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Revue Internationale n° 142 - 3e trimestre 2010

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Le capitalisme est dans une impasse, les cures d'austérité ou les plans de relance n'y changeront rien

"Le G20 à la recherche d'une nouvelle façon de gouverner le monde". C'est là une bien grande ambition que prêtaient certains médias 1 à ce nouveau sommet des "grands" de ce monde, mais, une ambition à la hauteur de l'état catastrophique de la planète !

Qu'il existe l'attente d'une amélioration est une évidence alors que, de par le monde et depuis plus de deux ans, c'est à un rythme accéléré que s'abattent les attaques contre la classe ouvrière. L'économie mondiale, malgré les annonces quotidiennes d'une reprise imminente ou déjà à l'œuvre, est installée dans la stagnation et son futur apparaît de plus en plus sombre. Face à cela, la réunion des personnalités qui ont en charge la gestion de cette économie mondiale et donc, entre leurs mains, le sort des habitants de la planète, paraissait devoir décider de moyens réels permettant une amélioration.

La réunion des pays du G8 (préparatoire du G20) devait ainsi décider de la politique à suivre pour permettre à l'économie mondiale de sortir de la crise : poursuite des plans de relance comme le recommandent et le font les États-Unis, ou bien mise en œuvre de plans d'austérité afin d'écarter les menaces de faillite qui concernent un nombre croissant d'États, comme les recommandent et les appliquent déjà les pays les plus importants de l'Union européenne. Le G20 devait, quant à lui décider, d'une part, la taxation des banques en vue de constituer un "fond de résolution" des crises financières, celle qui a débuté en 2007 n'étant de fait pas résolue même si ses effet les plus dévastateurs en ont momentanément été contenus ; il devait, d'autre part, s'atteler à la "régulation du système financier" avec pour objectif d'éviter des actions spéculatives "particulièrement déstabilisatrices" et d'orienter les capacités financières ainsi "libérées" vers les progrès de la production. Qu'est-il sorti de ce sommet ? Rien. La montagne n'a pas accouché d'une souris, elle n'a accouché de rien du tout. Aucune décision n'a été prise sur quelque problème que ce soit ; comme nous le verrons plus en détail dans la suite de cet article, les participants n'ont pu que constater leur désaccord complet : "Sur les sujets qui devaient constituer le gros de ce G20 il y a encore peu, les participants au sommet de Toronto ont jugé qu'il était urgent d'attendre. Les divergences restent trop importantes, l'impréparation aussi." 2 Il fallait bien le sens de l'à propos du président français Sarkozy pour tenter de relativiser ce constat d'échec et d'impuissance de la bourgeoisie mondiale en commentant "on ne peut pas prendre des décisions historiques à chaque sommet" !

Les précédents G20 avaient promis de mettre en œuvre des réformes s'appuyant sur les leçons de l'affaire des "subprimes" et de la crise financière qui s'en est suivie. Cette fois-ci, il n'y a même pas de promesses. Pourquoi les grands gestionnaires du capitalisme mondial se montrent-ils incapables de prendre la moindre décision ? Le fond du problème c'est qu'il n'y a pas de solution à la crise du capitalisme autre que le renversement de ce mode de production historiquement sénile. Il existe également une autre explication possible, plus circonstancielle : les chefs d'État et de gouvernement ayant en général conscience que l'économie mondiale s'enfonce toujours plus dans un gouffre sans fond, ils ont la sagesse d'éviter de se trouver, dans quelques mois, dans l'obligation de prononcer la fameuse phrase de l'ancien président de la Côte d'Ivoire F. Houphouët Boigny : "Nous étions au bord du gouffre, nous avons fait un grand pas en avant" 3 car, cette fois-ci, les termes étant de circonstance, cela ne ferait rire personne.

La fin des plans de relance et le retour de la dépression

L’éclatement de la crise financière, en 2008, avait entraîné dans son sillage une chute de la production de l'essentiel des pays du monde (un simple ralentissement pour la Chine et l’Inde). Pour tenter d'endiguer le phénomène, la bourgeoisie dans la plupart des pays, avait été amenée à mettre en place des plans de relance, ceux de la Chine et des États-Unis étant de loin les plus importants. Si ces plans ont permis un rattrapage partiel de l’activité économique mondiale et une stabilisation de celle des pays développés, leurs effets sur la demande, la production et les échanges sont néanmoins en train de s’épuiser.

Malgré toute la propagande sur la reprise dans laquelle nous serions engagés, la bourgeoisie est désormais obligée d’admettre que la situation n’évolue pas dans cette direction. Aux États-Unis, la croissance qui était prévue à 3,5% pour 2010 a été révisée en baisse à 2,7% ; le nombre de chômeurs s’accroît de nouveau de semaine en semaine et l’économie américaine a recommencé à détruire des emplois 4 ; de manière générale, les nombreux indicateurs créés pour mesurer l’activité économique des États-Unis montrent une croissance qui a tendance à faiblir. Dans la zone euro, la croissance n’a été que de 0,1% au premier trimestre et la Banque Centrale Européenne prévoit qu’elle atteindra 1% pour toute l’année 2010. Les mauvaises nouvelles ne cessent d'arriver : la croissance de la production manufacturière est de moins en moins forte et le chômage a recommencé à augmenter, sauf pour l'Allemagne. Il est prévu que le PIB de l’Espagne continuera de diminuer en 2010 (- 0,3%). Il est significatif que, tant aux États-Unis qu’en Europe, l’investissement continue à diminuer, ce qui veut dire que les entreprises ne prévoient pas une réelle croissance de la production.

Par-dessus tout, l’Asie, la région du monde qui devait devenir le nouveau centre de gravité de l’économie mondiale, est en train de voir son activité décélérer. En Chine, l’indice du Conference Board qui était prévu en hausse de 1,7% pour le mois d’avril n’augmente finalement que de 0,3% ; ce chiffre est corroboré par tous ceux qui ont été publiés dernièrement. Si les chiffres mensuels concernant un pays ne sont pas nécessairement significatifs d’une tendance générale, le fait que, dans les grands pays de la région, l’activité ait pris la même direction au même moment, est significatif d'une tendance sérieuse : ainsi l’indice de l’activité économique en Inde traduit lui aussi un ralentissement et, au Japon, les chiffres du mois de mai pour la production industrielle et la consommation des ménages sont en baisse.

Enfin, confirmant cette inflexion qui dément les fanfaronnades des médias sur la reprise économique, l’indice "Baltic Dry Index" qui mesure l’évolution du commerce international est, lui aussi, orienté à la baisse.

La faillite des États

Tandis que l'évolution des différents indices économiques témoigne d'une rechute dans la dépression, des États éprouvent des difficultés croissantes à assumer le remboursement de leur dette. Cela n'est pas sans rappeler la crise des "subprimes" qui avait vu l'incapacité de nombreux ménages américains à rembourser les prêts qui leur avaient été consentis. Il y a quelques mois, c'était au tour de l'État grec de se retrouver sur la sellette alors qu'était suspectée une situation de l'état de ses finances bien plus grave que celle annoncée initialement. Dans le même temps, la solvabilité de plusieurs autres États européens (affublés gracieusement du qualificatif de PIIGs construit à partir de leur initiales et évocateur du terme "pig" – cochon en anglais), le Portugal, l’Irlande, l’Italie, l'Espagne en plus de la Grèce, était mise en doute par les agences de notation financière. Il est certain que la spéculation à leur encontre a aggravé leurs difficultés et que le rôle joué par les fameuses agences de notation (qui ont été créées par de grandes banques) est loin d’être clair. Il n'en demeure pas moins que ce qui est fondamentalement en cause dans cette crise de confiance affectant ces pays est l'ampleur de leurs déficits budgétaires (à des niveaux inégalés depuis la Deuxième Guerre mondiale) et de leur dette publique, la politique de relance menée, peu ou prou, par les différents États n'étant pas pour rien dans cette situation. Il en a résulté un affaiblissement des réserves monétaires des différents Trésors publics et, en conséquence, des difficultés toujours plus importantes des États concernés pour rembourser les intérêts des prêts qui leur avaient été accordés. Or, le paiement du service de la dette, au minimum, est la condition indispensable pour que les grands organismes bancaires mondiaux continuent à prêter. Mais les PIIGs ne sont pas les seuls à connaître une très forte augmentation des déficits publics et, en conséquence, de la dette publique. Ainsi, les agences de notation ont menacé explicitement la Grande-Bretagne d’abaisser sa note et de lui faire rejoindre les rangs peu honorables des PIIGs, si elle ne faisait pas un gros effort pour diminuer ses déficits publics. Ajoutons, pour faire bonne mesure, que le Japon (qui, dans les années 1990, a été pronostiqué comme devant supplanter les États-Unis au niveau du leadership économique mondial) a atteint un endettement public qui correspond au double de son PIB 5. En fait, une telle liste que l’on pourrait encore allonger nous amène à la conclusion que la tendance au défaut de paiement de la dette souveraine des États est une tendance mondiale parce que tous les États ont été touchés par l’aggravation de la crise de l'endettement à partir de 2007 et que tous ont subi des déséquilibres semblables à ceux de la Grèce et du Portugal.

Mais il n'y a pas que les États dont la situation financière s’approche de l’insolvabilité. Le système bancaire, lui aussi, se trouve dans une situation de plus en plus grave, pour les raisons suivantes :

- tous les spécialistes savent et disent que les comptes des banques n’ont pas été apurés des "produits toxiques" qui ont présidé à la faillite de nombreuses institutions financières, survenue à la fin 2008 ;

- les banques, confrontées à ces difficultés, n’ont pas cessé pour autant de spéculer sur le marché financier mondial par l’achat de produits très risqués. Tout au contraire, elles ont dû continuer à jouer sur ce registre pour tenter de faire face aux pertes massives qu’elles venaient de subir ;

- l’aggravation de la crise depuis la fin 2007 a provoqué de nombreuses faillites d’entreprises, si bien que beaucoup de ménages, se retrouvant sans emploi, ne purent plus, contrairement aux années précédentes, rembourser les différents prêts qu’ils avaient contractés.

Une illustration de cette situation a été fournie récemment, le 22 mai, lorsqu’une caisse d’épargne en Espagne nommée Caja Sur a été mise sous tutelle de l’État. Mais cet événement n’était qu’une petite partie (la face émergée de l'iceberg) de ce que représentent les difficultés éprouvées par les banques ces derniers mois. D’autres banques en Europe ont été dégradées par les agences de notation (Caja Madrid en Espagne, BNP en France) mais, surtout, la BCE a informé le monde financier que les banques européennes allaient devoir déprécier leurs actifs de 195 milliards d’euros dans les deux prochaines années et que leurs besoins de capitaux, jusqu’en 2012, se montaient à 800 milliards d’euros. Un événement survenu récemment constitue, sur un autre plan, une vérification éclatante de la fragilité actuelle du système bancaire : l’entreprise allemande Siemens a décidé de créer sa propre banque, une institution qui serait ainsi à son service et à celui de ses clients. La raison en est simple : ayant déjà perdu la bagatelle de 140 Millions d’euros lors de la faillite de Lehman Brothers, cette entreprise a peur que le même phénomène se reproduise avec les liquidités qu'elle sera amenée à déposer aux guichets de banques "classiques". On a d’ailleurs appris, à cette occasion, que Siemens n’avait rien inventé puisque l’entreprise Veolia, alliée à British American Tobacco et d’autres entreprises de moindre importance, avait fait la même chose en janvier 2010 6. Il est clair que, si des entreprises dont la solidité n’est pour le moment pas en cause, ne déposent plus leur trésorerie aux guichets des grandes banques, la situation de ces dernières ne va pas s’arranger !

Mais ce qu’il est particulièrement important de souligner, c’est que les problèmes d’insolvabilité des États et des banques ne peuvent que se cumuler : c’est déjà le cas, mais ce phénomène ne peut que prendre de l'ampleur dans les semaines et les mois à venir ; en clair, la "faillite" d’un État, s’il n’était pas "secouru" par les autres comme cela a été fait pour la Grèce, provoquerait la faillite des banques qui lui ont prêté massivement. Les créances des banques allemandes et françaises à l’égard des États regroupés sous le terme de PIIGs se montant à environ 1000 milliards d’euros, il apparaît clairement que le défaut de paiement de ces pays aurait des conséquences incalculables sur l'Allemagne et la France et, par ricochet, sur l’économie mondiale.

Aujourd’hui c'est l’Espagne qui est dans l’œil du cyclone de la crise financière. La BCE a annoncé que les banques espagnoles, pas assez crédibles pour emprunter sur le marché, se sont refinancées auprès d'elle du montant exorbitant de 85,6 milliards d’euros, pour le seul mois de mai. De plus, il se dit, dans les salles de marché, que l’État espagnol devrait s’acquitter, fin juillet ou début août, d'une somme considérable 7. C’est donc dans un délai particulièrement court que de telles sommes doivent être trouvées et c’est bien parce que la situation est dramatique que le directeur du FMI, D. Strauss-Kahn, et le Secrétaire d’État adjoint au Trésor des États-Unis, C. Collins, se sont succédés à Madrid. Un plan de sauvetage de la dette souveraine espagnole d’un montant de 200 ou 250 milliards d’euros serait à l'étude.

Si autant de monde se presse autour de l’Espagne, c’est que les problèmes posés par sa situation financière peuvent être très lourds de conséquences :

- si, n’étant pas secouru, l’État espagnol faisait faillite, cela provoquerait une défiance générale à l’égard de l’Euro et de tout paiement libellé dans cette monnaie ; en d’autres termes, la zone euro se trouverait considérablement mise à mal ;

- la France et l’Allemagne, c’est-à-dire les économies les plus fortes de la zone euro, ne peuvent pas prendre en charge les engagements auxquels l’Espagne ne peut faire face sous peine d’une déstabilisation grave de leurs propres finances et, finalement, de l' ensemble de leur économie (analyse développée par l’économiste P. Artus 8).

Cela signifie que l'aide à l’État espagnol permettant à celui-ci d’éviter le défaut de paiement sur sa dette souveraine ne peut être le fruit que d’une entente de l’ensemble des pays occidentaux, et que le prix à payer en sera nécessairement la fragilisation de leur propre situation financière. Et, dans la mesure où, comme nous l’avons vu, la plupart des États sont dans une situation s'approchant de celle de l’Espagne, cela exige de leur part la mise en place d'une politique visant à éviter des impossibilités de remboursement en cascade de leur dette souveraine.

De tout ce qui précède, il ressort que le capitalisme n’a plus les moyens de renverser le cours de l’aggravation de la crise telle qu'elle se manifeste depuis 2007.

Les divergences des États sur la politique à mener

"Rigueur ou relance : le désaccord persistant des dirigeants du G8" titrait le journal Le Monde dans son édition des 27 et 28 juin. Malgré le langage diplomatique employé, il ressort clairement que le désaccord entre les différents pays est complet. La rigueur est voulue par la Grande-Bretagne et l’Allemagne qui entraîne avec elle la zone euro ; la relance est souhaitée par les États-Unis et, à un degré moindre, par la Chine. Quels sont le contenu et les raisons d’un tel désaccord ?

Le constat de la gravité des implications, pour l’Europe et le monde, de la faillite de l’État grec a amené l’Europe et le FMI à finalement organiser le sauvetage de la dette souveraine de la Grèce et ce, malgré les divergences qui s'étaient manifestées entre les États devant participer à ce sauvetage. Mais cet événement a provoqué un infléchissement important de la politique de l'ensemble des pays de la zone euro :

- Tout d’abord, tous se sont finalement accordés sur la nécessité de prendre les moyens de secourir les États ayant besoin de l’être, car des défauts de paiement de leur part ébranleraient tout le système financier européen, avec le risque qu'il s'effondre. C’est pour cela qu’a été créé un fonds de soutien de 750 milliards d’euros, approvisionné pour deux tiers par les pays membres de la zone euro et pour un tiers par le FMI, qui est censé permettre aux États qui se retrouveraient en défaut de paiement de faire face à leurs engagements. Dans le même sens, au vu de la situation des banques de la zone euro, la Banque Centrale Européenne accepte de prendre en charge les créances plus ou moins douteuses qui lui sont présentées par celles-ci ; c’est ce qui vient de se produire, comme on l'a vu, avec les banques espagnoles.

- Ensuite, pour diminuer le risque de défaut de paiement, les États ont décidé d’assainir leurs propres finances publiques et leur propre système bancaire. Pour cela, ils ont lancé des plans d’austérité qui vont signifier une baisse du niveau de vie de la classe ouvrière, d'une importance comparable à celle qu’elle a connue dans les années 1930. Le nombre des attaques est tellement important que leur énumération dépasserait de loin la taille de cet article. Prenons des exemples significatifs. En Espagne, le salaire des fonctionnaires a été diminué de 5% et 13 000 postes ont été supprimés. En France, en plus de la réforme des retraites qui vise à retarder d’au moins deux ans le départ en retraite et à ne remplacer qu’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite, il a été décidé de supprimer 100 000 postes de la fonction publique sur la période 2011-2013 ; il est mis fin aux mesures de relance décidées en 2009 ; la hausse des sommes collectées au titre des impôts devra être de 5 milliards d’euros. En Grande-Bretagne, le plan Osborne prévoit une diminution des dépenses des ministères de 25% en cinq ans ("les ministères sanctuarisés" comme la santé ne sont cependant pas touchés par cette mesure) ; toute une série d’allocations sociales dont bénéficient les plus faibles sont gelées ; la TVA passe de 17,5% à 20% ; il a été calculé que le plan Osborne allait aboutir à la suppression de 1,3 million d’emplois. En Allemagne, 14 000 emplois de fonctionnaires seront supprimés d’ici 2014 et l’indemnisation des chômeurs de longue durée sera diminuée. Dans tous les pays les investissements publics sont diminués.

La logique proclamée de ces mesures est la suivante : tout en sauvant le système financier par le soutien aux banques en difficulté et aux États risquant de se trouver en défaut de paiement, il s’agit d’assainir les finances publiques pour pouvoir à nouveau emprunter par la suite, afin de permettre un redémarrage futur de la croissance. En fait, derrière cet objectif affiché, il y a d’abord la volonté de la bourgeoisie allemande de préserver ses intérêts économiques : pour ce capital national qui a misé sur sa capacité à vendre ses marchandises – en particulier ses machines-outils et sa chimie - au reste du monde, il est hors de question de faire supporter par une hausse de ses coûts de production les frais d’une relance ou d'un soutien (au-delà d’un certain niveau) à d'autres pays européens en difficulté. Il en résulterait en effet une perte de compétitivité de ses marchandises. Et comme ce pays est le seul à pouvoir soutenir les autres pays européens, il impose à tous une politique d’austérité, même si cela ne correspond pas à leurs intérêts.

Le fait que le Royaume-Uni, qui ne subit pas les contraintes de la zone euro, mette en œuvre la même politique est significatif de la profondeur de la crise. Pour cet État, l'heure n'est plus à la relance alors que son déficit budgétaire pour l’année 2010 atteint 11,5% du PIB. Il en résulterait de trop grands risques de défaut de paiement sur la dette souveraine et, ce faisant, d’effondrement de la Livre sterling. Il faut également noter que le Japon – compte tenu de l'ampleur de sa dette publique - a adopté la même politique d’austérité. De plus en plus de pays pensent désormais que leurs déficits et leur dette publique sont devenus trop dangereux, le défaut de paiement sur la dette souveraine signifiant en effet un affaiblissement considérable du capital national. Ils optent ainsi pour une politique d’austérité qui ne peut mener qu’à la déflation 9.

Or, c’est bien l’entrée dans une dynamique déflationniste qui fait peur aux États-Unis. Ils accusent les européens de s’engager dans un "épisode Hoover" (du nom du Président des États-Unis en fonction en 1930), ce qui revient à accuser les États européens d’engager le monde dans une dépression et une déflation comme celles des années 1929-1932. D’après eux, même s’il est légitime de vouloir diminuer les déficits publics, il faudra le faire plus tard, lorsque "la reprise" sera vraiment engagée. En défendant une telle politique, les États-Unis défendent leurs propres intérêts car, étant émetteurs de la monnaie de réserve mondiale, créer de la monnaie supplémentaire pour alimenter la reprise ne leur coûte que des écritures de compte. Ceci dit, cela n'empêche pas que leur crainte est bien réelle de voir l’économie mondiale s’engager dans la déflation.

Au fond, quelle que soit l’option souhaitée ou adoptée, les changements de politique effectués ces derniers temps de même que les craintes exprimées par différentes fractions de la bourgeoisie mondiale sont révélatrices du désarroi qui existe en son sein : il n'existe plus de bonne solution !

Quelles perspectives ?

L’effet des politiques de relance est terminé et c'est une rechute dans la dépression qui s'amorce. Une telle dynamique implique pour les entreprises des difficultés croissantes à dégager des profits suffisants, ne serait-ce que pour ne pas disparaître. La politique d'austérité que vont mettre en place un grand nombre de pays ne va qu'aggraver la chute dans la dépression et engendrer la déflation dont certaines manifestations commencent à apparaître.

Il ne fait pas de doute que l'espoir selon lequel une politique d'austérité assainira les finances publiques et permettra un endettement futur est une pure illusion. En effet, selon les calculs du FMI, la conséquence du plan d'austérité grec implique, pour ce pays, une perte de 8% de son PIB. De même, une baisse du PIB espagnol est déjà prévue. De plus, les plans d'austérité ne peuvent que provoquer une baisse des rentrées fiscales et participer ainsi à creuser les déficits que, justement, les mesures d’austérité draconiennes essaient de réduire ! Il faut s'attendre à une chute de la production de la plupart des pays du monde et du commerce mondial pour la fin 2010 et pour le début 2011 avec toutes les conséquences que cela aura pour le développement de la misère d'une partie toujours plus grande de la classe ouvrière et une dégradation des conditions de vie de tous les ouvriers.

Il n'est pas impossible que, au vu de la chute accélérée dans la dépression qui va résulter des politiques d'austérité, intervienne au bout de quelques mois un changement de politique et que soit adoptée celle prônée par les États-Unis. En effet, les six derniers mois nous montrent que la bourgeoisie, n'ayant plus guère de marge de manœuvre, est maintenant incapable de prévoir au delà du très court terme : on faisait une politique de relance il y a seulement un an ! Si une nouvelle politique de relance était adoptée, elle signifierait une forte émission monétaire (certains disent que les États-Unis s’apprêteraient à la mettre en œuvre). Mais alors, il faudrait s’attendre à la chute générale de la valeur des monnaies, c'est-à-dire une explosion de l'inflation, en d'autres termes de nouvelles attaques dramatiques contre le niveau de vie des travailleurs.

Vitaz (03/07/2010)

 

1 Ce n'était rien de moins que le titre de première page du journal Le Monde du 26 juin 2010

2 Le Monde, 29 juin 2010

3 https://www.dicocitations.com/citations/citation-7496.php [2]

4 Après 5 mois consécutifs de créations d'emplois, ce sont 125 000 qui ont été détruits au mois de juin, ce qui est plus que ne le redoutaient les analystes. Voir l'article "Après cinq mois de créations d'emplois, les États-Unis se remettent à en détruire [3]".

5 C'est, entre autre, le fait qu'il possède actuellement les deuxièmes réserves de change du monde qui permet au Japon de n'être pas noté par les agences de notation aussi sévèrement que le sont nombre de pays beaucoup moins endettés que lui.

6 www.lemonde.fr/economie/article/2010/06/29/siemens-cree-sa-banque-afin-de-s-affranchir-des-etablissements-traditionnels_1380459_3234.html [4]

7 Il s'agirait de 280 Milliards d’euros. Bien sûr, de par leur origine (les salles de marché), de tels chiffres sont officieux et ont évidemment été démentis par les autorités car, dans ce cas, même le silence serait interprété comme une confirmation et engendrerait une panique indescriptible.

