste de Zapatero et ses médias. En France, si les syndicats parviennent à encadrer les grèves et les manifestations, la réforme visant à allonger l'âge de départ à la retraite provoque la mobilisation d'une large frange de la classe ouvrière et donne lieu à des expressions, certes très minoritaires mais également très significatives, d'une volonté de s'organiser en dehors des syndicats à travers des assemblées générales souveraines et d'étendre les luttes.
Evidemment, la conscience du prolétariat mondial est encore insuffisante et ces luttes, quoique simultanées, ne sont pas immédiatement en mesure de créer les conditions d'un même combat au niveau international. Néanmoins, la crise dans laquelle s’enfonce le capitalisme, les cures d'austérité et la misère croissante vont inévitablement produire une multiplication de luttes toujours plus massives à travers lesquelles les ouvriers développeront petit à petit leur identité de classe, leur unité, leur solidarité, leur volonté de se battre collectivement. Ce terrain est le terreau d'une politisation consciente du combat ouvrier pour son émancipation. Le chemin vers la révolution est encore long mais, comme l’écrivaient Marx et Engels dans le Manifeste communiste : "La bourgeoisie n'a pas seulement forgé les armes qui la mettront à mort ; elle a produit aussi les hommes qui manieront ces armes, les ouvriers modernes, les prolétaires."
V. (08/10/10)
1. Ces statistiques mettent en évidence une augmentation générale officielle du chômage que les tricheries de la bourgeoisie ne peuvent plus dissimuler. Il faut cependant être conscient que ces chiffres sont loin de refléter l'ampleur du phénomène puisque, dans tous les pays, y compris ceux où la bourgeoisie a dû aller le plus loin dans la mise en place d'un dispositif d'amortisseurs sociaux, le fait de ne pas retrouver de travail a pour conséquence qu'au bout d'un certain temps, on n'est plus considéré comme chômeur.
Dans l’article précédent nous avons évoqué la grande lutte menée par la classe ouvrière en Italie à la fin des années 60, passée à l’histoire sous le nom "d’automne chaud", dénomination qui, comme nous l’avons rappelé dans cet article, est trop étroite pour désigner une phase de lutte qui a impliqué les prolétaires en Italie au moins pendant les années 1968-1969 et qui a laissé des traces profondes au cours des années suivantes. Nous avions également mis en lumière comment cette lutte en Italie n’a pas été qu’un des nombreux épisodes au sein d’un processus de reprise internationale de la lutte de classe après la longue période de contre-révolution subie par le monde entier après la défaite de la vague révolutionnaire des années 20. La conclusion de ce premier article rappelait que ce développement énorme de combativité, accompagné de moments importants de clarification dans la classe ouvrière, allait rencontrer cependant, dans la période qui allait suivre, des obstacles importants. La bourgeoisie italienne, comme celle des autres pays qui avaient dû faire front au réveil de la classe ouvrière, n’est pas restée longtemps les bras croisés et, à côté des interventions directes des corps de police, elle a cherché progressivement à contourner l’obstacle par des moyens divers. Comme nous allons le voir dans cet article, la capacité de récupération de la bourgeoisie se base largement sur les faiblesses d’un mouvement prolétarien qui, malgré une énorme combativité, était encore privé d’une conscience de classe claire et dont les avant-gardes elles-mêmes n’avaient pas la maturité ni la clarté nécessaires pour jouer leur rôle.
Les faiblesses de la classe ouvrière au moment de l’automne chaud sont principalement liées à la rupture organique profonde qui s’était produite dans le mouvement ouvrier après la défaite de la vague révolutionnaire des années 20 et à la domination étouffante du stalinisme. Cela avait joué de façon doublement négative sur la conscience de la classe ouvrière. D’un côté, tout le patrimoine politique de classe avait été effacé, la perspective du communisme étant confondue avec les programmes interclassistes de nationalisations et la lutte de classe elle-même toujours plus confondue avec la lutte pour la "défense de la patrie" ! 1 De l’autre côté, la continuité apparente dans le passage de la vague révolutionnaire des années 20 à la phase la plus atroce de la contre-révolution, avec les purges staliniennes et les millions de prolétaires massacrés au nom du "communisme", a imprimé dans la tête des gens, grâce aussi à la propagande perverse de la bourgeoisie sur les communistes qui seraient des gens toujours prêts à opprimer et exercer la violence contre les hommes, l’idée qu’effectivement le marxisme et le léninisme devaient être rejetés ou, pour le moins, profondément révisés. Ainsi, quand la classe ouvrière se réveille, au niveau italien et international, elle n’est épaulée par aucune organisation révolutionnaire aux bases théoriques solides qui puisse soutenir son effort de reprise. De fait, presque tous les nouveaux groupes qui se reconstituent sur la lancée de la reprise de la lutte de classe à la fin des années 60, bien que reprenant en main les classiques, le font avec un certain a priori critique qui ne les aidera pas à retrouver ce dont ils ont besoin. Par ailleurs, même les formations de la Gauche communiste qui avaient survécu pendant les longues années de la contre-révolution, n’étaient pas restées politiquement indemnes. Les conseillistes, témoignage presque effacé de l’expérience héroïque de la gauche germano-hollandaise des années 20, encore terrorisés par le rôle néfaste que pourrait assumer dans le futur un parti dégénéré qui, comme le parti stalinien, établirait sa domination sur l’Etat et sur le prolétariat, se retranchaient de plus en plus dans une posture de "participants aux luttes" sans jouer de rôle quelconque d’avant-garde et en gardant pour eux tout l’héritage des leçons du passé. Il en a été de même, d'une certaine façon, de la part des bordiguistes et de la gauche italienne d’après 1943 (Programme Communiste et Battaglia Comunista), qui eux, au contraire, revendiquent avec force un rôle pour le parti. Paradoxalement, du fait de leur incapacité à comprendre la phase dans laquelle ils se trouvaient et d’une sorte d’adulation pour le parti, conjuguée à une certaine sous-estimation des luttes ouvrières lorsqu'elles sont menées en l'absence d'organisations révolutionnaires, ils se sont refusé à reconnaître, dans l’automne chaud et dans les luttes de la fin des années 60, la reprise historique de la classe au niveau international. De ce fait, leur présence à l’époque a été pratiquement nulle. 2 C’est pourquoi les nouveaux groupes politiques qui s’étaient formés pendant les années 60, soit du fait de la méfiance issue de la confrontation avec les expériences politiques précédentes, soit du fait de l’absence de références politiques déjà présentes, ont été poussés à réinventer des positions et un programme d’action. Le problème, toutefois, c’est qu’ils avaient comme point de départ l’expérience vécue au sein du vieux parti stalinien décrépi. D’où cette génération nombreuse de militants qui s’affichent en opposition à de tels partis et aux syndicats, rompant les ponts avec les partis de gauche, mais aussi partiellement avec la tradition marxiste, allant à la recherche d’une voie révolutionnaire dans la "nouveauté" qu’ils pensent trouver dans la rue, développant grandement le spontanéisme et le volontarisme, parce que, ce qui se présente encore sous l’habit officiel, c’est ou le stalinisme ancienne manière (URSS et PCI) ou la forme nouvelle des "chinois".
C’est dans ce contexte que se développe l’opéraïsme, l’idéologie dominante de l’automne chaud. La réaction justifiée des prolétaires qui reprirent la lutte de classe contre les structures bureaucratisées et asphyxiantes du PCI 3 et des syndicats, les conduisit à retirer toute confiance à ces structures et à mettre toute cette confiance dans la classe ouvrière elle-même. Ce sentiment s’exprime bien dans l’intervention d’un ouvrier de l’Om de Milan au Palasport de Turin à l’occasion d’une assemblée de la toute nouvelle Lotta Continua en janvier 1970 :
"A la différence du Parti communiste, nous ne sommes pas dirigés par 4 bourgeois. (…) Nous, nous ne ferons pas comme le PCI, parce que ce sont les ouvriers qui seront les guides de cette organisation". 4
Le jugement porté sur les syndicats est de fait particulièrement sévère :
"Nous ne pensons ni qu’on peut changer le syndicat "de l’intérieur", ni qu’on doive en construire un nouveau plus "rouge", plus "révolutionnaire", plus "ouvrier", sans bureaucrates. Nous, nous pensons que le syndicat est un rouage du système des patrons… et qu’il doit donc être combattu comme les patrons". 5
Nous chercherons donc dans cet article à présenter les principaux aspects de l’opéraïsme, en particulier dans sa version défendue par Toni Negri – qui reste jusqu’à aujourd’hui un des représentants les plus reconnus de ce courant politique – de façon à pouvoir dégager ce qui a fait sa force mais ce qui a été aussi la cause de son échec par la suite. Pour ce faire, nous nous réfèrerons à l’œuvre de Toni Negri, Dall’operaio massa all’operaio sociale. Intervista sull’operaismo. 6 Commençons par une définition de l’opéraïsme :
"Ce qu’on a appelé "opéraïsme" naît et se forme en tant que tentative de réponse politique à la crise du mouvement ouvrier des années 50, crise déterminée fondamentalement par les événements historiques dans le mouvement autour du 20e Congrès". 7
Déjà, dans ce passage, il est visible que malgré la rupture profonde avec les forces officielles de gauche, la définition de celles-ci – et en particulier du PCI – est complètement inadéquate et ne s’enracine pas dans une compréhension théorique profonde. Le point de départ est la prétendue "crise du mouvement ouvrier des années 50" alors que, au contraire, ce qui est défini comme "mouvement ouvrier" à l’époque, ce n’est que l’internationale de la contre-révolution stalinienne, dans la mesure où la vague révolutionnaire avait déjà été défaite dans les années 20 et la grande partie des cadres politiques ouvriers anéantie parce que dispersée et massacrée. Cette ambiguïté vis-à-vis du PCI s’exprimera au travers d’un rapport "amour-haine" vis-à-vis du parti d’origine et expliquera comment, avec le temps, tant d’éléments n’ont rien trouvé de mal à revenir au bercail. 8
L’opéraïsme se base à l’origine sur ce qui a été défini comme ouvrier-masse, c’est-à-dire la nouvelle génération de prolétaires qui, venant en grande partie du sud dans une phase d’expansion et de modernisation de l’industrie qui dure de la seconde moitié des années 50 aux premières années 60, va remplacer l’ancienne image de l’ouvrier professionnel ; cette nouvelle génération était en général astreinte à un travail non qualifié et répétitif. Le fait que cette composante du prolétariat, jeune et sans histoire, ait été bien moins sensible aux sirènes du stalinisme et du syndicalisme et beaucoup plus prête à se lancer dans la lutte, a amené les opéraïstes de l’époque à se laisser aller à une analyse sociologique selon laquelle le PCI aurait été l’expression de couches d’ouvriers professionnels, d’une aristocratie ouvrière. 9 Nous verrons plus loin où a conduit cette sorte de purisme social au niveau des choix politiques.
Le contexte des années 60, la force énorme et la durée du mouvement de classe en Italie à cette période, le manque d’une expérience qui aurait pu être transmise directement par des organisations prolétariennes préexistantes, ont fait croire à la génération de jeunes militants de l’époque qu’on était arrivé dans une situation révolutionnaire 10 et qu’il fallait établir, face à la bourgeoisie, un rapport de conflit permanent, une sorte de dualité de pouvoir. Il incombait donc aux groupes qui défendaient cette idée (principalement Potere Operaio) d’assumer un rôle dirigeant dans les débats du mouvement ("agir comme un parti") et de développer une action continue et systématique contre l’Etat. Voila comment s’exprimait Toni Negri à ce propos :
"L’activité politique de Potere Operaio sera donc celle de rassembler systématiquement le mouvement de classe, les différentes situations, les différents secteurs de la classe ouvrière et du prolétariat et de les amener vers des échéances, à des moments d’affrontement de masse qui puissent causer des dommages à cette réalité de l’Etat telle qu’elle se présente. L’exercice d’un contre-pouvoir, comme contre-pouvoir lié à des expériences particulières mais qui vise toujours plus à se garantir et à s’exercer contre le pouvoir de l’Etat : cela est aussi un sujet fondamental de l’analyse et une fonction de l’organisation" 11.
Malheureusement, l’absence de critiques des pratiques du stalinisme a conduit les groupes, opéraïstes ou non, à se retrancher derrière des logiques relevant de celles du stalinisme. Parmi celles-ci, l’idée de "l’action exemplaire", capable de pousser les masses à adopter un certain comportement, s’est révélée particulièrement pesante :
"Je n’avais pas des positions pacifistes" dit Negarville, un des chefs du service d’ordre qui avait cherché, et trouvé, l’affrontement avec les policiers sur le Corso Traiano (3 juillet 1969 : 70 policiers blessés, 160 manifestants arrêtés). "L’idée de l’action exemplaire qui provoque la réaction de la police fait partie de la théorie et de la praxis de Lotta Continua depuis le début, les affrontements dans la rue sont comme les batailles ouvrières pour le salaire, fonctionnels au début du mouvement", dit Negarville ; il n’y a rien de pire qu’une manifestation pacifique ou qu’un bon contrat ; ce qui compte, ce n’est pas d’atteindre un objectif mais la lutte, la lutte continue justement. 12
Cette logique est la même que celle qui poussera, plus tard, les différentes formations terroristes à défier l’Etat, sur le dos de la classe ouvrière, en comptant sur le fait que plus on porte l’attaque au cœur de l’Etat, plus les prolétaires auront du courage. L’expérience nous a démontré au contraire que chaque fois que des bandes terroristes ont volé l’initiative à la classe ouvrière, en la mettant dans une situation de chantage objectif, la conséquence a été systématiquement une paralysie de la classe ouvrière. 13
Cette recherche de l’affrontement continu produisit cependant, à la longue, autant un épuisement des énergies qu’une difficulté, pour ces formations opéraïstes, à trouver un espace pour une réflexion politique sérieuse et nécessaire :
"En fait, la vie organisationnelle de Potere Operaio est continuellement interrompue par la nécessité de répondre à des échéances qui, souvent et de plus en plus, dépassent la capacité d’y répondre massivement ; par ailleurs, l’enracinement au niveau de la masse est souvent faible, ce qui exclut la capacité de tenir des échéances." 14
Par ailleurs, le mouvement de lutte de la classe, après avoir manifesté un grand élan avec le développement de luttes encore importantes au début des années 70, commençait cependant à décliner, ce qui a provoqué la fin de l’expérience de Potere Operaio avec la dissolution du groupe en 1973 :
"… dès que nous avons compris que le problème que nous posions était, dans la situation et le rapport de force donnés, insoluble, nous nous sommes dissous. Si nous n’arrivions pas avec nos forces à résoudre ce problème, à ce moment là, c’était la force du mouvement de masse qui devait le résoudre d'une façon ou d'une autre ou, tout au moins, proposer une nouvelle façon de poser le problème." 15
L’hypothèse de départ, selon laquelle on était en présence d’une attaque ouvrière contre le capital, permanente et croissant de manière linéaire, et donc devant les conditions matérielles de la construction "d’un nouveau parti révolutionnaire", s’est révélée bien vite non fondée et ne correspondant pas à la réalité négative du "reflux".
Mais plutôt que d’en prendre acte, les opéraïstes se sont fait prendre par un subjectivisme croissant, en imaginant avoir mis le système économique en crise par ses luttes et en perdant petit à petit tout support matérialiste dans leurs analyses, rejoignant parfois des points de vue définitivement interclassistes.
Les thèmes politiques qui ont caractérisé l’opéraïsme ne sont pas toujours les mêmes ni toujours mis en avant avec la même vigueur. Néanmoins, toutes les positions de Potere Operaio (et de l’opéraïsme en général) sont marqués par cette exigence d’opposition frontale continuelle à l’Etat, une opposition ostentatoire en continu en tant que signal d’action politique, d’expression de vitalité. Ce qui va changer graduellement, par contre, c’est la référence à la classe ouvrière ou mieux, à l’image de l’ouvrier à laquelle on fait référence qui, après avoir été celle de l’ouvrier-masse, s’est diluée progressivement dans celle d’un soi-disant "ouvrier social" quand il y a eu moins de luttes. C’est cette modification de la référence sociale qui explique d’une certaine manière toute l’évolution, ou plus exactement, l’involution politique de l’opéraïsme.
Pour tenter d’expliquer cette évolution des positions de l’opéraïsme, on invoque un dessein du capital qui tend à défaire la combativité ouvrière, auparavant concentrée dans l’usine, en dispersant la classe sur le territoire.
"… la restructuration capitaliste commençait à s’identifier à une opération colossale sur la composition de la classe ouvrière, opération de dissolution de la forme dans laquelle la classe s’était constituée et déterminée dans les années 70. Dans ces années prévalait l’ouvrier-masse en tant que figure charnière de la production capitaliste et de la production sociale de valeur concentrée sur l’usine. La restructuration capitaliste était obligée, du fait de cette rigidité politique interne entre production et reproduction, de jouer sur l’isolement de l’ouvrier-masse dans l’usine par rapport au processus de socialisation de la production et à l’image de l’ouvrier qui devenait plus diffuse socialement. Par ailleurs, dans la mesure où le processus de production s’étendait socialement, la loi de la valeur commençait à ne jouer que formellement, c'est-à-dire qu’elle ne jouait plus sur le rapport direct entre travail individuel, déterminé, et la plus-value extorquée, mais sur l’ensemble du travail social." 16
L’image de l’ouvrier de référence devient ainsi celle d’un "ouvrier social" fantomatique, image d’autant plus fumeuse que, malgré les précisions de Negri 17, le mouvement de l’époque y a vu un peu de tout.
En réalité, avec la transition de l’ouvrier-masse à l’ouvrier social, l’opéraïsme lui-même se dissout (Potere Operaio) ou dégénère dans le parlementarisme (Lotta Continua) ; un nouveau phénomène apparaît : celui de l’autonomie ouvrière 18 qui se veut la continuation, en forme de mouvement, de l’expérience opéraïste.
L’Autonomie Ouvrière naît en fait en 1973 au Congrès de Bologne, dans une période où toute une partie de la jeunesse se reconnaît dans la figure de l’ouvrier social inventée par Toni Negri. Pour ce "jeune prolétariat", la libération ne passe plus par la conquête du pouvoir, mais par le développement "d’une aire sociale capable d’incarner l’utopie d’une communauté qui se réveille et qui s’organise en dehors du modèle économique, du travail et du salariat" 19 et donc par la mise en action d’un "communisme immédiat". La politique devient "luxurieuse", dictée et soumise au désir et aux besoins. Construit autour de centres sociaux, où se rencontrent les jeunes des quartiers populaires, ce "communisme immédiat" se traduit dans la pratique par la multiplication d’actions directes, parmi lesquelles principalement "les expropriations prolétariennes", imaginées comme sources de "salaire social", "les auto-réductions, les occupations de sites d’hébergement", publics et privés, et une expérience confuse d’autogestion et de vie alternative. De plus, l’attitude volontariste, qui prend ses désirs pour des réalités, se renforce, jusqu’à imaginer une situation dans laquelle la bourgeoisie subit l’assaut de l’ouvrier social :
"… maintenant désormais, la situation italienne est dominée par un contre-pouvoir irréductible, radical, qui n’a plus rien à faire, simplement, avec l’ouvrier des usines, avec la situation établie par le 'Statut des travailleurs' ou par des constructions institutionnelles post-soixante-huitardes déterminées. Nous nous trouvons au contraire dans une situation dans laquelle, au sein de tout le processus de reproduction – et ce doit être souligné – l’auto-organisation ouvrière est acquise en termes désormais définitifs" 20.
Cette analyse ne s’est pas limitée à la situation italienne, mais a été étendue au niveau international, surtout aux pays où l’économie est la plus développée, comme les États-Unis et la Grande-Bretagne. La conviction que le mouvement ouvrier est dans une position de force est tellement puissante qu’elle fait croire à Toni Negri (et aux autonomes de l’époque) que désormais les Etats ont décidé de mettre la main au portefeuille pour tenter d’endiguer l’offensive prolétarienne en distribuant une plus grande partie du revenu :
"… ce sont des phénomènes que nous connaissons parfaitement dans les économies plus avancées que la nôtre, des phénomènes qui se sont réalisés complètement pendant toutes les années 60, que ce soit aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, où la possibilité de bloquer le mouvement était vraiment recherchée, d’un côté à travers la destruction des avant-gardes subjectives du mouvement, de l’autre, de manière importante, à travers la capacité de contrôle, qui se fondait sur une disponibilité énorme de cash, sur une articulation énorme de la distribution du revenu." 21
Ainsi donc, dans une situation dans laquelle "tout le processus de la valeur n’existe plus", les patrons auraient été même disposés à ne plus rien gagner si ce n’est "restaurer les règles de l’accumulation" et "socialiser de façon complète les instruments de contrôle et de commande". 22 En d’autres termes, on s’imagine avoir déstabilisé l’Etat avec sa lutte, l’avoir mis en crise sans même se rendre compte que, de plus en plus, il ne restait dans la rue qu' une jeunesse qui avait de moins en moins à voir avec le monde de l’usine et du travail et qui, par conséquent, avait de moins en moins la capacité d’imposer un rapport de force à la bourgeoisie.
Ce qui est caractéristique de cette période, c’est le concept d’ "autovalorisation ouvrière" qui, au-delà des aspects liés aux conquêtes matérielles, se référait "à des moments de contre pouvoir", c'est-à-dire "à des moments politiques d’autodétermination, de séparation de la réalité de classe de celle qui est globalement la réalité de la production capitaliste" 23. Dans ce contexte, "la conquête prolétarienne du revenu" aurait été capable de "détruire parfois l’équation de la loi de la valeur". 24 Ici, on confond la capacité de la classe d’obtenir de plus hauts salaires et donc de réduire la part de plus value extorquée par les capitalistes avec une prétendue "destruction" de la loi de la valeur. La loi de la valeur par contre, comme l’a démontré toute l’histoire du capitalisme, tient bien la route et a survécu jusque dans les pays du soi-disant "socialisme réel" (les pays de l’Est qu’on appelait à l’époque, insidieusement, communistes).
Nous pouvons voir, d’après tout cet ensemble, qu’il existait, au sein du milieu de l’autonomie ouvrière, la grande illusion que le prolétariat pourrait, au sein de la société bourgeoise, créer et jouir de positions de contre pouvoir relativement "stables", alors que le rapport de double pouvoir est une condition particulièrement précaire, typique des périodes révolutionnaires qui, soit évoluent en une offensive victorieuse de la révolution prolétarienne, avec l’affirmation du pouvoir exclusif de la classe ouvrière et l’anéantissement du pouvoir bourgeois, soit dégénèrent en défaite de la classe.
C’est cette déconnexion importante d’avec la réalité matérielle, les bases économiques de la lutte, qui a amené au développement fantaisiste et estudiantin des positions politiques de l’autonomie.
Parmi les positions particulièrement en vogue chez les militants de l’autonomie ouvrière, il y avait le refus du travail en rapport étroit avec celle sur la théorie des besoins. A l’observation pertinente que l’ouvrier doit tendre à ne pas rester englué dans la logique des intérêts patronaux et à réclamer la satisfaction de ses besoins fondamentaux, les théoriciens de l’autonomie superposent une théorie qui va plus loin, identifiant l’autovalorisation ouvrière au sabotage de la machine patronale, jusqu’à prétendre qu’il y a un plaisir dans cette action de sabotage. C’est ce qui ressort de la description satisfaite que fait Toni Negri quand il parle de la liberté qu’ont pris les ouvriers d’Alfa Romeo quand ils se mettent à fumer sur les chaînes sans s’occuper des dégâts causés à la production. Il ne fait aucun doute que, à certains moments, on éprouve une profonde satisfaction à faire quelque chose qui est inutilement défendu, à faire de toute façon quelque chose qu’on te refuse avec l’arrogance de la force. C’est une satisfaction psychologique et même physique. Mais qu’est ce que cela a à voir avec les conclusions qu’en tire Toni Negri pour qui ce fait de fumer aurait été "une chose super-importante (…) importante, du point de vue théorique, presque autant que la découverte que c’est la classe ouvrière qui détermine le développement du capital" ??? Selon Negri, "la sphère des besoins" n’est plus celle des besoins matériels, objectifs, naturels, mais quelque chose qui crée petit à petit, "qui passait à travers, et réussissait à dominer, toutes les occasions qu’offrait la contre culture".
D’une certaine manière, le juste refus de rester aliéné, non seulement matériellement, mais aussi mentalement, à son poste de travail, ce qui s’exprime dans les entorses à la discipline d’usine, est présenté comme "un fait qualitatif formidable ; un fait qui se rapporte exactement à la dimension de l’expansion des besoins. Que signifie en fait jouir du refus du travail, quoi d’autre cela pourrait-il signifier sinon avoir construit en son sein même une série de capacités matérielles de jouissance qui sont complètement alternatives au rythme travail-famille-bar, et utiles à la rupture de ce monde fermé, en découvrant dans l’expérience de la révolte, des capacités et un pouvoir alternatif radical". 25
En réalité, c’est en se perdant derrière ces chimères vides et privées de toute perspective que l’opéraïsme, dans sa version ouvrier social, dégénère complètement en se dispersant dans nombre d’initiatives séparées, visant chaque fois à revendiquer la satisfaction des besoins de telle ou telle catégorie, à mille lieues de l’expression de cette solidarité de classe qui s’était exprimée pendant l’automne chaud et qui ne reviendra que plus tard quand la parole reviendra à la classe ouvrière.
Comme nous l’avons dit au début de cet article, la capacité de récupération de la bourgeoisie s’est en grande partie fondée sur les faiblesses du mouvement prolétarien que nous avons évoquées. Il faut cependant dire que la bourgeoisie, après s'être révélée complètement surprise dans un premier temps, a été ensuite capable de lancer une attaque sans précédent contre le mouvement ouvrier, autant de façon directe sur le plan de la répression, que sur le plan de manœuvres de toutes sortes.
Au niveau de la répression
C’est l’arme classique de la bourgeoisie contre son ennemi de classe, même si ce n’est pas l’arme décisive qui lui permet de créer vraiment un rapport de force contre le prolétariat. Entre octobre 1969 et janvier 1970, il y a plus de trois mille mises en accusation d’ouvriers et d’étudiants.
"Les étudiants et les ouvriers, plus de trois mille entre octobre 69 et janvier 70, ont été poursuivis. Les articles du code fasciste, qui punissent ‘la propagande subversive’ et ‘l’instigation à la haine entre les classes’ ont été exhumés. La police et les carabiniers confisquaient les oeuvres de Marx, Lénine et Che Guevara". 26
Au niveau du jeu fascisme/antifascisme
C’est l’arme classique contre le mouvement étudiant, moins dans les conflits avec la classe ouvrière, qui consiste à dévoyer le mouvement dans des affrontements de rue stériles entre bandes rivales, avec le recours obligé, à un certain niveau, aux composantes "démocratiques et antifascistes" de la bourgeoisie. En bref, c’est une façon de faire rentrer les moutons à la bergerie.
Au niveau de la stratégie de la tension
C’est sûrement le chef d’œuvre de la bourgeoisie italienne dans ces années, qui a réussi à changer profondément le climat politique. Tout le monde se souvient du massacre de la Banque de l’Agriculture, Place Fontana à Milan, le 12 décembre 1969, qui a fait 16 morts et 88 blessés. Mais tout le monde ne sait pas, ou ne se souvient pas, qu’à partir du 25 avril 69, l’Italie a souffert d’une série ininterrompue d’attentats :
"Le 25 avril, deux bombes explosent à Milan, une à la Gare centrale et l’autre, qui fait une vingtaine de blessés, au stand Fiat de la Foire. Le 12 mai, trois engins explosifs, deux à Rome et un à Turin, n’explosent pas par pur hasard. En juillet, l’hebdomadaire ‘Panorama’ se fait l’écho de rumeurs d’un coup d’Etat de droite. Des groupes néofascistes lancent un appel à la mobilisation, le PCI met ses sections en état d’alerte. Le 24 juillet, un engin explosif similaire à ceux découverts à Rome et à Turin est trouvé, non explosé, au Palais de Justice de Milan. Le 8 et le 9 août, huit attentats contre les chemins de fer provoquent des dégâts importants et font quelques blessés. Le 4 octobre, à Trieste, un explosif déposé dans une école élémentaire et programmé pour exploser à l’heure de sortie des enfants, n’explose pas du fait d’un défaut technique ; on accuse un militant d’Avanguardia Nazionale (un groupe d'extrême droite, ndt). A Pise, le 27 octobre, le bilan d’une journée d’affrontements entre la police et des manifestants qui réagissent à une manifestation de fascistes italiens et grecs, est d’un mort et cent vingt cinq blessés. (…) Le 12 décembre, quatre engins explosifs explosent à Rome et Milan. Les trois de Rome ne font pas de victime, mais celui de Milan, place Fontana en face de la Banque de l’Agriculture, fait 16 morts et 88 blessés. Un cinquième engin explosif, à Milan toujours, est retrouvé intact. Ainsi commence, pour l’Italie, ce qui a été défini effectivement comme la longue nuit de la République". 27
En ce qui concerne la période suivante, le rythme ne s’est que légèrement abaissé, mais n’a jamais cessé. De 1969 à 1980, on a enregistré 12 690 attentats et autres moments de violence pour des raisons politique, qui ont fait 362 morts et 4490 blessés. Parmi eux, le nombre de morts et de blessés par attentats se monte respectivement à 150 et 551, au total onze attentats, le premier en décembre 69, Piazza Fontana à Milan, le plus grave (85 morts et 200 blessés) à la gare de Bologne en août 1980. 28
"… l’État violent se révéla au-delà de toute attente : il organisait les attentats, déjouait les enquêtes, arrêtait des innocents, en tuait un, Pinelli, avec en plus la bénédiction de quelques journaux et de la TV. Le 12 décembre a représenté la découverte d’une dimension imprévue de la lutte politique et même la révélation de l’ampleur du front contre lequel nous devions nous battre (…). Avec la Piazza Fontana, on découvrit donc un nouvel ennemi : l’État. Avant, les adversaires étaient le professeur, le chef d’équipe, le patron. Les références étaient transnationales, de différentes régions du monde : le Vietnam, le Mai français, les Black Panthers, la Chine. La révélation de l’Etat terroriste ouvrait un nouvel horizon aux luttes : celui des complots, de l’instrumentalisation des néofascistes" 29
Le but évident de cette stratégie était d’intimider et désorienter le plus possible la classe ouvrière, répandre la peur des bombes et de l’insécurité, ce en quoi elle a partiellement réussi. Cela a eu aussi un autre effet, certainement plus néfaste. Dans la mesure où, avec la Piazza Fontana, on découvrait, au moins, au niveau de minorités, que c’était l’État le véritable ennemi, celui avec lequel il fallait régler les comptes, une série de composantes prolétariennes et étudiantes allaient virer vers le terrorisme en tant que méthode de lutte.
La dynamique terroriste encouragée
La pratique du terrorisme est devenue ainsi la façon dont beaucoup de camarades courageux, mais aventureux, ont détruit leur vie et leur engagement politique dans une pratique n'ayant rien à voir avec la lutte de classe. Cette pratique a de plus conduit aux pires résultats, en provoquant un recul de toute la classe ouvrière devant la double menace de la répression de l’État d’une part et du chantage du monde "brigadiste" et terroriste d’autre part.
Les syndicats récupèrent via les Conseils d'Usine
Le dernier élément, mais sûrement pas en terme d’importance, sur lequel la bourgeoisie s’est appuyée a été le syndicat. Ne pouvant compter sur la répression pour tenir le prolétariat à distance, le patronat qui, pendant toutes les années d'après-guerre jusqu’à la veille de l’automne chaud, avait été fortement hostile au syndicat, se redécouvrait démocratique et amoureux des bonnes relations dans les entreprises. La tromperie, évidemment, c’est que ce qu’on n'arrive pas à obtenir avec de mauvaises relations, on cherche à l’avoir avec les bonnes, en recherchant le dialogue avec les syndicats considérés comme uniques interlocuteurs en mesure de contrôler les luttes et les revendications ouvrières. Ce plus grand champ démocratique offert aux syndicats, qui se traduira par l’établissement et le développement des Conseils d’Usine, forme de syndicalisme de base dans lesquels il n’est pas nécessaire d’avoir une carte pour participer, a donné aux travailleurs l’illusion d’avoir conquis cela eux-mêmes et qu’ils pouvaient faire confiance à ces nouvelles structures pour continuer leur lutte. En fait, la lutte des ouvriers, bien que souvent très critique dans les rapports avec les syndicats, n’a pas réussi à en faire une critique radicale, se bornant à en dénoncer les inconséquences.
Dans ces deux articles, nous avons cherché à montrer, d’un côté, la force et les potentialités de la classe ouvrière, de l’autre, l’importance que son action soit soutenue par une conscience claire de la route à parcourir. Le fait que les prolétaires qui s'étaient réveillés à la fin des années 60 à la lutte de classe, en Italie et dans le monde entier, n’aient pas disposé de la mémoire des expériences du passé et qu’ils aient dû s’appuyer seulement sur des acquis empiriques qu’ils pouvaient accumuler petit à petit, a constitué l’élément majeur de la faiblesse du mouvement.
Aujourd’hui, dans les différentes évocations de 68 en France et de l’automne chaud italien, nombreux sont ceux qui se laissent aller à des soupirs de nostalgie en pensant que cette époque est bien lointaine et que des luttes semblables ne peuvent plus resurgir. Nous pensons que c’est vraiment le contraire. De fait, l’automne chaud, le Mai français et l’ensemble des luttes qui ont secoué la société mondiale à la fin des années 60, n’ont été que le début de la reprise de la lutte de classe, mais les années qui ont suivi ont vu un développement et une maturation de la situation. Aujourd’hui, en particulier, il existe, au niveau mondial, une présence plus significative des avant-gardes politiques internationalistes (bien qu'encore encore ultra minoritaires), qui, contrairement aux groupes sclérosés du passé, sont capables de débattre entre elles, de travailler et d’intervenir ensemble, leur objectif commun à toutes étant le développement de la lutte de classe. 30 De plus, il n’y a pas aujourd'hui dans la classe seulement une combativité de base permettant l'éclosion de luttes un peu partout dans le monde 31. Il y a aussi le sentiment diffus que désormais cette société dans laquelle nous vivons n’a plus rien à offrir à qui que ce soit, sur le plan économique comme sur celui de la sécurité vis-à-vis des catastrophes environnementales ou des guerres, etc. Et un tel sentiment tend à se répandre, à tel point qu’il arrive quelquefois d’entendre parler de la nécessité de la révolution par des personnes qui n’ont aucune expérience politique. En même temps, la plupart de ces personnes considèrent que la révolution n'est pas possible, que les exploités n'auront pas la force de renverser le système capitaliste :
"On peut résumer cette situation de la façon suivante : à la fin des années 1960, l’idée que la révolution était possible pouvait être relativement répandue mais celle qu’elle était indispensable ne pouvait pas s’imposer. Aujourd’hui, au contraire, l’idée que la révolution soit nécessaire peut trouver un écho non négligeable mais celle qu’elle soit possible est extrêmement peu répandue.
Pour que la conscience de la possibilité de la révolution communiste puisse gagner un terrain significatif au sein de la classe ouvrière, il est nécessaire que celle-ci puisse prendre confiance en ses propres forces et cela passe par le développement de ses luttes massives. L’énorme attaque qu’elle subit dès à présent à l’échelle internationale devrait constituer la base objective pour de telles luttes. Cependant, la forme principale que prend aujourd’hui cette attaque, celle des licenciements massifs, ne favorise pas, dans un premier temps, l’émergence de tels mouvements. En général, (…) les moments de forte montée du chômage ne sont pas le théâtre des luttes les plus importantes. Le chômage, les licenciements massifs, ont tendance à provoquer une certaine paralysie momentanée de la classe. (…) C’est pour cela que si, dans la période qui vient, on n’assiste pas à une réponse d’envergure de la classe ouvrière face aux attaques, il ne faudra pas considérer que celle-ci a renoncé à lutter pour la défense de ses intérêts. C’est dans un second temps, lorsqu’elle sera en mesure de résister aux chantages de la bourgeoisie, lorsque s’imposera l’idée que seule la lutte unie et solidaire peut freiner la brutalité des attaques de la classe régnante, notamment lorsque celle-ci va tenter de faire payer à tous les travailleurs les énormes déficits budgétaires qui s’accumulent à l’heure actuelle avec les plans de sauvetage des banques et de "relance" de l’économie, que des combats ouvriers de grande ampleur pourront se développer beaucoup plus." (Résolution sur la situation internationale du 18e congrès du CCI, 2009, Revue internationale n° 138)
Ce sentiment d'impuissance a pesé et pèse encore sur la génération actuelle de prolétaires et explique par moments les hésitations, les retards, le manque de réactions face aux attaques de la bourgeoisie. Mais nous devons voir notre classe avec la confiance qui nous vient de la connaissance de son histoire et de ses luttes passées ; nous devons travailler pour relier les luttes du passé avec celles du présent ; nous devons participer aux luttes et donner en leur sein courage et confiance dans l’avenir, accompagnant et stimulant la reconquête par le prolétariat dans sa prise de conscience que le futur de l'humanité repose sur ses épaules, et qu'il a la capacité d'accomplir cette tâche immense.
Ezechiele (23/08/10)
1. Voir en particulier le rôle néfaste de la "résistance au fascisme» qui, au nom d’une prétendue "lutte pour la liberté", conduira les prolétaires à se faire massacrer pour une fraction de la bourgeoisie contre une autre d’abord dans la guerre d’Espagne (1936-1939) et ensuite dans la Seconde Guerre mondiale.
2. "Ayant formé le Parti en 1945, alors que la classe était encore soumise à la contre-révolution et n'ayant pas ensuite fait la critique de cette formation prématurée, ces groupes (qui continuaient à s'appeler "parti") n'ont plus été capables de faire la différence entre la contre-révolution et la sortie de la contre-révolution. Dans le mouvement de mai 1968 comme dans l'automne chaud italien de 1969, ils ne voyaient rien de fondamental pour la classe ouvrière et attribuaient ces événements à l'agitation des étudiants. Conscients par contre du changement du rapport de forces entre les classes, nos camarades de Internacionalismo (et notamment MC, ancien militant de la Fraction et de la GCF) ont compris la nécessité d'engager tout un travail de discussion et de regroupement avec les groupes que le changement de cours historique faisait surgir. A plusieurs reprises, ces camarades ont demandé au PCInt de lancer un appel à l'ouverture d'une discussion entre ces groupes et à la convocation d'une conférence internationale dans la mesure où cette organisation avait une importance sans commune mesure avec notre petit noyau au Venezuela. A chaque fois, le PCInt a rejeté la proposition arguant qu'il n'y avait rien de nouveau sous le soleil. Finalement, un premier cycle de conférences a pu se tenir à partir de 1973 à la suite de l'appel lancé par Internationalism, le groupe des États-Unis qui s'était rapproché des positions de Internacionalismo et de Révolution Internationale, fondée en France en 1968. C'est en grand partie grâce à la tenue de ces conférences, qui avaient permis une décantation sérieuse parmi toute une série de groupes et d'éléments venus à la politique à la suite de mai 68, qu'a pu se constituer le CCI en janvier 1975". (Tiré de "Les trente ans du CCI : s’approprier le passé pour construire l’avenir [2]")
3. Sur le PCI, voir les deux articles "Breve Storia del PCI ad uso dei proletari che non vogliono credere piu a niente ad occhi chiusi" I (1921-1936) et II (1936-1947) (Rivoluzione Internazionale n° 63 et 64). ("Brève histoire du PCI à l'usage des prolétaires qui ne veulent plus croire les yeux fermés"). Le roman d’Ermanno Rea, Mistero napoletano, (Ed. Einaudi) est particulièrement intéressant, pour comprendre la pesanteur des rapports au sein du PCI de ces années)
4. Aldo Cazzulo, "I ragazzi che volevano fare la rivoluzione. 1968-1978. Storia critica di Lotta Continua" Sperling et Kupfer, Eds, p. 8.
5. "Tra servi e padroni", in Lotta Continua du 6 décembre 1969, cité aussi dans Aldo Cazzullo, op.cit.p. 89.
6. Antonio Negri, "De l'ouvrier-masse à l'ouvrier social. Entretien sur l'opéraïsme". En italien, édition Ombre Corte.
7. Antonio Negri, op.cit, p. 36-37.
8. On ne peut qu’être impressionné par la quantité d’éléments dans le monde d’aujourd’hui, qui sont des personnages publics, politiques, journalistes, écrivains, avec des positions politiques de centre gauche ou même de droite, qui sont passés hier par des groupes de la gauche extra-parlementaire et, en particulier, par l’opéraïsme. N’en citons que quelques uns : Massimo Cacciari, député PD (Margherita avant) et deux fois maire de Venise ; Alberto Asor Rosa, écrivain et critique littéraire ; Adriano Sofri, journaliste modéré à La Repubblica et Il Foglio ; Mario Tronti, revenu au PCI au niveau du comité central et élu sénateur ; Paolo Liguori, journaliste avec des responsabilités directoriales dans différents journaux télévisés et autres entreprises éditoriales de Berlusconi... Et la liste pourrait se poursuivre avec des dizaines et des dizaines d’autres noms.
9. Nous ne partageons pas l’analyse de Lénine sur l’existence d’une aristocratie ouvrière au sein de la classe ouvrière. Voir notre article : "L’aristocratie ouvrière : une théorie sociologique pour diviser la classe ouvrière [3]" (Revue Internationale n° 25).
10. Idée largement répandue aussi au niveau international.
11. Antonio Negri, op. cit., p. 105
12. Aldo Cazzullo, op. cit., p. XII
13. Voir à ce propos "Terreur, terrorisme et violence de classe [4]" (Revue Internationale n° 14) ; "Sabotage des lignes SNCF : des actes stériles instrumentalisés par la bourgeoisie contre la classe ouvrière [5]" (ICC on line, 2008) ; "Débat sur la violence (II) : il est nécessaire de dépasser le faux dilemme : pacifisme social-démocrate ou violence minoritaire [6]". (ICC on line, 2009)
14. Antonio Negri, op. cit., p. 105
15. Antonio Negri, op. cit. p. 108
16. Antonio Negri, op. cit., p. 113
17. "Quand on dit ‘ouvrier social’, on dit vraiment, avec une précision extrême, que de la plus-value est extraite de ce sujet. Quand nous parlons ‘d’ouvrier social’, nous parlons d’un sujet qui est productif et quand nous disons qu’il est productif, nous disons qu’il est producteur de plus-value, à terme ou immédiatement". Antonio Negri, op. cit. p.18
18. Sur cette question, voir nos articles: "L’Area della Autonomia: la confusione contro la classe operaia (1)" (Rivoluzione Internazionale n°8) et (2) (Rivoluzione Internazionale n° 10)
19. N. Balestrini, P. Moroni, "L’orda d’oro", Milano, SugarCo Edizioni, 1988, p. 334
20. Antonio Negri, op.cit.,p. 138
21. Antonio Negri, op.cit.,p. 116-117
22. Antonio Negri, op.cit.,p. 118
23. Antonio Negri, op.cit.,p. 142
24. Antonio Negri, op.cit.,p. 142
25. Antonio Negri, op.cit.,p. 130-132
26. Alessandro Silj, "Malpaese, Criminalità, corruzione et politica nell’Italia della prima Repubblica 1943-1994", Donzelle Editeur, p. 100-101
27. Alessandro Silj, op. cit., p. 95-96
28. Alessandro Silj, op. cit., p. 113
29. Témoignage de Marco Revelli, à l’époque militant de Lotta Continua. In : Aldo Cazzullo, op. cit., p. 91
30. Il n’est pas possible de reporter ici la liste des différents articles relatifs à cette nouvelle génération d’internationalistes, nous invitons donc les lecteurs à visiter notre site sur lequel ils pourront trouver un grand nombre d’informations.
31. Sur le développement actuel de la lutte de classe, nous renvoyons aussi à notre site web, en attirant en particulier l’attention sur la lecture des articles à propos de Vigo (Espagne), la Grèce et Tekel (Turquie).