8 Journal Le Monde, 16 avril 2010,

9 Baisse des prix durable, provoquée dans ce cas par l'insuffisance de la demande, elle-même conséquence des programmes d'austérité.

Qu'est-ce que les conseils ouvriers (III) : la révolution de 1917 (de juillet à octobre), du renouvellement des conseils ouvriers à la prise du pouvoir

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La série Que sont les conseils ouvriers ? se propose de répondre à la question en analysant l'expérience historique du prolétariat. Il ne s'agit pas d'élever les soviets au niveau d'un modèle infaillible qu’il s’agirait simplement de .copier ; nous cherchons à les comprendre tant dans leurs erreurs que dans leurs succès, pour armer les générations actuelles et futures à la lumière de cette compréhension.

Dans le premier article, nous avons vu comment ils naquirent avec la Révolution de 1905 en Russie 1, dans le deuxième comment ils furent la pièce maîtresse de la Révolution de Février 1917 et comment ils entrèrent dans une crise profonde en juin-juillet 1917 jusqu'à être pris en otage par la contre-révolution bourgeoise 2.

Dans ce troisième article, nous verrons comment ils furent reconquis par la masse des travailleurs et des soldats qui purent ainsi prendre le pouvoir en octobre 1917.

Après la défaite de juillet, la bourgeoisie se propose de détruire les soviets

Dans les processus naturels comme dans les processus sociaux, l'évolution ne se fait jamais linéairement mais bien à travers des contradictions, des convulsions, des contretemps dramatiques, des pas en arrière et des bonds en avant. Tout ceci est encore plus évident avec le prolétariat, classe qui, par définition est privée de la propriété des moyens de production et ne dispose d'aucun pouvoir économique. Sa lutte suit un processus convulsif et contradictoire, fait de reculs, de perte apparente de ce qui est qui paraissait acquis à jamais, de longs moments d’apathie et de découragement.

Après la Révolution de Février, les travailleurs et les soldats semblaient voler de succès en succès, le bolchevisme augmentait sans cesse son influence, les masses – surtout celles de la région de Petrograd – allaient vers la révolution. Celle-ci paraissait mûrir comme un fruit.

Toutefois, juillet mit en évidence ces moments de crise et d’hésitation typiques de la lutte prolétarienne. "Une défaite directe fut essuyée par les ouvriers et les soldats de Petrograd qui, dans leur élan en avant, s'étaient heurtés, d'un côté, au manque de clarté et aux contradictions de leurs propres desseins, d'autre part, à l'état arriéré de la province et du front" 3.

La bourgeoisie en profita pour engager une furieuse offensive : les bolcheviks furent calomniés comme agents de l'Allemagne" 4 et arrêtés en masse ; des bandes paramilitaires furent organisées qui les brutalisaient dans la rue, organisaient le boycott de leurs meetings, assaillaient leurs locaux et leurs imprimeries. Les redoutables Cent Noir tsaristes, les cercles monarchiques, les associations officielles reprirent le haut du pavé. La bourgeoisie – avec l’aval des diplomaties anglaise et française – aspirait à détruire les soviets et à implanter une dictature féroce 5.

La révolution entamée en février parvenait à un point où le spectre de la défaite devenait on ne peut plus présent : "Bien des gens crurent que la révolution était en somme arrivée à son point mort. En réalité, c'était la Révolution de Février qui avait tout donné d'elle jusqu'au fond. Cette crise intérieure de la conscience des masses, combinée avec la répression et la calomnie, mena à la perturbation et à des reculades, à des paniques en certains cas. Les adversaires s'enhardirent. Dans la masse elle-même monta à la surface tout ce qu'il y avait d'arriéré, d'inerte, de mécontent, à cause des commotions et des privations" 6.

Les bolcheviks impulsent la riposte des masses

Toutefois, en ce moment difficile, les bolcheviks surent être un bastion essentiel des forces prolétariennes. Poursuivis, calomniés, secoués par de violents débats dans leurs propres rangs et par la démission de bon nombre de militants, ils ne cédèrent pas ni ne tombèrent dans la débandade. Leurs efforts se concentrèrent à tirer les leçons de la défaite et en particulier la leçon essentielle : comment les soviets avaient-ils pu être pris en otage par la bourgeoisie et menacer de disparaître ?

De février à juillet s’était maintenue une situation de double pouvoir : les soviets d'une part et, de l’autre, le pouvoir de l'État bourgeois, qui n'avait pas été détruit et avait encore suffisamment d’atouts pour pouvoir se reconstituer pleinement. Les événements de juillet avaient fait exploser un équilibre impossible entre soviets et pouvoir d'État : "L'état-major général et le commandement supérieur de l'armée, consciemment ou à demi-consciemment, secondés par Kerenski que les socialistes-révolutionnaires, même les plus en vue, traitent maintenant de Cavaignac 7, se sont pratiquement emparés du pouvoir d'État et ont déclenché la répression contre les unités révolutionnaires du front. Ils ont commencé à désarmer les troupes et les ouvriers révolutionnaires de Petrograd et de Moscou, à étouffer et à mater le mouvement de Nijni Novgorod, à arrêter les bolcheviks et à fermer leurs journaux, non seulement sans décision des tribunaux, mais encore sans décret du gouvernement. (…) l'objet véritable de la dictature militaire qui règne aujourd'hui sur la Russie avec l'appui des cadets et des monarchistes : préparer la dissolution des Soviets" 8.

Lénine démontrait également comment les mencheviks et les SR "ont définitivement trahi la cause de la révolution en la livrant aux contre-révolutionnaires et en transformant leurs propres personnes, leurs partis et les Soviets en feuilles de vigne de la contre-révolution". (idem.).

Dans de telles conditions, "Tous les espoirs fondés sur le développement pacifique de la révolution russe se sont à jamais évanouis. La situation objective se présente ainsi : ou la victoire complète de la dictature militaire ou la victoire de l'insurrection armée des ouvriers (…) Le mot d'ordre "Tout le pouvoir aux Soviets" fut celui du développement pacifique de la révolution qui était possible en avril, mai, juin et jusqu'aux journées du 5 au 9 juillet" (idem).

Dans son livre Les Soviets en Russie, Anweiler 9 utilise ces analyses pour essayer de démontrer que "Ainsi se trouvait pour la première fois érigée en but, sous une forme à peine voilée, la dévolution exclusive du pouvoir aux bolcheviks, but jusqu'alors camouflé sous le mot d'ordre 'tout le pouvoir aux soviets'" 10.

Ici apparaît l'accusation désormais célèbre et maintes fois réitérée selon laquelle Lénine aurait "utilisé les soviets de façons tactique pour conquérir le pouvoir absolu". Une analyse de l'article que Lénine a écrit par la suite démontre toutefois que ses préoccupations étaient radicalement différentes de celles que lui attribue Anweiler : il cherchait comment sortir les soviets de la crise dans laquelle ils se débattaient, comment les tirer du mauvais pas qui conduisait à leur disparition.

Dans l'article "À propos des mots d’ordre", Lénine s’est prononcé sans équivoque : "Après l'expérience de juillet 1917, c'est précisément le prolétariat révolutionnaire qui doit prendre lui-même le pouvoir : hors de là, pas de victoire possible pour la révolution (…) Les Soviets pourront et devront faire leur apparition dans cette nouvelle révolution ; pas les Soviets d'aujourd'hui, pas ces organes d'entente avec la bourgeoisie, mais des organes de lutte révolutionnaire contre la bourgeoisie. Nous resterons, alors aussi, partisans d'un État bâti sur le type des Soviets, c'est certain. Il ne s'agit pas de disserter sur les Soviets en général, mais de combattre la contre-révolution actuelle et la trahison des Soviets actuels" 11. Plus précisément, il affirme : "Un nouveau cycle commence, où entrent les classes, les partis, les Soviets, non pas anciens, mais rénovés au feu des combats, aguerris, instruits, régénérés à travers la lutte" (idem).

Ces écrits de Lénine s’inscrivaient dans un débat orageux qui traversa les rangs du Parti bolchevique, et se cristallisa lors du VIe Congrès du Parti, qui se tint du 26 juillet au 3 août dans la clandestinité la plus rigoureuse et en l’absence de Lénine et de Trotsky, particulièrement recherchés par la police. Dans ce Congrès, trois positions s’exprimèrent : la première, désorientée par la défaite de juillet et par la dérive des soviets, préconisait ouvertement de "les négliger" (Staline, Molotov, Sokolnikov) ; la seconde plaidait pour maintenir tel quel l'ancien mot d'ordre "Tout le pouvoir aux soviets" ; la troisième préconisait de s’appuyer sur les organisations "de base" (conseils d'usines, soviets locaux, soviets de quartiers) pour reconstituer le pouvoir collectif des travailleurs.

A la mi-juillet, les masses commencent à récupérer

Cette dernière position tapait dans le mille. Dès la mi-juillet, les organisations soviétiques "de base" avaient entamé un combat pour la rénovation des soviets.

Dans le deuxième article de cette série, nous avons vu qu'autour des soviets, les masses s’étaient organisées dans un gigantesque réseau d'organisations soviétiques de tout type, qui exprimaient leur unité et leur force 12. Le sommet du réseau soviétique – les soviets des villes – ne flottait pas sur un océan de passivité des masses ; celles-ci, bien au contraire, exprimaient une intense vie collective concrétisée par des milliers d'assemblées, de conseils d’usines, de soviets de quartiers, d’assemblées interdistricts, de conférences, rencontres, meetings… Dans ses Mémoires, Soukhanov 13 nous donne une idée de l'atmosphère qui régnait lors de la Conférence des Conseils d’usine de Petrograd : " Le 30 mai s'ouvrit dans la salle Blanche une conférence des comités de fabrique et d'usine de la capitale et des environs. Cette conférence avait été préparée "à la base" ; son plan avait été mis au point dans les usines sans aucune participation des organismes officiels chargés des questions du travail, ni même des organes du Soviet. (…). La conférence était réellement représentative : des ouvriers venus de leurs établis participèrent en grand nombre et activement à ses travaux. Pendant deux jours, ce Parlement ouvrier discuta de la crise économique et de la débâcle dans le pays" 14

Même aux pires moments qui succédèrent aux journées de juillet, les masses purent conserver ces organisations, qui furent moins touchées par la crise que "les grands organes soviétiques" : le Soviet de Petrograd, le Congrès des soviets et son Comité exécutif, le CEC (Comité exécutif central).

Deux raisons concomitantes expliquent cette différence : d'abord, les organisations soviétiques "d’en bas" étaient directement convoquées sous la pression des masses qui, ressentant des problèmes ou des dangers, appelaient à la tenue d'une assemblée et parvenaient à la tenir en quelques heures. La situation des organes soviétiques "d’en haut" était très différente : "Mais ce qu'il [le Soviet] gagnait en matière de bon fonctionnement, il le perdait sur le plan du contact direct avec une partie considérable des masses. Quasi quotidiennes pendant ses premières semaines d'existence, les séances plénières du Soviet allaient s'espaçant et n'attiraient souvent qu'un nombre restreint de députés. L'Exécutif du soviet s'affranchissait à vue d'œil de la surveillance que les députés étaient censés exercer sur lui." 15

Deuxièmement, mencheviks et SR se concentrèrent dans le noyau bureaucratique des grands organes soviétiques. Soukhanov, décrit l'atmosphère d’intrigues et de manipulations qui émanait du Soviet de Pétrograd : "Le Présidium du Soviet, qui avait été à l'origine un organe de procédure intérieure, tendit à se substituer au Comité exécutif dans ses fonctions, et à le supplanter. En outre, il se renforça d'un organisme permanent et quelque peu occulte qui reçut le nom de "Chambre des Etoiles". On y retrouvait les membres du Présidium et une sorte de camarilla composée d'amis dévoués à Tchkhéidzé et à Tseretelli. Ce dernier, avec tout le déshonneur et toute l'indignité que cela comportait, devint l'un des responsables du dictatorialisme au sein du Soviet." 16

Par contre, les bolcheviks menaient une intervention active et quotidienne dans les organes soviétiques de base. Leur présence était très dynamique, ils étaient souvent les premiers à proposer des assemblées et des débats, l'adoption de résolutions capables de donner une expression à la volonté et à l'avancée des masses.

Le 15 juillet, une manifestation d’ouvriers des grandes usines de Petrograd se concentra devant le bâtiment du Soviet, dénonçant les calomnies contre les bolcheviks et exigeant la libération des prisonniers. Le 20 juillet, l'assemblée de l'usine d'armements de Sestroretsk demandait le règlement des salaires qui avaient été retenus aux ouvriers pour leur participation aux journées de juillet ; ils consacrèrent l’argent récupéré à financer la presse contre la guerre. Trotsky raconte comment, le 24 juillet, "une assemblée des ouvriers de vingt-sept entreprises du district de Peterhof vota une résolution protestant contre le gouvernement irresponsable et sa politique contre-révolutionnaire" 17

Trotsky souligne aussi que le 21 juillet arrivèrent à Petrograd des délégations de soldats du front. Ils étaient las des souffrances qu'ils y avaient vécues et de la répression que les officiers déchaînaient contre les éléments les plus en vue. Ils s’adressèrent au Comité exécutif du Soviet qui n’en fit pas le moindre cas. Plusieurs militants bolcheviques leur conseillèrent alors de prendre contact avec les usines et les régiments de soldats et de marins. L'accueil y fut radicalement différent : ils furent reçus comme des frères, écoutés, nourris et logés. "Dans une conférence que personne d'en haut n'avait convoquée, qui avait surgi d'en bas, il y eut, comme participants, des délégués de vingt-neuf régiments du front, de quatre-vingt-dix usines de Petrograd, de matelots de Kronstadt et des garnisons de la banlieue.

Au centre de la conférence se trouvaient des délégués venus des tranchées; parmi eux, il y avait aussi quelques jeunes officiers. Les ouvriers de Petrograd écoutaient les hommes du front avec avidité, tâchant de ne pas perdre un mot de ce qu'ils disaient. Ceux-ci racontaient comment l'offensive et ses conséquences dévoraient la révolution. D'obscurs soldats, qui n'étaient pas du tout des agitateurs, décrivaient dans des causeries simplistes le traintrain journalier de la vie du front. Ces détails étaient bouleversants, car ils montraient clairement la remontée de tout ce qui était le plus détesté dans le vieux régime", indique Trotsky qui ajoute ensuite : "Bien que, parmi les délégués du front, les socialistes-révolutionnaires fussent vraisemblablement en majorité, une violente résolution bolcheviste fut adoptée presque à l'unanimité : il n'y eut que quatre abstentions. La résolution adoptée ne restera pas lettre morte : une fois séparés, les délégués raconteront la vérité, diront comment ils ont été repoussés par les leaders conciliateurs et comment ils ont été reçus par les ouvriers" (idem).

Le soviet de Kronstadt – un des postes d'avant-garde de la révolution – se fit aussi entendre : "Le 20 juillet, un meeting sur la place de l'Ancre exige la remise du pouvoir aux soviets, l'envoi au front des Cosaques ainsi que des gendarmes et des sergents de ville, l'abolition de la peine de mort, l'admission à Tsarskoié-Sélo de délégués de Kronstadt pour vérifier si Nicolas II, dans sa détention, est suffisamment et rigoureusement surveillé, la dislocation des "Bataillons de la mort", la confiscation des journaux bourgeois, etc." (idem). À Moscou, les conseils d'usine avaient décidé de tenir des sessions communes avec les comités de régiment et, fin juillet, une Conférence de conseils d’usines à laquelle furent invités des délégués des soldats adopta une résolution de dénonciation du gouvernement et la revendication de "nouveaux soviets pour remplacer le gouvernement". Lors des élections, le premier août, six des dix conseils de quartier de Moscou avaient une majorité bolchevique.

Face aux augmentations de prix décidées par le Gouvernement et aux fermetures d'usines organisées par les patrons, grèves et manifestations massives commencèrent à proliférer. Y prenaient part des secteurs de la classe ouvrière jusqu'alors considérés comme "attardés" (papier, tanneries, caoutchouc, concierges, etc.).

Dans la section ouvrière du Soviet de Petrograd, Soukhanov rapporte un fait significatif : "La section ouvrière du Soviet créa un Présidium, qu'elle ne possédait pas auparavant, et ce Présidium se trouva composé de bolcheviks" 18.

En août se tint à Moscou une Conférence nationale dont l'objectif était, comme le dénonce Soukhanov, "d'étouffer l'opinion de "toute la démocratie" à l'aide de l'opinion de "tout le pays", libérant ainsi le gouvernement de "toute la nation" de la tutelle de toutes sortes d'organisations ouvrières, paysannes, zimmerwaldiennes, semi-allemandes, semi-juives, et autres groupes de voyous" 19.

Les travailleurs perçurent le danger et de nombreuses assemblées votèrent des motions proposant la grève générale. Le Soviet de Moscou les rejeta toutefois, par 364 votes contre 304, mais les soviets de quartier protestèrent contre cette décision, "les usines réclamèrent immédiatement de nouvelles élections au soviet de Moscou, qui s'était non seulement laissé distancer par les masses, mais était tombé dans un grave antagonisme avec elles. Dans le soviet de rayon de Zamoskvorietchie (faubourg de Moscou au sud de la Moscova), en accord avec les comités d'usine, on exigea que les députés qui avaient marché 'contre la volonté de la classe ouvrière' fussent remplacés, et cela par cent soixante-quinze voix contre quatre, devant dix-neuf abstentions !" 20 plus de 400 000 travailleurs entrèrent en grève, laquelle s’étendit à d'autres villes comme Kiev, Kostrava et Tsatarin.

La mobilisation et l’auto-organisation des masses fait échouer le coup de Kornilov

Ce que nous venons de rapporter ne constitue qu'un petit nombre de faits significatifs, pointe de l'iceberg d'un processus très vaste qui montre le tournant marqué par rapport aux attitudes qui avaient prédominé de février à juin, plus passives, encore marquée de beaucoup d'illusions et à la mobilisation qui était restée plus restreinte aux lieux de travail, aux quartiers ou à la ville  :

– les assemblées unitaires de travailleurs et de soldats, ouvertes à des délégués paysans, prolifèrent. Les conférences de soviets de quartiers et d'usines invitent à leurs travaux des délégués des soldats et des marins ;

– la confiance croissante envers les bolcheviks : calomniés en juillet, l'indignation vis-à-3vis de la persécution dont ils furent victimes, alimente la reconnaissance toujours plus vaste de la validité de leurs analyses et de leurs mots d’ordre ;

– la multiplication de revendications exigeant la rénovation des soviets et la prise du pouvoir.

La bourgeoisie ressent que les succès obtenus en juillet risquent de partir en fumée. L'échec de la Conférence nationale de Moscou a été un coup dur. Les ambassades anglaise et française poussent à prendre des mesures "décisives". C’est dans ce contexte qu’apparaît le "plan" de coup militaire du général Kornilov 21. Soukhanov souligne que "Milioukov, Rodzianko et Kornilov, eux, comprirent ! Frappés de stupeur, ces vaillants héros de la révolution se mirent à préparer d'urgence, mais en secret, leur action. Pour donner le change, ils ameutèrent l'opinion contre une entreprise prochaine des bolcheviks" 22.

Nous ne pouvons pas ici faire une analyse de tous les détails de l'opération 23. L’important est que la mobilisation gigantesque des masses d’ouvriers et de soldats parvint à paralyser la machine militaire déchaînée. Et ce qui est remarquable, c’est que cette réponse eut lieu en développant un effort d'organisation qui donnera le coup de pouce définitif à la régénération des soviets et à leur marche vers la prise du pouvoir.

Dans la nuit du 27 août, le Soviet de Pétrograd proposa la formation d'un Comité militaire révolutionnaire pour organiser la défense de la capitale. La minorité bolchevique accepta la proposition mais ajouta qu'un tel organe "devait s'appuyer sur les masses des ouvriers et des soldats" 24. Au cours de la session suivante, les bolcheviks firent une nouvelle proposition, acceptée à contrecœur par la majorité menchevique, "le partage des armes dans les usines et les quartiers ouvriers" (idem.) chose qui, dès qu'elle fut annoncée, donna lieu à ce que "Dans les quartiers, d'après la presse ouvrière, se formèrent aussitôt "des files impressionnantes d'hommes désireux de faire partie de la Garde rouge". Des cours s'ouvrirent pour le maniement du fusil et le tir. En qualité de moniteurs, on fit venir des soldats expérimentés. Dès le 29, des compagnies (droujiny) se formèrent dans presque tous les quartiers. La Garde rouge se déclara prête à faire avancer immédiatement un effectif comptant quarante mille fusils (…) L'entreprise géante de Poutilov devient le centre de la résistance dans le district de Peterhof. On crée en hâte des droujiny de combat. Le travail dans l'usine marche et jour et nuit : on s'occupe du montage de nouveaux canons pour former des divisions prolétariennes d'artillerie". 25.

A Petrograd, "… les soviets de quartier se resserrèrent entre eux et décidèrent de déclarer la conférence interdistricts ouverte en permanence ; d'introduire leurs représentants dans l'état-major formé par le Comité exécutif ; de créer une milice ouvrière ; d'établir le contrôle des soviets de quartiers sur les commissaires du gouvernement ; d'organiser des équipes volantes pour l'arrestation des agitateurs contre-révolutionnaires" (idem.). Ces mesures "représentaient l'appropriation d'importantes fonctions, non seulement du gouvernement mais même du Soviet de Pétrograd (…) L'entrée des quartiers de Pétrograd dans l'arène de la lutte modifia du coup la direction et l’ampleur de celle-ci. De nouveau se découvrit, par l'expérience, l’inépuisable vitalité de l'organisation soviétique : paralysée d'en haut par la direction des conciliateurs, elle se ranimait, au moment critique, en bas, sous l'impulsion des masses" (idem. souligné par nous)

Cette généralisation de l'auto-l'organisation des masses s’étendit à tout le pays. Trotsky cite le cas de Helsingfors, où "l'assemblée générale de toutes les organisations soviétiques créa un Comité révolutionnaire qui délégua à la maison du général-gouverneur, à la Kommandantur, au contre-espionnage et à d'autres très importantes institutions ses commissaires. Dès lors, sans la signature de ces derniers, pas un ordre n'est valable. Les télégraphes et les téléphones sont pris sous contrôle" (idem), et il se passa un événement très significatif : "Le lendemain, au Comité, se présentent des Cosaques du rang, ils déclarent que tout le régiment est contre Kornilov. Des représentants des Cosaques sont pour la première fois introduits dans le Soviet" (idem).

Septembre 1917 : la rénovation totale des soviets

L’écrasement du coup de Kornilov provoqua une inversion spectaculaire du rapport de forces entre les classes : le Gouvernement provisoire de Kerenski avait été en-dessous de tout. Les masses furent les seuls protagonistes de ces événements, par dessus tout, à travers le renforcement et la revitalisation générale de leurs organes collectifs. La réponse à Kornilov fut "le départ d'une transformation radicale de toute la conjoncture, une revanche sur les Journées de Juillet. Le Soviet pouvait renaître !" 26

Le journal du parti cadet 27, Retch, ne se trompait pas quand il indiquait : "Dans les rues sont déjà présents des multitudes de travailleurs armés qui terrorisent les habitants pacifiques. Dans les soviets, les bolcheviks exigent énergiquement la liberté de leurs camarades emprisonnés. Tout le monde est convaincu qu'une fois terminé le mouvement du général Kornilov, les bolcheviks, rejetés par la majorité du Soviet, emploieront toute leur énergie à l’obliger à suivre, ne serait-ce que partiellement, leur programme". Retch se trompait toutefois sur une chose : ce ne furent pas les bolcheviks qui obligèrent le soviet à suivre leur programme, ce furent les masses qui obligèrent les soviets à adopter le programme bolchevique.