Dans les articles précédents de cette série, nous avons suivi l’apparition des conseils ouvriers (soviets en russe) au cours de la Révolution de 1905, leur disparition puis leur resurgissement au cours de la Révolution de 1917, leur crise et leur reprise en mains par les ouvriers, qui les amena à la prise de pouvoir en octobre 1917 1. Nous aborderons dans cet article la tentative d'exercice du pouvoir par les soviets, moment fondamental dans l'histoire de l’humanité : "car pour la première fois ce n'est pas une minorité, ce ne sont pas uniquement les riches, uniquement les couches instruites, c'est la masse véritable, l'immense majorité des travailleurs qui édifient eux-mêmes une vie nouvelle, tranchent en se fondant sur leur expérience, les problèmes si ardus de l'organisation socialiste" 2.
Animées par un extraordinaire enthousiasme, les masses d’ouvriers s’attelèrent à la tâche de consolider et poursuivre ce qu’elles avaient commencé avant la Révolution. L’anarchiste Paul Avrich décrit l'atmosphère de ces premiers mois en soulignant qu'il existait "un degré de liberté et un sentiment de puissance qui furent uniques dans toute son histoire [celle de la classe ouvrière russe]" 3.
Le mode de fonctionnement que tenta de mettre en place le pouvoir soviétique était radicalement différent de celui de l’Etat bourgeois où l’Exécutif – le Gouvernement – jouit de pouvoirs pratiquement absolus tandis que le Législatif – le Parlement – et le Judiciaire qui, théoriquement, doivent le contrebalancer, lui sont en réalité fortement subordonnés. En tout état de cause, les trois pouvoirs sont totalement séparés de la grande majorité de la population dont le rôle est limité à déposer régulièrement le bulletin de vote dans l’urne 4. Le pouvoir soviétique se basait quant à lui sur deux prémisses complètement nouvelles :
– la participation active et massive des ouvriers ;
– ce sont eux – c’est-à-dire la masse de travailleurs – qui débattent, décident et exécutent.
Comme le dit Lénine au IIe Congrès des Soviets : "La force se manifeste, de l'avis de la bourgeoisie, quand les masses vont aveuglément à l'abattoir [...] La bourgeoisie ne reconnaît comme fort un gouvernement que s'il peut, usant de toute la puissance du mécanisme gouvernemental, jeter les masses où elle l'entend. Notre conception de la force est différente. A notre avis, un gouvernement est fort de la conscience des masses. Il est fort quand ces masses savent tout, jugent de tout, acceptent tout consciemment." 5.
Dès qu’ils eurent pris le pouvoir, les soviets se heurtèrent cependant à un obstacle : l'Assemblée constituante ; celle-ci représentait la négation même de toutes ces prémisses et le retour au passé : la délégation de pouvoir et son exercice par une caste bureaucratique de politiciens.
Face au tsarisme, le mouvement ouvrier en Russie avait revendiqué l'Assemblée constituante comme pas en avant vers une République bourgeoise, mais la Révolution de 1917 avait largement dépassé ce vieux mot d’ordre. Le poids du passé se révéla dans l’influence qu’il continuait à avoir, y compris après la proclamation du pouvoir soviétique, non seulement auprès de vastes masses d’ouvriers mais également auprès de nombreux militants du Parti bolchevique qui considéraient cette Assemblée constituante compatible avec le pouvoir des soviets.
"L'une des fautes les plus graves et les plus lourdes de conséquences que la coalition bourgeoise socialiste commit, ce fut d'ajourner, sous des prétextes essentiellement juridiques, les élections [à l'Assemblée constituante]" 6. Les gouvernements qui se succédèrent entre février et octobre 1917 l'avaient ajournée maintes et maintes fois, trahissant de fait ce qu'eux-mêmes présentaient comme leur aspiration ultime. Les bolcheviks – non sans divisions et contradictions en leur sein – avaient durant cette période été ses principaux défenseurs, tout en sachant son incohérence avec le mot d’ordre de "Tout le pouvoir aux soviets !".
Ainsi se fit jour un paradoxe : trois semaines après la prise du pouvoir par les soviets, ceux-ci accomplirent la promesse de convoquer des élections pour l'Assemblée constituante. Ces élections donnèrent la majorité aux socialistes-révolutionnaires de droite (299 sièges), suivis de loin par les bolcheviks (168), puis par les socialistes-révolutionnaires de gauche (39) et autres groupes de moindre importance.
Comment est-il possible que le résultat électoral donne la victoire aux perdants d'Octobre ?
Plusieurs facteurs l’expliquent, mais le plus évident en Russie à ce moment précis est que le vote met sur un pied d'égalité des "citoyens" dont la condition est radicalement antagonique : ouvriers, patrons, bureaucrates, paysans, etc., ce qui favorise toujours la minorité exploiteuse et la conservation du statu quo. Plus généralement, il existe un autre facteur qui affecte la classe révolutionnaire : le vote est un acte où l'individu atomisé se laisse porter par de multiples considérations, influences et intérêts particuliers, donnés par l’illusion d’être un "citoyen" hypothétiquement libre et n’exprimant donc en rien la force active d'un collectif. L’ouvrier "citoyen individuel" qui vote dans l’isoloir et l’ouvrier qui participe à une assemblée sont comme deux personnes différentes.
L'Assemblée constituante fut toutefois complètement inopérante. Elle se discrédita elle-même. Elle prit quelques décisions grandiloquentes qui restèrent sans effet, ses réunions se limitant à n’être qu’une succession de discours ennuyeux. L'agitation bolchevique, appuyée par des anarchistes et des socialistes-révolutionnaires de gauche, posa clairement le dilemme Soviets ou Assemblée constituante et participa ainsi à la clarification des consciences. Après de multiples avatars, l'Assemblée constituante fut tranquillement dissoute en janvier 1918 par les matelots chargés d'en monter la garde pour assurer sa sécurité.
Le pouvoir exclusif passa aux mains des soviets au travers desquels les masses ouvrières réaffirmèrent leur existence politique. Pendant les premiers mois de la révolution et au moins jusqu'à l'été 1918, l'auto-activité permanente des masses, que nous avions déjà vu se manifester dès février 1917, non seulement se poursuivit mais s’amplifia et se renforça. Les travailleurs, les femmes, les jeunes, vivaient dans une dynamique d'assemblées, de conseils d'usine, de quartier, de soviets locaux, de conférences, de meetings, etc. "La première phase du régime soviétique fut celle de l'autonomie presque illimitée de ses institutions locales. Animés d'une vie intense et de plus en plus nombreux, les Soviets, à la base, se montrèrent jaloux de leur autorité" 7. Les soviets locaux discutaient prioritairement d'affaires concernant toute la Russie mais aussi de la situation internationale, en particulier du développement des tentatives révolutionnaires 8.
Le Conseil des commissaires du peuple, créé par le IIe Congrès des Soviets, n'était pas conçu comme un gouvernement de fait, c'est-à-dire comme un pouvoir indépendant monopolisant toutes les affaires mais, au contraire, comme l'animateur et le moteur de l'action massive. Anweiler cite la campagne d'agitation dirigée par Lénine en ce sens: "Le 18 novembre, Lénine appela les travailleurs à prendre en main propre toutes les affaires publiques : vos soviets sont à partir de maintenant des organes de gouvernement tout-puissants, qui décident de tout" 9. Ce n'était pas de la rhétorique. Le Conseil des commissaires du peuple ne disposait pas, comme les gouvernements bourgeois, d’une constellation impressionnante de conseillers, fonctionnaires de carrière, gardes du corps, collaborateurs, etc. Comme le raconte Victor Serge 10, cet organe comptait un chef de service et deux collaborateurs. Ses sessions consistaient à examiner chaque affaire avec des délégations ouvrières, des membres du Comité exécutif des Soviets ou du Soviet de Petrograd et de Moscou. "Le secret des délibérations du Conseil des ministres" avait été aboli.
En 1918, se tinrent quatre congrès généraux des soviets de toute les Russies : le IIIe en janvier, le IVe en mars, le Ve en juillet et le VIe en novembre. Ceci montre la vitalité et la vision globale qui animaient les soviets. Ces congrès généraux, qui requéraient un immense effort de mobilisation – les transports étaient paralysés et la guerre civile rendait très compliqué le déplacement des délégués – exprimaient l'unité globale des soviets et concrétisaient leurs décisions.
Les congrès étaient animés par de vifs débats où participaient non seulement les bolcheviks, mais aussi les mencheviks internationalistes, les socialistes-révolutionnaires de gauche, les anarchistes, etc. Les bolcheviks y exprimaient même leurs propres divergences. L’atmosphère était celle d’un profond esprit critique, ce qui fit dire à Victor Serge : "pour être honnêtement servie, [la révolution] doit sans cesse être mise en garde contre ses propres abus, ses propres excès, ses propres crimes, ses propres éléments de réaction. Elle a donc un besoin vital de la critique, de l'opposition, du courage civique de ceux qui l'accomplissent" 11.
Aux IIIe et IVe Congrès, il y eut un débat orageux sur la signature d'un traité de paix avec l'Allemagne – Brest-Litovsk 12 – centré sur deux questions : comment pouvait se maintenir le pouvoir soviétique en attendant la révolution internationale ? Comment pouvait-il contribuer réellement à celle-ci ? Le IVe Congrès fut le théâtre d'une confrontation aiguë entre bolcheviks et socialistes-révolutionnaires de gauche. Le VIe congrès se centra sur la révolution en Allemagne et adopta des mesures pour la soutenir, entre autres l'envoi de trains contenant d’énormes quantités de blé, ce qui exprimait l’énorme solidarité et le dévouement des travailleurs russes qui étaient à ce moment-là rationnés : 50 grammes de pain quotidien à peine !
Les initiatives des masses traversaient tous les aspects de la vie sociale. Nous ne pouvons ici en effectuer une analyse détaillée. Nous nous contenterons de mettre en avant la création de tribunaux de justice dans les quartiers ouvriers, conçus comme d’authentiques assemblées où se discutaient les causes des délits ; les sentences qui y étaient adoptées visaient à modifier la conduite des malfaiteurs et non à punir ou se venger. "Du public, raconte la femme de Lénine, plusieurs ouvriers ainsi que des ouvrières prirent la parole et leurs interventions eurent quelquefois des accents enflammés. 'L'avocat' ne cessait pas, dans son embarras, d'éponger son front en sueur, après quoi l'accusé, le visage baigné de larmes, promit de ne plus battre son fils. A vrai dire, il ne s'agissait pas tellement d'un tribunal que d'une réunion populaire exerçant un contrôle sur la conduite des citoyens. Sous nos yeux, l'éthique prolétarienne était en train de prendre corps." 13
Toutefois, ce puissant élan allait déclinant et les soviets s’altéraient, s'éloignant de la majorité des ouvriers. En mai 1918, parmi la classe ouvrière à Moscou et à Petrograd, circulaient déjà des critiques croissantes sur la politique des soviets dans ces deux villes. Comme cela avait le cas en juillet-septembre 1917, il y eut une série de tentatives de rénovation des soviets 14 ; dans les deux villes en question se tinrent des conférences indépendantes qui, bien qu'elles fussent fondées sur des revendications économiques, se donnaient comme principal objectif la rénovation des organes soviétiques. Les mencheviks y obtinrent la majorité. Ceci poussa les bolcheviks à rejeter ces conférences et à les taxer de contre-révolutionnaires. Les syndicats furent mobilisés pour les démanteler et elles disparurent rapidement.
Cette mesure contribua à saper les bases de l'existence même des soviets. Dans l'article précédent de cette série, nous avons montré que les soviets ne flottaient pas dans le vide mais qu’ils étaient la figure de proue du grand vaisseau prolétarien formé par d’innombrables organisations soviétiques, les comités d’usine, les conseils de quartier, les conférences et assemblées de masses, etc. Dès le milieu de 1918, ces organismes commencèrent à décliner et disparurent progressivement. Les comités d'usine (dont nous reparlerons) disparurent les premiers, puis les soviets de quartier entrèrent à leur tour dans une agonie qui dura de l'été 1918 à leur totale disparition, fin 1919.
Les deux ingrédients vitaux des soviets sont le réseau massif d'organisations soviétiques de base et leur rénovation permanente. La disparition des premières s’est accompagnée de l'élimination progressive de la seconde. Les soviets tendaient à montrer toujours les mêmes visages, évoluant peu à peu vers une bureaucratie inamovible.
Le Parti bolchevique contribua involontairement à ce processus. Pour combattre l'agitation contre-révolutionnaire que les mencheviks et autres partis développaient dans des soviets, ils eurent recours à des mesures administratives d'exclusion, ce qui contribua à créer une lourde atmosphère de passivité, de crainte du débat, de soumission progressive aux diktats du Parti 15.
Cette démarche répressive fut épisodique à ses débuts mais finit par se généraliser dès les premiers mois de 1919, quand les organes centraux du Parti réclamèrent ouvertement aux soviets leur subordination complète à leurs propres comités locaux et l'exclusion des autres partis.
Le manque de vie et de débat, la bureaucratisation, la subordination au Parti, etc., se font de plus en plus lourds. Au VIIe Congrès des soviets, Kamenev reconnaît que "Les assemblées plénières des soviets, en tant qu'institutions politiques, pâtissent souvent de cet état de choses ; on ne s'y occupe que de questions purement techniques (...). Il est rare que les soviets tiennent des assemblées générales et, quand les députés se rassemblent enfin, c'est uniquement pour approuver un rapport, écouter un discours, etc." 16. Ce Congrès, tenu en décembre 1919, eut comme thème central de discussion la renaissance des soviets et il y eut des contributions non seulement de la part des bolcheviks, qui se présentèrent pour la dernière fois en exprimant des positions différentes entre eux , mais également des mencheviks internationalistes – Martov, leur leader, y participa très activement.
Il y eut un effort pour mettre en pratique les résolutions du Congrès. En janvier 1920 se tinrent des élections cherchant la rénovation soviétique, dans des conditions de liberté totale. "Martov, reconnut au début de l'année 1920, que, sauf à Petrograd où des élections "à la Zinoviev" continuaient à être organisées, le retour à des méthodes plus démocratiques était général et favorisait souvent les candidats de son parti" 17.
De nombreux soviets réapparurent et le Parti bolchevique tenta de corriger les erreurs de concentration bureaucratique auxquelles il avait progressivement participé. "Le gouvernement soviétique annonça son intention d'abdiquer une partie des prérogatives qu’il s’était arrogées et de rétablir dans ses droits le Comité exécutif [des Soviets, élu par le Congrès] chargé, d'après la Constitution de 1918, de contrôler l'activité des Commissaires du peuple". 18
Ces espoirs s’évanouirent rapidement toutefois. L’intensification de la guerre civile, avec l'offensive de Wrangel et l'invasion polonaise, l'aggravation de la famine, la catastrophe économique, les révoltes de paysans, fauchèrent ces intentions à la racine, "l'état de délabrement de l'économie, la démoralisation des populations, l'isolement croissant d'un pays ruiné et d'une nation exsangue, la base même et les conditions d'une renaissance soviétique s'étaient évanouies." 19
L'insurrection de Kronstadt en mars 1921, avec sa revendication de soviets totalement renouvelés et qui exerceraient effectivement le pouvoir, fut le dernier râle d’agonie ; son écrasement par le Parti bolchevique signa le décès pratiquement définitif des soviets comme organes ouvriers 20.
La guerre civile et la création de l'Armée rouge
Pourquoi les soviets furent-ils entraînés, contrairement à septembre 1917, sur une pente qu’ils ne pourront pas remonter ? Si le manque d'oxygène auquel seul le développement de la révolution mondiale aurait pu apporter une solution, a été le facteur fondamental, nous allons cependant analyser les autres facteurs, "internes". Nous pouvons les résumer à deux facteurs essentiels, fortement reliés entre eux : la guerre civile et la famine d’une part et, de l’autre, le chaos économique.
Commençons par la guerre civile 21. C’était une guerre organisée par les principales puissances impérialistes : la Grande-Bretagne, la France, les Etats-Unis, le Japon, etc., qui unirent leurs troupes à toute une masse hétéroclite de forces armées, "les Blancs", appartenant à la bourgeoisie russe défaite. Cette guerre dévasta le pays jusqu'en 1921 et provoqua plus de 6 millions de morts et un nombre incalculable de destructions. Les Blancs effectuaient des représailles d’un sadisme et d'une barbarie inouïs. "La terreur blanche en fut partiellement responsable [de l'effondrement du pouvoir des soviets], les victoires de la contre-révolution s'accompagnant le plus souvent non seulement du massacre d'un grand nombre de communistes mais de l'extermination des militants les plus actifs des Soviets et, en tout cas, de la suppression de ceux-ci." 22
Nous voyons ici la première des causes de l'affaiblissement des soviets. L'armée blanche supprima les soviets et assassina indistinctement tous leurs membres.
Mais des causes plus complexes s’ajoutèrent à ces massacres. Pour répondre à la guerre, le Conseil des commissaires du peuple adopta en avril-mai 1918 deux décisions importantes : la formation de l'Armée rouge et la constitution de la Tcheka, organisme chargé de démanteler les complots contre-révolutionnaires. C'était la première fois que ce Conseil adoptait une décision sans débat préalable avec les soviets ou, du moins, avec le Comité exécutif.
La constitution d'une Tcheka comme organe policier était inévitable au lendemain de la révolution. Les complots contre-révolutionnaires se succédaient, tant de la part des socialistes-révolutionnaires de droite, des mencheviks, des Cadets, que des centuries monarchistes, des cosaques, encouragés par les agents anglais et français. L’organisation d'une Armée rouge fut aussi une nécessité impérieuse dès que commença la guerre.
Ces deux structures – la Tcheka et l’Armée rouge –, ne sont pas de simples instruments que l’on peut utiliser à sa convenance, ce sont des organes étatiques et, en tant que tels, ils sont du point de vue du prolétariat des armes à double tranchant ; la classe ouvrière est obligée de s’en servir tant que le prolétariat n’a pas triomphé définitivement au niveau mondial, mais leur utilisation comporte de graves dangers car ceux-ci tendent à s'autonomiser vis-à-vis du pouvoir prolétarien.
Pour quelle raison fut donc créée une armée, alors que le prolétariat disposait d’un organe soviétique militaire qui avait dirigé l’insurrection, le Comité militaire révolutionnaire 23 ?
A partir de septembre 1917, l’armée russe était entrée dans une franche décomposition. Dès que la paix fut déclarée, les conseils de soldats se démobilisèrent rapidement. La seule aspiration de la majorité des soldats était de retourner dans leurs villages. Pour paradoxal que cela puisse paraître, les conseils de soldats – mais aussi dans une moindre mesure de matelots – qui s’étaient généralisés après la prise de pouvoir par les soviets, s’attachaient essentiellement à organiser la dissolution de l’armée, en évitant la fuite des appelés dans le désordre et en réprimant les bandes de soldats qui se servaient de leurs armes pour piller et terroriser la population. Début janvier 1918, l’armée n’existait plus. La Russie était à la merci de l’armée allemande. La paix de Brest-Litovsk obtint cependant une trêve qui permit de réorganiser une armée pour défendre efficacement la révolution.
A ses débuts, l’Armée rouge était une armée de volontaires. Les jeunes des classes moyennes et les paysans évitaient de s’engager, et ce furent les ouvriers des usines et des grandes villes qui formèrent son contingent initial. Il en résulta une véritable saignée dans les rangs de la classe ouvrière, qui dut sacrifier ses meilleurs éléments dans une guerre sanglante et cruelle. "Comme on le sait, les meilleurs ouvriers ont dû, par suite de la guerre, quitter les villes en masse, ce qui a eu maintes fois pour effet de rendre difficiles la formation d'un soviet dans tel ou tel chef-lieu de gouvernement ou de cercle, et la création des conditions nécessaires à son fonctionnement régulier" 24.
Nous abordons ici la seconde cause de la crise des soviets : ses meilleurs éléments furent absorbés par l’Armée rouge. Pour s’en faire une idée réelle, Petrograd en avril 1918 mobilisa 25 000 volontaires, dans leur grande majorité des ouvriers militants, et Moscou 15 000, alors que l’ensemble du pays comptait 106 000 volontaires au total.
Quant à la troisième cause de cette crise, elle ne fut autre que l’Armée rouge elle-même qui considérait les soviets comme un obstacle. Elle tendait à éviter leur contrôle et demandait au gouvernement central qu’il les empêche de s’immiscer dans ses affaires. Elle rejetait aussi les propositions de soutien de la part des unités militaires propres des soviets (Gardes rouge, guérilléros). Le Conseil des commissaires du peuple se plia à toutes les exigences de l’armée.
Pourquoi un organe créé pour défendre les soviets se retourne-t-il contre eux ? L’armée est un organe étatique dont l'existence et le fonctionnement ont nécessairement des conséquences sociales, vu qu'il exige une discipline aveugle, une hiérarchie rigide dans son état-major, avec un corps d’officiers qui n’obéissent qu’à l’autorité gouvernementale. C’est pour pallier à cette tendance que fut créé un réseau de commissaires politiques formé d’ouvriers de confiance, destiné à contrôler les officiers. Les effets de cette mesure furent malheureusement très limités et même contreproductifs, puisque ce réseau devint à son tour une structure bureaucratique supplémentaire.
Non seulement l’Armée rouge échappa toujours plus au contrôle des soviets, mais elle imposa en outre ses méthodes de militarisation à la société entière, contraignant encore plus, si c’était possible, la vie de ses membres. Dans son livre l’ABC du communisme, Preobrajensky parle même de dictature militaire du prolétariat !
Les impératifs de la guerre et la soumission aveugle aux exigences de l’Armée rouge amenèrent le gouvernement à former, durant l’été 1918, un Comité militaire révolutionnaire qui n’avait rien de commun avec celui qui dirigea la Révolution d’Octobre, comme le démontre le fait que sa première décision fut de nommer des Comités révolutionnaires locaux qui imposèrent leur autorité aux soviets. "Une décision du Conseil des commissaires du Peuple obligeait les Soviets à se plier inconditionnellement aux instructions de ces comités." 25
L’Armée rouge, comme la Tcheka, cessèrent progressivement d’être ce pourquoi elles avaient été conçues, des armes de défense du pouvoir des soviets, et s’en dégagèrent, s’autonomisèrent, pour finalement se retourner contre lui. Si dans un premier temps les organes de la Tcheka rendaient compte de leurs activités aux soviets locaux et tentaient d’organiser un travail commun, les méthodes expéditives qui les caractérisaient prévalurent rapidement et s'imposèrent à la société soviétique. "Le 28 août 1918, l'autorité centrale de la Tcheka donnait en effet pour instruction à ses commissions locales de récuser toute autorité des Soviets. C'étaient ces commissions, au contraire, qui devaient imposer leur volonté aux instances soviétiques. Elles y réussirent sans peine dans les nombreuses régions affectées par les opérations militaires" 26.
La Tcheka rongeait tellement le pouvoir des soviets qu’en novembre 1918, une enquête révélait que 96 soviets exigeaient la dissolution des sections de la Tcheka, 119 demandaient leur subordination aux institutions légales soviétiques et 19 seulement approuvaient ses agissements. Cette enquête fut parfaitement inutile d’ailleurs puisque la Tcheka continua d’accumuler de nouveaux pouvoirs. " 'Tout le pouvoir aux Soviets' a cessé d'être le principe sur lequel se fonde le régime, affirmait par ailleurs un membre du commissariat du Peuple à l'Intérieur; il est remplacé par une nouvelle règle : 'Tout le pouvoir à la Tcheka' " 27
La guerre mondiale léguait un terrible héritage. L’appareil productif de la majorité des pays d’Europe était exsangue, la circulation des biens de consommation et de la nourriture était profondément perturbée quand elle n’était pas totalement paralysée. "La consommation des vivres avait diminué de trente à cinquante pour cent. La situation des Alliés était meilleure, grâce à l'appui de l'Amérique. L'hiver 1917-1918, marqué en France et en Angleterre par les rationnements les plus rigoureux et par la crise des combustibles, avait cependant été très dur" 28.
La Russie avait cruellement souffert de cette situation. La Révolution d’Octobre n’avait pu s’y attaquer, d’autant qu’elle se heurta à un puissant galvaniseur du chaos : le sabotage systématique pratiqué tant par les chefs d’entreprise qui préféraient la politique de la terre brûlée plutôt que de livrer les instruments de production au prolétariat que par toute la couche des techniciens, dirigeants et même de travailleurs hautement spécialisés qui étaient hostiles au pouvoir soviétique. Les soviets se heurtèrent dès leur prise de pouvoir à une grève massive de fonctionnaires, de travailleurs des télégraphes et des chemins de fer, manipulés par les syndicats dirigés par les mencheviks. Cette grève était fomentée et dirigée à travers la courroie de transmission syndicale par "un gouvernement occulte [qui] fonctionnait, présidé par M. Prokopovitch qui avait officiellement pris la succession de Kerenski, "démissionnaire". Ce ministère clandestin dirigeait la grève des fonctionnaires, de concert avec un comité de grève. Les grandes firmes de l'industrie, du commerce et de la banque, telles que la Banque agricole de Toula, la Banque populaire de Moscou, la Banque du Caucase continuaient à payer leurs fonctionnaires en grève. L'ancien Exécutif panrusse des Soviets (mencheviks et socialistes-révolutionnaires) faisait de ses fonds, dérobés à la classe ouvrière, le même usage." 29
Ce sabotage vint s’ajouter au chaos économique généralisé rapidement aggravé par la guerre civile. Comment s’attaquer à la famine qui ravage les villes ? Comment garantir ne serait-ce qu’un approvisionnement minimum ?
Ici se concrétisent les effets désastreux d’un phénomène qui caractérise 1918 : la coalition sociale qui avait renversé le gouvernement bourgeois en Octobre 1917 s’était volatilisée. Le pouvoir soviétique avait été une "coalition", pratiquement sur un pied d’égalité, entre les soviets d’ouvriers, de paysans et de soldats. Ces derniers s’étaient à quelque exception près volatilisés dès la fin de 1917, laissant le pouvoir soviétique privé d’armée. Mais que firent les soviets de paysans qui possédaient pourtant la clé pour assurer l’approvisionnement des villes ?
Le décret sur la répartition des terres adopté par le IIe Congrès des soviets s’appliqua dans la plus grande confusion, ce qui favorisa un nombre incalculable d’abus et même si beaucoup de paysans pauvres purent accéder à une parcelle, les grandes gagnantes furent la riche et la moyenne paysannerie qui augmenta considérablement son patrimoine, ce qui se concrétisa par leur domination quasi-généralisée dans les soviets de paysans. L’égoïsme caractéristique des propriétaires privés s’en trouvait encouragé. "Le paysan, recevant en échange de son blé des roubles-papier avec lesquels il ne pouvait acheter qu'à grand peine une quantité de plus en plus restreinte d'articles manufacturés, recourait au troc : vivres contre objets. Une tourbe de petits spéculateurs s'interposaient entre lui et la ville" 30. Ces paysans ne vendaient leur production qu’aux spéculateurs qui se l'accaparaient, aggravant ainsi la pénurie et faisant exploser les prix 31.
En juin 1918, un décret du gouvernement soviétique met en place des comités de paysans pauvres pour combattre cette situation. Leur objectif était de créer une force pour tenter de ramener les soviets de paysans vers le prolétariat en organisant la lutte de classe dans les campagnes, mais aussi de tenter de mettre en place des brigades de choc afin d’obtenir les céréales et les aliments qui soulageraient la terrible famine dans les villes.
Ces comités se dédièrent surtout, "de concert avec des détachements d'ouvriers en armes, [à] confisquer le blé et [à] réquisitionner le bétail et le matériel des paysans riches pour les répartir entre les miséreux, voire [à] redémembrer les terres" 32. Le bilan de cette expérience fut globalement négatif. Ils ne parvinrent ni à garantir l’approvisionnement des villes affamées, ni à rénover les conseils de paysans. Et le comble, c’est qu’en 1919 les bolcheviks changèrent de politique pour tenter de gagner à eux la paysannerie moyenne et ils ont dissous par la force les comités de paysans pauvres.
La production moderne capitaliste fait dépendre l'approvisionnement des produits agricoles de l'existence d'un vaste système de transports hautement industrialisés et fortement liés à toute une série d'industries de base. Sur ce terrain, l'approvisionnement de la population affamée se heurta à l’effondrement généralisé de l'appareil productif industriel dû à la guerre et accentué par le sabotage économique et l’éclatement de la guerre civile à partir d'avril 1918.
Les conseils d’usine auraient pu avoir un rôle déterminant. Comme nous l’avons vu dans l’article précédent de cette série, ils jouaient un rôle très important d’avant-garde du système soviétique. Ils auraient aussi pu contribuer à combattre le sabotage des capitalistes et éviter la pénurie et la paralysie.
Ils tentèrent d’ailleurs de se coordonner pour monter un organisme central de contrôle de la production et de lutte contre le sabotage et la paralysie des transports 33, mais la politique bolchevique s’opposa à cette orientation. Celle-ci concentra la direction des entreprises en un corps de fonctionnaires dépendants du pouvoir exécutif, ce qui s’accompagna, dans un premier temps, de mesures de restauration du travail à la pièce puis s’acheva par une militarisation brutale qui atteignit ses niveaux les plus élevés en 1919-20. Par ailleurs, elle renforça les syndicats. Ce corps de fonctionnaires, farouche adversaire des conseils d’usine, mena une intense campagne qui s’acheva par la disparition de ces derniers fin 1918 34.
La politique bolchevique tentait de combattre la tendance de certains conseils d’usine, particulièrement en province, à se considérer comme les nouveaux propriétaires et à se concevoir comme des unités autonomes et indépendantes. Cette tendance avait en partie ses origines dans "la difficulté d'établir des circuits réguliers de distribution et d'échange, ce qui provoqua l'isolement de nombreuses usines et centres de production. Ainsi apparurent des usines fort semblables à des "communes anarchistes" vivant repliées sur elles-mêmes." 35
Il est évident que ces tendances favorisaient la division de la classe ouvrière. Mais il ne s’agissait pas de tendances générales et elles auraient pu être combattues au moyen du débat au sein des conseils d’usine eux-mêmes dans lesquels, nous l’avons vu, cette vision globale était présente. La méthode choisie, s’appuyer sur les syndicats, contribua à détruire ces organismes qui étaient la pierre angulaire du pouvoir prolétarien et globalement favorisa l’aggravation d’un problème politique fondamental des premières années du pouvoir soviétique, qui avait été occulté par l’enthousiasme des premiers mois : "L'affaiblissement progressif de la classe ouvrière russe, une perte de vigueur et de substance qui finira par provoquer son déclassement presque total et, en quelque sorte, sa provisoire disparition" 36.
En avril 1918, 265 des 799 principales entreprises industrielles de Petrograd ont disparu, la moitié des travailleurs de cette ville n’a pas de travail ; sa population en juin 1918 compte un million et demi de personnes, alors qu'elle était de deux millions et demi un an auparavant. Moscou a perdu un demi-million d'habitants au cours de cette courte période.
La classe ouvrière souffre de la faim et des maladies les plus terrifiantes. Jacques Sadoul, observateur partisan des bolcheviks, décrit ainsi la situation à Moscou au printemps 1918 : "Dans les faubourgs, c'est la misère affreuse. Épidémies : typhus, variole, maladies infantiles. Les bébés meurent en masse. Ceux qu'on rencontre sont défaillants, décharnés, pitoyables. Dans les quartiers ouvriers, on croise trop souvent de pauvres mamans pâles, maigres, portant tristement entre leurs bras, dans le petit cercueil de bois argenté, qui semble un berceau, le petit corps inanimé qu'un peu de pain ou de lait eût conservé en vie" 37.
Beaucoup d’ouvriers s’enfuirent vers la campagne pour se consacrer à des activités agricoles précaires. La pression terrifiante de la famine, des maladies, des rationnements et des files d’attente fait que les ouvriers sont obligés de consacrer la journée entière à tenter de survivre. Comme en témoigne un ouvrier de Petrograd en avril 1918, "Voici encore une foule d'ouvriers qui ont été renvoyés. Bien que nous soyons des milliers, on n'entend pas un mot qui ait trait à la politique ; personne ne parle de la révolution, de l'impérialisme allemand ou de tout autre problème d'actualité. Pour tous ces hommes et toutes ces femmes qui peuvent à peine se tenir debout, toutes ces questions paraissent terriblement lointaines." 38
Le processus de crise de la classe ouvrière russe est si alarmant qu’en octobre 1921, Lénine justifie la NEP 39 en disant que "Les capitalistes vont bénéficier de notre politique, et ils vont créer un prolétariat industriel qui, chez nous, en raison de la guerre, de la ruine et des destructions terribles, est déclassé, c'est-à-dire qu'il a été détourné de son chemin de classe et a cessé d'exister en tant que prolétariat" 40.
Nous avons présenté tout un ensemble de conditions générales qui, s’ajoutant aux inévitables erreurs, affaiblirent les soviets jusqu’à les conduire à leur disparition comme organes ouvriers. Dans le prochain article de cette série, nous aborderons les problèmes politiques qui participèrent d'aggraver l'effet de cette situation.
C.Mir (01-9-10)
1. Voir les Revue internationale nos 140 [8], 141 [9] et 142 [10].
2. Lénine, Lettre aux ouvriers américains, 22 août 1918. Œuvres, Editions Sociales, Tome 28.
3. Cité par Marcel Liebman, Le Léninisme sous Lénine, tome II, page 190. C’est un ouvrage très intéressant et documenté, émanant d’un auteur non communiste.
4. Il a existé une phase de la vie du capitalisme, alors qu'il était encore un système progressiste, pendant laquelle le Parlement était le lieu où les différentes fractions de la bourgeoisie s’unissaient ou s’affrontaient pour gouverner la société. Le prolétariat se devait d’y participer pour tenter d’infléchir l'action de la bourgeoisie dans le sens de la défense de ses intérêts et ceci malgré les dangers de mystification qu’une telle politique pouvait lui faire encourir. Cependant, même à cette époque, les trois pouvoirs ont toujours été séparés de la grande majorité de la population.
5. Cité par Victor Serge, militant anarchiste convaincu au bolchevisme, dans L’An I de la Révolution russe, page 84, Chapitre III. "Les grands décrets".
6. Oskar Anweiler, les Soviets en Russie, p. 261 chapitre V, Première partie, "Assemblée constituante ou République soviétique ?"
7. Marcel Liebman, op. cit., page 31.
8. Le suivi de la situation en Allemagne, les nouvelles de grèves et de mutineries occupaient une grande part des discussions.
9. Oskar Anweiler, op. cit., page 275, chapitre V, 2e partie, "Le système bolcheviste des conseils".
10. Victor Serge, op. cit., page 99. Chapitre III, "L’initiative des masses".
11. Marcel Liebman, op. cit., page 94.
12. Ce Traité fut signé entre le pouvoir soviétique et l’Etat allemand en mars 1918. Au prix d’importantes concessions, il permit au pouvoir soviétique d’obtenir une trêve qui lui permit de se maintenir et il démontra clairement au prolétariat international sa volonté d’en finir avec la guerre. Voir nos articles : "Octobre 17, début de la révolution prolétarienne (2e partie) [11]", Revue internationale no 13, 1978, et "Le communisme n’est pas un bel idéal " (8 [12]e [12] partie) : "La compréhension de la défaite de la Révolution russe [12]", Revue internationale no 99, 1999.
13. Marcel Liebman, op. cit., page 176.
14. Voir dans cette série, la Revue internationale no 142, "La Révolution de 1917…", partie "Septembre 1917, la rénovation totale des soviets [10]".
15. Il faut préciser que ces mesures ne furent pas accompagnées de restrictions quant à la liberté de la presse. Dans son livre cité plus haut, Victor Serge affirme que "La dictature du prolétariat hésita longtemps à supprimer la presse ennemie. (…) ce n'est qu'en juillet 1918 que les derniers organes de la bourgeoisie et de la petite- bourgeoisie furent supprimés. La presse légale des mencheviks n'a disparu qu'en 1919 ; celle des anarchistes hostiles au régime et des maximalistes a paru jusqu'en 1920 ; celle des socialistes-révolutionnaires de gauche, plus tard encore." (Note en bas de page 109, Chapitre III. "Réalisme prolétarien et rhétorique révolutionnaire".
16. Oskar Anweiler, op. cit., page 299, chapitre V, 2e partie, "Le système bolcheviste des conseils".
17. Marcel Liebman, op. cit., page 35. Zinoviev, militant bolchevik, avait de grandes qualités et fut un grand animateur aux origines de l’Internationale communiste, mais il se distingua cependant par sa roublardise et ses manœuvres.
18. Íbidem.
19. Íbidem.
20. Nous ne pouvons ici analyser en détails les événements de Kronstadt, leur sens et les leçons qu’ils apportèrent. Voir à ce sujet "https://fr.internationalism.org/rinte3/kronstadt.htm [13]", Revue internationale no 3, 1975, et "Comprendre Kronstadt [14]", Revue internationale no 104, 2001.
21. Cf. Victor Serge, op. cit., pour un récit de la guerre civile en 1918.
22. Marcel Liebman, op. cit., page 32.
23. Cf. dans cette série, Revue internationale no 142, "La révolution de 1917 (de juillet à octobre), du renouvellement des conseils ouvriers à la prise du pouvoir [10]", sous-titre "Le Comité militaire révolutionnaire, organe soviétique de l'insurrection".
24. Intervention de Kamenev citée par Oskar Anweiler. op. cit., p. 299.
25. Marcel Liebman, op. cit., page 33.
26. Idem, page 32.
27. Idem, page 164.
28. Victor Serge, op. cit., page 162. Chapitre V, “Le problème en janvier1918”.
29. Victor Serge, op. cit., page 99. Chapitre III, “Le sabotage”.
30. Idem, page 227. Chapitre VI, " Le problème".
31. Idem. Victor Serge souligne qu’une des politiques des syndicats consistait en la création de commerces coopératifs qui se consacraient à spéculer sur la nourriture au grand profit de leurs membres.
32. Oskar Anweiler, op. cit., page 301, chapitre V, 2e partie, "Le système bolcheviste des conseils".
33. Oskar Anweiler, op. cit., page 279, rapporte que "Quelques semaines après Octobre, certains conseils centraux des comités de fabrique, tels qu'il en existait dans beaucoup de villes, se consultèrent dans le dessein avoué de s'organiser de manière indépendante à l'échelon national, ce qui aurait eu comme effet d'instaurer leur dictature économique."
34. Ibidem. Anweiler rapporte que "Ne se bornant plus à empêcher la tenue d'un congrès panrusse des comités de fabrique, les syndicats réussirent à se les annexer et à en faire leur organe au plus bas échelon." p. 279.
35. Marcel Liebman, op. cit. page 189.
36. Idem, page 23.
37. Idem, page 24.
38. Idem, page 23.
39. NEP: Nouvelle politique économique, appliquée en mars 1921 après les événements de Kronstadt, qui faisait de larges concessions à la paysannerie et au capital national et étranger. Voir la Revue internationale no 101, dans la série "Le communisme n’est pas un bel idéal", l’article "1922-23 : les fractions communistes contre la montée de la contre-révolution [15]".
40. Lénine, La Nouvelle politique économique et les tâches des services d'éducation politique, 17 octobre 1921. Œuvres, tome 33, Editions Sociales.
Même si les révolutionnaires actuels sont loin de tous partager l'analyse de l'entrée du capitalisme dans sa phase de déclin avec l'éclatement de la Première Guerre mondiale, ce n'était pas le cas de ceux qui ont dû réagir face à cette guerre et ont participé aux soulèvements révolutionnaires ayant suivi. Au contraire, comme le montre le présent article, la majorité des marxistes partageaient ce point de vue. De même, pour eux, la compréhension qu'on était entré dans une nouvelle période historique était indispensable pour revigorer le programme communiste et les tactiques qui en découlaient.
Dans le précédent article de cette série, nous avons vu que Rosa Luxemburg, par son analyse des processus fondamentaux sous-tendant l'expansion impérialiste, prévoyait que les calamités que subissaient les régions pré-capitalistes du globe, allaient revenir au cœur même du système, dans l'Europe bourgeoise. Et comme elle le soulignait dans sa Brochure de Junius (dont le titre original est La crise de la social-démocratie allemande), rédigée en prison en 1915, l'éclatement de la guerre mondiale en 1914 n'était pas seulement une catastrophe du fait de la destruction et de la misère qu'elle faisait pleuvoir sur la classe ouvrière des deux camps belligérants, mais aussi parce qu'elle avait été rendue possible par le plus grand acte de trahison de l'histoire du mouvement ouvrier : la décision de la majorité des partis sociaux-démocrates, jusqu'alors phares de l'internationalisme, éduqués dans la vision marxiste du monde, de soutenir l'effort de guerre des classes dominantes de leurs pays respectifs, d'entériner le massacre mutuel du prolétariat européen, malgré les retentissantes déclarations d'opposition à la guerre qu'ils avaient adoptées lors des nombreuses réunions de la Deuxième Internationale et de ses partis constitutifs au cours des années qui avaient précédé.
Ce fut la mort de l'Internationale ; elle avait maintenant éclaté en différents partis nationaux dont de grandes parties, le plus souvent leurs organes dirigeants, agirent comme agents recruteurs dans l'intérêt de leur propre bourgeoisie : on les désigna comme les "social-chauvins" ou les "social-patriotes" ; ils entraînèrent avec eux également la majorité des syndicats. Dans cette terrible débâcle, une autre partie importante de la social-démocratie, "les centristes", se vautra dans toutes sortes de confusions, incapable de rompre définitivement avec les social-patriotes, s'accrochant à d'absurdes illusions sur la possibilité d'accords de paix et, comme dans le cas de Kautsky, l'ancien "pape du marxisme", tournant fréquemment le dos à la lutte de classe au nom du fait que l'Internationale ne pouvait qu'être un instrument de paix, pas de guerre. Au cours de cette époque traumatisante, seule une minorité maintint fermement les principes que toute l'Internationale avait adoptés sur le papier à la veille de la guerre – avant tout le refus d'arrêter la lutte de classe du fait qu'elle mettrait en danger l'effort de guerre de sa propre bourgeoisie et, par extension, la volonté d'utiliser la crise sociale apportée par la guerre comme moyen de hâter la chute du système capitaliste. Mais, face à l'état d'esprit d'hystérie nationaliste qui dominait au début de la guerre, "l'atmosphère de pogrom" dont parle Luxemburg dans sa brochure, même les meilleurs militants de la gauche révolutionnaire se trouvèrent en butte aux doutes et aux difficultés. Quand Lénine prit connaissance de l'édition du Vorwärts, journal du SPD, qui annonçait que le parti avait voté les crédits de guerre au Reichstag, il pensa que c'était un faux, concocté par la police politique. Au parlement allemand, l'anti-militariste Liebknecht vota au début les crédits de guerre par discipline de parti. L'extrait suivant d'une lettre de Rosa Luxemburg montre à quel point elle ressentait que l'opposition de gauche dans la social-démocratie avait été réduite à une petite collection d'individus :
"Je voudrais entreprendre l'action la plus énergique contre ce qui se passe au groupe parlementaire. Malheureusement, je trouve peu de gens disposés à m'aider.[...] On ne peut jamais joindre Karl (Liebknecht), car il court de tous les côtés comme un nuage dans le ciel ; Franz (Mehring) montre peu de compréhension pour une action autre que littéraire, la réaction de ta mère (Clara Zetkin) est hystérique et absolument désespérée. Mais en dépit de tout cela, j'ai l'intention d'essayer de voir ce que l'on peut faire." (Lettre à Konstantin Zetkin, fin 1914) 1
Chez les anarchistes c'était aussi la confusion ou la trahison ouverte. Le vénérable anarchiste Kropotkine appela à la défense de la civilisation française contre le militarisme allemand (ceux qui suivirent son exemple furent appelés "les anarchistes des tranchées"), et le leurre du patriotisme s'avéra particulièrement fort dans la CGT en France. Mais l'anarchisme, précisément du fait de son caractère hétérogène, ne fut pas ébranlé jusqu'en ses fondements de la même façon que le fut le "parti marxiste". De nombreux groupes et militants anarchistes continuèrent à défendre les mêmes positions internationalistes qu'auparavant. 2
Evidemment, les groupes de l'ancienne gauche de la social-démocratie devaient s'atteler à la tâche de réorganisation et de regroupement afin de mener le travail fondamental de propagande et d'agitation malgré la frénésie nationaliste et la répression étatique. Mais ce qu'il fallait, surtout, c'était une révision théorique, un effort rigoureux pour comprendre comment la guerre avait pu balayer des principes défendus depuis si longtemps par le mouvement. D'autant plus qu'il était nécessaire de déchirer le voile "socialiste" dont les traîtres déguisaient leur patriotisme, en utilisant les paroles de Marx et Engels, les sélectionnant soigneusement et, surtout, en les sortant de leur contexte historique, pour justifier leur position de défense nationale – surtout en Allemagne où avait existé une longue tradition du courant marxiste qui soutenait les mouvements nationaux contre la menace réactionnaire posée par le tsarisme russe.