Les ouvriers avaient acquis une énorme confiance en eux-mêmes et ils voulaient l'appliquer à la rénovation totale des soviets. Ville après ville, soviet après soviet, dans un processus vertigineux, les vieilles majorités social-traîtres furent écartées et de nouveaux soviets à majorité bolchevique et autres groupements révolutionnaires (socialistes-révolutionnaires de gauche, mencheviks internationalistes, anarchistes) émergeaient après des débats et des votes massifs.

Soukhanov décrit ainsi l'état d'esprit des travailleurs et des soldats : "Poussés par l'instinct de classe et, dans une certaine mesure, la conscience de classe ; par l'influence idéologique organisée des bolcheviks ; las de la guerre et des charges qui en découlaient ; déçus par la stérilité de la révolution qui ne leur avait encore rien donné ; irrités contre les maîtres et les gouvernants qui jouissaient, eux, de toutes leurs aises ; désireux enfin d'user du pouvoir conquis, ils souhaitaient livrer une bataille décisive" 28.

Les épisodes de cette reconquête et de la rénovation des soviets sont légion. "Dans la nuit du 31 août au 1er septembre, toujours sous la présidence du même Tchkhéidzé, le Soviet vota pour le pouvoir des ouvriers et des paysans. Les membres de la base des factions conciliatrices soutinrent presque tous la résolution des bolcheviks. La motion concurrente de Tsérételli recueillit une quinzaine de voix. Le présidium conciliateur n'en croyait pas ses yeux. De droite, l'on exigea un vote nominal qui dura jusqu'à trois heures du matin. Pour ne point voter ouvertement contre leurs partis, bien des délégués sortirent. Et pourtant, malgré tous les moyens de pression, la résolution des bolcheviks obtint, après pointage, 279 voix contre 115. C'était un fait de grande importance. C'était le commencement de la fin. Le présidium, abasourdi, déclara qu'il déposait ses pouvoirs" 29.

Le 2 septembre, une Conférence de tous les soviets de Finlande adopte une résolution pour la remise du pouvoir aux soviets, par 700 voix pour, 13 contre et 36 abstentions. La Conférence régionale des soviets de toute la Sibérie approuve une résolution dans le même sens. Le Soviet de Moscou va également dans le même sens le 5 septembre, lors d’une session dramatique, où est approuvée une motion de défiance envers le Gouvernement provisoire et le Comité exécutif. "Le 8, la résolution des bolcheviks est adoptée au Soviet des députés ouvriers de Kiev par une majorité de 130 voix contre 66, bien que la fraction bolcheviste officielle ne comptât que 95 membres" (idem). Pour la première fois, le Soviet de députés paysans de la province de Petrograd choisit un bolchevik comme délégué.

Le moment culminant de ce processus a été la session historique du Soviet de Petrograd, le 9 septembre. D’innombrables réunions dans des usines, les quartiers et les régiments l'avaient préparée. Environ 1000 délégués allèrent à une réunion où le Bureau proposa d’annuler le vote du 31 août. Le vote exprima un résultat qui signifiait le rejet définitif de la politique des social-traîtres : 519 votes contre l’annulation et pour la prise du pouvoir par les soviets, 414 votes pour le présidium et 67 abstentions.

On pourrait penser, en regardant les choses de manière superficielle, que la rénovation des soviets n’a été qu’un simple changement de majorité, celle-ci passant des social-traîtres aux bolcheviks.

Il est certain – et nous le traiterons plus longuement dans le prochain article de cette série – que dans la classe ouvrière et, par conséquent, dans ses partis, pesait encore fortement une vision contaminée par le parlementarisme, selon laquelle la classe choisissait "des représentants qui agissaient en son nom", mais il est important de comprendre que là n’était pas l’essentiel de la rénovation des soviets.

1) La rénovation se construit sur l'énorme réseau de réunions des soviets de base (conseils d'usine, de quartiers, comités de régiment, réunions conjointes). Après le coup de Kornilov, ces réunions se multiplièrent à l'infini. Chaque session de soviet unifiait et donnait une expression décisive à une infinité de réunions préparatoires.

2) Cette auto-organisation des masses fut propulsée de manière consciente et active par les soviets renouvelés. Tandis que les soviets précédents s’autonomisaient et ne convoquaient que de rares sessions massives, les nouveaux convoquaient quotidiennement des sessions ouvertes. Alors que les anciens soviets craignaient et désapprouvaient même les assemblées dans les usines et les quartiers, les nouveaux les convoquaient continuellement. Autour de chaque débat significatif ou important, le soviet appelait à tenir des réunions "à la base" pour adopter une position. Face à la 4e coalition du Gouvernement provisoire (25 septembre) : "Outre la résolution du Soviet de Saint-Pétersbourg refusant de soutenir la nouvelle coalition, une vague de meetings déferla à travers les deux capitales et la province. Des centaines de milliers d'ouvriers et de soldats, protestant contre la formation du nouveau gouvernement bourgeois, s'engagèrent à mener contre lui une lutte résolue et exigèrent le pouvoir les Soviets." 30

3) La multiplication de congrès régionaux de soviets – qui parcourent comme une traînée de poudre tous les territoires russes depuis le milieu de septembre – s'avère spectaculaire. "Durant ces semaines se tiennent de nombreux congrès de soviets locaux et régionaux, dont la composition et le développement reflétaient l'atmosphère politique des masses. Le déroulement du Congrès de Conseils députés ouvriers, soldats et paysans à Moscou dans les premiers jours d'octobre fut significatif de la bolchevisation rapide. Alors qu'au début de la réunion la résolution présentée par les SR, qui s’opposait à la cession du pouvoir aux soviets, recueillait 159 votes contre 132, la fraction bolchevique obtenait trois jours plus tard, lors d’un autre vote, 116 votes contre 97. Dans d'autres congrès de conseils furent aussi acceptées les résolutions bolcheviques, qui exigeaient la prise du pouvoir par les soviets et la destitution du Gouvernement provisoire. A Ekaterinbourg, 120 délégués de 56 Conseils de l'Oural se réunirent le 13 octobre, 95 parmi eux étaient bolcheviks. A Saratov, le Congrès territorial de la région de la Volga rejeta une résolution menchevique-SR et adopta la résolution bolchevique" 31. 

Mais il est important de préciser deux éléments qui nous paraissent fondamentaux.

Le premier est le fait que les résolutions bolcheviques obtiennent la majorité signifiait beaucoup plus qu'une simple délégation de vote à un parti. Le Parti bolchevique était le seul parti clairement partisan non seulement de la prise du pouvoir mais mettant en avant une façon concrète de le faire : une insurrection consciemment préparée qui renverserait le Gouvernement provisoire et démonterait le pouvoir de l'État. Tandis que les partis social-traîtres annonçaient qu'ils voulaient obliger les soviets à se faire hara-kiri, tandis que d'autres partis révolutionnaires faisaient des propositions irréalistes ou vagues, seuls les bolcheviks étaient convaincus que "… le Soviet de députés ouvriers et soldats ne peut être qu'un organisme insurrectionnel, qu'un organe du pouvoir révolutionnaire. Sinon les Soviets ne sont que de vains hochets qui conduisent infailliblement à l'apathie, à l'indifférence, au découragement des masses légitimement écoeurées par la répétition perpétuelle de résolutions et de protestations" 32

Il était donc naturel que les masses ouvrières accordent leur confiance aux bolcheviks, non pour leur donner un chèque en blanc, mais comme instrument de leur propre combat qui arrivait à son point culminant : l'insurrection et la prise du pouvoir.

"Le camp de la bourgeoisie s'alarma enfin avec raison. La crise était claire pour chacun. Le mouvement des masses, visiblement, débordait ; l'effervescence dans les quartiers ouvriers de Saint-Pétersburg était manifeste. On n'écoutait que les bolcheviks. Devant le fameux Cirque Moderne, où venaient parler Trotsky, Volodarski, Lounatcharski, on voyait des queues sans fin et des foules que le vaste bâtiment ne pouvait plus contenir. Les agitateurs invitaient à passer des discours aux actes et promettaient le pouvoir au Soviet pour le plus proche avenir." ; c'est ainsi que Soukhanov, pourtant adversaire des bolcheviks, décrivait l'atmosphère régnant à la mi-octobre 33.

Deuxièmement, les faits qui s'accumulent en septembre et octobre révèlent un changement important dans la mentalité des masses. Comme nous l'avons vu dans l'article précédent de la série, le mot d’ordre "Tout le pouvoir aux soviets", énoncé timidement en mars, argumenté théoriquement par Lénine en avril, massivement proclamé lors des manifestations de juin et juillet, avait été jusqu'alors davantage une aspiration qu'un programme d'action consciemment assumé.

Une des raisons de l'échec du mouvement de juillet était que la majorité réclamait que les Soviets "obligent" le Gouvernement provisoire à nommer des "ministres socialistes".

Cette division entre Soviet et Gouvernement révélait une incompréhension évidente de la tâche de la révolution prolétarienne, qui n'est certainement pas de "choisir son gouvernement" et de conserver par conséquent la structure du vieil État, mais bien de détruire l’appareil d'État et d’exercer le pouvoir directement. Dans la conscience des masses, bien que, comme nous le verrons dans un prochain article, la multitude de problèmes nouveaux et les confusions ait été considérable, se faisait jour une compréhension beaucoup plus concrète et précise du mot d’ordre "Tout le pouvoir aux soviets".

Trotsky montre comment, ayant perdu le contrôle du Soviet de Petrograd, les social-traîtres emportèrent tous les moyens à leur disposition, les concentrant dans leur dernier bastion : le CEC : "Le Comité exécutif central supprima en temps voulu au Soviet de Pétrograd les deux journaux qu'il avait créés, tous les services de direction, toutes les ressources financières et techniques, y compris les machines à écrire et les encriers. De nombreuses automobiles qui, depuis les Journées de Février, avaient été mises à la disposition du Soviet, se trouvèrent sans exception livrées à l'Olympe conciliateur. Les nouveaux dirigeants n'avaient ni caisse, ni journal, ni appareils de bureaux, ni moyen de transport, ni porte-plume, ni crayons. Rien que des murs dépouillés et l'ardente confiance des ouvriers et des soldats. Cela se trouva parfaitement suffisant" 34.

Le Comité militaire révolutionnaire, organe soviétique de l'insurrection

Début octobre, une marée de résolutions provenant de soviets du pays tout entier réclame la tenue du Congrès des soviets, reportée constamment par les social-traîtres, dans le but de matérialiser la prise du pouvoir.

Cette orientation constitue une réponse tant à la situation en Russie qu’à la situation internationale. En Russie, les révoltes de paysans se répandent dans presque toutes les régions, la prise des terres est généralisée ; dans les casernes, les soldats désertent et retournent dans leurs villages, manifestant une fatigue croissante face à une situation de guerre inextricable ; dans les usines, les travailleurs doivent faire face au sabotage de la production par une partie des chefs d'entreprise et des cadres supérieurs ; l’ensemble de la société est menacée par la famine, due au désapprovisionnement total et à la pénurie, au coût de la vie qui ne cesse de croître. Sur le front international se multipliaient les désertions, l'insubordination de troupes, les fraternisations entre soldats des deux bords, ;une vague de grèves balaye l’Allemagne, une grève générale explose en août 1917 en Espagne. Le prolétariat russe doit prendre le pouvoir non seulement pour répondre aux problèmes insolubles du pays mais, surtout, pour ouvrir une brèche par laquelle puisse se développer la révolution mondiale contre les souffrances terribles causées par trois années de guerre.

La bourgeoisie utilise ses armes contre la montée révolutionnaire des masses. En septembre, elle tente de tenir une conférence démocratique qui échoue à nouveau, comme celle de Moscou. De leur côté, les social-traîtres font tout leur possible pour retarder le Congrès des soviets, dans le but de maintenir dispersés et désorganisés les soviets de tout le pays et d'éviter ainsi leur unification pour la prise du pouvoir.

Mais l'arme la plus redoutable et qui se précise toujours plus est la tentative de saboter la défense de Petrograd pour que l'armée allemande écrase le bastion le plus avancé de la révolution. Kornilov, le "patriote", avait déjà tenté ce coup en août, quand il abandonna la Riga 35 révolutionnaire à l'invasion des troupes allemandes qui y "rétablirent l'ordre" dans le sang. La bourgeoisie, qui fait de la défense nationale son credo, l’utilise comme pire poison contre le prolétariat, n'hésite pas une seconde à s’allier avec ses pires rivaux impérialistes quand elle voit son pouvoir menacé par l'ennemi de classe.

C'est à partir de cette question de la défense de Petrograd, que les discussions du Soviet aboutirent à la formation d'un Comité militaire révolutionnaire, composé de délégués élus du Soviet de Petrograd, de la Section de soldats de ce Soviet, du Soviet de délégués du Carré baltique, de la Garde rouge, du Comité régional des soviets de la Finlande, de la Conférence des conseils d'usine, du Syndicat ferroviaire et de l'Organisation militaire du Parti bolchevique. À la tête de ce Comité fut nommé Lasimir, un jeune et combatif membre des SR de Gauche. Les objectifs de ce comité concernaient tant la défense de Petrograd que la préparation du soulèvement armé, deux objectifs qui "s'excluaient jusqu'alors l'un l'autre, se rapprochaient maintenant en fait : ayant pris en main le pouvoir, le Soviet devra se charger aussi de la défense militaire de Petrograd" 36.

Le lendemain même fut convoquée une Conférence permanente de toute la garnison de Petrograd et de la région. Avec ces deux organismes, le prolétariat se dotait des moyens pour l'insurrection, moyens nécessaire et indispensable pour la prise du pouvoir.

Dans un précédent article de la Revue internationale, nous avons mis en évidence comment – à l’encontre des légendes tissées par la bourgeoisie qui présente Octobre comme "un coup d'État bolchevique" – l'insurrection a été l’œuvre des soviets et plus concrètement de celui de Pétrograd 37. Les organes qui ont préparé méticuleusement, pas à pas, la défaite armée du Gouvernement provisoire, dernier rempart de l'État bourgeois, furent le Comité militaire révolutionnaire et la Conférence permanente des garnisons. Le CMR obligea le Quartier général de l'armée à soumettre à son aval tout ordre et toute décision, aussi insignifiants soient-ils, le paralysant ainsi totalement. Le 22 octobre, lors d’une assemblée dramatique, le dernier régiment récalcitrant – celui de la forteresse Pierre et Paul- accepta de se soumettre au CMR. Le 23 octobre, lors d’une journée émouvante, des milliers d'assemblées de travailleurs et de soldats s’impliquaient définitivement dans la prise du pouvoir. L’échec et mat exécuté par l'insurrection du 25 octobre, qui occupa le Quartier général et le siège du Gouvernement provisoire, défit les derniers bataillons restés fidèles à celui-ci, arrêta des ministres et des généraux, occupa les centres de communications, et posa ainsi les conditions pour que le lendemain, le Congrès des Soviets de toute les Russies assume la prise du pouvoir 38.

Dans le prochain article de cette série, nous verrons les problèmes gigantesques auxquels les soviets durent faire face après la prise du pouvoir.

C.Mir 6-6-10

 

1 Revue internationale [5] n [5]o [5] 140 [5]

2 Revue internationale [6] n [6]o [6] 141 [6]

3. Trotsky, Histoire de la Révolution russe, Tome 2, "Les masses exposées aux coups [7]".

4. Voir la réfutation très documentée de cette thèses dans le chapitre "Le mois de la grande calomnie [8]",dans Histoire de la Révolution russe de Trotsky, Tome 2.

5. Le General Knox, chef de la mission anglaise, disait: "Je ne m'intéresse pas au gouvernement de Kerensky, il est trop faible ; il faut une dictature militaire, il faut des Cosaques, ce peuple a besoin du knout ! La dictature est exactement ce qu'il faut." Ainsi s’exprimait le représentant du gouvernement de la plus ancienne démocratie", cité par Trotsky dans "Le soulèvement de Kornilov [9]", Tome 2.

6. Trotsky, Histoire de la Révolution russe, Tome 2, "Les masses exposées aux coups [7]".

7. Cavaignac : général français (1802-1857), sabre-peuple, bourreau de l’insurrection des ouvriers parisiens en 1848.

8. Lénine, "La situation politique (Quatre thèses) [10]", 23 (10) juillet 1917.

9. Cf. références dans le précédent article de cette série.

10. Les soviets en Russie, Le bolchevisme et les conseils de 1917; Expériences tactiques p 214

11. Lénine, "A propos des mots d’ordre [11]", mi-juillet 1917.

12. Voir l’article précédent de cette série [6], le sous-titre "Mars 1917 : un gigantesque réseau de soviets s'étend sur toute la Russie", Revue internationale no 141.

13. Soukhanov, menchevik internationaliste, scission de gauche du menchevisme dans laquelle militait Martov. Il a publié des Mémoires en 7 tomes. Un abrégé La révolution russe a été publié, d'où nous tirons les citations en français, Editions Stock, 1965.

14. Soukhanov, La révolution russe ; Le Triomphe de la réaction ; Autour de la coalition p. 210.

15. Anweiler, op. cit. Les soviets de 1917 ; Le conseil de Petrograd, p. 134

16. Soukhanov, La révolution russe ; Le Triomphe de la réaction ; Dans les profondeurs p. 223.

17. "Les masses exposées aux coups [7]", Trotsky, op. cit.

18. Soukhanov, La révolution russe ; Contre-révolution et désagrégation de la démocratie ; Après le juillet : deuxième et troisième coalitions, page 306.

19. Soukhanov. La honte de Moscou, page 310

20. "Kérensky et Kornilov [12]", Trotsky, Histoire de la révolution russe, Tome 2.

21. Kornilov : militaire assez incompétent qui se fit remarquer par ses constantes défaites sur le front, puis fut encensé par les partis bourgeois et considéré comme un "héros de la Patrie" après les journées de Juillet.

22. Soukhanov, La bourgeoisie unifiée dans l’action, page 312.

23. Voir Trotsky, Histoire de la révolution russe, Tome 2. On peut consulter les chapitres "La contre-révolution relève la tête", "Kérensky et Kornilov", "Le complot de Kérensky" et "Le soulèvement de Kornilov".

24. Soukhanov, La bourgeoisie unifiée dans l’action, page 317

25. Trotsky, La révolution russe, Tome 2, "La bourgeoisie se mesure avec la démocratie [13]".

26. Soukhanov, La bourgeoisie unifiée dans l’action, page 314

27. Le parti cadet : Parti constitutionnel démocrate, principal parti bourgeois de l’époque.

28. Soukhanov, La désagrégation de la démocratie après le soulèvement de Kornilov, page 330

29. Trotsky, La révolution russe, Tome 2, "Marée montante [14]".

30. Soukhanov, La préparation de l’artillerie, page 351

31. Anweiler, op. cit. Le bolchevisme et les conseils de 1917; Bolchevisation des soviets et préparatifs insurrectionnels, p. 228. Dans les pages suivantes, il fait une liste des nombreux congrès régionaux qui couvrirent pratiquement tout l’empire et décidaient dans leur majorité la prise de pouvoir.

32. Lénine. Thèses pour le rapport à la conférence du 8 octobre de l'organisation de Pétersburg. Sur le mot d'ordre "Tout le pouvoir aux soviets". 8 octobre 1917.

33. Soukhanov, La préparation de l’artillerie, page 364.

34. La révolution russe, Tome 2, "Marée montante [14]".

35. Capitale de l’Estonie, qui faisait alors partie de l’Empire russe.

36. Trotsky, La révolution russe, Tome 2, "Le Comité militaire révolutionnaire [15]"

37. Voir notre article "La révolution d'Octobre 1917 : œuvre collective du prolétariat", 2e partie, "La prise du pouvoir par les soviets [16]", Revue internationale n° 72, 1er trimestre 1993.

38. Dans notre article "1917, la révolution russe : l'insurrection d'Octobre, une victoire des masses ouvrières [17]", Revue internationale n°91, 4e trimestre 1997, nous développons une analyse détaillée sur la façon dont l'insurrection du prolétariat n'a rien à voir avec une révolte ou une conspiration, quelles sont ses règles et le rôle indispensable que joue en son sein le parti du prolétariat.

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Russe [18]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La Révolution prolétarienne [19]
  • La vague révolutionnaire, 1917-1923 [20]
  • La dictature du prolétariat [21]

Rubrique: 

Qu'est ce que les conseils ouvriers ?

Décadence du capitalisme (VII) : Rosa Luxemburg et les limites de l'expansion du capitalisme

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Comme nous l'avons vu dans le précédent article [22] de la série, l'attaque des révisionnistes contre le marxisme s'est centrée sur la théorie de l'inévitabilité du déclin du capitalisme, selon laquelle les contradictions insolubles existant dans les rapports de production capitalistes constitueront une entrave insurmontable au développement des forces productives. Le révisionnisme d'Edouard Bernstein, que Rosa Luxemburg réfuta de façon si lucide dans sa brochure Réforme sociale ou Révolution, se basait en grande partie sur des observations empiriques qui découlaient de la période d'expansion et de prospérité sans précédent que les nations capitalistes les plus puissantes avaient connue au cours des dernières décennies du 19e siècle. Il ne prétendait guère fonder la critique de la vision "catastrophique" de Marx sur une investigation théorique approfondie des théories économiques de ce dernier. Sous bien des aspects, les arguments de Bernstein étaient similaires à ceux qu'ont développé plus tard beaucoup d'experts bourgeois, au cours du boom économique d'après-guerre et, à nouveau, pendant la phase de "croissance" bien plus précaire des premières années du 21e siècle. C'était en gros : le capitalisme fonctionne, donc il fonctionnera toujours.

Mais d'autres économistes de l'époque, qui n'étaient pas encore complètement déconnectés du mouvement ouvrier, cherchèrent à fonder leur stratégie réformiste sur une démarche "marxiste". Tel fut le cas du Russe Tougan-Baranowsky qui publia, en 1901, un livre intitulé Studies in the Theory and History of Commercial Crises in England. A la suite des travaux de Struve et de Boulgakov quelques années auparavant, Tougan-Baranowski faisait partie de ce qu'on appelait "les marxistes légaux" et son étude s'inscrivait dans la réponse de ceux-ci au courant des populistes russes qui voulaient démontrer que le capitalisme serait confronté à des difficultés insurmontables pour s'établir en Russie ; l'une de ces difficultés consistant en l'insuffisance de marchés pour écouler sa production. Comme Boulgakov, Tougan tenta d'utiliser les schémas de la reproduction élargie de Marx, dans le Volume II du Capital, pour prouver qu'il n'existait pas de problème fondamental de réalisation de la plus-value dans le système capitaliste, qu'il était possible à ce dernier, comme "système clos", d'accumuler indéfiniment et de manière harmonieuse. Rosa Luxemburg résuma ainsi cette tentative : "Sans aucun doute, les marxistes russes «légaux» ont triomphé de leurs adversaires, les "populistes", mais ils ont trop triomphé. Tous les trois, Struve, Boulgakov, Tougan-Baranowsky ont, dans l'ardeur du combat, prouvé plus qu'il ne fallait. Il s'agissait de savoir si le capitalisme en général et le capitalisme russe en particulier était susceptible de se développer et les trois marxistes cités ont si bien démontré cette capacité qu'ils ont même prouvé par leurs théories la possibilité de la durée éternelle du capitalisme."1

La thèse de Tougan suscita une réponse rapide de la part de ceux qui défendaient toujours la théorie marxiste des crises, en particulier du porte-parole de "l'orthodoxie marxiste", Karl Kautsky qui, reprenant les conclusions de Marx, mit notamment en avant le fait que ni les capitalistes, ni les ouvriers ne pouvant consommer l'ensemble de la plus-value produite par le système, ce dernier était alors sans cesse poussé à conquérir de nouveaux marchés en dehors de lui-même :

"Les capitalistes et les ouvriers qu'ils exploitent constituent un marché pour les moyens de consommation produits par l'industrie, marché qui s'agrandit avec l'accroissement de la richesse des premiers et le nombre des seconds, moins vite cependant que l'accumulation du capital et que la productivité du travail, et qui ne suffit pas à lui seul pour absorber les moyens de consommation produits par la grande industrie capitaliste. L'industrie doit chercher des débouchés supplémentaires à l'extérieur de sa sphère dans les professions et les nations qui ne produisent pas encore selon le mode capitaliste. Elle les trouve et les élargit sans cesse, mais trop lentement. Car ces débouchés supplémentaires ne possèdent pas, et de loin, l'élasticité et la capacité d'extension de la production capitaliste.