La nécessité d'une recherche théorique complète a été symbolisée par Lénine qui passa calmement son temps, au début de la guerre, à lire Hegel à la bibliothèque. Dans un article récemment publié dans The Commune, Kevin Anderson du Marxist Humanist Comittee (Comité marxiste humaniste) américain défend l'idée que l'étude de Hegel conduisit Lénine à la conclusion que la majorité de la Deuxième Internationale, y compris son mentor Plekhanov (et par extension lui-même), n'avaient pas rompu avec le matérialisme vulgaire, et que leur ignorance de Hegel les avait amenés à avoir peu de maîtrise de la véritable dialectique de l'histoire.3 Et, évidemment, l'un des principes dialectiques sous-jacents de Hegel est que ce qui est rationnel à une époque, devient irrationnel à une autre. Il est certain que c'est la méthode que Lénine utilisa pour répondre aux social-chauvins – Plekhanov en particulier – qui cherchaient à justifier la guerre en se référant aux écrits de Marx et Engels :
"Les social-chauvins russes (Plekhanov en tête) invoquent la tactique de Marx dans la guerre de 1870 ; les social-chauvins allemands (genre Lensch, David et Cie) invoquent les déclarations d'Engels en 1891 sur la nécessité pour les socialistes allemands de défendre la patrie en cas de guerre contre la Russie et la France réunies... Toutes ces références déforment d'une façon révoltante les conceptions de Marx et d'Engels par complaisance pour la bourgeoisie et les opportunistes... Invoquer aujourd'hui l'attitude de Marx à l'égard des guerres de l'époque de la bourgeoisie progressive et oublier les paroles de Marx : "Les ouvriers n'ont pas de patrie", paroles qui se rapportent justement à l'époque de la bourgeoisie réactionnaire qui a fait son temps, à l'époque de la révolution socialiste, c'est déformer cyniquement la pensée de Marx et substituer au point de vue socialiste le point de vue bourgeois." (Le socialisme et la guerre, 1915) 4
Là résidait la clé de la question : le capitalisme était devenu un système réactionnaire comme Marx l'avait prévu. La guerre le prouvait et cela impliquait une réévaluation complète de toutes les anciennes tactiques du mouvement, une compréhension claire des caractéristiques du capitalisme dans sa crise de sénilité et donc des nouvelles conditions auxquelles la lutte de classe était confrontée. Chez les fractions de gauche, cette analyse fondamentale de l'évolution du capitalisme était universelle. Rosa Luxemburg, dans la Brochure de Junius, sur la base d'une réinvestigation approfondie du phénomène de l'impérialisme au cours de la période qui avait mené à la guerre, reprit ce qu'Engels avait annoncé : l'humanité serait confrontée au choix socialisme ou barbarie ; et elle déclarait que ce n'était plus une perspective mais une réalité immédiate : "cette guerre est la barbarie". Dans le même document, Luxemburg défendait qu'à l'époque de la guerre impérialiste débridée, l'ancienne stratégie de soutien à certains mouvements de libération nationale avait perdu tout contenu progressiste : "A l'époque de cet impérialisme déchaîné il ne peut plus y avoir de guerres nationales. Les intérêts nationaux ne sont qu'une mystification qui a pour but de mettre les masses populaires laborieuses au service de leur ennemi mortel : l'impérialisme."5
Trotsky, qui écrivait dans Nashe Slovo, évoluait dans une direction parallèle, défendant que la guerre était le signe que l'Etat national lui-même était devenu une entrave à tout progrès humain ultérieur : "L'Etat national est dépassé – comme cadre pour le développement des forces productives, comme base pour la lutte de classe et, en particulier, comme forme étatique de la dictature du prolétariat. " (Nashe Slovo, 4 février 1916, traduit de l'anglais par nous.)
Dans une oeuvre plus connue, L'impérialisme stade suprême du capitalisme, Lénine – comme Luxemburg – reconnaissait que le conflit sanglant entre les grandes puissances mondiales exprimait le fait que ces puissances s'étaient désormais partagé toute la planète et que, de ce fait, le gâteau impérialiste ne pouvait qu'être re-réparti à travers de violents règlements de comptes entre ogres capitalistes : "...le trait caractéristique de la période envisagée, c'est le partage définitif du globe, définitif non en ce sens qu'un nouveau partage est impossible, - de nouveaux partages étant au contraire possibles et inévitables, - mais en ce sens que la politique coloniale des pays capitalistes en a terminé avec la conquête des territoires inoccupés de notre planète. Pour la première fois, le monde se trouve entièrement partagé, si bien qu'à l'avenir il pourra uniquement être question de nouveaux partages, c'est-à-dire du passage d'un "possesseur" à un autre, et non de la "prise de possession" de territoires sans maître." 6
Dans le même livre, Lénine caractérise "le stade suprême" du capitalisme comme celui du "parasitisme et du déclin" ou du "capitalisme moribond". Parasitaire parce que – en particulier dans le cas de la Grande-Bretagne - il voyait une tendance à ce que la contribution des nations industrialisées à la production de la richesse globale soit remplacée par une dépendance croissante vis à vis du capital financier et des superprofits extraits des colonies (un point de vue qu'on peut certainement critiquer mais qui contenait un élément d’intuition, comme en témoigne aujourd'hui l'essor de la spéculation financière et l'avancement de la désindustrialisation de certaines des nations les plus puissantes). Le déclin (qui ne signifiait pas pour Lénine une stagnation absolue de la croissance) du fait de la tendance du capitalisme à abolir la libre concurrence au profit du monopole signifiait le besoin croissant que la société bourgeoise cède la place à un mode de production supérieur.
L'impérialisme de Lénine souffre d'un certain nombre de faiblesses. Sa définition de l'impérialisme est plus une description de certaines de ses manifestations les plus visibles ("les cinq caractéristiques " si souvent citées par les gauchistes pour prouver que telle ou telle nation, ou bloc de nations, n'est pas impérialiste) qu'une analyse des racines du phénomène dans le processus de l'accumulation comme l'avait fait Luxemburg. Sa vision d'un centre capitaliste avancé vivant de façon parasitaire des superprofits tirés des colonies (et corrompant ainsi une frange de la classe ouvrière, "l'aristocratie ouvrière", amenant cette dernière à soutenir les projets impérialistes de la bourgeoisie) ouvrait une brèche pour la pénétration de l'idéologie nationaliste sous la forme du soutien aux mouvements de "libération nationale" dans les colonies. De plus, la phase monopolistique (dans le sens de cartels privés gigantesques) avait déjà, au cours de la guerre, cédé la place à une expression "supérieure" du déclin capitaliste : l'énorme croissance du capitalisme d'Etat.
Sur cette dernière question, la contribution la plus importante est certainement celle de Boukharine qui fut l'un des premiers à montrer qu'à l'époque de "l'Etat impérialiste", la totalité de la vie politique, économique et sociale a été absorbée par l'appareil d'Etat, par dessus tout dans le but de mener la guerre avec les impérialismes rivaux :
"Contrairement à ce qu'était l'Etat dans la période du capitalisme industriel, l'Etat impérialiste se caractérise par un accroissement extraordinaire de la complexité de ses fonctions et par une brusque incursion dans la vie économique de la société. Il révèle une tendance à prendre en charge l'ensemble de la sphère productive et l'ensemble de la sphère de la circulation des marchandises. Les types intermédiaires d'entreprises mixtes seront remplacés par une pure régulation par l'Etat car, de cette façon, le processus de centralisation peut se développer. Tous les membres des classes dominantes (ou, plus exactement de la classe dominante car le capitalisme financier élimine graduellement les différents sous-groupes des classes dominantes, les unissant en une seule clique de capitalisme financier) deviennent actionnaires ou partenaires d'une gigantesque entreprise d'Etat. Assurant auparavant la préservation et la défense de l'exploitation, l'Etat se transforme en une organisation exploiteuse unique centralisée qui est confrontée directement au prolétariat, objet de cette exploitation. De même que les prix du marché sont déterminés par l'Etat, ce dernier assure aux ouvriers une ration suffisante pour la préservation de leur force de travail. Une bureaucratie hiérarchique remplit les fonctions organisatrices en plein accord avec les autorités militaires dont la signification et la puissance s'accroissent sans interruption. L'économie nationale est absorbée par l'Etat qui est construit de façon militaire et dispose d'une armée et d'une marine immenses et disciplinées. Dans leur lutte, les ouvriers doivent s'affronter à toute la puissance de ce monstrueux appareil, car toute avancée de leur lutte s'affrontera directement à l'Etat : la lutte économique et la lutte politique cesseront d'être deux catégories et la révolte contre l'exploitation signifiera une révolte directe contre l'organisation étatique de la bourgeoisie." ("Vers une théorie de l'Etat impérialiste", 1915, traduit de l'anglais par nous).
Le capitalisme d'Etat totalitaire et l'économie de guerre allaient s'avérer les caractéristiques fondamentales du siècle à venir. Etant donné l'omniprésence de ce monstre capitaliste, Boukharine concluait à juste raison que, désormais, toute lutte ouvrière significative n'avait d'autre choix que de se confronter à l'Etat et que la seule voie pour que le prolétariat aille de l'avant était de "faire exploser" l'ensemble de l'appareil – de détruire l'Etat bourgeois et de le remplacer par ses propres organes de pouvoir. Ceci signifiait le rejet définitif de toutes les hypothèses sur la possibilité de conquérir pacifiquement l'Etat existant, ce que Marx et Engels n'avaient pas entièrement rejeté, même après l'expérience de la Commune, et qui était devenu de plus en plus la position orthodoxe de la Deuxième Internationale. Pannekoek avait déjà développé cette position en 1912 et, lorsque Boukharine la reprit, Lénine au début l'accusa vivement de tomber dans l'anarchisme. Mais pendant qu'il élaborait sa réponse, et stimulé par la nécessité de comprendre la révolution qui se déroulait en Russie, Lénine fut une nouvelle fois saisi par la dialectique toujours en évolution et arriva à la conclusion que Pannekoek et Boukharine avaient eu raison – une conclusion formulée dans L'Etat et la révolution, rédigé à la veille de l'insurrection d'Octobre.
Dans le livre de Boukharine L'impérialisme et l'économie mondiale (1917), il y a aussi une tentative pour situer le cours vers l'expansion impérialiste dans les contradictions économiques identifiées par Marx ; il souligne la pression exercée par la baisse du taux de profit mais reconnaît également la nécessité d'une extension constante du marché. Comme Luxemburg et Lénine, le but de Boukharine est de démontrer que précisément du fait que le processus de "mondialisation" impérialiste avait créé une économie mondiale unifiée, le capitalisme avait rempli sa mission historique et ne pouvait désormais qu'entrer en déclin. C'était tout à fait cohérent avec la perspective soulignée par Marx quand il écrivait que "la tâche propre de la société bourgeoise, c'est l'établissement du marché mondial, du moins dans ses grandes lignes et d'une production fondée sur cette base." (Lettre de Marx à Engels, 8 octobre 1858, ES, Tome V)
Ainsi, contre les social-chauvins et les centristes qui voulaient revenir au statu quo d'avant guerre, qui dénaturaient le marxisme pour justifier leur soutien à l'un ou l'autre des camps belligérants, les marxistes authentiques affirmèrent de façon unanime qu'il n'y avait plus de capitalisme progressiste et que son renversement révolutionnaire était désormais historiquement à l'ordre du jour.
Ce fut la même question fondamentale de la période historique qui se posa à nouveau en Russie 1917, point culminant d'une vague internationale montante de résistance du prolétariat à la guerre. Comme la classe ouvrière russe, organisée en soviets, se rendait de plus en plus compte que le fait de s'être débarrassée du tsarisme, n'avait résolu aucun de ses problèmes fondamentaux, les fractions de droite et les centristes de la social-démocratie firent campagne, de toutes leurs forces, contre l'appel des Bolcheviks à la révolution prolétarienne et pour que les soviets règlent leur compte non seulement aux anciens éléments tsaristes mais aussi à toute la bourgeoisie russe qui considérait la révolution de Février comme sa propre révolution. La bourgeoisie russe était soutenue en ce sens par les Mencheviks qui reprenaient les écrits de Marx pour montrer que le socialisme ne pouvait être construit que sur la base d'un système capitaliste pleinement développé : comme la Russie était bien trop arriérée, elle ne pouvait évidemment aller plus loin que la phase d'une révolution bourgeoise démocratique et les Bolcheviks n'étaient qu'une bande d'aventuriers qui cherchaient à jouer à saute-mouton avec l'histoire. La réponse apportée par Lénine dans les Thèses d'avril était une nouvelle fois cohérente avec sa lecture de Hegel qui avait déjà souligné la nécessité de considérer le mouvement de l'histoire comme un tout. Elle reflétait en même temps son profond engagement internationaliste. C'est évidemment absolument juste que les conditions de la révolution doivent mûrir historiquement, mais l'avènement d'une nouvelle époque historique ne se juge pas à l'aune de tel ou tel pays pris séparément. Le capitalisme, comme le montrait la théorie de l'impérialisme, était un système global et donc son déclin et la nécessité de son renversement mûrissaient également à une échelle globale : l'éclatement de la guerre impérialiste mondiale le prouvait amplement. Il n'y avait pas une révolution russe isolée : l'insurrection prolétarienne en Russie ne pouvait qu'être le premier pas vers une révolution internationale ou, comme l'exprima Lénine dans son discours qui fit l'effet d'une bombe, adressé aux ouvriers et aux soldats qui étaient venus l'accueillir à son retour d'exil à la Gare de Finlande à Petrograd : "Chers camarades, soldats, matelots et ouvriers, je suis heureux de saluer en vous la révolution russe victorieuse, de vous saluer comme l'avant-garde de l'armée prolétarienne mondiale... L'heure n'est pas loin où, à l'appel de notre camarade Karl Liebknecht, les peuples retourneront leurs armes contre les capitalistes exploiteurs... La révolution russe accomplie par vous a ouvert une nouvelle époque. Vive la révolution socialiste mondiale !..."
Cette compréhension que le capitalisme tout à la fois avait rempli les conditions nécessaires à l'avènement du socialisme et était entré dans sa crise historique de sénilité – puisque ce sont les deux faces de la même pièce – est également contenue dans la phrase bien connue de la Plateforme de l'Internationale communiste rédigée à son Premier Congrès en mars 1919 : "Une nouvelle époque est née. Epoque de désagrégation du capitalisme, de son effondrement intérieur. Epoque de la révolution communiste du prolétariat." 7
Lorsque la gauche révolutionnaire internationaliste se réunit au Premier Congrès de l'IC, l'agitation révolutionnaire déclenchée par la révolution d'Octobre était à son point le plus haut. Bien que le soulèvement "spartakiste" à Berlin en janvier ait été écrasé et que Luxemburg et Liebknecht aient été sauvagement assassinés, la république des soviets venait de se former en Hongrie, l'Europe et des parties des Etats-Unis et d'Amérique du Sud connaissaient des grèves de masse. L'enthousiasme révolutionnaire de l'époque est exprimé dans les textes fondamentaux adoptés par le Congrès. En accord avec le discours de Rosa Luxemburg au Congrès de fondation du KPD, l'aube d'une nouvelle époque signifiait que l'ancienne distinction entre le programme minimum et le programme maximum n'était plus valable, par conséquent la tâche de s'organiser au sein du capitalisme au moyen de l'activité syndicale et de la participation au parlement en vue de gagner des réformes significatives avait historiquement perdu sa raison d'être. La crise historique du système capitaliste mondial, exprimée non seulement par la guerre impérialiste mondiale mais aussi par le chaos économique et social qu'elle avait laissé dans son sillage, signifiait que la lutte directe pour le pouvoir organisé en soviets était maintenant à l'ordre du jour d'une façon réaliste et urgente, et ce programme était valable dans tous les pays, y compris dans les pays coloniaux et semi-coloniaux. De plus, l'adoption de ce nouveau programme maximum ne pouvait être mis en oeuvre que par une rupture complète avec les organisations qui avaient représenté la classe ouvrière au cours de l'époque précédente mais avaient trahi ses intérêts dès qu'elles avaient dû passer le test de l'histoire – le test de la guerre et de la révolution, en 1914 et en 1917. Les réformistes de la social-démocratie, la bureaucratie syndicale étaient désormais définis comme les laquais du capital, pas comme l'aile droite du mouvement ouvrier. Le débat au Premier Congrès montre que la jeune Internationale était ouverte aux conclusions les plus audacieuses tirées de l'expérience directe du combat révolutionnaire. Bien que l'expérience russe ait suivi un chemin en quelque sorte différent, les Bolcheviks écoutaient sérieusement le témoignage des délégués d'Allemagne, de Suisse, de Finlande, des Etats-Unis, de Grande-Bretagne et d'ailleurs, qui argumentaient que les syndicats n'étaient plus seulement inutiles mais étaient devenus un obstacle contre-révolutionnaire direct – des rouages de l'appareil d'Etat, et que les ouvriers s'organisaient de plus en plus en dehors et contre eux à travers la forme d'organisation des conseils dans les usines et dans les rues. Et comme la lutte de classe se centrait précisément sur les lieux de travail et dans les rues, ces centres vivants de la lutte de classe et de la conscience de classe, apparaissaient, dans les documents officiels de l'IC, en contraste frappant avec la coquille vide du parlement, instrument qui, lui aussi, était non seulement inadéquat pour la lutte pour la révolution prolétarienne mais aussi un instrument direct de la classe dominante, utilisé pour saboter les conseils ouvriers, comme l'avaient clairement démontré à la fois la Russie en 1917 et l'Allemagne en 1918. De même, le Manifeste de l'IC était très proche de la position que Luxemburg avait développée selon laquelle les luttes nationales étaient dépassées et les nouvelles nations montantes étaient devenues de simples pions des intérêts impérialistes rivaux. A ce stade, ces conclusions révolutionnaires "extrêmes" semblaient à la majorité découler logiquement de l'ouverture de la nouvelle période.8
Lorsque l'histoire s'accélère, comme ce fut le cas à partir de 1914, les changements les plus dramatiques peuvent avoir lieu en l'espace d'une année ou deux. Au moment où l'IC se réunissait pour son Troisième Congrès, en juin/juillet 1921, l'espoir d'une extension immédiate de la révolution, si fort lors du Premier Congrès, avait subi les coups les plus sévères. La Russie avait traversé trois ans de guerre civile épuisante et, bien que les Rouges aient vaincu militairement les Blancs, le prix en fut politiquement mortel : de larges parties des ouvriers les plus avancés avaient été décimées, l'Etat "révolutionnaire" s'était bureaucratisé au point que les soviets en avaient perdu le contrôle. Les rigueurs du "Communisme de guerre" et les excès destructeurs de la terreur rouge avaient fini par susciter une révolte ouverte dans la classe ouvrière : en mars, des grèves massives éclatèrent à Petrograd, suivies par le soulèvement armé des marins et des ouvriers de Cronstadt qui appelaient à la renaissance des soviets et à la fin de la militarisation du travail et des actions de répression de la Tcheka. Mais la direction bolchevique, enchaînée dans l'Etat, ne vit dans ce mouvement qu'une expression de la contre-révolution blanche et le supprima de façon impitoyable et sanglante. Tout cela était l'expression de l'isolement croissant du bastion russe. La défaite faisait suite à celle des républiques soviétiques de Hongrie et de Bavière, à la défaite des grèves générales de Winnipeg, Seattle, Red Clydeside, à celle des occupations d'usine en Italie, du soulèvement de la Ruhr en Allemagne et de beaucoup d'autres mouvements de masse.
De plus en plus conscients de leur isolement, le parti agrippé au pouvoir en Russie et d'autres partis communistes ailleurs commencèrent à avoir recours à des mesures désespérées pour étendre la révolution, comme la marche de l'Armée rouge sur la Pologne et l'Action de Mars en Allemagne en mars 1921 – deux tentatives ratées de forcer le cours de la révolution sans développement massif de la conscience de classe et de l'organisation nécessaires à une véritable prise du pouvoir par la classe ouvrière. Pendant ce temps, le système capitaliste, quoique saigné à blanc par la guerre et manifestant toujours des symptômes d'une profonde crise économique, parvint à se stabiliser sur les plans économique et social, en partie grâce au nouveau rôle joué par les Etats-Unis comme force motrice industrielle et banquier du monde.
Au sein de l'Internationale communiste, le Deuxième Congrès de 1920 avait déjà ressenti l'impact des précédentes défaites. Ce fut symbolisé par la publication par Lénine de la brochure La maladie infantile du communisme qui fut distribuée au Congrès 9. Au lieu de s'ouvrir à l'expérience vivante du prolétariat mondial, l'expérience bolchevique – ou une version particulière de celle-ci - était maintenant présentée comme un modèle universel. Les Bolcheviks avaient eu un certain succès à la Douma après 1905, la tactique du "parlementarisme révolutionnaire" était donc présentée comme ayant une validité universelle ; les syndicats s'étaient formés récemment en Russie et n'avaient pas perdu tout signe de vie prolétarienne... les communistes de tous les pays devaient donc faire tout ce qu'ils pouvaient pour rester dans les syndicats réactionnaires et chercher à les conquérir en éliminant les bureaucrates corrompus. A côté de cette codification des tactiques syndicale et parlementaire, en totale opposition vis-à-vis des courants communistes de gauche qui les rejetaient, vint l'appel à construire des partis communistes de masse, en incorporant en grande partie les organisations comme l'USPD en Allemagne et le Parti socialiste en Italie (PSI).