Depuis le moment où la production capitaliste s'est développée en grande industrie, comme c'était déjà le cas en Angleterre au 19e siècle, elle possède la faculté d'avancer par grands bonds, si bien qu'elle dépasse en peu de temps l'extension du marché. Ainsi chaque période de prospérité qui suit une extension brusque du marché est condamnée à une vie brève, la crise y met un terme inévitable. Telle est en quelques mots la théorie des crises adoptée généralement, pour autant que nous le sachions, par les «marxistes orthodoxes» et fondée par Marx." Kautsky (Neue Zeit n°5, 1902) cité par RL dans la Critique des critiques 2

A peu près à la même époque, en publiant the Theoretical System of Karl Marx 3, un membre de l'aile gauche de l'American Socialist Party, Louis Boudin, a participé au débat avec une analyse similaire et même plus développée, et publiait.

Tandis que Kautsky, comme le souligne Rosa Luxemburg dans L'Accumulation du capital et dans la Critique des critiques (1915), avait posé le problème de la crise en termes de "sous-consommation", et dans le cadre plutôt imprécis de la vitesse relative de l'accumulation et de l'expansion du marché 4, Boudin la situait de façon plus exacte dans le caractère unique du mode de production capitaliste et dans ses contradictions qui l'amenaient au phénomène de surproduction :

"Dans les anciens systèmes esclavagiste et féodal, un problème comme la surproduction n'a jamais existé du fait que la production ayant pour but la consommation familiale, la seule question qui se soit jamais présentée était : quelle part de la production sera attribuée à l'esclave ou au serf et combien ira au propriétaire d'esclave ou au seigneur féodal. Une fois que les parts respectives des deux classes étaient déterminées, chacune procédait à la consommation de sa part sans rencontrer de nouveau problème. En d'autres termes, la question portait toujours sur la façon de diviser les produits et la question de la surproduction ne se posait pas du fait que les produits ne devaient pas être vendus sur le marché mais être consommés par les personnes directement concernées par leur production, en tant que maître ou en tant qu'esclave... Il n'en va pas de même pour notre industrie capitaliste moderne. Il est vrai que toute la production à l'exception de la portion qui va aux ouvriers, va comme par le passé au maître, aujourd'hui au capitaliste. Mais le problème ne se termine pas là du fait que le capitaliste ne produit pas pour lui-même mais pour le marché. Il ne veut pas s'accaparer les biens que produisent les ouvriers mais il veut les vendre et, s'il ne les vend pas, ils n'ont absolument aucune valeur pour lui. Entre les mains du capitaliste, les marchandises vendables sont sa fortune, son capital, mais lorsqu'elles deviennent invendables, toute la fortune contenue dans ses entrepôts de marchandises, fond dès que celles-ci ne sont pas monnayables.

Alors qui va acheter les marchandises à nos capitalistes qui ont introduit de nouvelles machines dans leur production et, de ce fait, grandement augmenté leur production ? Evidemment, d'autres capitalistes peuvent vouloir ces produits mais, quand on considère la production de la société dans son ensemble, que va faire la classe capitaliste de la production accrue que les ouvriers ne peuvent consommer ? Les capitalistes ne peuvent l'utiliser en gardant chacun sa propre production, ni en se l'achetant entre eux. Et cela pour une raison très simple, du fait que la classe capitaliste ne peut utiliser elle-même tout le surproduit que les ouvriers produisent et qu'elle s'approprie en tant que profits de production. C'est déjà exclu par les prémisses mêmes de la production capitaliste à grande échelle et l'accumulation du capital. La production capitaliste à grande échelle implique l'existence de vastes quantités de travail cristallisé sous la forme de chemins de fer, de bateaux à vapeur, d'usines, de machines et d'autres produits manufacturés qui n'ont pas été consommés par les capitalistes et qui représentent leur part ou profit de la production des années précédentes. Comme on l'a déjà établi précédemment, toutes les grandes fortunes de nos rois, princes et barons capitalistes modernes et autres grands dignitaires de l'industrie, avec ou sans titres, consistent en outils sous une forme ou une autre, c'est-à-dire sous une forme non consommable. C'est cette part des profits capitalistes que les capitalistes ont "économisée" et donc non consommée. Si les capitalistes consommaient tout leur profit, il n'y aurait pas de capitalistes dans le sens moderne du mot, il n'y aurait pas d'accumulation de capital. Pour que le capital puisse accumuler, les capitalistes ne doivent en aucune circonstance consommer tout leur profit. Le capitaliste qui le fait, cesse d'être un capitaliste et succombe dans la concurrence avec ses pairs capitalistes. En d'autres termes, le capitalisme moderne présuppose l'habitude d'économiser des capitalistes, c'est à dire que cette part des profits des capitalistes individuels ne doit pas être consommée mais mise de côté pour accroître le capital existant... Il ne peut donc consommer toute sa part du produit manufacturé. Il est donc évident que ni l'ouvrier, ni le capitaliste ne peut consommer l'ensemble du produit accru de la manufacture. Qui donc va l'acheter ?" (traduit de l'anglais par nous)

Boudin essaie ensuite d'expliquer la façon dont le capitalisme traite ce problème. Luxemburg en cite un long passage dans une note de L'Accumulation du capital et le présente comme "une critique brillante" du livre de Tougan 5:

"Le surproduit créé dans les pays capitalistes n'a pas entravé - à quelques exceptions près que nous mentionnerons plus tard - le cours de la production parce que la production a été répartie de façon plus habile dans les différentes sphères ou bien parce que la production de cotonnades a cédé la place à une production de machines mais parce que, à cause du fait que quelques pays se sont transformés plus tôt que d'autres en pays capitalistes, et qu'aujourd'hui encore il reste quelques pays sous-développés du point de vue capitaliste, les pays capitalistes ont à leur disposition un monde véritablement extérieur où ils ont pu exporter les produits qui ne peuvent être consommés par eux-mêmes, que ces produits soient des cotonnades ou des produits sidérurgiques. Ce qui ne veut absolument pas dire que le remplacement des cotonnades par les produits de l'industrie sidérurgique en tant que produits essentiels des pays capitalistes les plus importants serait dénué de signification. Au contraire il est de la plus grande importance, mais sa signification est tout autre que celle que lui prête Tougan-Baranowsky. Elle annonce le début de la fin du capitalisme. Aussi longtemps que les pays capitalistes ont exporté des marchandises pour la consommation, il y avait encore de l'espoir pour le capitalisme de ces pays. Il n'était pas encore question de savoir quelle était la capacité d'absorption du monde extérieur non capitaliste pour les marchandises produites dans les pays capitalistes et combien de temps elle persisterait encore. L'accroissement de la fabrication de machines dans l'exportation des principaux pays capitalistes aux dépens des biens de consommation indique que les territoires qui, autrefois, se trouvaient à l'écart du capitalisme et, pour cette raison, servaient de lieu de décharge pour ses surproduits, sont aujourd'hui entraînés dans l'engrenage du capitalisme et montre encore que leur propre capitalisme se développe et qu'ils produisent eux-mêmes leurs biens de consommation. Aujourd'hui, au stade initial de leur développement capitaliste, ils ont encore besoin de machines produites d'après le mode capitaliste. Mais plus tôt qu'on ne le pense, ils n'en auront plus besoin. Ils produiront eux-mêmes leurs produits sidérurgiques, de même qu'ils produisent dès maintenant leurs cotonnades et leurs principaux biens de consommation. Alors ils cesseront non seulement d'être un lieu d'absorption pour le surproduit des pays capitalistes proprement dits, mais encore ils auront eux-mêmes un surproduit qu'à leur tour ils ne pourront placer que difficilement". (Die Neue Zeit, 25e année, 1e vol., Mathematische Formeln gegen Kart Marx, cité par Luxemburg dans une note du chapitre 23 de L'Accumulation du capital) 6

Boudin va donc plus loin que Kautsky et insiste sur le fait que l'achèvement proche de la conquête du globe par le capitalisme signifie aussi "le début de la fin du capitalisme".

Rosa Luxemburg examine le problème de l'accumulation

A l'époque où ce débat avait lieu, Rosa Luxemburg enseignait à l'école du Parti à Berlin. Y exposant à grands traits l'évolution historique du capitalisme comme système mondial, elle fut amenée à revenir de façon plus approfondie sur les travaux de Marx, à la fois du fait de son intégrité comme professeur et comme militante (elle avait horreur de rabâcher des idées connues en les présentant seulement sous une nouvelle forme mais considérait que c'était la tâche de tout marxiste de développer et d'enrichir la théorie marxiste), et du fait de la nécessité de plus en plus urgente de comprendre les perspectives auxquelles le capitalisme mondial faisait face. En re-examinant Marx, elle avait trouvé beaucoup d'éléments pour soutenir son point de vue selon lequel le problème de la surproduction par rapport au marché constitue une clé pour comprendre la nature transitoire du mode de production capitaliste (voir "Les contradictions mortelles de la société bourgeoise" dans la Revue n°139). Rosa avait parfaitement conscience que les schémas de la reproduction élargie de Marx dans le Volume II du Capital étaient conçus par leur auteur comme un modèle théorique purement abstrait, utilisé pour étudier la question de l'accumulation, qui, pour la clarté de l'argumentation, prenait comme hypothèse une société uniquement composée de capitalistes et d'ouvriers. Il lui semblait néanmoins qu'il en résultait l'idée que le capitalisme pouvait accumuler de façon harmonieuse dans un système clos, disposant de la totalité de la plus-value produite à travers l'interaction mutuelle des deux branches principales de la production (le secteur des biens de production et celui des biens de consommation). Il apparut à Rosa Luxemburg que c'était en contradiction avec d'autres passages de Marx (dans le Volume III du Capital par exemple) qui insistent sur la nécessité d'une expansion constante du marché et, en même temps, établissent une limite inhérente à cette expansion. Si le capitalisme pouvait s'autoréguler, il pouvait y avoir des déséquilibres temporaires entre les branches de la production mais il ne devait pas y avoir de tendance inexorable à produire une masse de marchandises inabsorbables, de crise de surproduction insoluble ; si la tendance du capitalisme à l'accumulation simplement par elle-même générait constamment l'augmentation de la demande nécessaire pour réaliser l'ensemble de la plus-value, alors comment les marxistes pouvaient-ils argumenter, contre les révisionnistes, que le capitalisme était destiné à entrer dans une phase de crise catastrophique qui fournirait les bases objectives de la révolution socialiste ?

A cette question, Luxemburg répondit qu'il était nécessaire de replacer l'ascendance du capitalisme dans son véritable contexte historique. On ne pouvait saisir l'ensemble de l'histoire de l'accumulation capitaliste que comme un processus constant d'interaction avec les économies non capitalistes qui l'entouraient. Les communautés les plus primitives qui vivaient de chasse et de cueillette et n'avaient pas encore produit de surplus social commercialisable n'avaient aucune utilité pour le capitalisme et devaient être balayées à travers des politiques de destruction directe et de génocide (même les ressources humaines de ces communautés tendaient à être inutilisables pour du travail d'esclave). Mais les économies qui avaient développé un surplus commercialisable et où la production de marchandises en particulier était déjà développée en leur sein (comme dans les grandes civilisations d'Inde et de Chine), fournissaient non seulement des matières premières mais d'énormes débouchés pour la production des métropoles capitalistes, permettant au capitalisme des pays centraux de surmonter l'engorgement périodique de marchandises (ce processus est décrit de façon éloquente dans Le Manifeste communiste). Mais comme le souligne aussi Le Manifeste, même quand les puissances capitalistes établies tentèrent de restreindre le développement capitaliste de leurs colonies, ces régions du monde devinrent inéluctablement parties intégrantes du monde bourgeois, ruinant les économies pré-capitalistes et les convertissant aux délices du travail salarié –déplaçant ainsi le problème de la demande additionnelle requise pour l'accumulation à un autre niveau. Ainsi, comme Marx lui-même l'avait annoncé, plus le capitalisme tendait à devenir universel, plus il était destiné à s'effondrer : "L'universalité vers quoi tend sans cesse le capital rencontre des limites immanentes à sa nature, lesquelles, à un certain stade de son développement, le font apparaître comme le plus grand obstacle à cette tendance et le poussent à son autodestruction." (Grundrisse) 7

Cette démarche permit à Rosa Luxemburg de comprendre le problème de l'impérialisme. Le Capital n'avait fait que commencer à traiter la question de l'impérialisme et de ses fondements économiques, question qui, à l'époque où le livre avait été écrit, n'était pas encore devenue le centre des préoccupations des marxistes. Maintenant, ceux-ci étaient confrontés à l'impérialisme non seulement comme une poussée pour la conquête du monde non capitaliste mais, aussi, comme un aiguisement des rivalités inter-impérialistes entre les principales nations capitalistes pour la domination du marché mondial. L'impérialisme était-il une option, une commodité pour le capital mondial, comme l'entendaient beaucoup de ses critiques libéraux et réformistes, ou était-il une nécessité inhérente à l'accumulation capitaliste à un certain stade de sa maturité ? Là encore, les implications étaient vastes car si l'impérialisme n'était qu'une option supplémentaire pour le capital, on pouvait alors argumenter en faveur de politiques plus raisonnables et pacifiques. Luxemburg conclut cependant que l'impérialisme était une nécessité pour le capital – un moyen de prolonger son règne qui l'entraînait aussi inexorablement vers sa ruine.

"L'impérialisme est l'expression politique du processus de l'accumulation capitaliste se manifestant par la concurrence entre les capitalismes nationaux autour des derniers territoires non capitalistes encore libres du monde. Géographiquement, ce milieu représente aujourd'hui encore la plus grande partie du globe. Cependant le champ d'expansion offert à l'impérialisme apparaît comme minime comparé au niveau élevé atteint par le développement des forces productives capitalistes ; il faut tenir compte en effet de la masse énorme du capital déjà accumulé dans les vieux pays capitalistes et qui lutte pour écouler son surproduit et pour capitaliser sa plus-value, et, en outre, de la rapidité avec laquelle les pays pré-capitalistes se transforment en pays capitalistes. Sur la scène internationale, le capital doit donc procéder par des méthodes appropriées. Avec le degré d'évolution élevé atteint par les pays capitalistes et l'exaspération de la concurrence des pays capitalistes pour la conquête des territoires non capitalistes, la poussée impérialiste, aussi bien dans son agression contre le monde non capitaliste que dans les conflits plus aigus entre les pays capitalistes concurrents, augmente d'énergie et de violence. Mais plus s'accroissent la violence et l'énergie avec lesquelles le capital procède à la destruction des civilisations non capitalistes, plus il rétrécit sa base d'accumulation. L'impérialisme est à la fois une méthode historique pour prolonger les jours du capital et le moyen le plus sûr et le plus rapide d'y mettre objectivement un terme. Cela ne signifie pas que le point final ait besoin à la lettre d'être atteint. La seule tendance vers ce but de l'évolution capitaliste se manifeste déjà par des phénomènes qui font de la phase finale du capitalisme une période de catastrophes." 8

La conclusion essentielle de L'Accumulation du capital était donc que le capitalisme entrait dans "une période de catastrophes". Il est important de noter qu'elle ne considérait pas – comme cela a souvent été dit de façon erronée – que le capitalisme était sur le point de succomber. Elle établit très clairement que le milieu non capitaliste "représente [géographiquement] aujourd'hui encore la plus grande partie du globe" et que des économies non capitalistes existaient non seulement dans les colonies mais dans de grandes parties de l'Europe elle-même 9. Il est certain que l'échelle de ces zones économiques en terme de valeur allait en diminuant relativement à la capacité croissante du capital à générer de nouvelles valeurs. Mais le monde avait encore beaucoup de chemin à parcourir avant de devenir un système de capitalisme pur comme imaginé dans les schémas de la reproduction de Marx :

"Si on le comprend bien, le schéma marxiste de l'accumulation est par son insolubilité même le pronostic exact de l'effondrement économique inévitable du capitalisme, résultat final du processus d'expansion impérialiste, l'expansion se donnant pour but particulier de réaliser ce qui était l'hypothèse de départ de Marx : la domination exclusive et générale du capital.

Ce terme final peut-il être jamais atteint dans la réalité ? Il s'agit à vrai dire d'une fiction théorique, pour la raison précise que l'accumulation du capital n'est pas seulement un processus économique mais un processus politique." 10

Pour Rosa Luxemburg, un monde uniquement constitué de capitalistes et d'ouvriers était "une fiction théorique" mais plus on s'approcherait de ce point, plus le processus d'accumulation deviendrait difficile et désastreux, déchaînant des calamités qui ne seraient pas "simplement" économiques, mais également militaires et politiques. La guerre mondiale qui éclata peu de temps après la publication de L'Accumulation, constituait une confirmation éclatante de ce pronostic. Pour Rosa Luxemburg, il n'y a pas un effondrement purement économique du capitalisme et encore moins un lien automatique, garanti, entre l'effondrement capitaliste et la révolution socialiste. Ce qu'elle annonçait dans son travail théorique était précisément ce qu'allait confirmer l'histoire catastrophique du siècle suivant : la manifestation croissante du déclin du capitalisme comme mode de production, mettant l'humanité face à l'alternative socialisme ou barbarie, et appelant spécifiquement la classe ouvrière à développer l'organisation et la conscience nécessaires au renversement du système et à son remplacement par un ordre social supérieur.

Une tempête de critiques

Rosa Luxemburg pensait que sa thèse n'était pas tellement sujette à controverse, précisément parce qu'elle l'avait fermement basée sur les écrits de Marx et des partisans de sa méthode. Pourtant, elle fut accueillie par un déluge de critiques – non seulement de la part des révisionnistes et des réformistes mais, également, de la part de révolutionnaires comme Pannekoek et Lénine qui, dans ce débat, se trouva non seulement aux côtés des marxistes légaux de Russie mais également des austro-marxistes qui faisaient partie du camp semi-réformiste dans la social-démocratie:

"J'ai lu le nouveau livre de Rosa L'Accumulation du capital. Elle s'embrouille de façon choquante. Elle a distordu Marx. Je suis très content que Pannekoek et Eckstein et O. Bauer l'aient tous condamnée d'un commun accord et exprimé contre elle ce que j'avais dit en 1899 contre les Narodinikis." 11

Le consensus se fit sur l'idée que Luxemburg avait tout simplement mal lu Marx et inventé un problème qui n'existait pas : les schémas de la reproduction élargie montrent que le capitalisme peut en fait accumuler sans aucune limite inhérente dans un monde purement composé d'ouvriers et de capitalistes. Les calculs de Marx sont justes après tout, ça doit donc être vrai. Bauer était un peu plus nuancé : il reconnaissait que l'accumulation ne pouvait avoir lieu que si elle était alimentée par une demande effective croissante, mais il apportait une réponse simple : la population s'accroît, donc il y a plus d'ouvriers, et donc une augmentation de la demande – solution qui revenait au point de départ du problème puisque ces nouveaux ouvriers ne pouvaient toujours consommer que le capital variable qui leur était transféré par les capitalistes. La question essentielle – que maintiennent quasiment tous les critiques de Luxemburg jusqu'à nos jours – est que les schémas de la reproduction montrent en fait qu'il n'existe pas de problème insoluble de réalisation pour le capitalisme.

Luxemburg était très consciente du fait que les arguments développés par Kautsky (ou par Boudin, mais celui-ci était évidemment une figure bien moins connue du mouvement ouvrier) pour défendre au fond la même thèse n'avaient pas provoqué la même indignation :

"Il reste que Kautsky a réfuté en 1902, dans l'ouvrage de Tougan-Baranowsky, exactement les mêmes arguments que ceux que les «experts» opposent aujourd'hui à ma théorie de l'accumulation, et que les «experts» officiels du marxisme attaquent dans mon livre comme une déviation de la foi orthodoxe ce qui n'est que le développement exact, appliqué au problème de l'accumulation, des thèses soutenues par Kautsky il y a quatorze ans contre le révisionniste Tougan-Baranowsky et qu'il appelle "la théorie des crises généralement adoptée par les marxistes orthodoxes"." 12

Pourquoi une telle indignation ? Elle est facile à comprendre venant des réformistes et des révisionnistes qui se préoccupaient avant tout de rejeter la possibilité d'un effondrement du système capitaliste. De la part de révolutionnaires, elle est plus difficile à saisir. Nous pouvons certainement signaler le fait – et il est très significatif du caractère hystérique des réactions- que Kautsky n'avait pas cherché à faire le lien entre ses arguments et les schémas de la reproduction 13 et n'apparut pas, de ce fait, comme un "critique" de Marx. Peut-être ce conservatisme est-il au coeur de beaucoup des critiques portées à Rosa Luxemburg : la vision selon laquelle Le Capital est une sorte de bible qui fournit toutes les réponses pour comprendre l'ascendance et le déclin du mode de production capitaliste – un système fermé en fait ! Luxemburg en revanche défendait avec vigueur que les marxistes devaient considérer Le Capital pour ce qu'il était – une oeuvre de génie mais inachevée, en particulier ses Volumes II et III ; et qui, de toute façon, ne pouvait inclure tous les développements ultérieurs de l'évolution du système capitaliste.

Au milieu de toutes ces réponses scandalisées, il y eut cependant au moins une défense très claire de Luxemburg, écrite au moment des soulèvements de la guerre et de la révolution : "Rosa Luxemburg, marxiste", par le Hongrois Georg Lukàcs, qui était, à ce moment là, un représentant de l'aile gauche du mouvement communiste. L'article de Lukàcs, publié dans le livre Histoire et conscience de classe (1922), commence par souligner la principale considération méthodologique dans la discussion de la théorie de Luxemburg. Il défend l'idée que ce qui distingue fondamentalement la vision prolétarienne de la vision bourgeoise du monde est le fait que, tandis que la bourgeoisie est condamnée par sa position sociale à examiner la société du point de vue d'une unité atomisée, en concurrence, seul le prolétariat peut développer une vision de la réalité comme totalité :

"Ce n'est pas la prédominance des motifs économiques dans l'explication de l'histoire qui distingue de façon décisive le marxisme de la science bourgeoise, c'est le point de vue de la totalité. La domination, déterminante et dans tous les domaines, du tout sur les parties, constitue l'essence de la méthode que Marx a empruntée à Hegel et qu'il a transformée de manière originale pour en faire le fondement d'une science entièrement nouvelle. La séparation capitaliste entre le producteur et le processus d'ensemble de la production, le morcellement du processus du travail en parties qui laissent de côté le caractère humain du travailleur, l'atomisation de la société en individus qui produisent droit devant eux sans plan, sans se concerter, etc., tout cela devait nécessairement avoir aussi une influence profonde sur la pensée, la science et la philosophie du capitalisme. Et ce qu'il y a de fondamentalement révolutionnaire dans la science prolétarienne, ce n'est pas seulement qu'elle oppose à la société bourgeoise des contenus révolutionnaires, mais c'est, au tout premier chef, l'essence révolutionnaire de la méthode même. Le règne de la catégorie de la totalité est le porteur du principe révolutionnaire dans la science."

Il poursuit en montrant que l'absence de cette méthode prolétarienne avait empêché les critiques de Luxemburg de saisir le problème qu'elle avait soulevé dans L'Accumulation du capital :

"... la justesse ou la fausseté de la solution que Rosa Luxemburg proposait au problème de l'accumulation du capital n'était pas le centre du débat conduit par Bauer, Eckstein, etc. On discutait au contraire pour savoir s'il y avait seulement là un problème et l'on contestait avec la dernière énergie l'existence d'un véritable problème. Ce qui peut parfaitement se comprendre, et est même nécessaire du point de vue méthodologique des économistes vulgaires. Car si la question de l'accumulation est d'une part traitée comme un problème particulier de l'économie politique, d'autre part considérée du point de vue du capitaliste individuel, il n'y a là effectivement aucun problème.

Ce refus du problème entier a un lien étroit avec le fait que les critiques de Rosa Luxemburg sont passés distraitement à côté de la partie décisive du livre ("Les conditions historiques de l'accumulation") et, logiques avec eux-mêmes, ont posé la question sous la forme suivante : les formules de Marx qui reposent sur le principe isolant, admis par souci méthodologique, d'une société composée exclusivement de capitalistes et de prolétaires sont-elles justes et quelle en est la meilleure interprétation ? Ce n'était chez Marx qu'une hypothèse méthodologique à partir de laquelle on devait progresser pour poser les questions de façon plus large, pour poser la question quant à la totalité de la société, et c'est ce qui a complètement échappé aux critiques. Il leur a échappé que Marx lui-même a franchi ce pas dans le premier Volume du Capital à propos de ce qu'on appelle l'accumulation primitive. Ils ont lu – consciemment ou inconsciemment – le fait que justement par rapport à cette question tout Le Capital n'est qu'un fragment interrompu juste à l'endroit où ce problème doit être soulevé, qu'en conséquence Rosa Luxemburg n'a rien fait d'autre que de mener jusqu'au bout, dans le même sens, ce fragment, le complétant conformément à l'esprit de Marx.

Ils ont cependant agi en toute conséquence. Car du point de vue du capitaliste individuel, du point de vue de l'économie vulgaire, ce problème ne doit en effet pas être posé. Du point de vue du capitaliste individuel, la réalité économique apparaît comme un monde gouverné par les lois éternelles de la nature auxquelles il doit adapter son activité. La réalisation de la plus-value et l'accumulation s'accomplissent pour lui sous la forme d'un échange avec les autres capitalistes individuels (à vrai dire, même ici, ce n'est pas toujours le cas, c'est seulement le cas le plus fréquent). Et tout le problème de l'accumulation aussi n'est que le problème d'une des formes des multiples transformations que subissent les formules Argent-Marchandise-Argent et Marchandise-Argent-Marchandise au cours de la production, de la circulation, etc. Ainsi la question de l'accumulation devient pour l'économie vulgaire une question de détail dans une science particulière, et elle n'a pratiquement aucun lien avec le destin du capitalisme dans son ensemble ; sa solution garantit suffisamment l'exactitude des "formules" marxistes qui doivent tout au plus être améliorées –comme chez Otto Bauer – pour être "adaptées à l'époque". Pas plus qu'en leur temps les élèves de Ricardo n'avaient compris la problématique marxiste, Otto Bauer et ses collègues n'ont compris qu'avec ces formules la réalité économique ne peut, par principe, jamais être embrassée puisque ces formules présupposent une abstraction (société considérée comme se composant uniquement de capitalistes et de prolétaires) à partir de la réalité d'ensemble ; ces formules donc ne peuvent servir qu'à dégager le problème, ne sont qu'un tremplin pour poser le vrai problème." 14

Un passage des Grundrisse que Lukàcs ne connaissait pas encore, confirme cette démarche : l'idée que la classe ouvrière constitue un marché suffisant pour les capitalistes est une illusion typique de la vision étroite de la bourgeoisie :

"Nous n'avons pas encore à considérer ici le rapport d'un capitaliste donné aux ouvriers des autres capitalistes. Ce rapport ne fait que révéler l'illusion de chaque capitaliste, mais ne change rien au rapport fondamental capital-travail. Sachant qu'il ne se trouve pas vis-à-vis de son ouvrier dans la situation du producteur face au consommateur, chaque capitaliste cherche à en limiter au maximum la consommation, autrement dit la capacité d'échange, le salaire. Il souhaite, naturellement, que les ouvriers des autres capitalistes consomment au maximum sa propre marchandise ; mais le rapport de chaque capitaliste à ses ouvriers est le rapport général du capital au travail. C'est de là précisément que naît l'illusion que, ses propres ouvriers exceptés, toute la classe ouvrière se compose pour lui de consommateurs et de clients, non d'ouvriers, mais de dépenseurs d'argent. On oublie que, selon Malthus, "l'existence même d'un profit sur n'importe quelle marchandise présuppose une demande extérieure à celle de l'ouvrier qui l'a produite", et que par conséquent "la demande de l'ouvrier lui-même ne peut jamais être une demande adéquate". Etant donné qu'une production en met en mouvement une autre et qu'elle se crée ainsi des consommateurs chez les ouvriers d'un tiers capital, chaque capital a l'impression que la demande de la classe ouvrière, telle qu'elle est posée par la production elle-même, est une "demande adéquate". Cette demande posée par la production elle-même l'incite et doit l'inciter à dépasser les limites proportionnelles où elle devrait produire par rapport aux ouvriers ; d'autre part, si la "demande extérieure à celle des ouvriers eux-mêmes" disparaît ou s'amenuise, la crise éclate." 15

En mettant en question la lettre de Marx, Luxemburg a montré plus que tout autre qu'elle était fidèle à son esprit ; mais il y a bien d'autres écrits de Marx qui pourraient être cités pour défendre l'importance centrale du problème qu'elle souleva.

Dans les prochains articles, nous examinerons comment le mouvement révolutionnaire a cherché à comprendre le processus de déclin du capitalisme tel qu'il s'est déroulé sous ses yeux au cours des décennies tumultueuses de 1914 à 1945.

Gerrard

 

1 L'Accumulation du capital, chapitre 24 [23].

2 Critique des critiques [24]

3 Parue pour la première fois sous forme de livre publié par Charles Kerr (Chicago) en 1915, cette étude se base sur une série d'articles publiés, de mai 1905 à octobre 1906, dans la revue International Socialist Review.

4. Citation de Rosa Luxemburg : "Ne tenons pas compte de l'ambiguïté des termes de Kautsky, qui appelle cette théorie une explication des crises "par la sous-consommation" ; or une telle explication fait l'objet des railleries de Marx dans le deuxième livre du Capital. Faisons abstraction également du fait que Kautsky ne s'intéresse qu'au problème des crises sans voir, semble-t-il, que l'accumulation capitaliste, en dehors même des variations de la conjoncture, constitue à elle seule un problème. Enfin n'insistons pas sur le caractère vague des affirmations de Kautsky - la consommation des capitalistes et des ouvriers ne croît "pas assez vite" pour l'accumulation, celle-ci a donc besoin d'un "marché supplémentaire" - qui ne cherche pas à saisir avec plus de précision le mécanisme de l'accumulation." (Critique des critiques [24]).

Il est intéressant de noter que tant de critiques de Rosa Luxemburg – y compris ceux qui étaient "marxistes" – l'accusent de sous-consommationisme, alors qu'elle rejette cette notion si explicitement ! Il est évidemment tout à fait exact que Marx argumente à plusieurs occasions que "la raison ultime de toutes les crises réelles est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses" (Le Capital, Volume III, chapitre 30, Ed. La Pléiade, Tome 2, chapitre XVII, page 1206), mais Marx prend soin de préciser qu'il ne se réfère pas "au pouvoir de consommation absolu", mais au "pouvoir de consommation, qui a pour base des conditions de répartition antagoniques qui réduisent la consommation de la grande masse de la société à un minimum variable dans des limites plus ou moins étroites. Il est, en outre, restreint par le désir d'accumuler, la tendance à augmenter le capital et à produire de la plus-value sur une échelle plus étendue." (Le Capital, Volume III, chapitre 15, Ed. La Pléiade, Tome 2, chapitre X, page 1024-25) En d'autres termes, les crises ne résultent pas de la réticence de la société à consommer autant qu'il est physiquement possible, ni du fait que les salaires seraient trop "bas" – ce qu'il faut préciser du fait des nombreuses mystifications à ce sujet qui émanent en particulier de l'aile gauche du capital. Si c'était le cas, on pourrait alors éliminer les crises en augmentant les salaires et c'est précisément ce que Marx ridiculise dans le Volume II du Capital. Le problème réside plutôt dans l'existence de "conditions de répartition antagoniques", c'est à dire dans le rapport du travail salarié lui-même qui doit toujours permettre une "plus-value" en plus de ce que le capitaliste paie aux ouvriers.

5 La principale critique de Luxemburg à Boudin portait sur l'idée apparemment visionnaire selon laquelle les dépenses d'armement constituaient une forme de gaspillage ou de dépenses inconsidérées ; ce point de vue allait à l'encontre de celui de Luxemburg sur "le militarisme, champ d'action du capital", élaboré dans un chapitre du même nom dans L'Accumulation du capital. Mais le militarisme ne pouvait être champ d'accumulation du capital qu'à une époque où existaient des possibilités réelles que la guerre – les conquêtes coloniales pour être exact – ouvrent de nouveaux marchés substantiels pour l'expansion capitaliste. Avec le rétrécissement de ces débouchés, le militarisme devient vraiment un pur gaspillage pour le capitalisme global : même si l'économie de guerre semble fournir une "solution" à la crise de surproduction en faisant tourner l'appareil économique (de façon la plus évidente dans l'Allemagne de Hitler par exemple et pendant la Seconde Guerre mondiale), elle constitue en réalité une immense destruction de valeur.

6 https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/rl_accu_k_23.htm [25]

7 Editions La Pléiade, Oeuvres, Tome 2, publié sous le nom de Principes d'une critique de l'économie politique, partie II : "Le capital", "Marché mondial et système de besoins", pages 260-61

8 L'Accumulation du capital, III, 31: "Le protectionnisme et l'accumulation [26]".

9 "En réalité dans tous les pays capitalistes, et même dans ceux où la grande industrie est très développée, il existe, à côté des entreprises capitalistes, de nombreuses entreprises industrielles et agricoles de caractère artisanal et paysan, où règne une économie marchande simple. A côté des vieux pays capitalistes il existe, même en Europe, des pays où la production paysanne et artisanale domine encore aujourd'hui de loin l'économie, par exemple la Russie, les pays balkaniques, la Scandinavie, l'Espagne. Enfin, à côté de l'Europe capitaliste et de l'Amérique du Nord, il existe d'immenses continents où la production capitaliste ne s'est installée qu'en certains points peu nombreux et isolés, tandis que par ailleurs les territoires de ces continents présentent toutes les structures économiques possibles, depuis le communisme primitif jusqu'à la société féodale, paysanne et artisanale." (Critique des critiques, I [24]).

Voir l'article "La surproduction chronique, une entrave incontournable de l'accumulation capitaliste [27]" pour une contribution à la compréhension du rôle joué par les marchés extra-capitalistes dans la période de décadence capitaliste.

10 Critique des critiques, [28] II, V [28].

11. Dans La Genèse du Capital chez Marx (The making of Marx's Capital, Pluto Press, 1977), Roman Rosdolsky fait une excellente critique de l'erreur commise par Lénine en se mettant aux côtés des légalistes russes et des réformistes autrichiens contre Luxemburg (p. 472 édition en anglais). Bien qu'il ait lui aussi des critiques à porter à Luxemburg, il insiste sur le fait que le marxisme est nécessairement une théorie "de l'effondrement" et souligne la tendance à la surproduction identifiée par Marx comme étant la question clé pour la comprendre. En fait, ses critiques à Luxemburg sont assez difficiles à déchiffrer. Il insiste sur le fait que la principale erreur de Luxemburg résidait dans le fait qu'elle ne comprenait pas que les schémas de la reproduction étaient simplement un "dispositif heuristique" et, pourtant, toute l'argumentation de Luxemburg contre ses critiques porte précisément sur le fait que ce schéma ne peut qu'être utilisé comme un dispositif heuristique et non comme une description réelle de l'évolution historique du capital, ni comme une preuve mathématique de la possibilité d'une accumulation illimitée. (p.490, édition anglaise)

12 Critique des critiques, I [24].

13. Plus tard, Kautsky s'aligna lui-même sur la position des austro-marxistes : "Dans son oeuvre majeure, il critique fortement "l'hypothèse" de Luxemburg selon laquelle le capitalisme doit s'effondrer pour des raisons économiques ; il affirme que Luxemburg "est en contradiction avec Marx qui a démontré le contraire dans le deuxième Volume du Capital, c'est-à-dire dans les schémas de la reproduction"." (Rosdolsky, op cit., citant Kautsky dans La conception matérialiste de l'histoire, traduit de l'anglais par nous.)

14 In Histoire et conscience de classe, Les Editions de Minuit, pages 47 et 51-52

15. Grundrisse ou Principes d'une critique de l'économie politique; Ed. La Pléiade, Tome II, "II. Le Capital", p.267-268. Marx explique aussi ailleurs que l'idée selon laquelle les capitalistes eux-mêmes peuvent constituer le marché pour la reproduction élargie, est basée sur une incompréhension de la nature du capitalisme : "Le capital poursuit, en effet, non la satisfaction des besoins, mais l'obtention d'un profit, et sa méthode consiste à régler la masse des produits d'après l'échelle de la production et non celle-ci d'après les produits qui devraient être obtenus ; il y a donc conflit perpétuel entre la consommation comprimée et la production tendant à franchir la limite assignée à cette dernière, et comme le capital consiste en marchandises, sa surproduction se ramène à une surproduction de marchandises. Un phénomène bizarre c'est que les mêmes économistes qui nient la possibilité d'une surproduction de marchandises admettent que le capital puisse exister en excès. Cependant quand ils disent qu'il n'y a pas de surproduction universelle, mais simplement une disproportion entre les diverses branches de production, ils affirment qu'en régime capitaliste la proportionnalité des diverses branches de production résulte continuellement de leur disproportion ; car pour eux la cohésion de la production tout entière s'impose aux producteurs comme une loi aveugle, qu'ils ne peuvent vouloir, ni contrôler. Ce raisonnement implique, en outre, que les pays où le régime capitaliste n'est pas développé consomment et produisent dans la même mesure que les nations capitalistes. Dire que la surproduction est seulement relative est parfaitement exact. Mais tout le système capitaliste de production n'est qu'un système relatif, dont les limites ne sont absolues que pour autant que l'on considère le système en lui-même. Comment est-il possible que parfois des objets manquant incontestablement à la masse du peuple ne fassent l'objet d'aucune demande du marché, et comment se fait-il qu'il faille en même temps chercher des commandes au loin, s'adresser aux marchés étrangers pour pouvoir payer aux ouvriers du pays la moyenne des moyens d'existence indispensables ? Uniquement parce qu'en régime capitaliste le produit en excès revêt une forme telle que celui qui le possède ne peut le mettre à la disposition du consommateur que lorsqu'il se reconvertit pour lui en capital. Enfin, lorsque l'on dit que les capitalistes n'ont qu'à échanger entre eux et consommer eux-mêmes leurs marchandises, on perd de vue le caractère essentiel de la production capitaliste, dont le but est la mise en valeur du capital et non la consommation. En résumé toutes les objections que l'on oppose aux phénomènes si tangibles cependant de la surproduction (phénomènes qui se déroulent malgré ces objections), reviennent à dire que les limites que l'on attribue à la production capitaliste n'étant pas des limites inhérentes à la production en général, ne sont pas non plus des limites de cette production spécifique que l'on appelle capitaliste. En raisonnant ainsi on oublie que la contradiction qui caractérise le mode capitaliste de production, réside surtout dans sa tendance à développer d'une manière absolue les forces productives, sans se préoccuper des conditions de production au milieu desquelles se meut et peut se mouvoir le capital."

Le Capital, Volume III, chapitre 15 : "le développement des contradictions immanentes de la loi [29]", 3e partie.- souligné par nous.

Questions théoriques: 

  • L'économie [30]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [31]

Rubrique: 

Décadence du capitalisme (VII) :

Le Manifeste du Groupe ouvrier du Parti communiste russe (1e partie)

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Nous publions ci-après le Manifeste du Groupe ouvrier du Parti communiste russe (PCR, parti bolchevique) et dont un des leaders les plus en vue fut Miasnikov (cf. note 1 en fin d'article), d'où l'appellation fréquente de "Groupe de Miasnikov". Ce groupe fait partie de ce qu'on appelle la Gauche communiste 1, au même titre que d'autres groupes en Russie même et dans d'autres parties du monde, en Europe en particulier. Les différentes expressions de ce courant trouvent leur origine dans la réaction à la dégénérescence opportuniste des partis de la Troisième Internationale et du pouvoir des soviets en Russie. Il s'agit là une réponse prolétarienne sous la forme de courants de gauche, comme il en avait existé auparavant face au développement de l’opportunisme de la Seconde Internationale.

Notre présentation

En Russie même, dés 1918, apparaissent au sein du parti bolchevique des fractions de gauche 2 expressions de différents désaccords avec la politique de celui-ci 3. C'est en soi une preuve du caractère prolétarien du bolchevisme. Parce qu'il était une expression vivante de la classe ouvrière, la seule classe qui peut faire une critique radicale et continuelle de sa propre pratique, le parti bolchevique a engendré sans cesse des fractions révolutionnaires. A chaque étape de sa dégénérescence, se sont élevées à l'intérieur même du parti des voix qui protestaient, se sont formés des groupes à l'intérieur du parti ou qui s'en séparaient pour dénoncer l'abandon du programme initial du bolchevisme. Ce n'est que quand le parti a finalement été enterré par ses fossoyeurs staliniens qu'il n'a plus secrété de telles fractions. Les communistes de gauche russes étaient tous des bolcheviks. C'étaient eux qui défendaient une continuité avec le bolchevisme des années héroïques de la révolution, alors que ceux qui les ont calomniés, persécutés et exécutés, aussi célèbres qu'ils aient été, rompaient avec l'essence du bolchevisme.

Le retrait de Lénine de la vie politique fut l'un des facteurs qui précipita l'éclatement d'une crise ouverte dans le parti bolchevique. D'un côté, la fraction bureaucratique, un bloc instable constitué initialement par le "triumvirat" Staline, Zinoviev et Kamenev dont le principal ciment était la volonté d'isoler Trotski, parvenait à consolider son emprise sur le parti. Pendant ce temps, Trotski, malgré de considérables hésitations, était contraint d'évoluer vers une position ouvertement oppositionnelle au sein du parti.

En même temps, le régime bolchevique était confronté à de nouvelles difficultés sur le plan économique et social. Pendant l'été 1923, la première crise de "l'économie de marché" instaurée par la NEP menaçait l'équilibre de toute 1’économie. Tout comme la NEP avait été introduite pour contrer l'excessive centralisation par l'Etat du Communisme de guerre qui avait résulté dans la crise de 1921, il devenait évident que la libéralisation de l'économie exposait la Russie à certaines des difficultés les plus classiques de la production capitaliste. Ces difficultés économiques et, par dessus tout, la réponse qu'y apportait le gouvernement – une politique de coupes dans les emplois et les salaires comme dans n'importe quel Etat capitaliste "normal" – aggravaient à leur tour la condition de la classe ouvrière qui se trouvait déjà à la limite de la misère. En août-septembre 1923, des grèves spontanées avaient commencé à s'étendre aux principaux centres industriels.

Le triumvirat qui était avant tout intéressé à la préservation du statu quo, avait commencé à considérer la NEP comme la voie royale au socialisme en Russie ; ce point de vue était théorisé en particulier par Boukharine qui était passé de 1'extrême-gauche du parti à l'extrême-droite et qui a précédé Staline dans la théorie du socialisme en un seul pays quoiqu'à "un rythme d'escargot", à cause du développement d'une économie de marché "socialiste". Trotski, d'un autre côté, avait déjà commencé à demander plus de centralisation et de planification étatique pour répondre aux difficultés économiques du pays. Mais la première prise de position claire de l'opposition émanant de l'intérieur des cercles dirigeants du parti a été la Plate-forme des 46, soumise au Bureau politique en octobre 1923. Les 46 étaient composés à la fois de proches de Trotski comme Piatakov et Préobrajensky, et d'éléments du groupe Centralisme démocratique comme Sapranov, V.Smirnov et Ossinski. Il n'est pas insignifiant que le document ne porte pas la signature de Trotski : la crainte d'être considéré comme faisant partie d'une fraction (alors que les fractions avaient été interdites en 1921) a certainement influencé son attitude. Néanmoins, sa lettre ouverte au Comité central, publiée dans la Pravda de décembre 1923 et sa brochure Cours nouveau exprimaient des préoccupations très similaires à celles de l'opposition et le plaçaient définitivement dans les rangs de celle-ci.

A l'origine, la Plate-forme des 46 était une réponse aux problèmes économiques dans lesquels se trouvait le régime. Elle prenait fait et cause pour une plus grande planification étatique contre le pragmatisme de l'appareil dominant et sa tendance à élever la NEP au rang de principe immuable. Ce devait être un thème constant de l'opposition de gauche autour de Trotski et, comme nous le verrons, pas l'une de ses forces. Plus important était l'avertissement lancé concernant l'étouffement de la vie interne du parti 4.

En même temps, la Plate-forme prenait ses distances avec ce qu'elle appelait des groupes d'opposition "malsains", même si elle considérait ces derniers comme des expressions de la crise du parti. Cela faisait sans aucun doute référence à des courants comme Le Groupe ouvrier autour de Miasnikov et La Vérité ouvrière autour de Bogdanov qui avaient surgi à la même époque. Peu après, Trotski adoptait un point de vue similaire : le rejet de leurs analyses comme trop extrêmes, tout en les considérant en même temps comme des manifestations de la mauvaise santé du parti. Trotski ne voulait pas non plus collaborer avec les méthodes de répression qui avaient pour but d'éliminer ces groupes.

En fait, ces groupes ne peuvent absolument pas être écartés comme des phénomènes "malsains". Il est vrai que La Vérité ouvrière exprimait une certaine tendance au défaitisme et même au menchevisme ; comme la plupart des courants de la Gauche allemande et hollandaise, son analyse de la montée du capitalisme d'Etat en Russie était affaiblie par la tendance à mettre en question la révolution d'Octobre elle-même et à la considérer comme une révolution bourgeoise plus ou moins progressive 5.

Ce n'était pas du tout le cas du Groupe ouvrier du Parti communiste russe (bolchevique), dirigé par des ouvriers bolcheviques de longue date comme Miasnikov, Kuznetsov et Moiseev. Le groupe se fit d'abord connaître en avril-mai 1923 par la distribution de son Manifeste, juste après le 13e Congrès du parti bolchevique. L'examen de ce texte confirme le sérieux du groupe, sa profondeur et sa perspicacité politiques.

Le texte n'est pas dépourvu de faiblesses. En particulier, il est entraîné dans la "théorie de l'offensive", qui ne voit pas le reflux de la révolution internationale et la nécessité qui en découle de luttes défensives de la classe ouvrière. C'était l'autre face de la médaille par rapport à l'analyse de l'Internationale communiste qui voyait le recul de 1921 mais en tirait des conclusions largement opportunistes. De la même façon, le Manifeste adopte un point de vue erroné sur le fait qu'à l'époque de la révolution prolétarienne, les luttes pour de plus hauts salaires n'auraient plus de rôle positif.

Malgré cela, les forces de ce document pèsent bien plus que ses faiblesses :

- son internationalisme résolu. Contrairement au groupe L'Opposition ouvrière de Kollontaï, il n’y a pas trace de localisme russe dans son analyse. Toute la partie introductive du Manifeste traite de la situation internationale, situant clairement les difficultés de la révolution russe dans le retard de la révolution mondiale, et insistant sur le fait que le seul salut pour la première résidait dans le renouveau de la seconde : "Le travailleur russe (...) a appris à se considérer comme soldat de l'armée mondiale du prolétariat international et à voir dans ses organisations de classe les troupes de cette armée. Chaque fois donc qu'est soulevée la question inquiétante du destin des conquêtes de la révolution d'Octobre, il tourne son regard là-bas, au-delà des frontières où sont réunies les conditions pour une révolution, mais d'où, néanmoins, la révolution ne vient pas."