L’année 1921 montra d'autres manifestations du glissement vers l'opportunisme, du sacrifice des principes et des buts à long terme au profit de succès à court terme et de la croissance numérique. Au lieu d'une claire dénonciation des partis sociaux-démocrates comme agents de la bourgeoisie, on avait maintenant le sophisme de la "lettre ouverte" à ces partis, ayant pour but de "forcer les dirigeants à se battre" ou, s'ils ne le faisaient pas, à se démasquer face à leurs membres ouvriers. Bref, l'adoption d'une politique de manœuvres dans laquelle les masses doivent en quelque sorte être dupées pour développer leur conscience. Ces tactiques allaient être rapidement suivies par la proclamation de celle du "front unique" et par le slogan encore plus sans principes de "Gouvernement ouvrier", sorte de coalition parlementaire entre les sociaux-démocrates et les communistes. Derrière toute cette course à l'influence à tout prix se trouve le besoin de l'Etat "soviétique" de faire face à un monde capitaliste hostile, de trouver un modus vivendi avec le capitalisme mondial, au prix d'un retour à la pratique de la diplomatie secrète qui avait été très clairement condamnée par le pouvoir soviétique en 1917 (en 1922, l'Etat "soviétique" signait un accord secret avec l'Allemagne, lui fournissant même des armes qui allaient servir à abattre les ouvriers communistes un an après). Tout cela indiquait l'accélération de la trajectoire qui s'éloignait de la lutte pour la révolution et s'orientait vers l'incorporation dans le statu quo capitaliste – pas encore définitive mais indiquant le chemin de la dégénérescence qui allait culminer dans la victoire de la contre-révolution stalinienne.
Cela ne voulait pas dire que toute clarté ou tout débat sérieux sur la période historique ait disparu. Au contraire, les "communistes de gauche", réagissant à ce cours opportuniste, allaient baser encore plus solidement leurs arguments sur le point de vue que le capitalisme était entré dans une nouvelle période : le programme du KAPD de 1920 commençait donc par la proclamation que le capitalisme était dans sa crise historique et qu'il mettait le prolétariat face au choix "socialisme ou barbarie" 10 ; la même année, les arguments de la gauche italienne contre le parlementarisme partent des prémisses selon lesquelles les campagnes pour les élections parlementaires avaient eu leur validité dans la période passée mais que l'avènement d'une nouvelle époque invalidait cette ancienne pratique. Mais même parmi les voix "officielles" de l'Internationale existait toujours une tentative authentique de comprendre les caractéristiques et les conséquences de la nouvelle période.
Le Rapport et les Thèses sur la situation mondiale présentées par Trotsky au Troisième Congrès en juin/juillet 1921 offraient une analyse très lucide des mécanismes auxquels avait recours un capitalisme profondément mal en point pour assurer sa survie dans la nouvelle période – notamment la fuite dans le crédit et le capital fictif. Analysant les premiers signes d'une reprise d'après-guerre, le rapport de Trotsky sur la crise économique mondiale et les nouvelles tâches de l'Internationale communiste posait ainsi les questions : "Comment s'est fait le relèvement lui-même, comment peut-il être expliqué ? En premier lieu, par des causes économiques : les relations internationales ont été renouées, quoique dans des proportions restreintes, et partout nous observons une demande des marchandises les plus variées ; il s'explique ensuite par des causes politiques et financières : les gouvernements européens avaient eu peur de la crise qui devait se produire après la guerre et avaient pris leurs mesures pour faire durer ce relèvement artificiel qui avait été provoqué par la guerre. Les gouvernements ont continué à mettre en circulation du papier-monnaie en grande quantité, ils ont lancé de nouveaux emprunts, taxé les bénéfices, les salaires et le prix du pain, ils couvraient ainsi une part des salaires des ouvriers démobilisés en puisant dans les fonds nationaux, et créaient une activité économique artificielle dans le pays. De cette façon, pendant tout ce temps, le capital fictif continuait à croître, surtout dans les pays où l'industrie baissait."11
Toute la vie du capitalisme depuis cette époque n'a fait que confirmer ce diagnostic d'un système qui ne pouvait se maintenir à flot qu'en violant ses propres lois économiques. Ces textes cherchaient aussi à approfondir la compréhension selon laquelle, sans une révolution prolétarienne, le capitalisme déchaînerait certainement de nouvelles guerres encore plus destructrices (même si les déductions sur une confrontation imminente entre l'ancienne puissance britannique et la puissance américaine montante étaient loin du compte bien que non sans fondement). Mais la clarification la plus importante contenue dans ce document et d'autres était la conclusion que l'avènement de la nouvelle période ne signifiait pas que le déclin, la crise économique ouverte et la révolution seraient simultanés – une ambiguïté qu'on peut trouver dans la formulation d'origine de l'IC en 1919, "Une nouvelle époque est née", qui pouvait être interprétée comme signifiant que le capitalisme était entré simultanément dans une crise économique "finale", une phase ininterrompue de conflits révolutionnaires. Cette avancée dans la compréhension est peut-être plus clairement exprimée dans le texte de Trotsky "Les enseignements du Troisième Congrès de l'IC", rédigé en juillet 1921. Il commençait ainsi : "Les classes ont leur origine dans le processus de production. Elles sont capables de vivre tant qu'elles jouent le rôle nécessaire dans l'organisation commune du travail. Les classes perdent pied si leurs conditions d'existence sont en contradiction avec le développement de la production, c'est-à-dire le développement de l'économie. C'est dans une telle situation que se trouve actuellement la bourgeoisie. Cela ne signifie pas du tout que la classe qui a perdu ses racines et qui est devenue parasitaire doive périr immédiatement. Quoique les fondements de la domination de classe reposent sur l'économie, les classes se maintiennent grâce aux appareils et organes de l'Etat politique : armée, police, parti, tribunaux, presse, etc. A l'aide de ces organes, la classe dominante peut conserver le pouvoir des années et des dizaines d'années même quand elle est devenue un obstacle direct au développement social. Si cet état de choses se prolonge trop longtemps, la classe dominante peut entraîner dans sa chute le pays et la nation qu'elle domine... La représentation purement mécanique de la révolution prolétarienne, qui a uniquement pour point de départ la ruine constante de la société capitaliste, poussait quelques groupes de camarades à la théorie fausse de l'initiative des minorités qui font écrouler par leur hardiesse "les murs de la passivité commune du prolétariat" et des attaques incessantes de l'avant-garde du prolétariat comme nouvelle méthode de combat dans les luttes et de l'emploi des méthodes de révoltes armées. Inutile de dire que cette sorte de théorie de la tactique n'a rien à faire avec le marxisme." 12
Ainsi, l'ouverture du déclin n'excluait pas des reprises au niveau économique, ni des reculs du prolétariat. Evidemment, personne ne pouvait voir à quel point déjà les défaites de 1919-21 avaient été décisives, mais il existait un besoin brûlant de clarifier que faire maintenant, dans une nouvelle époque mais pas dans un moment immédiat de révolution. Un texte séparé, les Thèses sur la tactique, adopté par le Congrès, mettait très justement en avant la nécessité que les partis communistes prennent part aux luttes défensives afin de développer la confiance et la conscience de la classe ouvrière, et ceci, de pair avec la reconnaissance que le déclin et la révolution n'étaient en aucun cas synonymes, constituait un rejet nécessaire de "la théorie de l'offensive" qui avait largement justifié la démarche semi-putschiste de l'Action de mars. Cette théorie – selon laquelle les conditions objectives étant mûres, le parti communiste devait mener une offensive insurrectionnelle plus ou moins permanente pour pousser les masses à l'action – était défendue principalement par la gauche du parti communiste allemand, par Bela Kun et d'autres et non, comme c'est souvent dit de façon erronée, par la Gauche communiste à proprement parler même si le KAPD et des éléments proches de lui n'étaient pas toujours clairs sur cette question. 13
A ce sujet, les interventions des délégations du KAPD au Troisième Congrès sont extrêmement instructives. Contredisant l'étiquette de "sectaire" qui lui était accolée dans les Thèses sur la tactique, l'attitude du KAPD au Congrès fut un modèle de la façon responsable dont une minorité doit se conduire dans une organisation prolétarienne. Bien qu'il ait disposé d'un temps extrêmement restreint pour ses interventions et dû supporter les interruptions et les sarcasmes des supporters de la ligne officielle, le KAPD se considérait comme participant pleinement au déroulement du Congrès et ses délégués étaient très disposés à souligner les points d'accord quand ils en avaient ; ils n'étaient pas du tout intéressés à mettre en avant leurs divergences pour elles-mêmes, ce qui constitue l'essence de l'attitude sectaire. 14 Par exemple, dans la discussion sur la situation mondiale, un certain nombre de délégués du KAPD partageaient beaucoup de points de l'analyse de Trotsky, notamment la notion selon laquelle le capitalisme était en train de se reconstruire au plan économique et de reprendre le contrôle sur le plan social : ainsi Seeman souligna la capacité de la bourgeoisie internationale de mettre temporairement de côté ses rivalités inter-impérialistes afin de faire face au danger prolétarien, en Allemagne en particulier.
L'implication de ceci – en particulier du fait que le rapport de Trotsky et les Thèses sur la situation mondiale étaient en grande partie orientées pour rejeter la "théorie de l'offensive" et ses partisans – c'est que le KAPD ne défendait pas qu'il ne pourrait pas y avoir de stabilisation du capital ni que la lutte devait être offensive à tout moment.Et il exprima explicitement ce point de vue dans nombre d'interventions.
Sachs, dans sa réponse à la présentation de Trotsky sur la situation économique mondiale, dit ainsi que : "Nous avons vu certes hier en détail comment le camarade Trotsky – et tous ceux qui sont ici seront, je pense, d' accord avec lui - se représente les rapports entre d'un côté les petites crises et les petites périodes d'essors cycliques et momentanés et, de l'autre côté, le problème de l'essor et du déclin du capitalisme, envisagé sur de grandes périodes historiques. Nous serons tous d'accord que la grande courbe qui allait vers le haut va maintenant irrésistiblement vers le bas, et qu'à l'intérieur de cette grande courbe, aussi bien lorsqu'elle montait que maintenant qu'elle descend, se produisent des oscillations." (La gauche allemande, p.21) 15
Ainsi, quelles que soient les ambiguïtés ayant existé dans la vision du KAPD sur "la crise mortelle", il ne considérait pas que l'ouverture de la décadence signifiait un effondrement soudain et définitif de la vie économique du capitalisme.
De même, l'intervention de Hempel sur la tactique de l'Internationale montre clairement que l'accusation de "sectaire" portée au KAPD pour son supposé refus des luttes défensives et son prétendu appel à l'offensive à tout moment était fausse : "Maintenant la question des actions partielles. Nous disons que nous ne repoussons aucune action partielle. Nous disons : chaque action, chaque combat, car c'est une action, doit être mis au point, poussé en avant. On ne peut pas dire : nous repoussons ce combat-ci, nous repoussons ce combat-là. Le combat qui naît des nécessités économiques de la classe ouvrière, ce combat doit par tous les moyens être poussé en avant. Justement dans un pays tel que l'Allemagne, l'Angleterre et tous les autres pays de démocratie bourgeoise qui ont subi pendant 40 ou 50 ans une démocratie bourgeoise et ses effets, la classe ouvrière doit être d'abord habituée aux luttes. Les mots d'ordre doivent correspondre aux actions partielles. Prenons un exemple : dans une entreprise, dans différentes entreprises, une grève éclate, elle englobe un petit domaine. Là le mot d'ordre ne saurait être : lutte pour la dictature du prolétariat. Ce serait une absurdité. Les mots d'ordre doivent aussi être adaptés aux rapports de force, à ce que l'on peut attendre en un lieu donné." (ibid. p.40)
Mais derrière beaucoup de ces interventions, il y avait l'insistance du KAPD sur le fait que l'IC n'allait pas assez loin dans sa compréhension qu'une nouvelle période de la vie du capitalisme et donc de la lutte de classe s'était ouverte. Sachs, par exemple, ayant exprimé son accord avec Trotsky sur la possibilité de reprises temporaires, défendit que : "ce qui n'a pas été exprimé dans ces Thèses, ...c'est justement le caractère fondamentalement différent de cette époque de déclin vis-à-vis de l'époque antérieure d'essor du capitalisme considéré dans sa totalité" (ibid., p.21) et que cela avait des implications sur la façon dont le capitalisme survivrait désormais : "le capital reconstruit son pouvoir en détruisant l'économie". (ibid. p.22), un point de vue visionnaire sur la façon dont le capitalisme allait continuer comme système dans le siècle qui allait suivre. Hempel, dans la discussion sur la tactique, tire les implications de la nouvelle période concernant les positions politiques que les communistes doivent défendre, en particulier sur les questions syndicale et parlementaire dans la tactique. Contrairement aux anarchistes auxquels le KAPD a souvent été assimilé, Hempel insiste sur le fait que l'utilisation du parlement et des syndicats avait été juste dans la période précédente : "...si l'on se remet en mémoire les tâches qu'avait le vieux mouvement ouvrier, ou mieux, le mouvement ouvrier précédent l'époque de cette irruption de la révolution directe, il avait pour tâche, d'un côté, grâce aux organisations politiques de la classe ouvrière, les partis, d'envoyer des délégués au parlement et dans les institutions que la bourgeoisie et la bureaucratie avaient laissées ouvertes à la représentation de la classe ouvrière. C'était l'une des tâches. Cela fut mis à profit et à l'époque c'était juste. Les organisations économiques de la classe ouvrière avaient de leur côté la tâche de se préoccuper d'améliorer la situation du prolétariat au sein du capitalisme, de pousser à la lutte et de négocier lorsque la lutte s'arrêtait...telles étaient les tâches des organisations ouvrières avant la guerre. Mais la révolution arriva ; d'autres tâches se firent jour. Les organisations ouvrières ne pouvaient pas se conformer à la lutte pour les augmentations de salaires et s'en satisfaire ; elles ne purent plus poser – comme leur but principal – celui d'être représentées au parlement et d'extorquer des améliorations pour la classe ouvrière " (ibid. p.33) et de plus "en permanence nous faisons l'expérience que toutes les organisations de travailleurs qui prennent ce chemin, en dépit de tous leurs discours révolutionnaires, se dérobent dans les luttes décisives" (ibid. p.34), et c'est pourquoi la classe ouvrière avait besoin de créer de nouvelles organisations capables d'exprimer la nécessité de l'auto-organisation du prolétariat et de la confrontation directe avec l'Etat et le capital ; ceci était valable tant pour les petites luttes défensives que pour les luttes massives plus vastes. Ailleurs Bergmann définit les syndicats comme les rouages de l'Etat et montre qu'il est donc illusoire de vouloir les conquérir : "Nous sommes fondamentalement de l'avis qu'il faut se dégager des vieux syndicats. Non parce que nous aurions une soif de destruction, mais parce que nous voyons que ces organisations sont devenues réellement, dans le pire sens du terme, des organes de l'Etat capitaliste pour réprimer la révolution." (ibid., p. 56) Dans la même veine, Sachs critiqua la régression vers la notion de parti de masse et la tactique de la lettre ouverte aux partis sociaux-démocrates – c'étaient des régressions soit vers des pratiques sociales-démocrates et des formes d'organisation dépassées ou, pire, vers les partis sociaux-démocrates eux-mêmes qui étaient passés à l'ennemi.
En général, l'Histoire est écrite par les vainqueurs ou, du moins, par ceux qui apparaissent comme tels. Dans les années qui suivirent le Troisième Congrès, les partis communistes officiels restèrent des organisations capables d'inspirer la loyauté de millions d'ouvriers, le KAPD éclata rapidement en plusieurs composantes dont peu maintinrent la clarté exprimée par ses représentants à Moscou en 1921. Désormais, les erreurs vraiment sectaires apparurent au premier plan, en particulier dans la décision hâtive de la tendance d'Essen du KAPD, autour de Gorter, de fonder une "quatrième internationale" (la KAI ou Internationale communiste ouvrière) alors que ce qui était nécessaire dans une phase de recul de la révolution était le développement d'une fraction internationale qui combatte la dégénérescence de la Troisième Internationale. Cet enterrement prématuré de l'Internationale communiste s'accompagna logiquement d'un tournant dans l'analyse de la révolution d'Octobre, de plus en plus considérée comme une révolution bourgeoise. Le point de vue de la tendance Schröder dans la KAI qui considérait qu'à l'époque de la "crise mortelle", les luttes pour les salaires étaient opportunistes, était également sectaire ; d'autres courants commencèrent à mettre en question la possibilité même d'un parti politique du prolétariat, donnant naissance à ce qui est devenu connu sous le nom de "conseillisme". Mais ces manifestations d'un affaiblissement et d'une fragmentation plus générale de l'avant-garde révolutionnaire étaient le produit de la défaite et de la contre-révolution qui s'aggravaient ; en même temps, le maintien, au cours de cette période, des partis communistes en tant qu'organisations de masse influentes était aussi le produit de la contre-révolution bourgeoise, mais avec cette terrible particularité que ces partis s'étaient mis à l'avant-garde de cette contre-révolution, à côté des bouchers fascistes et démocratiques. D'un autre côté, les positions les plus claires du KAPD et de la gauche italienne, produits des plus hauts moments de la révolution et solidement ancrées dans la théorie du déclin du capitalisme, ne disparurent pas, en grande partie grâce au travail patient de petits groupes de révolutionnaires, souvent extrêmement isolés ; quand les brumes de la contre-révolution commencèrent à se dissiper, ces positions trouvèrent une nouvelle vie avec l'émergence d'une nouvelle génération de révolutionnaires et elles restent des acquis fondamentaux sur lesquels le futur parti de la révolution devra se construire.
Gerrard
1. Citée dans J.P. Nettl, "La vie et l'œuvre de Rosa Luxemburg", Ed. Maspero, Tome II, p.593
2. Ce serait intéressant cependant de faire plus de recherches sur les tentatives actuelles au sein du mouvement anarchiste d'analyser la signification de la guerre.
3. "Lenin's Encounter with Hegel after Eighty Years: A Critical Assessment [18]"
4. www.marxists.org/francais/lenin/works/1915/08/vil19150800.htm [19]
5. chapitre annexe "Thèses sur les tâches de la social-démocratie [20]".
6. "Le partage du monde entre les grandes puissances [21]".
7 www.marxists.org/francais/inter_com/1919/ic1_19190300d.htm [22]
8. Pour plus d'éléments sur les discussions lors du Premier Congrès de l'Internationale, voir l'article de la Revue internationale n°123 "La théorie de la décadence au cœur du matérialisme historique – De Marx à la Gauche communiste (2) [23]".
9 Signalons que cette lettre n'est pas restée sans réponse ni critiques, notamment celle de Gorter au camarade Lénine [24].
10. "La crise économique mondiale, née de la guerre mondiale, avec ses effets économiques et sociaux monstrueux, et dont l’image d’ensemble produit l’impression foudroyante d’un unique champ de ruines aux dimensions colossales, ne signifie qu’une seule chose : le crépuscule des dieux de l’ordre mondial bourgeois-capitaliste est entamé. Aujourd’hui il ne s’agit pas d’une des crises économiques périodiques, propres au mode de production capitaliste ; c’est la crise du capitalisme lui-même ; secousses convulsives de l’ensemble de l’organisme social, éclatement formidable d’antagonismes de classes d’une acuité jamais vue, misère générale pour de larges couches populaires, tout cela est un avertissement fatidique à la société bourgeoise. Il apparaît de plus en plus clairement que l’opposition entre exploiteurs et exploités qui s’accroît encore de jour en jour, que la contradiction entre capital et travail, dont prennent de plus conscience même les couches jusque là indifférentes du prolétariat, ne peut être résolue. Le capitalisme a fait l’expérience de son fiasco définitif ; il s’est lui-même historiquement réduit à néant dans la guerre de brigandage impérialiste, il a créé un chaos, dont la prolongation insupportable place le prolétariat devant l’alternative historique : rechute dans la barbarie ou construction d’un monde socialiste." www.left-dis.nl/f/kapd1920f.htm [25]
11 www.trotsky-oeuvre.org/21/07/210725_NE1.html [26].
12 www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1921/07/lt19210712.htm [27]
13. Par exemple le paragraphe introductif du programme du KAPD, cité dans la note, peut facilement être interprété comme décrivant une crise finale et définitive du capitalisme et, par rapport au danger de putschisme, certaines activités du KAPD pendant l'Action de Mars sont certainement tombées dans cette tendance, comme par exemple l'alliance avec le VKPD dans l'utilisation de ses membres chômeurs pour tenter d'entraîner littéralement par la force les ouvriers à rejoindre la grève générale, et dans ses rapports ambigus avec les forces armées "indépendantes" menées par Max Hoelz et d'autres (Voir également l'intervention de Hempel au Troisième Congrès (La gauche allemande, p. 41) qui reconnaît que l'Action de Mars n'aurait pas pu renverser le capitalisme mais insiste aussi sur la nécessité de lancer le slogan de renversement du gouvernement – une position qui semble manquer de cohérence puisque, pour le KAPD, il n'était pas question de défendre aucune sorte de Gouvernement "ouvrier" sans la dictature du prolétariat.
14 L'attitude de Hempel envers les anarchistes et les syndicalistes-révolutionnaires était également exempte d'esprit sectaire, et soulignait la nécessité de travailler avec toutes les expressions authentiquement révolutionnaires de ce courant (voir La gauche allemande, pp. 44-45)
15 Edité par Invariance, La vieille taupe, La vecchia talpa, 1973.
Nous avons publié la première partie du Manifeste dans le numéro précédent de la Revue internationale. Pour rappel, le Groupe ouvrier du Parti communiste russe, dont ce Manifeste est l’émanation, fait partie de ce qu’on appelle la Gauche communiste, constituée de courants de gauche ayant surgi en réponse à la dégénérescence opportuniste des partis de la Troisième Internationale et du pouvoir des soviets en Russie.
Les deux chapitres suivants de ce document que nous publions ci-dessous constituent une critique aiguisée de la politique opportuniste du front unique et du slogan de Gouvernement ouvrier. En replaçant cette critique dans son contexte historique, c’est réellement à une tentative d’appréhender les implications du changement de période historique que se livre le Manifeste. Pour lui, la nouvelle période rend caduque toute politique d’alliance avec des fractions de la bourgeoisie, vu que celles-ci sont désormais toutes également réactionnaires. De même, passer des alliances avec des organisations comme la social-démocratie, qui ont déjà fait la preuve de leur trahison, ne peut que conduire à un affaiblissement du prolétariat. De plus, le Manifeste est parfaitement clair sur ce fait que, dans la nouvelle période, ce n’est plus la lutte pour des réformes qui est à l’ordre du jour, mais bien celle pour la prise du pouvoir. Cependant, la rapidité avec laquelle des changements historiques considérables sont intervenus n’a pas permis, même aux révolutionnaires les plus clairs, de prendre le recul nécessaire pour en comprendre en profondeur les implications précises. Cela arrive aussi au Groupe ouvrier qui ne fait pas la différence entre lutte pour des réformes et lutte économique de résistance du prolétariat, face aux empiètements permanents du capital. Tout en ne refusant pas de participer à ces dernières, par solidarité, il juge cependant que seule la prise du pouvoir est de nature à libérer le prolétariat de ses chaînes, sans prendre en compte le fait que la lutte économique et politique forment un tout.