- sa critique aiguisée de la politique opportuniste du Front unique et du slogan du Gouvernement ouvrier ; la priorité accordée à cette question constitue une confirmation supplémentaire de l'internationalisme du groupe puisqu'il s'agissait avant tout d'une critique de la politique de l'Internationale communiste. Sa position n’était pas non plus teintée de sectarisme : il affirmait la nécessité de l'unité révolutionnaire entre les différentes organisations communistes (comme le KPD et le KAPD en Allemagne) mais rejetait complètement l'appel de l'Internationale à faire bloc avec les traîtres de la social-démocratie et son dernier argument fallacieux selon lequel la révolution russe avait précisément réussi parce que les bolcheviks auraient utilisé de façon intelligente la tactique du front unique : "... la tactique qui devait conduire le prolétariat insurgé à la victoire ne pouvait être celle du front unique socialiste mais celle du combat sanglant, sans ménagement, contre les fractions bourgeoises à la terminologie socialiste confuse. Seul ce combat pouvait apporter la victoire et il en fut ainsi. Le prolétariat russe a vaincu non en s'alliant aux socialistes-révolutionnaires, aux populistes et aux mencheviks, mais en luttant contre eux. (…) Il est nécessaire d'abandonner la tactique du "Front unique socialiste" et d'avertir le prolétariat que "les fractions bourgeoises à la phraséologie socialiste ambiguë" – à l'époque actuelle tous les partis de la Deuxième internationale – marcheront au moment décisif les armes à la main pour la défense du système capitaliste."

- son interprétation des dangers qu'affrontait l'Etat soviétique – la menace du "remplacement de la dictature du prolétariat par une oligarchie capitaliste ". Le Manifeste retrace la montée d'une élite bureaucratique et la perte des droits politiques de la classe ouvrière, et réclame la restauration des comités d'usine et par dessus tout que les soviets prennent la direction de l'économie et de l'Etat. (6)

Pour le Groupe ouvrier, le renouveau de la démocratie ouvrière constituait le seul moyen de contrer la montée de la bureaucratie, et il rejetait explicitement l'idée de Lénine qui voyait dans l'établissement d'une Inspection ouvrière un moyen d'aller de l'avant, alors que ce n’était qu’une tentative de contrôler la bureaucratie par des moyens bureaucratiques.

- son profond sens des responsabilités. Contrairement aux notes critiques ajoutées par le KAPD quand il publia le Manifeste en Allemagne (Berlin, 1924) et qui exprimaient la sentence prématurée de mort de la révolution russe et de l'Internationale communiste de la part de la Gauche allemande, le Groupe ouvrier est très prudent avant de proclamer le triomphe définitif de la contre-révolution en Russie ou la mort de l'Internationale. Pendant la "crise de Curzon" de 1923, au moment où il semblait que la Grande-Bretagne allait déclarer la guerre à la Russie, les membres du Groupe ouvrier s'engagèrent à défendre la république soviétique en cas de guerre et, surtout, il n'y a pas la moindre trace de répudiation de la révolution d'Octobre et de l'expérience bolchevique. En fait, 1'attitude adoptée par le groupe sur son propre rôle correspond très précisément à la notion de fraction de gauche telle qu'elle a été élaborée plus tard par la Gauche italienne en exil. Il reconnaissait la nécessité de s'organiser indépendamment et même clandestinement, mais le nom du groupe (Groupe ouvrier du Parti communiste russe – bolchevique) tout comme le contenu de son Manifeste démontrent qu'il se considérait en totale continuité avec le programme et les statuts du parti bolchevique. Il appelait donc tous les éléments sains au sein du parti, de la direction comme des différents groupements d'opposition comme La Vérité ouvrière, l'Opposition ouvrière et le Centralisme démocratique à se regrouper et à mener une lutte décidée pour régénérer le parti et la révolution. Et sous bien des aspects, c'était une politique bien plus réaliste que l'espoir qu'avaient les "46" de faire abolir le régime de factions dans le parti "en premier lieu" par la faction dominante elle-même.

En somme, il n'y avait rien de malsain dans le projet du Groupe ouvrier, et il n'était pas une simple secte sans influence dans la classe. Des estimations évaluent à environ 200 le nombre de ses membres à Moscou, et il était totalement cohérent quand il disait se trouver aux côtés du prolétariat dans sa lutte contre la bureaucratie. Il chercha donc à mener une intervention politique active dans les grèves sauvages de l'été et de l'automne 1923. En fait, c'est pour cette raison même et à cause de l'influence croissante du groupe au sein du parti que 1'appareil déchaîna sa répression contre lui. Comme il l'avait prévu, Miasnikov subit même une tentative d’assassinat "lors d'une tentative d'évasion". Miasnikov survécut et quoique emprisonné puis forcé à l'exil après s'être échappé, il poursuivit son activité révolutionnaire à l'étranger deux décennies durant. Le groupe en Russie fut plus ou moins disloqué par des arrestations de masse, bien qu'il soit clair dans L'énigme russe, le précieux rapport d'A. Ciliga sur les groupes d'opposition en prison à la fin des années 1920, qu’il ne disparut pas complètement et continua d'influencer "l'extrême-gauche" du mouvement d'opposition. Néanmoins, cette première répression ne présageait vraiment rien de bon : c'était la première fois qu'un groupe ouvertement communiste souffrait directement de la violence de l'Etat sous le régime bolchevique.


 

Manifeste du Groupe ouvrier du Parti communiste russe

 

En guise de préface

Tout ouvrier conscient que ne laissent indifférent ni les souffrances et les tourments de sa classe, ni la lutte titanique qu’elle mène, a certainement réfléchi plus d’une fois au destin de notre révolution à tous les stades de son développement. Chacun comprend que son sort est lié de façon très étroite à celui du mouvement du prolétariat mondial.

On lit encore dans le vieux programme social-démocrate que "le développement du commerce crée une liaison étroite entre les pays du monde civilisé" et que "le mouvement du prolétariat devait devenir international, et qu’il est déjà devenu tel".

Le travailleur russe, lui aussi, a appris à se considérer comme soldat de l’armée mondiale du prolétariat international et à voir dans ses organisations de classe les troupes de cette armée. Chaque fois donc qu’est soulevée la question inquiétante du destin des conquêtes de la révolution d’Octobre, il tourne son regard là-bas, au-delà des frontières où sont réunies les conditions pour une révolution mais d’où, néanmoins, la révolution ne vient pas.

Mais le prolétaire ne doit pas se plaindre ni baisser la tête parce que la révolution ne se présente pas à un moment déterminé. Il doit au contraire se poser la question : que faut-il faire pour que la révolution arrive ?

Quand le travailleur russe tourne ses regards vers son propre pays, il voit la classe ouvrière, qui a accompli la révolution socialiste, assumer les plus dures épreuves de la NEP (Nouvelle économie politique) et, face à elle, les héros de la NEP toujours plus gras. Comparant leur situation à la sienne, il se demande avec inquiétude : où allons-nous exactement ?

Il lui vient alors les pensées les plus amères. Il a supporté, lui, le travailleur, la totalité du poids de la guerre impérialiste et de la guerre civile ; il est fêté, dans les journaux russes, comme le héros qui a versé son sang dans cette lutte. Mais il mène une vie misérable, au pain et à l’eau. Par contre, ceux qui se rassasient du tourment et de la misère des autres, de ces travailleurs qui ont déposé leurs armes, ceux-là vivent dans le luxe et la magnificence. Où allons-nous donc ? Qu’adviendra-t-il après ? Est-il vraiment possible que la NEP, de "Nouvelle économie politique", se transforme en Nouvelle exploitation du prolétariat ? Que faut-il faire pour détourner de nous ce péril ?

Quand ces questions se posent à l’improviste au travailleur, il regarde machinalement en arrière afin d’établir un lien entre le présent et le passé, comprendre comment on a pu arriver à une telle situation. Aussi amères et instructives que soient ces expériences, le travailleur ne peut s’y retrouver dans le réseau inextricable des événements historiques qui se sont déroulés sous ses yeux.

Nous voulons l’aider, dans la mesure de nos forces, à comprendre les faits et si possible lui montrer le chemin de la victoire. Nous ne prétendons pas au rôle de magiciens ou de prophètes dont la parole serait sacrée et infaillible ; au contraire nous voulons qu’on soumette tout ce que nous avons dit à la critique la plus aiguë et aux corrections nécessaires.

Aux camarades communistes de tous les pays !

L’état actuel des forces productives dans les pays avancés et particulièrement dans ceux où le capitalisme est hautement développé donne au mouvement prolétarien de ces pays le caractère d’une lutte pour la révolution communiste, pour le pouvoir des mains calleuses, pour la dictature du prolétariat. Ou l’humanité sombrera dans la barbarie en se noyant dans son propre sang en d’incessantes guerres nationales et bourgeoises, ou le prolétariat accomplira sa mission historique : conquérir le pouvoir et mettre fin une fois pour toutes à l’exploitation de l’homme par l’homme, à la guerre entre les classes, les peuples, les nations ; planter le drapeau de la paix, du travail et de la fraternité.

La course aux armements, le renforcement accéléré des flottes aériennes d’Angleterre, de France, d’Amérique, du Japon, etc., nous menacent d’une guerre inconnue jusqu’ici dans laquelle des millions d’hommes périront et les richesses des villes, des usines, des entreprises, tout ce que les ouvriers et les paysans ont créé par un travail épuisant, sera détruit.

Partout, c’est la tâche du prolétariat de renverser sa propre bourgeoisie. Plus vite il le fera dans chaque pays, plus vite le prolétariat mondial réalisera sa mission historique.

Pour en finir avec l’exploitation, l’oppression et les guerres, le prolétariat ne doit pas lutter pour une augmentation de salaire ou une réduction de son temps de travail. Ce fut nécessaire autrefois, mais il faut aujourd’hui lutter pour le pouvoir.

La bourgeoisie et les oppresseurs de toute sorte et de toute nuance sont très satisfaits des socialistes de tous les pays, précisément parce qu’ils détournent le prolétariat de sa tâche essentielle, la lutte contre la bourgeoisie et contre son régime d’exploitation : ils proposent continuellement de petites revendications mesquines sans manifester la moindre résistance à l’assujettissement et à la violence. De cette façon, ils deviennent, à un certain moment, les seuls sauveteurs de la bourgeoisie face à la révolution prolétarienne. La grande masse ouvrière accueille en effet avec méfiance ce que ses oppresseurs lui proposent directement ; mais si la même chose lui est présentée comme conforme à ses intérêts et enrobée de phrases socialistes, alors la classe ouvrière, troublée par ce discours, fait confiance aux traîtres et gaspille ses forces en un combat inutile. La bourgeoisie n’a donc pas et n’aura jamais de meilleurs avocats que les socialistes.

L’avant-garde communiste doit avant tout chasser de la tête de ses camarades de classe toute crasse idéologique bourgeoise et conquérir la conscience des prolétaires pour les conduire à la lutte victorieuse. Mais pour brûler ce bric-à-brac bourgeois, il faut être un des leurs, des prolétaires, partager tous leurs maux et peines. Quand ces prolétaires qui ont jusqu’ici suivi les commis de la bourgeoisie, commencent à lutter, à faire des grèves, il ne faut pas les écarter en les blâmant avec mépris – il faut, au contraire, rester avec eux dans leur lutte en expliquant sans relâche que cette lutte ne sert qu’à la bourgeoisie. De même, pour leur dire un mot de vérité, on est parfois forcé de monter sur un tas de merde (se présenter aux élections) en souillant ses honnêtes souliers révolutionnaires.

Certes, tout dépend du rapport de forces dans chaque pays. Et il se pourrait qu’il ne soit nécessaire ni de se présenter aux élections, ni de participer aux grèves, mais de livrer directement une bataille. On ne peut pas mettre tous les pays dans le même sac. On doit naturellement chercher de toutes les façons à conquérir la sympathie du prolétariat ; mais pas au prix de concessions, d’oublis ou de renoncements aux solutions fondamentales. Celui-là doit être combattu qui, par souci de succès immédiat, abandonne ces solutions, ne guide pas, ne cherche pas à conduire les masses mais les imite, ne les conquiert pas mais se met à leur remorque.

On ne doit jamais attendre l’autre, rester immobile parce que la révolution n’éclate pas simultanément dans tous les pays. On ne doit pas excuser sa propre indécision en invoquant l’immaturité du mouvement prolétarien et encore moins tenir le langage suivant : "Nous sommes prêts pour la révolution et même assez forts ; mais les autres ne le sont pas encore ; et si nous renversons notre bourgeoisie sans que les autres en fassent autant, qu’arrivera-t-il alors ?".

Supposons que le prolétariat allemand chasse la bourgeoisie de son pays et tous ceux qui la servent. Que se produira-t-il ? La bourgeoisie et les social-traîtres fuiront loin de la colère prolétarienne, se tourneront vers la France et la Belgique, supplieront Poincaré et Cie de régler son compte au prolétariat allemand. Ils iront jusqu’à promettre aux Français de respecter le traité de Versailles, leur offrant peut-être en sus la Rhénanie et la Ruhr. C’est-à-dire qu’ils agiront comme le firent et le font encore la bourgeoisie russe et ses alliés sociaux-démocrates. Naturellement, Poincaré se réjouira d’une si bonne affaire : sauver l’Allemagne de son prolétariat, comme le firent les larrons du monde entier pour la Russie soviétique. Malheureusement pour Poincaré et Cie, à peine les ouvriers et les paysans qui composent leur armée auront-ils compris qu’il s’agit d’aider la bourgeoisie allemande et ses alliés contre le prolétariat allemand, qu’ils retourneront leurs armes contre leurs propres maîtres, contre Poincaré lui-même. Pour sauver sa propre peau et celle des bourgeois français, celui-ci rappellera ses troupes, abandonnera à son sort la pauvre bourgeoisie allemande avec ses alliés socialistes, et cela même si le prolétariat allemand a déchiré le traité de Versailles. Poincaré chassé du Rhin et de la Ruhr, on proclamera une paix sans annexion ni indemnité sur le principe de l’autodétermination des peuples. Il ne sera pas difficile pour Poincaré de s’entendre avec Cuno et les fascistes ; mais l’Allemagne des conseils leur brisera les reins. Quand on dispose de la force, il faut s’en servir et non tourner en rond.

Un autre danger menace la révolution allemande, c’est l’éparpillement de ses forces. Dans l’intérêt de la révolution prolétarienne mondiale, le prolétariat révolutionnaire tout entier doit unir ses efforts. Si la victoire du prolétariat est impensable sans rupture décisive et sans combat sans merci contre les ennemis de la classe ouvrière (les social-traîtres de la Deuxième Internationale qui répriment les armes à la main le mouvement révolutionnaire prolétarien dans leur pays – soi-disant libre), cette victoire est impensable sans l’union de toutes les forces qui ont pour but la révolution communiste et la dictature du prolétariat. C’est pourquoi nous, Groupe ouvrier du Parti communiste russe (bolchevique), qui nous comptons, organisationnellement et idéologiquement, parmi les partis adhérant à la IIIe Internationale, nous nous tournons vers tous les prolétaires révolutionnaires communistes honnêtes en les appelant à unir leurs forces pour la dernière et décisive bataille. Nous nous adressons à tous les partis de la IIIe Internationale comme à ceux de la IVe Internationale communiste ouvrière 7, ainsi qu’aux organisations particulières qui n’appartiennent à aucune de ces internationales mais poursuivent notre but commun, pour les appeler à constituer un front uni pour le combat et la victoire.

La phase initiale s’est achevée. Le prolétariat russe, en se fondant sur les règles de l’art révolutionnaire prolétarien et communiste, a abattu la bourgeoisie et ses laquais de toute espèce et de toute nuance (socialistes-révolutionnaires, mencheviks, etc.) qui la défendaient avec tant de zèle. Et bien que beaucoup plus faible que le prolétariat allemand, il a comme vous le voyez repoussé toutes les attaques que la bourgeoisie mondiale dirigeait contre lui à l’incitation des bourgeois, des propriétaires fonciers et des socialistes de Russie.

C’est maintenant au prolétariat occidental qu’il incombe d’agir, de réunir ses propres forces et de commencer la lutte pour le pouvoir. Ce serait évidemment dangereux de fermer les yeux devant les dangers qui menacent la révolution d’Octobre et la révolution mondiale au sein même de la Russie soviétique. L’Union Soviétique traverse actuellement ses moments les plus difficiles : elle affronte tant de déficiences, et d’une telle gravité, qu’elles pourraient devenir fatales au prolétariat russe et au prolétariat du monde entier. Ces déficiences dérivent de la faiblesse de la classe ouvrière russe et de celles du mouvement ouvrier mondial. Le prolétariat russe n’est pas encore en mesure de s’opposer aux tendances qui d’un côté conduisent à la dégénérescence bureaucratique de la NEP et, de l’autre, mettent en grand péril les conquêtes de la révolution prolétarienne russe, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur.

Le prolétariat du monde entier est directement et immédiatement intéressé à ce que les conquêtes de la révolution d’Octobre soient défendues contre toute menace. L’existence d’un pays comme la Russie en tant que base de la révolution communiste mondiale est déjà une garantie de victoire et, en conséquence, l’avant-garde de l’armée prolétarienne internationale – les communistes de tous les pays – doit exprimer fermement l’opinion encore muette du prolétariat sur les déficiences et sur les maux dont souffrent la Russie soviétique et son armée de prolétaires communistes, le PCR (bolchevique).

Le Groupe ouvrier du PCR (bolchevique), qui est le mieux informé sur la situation russe, entend commencer l’œuvre.

Nous ne pensons pas qu’en tant que prolétaires communistes, nous ne puissions pas parler de nos défauts sous prétexte qu’il y a, de par le monde, des social-traîtres et des gredins qui pourraient utiliser ce que nous disons contre la Russie soviétique et le communisme. Toutes ces craintes sont sans fondement. Que nos ennemis soient ouverts ou cachés est tout à fait indifférent : ils demeurent ces artisans de malheur qui ne peuvent vivre sans nous nuire, nous, prolétaires et communistes qui voulons nous libérer du joug capitaliste. Que s’ensuit-il ? Devons-nous à cause de cela passer sous silence nos maladies et nos défauts, ne pas en discuter ni prendre des mesures pour les extirper ? Qu’adviendra-t-il si nous nous laissons terroriser par les social-traîtres et si nous nous taisons ? Dans ce cas les choses peuvent aller si loin qu’il ne restera plus que le souvenir des conquêtes de la révolution d’Octobre. Ce serait d’une grande utilité pour les social-traîtres et un coup mortel pour le mouvement communiste prolétarien international. C’est justement dans l’intérêt de la révolution prolétarienne mondiale et de la classe ouvrière que nous, Groupe ouvrier du PCR (bolchevique), commençons sans trembler à poser dans sa totalité la question décisive du mouvement prolétarien international et russe, face à l’opinion des social-traîtres. Nous avons déjà observé que ses défauts peuvent s’expliquer par la faiblesse du mouvement international et russe. La meilleure aide que le prolétariat des autres pays puisse apporter au prolétariat russe, c’est une révolution dans son propre pays ou, au moins, dans un ou deux pays de capitalisme avancé. Même si à l’heure actuelle les forces n’étaient pas suffisantes pour réaliser un tel but, elles seraient dans tous les cas en mesure d’aider la classe ouvrière russe à conserver les positions conquises lors de la révolution d’Octobre, jusqu’à ce que les prolétaires des autres pays se soulèvent et vainquent l’ennemi.

La classe ouvrière russe, affaiblie par la guerre impérialiste mondiale, la guerre civile et la famine, n’est pas puissante, mais devant les périls qui la menacent actuellement, elle peut se préparer à la lutte précisément parce qu’elle a déjà connu ces dangers ; elle fera tous les efforts possibles pour les surmonter et elle y réussira grâce à l’aide des prolétaires des autres pays.

Le Groupe ouvrier du PCR (bolchevique) a donné l’alarme et son appel trouve un large écho dans toute la grande Russie soviétique. Tout ce qui, dans le PCR, pense de façon prolétarienne et honnête se réunit et commence la lutte. Nous réussirons certainement à éveiller dans la tête de tous les prolétaires conscients la préoccupation du sort qui guette les conquêtes de la révolution d’Octobre, mais la lutte est difficile ; on nous a contraints à une activité clandestine, nous opérons dans l’illégalité. Notre Manifeste ne peut être publié en Russie : nous l’avons écrit à la machine et diffusé illégalement. Les camarades qui sont soupçonnés d’adhérer à notre Groupe sont exclus du parti et des syndicats, arrêtés, déportés, liquidés.

A la Douzième Conférence du PCR (bolchevique), le camarade Zinoviev a annoncé, avec l’approbation du parti et des bureaucrates soviétiques, une nouvelle formule pour opprimer toute critique de la part de la classe ouvrière, en disant : "Toute critique à l’égard de la direction du PCR, qu’elle soit de droite ou de gauche, est du menchevisme" (cf. son discours à la XIIe Conférence). Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que si les lignes fondamentales de la direction n’apparaissent pas justes à un ouvrier communiste quelconque et que, dans sa simplicité prolétarienne, il commence à les critiquer, on l’exclura du parti et du syndicat, on le livrera à la Guépéou (Tcheka). Le centre du PCR ne veut tolérer aucune critique car il se considère aussi infaillible que le pape de Rome. Nos soucis, les soucis des travailleurs russes au sujet du destin des conquêtes de la révolution d’Octobre, tout cela est déclaré contre-révolutionnaire. Nous, le Groupe ouvrier du PCR (bolchevique), devant le prolétariat du monde entier, déclarons que l’Union soviétique est une des plus grandes conquêtes du mouvement prolétarien international. C’est justement à cause de cela que nous lançons le cri d’alarme, parce que le pouvoir des soviets, le pouvoir du prolétariat, la victoire d’Octobre de la classe ouvrière russe menacent de se transformer en une oligarchie capitaliste. Nous déclarons que nous empêcherons de toutes nos forces la tentative de renverser le pouvoir des soviets. Nous le ferons, bien qu’on nous persécute et nous emprisonne au nom de ce pouvoir des soviets. Si le groupe dirigeant du PCR déclare que nos soucis au sujet de la révolution d’Octobre sont illégaux et contre-révolutionnaires, vous pouvez, prolétaires révolutionnaires de tous les pays et, avant tout, vous qui adhérez à la IIIe Internationale, exprimer votre opinion décisive sur la base de la lecture de notre Manifeste. Camarades, les regards de tous les prolétaires de Russie inquiets à cause des dangers qui menacent le grand Octobre sont dirigés sur vous. Nous voulons qu’à vos réunions vous discutiez de notre Manifeste et que vous insistiez pour que les délégués de vos pays au Ve Congrès de la IIIe Internationale soulèvent la question des fractions à l’intérieur des partis et de la politique du PCR vis-à-vis des soviets. Camarades, discutez de notre Manifeste et faites des résolutions. Sachez, camarades, que vous aiderez ainsi la classe ouvrière de Russie, épuisée et martyrisée, à sauver les conquêtes de la révolution d’Octobre. Notre révolution d’Octobre est une partie de la révolution mondiale !

Au travail camarades !

Vivent les conquêtes de la révolution d’Octobre du prolétariat russe !

Vive la révolution mondiale !

Les deux premières parties du Manifeste s'intitulent Le caractère de la lutte de classe du prolétariat" et "Dialectique de la lutte de classe". Nous avons pris le parti de ne pas les publier ici (bien qu'elles figurent évidemment dans notre livre) dans la mesure où ce sont des rappels de la vision de la marche de l'histoire et du rôle de la lutte de classe au sein de celle-ci telle qu'elle est exposée par Marx, notamment dans le Manifeste communiste de 1848. Il nous est apparu préférable d'entrer directement dans la partie du document qui exprime l'analyse élaborée par le Groupe ouvrier de la période historique à laquelle se confrontait le prolétariat mondial à ce moment-là.

Les Saül et les Paul dans la révolution russe

Tout ouvrier conscient qui a appris les leçons de la révolution, voyait lui-même comment les classes différentes se sont « miraculeusement » transformées de Saül en Paul, de propagandistes de la paix en propagandistes de la guerre civile et vice-versa. Si on se souvient des événements des quinze-vingt dernières années, on se représentera assez clairement ces transformations.

Regardez la bourgeoisie, les propriétaires fonciers, les prêtres, les socialistes révolutionnaires et les mencheviks. Qui parmi les prêtres et propriétaires fonciers a prôné la guerre civile avant 1917 ? Personne. Mieux, tout en prônant la paix universelle et l’état de grâce, ils ont jeté les gens en prison, les ont fusillés et pendus pour avoir osé faire une telle propagande. Et après Octobre ? Qui prônait et prône jusqu’ici la guerre civile avec tant de passion ? Ces mêmes enfants fidèles du christianisme : les prêtres, les propriétaires fonciers et les officiers.

Et est-ce que la bourgeoisie, représentée par les démocrates constitutionnels, ne fut point jadis partisane de la guerre civile contre l’autocratie ? Souvenez-vous de la révolte à Vyborg. Milioukov ne dit-il pas, du haut de la tribune du gouvernement provisoire : « Nous tenons le drapeau rouge dans nos mains, et on ne pourra nous l’arracher qu’en passant sur nos cadavres ? » A vrai dire, il prononça aussi des paroles bien différentes devant la Douma d’Etat : « Cette loque rouge qui nous blesse les yeux à tous ». Mais on peut dire avec certitude qu’avant 1905, la bourgeoisie était favorable à la guerre civile. Et en 1917, sous le Gouvernement provisoire qui a proclamé avec le plus de virulence « la paix, la paix civile, l’union entre toutes les classes de la société : voilà le salut de la nation ! »? C’étaient eux, la bourgeoisie, les Cadets. Mais après Octobre ? Et qui continue aujourd’hui à crier comme des enragés : « à bas les soviets, à bas les bolcheviks, la guerre, la guerre civile : voilà le salut de la nation ! »? Ce sont eux, les mêmes bons maîtres et « révolutionnaires » pleurnicheurs, qui ont à présent l’air de tigres.

Et les socialistes-révolutionnaires ? N’ont-ils pas en leur temps assassiné Plehve, le grand-duc Serge Alexandrovitch, Bogdanovitch et autres piliers de l’ancien régime ? Et ces révolutionnaires violents n’ont-ils pas appelé à l’union et à la paix civile en 1917, sous le même Gouvernement provisoire ? Oui, ils y ont appelé, et comment ! Et après Octobre ? Sont-ils restés aussi épris de paix ? Que non ! Ils se transformèrent de nouveau en violents... mais r-r-réactionnaires cette fois, et tirèrent sur Lénine. Ils prônent la guerre civile.

Et les mencheviks ? Ils furent partisans d’une insurrection armée avant 1908, d’une journée du travail de 8 heures, d’une réquisition des propriétés foncières, d’une république démocratique et, de 1908 à 1917, se rallièrent à une sorte de « collaboration de classes », pour la liberté des coalitions et les formes légales de lutte contre l’autocratie. Ils ne s’opposèrent pourtant pas au renversement de cette dernière mais certes, non pendant la guerre, car ils sont patriotes, voire « internationalistes » ; avant Octobre 1917, ils prônent la paix civile et, après Octobre, la guerre civile, comme les monarchistes, les Cadets et les socialistes-révolutionnaires.

Est-ce que ce phénomène est propre à nous, les Russes ? Non. Avant le renversement du féodalisme, les bourgeoisies anglaise, française, allemande, etc., prônaient et menaient la guerre civile. Après que le féodalisme fut tombé en poussière et que la bourgeoisie eut pris le pouvoir, elle devint propagatrice de la paix civile, surtout au vu de l’apparition d’un nouveau prétendant au pouvoir, la classe ouvrière qui la combattait à outrance.

Cherchez maintenant où la bourgeoisie est favorable à la guerre civile. Nulle part ! Partout, excepté dans la Russie soviétique, elle prône la paix et l’amour. Et quelle sera son attitude quand le prolétariat aura pris le pouvoir ? Restera-t-elle propagatrice de la paix civile ? Appellera-t-elle à l’union et la paix ? Non, elle se transformera en propagatrice violente de la guerre civile et mènera cette guerre à outrance, jusqu’au bout.

Et nous, prolétaires russes, est-ce que nous faisons exception à cette règle ?

Pas du tout.

Si on prend la même année 1917, nos conseils de députés ouvriers sont-ils devenus des organes de guerre civile ? Oui. Ils prennent d’ailleurs le pouvoir. Voulaient-ils que la bourgeoisie, les propriétaires fonciers, les prêtres et autres personnes maltraitées par les conseils se révoltent contre eux ? Ne voulaient-ils pas que la bourgeoisie et tous ses grands et petits alliés se soumettent sans résistance ? Oui, ils le voulaient. Le prolétariat était donc pour la guerre civile avant la prise du pouvoir, et contre après sa victoire, pour la paix civile.

Il est vrai que dans toutes ces transformations, il y a beaucoup d’inertie historique. Même à l’époque où tous (des monarchistes aux mencheviks, y inclus les socialistes-révolutionnaires) ont mené la guerre civile contre le pouvoir soviétique, c’était sous le mot d’ordre de « paix civile ». En réalité le prolétariat a voulu la paix, mais a dû appeler encore à la guerre. Même en 1921, dans une des circulaires du Comité central du PCR, s’entrevoit cette incompréhension de la situation : le mot d’ordre de la guerre civile était considéré même en 1921 comme l’indice d’un fort esprit révolutionnaire. Mais on ne peut voir là qu’un cas historique qui n’ébranle pas du tout notre point de vue.

Si actuellement en Russie, en consolidant le pouvoir prolétarien conquis par la révolution d’Octobre, nous prônons la paix civile, tous les éléments prolétariens honnêtes devront cependant s’unir fermement sous le mot d’ordre de guerre civile, sanglante et violente, contre la bourgeoisie du monde entier.

La classe ouvrière voit actuellement avec quelle hystérie les couches exploiteuses de la population des pays bourgeois prônent la paix civile et universelle, l’état de grâce. Il faut donc comprendre dès à présent que si demain, le prolétariat de ces pays bourgeois prend le pouvoir, tous les pacifistes d’aujourd’hui, des propriétaires fonciers jusqu’aux Internationales II et II½, mèneront la guerre civile contre le prolétariat.

Avec toute la force et l’énergie dont nous sommes capables, nous devons appeler le prolétariat de tous les pays à la guerre civile, sanglante et impitoyable ; nous sèmerons le vent, car nous voulons la tempête. Mais avec encore plus de force nous ferons la propagande de la paix civile et universelle, l’état de grâce, partout où le prolétariat aura triomphé et pris le pouvoir.

Les propriétaires fonciers, les mencheviks, les socialistes-révolutionnaires de tous les pays prôneront quant à eux la paix civile dans tous les pays où règne l’oppression capitaliste, et la guerre civile encore plus cruelle et sanglante partout où le prolétariat aura pris le pouvoir.

Les tâches principales d’aujourd’hui

Le développement des forces productives dans tous les pays a fait en sorte que la phase qui fait du capitalisme lui-même un facteur de destruction de ces mêmes forces touche à sa fin. La guerre mondiale et les événements qui s’ensuivirent, la paix de Versailles, la question des dommages de guerre, Gênes, La Haye, Lausanne, Paris et enfin l’occupation de la Ruhr par la France, auxquels s’ajoutent le chômage immense et la vague des grèves sans fin, montrent explicitement que la dernière heure de l’exploitation capitaliste est déjà arrivée et que les expropriateurs doivent être eux-mêmes expropriés.

La mission historique du prolétariat consiste à sauver l’humanité de la barbarie où l’a plongée le capitalisme. Et il est impossible de l’accomplir par la lutte pour des sous, pour la journée de travail de 8 heures, pour les concessions partielles que le capitalisme peut lui accorder. Non, le prolétariat doit s’organiser fermement en vue de la lutte décisive pour le pouvoir.

Il est des moments où toute propagande en faveur de grèves pour l’amélioration des conditions matérielles du prolétariat dans les pays capitalistes avancés est une propagande nuisible qui entretient le prolétariat dans les illusions, dans l’espoir d’une amélioration réelle de son niveau de vie dans le cadre de la société capitaliste.

Les ouvriers avancés doivent prendre part aux grèves et, si les circonstances le permettent, les diriger. Ils doivent proposer des revendications pratiques pour le cas où la masse prolétarienne espèrerait encore pouvoir améliorer ses conditions en suivant cette voie ; une pareille attitude augmentera leur ascendant sur le prolétariat. Mais ils doivent stipuler fermement que ce n’est pas une voie vers le salut, vers l’amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière. S’il était possible d’organiser le prolétariat en vue de la lutte décisive en le soutenant décidément dans tous ses conflits avec le capital, il ne faudrait pas s’en priver. Il vaut mieux se mettre à la tête de ce mouvement et proposer des revendications audacieuses et catégoriques, pratiques et compréhensibles au prolétariat, tout en lui expliquant que s’il ne prend pas le pouvoir, il ne sera pas à même de changer ses conditions d’existence. Ainsi, pour le prolétariat, chaque grève, chaque conflit sera une leçon qui prouvera la nécessité d’une conquête du pouvoir politique et d’une expropriation des expropriateurs.

Ici les communistes de tous les pays doivent adopter la même attitude qu’aux parlements – ils n’y vont pas pour faire un travail positif de législation, mais en vue de la propagande, de la destruction de ces parlements par le prolétariat organisé.

De même, lorsqu’il y a la nécessité de faire la grève pour un sou, pour une heure, il faut y participer, mais pas pour entretenir l’espoir d’améliorer réellement la condition économique ouvrière. Au contraire, il faut dissiper ces illusions, utiliser chaque conflit pour organiser les forces du prolétariat tout en préparant sa conscience à la lutte finale. Jadis, la revendication d’une journée de travail de huit heures avait été révolutionnaire, elle a aujourd’hui cessé de l’être dans tous les pays où la révolution sociale est à l’ordre du jour. Nous abordons ici directement le problème du front uni.

 

A suivre ….

La suite du Manifeste qui sera publié dans les numéros suivants de la Revue internationale comporte les têtes de chapitre suivantes :

- Le front unique socialiste

- La question du front uni dans le pays où le prolétariat est au pouvoir (démocratie ouvrière)

- La question nationale

- La Nouvelle politique économique (NEP)

- La NEP et la campagne

- La NEP et la politique tout simplement

- La NEP et la gestion de l’industrie

 

Note de fin de document

1. Gabriel Miasnikov, un ouvrier de l'Oural, s'était distingué dans le parti bolchevique en 1921 quand, tout de suite après le crucial 10e Congrès, il avait réclamé "la liberté de la presse, des monarchistes aux anarchistes inclus", (cité par Carr, The Interregnum). Malgré les efforts de Lénine pour le dissuader de mener un débat sur cette question, il refusa de reculer et fut expulsé du parti au début de 1922. En mars 1923, il se regroupa avec d'autres militants pour fonder le "Groupe Ouvrier du Parti communiste russe (bolchevique)" et celui-ci publia et distribua son Manifeste au XIIe Congrès du PCR. Le groupe commença à faire du travail illégal parmi les ouvriers, appartenant ou non au parti, et semble avoir été présent de façon significative dans la vague de grèves de l'été 1923, en appelant à des manifestations de masses et essayant de politiser un mouvement de classe essentiellement défensif. Son activité dans ces grèves a suffi pour convaincre la Guépéou qu'il représentait une véritable menace et une vague d'arrestations de certains dirigeants porta un coup sévère au groupe. Cependant, il poursuivit son travail clandestin jusqu'au début des années 1930 bien qu'à une échelle réduite. L'histoire ultérieure de Miasnikov est la suivante : de 1923 à 1927, il passe la plupart de son temps en exil ou en prison à cause de ses activités clandestines ; évadé de Russie en 1927, il fuit en Perse et en Turquie (où il connaîtra également la prison) et s'installe définitivement en France en 1930. Durant cette période, il essaie toujours d'organiser son groupe en Russie. A la fin de la guerre, il demande à Staline la permission de retourner en URSS. Staline envoya un avion le chercher. À partir du jour où il retourna dans son pays, on n’a plus eu de nouvelles de lui. Et pour cause ! Il fut, après un jugement secret par un tribunal militaire, fusillé dans une prison de Moscou, le 16 novembre 1945.

1 Lire notre article La gauche communiste et la continuité du marxisme [32].

2 Le CCI a déjà publié en anglais et en russe une brochure La gauche communiste russe dédiée à l'étude des différentes expressions de la Gauche communiste en Russie. Une version est également en préparation en français. La version anglaise incluait le Manifeste du Groupe ouvrier mais, depuis sa publication, une nouvelle version plus complète de ce Manifeste a été exhumée en Russie. C'est cette dernière version (inédite en français) que nous publions aujourd'hui et qui sera intégrée dans la future édition en français.

3.. Lire notre article La Gauche communiste en Russie dans les Revue internationale n°8 [33] et 9 [34].

4.. "Les membres du parti qui ne sont pas satisfaits de telle ou telle décision du comité central, qui ont à l'esprit tel ou tel doute, qui relèvent en privé telle ou telle erreur, telle ou telle irrégularité ou telle ou telle confusion, ont peur d'en parler dans les réunions du parti et ont même peur d'en parler dans une conversation. (...) Aujourd'hui, ce n'est pas le parti, pas ses larges masses, qui promeut et choisit les membres des comités provinciaux et du comité central du Parti communiste de Russie. Au contraire, c’est de plus en plus la hiérarchie du secrétariat du parti qui recrute les membres des conférences et des congrès qui deviennent à leur tour de plus en plus les assemblées exécutives de cette hiérarchie. (...) La position qui s'est créée s'explique par le fait que le régime est la dictature d'une faction au sein du parti. (...) Le régime factionnel doit être aboli et ce doit être fait, en premier lieu, par ceux qui l'ont créé ; il doit être remplacé par un régime d'unité fraternelle et de démocratie interne du parti."

5.. Lire dans la Revue internationale n°8 et 9 l'article La Gauche communiste en Russie, déjà cité.

6.. Cependant, le Manifeste semble aussi défendre que les syndicats doivent devenir des organes de la centralisation de la direction économique – vieille position de l'Opposition ouvrière que Miasnikov avait critiquée en 1921.

7. Il s'agit de la KAI (Internationale des ouvriers communistes, 1921-22) fondée à l'initiative du KAPD, à ne pas confondre avec la IVe Internationale trotskiste.

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [35]

La gauche du Parti communiste de Turquie

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Le but de cet article est d'introduire la nouvelle édition en anglais de notre brochure sur la gauche du Parti communiste turc (Türkiye Komünist Partisi, TKP) qui sera publiée intégralement dans les prochains numéros de la Revue internationale. La première édition a été publiée en 2008 par le groupe turc Enternasyonalist Komünist Sol (Gauche communiste internationaliste, EKS) qui, à l'époque, avait déjà adopté les positions de base du CCI comme principes et avait commencé à discuter la plateforme du CCI. En 2009, EKS a rejoint le CCI pour former la section de notre organisation en Turquie, publiant Dünya Devrimi (Révolution mondiale).

La nouvelle édition de la traduction en anglais fait suite à la publication d'une nouvelle édition en turc dans laquelle certains aspects de la brochure originale ont été clarifiés par de plus nombreuses références au matériel turc d'origine. Elle comprend également un appendice (publié pour la première fois en turc moderne et en anglais) : la déclaration de fondation du TKP à Ankara en 1920.

Le corps de la brochure présente toujours une certaine difficulté pour le lecteur non turc du fait qu'il fait référence à des événements historiques, bien connus de n'importe quel écolier turc mais très peu sinon pas du tout en dehors de la Turquie. Plutôt que d'alourdir le corps du texte avec des explications qui ne sont pas nécessaires pour le lecteur turc, nous avons choisi d'ajouter quelques notes explicatives dans la version anglaise et de présenter, dans cet article, un bref survol du contexte historique global qui, nous l'espérons, facilitera la lecture sur cette période complexe. 1

Ce survol historique sera lui-même divisé en deux parties : dans la première, nous nous centrerons sur les événements qui ont mené à la création de l'Etat turc et à la formation du TKP ; dans la seconde, nous examinerons les débats qui ont eu lieu autour des fondements théoriques de la politique de l'Internationale communiste envers les mouvements nationaux à l'Est, en particulier tels qu'ils s'expriment dans l'adoption des "Thèses sur la question nationale" au Deuxième Congrès de l'Internationale.

La chute de l'Empire ottoman

La République turque fondée par Mustapha Kemal Atatürk dans les années qui ont suivi la Première Guerre mondiale est née sur les ruines de l'Empire ottoman. 2 L'Empire (également connu sous le nom de La Sublime Porte) n'était pas un Etat national mais le résultat d'une série de conquêtes dynastiques qui – au moment de sa plus grande extension au début du 17e siècle – s'étendait jusqu'à Alger sur la côte nord-africaine, comprenait l'Irak, la Syrie, la Jordanie, Israël et le Liban actuels et la plus grande partie de la côte de l'Arabie saoudite, y inclus les villes saintes de La Mecque et de Médine ; sur le continent européen, les Ottomans conquirent la Grèce, les Balkans et la plus grande partie de la Hongrie. Depuis le règne de Selim Le Magnifique au début du 16e siècle, le sultan avait toujours endossé le titre de calife, c'est-à-dire de chef de tout l'Ummah – la communauté islamique. Pour autant qu'une analogie puisse être faite avec l'histoire européenne, les sultans ottomans combinaient donc les attributs temporels et spirituels de l'empereur romain et du pape.

Mais au début du 19e siècle, l'Empire ottoman fut soumis à la pression croissante de l'expansionnisme des Etats capitalistes européens modernes, menant à sa désintégration graduelle. L'Egypte s'en sépara de facto après son invasion par Napoléon en 1798 qui en fut chassé par une alliance des troupes britanniques avec les forces locales ; elle devint un protectorat britannique en 1882. Les troupes françaises conquirent l'Algérie au cours d'une série de conflits sanglants entre 1830 et 1872, tandis que la Tunisie devenait en 1881 un protectorat français. La Grèce gagna son indépendance en 1830 après une guerre menée avec l'aide de la Grande-Bretagne, de la France et de la Russie. Ce processus de désintégration se poursuivit jusqu'au début du 20e siècle. En 1908, la Bulgarie déclara son indépendance et l'Autriche-Hongrie officialisa l'annexion de la Bosnie ; en 1911, l'Italie envahit la Libye tandis qu'en 1912, l'armée ottomane était sérieusement bousculée par la Bulgarie, la Serbie et la Grèce au cours de la Première Guerre des Balkans. En réalité, la survie de la Sublime Porte était due, en partie, aux rivalités des puissances européennes dont aucune ne voulait permettre à ses rivaux de profiter de l'effondrement de l'Empire ottoman à ses dépens. Aussi la France et la Grande-Bretagne qui, comme on l'a vu, étaient parfaitement capables de dépouiller l'Empire dans leur intérêt propre, s'unirent pour le protéger des avancées de la Russie au cours de la Guerre de Crimée de 1853-56.

Sur le plan interne, l'Empire ottoman était une mosaïque d'unités ethniques dont la seule cohésion provenait du Sultanat et de l'Etat ottoman lui-même. Le Califat s'appliquait de façon limitée puisque l'Empire comprenait d'importantes populations juives et chrétiennes, sans mentionner toute une variété de sectes musulmanes. Même en Anatolie – la région qui correspond en gros à la Turquie moderne – il n'y avait pas d'unité nationale ou ethnique. La majorité de la population turque, en grande partie composée de paysans travaillant dans des conditions extrêmement arriérées, vivait côte-à-côte avec des Arméniens, des Kurdes, des Azéris, des Grecs et des Juifs. De plus, même si une sorte de capital turc existait, la vaste majorité de la bourgeoisie industrielle et commerçante montante n'était pas turque mais arménienne, juive et grecque, et les autres principaux acteurs économiques relevaient du capital étranger, français ou allemand. La situation en Turquie était ainsi comparable à celle de l'Empire tsariste où un appareil d'Etat despotique et dépassé chapeautait une société civile qui, malgré tous ses aspects arriérés, était néanmoins intégrée dans l'ensemble du capitalisme mondial. Mais, à la différence de la Russie, l'appareil d'Etat ottoman n'était pas basé sur une bourgeoisie nationale dominante économiquement.

Bien que le Sultanat ait fait quelques tentatives de réformes, les expériences de démocratie parlementaire limitée furent de courte durée. Des résultats plus concrets provinrent de la collaboration avec l'Allemagne pour la construction de lignes de chemin de fer reliant l'Anatolie à Bagdad et Al-Hejaz (La Mecque et Médine) ; celles-ci avaient une importance particulière aux yeux de la Grande-Bretagne au cours des années qui précédaient la guerre puisqu'elles pouvaient permettre à l'Empire ottoman et à l'Allemagne de constituer une menace pour les champs de pétrole perses (critiques pour l'approvisionnement de la flotte britannique) d'une part et, de l'autre, envers l'Egypte et le canal de Suez (l’artère du commerce avec l'Inde). La Grande-Bretagne n'était pas non plus enthousiaste face à la demande du Sultan que des officiers allemands entraînent l'armée ottomane à la stratégie et à la tactique modernes.

Pour la jeune génération de révolutionnaires nationalistes qui allaient former le mouvement des "Jeunes Turcs", il était évident que le Sultanat était incapable de répondre à la pression imposée par les puissances impérialistes étrangères, et de construire un Etat moderne et industriel. Cependant le statut minoritaire (à la fois national et religieux) des classes industrielles et marchandes signifiait que le mouvement révolutionnaire national Jeune Turc qui fonda le "Comité d'Union et de Progrès" (CUP, en turc Ýttihat ve Terakki Cemiyeti) en 1906, était en grande partie composé non d'une classe industrielle montante mais d'officiers de l'armée et de fonctionnaires de l'Etat turc frustrés. Au cours de ses premières années, le CUP reçut aussi un soutien considérable de la part des minorités nationales (y compris du parti arménien Dashnak et de la population de Salonique qui se trouve aujourd'hui en Grèce) et, au début du moins, de la Fédération socialiste ouvrière de Avraam Benaroya. Bien que le CUP s'inspirât des idées de la Révolution française et de l'efficacité de l'organisation militaire allemande, il ne pouvait à proprement parler être considéré comme nationaliste puisque son but était de transformer et de renforcer l'Empire ottoman multiethnique. Ce faisant il entra inévitablement en conflit avec les mouvements nationalistes émergents dans les Etats des Balkans et avec la Grèce en particulier.

Le soutien au CUP grandit rapidement dans l'armée, au point que ses membres décidèrent, en 1908, de mener un putsch militaire qui réussit et força le Sultan Abdulhamit à faire appel à un parlement et à accepter des ministres du CUP dans son gouvernement qu'ils dominèrent rapidement. La base populaire du CUP était cependant si limitée qu'il fut rapidement éjecté du pouvoir et ne put rétablir son autorité qu'en occupant militairement la capitale Istanbul. Le Sultan Abdulhamit fut contraint d'abdiquer et fut remplacé par son jeune frère, Mehmet V. L'Empire ottoman, au moins en théorie, était devenu une monarchie constitutionnelle que les Jeunes Turcs espéraient convertir en un Etat capitalisme moderne. Mais le fiasco de la Guerre des Balkans (1912-1913) allait démontrer on ne peut plus clairement l'arriération de l'Empire ottoman par rapport aux puissances plus modernes.