Enfin, face à la limitation de la liberté de parole imposée au prolétariat, y compris après la fin de la guerre civile, le Manifeste réagit très fermement et lucidement en s’adressant aux dirigeants : "comment voulez-vous résoudre la grande tâche de l’organisation de l’économie sociale sans le prolétariat ?"
Avant d’examiner le contenu de cette question, il est nécessaire de nous remettre en mémoire les conditions dans lesquelles les thèses du camarade Zinoviev au sujet du front unique furent débattues et acceptées en Russie. Du 19 au 21 décembre 1921 eut lieu la Douzième Conférence du PCR (bolchevik), au cours de laquelle fut posée la question du front unique. Jusqu’alors, rien n’avait été écrit dans la presse ni discuté à ce sujet dans les réunions du parti. Cependant, à la Conférence, le camarade Zinoviev se laissa aller à livrer de rudes attaques et la Conférence fut si surprise qu’elle céda tout de suite et approuva les thèses à mains levées. Nous rappelons cette circonstance non pour offenser qui que ce soit, mais pour attirer avant tout l’attention sur le fait que, d’une part, la tactique du front unique fut discutée de façon très hâtive, quasi "militairement", et que, d’autre part, en Russie même, elle est réalisée de façon tout à fait particulière.
Le PCR (bolchevik) fut le promoteur de cette tactique au sein du Komintern (IC) 1. Il convainquit les camarades étrangers que nous, révolutionnaires russes, avions vaincu justement grâce à cette tactique du front unique et qu’elle avait été édifiée en Russie sur base de l’expérience de toute l’époque pré-révolutionnaire et particulièrement à partir de l’expérience de la lutte des bolcheviks contre les mencheviks.
Tout ce que les camarades venus de différents pays connaissaient, c’est que le prolétariat russe avait vaincu, et ils voulaient de même vaincre leur bourgeoisie. On leur expliquait à présent que le prolétariat russe avait vaincu grâce à la tactique du front unique. Comment leur aurait-il été alors possible de ne pas approuver cette tactique ? Ils croyaient sur parole que la victoire de la classe ouvrière russe était le résultat de la tactique du front unique. Ils ne pouvaient pas faire autrement, puisqu’ils ne connaissaient pas l’histoire de la Révolution russe. Le camarade Lénine a condamné un jour très durement celui qui se fie simplement aux mots, mais il ne voulait vraisemblablement pas dire qu’on ne devait pas le croire lui sur parole.
Quelle leçon pouvons-nous alors tirer de l’expérience de la Révolution russe ?
A une époque, les bolcheviks soutenaient un mouvement progressiste contre l’autocratie :
a) "la social-démocratie doit soutenir la bourgeoisie tant que cette dernière est révolutionnaire ou opposée au tsarisme" ;
b) "c’est pourquoi la social-démocratie doit être favorable au réveil d’une conscience politique de la bourgeoisie russe mais, d’un autre côté, elle est obligée de dénoncer le caractère limité et l’insuffisance du mouvement d’émancipation de la bourgeoisie partout où ils s’expriment" (Résolution du IIe Congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, "De l’attitude envers les libéraux", août 1903).
La résolution du IIIe Congrès, qui s’est tenu en avril 1905, reproduit ces deux points en recommandant aux camarades :
1) d’expliquer aux ouvriers la nature contre-révolutionnaire et anti-prolétarienne du courant bourgeois-démocrate quelles que soient ses nuances, des libéraux modérés représentés par les vastes couches des propriétaires fonciers et des fabricants jusqu’au courant le plus radical comprenant "l’Union de l’émancipation" et les groupes variés des gens des professions libérales ;
2) de lutter ainsi énergiquement contre toute tentative de la part de la démocratie bourgeoise de récupérer le mouvement ouvrier et de parler au nom du prolétariat et de ses groupes divers.Dés 1898 la social-démocratie était favorable à un "front uni" (comme on dit actuellement) avec la bourgeoisie. Mais ce front uni a connu 3 phases :
1) en 1901, la social-démocratie soutient tout "mouvement progressiste" opposé au régime existant ;
2) en 1903, elle se rend bien compte de la nécessité de dépasser "les bornes du mouvement de la bourgeoisie";
3) en 1905, en avril, elle fait des pas concrets "en conseillant vivement aux camarades de dénoncer la nature contre-révolutionnaire et anti-prolétarienne du courant bourgeois-démocrate, toutes nuances comprises", en lui disputant énergiquement l’influence sur le prolétariat.
Mais quelles que furent les formes de soutien à la bourgeoisie, il est hors de doute que pendant une certaine période, avant 1905, les bolcheviks formèrent un front uni avec la bourgeoisie.
Et que penserions-nous d’un "révolutionnaire" qui, en fonction de l’expérience russe, aurait proposé un front uni avec la bourgeoisie aujourd’hui ?
Au mois de septembre 1905, la Conférence convoquée spécialement pour débattre la question de la "Douma de Boulyguine" a défini l’attitude de cette dernière envers la bourgeoisie de la façon suivante : "Par cette illusion d’une représentation du peuple, l’autocratie aspire à s’attacher une grande partie de la bourgeoisie lasse du mouvement ouvrier et désirant de l’ordre ; en s’assurant de ses intérêt et de son soutien, l’autocratie vise à écraser le mouvement révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie."
La résolution des bolcheviks proposée au Congrès d’unification du POSDR (avril 1906) révèle le secret du changement de politique des bolcheviks, de son soutien passé à la bourgeoisie à la lutte contre elle : "Quant à la classe des grands capitalistes et des propriétaires fonciers, on voit leur passage très rapide de l’opposition à un arrangement avec l’autocratie pour écraser ensemble la révolution". Comme "la tâche principale de la classe ouvrière au moment actuel de la révolution démocratique est l’achèvement de cette révolution", il faut former "un front uni" avec des partis qui le veulent aussi. Pour cette raison, les bolcheviks ont renoncé à tout accord avec les partis à la droite des Cadets et ont conclu des pactes avec les partis à leur gauche, à savoir les socialistes-révolutionnaires (SR), les socialistes populaires (NS) et les travaillistes, ont donc construit "un front uni socialiste" dans la lutte pour la marche conséquente de la révolution démocratique.
Est-ce que la tactique des bolcheviks était juste à cette époque ? Nous ne croyons pas que parmi les combattants actifs de la Révolution d’octobre se trouvent des gens contestant la justesse de cette tactique. Nous constatons donc que de 1906 à 1917 inclus, les bolcheviks ont prôné "un front uni socialiste" dans la lutte pour une marche conséquente de la révolution démocratique s’achevant par la formation d’un Gouvernement révolutionnaire provisoire qui aurait dû convoquer une Assemblée constituante.
Personne n’a jamais considéré et n’a pu considérer cette révolution comme étant prolétarienne, socialiste ; tous ont bien compris qu’elle était bourgeoise-démocratique ; et néanmoins, les bolcheviks ont proposé et ont eux-mêmes suivi la tactique d’un "front uni socialiste" en s’unissant en pratique avec les SR, les mencheviks, les NS et les travaillistes.
Quelle fut la tactique des bolcheviks quand se posa la question de savoir si on devait lutter pour la révolution démocratique ou pour la révolution socialiste ? La lutte pour le pouvoir des conseils réclame-t-elle aussi le "front uni socialiste" ?
Les révolutionnaires marxistes considèrent toujours le parti des socialistes-révolutionnaires comme étant une "fraction démocratique-bourgeoise" à la "phraséologie socialiste ambiguë" ; ce qui a été confirmé, dans une grande mesure, par son activité durant toute la révolution jusqu’à l’heure actuelle. En tant que fraction démocratique-bourgeoise, ce parti ne pouvait pas se proposer la tâche pratique d’une lutte pour la révolution socialiste, pour le socialisme ; mais il chercha, en utilisant une terminologie "socialiste ambiguë", à empêcher à tout prix cette lutte. S’il en est ainsi (et il en est ainsi), la tactique qui devait conduire le prolétariat insurgé à la victoire ne pouvait être celle du front uni socialiste, mais celle du combat sanglant, sans ménagement, contre les fractions bourgeoises à la terminologie socialiste confuse. Seul ce combat pouvait apporter la victoire et il en fut ainsi. Le prolétariat russe a vaincu non en s’alliant aux socialistes-révolutionnaires, aux populistes et aux mencheviks, mais en luttant contre eux.
Il est vrai que vers octobre, les bolcheviks ont réussi à faire scissionner les partis SR 2 et mencheviks 3 en libérant les masses ouvrières de la captivité d’une terminologie socialiste obscure, et ont pu agir avec ces scissions [de gauche], mais ça ne peut guère être considéré comme un front uni avec les fractions bourgeoises.
Qu’est-ce que l’expérience russe nous enseigne ?
1) Dans certains moments historiques, il faut former un "front uni" avec la bourgeoisie dans les pays où la situation est plus ou moins semblable à celle qui existait en Russie avant 1905.
2) Dans les pays où la situation est à peu près semblable à celle de la Russie entre 1906 et 1917, il faut renoncer à la tactique d’un "front uni" avec la bourgeoisie et suivre la tactique d’un "front uni socialiste".
Dans les pays où il s’agit d’une lutte directe pour le pouvoir du prolétariat, il est nécessaire d’abandonner la tactique du "front uni socialiste" et d’avertir le prolétariat que "les fractions bourgeoises à la phraséologie socialiste ambiguë" – à l’époque actuelle tous les partis de la Seconde Internationale – marcheront au moment décisif les armes à la main pour la défense du système capitaliste.
Il est nécessaire, pour l’unification de tous les éléments révolutionnaires qui ont pour but le renversement de l’exploitation capitaliste mondiale, qu’ils s’alignent avec le Parti communiste ouvrier d’Allemagne (KAPD), le Parti communiste ouvrier de Hollande et les autres partis qui adhèrent à la IVe Internationale 4. Il est nécessaire que tous les éléments révolutionnaires prolétariens authentiques se détachent de ce qui les emprisonne : les partis de la Seconde Internationale, de l’Internationale deux et demi 5 et de leur "phraséologie socialiste ambiguë". La victoire de la révolution mondiale est impossible sans une rupture principielle et une lutte sans quartier contre les caricatures bourgeoises du socialisme. Les opportunistes et les social-chauvins, en tant que serviteurs de la bourgeoisie et par là ennemis directs de la classe prolétarienne, deviennent, plus spécialement aujourd’hui, liés comme ils le sont aux capitalistes, des oppresseurs armés dans leurs propres pays et dans les pays étrangers (cf. Programme du PCR bolchevik). Telle est donc la vérité sur la tactique du front unique socialiste qui, comme le soutiennent les thèses de l’Exécutif de l’IC, serait fondée sur l’expérience de la Révolution russe, alors qu’elle n’est en réalité qu’une tactique opportuniste. Une telle tactique de collaboration avec les ennemis déclarés de la classe ouvrière, qui oppriment les armes à la main le mouvement révolutionnaire du prolétariat dans tous les pays, est en contradiction ouverte avec l’expérience de la Révolution russe. Pour rester sous le signe de la révolution sociale, il est nécessaire de réaliser un "front uni" contre la bourgeoisie et ses serviteurs socialistes de la Deuxième Internationale et de l’Internationale Deux et demi.
Comme on le dit ci-dessus, la tactique du "front uni socialiste" garde toute sa valeur révolutionnaire dans les pays où le prolétariat lutte contre l’autocratie, soutenue par la bourgeoisie, et pour la révolution bourgeoise-démocratique.
Et là où le prolétariat combat encore l’autocratie à laquelle s’oppose aussi la bourgeoisie, il faut suivre la tactique du "front uni" avec la bourgeoisie.
Quand le Komintern exige des partis communistes de tous les pays qu’ils suivent coûte que coûte la tactique du front uni socialiste, c’est une exigence dogmatique qui entrave la résolution des tâches concrètes conformément aux conditions de chaque pays et nuit incontestablement à tout le mouvement révolutionnaire du prolétariat.
Les thèses qui en leur temps furent publiées dans la Pravda montrent clairement de quelle façon les "théoriciens" de l’idée du "front unique socialiste" comprennent cette tactique. Deux mots seulement sur l’expression "front unique". Chacun sait à quel point étaient "populaires" en Russie en 1917 les social-traîtres de tous les pays et en particulier Scheidemann, Noske et Cie. Les bolcheviks, les éléments de base du parti qui avaient peu d’expérience, criaient à chaque coin de rue : "Vous, traîtres perfides de la classe ouvrière, nous vous pendrons à des poteaux télégraphiques ! Vous portez la responsabilité du bain de sang international dans lequel vous avez noyé les travailleurs de tous les pays. Vous avez assassiné Rosa Luxemburg et Liebknecht. Les rues de Berlin, grâce à votre action violente, furent rouges du sang des travailleurs qui s’étaient soulevés contre l’exploitation et l’oppression capitalistes. Vous êtes les auteurs de la paix de Versailles ; vous avez porté d’innombrables blessures au mouvement prolétarien international, parce que vous le trahissez à chaque instant."
Il faut également ajouter qu’on n’a pas décidé de proposer aux ouvriers communistes le "front unique socialiste", c’est-à-dire un front unique avec Noske, Scheidemann, Vandervelde, Branting et Cie. Un tel front unique doit être d’une façon ou d’une autre masqué et c’est ainsi qu’il fut procédé. Les thèses ne sont pas simplement intitulées "le front unique socialiste", mais "thèses sur le front unique du prolétariat et sur l’attitude vis-à-vis des ouvriers appartenant à la Deuxième Internationale, à l’Internationale Deux et demi et celle d’Amsterdam, de même que vis-à-vis des ouvriers adhérant aux organisations anarchistes et syndicalistes". Pourquoi une sauce si longue ? Voyez-vous, le camarade Zinoviev lui-même qui, naguère encore, invitait à collaborer à l’enterrement de la Deuxième Internationale, invite maintenant à des noces avec elle. De là le titre à rallonge. En réalité, on a parlé d’accord non avec les ouvriers, mais avec les partis de la Deuxième Internationale et de l’Internationale Deux et demi. Tout ouvrier sait, même s’il n’a jamais vécu dans l’émigration, que les partis sont représentés par leur Comité central, là où siègent les Vandervelde, les Branting, les Scheidemann, les Noske et Cie. Ainsi, c’est avec eux également que s’établira l’accord. Qui est allé à Berlin à la Conférence des trois Internationales ? A qui l’Internationale communiste s’est-elle fiée corps et âme ? A Wels, à Vandervelde, etc.
Mais a-t-on cherché à obtenir une entente avec le KAPD, étant donné que le camarade Zinoviev soutient que là se trouvent les éléments prolétariens les plus précieux ? Non. Et pourtant le KAPD se bat pour organiser la conquête du pouvoir par le prolétariat.
Il est vrai que le camarade Zinoviev a affirmé dans les thèses qu’on ne vise pas à une fusion de l’Internationale communiste avec la Deuxième Internationale, à l’égard de laquelle il a rappelé la nécessité de l’autonomie organisationnelle : "L’autonomie absolue et l’indépendance totale d’exposer ses positions pour chaque parti communiste qui conclut tel ou tel accord avec les partis de la Deuxième Internationale et de l’Internationale Deux et demi". Les communistes s’imposent la discipline dans l’action mais ils doivent conserver le droit et la possibilité – non seulement avant et après mais si c’est nécessaire aussi durant l’action – de se prononcer sur la politique des organisations ouvrières sans exception. En soutenant le mot d’ordre "de l’unité maximale de toutes les organisations ouvrières dans toute action pratique contre le front capitaliste, les communistes ne peuvent pas renoncer à exposer leurs positions" (cf. les thèses du CC du Komintern pour la conférence du PCR de 1921).
Avant 1906, dans le Parti ouvrier social-démocrate de Russie, il y eut deux fractions qui avaient autant d’autonomie que le prévoient les thèses du Komintern citées ci-dessus.
Discipline dans les pourparlers et autonomie de jugement sont formellement reconnues par les statuts du PCR (bolchevik) dans la vie interne du parti. On doit faire ce que la majorité a décidé et on peut seulement exercer le droit à la critique. Fais ce qu’on te commande, mais si tu es vraiment trop scandalisé et convaincu qu’on est en train de nuire à la révolution mondiale, tu peux, avant, pendant et après l’action, exprimer librement ta rage. Cela revient à renoncer aux actions autonomes (tout comme Vandervelde a signé le traité de Versailles et s’est compromis).
Dans ces mêmes thèses, l’Exécutif proposa le mot d’ordre de gouvernement ouvrier qui doit se substituer à la formule de la dictature du prolétariat. Qu’est-ce exactement qu’un gouvernement ouvrier ? C’est un gouvernement constitué par le Comité central réduit du parti ; la réalisation idéale de ces thèses se rencontre en Allemagne où le président Ebert est socialiste et où se forment des gouvernements avec son agrément. Même si cette formule n’est pas acceptée, les communistes devront appuyer par leur vote les premiers ministres et les présidents socialistes comme Branting en Suède et Ebert en Allemagne.
Voila comment nous nous représentons l’autonomie de critique : le président du Komintern, le camarade Zinoviev, entre au CC du Parti social-démocrate et, en y voyant Ebert, Noske, Scheidemann, se jette sur eux le poing levé en criant : "Perfides, traîtres de la classe ouvrière !" Ils lui sourient aimablement et s’inclinent bas devant lui. "Vous avez assassiné Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, les chefs du prolétariat allemand, nous vous pendrons à la potence !" Ils lui sourient encore plus aimablement et s’inclinent encore plus bas. Le camarade Zinoviev leur offre le front unique et propose de former un gouvernement ouvrier avec participation communiste. Ainsi, il troque le gibet contre le fauteuil ministériel et la colère contre la sympathie. Noske, Ebert, Scheidemann et Cie iront dans les assemblées ouvrières et raconteront que l’IC leur a consenti une amnistie et offert des postes ministériels à la place de la potence. Ceci pourtant à une condition, que les communistes reçoivent un ministère […] 6. Ils diront à toute la classe ouvrière que les communistes ont reconnu la possibilité de réaliser le socialisme en s’unissant avec eux et non contre eux. Et ils ajouteront : regardez un peu ces gens ! Ils nous pendaient et enterraient d’avance ; finalement ils sont venus à nous. Et bon, nous leur pardonnerons comme ils nous ont évidemment pardonné. Une amnistie mutuelle.
L’Internationale communiste a donné à la Deuxième Internationale une preuve de sa sincérité politique et elle a reçu une preuve de misérabilisme politique. Qu’y a-t-il en réalité à l’origine de ce changement ? Comment se fait-il que le camarade Zinoviev offre à Ebert, à Scheidemann et à Noske des fauteuils ministériels au lieu du gibet ? Il y a peu de temps il chantait l’oraison funèbre de la Deuxième Internationale et, à présent, il en ressuscite l’esprit. Pourquoi chante-t-il désormais ses louanges ? Verrons-nous vraiment sa résurrection et la réclamerons-nous réellement ?
Les thèses du camarade Zinoviev répondent effectivement à cette question : "la crise économique mondiale devient plus aiguë, le chômage s’accroît, le capital passe à l’offensive et manœuvre avec adresse ; le niveau de vie du prolétariat est compromis" Ainsi une guerre est inévitable. Il en découle que la classe ouvrière se dirige plus à gauche. Les illusions réformistes se détruisent. La large base ouvrière commence maintenant à apprécier le courage de l’avant-garde communiste... et de ce fait... on doit constituer le front unique avec Scheidemann. Et vraiment, c’est partir de très haut pour arriver bien bas.
Nous ne serions pas objectifs si nous ne rapportions pas encore quelques considérations fondamentales que le camarade Zinoviev avance pour défendre le front unique dans sa thèse. Le camarade Zinoviev fait une merveilleuse découverte : "On sait que la classe ouvrière lutte pour l’unité. Et comment y arriver sinon à travers un front unique avec Scheidemann ?". Tout ouvrier conscient qui, sensible aux intérêts de sa classe et de la révolution mondiale, peut se demander : la classe ouvrière a-t-elle commencé à lutter pour l’unité juste au moment où on affirme la nécessité du "front unique" ? Quiconque a vécu parmi les travailleurs, depuis que la classe ouvrière est entrée dans le champ de la lutte politique, connaît les doutes qui assaillent tout ouvrier : pourquoi les mencheviks, les socialistes-révolutionnaires, les bolcheviks, les trudoviki (populistes) luttent-ils donc entre eux ? Tous désirent le bien du peuple. Et pour quels motifs se combattent-ils ? Tout ouvrier connaît ces doutes, mais quelle conclusion doit-on en tirer ? La classe ouvrière doit s’organiser en classe indépendante et s’opposer à toutes les autres. Nos préjugés petit-bourgeois doivent être surmontés ! Telle était alors la vérité et telle elle le reste aujourd’hui.
Dans tous les pays capitalistes où se présente une situation favorable à la révolution socialiste, nous devons préparer la classe ouvrière à la lutte contre le menchevisme international et les socialistes-révolutionnaires. Les expériences de la Révolution russe devront être prises en considération. La classe ouvrière mondiale doit s’enfoncer cette idée dans la tête, à savoir que les socialistes de la Deuxième Internationale et de l’Internationale Deux et demi sont et seront à la tête de la contre-révolution. La propagande du front unique avec les social-traîtres de toutes les nuances tend à faire croire qu’eux aussi combattent en définitive la bourgeoisie, pour le socialisme et non contre. Mais seule la propagande ouverte, courageuse, en faveur de la guerre civile et de la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière peut intéresser le prolétariat à la révolution.
L’époque où la classe ouvrière pouvait améliorer sa propre condition matérielle et juridique à travers les grèves et l’entrée au parlement est définitivement passée. On doit le dire ouvertement. La lutte pour les objectifs les plus immédiats est une lutte pour le pouvoir. Nous devons démontrer à travers notre propagande que, bien que nous ayons souvent appelé à la grève, nous n’avons pas réellement amélioré notre condition d’ouvriers, mais vous, travailleurs, vous n’avez pas encore dépassé la vieille illusion réformiste et menez une lutte qui vous affaiblit vous-mêmes. Nous pourrons bien être solidaires de vous dans les grèves, mais nous reviendrons toujours vous dire que ces mouvements ne vous libéreront pas de l’esclavage, de l’exploitation et de la morsure du besoin inassouvi. L’unique voie qui vous conduira à la victoire est la prise du pouvoir par vos mains calleuses.
Mais ce n’est pas tout. Le camarade Zinoviev a décidé de motiver solidement la tactique d’un front uni : nous sommes habitués à comprendre la notion relative à "l’époque de la révolution sociale" comme le moment actuel, ce qui veut dire que la révolution sociale est à l’ordre du jour ; mais en pratique il se révèle que "l’époque de la révolution sociale est un processus révolutionnaire à long terme". Zinoviev conseille de retomber sur terre et d’attirer les masses ouvrières. Mais nous avions déjà attiré les masses en nous unissant de différentes façons avec les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires (SR) depuis 1903 jusqu’en 1917 et, comme on le voit, nous avons fini par triompher, c’est pourquoi, pour vaincre Ebert, Scheidemann et Cie, il nous faut... (mais non, pas les combattre…) nous unir à eux.
Nous ne discuterons pas si l’époque de la révolution sociale est un processus de longue durée ou non, et si oui, combien de temps prendra-t-il, car cela ressemblerait à une dispute de moines sur le sexe des anges ou à une discussion visant à trouver à partir de quel cheveu perdu commence la calvitie. Nous voulons définir la notion même de "l’époque de la révolution sociale" Qu’est-ce que c’est ? С’est d’abord l’état des forces productives matérielles qui commencent à être antinomiques à la forme de propriété. Est-ce qu’il y a des conditions matérielles nécessaires pour que la révolution sociale soit inévitable ? Oui. Est-ce qu’il manque quelque chose ? Il manque des conditions subjectives, personnelles : que la classe ouvrière des pays capitalistes avancés se rende compte de la nécessite de cette révolution, non dans un avenir lointain, mais dès aujourd’hui, dès demain. Et pour cela, que doivent faire les ouvriers avancés, l’avant-garde qui s’en rend déjà compte ? Sonner le tocsin, appeler à la bataille en utilisant dans leur propagande en faveur de la guerre civile ouverte toute sorte de choses (les lock-out, les grèves, l’imminence de la guerre, l’abaissement du niveau de vie) et en préparant, en organisant la classe ouvrière pour une lutte immédiate.
Dit-on que le prolétariat russe a triomphé parce qu’il s’était uni avec les mencheviks et les SR ? C’est une baliverne. Le prolétariat russe a vaincu la bourgeoisie et les propriétaires fonciers grâce à sa lutte acharnée contre les mencheviks et les SR.
Dans un de ses discours sur la nécessité d’une tactique de front uni, le camarade Trotski dit que nous avons triomphé, mais qu’il faut analyser comment nous nous sommes battus. Il prétend que nous avons marché en front uni avec les mencheviks et les SR parce que nous, les mencheviks et les SR avons siégé dans les mêmes conseils. Si la tactique du front uni consiste à siéger dans une même institution, alors le chef des travaux forcés et les bagnards font eux aussi un front uni : les uns et les autres sont au bagne.
Nos partis communistes siègent dans les parlements – est-ce que ça veut dire qu’ils font un front uni avec tous les députés ? Les camarades Trotski et Zinoviev devraient raconter aux communistes du monde entier que les bolcheviks eurent raison de ne pas participer au "pré-parlement" convoqué par le socialiste-révolutionnaire Kerenski en août 1917, non plus qu’au Gouvernement provisoire dirigé par les socialistes (ce qui fut une leçon utile), au lieu de dire des choses plutôt douteuses sur un soi-disant front uni des bolcheviks, des mencheviks et des SR.
Nous avons déjà évoqué l’époque où les bolcheviks avaient fait un front uni avec la bourgeoisie. Mais quelle était cette époque ? Avant 1905. Oui, les bolcheviks ont prôné le front uni avec tous les socialistes – mais quand ? Avant 1917. Et en 1917, lorsqu’il s’agissait de lutter pour le pouvoir de la classe ouvrière, les bolcheviks se sont unis avec tous les éléments révolutionnaires, des SR de gauche aux anarchistes de toute espèce pour combattre à main armée les mencheviks et les SR qui, eux, faisaient un front uni avec la soi-disant "démocratie", c’est-à-dire avec la bourgeoisie et les propriétaires fonciers. En 1917, le prolétariat russe se plaça à la pointe de "l’époque de la révolution sociale" dans laquelle vit déjà le prolétariat des pays capitalistes avancés. Et dans laquelle il faut utiliser la tactique victorieuse du prolétariat russe de 1917 tout en tenant compte des leçons des années qui s’ensuivirent : la résistance acharnée de la part de la bourgeoisie, des SR et des mencheviks face à la classe ouvrière russe qui a pris le pouvoir. Ce sera cette tactique qui unira la classe ouvrière des pays capitalistes avancés, car cette classe est en train de "se débarrasser des illusions réformistes" ; ce ne sera pas le front uni avec la Deuxième Internationale et de l’Internationale Deux et demi qui lui apportera la victoire, mais la guerre contre elles. Voilà le mot d’ordre de la révolution sociale mondiale future.
Tous les pays où l’assaut socialiste a déjà eu lieu, où le prolétariat est la classe dirigeante, exigent une approche chaque fois différente. À noter qu’on ne peut pas élaborer une tactique valable pour toutes les étapes du processus révolutionnaire dans chaque pays différent, ainsi qu’une même politique pour tous les pays au même stade du processus révolutionnaire.
Si on se souvient de notre propre histoire (pour ne pas aller loin), celle de notre lutte, on verra qu’en combattant nos ennemis, nous avons utilisé des procédés bien différents.
En 1906 et les années suivantes, c’étaient les "trois piliers" : la journée de travail de 8 heures, la réquisition des terres et la république démocratique. Ces trois piliers comprenaient la liberté de parole et de presse, d’association, de grève et de syndicat, etc.
En février 1917 ? "À bas l’autocratie, vive l’Assemblée constituante !". C’est le cri des bolcheviks.
Pourtant, en avril-mai, tout s’oriente dans un autre sens : il y a la liberté d’association, de presse et de parole, mais la terre n’est pas réquisitionnée, les ouvriers ne sont pas au pouvoir ; on lance alors le mot d’ordre "Tout le pouvoir aux conseils !"
A cette époque, toute tentative de la bourgeoisie de nous coudre la bouche provoquait une résistance acharnée : "Vive la liberté de parole, de presse, d’association, de grève, de syndicat, de conscience ! Empare-toi de la terre ! Contrôle ouvrier de la production ! De la paix ! Du pain ! Et de la liberté ! Vive la guerre civile !"
Mais voilà Octobre et la victoire. Le pouvoir est à la classe ouvrière. L’ancien mécanisme étatique de l’oppression est complètement détruit, le nouveau mécanisme de l’émancipation est structuré en conseils de députés ouvriers, de soldats, etc.
Est-ce qu’à cette époque le prolétariat a dû proclamer le mot d’ordre de la liberté de presse, de parole, d’association, de coalition ? A-t-il pu permettre à tous ces messieurs, des monarchistes aux mencheviks et SR, de prôner la guerre civile ? Plus que ça, a-t-il pu, en tant que classe dirigeante, accorder la liberté de parole et de presse à quelques-uns de son milieu qui auraient aussi prôné la guerre civile ? Non et encore non !
Toute propagande pour la guerre civile contre le pouvoir prolétarien qui venait d’être organisé aurait été un acte contre-révolutionnaire en faveur des exploiteurs, des oppresseurs. Plus "socialiste" aurait été cette propagande, plus de mal aurait-elle pu faire. Et pour cette raison, il était nécessaire de procéder à "l’élimination la plus sévère, impitoyable de ces propagandistes de la famille prolétarienne même".
Mais voilà le prolétariat capable de supprimer la résistance des exploiteurs, de s’organiser en tant que pouvoir unique dans le pays, de se construire en autorité nationale reconnue même par tous les gouvernements capitalistes. Une nouvelle tâche s’impose à lui : organiser l’économie du pays, créer les biens matériels autant que possible. Et cette tâche est aussi immense que la conquête du pouvoir et la suppression de la résistance des exploiteurs. Plus que ça, la conquête du pouvoir et la suppression de la résistance des exploiteurs ne sont pas des objectifs en soi, mais des moyens pour aboutir au socialisme, à plus de bien-être et de liberté que sous le capitalisme, sous la domination d’une classe et l’oppression de l’autre.
Pour résoudre ce problème, la forme d’organisation et les moyens d’action utilisés pour supprimer les oppresseurs ne marchent plus, de nouvelles approches sont nécessaires.
Vu nos faibles ressources, vu les ravages horribles faits par les guerres impérialiste et civile, s’impose la tâche de créer des valeurs matérielles pour montrer en pratique à la classe ouvrière et aux groupes alliés parmi la population la force attractive de cette société socialiste créée par le prolétariat : montrer qu’elle est bonne non seulement parce qu’il n’y a plus de bourgeois, de gendarmes et autres parasites, mais parce que le prolétariat s’y sent maître, libre et sûr que toutes les valeurs, tous les biens, chaque coup de marteau sert à améliorer la vie, la vie des indigents, des opprimés, des humiliés sous le capitalisme, que ce n’est pas le royaume de la faim, mais celui de l’abondance jamais vue nulle part ailleurs. Voilà une tâche qui reste à faire par le prolétariat russe, tâche qui surpasse celles qui la précèdent.
Oui, elle les surpasse, car les deux premières tâches, la conquête du pouvoir et l’éradication de la résistance des oppresseurs (compte tenu de la haine acharnée du prolétariat et de la paysannerie envers les propriétaires fonciers et les bourgeois), sont certainement grandes, mais moins importantes que le troisième but. Et aujourd’hui tout ouvrier pourrait se demander : pourquoi a-t-on fait tout ça ? Fallait-il en faire tant ? Fallait-il verser le sang ? Fallait-il subir des souffrances sans fin ? Qui résoudra ce problème ? Qui sera l’artisan de notre fortune ? Quelle organisation le fera ?
Il n’est pas de sauveur suprême,
Ni dieu, ni césar, ni tribun ;
Producteurs,
sauvons-nous nous-mêmes !
Décrétons le salut commun !
Pour résoudre ce problème, il faut une organisation qui représente une volonté unie de tout le prolétariat. Il faut des conseils de députés ouvriers en tant qu’organisations industrielles présentes dans toutes les entreprises reprises à la bourgeoisie (nationalisées) qui devront soumettre à leur influence les couches immenses des compagnons de route.
Mais que sont actuellement nos conseils ? Ressemblent-ils même un tout petit peu aux conseils de députés ouvriers, c’est-à-dire aux "noyaux de base du pouvoir d’Etat dans les fabriques et les usines" ? Ressemblent-ils aux conseils du prolétariat qui représentent sa volonté unie de vaincre ? Ils sont vidés de leur sens, d’une base industrielle.
La longue guerre civile qui mobilisait l’attention de tout le prolétariat vers les objectifs de destruction, de résistance aux oppresseurs, a ajourné, effacé toutes les autres tâches et – sans que le prolétariat s’en aperçoive – a modifié son organisation, les conseils. Les conseils de députés ouvriers dans les usines sont morts. Vive les conseils de députés ouvriers !
Et n’est-ce pas la même chose avec la démocratie prolétarienne en général ? Est-ce que nous devons avoir une attitude similaire envers la liberté de parole et de presse pour le prolétariat qu’à l’époque de la guerre civile acharnée, de la révolte des esclavagistes ? Est-ce que le prolétariat, qui a pris le pouvoir, qui a su se défendre de mille ennemis terribles, ne peut pas se permettre d’exprimer ses pensées maintenant, en s’organisant pour surmonter des difficultés immenses dans la production, en dirigeant cette production et le pays entier ?
Que les bourgeois soient réduits au silence, certes, mais qui osera disputer le droit de libre parole d’un prolétaire qui a défendu son pouvoir sans ménager son sang ?
Qu’est-ce pour nous que la liberté de parole et de presse, est-ce un dieu, un fétiche ?
Nous ne nous faisons d’idole
Ni sur la terre, ni dans les cieux
Et ne nous prosternons
devant personne !
Pour nous, il n’existe aucune véritable démocratie, aucune liberté absolue en tant que fétiche ou idole, et même aucune véritable démocratie prolétarienne.
La démocratie n’était et ne sera jamais qu’un fétiche pour la contre-révolution, la bourgeoisie, les propriétaires fonciers, les prêtres, les SR, les mencheviks de tous les pays du monde. Pour eux, elle n’est qu’un moyen d’obtenir leurs buts de classe.
Avant 1917, la liberté de parole et de presse pour tous les citoyens fut notre revendication de programme. En 1917, nous avons conquis ces libertés et les avons utilisées pour la propagande et l’organisation du prolétariat et de ses compagnons de route, dont des intellectuels et des paysans. Après avoir organisé une force capable de vaincre la bourgeoisie, nous, les prolétaires, nous nous sommes mis au combat et avons pris le pouvoir. En vue d’empêcher la bourgeoisie d’utiliser la parole et la presse pour mener la guerre civile contre nous, nous avons refusé la liberté de parole et de presse non seulement aux classes ennemies, mais aussi à une partie du prolétariat et de ses compagnons de route – jusqu’au moment où la résistance de la bourgeoisie sera brisée en Russie.
Mais avec l’appui de la majorité des travailleurs, nous en avons fini avec la résistance de la bourgeoisie ; pouvons-nous maintenant nous permettre de nous parler entre nous, les prolétaires ?
La liberté de parole et de presse avant 1917, c’est une chose, en 1917 une autre, en 1918-20 une troisième et en 1921-22, un quatrième type d’attitude de notre parti envers cette question.
Mais se peut-il que les ennemis du pouvoir soviétique utilisent ces libertés pour le renverser ?
Peut-être ces libertés seraient-elles utiles et nécessaires en Allemagne, en France, en Angleterre, etc., si ces pays étaient dans la même phase du processus révolutionnaire, car il y a là-bas une classe ouvrière nombreuse et il n’y a pas de paysannerie immense. Mais chez nous, ce mince prolétariat qui a survécu aux guerres et au désastre économique est usé, affamé, a froid, est saigné à blanc, exténué ; est-il difficile de le pousser à sa perte, à la voie menant au renversement du pouvoir soviétique ? Outre le prolétariat, il existe aussi en Russie une grande partie de la paysannerie qui est loin de l’opulence, qui vit péniblement. Qui garantit que la liberté de parole ne sera pas utilisée pour former une force contre-révolutionnaire avec cette paysannerie ? Non, quand nous aurons nourri un peu l’ouvrier, donné quelque chose au paysan, alors on verra ; mais maintenant il ne faut pas y songer. Tels sont à peu près les raisonnements des communistes bien-pensants.
Qu’il nous soit permis de poser une question : comment voulez-vous résoudre la grande tâche de l’organisation de l’économie sociale sans le prolétariat ? Ou bien voulez-vous la résoudre avec un prolétariat qui dise oui et amen chaque fois que le veulent ses bons pasteurs ? En avez-vous besoin ?
"Toi ouvrier, et toi paysan, restez tranquilles, ne protestez pas, ne raisonnez pas parce que nous avons de braves types, qui sont aussi des ouvriers et des paysans à qui nous avons confié le pouvoir et qui l’utilisent de façon telle que vous ne vous rendrez même pas compte que vous êtes soudainement arrivés dans le paradis socialiste". Parler ainsi signifie avoir foi dans les individus, dans les héros, non pas dans la classe, parce que cette masse grise aux idéaux médiocres (du moins le pensent ainsi les chefs) n’est rien de plus qu’un matériau avec lequel nos héros, les fonctionnaires communistes, construiront le paradis communiste. Nous ne croyons pas aux héros et faisons appel à tous les prolétaires afin qu’ils n’y croient pas. La libération des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.
Oui, nous, prolétaires, sommes épuisés, affamés, nous avons froid et nous sommes las. Mais les problèmes que nous avons devant nous, aucune classe, aucun groupe du peuple ne peut les résoudre pour nous. Nous devons le faire nous-mêmes. Si vous pouvez nous démontrer que les tâches qui nous attendent, à nous ouvriers, peuvent être accomplies par une "intelligence", même si c’est une intelligence communiste, alors nous serons d’accord pour lui confier notre destin de prolétaires. Mais personne ne peut nous démontrer cela. Pour cette raison, il n’est pas du tout juste de soutenir que le prolétariat est fatigué et n’a pas besoin de savoir ni de décider quoi que ce soit.
Si la situation en Russie est différente des années 1918-20, différente doit être aussi notre attitude sur cette question.
Quand vous, camarades communistes bien-pensants, vous voulez casser la gueule à la bourgeoisie, c’est bien ; mais le problème, c’est que vous levez la main sur la bourgeoisie et que c’est nous, les prolétaires, qui avons les côtes cassés et la bouche pleine de sang.
En Russie, la classe ouvrière communiste n’existe pas. Il existe simplement une classe ouvrière dans laquelle nous pouvons trouver des bolcheviks, des anarchistes, des socialistes-révolutionnaires et d’autres (qui n’appartiennent pas à ces partis mais tirent d’eux leurs orientations). Comment doit-on entrer en rapport avec elle ? Avec les "cadets" démocrates constitutionnels bourgeois, professeurs, avocats, docteurs, aucune négociation ; pour eux, un seul remède : le bâton. Mais avec la classe ouvrière c’est une toute autre chose. Nous ne devons pas l’intimider, mais l’influencer et la guider intellectuellement. Pour cela aucune violence, mais la clarification de notre ligne de conduite, de notre loi.
Oui, la loi est la loi, mais pas pour tous. À la dernière Conférence du parti, lors de la discussion sur la lutte contre l’idéologie bourgeoise, il apparut qu’à Moscou et à Petrograd, on compte jusqu’à 180 maisons d’édition bourgeoises et on entend les combattre à 90 %, selon les déclarations de Zinoviev, non avec des mesures répressives mais à l’aide d’une influence ouvertement idéologique. Mais en ce qui nous concerne comment veut-on nous "influencer" ? Zinoviev sait comment on a cherché à influencer certains d’entre nous. Si on nous concédait au moins la dixième partie de la liberté dont jouit la bourgeoisie !
Qu’en pensez-vous, camarades ouvriers ? Ce ne serait pas mal du tout, n’est ce pas ? Donc de 1906 à 1917 on a eu une tactique, en 1917 avant octobre une autre, depuis octobre 1917 jusqu’à fin 1920 une troisième et, depuis le commencement de 1921, une quatrième. […]
(À suivre)
1. NDLR :Komintern, nom russe de la Troisième Internationale ou Internationale communiste (IC).
2 NDLR : Les socialiste-révolutionnaires de gauche ("SR de gauche"), favorables aux soviets, se séparent du parti socialiste-révolutionnaire en septembre 1917.
3 NDLR : Lors du Congrès des Soviets du 25 octobre 1917, les 110 délégués mencheviques, minoritaires (sur 673 délégués), quittèrent la salle au moment de la ratification de la révolution d'Octobre, pour dénoncer un "coup d'État bolchevique".
4. NDLR : il s'agit, rappelons-le, de la KAI (Internationale communiste ouvrière, 1922-24) fondée à l’initiative du KAPD, à ne pas confondre avec la IVe Internationale trotskiste.
5 NDLR : L’Union internationale des partis socialistes, qu’on appelait l’Internationale Deux et demi, "parce qu'elle se situait entre la deuxième et la troisième". Lire à ce propos la critique faite à ce regroupement dans Moscou sous Lénine d’Alfred Rosmer, dans le chapitre "Les délégués des trois internationales à Berlin [30]".
6 NDLR Ici, comme à un autre endroit du texte, les symboles […] signifient qu'un un court passage que nous ne sommes pas parvenus à interpréter a été supprimé.
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/pdf/Fr_143.pdf
[2] https://fr.internationalism.org/rint/123_30ans
[3] https://fr.internationalism.org/rinte25/aristocratie.htm
[4] https://fr.internationalism.org/french/rint/14-terrorisme
[5] https://fr.internationalism.org/icconline/2008/sabotages_sncf_des_actes_steriles_instrumentalises_par_la_bourgeoisie_contre_la_classe_ouvriere.html
[6] https://fr.internationalism.org/icconline/2009/debat_sur_la_violence_2.html
[7] https://fr.internationalism.org/tag/5/42/italie
[8] https://fr.internationalism.org/rint140/pourquoi_les_conseils_ouvriers_surgissent_ils_en_1905.html
[9] https://fr.internationalism.org/rint141/qu_est_ce_que_les_conseils_ouvriers_2.html
[10] https://fr.internationalism.org/content/4280/quest-ce-conseils-ouvriers-iii-revolution-1917-juillet-a-octobre-du-renouvellement-des
[11] https://fr.internationalism.org/french/brochures/revolution_russe_bordiguisme.htm
[12] https://fr.internationalism.org/french/rint/99_communisme-ideal
[13] https://fr.internationalism.org/rinte3/kronstadt.htm
[14] https://fr.internationalism.org/rinte104/cronstadt.htm
[15] https://fr.internationalism.org/rinte101/communisme.htm
[16] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/lutte-proletarienne
[17] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/vague-revolutionnaire-1917-1923
[18] https://thecommune.wordpress.com/lenins-encounter-with-hegel-after-eighty-years-a-critical-assessment/
[19] https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1915/08/vil19150800.htm
[20] https://www.marxists.org/francais/luxembur/junius/rljif.html
[21] https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/vlimperi/vlimp6.htm
[22] https://www.marxists.org/francais/inter_com/1919/ic1_19190300d.htm
[23] https://fr.internationalism.org/rint/123_decad
[24] https://www.marxists.org/francais/gorter/index.htm
[25] https://www.left-dis.nl/f/kapd1920f.htm
[26] http://www.trotsky-oeuvre.org/21/07/210725_NE1.html
[27] https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1921/07/lt19210712.htm
[28] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/decadence
[29] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/decadence-du-capitalisme
[30] https://www.marxists.org/francais/rosmer/works/msl/msl2203.htm
[31] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/gauche-communiste