La "révolution Jeune Turque", nom sous lequel on la connaît, établit donc le schéma pour la création de la république turque et aussi pour les Etats qui allaient émerger plus tard de l'effondrement des empires coloniaux : un Etat capitaliste mis en place par l'armée en tant que seule force de la société ayant une cohésion suffisante pour empêcher le pays d'exploser.

Ce serait fastidieux de rendre compte des mésaventures de l'Empire ottoman qui ont suivi son entrée dans la Première Guerre mondiale aux côtés de l'Allemagne. 3 Il suffit de dire qu'en 1919, l'Empire était vaincu et démantelé : ses possession arabes avaient été réparties entre la Grande-Bretagne et la France tandis que la capitale elle-même était occupée par les troupes alliées. La classe dominante grecque qui avait participé à la guerre aux côtés des Alliés, voyait maintenant une opportunité de réaliser la Megali Idea : une "Grande Grèce" qui incorporerait à l'Etat grec les parties de l'Anatolie qui avaient été grecques du temps d'Alexandre – essentiellement la côte de la mer Egée incluant le grand port d'Izmir et la partie côtière de la mer Noire connue sous le nom de Pontus. 4 Comme ces régions étaient largement peuplées par des Turcs, une telle politique ne pouvait être mise en oeuvre qu'au moyen de pogroms et de nettoyage ethnique. En mai 1919, avec le soutien tacite de la Grande-Bretagne, l'armée grecque occupa Izmir. Le gouvernement ottoman affaibli, entièrement dépendant de la bonne volonté, peu fiable et intéressée, de la Grande-Bretagne et de la France, fut incapable de résister. La résistance allait venir, non du Sultanat discrédité d'Istanbul, mais du plateau central d'Anatolie. C'est là que le "Kémalisme" entra dans l'histoire.

Pratiquement au moment où la Grèce occupait Izmir, Mustapha Kemal Pasha – connu dans l'histoire sous le nom de Kemal Atatürk – quitta Istanbul pour Samsun sur la côte de la Mer Noire ; en tant qu'inspecteur de la 9e armée, ses tâches officielles étaient de maintenir l'ordre et de superviser le démantèlement des armées ottomanes selon l'accord de cessez-le-feu établi avec les alliés. Son but véritable était de galvaniser la résistance nationale contre les puissances d'occupation et, dans les années qui suivirent, Mustapha Kemal allait devenir la figure dirigeante au sein du premier mouvement turc véritablement national qui mena à l'abolition du Sultanat et à la liquidation de l'Empire ottoman, à l'expulsion des armées grecques de l'Anatolie occidentale et à la création de la République turque actuelle en 1922.

La première Assemblée nationale turque se tint à Ankara en 1920. La même année, les événements en Russie commencèrent une nouvelle fois à jouer un rôle important dans l'histoire de la Turquie et réciproquement.

Les deux années qui avaient suivi la révolution d'Octobre avaient été tragiques pour le nouveau pouvoir révolutionnaire : l'Armée rouge avait dû repousser l'intervention directe des puissances capitalistes et mener une guerre civile sanglante contre les armées blanches de Koltchak en Sibérie, de Denikine sur le Don (la région nord-est de la mer Noire) et de Wrangel en Crimée. En 1920, la situation commençait à se stabiliser : des "républiques soviétiques" avaient été créées ou étaient sur le point de l'être à Tachkent, Bokhara, en Géorgie, en Azerbaïdjan et en Arménie. Les troupes britanniques avaient été forcées de quitter Bakou (au cœur de l'industrie pétrolière de la mer Caspienne et le seul centre réellement prolétarien de la région), mais constituaient une menace toujours présente en Perse en en Inde. Dans ces circonstances, la question nationale était d'une importance pressante et immédiate pour le pouvoir soviétique et pour le mouvement ouvrier dont la plus haute expression politique était l'Internationale communiste : les mouvements nationaux constituaient-ils une force de la réaction ou une aide potentielle pour le pouvoir révolutionnaire comme l'avaient été les paysans en Russie ? Comment le mouvement ouvrier devait-il se comporter dans des régions où les ouvriers étaient toujours une minorité ? Que pouvait-on attendre de mouvements comme la Grande Assemblée nationale à Ankara qui semblait au moins avoir en commun avec la Fédération socialiste russe des Républiques soviétiques le même ennemi sous la forme de l'impérialisme britannique et français ?

Le débat sur la question nationale

En 1920, ces questions furent au cœur des débats du Deuxième Congrès de l'IC qui adopta les "Thèses sur la question nationale" et au Premier Congrès des Peuples de l'Orient, connu sous le nom de Congrès de Bakou. Ces événements constituèrent, pour ainsi dire, le contexte théorique des événements en Turquie et c'est d'eux que nous nous occuperons maintenant.

En présentant les "Thèses sur la question nationale", Lénine déclara : "En premier lieu, quelle est l'idée essentielle, fondamentale de nos thèses ? La distinction entre les peuples opprimés et les peuples oppresseurs. (...) A l'époque de l'impérialisme, il est particulièrement important pour le prolétariat et l'Internationale communiste de constater les faits économiques concrets et, dans la solution de toutes les questions coloniales et nationales, de partir non de notions abstraites, mais des réalités concrètes." 5

L'insistance de Lénine sur le fait que la question nationale ne pouvait être comprise que dans le contexte de "l'époque de l'impérialisme " (ce que nous appellerions l'époque de la décadence du capitalisme) était partagée par tous les participants au débat qui suivit. Beaucoup ne partageaient pas, cependant, les conclusions de Lénine et tendaient à poser la question en termes similaires à ceux qu'avait utilisés Rosa Luxemburg 6: "A une époque d'impérialisme sans frein, il ne peut plus y avoir de guerres nationales. Les intérêts nationaux ne servent que comme moyens de tromperie, à mettre les masses au service de leur ennemi mortel, l'impérialisme.(...) Aucune nation opprimée ne peut gagner sa liberté et son indépendance des mains des Etats impérialistes. (...) Les petites nations dont les classes dominantes sont des appendices de leurs frères de classe des grandes puissances, ne sont que des pions dans le jeu impérialiste des grandes puissances et sont maltraitées pendant la guerre exactement comme les masses ouvrières, dans le seul but d'être sacrifiées sur l'autel des intérêts capitalistes après la guerre." 7

Quand nous étudions les débats sur la question nationale, nous voyons émerger trois positions.

La position de Lénine et les "Thèses sur la question nationale"

La position de Lénine était profondément influencée par la situation de la Russie soviétique sur l'arène mondiale : "...dans la situation internationale d'aujourd'hui, après la guerre impérialiste, les relations réciproques des peuples et tout le système politique mondial sont déterminés par la lutte d'un petit groupe de nations impérialistes contre le mouvement soviétique et les Etats soviétiques, à la tête desquels se trouve la Russie des Soviets. (...) Ce n'est qu'en partant de là que les questions politiques peuvent être posées et résolues d'une façon juste par les partis communistes, aussi bien des pays civilisés que des pays arriérés." 8

Parfois cette position allait jusqu'à rendre la révolution prolétarienne dangereusement dépendante de la révolution nationale en Orient : "La révolution socialiste ne se fera pas simplement, ni principalement, par la lutte du prolétariat de chaque pays contre sa propre bourgeoisie – non, ce sera la lutte de toutes les colonies et de tous les pays opprimés par l'impérialisme, de tous les pays dépendants, contre l'impérialisme." (Traduit de l'anglais par nous) 9

Le danger d'une telle position est précisément qu'elle tend à faire dépendre le mouvement ouvrier de n'importe quel pays et l'attitude de l'IC envers celui-ci non des intérêts de la classe ouvrière internationale et des rapports entre eux des ouvriers des différents pays, mais des intérêts étatique de la Russie soviétique.10 La question de savoir que faire quand les deux types d'intérêts entrent en conflit reste sans réponse. Pour prendre un exemple très concret, que devait être l'attitude des ouvriers et des communistes turcs dans la guerre entre le mouvement nationaliste de Mustapha Kemal et les forces d'occupation grecques ? Le défaitisme révolutionnaire adopté par l'aile gauche des partis communistes turc et grec, ou le soutien à la diplomatie et au militarisme de la Russie soviétique à l'Etat turc naissant avec le point de vue de vaincre la Grèce du fait qu'elle était une arme entre les mains de l'impérialisme britannique ?

La position de Manabendra Nath Roy

Au cours du Deuxième Congrès de l'IC, M.N. Roy 11 présenta des "Thèses complémentaires sur la question nationale" qui furent débattues en commission et présentées avec celles de Lénine pour adoption par le Congrès. Pour Roy, la poursuite de la survie du capitalisme dépendait des "superprofits" venant des colonies. "L'une des sources majeures dont le capitalisme européen tire sa force principale se trouve dans les possessions et dépendance coloniales. Sans le contrôle des marchés étendus et du vaste champ d'exploitation qui se trouvent dans les colonies, les puissances capitalistes d'Europe ne pourraient maintenir leur existence même pendant un temps très court. (...) Le surprofit obtenu par l'exploitation des colonies est le soutien principal du capitalisme contemporain, et aussi longtemps que celui-ci n'aura pas été privé de cette source de surprofit, ce ne sera pas facile à la classe ouvrière européenne de renverser l'ordre capitaliste." 12

Ceci amenait Roy à considérer que la révolution mondiale dépendait de la révolution des masses travailleuses d'Asie. "L'Orient s'éveille ; et qui sait si la formidable marée, celle qui balaiera la structure capitaliste d'Europe occidentale, ne viendra pas de là. Ce n'est pas une lubie fantaisiste, ni un rêve sentimental. Que le succès final de la révolution sociale en Europe dépende largement sinon totalement, d'un soulèvement simultané des masses laborieuses d'Orient est un fait qui peut être scientifiquement prouvé." 13. Cependant, du point de vue de Roy, la révolution en Asie ne dépendait pas d'une alliance du prolétariat avec la paysannerie. Il la considérait comme incompatible avec le soutien au mouvement nationaliste démocratique : "... le fait d'aider à renverser la domination étrangère dans les colonies ne signifie pas qu'on donne adhésion aux aspirations nationalistes de la bourgeoisie indigène ; il s'agit uniquement d'ouvrir la voie au prolétariat qui y est étouffé. (...) On peut constater l'existence dans les pays dépendants de deux mouvements qui chaque jour se séparent de plus en plus. Le premier est le mouvement nationaliste bourgeois-démocratique, qui a un programme d'indépendance politique sous un ordre bourgeois ; l'autre est celui de l'action de masse des paysans et des ouvriers pauvres et ignorants luttant pour leur émancipation de toute espèce d'exploitation". 14 Les objections de Roy amenèrent à retirer du projet de Thèses de Lénine l'idée de soutien aux mouvements "démocratiques bourgeois" et à la remplacer pas le soutien aux mouvements "nationaux révolutionnaires". Le problème réside cependant en ce que la distinction entre les deux restait extrêmement confuse dans la pratique. Qu'est-ce qu'était exactement un mouvement "national révolutionnaire" qui n'était pas également "démocratique bourgeois" ? De quelle façon était-il "révolutionnaire" et comment les caractéristiques d'un tel mouvement "national" pouvaient-elles se réconcilier avec la revendication d'une révolution prolétarienne internationale ? Ces questions ne furent jamais clarifiées par l'IC et leurs contradictions inhérentes ne furent pas résolues.

La position de Sultanzade

Il existait une troisième position, à gauche, dont l'un des porte-parole le plus clair était certainement Sultanzade 15, délégué du Parti communiste perse nouvellement créé. Sultanzade rejetait l'idée selon laquelle des révolutions nationales pouvaient se libérer de leur dépendance vis-à-vis de l'impérialisme ainsi que celle selon laquelle la révolution mondiale dépendait des événements en Orient : "... le destin du communisme à travers le monde dépend-il du succès de la révolution sociale en Orient, comme le camarade Roy vous l'assure ? Certainement pas. Beaucoup de camarades au Turkestan commettent cette erreur. (...) Supposons que la révolution communiste ait commencé en Inde. Les ouvriers de ce pays seraient-ils capables de résister à l'attaque de la bourgeoisie du monde entier sans l'aide d'un grand mouvement révolutionnaire en Angleterre et en Europe ? Evidemment non. L'extinction de la révolution en Chine et en Perse est un clair exemple de cela. (...) Si quelqu'un essayait de procéder selon les Thèses dans des pays qui ont déjà dix ans d'expérience ou plus (...) cela voudrait dire jeter les masses dans les bras de la contre-révolution. Notre tâche est de créer et maintenir un mouvement purement communiste en opposition au mouvement démocratique-bourgeois. Tout autre évaluation des faits pourrait mener à des résultats déplorables." 16

La voix de Sultanzade n'était pas isolée et des points de vue similaires étaient défendus ailleurs. Dans son rapport au Congrès de Bakou, Pavlovitch (qui, selon certaines sources 17, avait travaillé avec Sultanzade sur ce rapport) déclara que si "les séparatistes irlandais atteignaient leur but et réalisaient leur idéal d'un peuple irlandais indépendant, (...) le lendemain, l'Irlande indépendante tomberait sous le joug du capital américain ou de la Bourse française et, peut-être, d'ici un ou deux ans, l'Irlande combattrait la Grande-Bretagne ou un autre Etat en s'étant alliée avec l'un des prédateurs de ce monde à la poursuite de marchés, de mines de charbon, de parts de territoires en Afrique et, une nouvelle fois, des centaines de milliers d'ouvriers britanniques, irlandais, américains et autres mourraient dans cette guerre. (...) L'exemple (...) de la Pologne bourgeoise qui se conduit maintenant comme le bourreau des minorités nationales vivant sur son territoire et sert de gendarme au capitalisme international dans sa lutte contre les ouvriers et les paysans russes ; ou l'exemple des Etats des Balkans - la Bulgarie, la Serbie, le Monténégro, la Grèce – qui se disputent les dépouilles des nations qui étaient hier encore sous le joug turc et veulent chacun les annexer ; et beaucoup d'autres faits du même genre montrent que la formation des Etats nationaux en Orient où le pouvoir est passé des mains de la domination étrangère qui a été chassée à celles des capitalistes et des propriétaires locaux ne constitue pas en elle-même un grand pas en avant pour ce qui est de l'amélioration de la position des masses du peuple. Dans le cadre du système capitaliste, tout Etat nouvellement formé qui n'exprime pas les intérêts des masses travailleurs mais sert les intérêts de la bourgeoisie constitue un nouvel instrument d'oppression et de coercition, un nouveau facteur de guerre et de violence. (... ) Si la lutte en Perse, en Inde et en Turquie devait mener simplement à la venue au pouvoir des capitalistes et des propriétaires terriens de ces pays avec leurs parlements et leurs sénats nationaux, les masses du peuple n'y auront rien gagné. Tout Etat nouvellement formé serait rapidement entraîné, par le cours même des événements et la logique inéluctable des lois de l'économie capitaliste, dans le cercle vicieux du militarisme et de la politique impérialiste et, après quelques décennies, il y aurait une nouvelle guerre mondiale (...) dans l'intérêt des banquiers et des patrons français, allemands, britanniques, indiens, chinois, perses et turcs (...) Seule la dictature du prolétariat et, de façon générale, des masses ouvrières, libérées de l'oppression étrangère et ayant renversé complètement le capital, apportera aux pays arriérés une garantie que des pays ne deviendront pas – comme c'est le cas des Etats qui se sont formés à partir des fragments de l'Empire austro-hongrois et de la Russie tsariste : la Pologne, la Hongrie blanche, la Tchécoslovaquie, la Géorgie, l'Arménie, ou de ceux formés des fragments de la Turquie, la Grèce de Venizelos et le reste – un nouvel instrument de guerre, de pillage et de coercition." Grigori Safarov (qui allait jouer un rôle important dans le développement du Parti communiste turc) posa le problème plus clairement dans son Problemy Vostoka : "(...) il faut souligner que seul le développement de la révolution en Europe rend la victoire de la révolution agraire paysanne en Orient possible. (...) le système impérialiste des Etats n'offre pas de place à des républiques paysannes. Un nombre insignifiant de cadres de prolétaires et semi-prolétaires ruraux locaux peut entraîner avec eux de larges masses paysannes dans la bataille contre l'impérialisme et les éléments féodaux, mais ceci requiert une situation révolutionnaire internationale qui leur permette de s'allier au prolétariat des pays avancés." 18

Il est sûr que le rapport de Pavlovitch que nous venons de citer n'est pas un modèle de clarté et contient un nombre d'idées contradictoires 19. A un autre endroit du rapport par exemple, il se réfère à "la Turquie révolutionnaire" ("L'occupation de la Thrace et d'Adrianople a pour but d'isoler la Turquie révolutionnaire et la Russie des Balkans révolutionnaires."). Il va même jusqu'à reprendre une suggestion des "camarades turcs" (probablement le groupe autour de Mustafa Suphi) selon qui "la question des Dardanelles doit être décidée par les Etats qui bordent la mer Noire, sans la participation de Wrangel 20, ni de l'Entente", et continue en disant : "Nous saluons chaleureusement cette idée dont la réalisation constituerait une première étape décisive vers une fédération de tous les peuples et de tous les pays qui bordent la mer Noire." (op. cité) Cela montre que les révolutionnaires de l'époque étaient confrontés, dans la pratique et dans des conditions extrêmement difficiles, à des problèmes nouveaux qui n'avaient pas de solution facile. Dans une telle situation, une certaine confusion était probablement inévitable.

Remarquons au passage cependant, que ces positions "de gauche" n'étaient pas mises en avant par des intellectuels occidentaux ni des révolutionnaires en chambre mais, précisément, par ceux qui devaient mettre en pratique la politique de l'IC.

La question nationale dans la pratique

Il faut souligner que les positions que nous avons fait ressortir ici de façon plutôt schématique n'existaient pas comme un seul bloc. L'IC était confrontée à des questions et à des problèmes qui étaient entièrement nouveaux : le capitalisme dans son ensemble était encore à un tournant, un moment charnière entre sa période d'ascendance triomphale et "l'époque des guerres et des révolutions" (pour utiliser l'expression de l'IC) ; l'opposition entre la bourgeoisie et le prolétariat trouvait son expression dans une opposition entre le pouvoir soviétique et les Etats capitalistes ; et les communistes d'Orient devaient "s'adapter à des conditions spécifiques que n'avaient pas connues les pays européens." 21

Il faut dire que face à ces nouvelles questions, les dirigeants de l'IC faisaient parfois preuve d'une naïveté surprenante. Voici ce que déclare Zinoviev au Congrès de Bakou : "Nous pouvons soutenir une politique démocratique telle qu'elle prend forme actuellement en Turquie et qui fera peut-être son apparition demain dans d'autres pays. Nous soutenons et nous soutiendrons les mouvements nationaux comme celui de Turquie, de Perse, d'Inde et de Chine (...), la tâche de ce mouvement (national actuel) est d'aider l'Orient à se libérer de l'impérialisme britannique. Mais nous avons notre propre tâche à mener, non moins grande – aider les travailleurs d'Orient dans leur lutte contre les riches et les aider, ici et maintenant, à construire leurs propres organisations communistes, (...) à les préparer à une réelle révolution du travail." 22 Zinoviev ne faisait rien d'autre que reprendre le Rapport de Lénine sur la question nationale au 2e Congrès de l'IC : "en tant que communistes, nous ne soutiendrons les mouvements bourgeois de libération dans les pays coloniaux que si ces mouvements sont vraiment révolutionnaires et si leurs représentants ne s'opposent pas à l'entraînement et l'organisation de la paysannerie d'une façon révolutionnaire." (op. cité)

En effet, la politique défendue par Zinoviev – et qu'au début, le pouvoir soviétique allait chercher à mettre en pratique – s'appuyait sur l'idée que les mouvements nationaux accepteraient le pouvoir soviétique comme allié tout en permettant que les communistes aient les mains libres pour les renverser. Mais les dirigeants nationalistes comme Mustapha Kemal n'étaient ni idiots ni aveugles vis-àvis de leurs intérêts propres. Kemal – pour prendre l'exemple turc – était prêt à laisser les communistes s'organiser tant qu'il avait besoin du soutien de la Russie soviétique contre la Grèce et la Grande-Bretagne. La détermination de Kemal à maintenir sous contrôle l'enthousiasme populaire pour le communisme – qui existait certainement et gagnait du terrain, même si c'était de façon confuse – amena même à la création bizarre d'un parti communiste "officiel" dont le comité central comprenait les généraux dirigeants de l'armée ! Ce PC était parfaitement clair (en fait bien plus clair que l'IC) sur la totale incompatibilité du nationalisme et du communisme. Comme l'écrivait l'organe du PC officiel", Anadoluda Yeni Gün : "Actuellement, le programme des idées communistes est non seulement nocif, mais il est même ruineux pour notre pays. Quand un ouvrier réalise qu'il ne doit pas y avoir de patrie, il n'ira pas la défendre ; en entendant qu'il ne doit pas y avoir de haine entre nations, il n'ira pas combattre les Grecs." 23 L'idéologue du Parti, Mahmud Esat Bozkurt, déclare sans ambiguïté : "Le communisme n'est pas un idéal, mais un moyen pour les Turcs. L'idéal pour les Turcs, c'est l'unité de la nation turque." 24

Bref, le pouvoir soviétique était un allié acceptable pour les nationalistes dans la mesure où il agissait non comme expression de l'internationalisme prolétarien, mais comme celle des intérêts nationaux russes.

Les conséquences de la politique de l'IC vis-à-vis de la Turquie ont été clairement exprimées dans les Mémoires d'Agis Stinas publiés en 1976 : "Le gouvernement russe et l'Internationale communiste avaient caractérisé la guerre menée par Kemal comme une guerre de libération nationale et l'avaient "en conséquence" jugée progressiste et, pour cette raison, soutenue politiquement, diplomatiquement et en lui envoyant des conseillers, des armes et de l'argent. Si l'on considère que Kemal combattait une invasion étrangère pour en libérer le sol turc, sa lutte avait un caractère de libération nationale. Mais était-elle pour autant progressiste ? Nous le croyions et le soutenions alors. Mais comment pourrions-nous aujourd'hui défendre la même thèse ? N'est progressiste à notre époque et ne peut être considéré comme progressiste que ce qui contribue à élever la conscience de classe des masses ouvrières, à développer leur capacité à lutter pour leur propre émancipation. En quoi la création de l'Etat turc moderne y a-t-il contribué ? Kemal (...) jeta les communistes turcs dans les geôles ou les pendit, puis tourna finalement le dos à la Russie, établissant des relations cordiales avec les impérialistes et se chargeant de protéger leurs intérêts. La politique juste, en accord avec les intérêts de la révolution prolétarienne, aurait été d'appeler les soldats grecs et turcs à fraterniser, et les masse populaires à lutter ensemble, sans se laisser arrêter par les différences nationales, raciales et religieuses, pour la république des conseils ouvriers et paysans en Asie mineure. Indépendamment de la politique de la Russie et des objectifs de Kemal, le devoir des communistes grecs était bien sûr la lutte intransigeante contre la guerre." 25 (nous soulignons).

L'importance de l'expérience de la gauche en Turquie ne réside pas dans son héritage théorique mais dans le fait que la lutte entre le nationalisme et le communisme à l'Est alla jusqu'au bout, non dans le débat mais sur le terrain, dans la lutte de classe. 26 Le combat de la gauche en Turquie contre l'opportunisme au sein du Parti et contre la répression de l'Etat kémaliste qui plongea les mains dans le sang des ouvriers dès sa naissance, met à nu de façon implacable les erreurs et les ambiguïtés des Thèses de l'IC sur la question nationale. La lutte de Manatov, Haçioglu et de leurs camarades appartient à l'héritage internationaliste du mouvement ouvrier.

Jens

1. Pour ce faire, nous nous sommes beaucoup appuyés sur la récente biographie de Kemal Atatürk par Andrew Mango, et sur l'Histoire de la révolution russe de EH Carr, en particulier le chapitre sur "L'auto-détermination dans la pratique" dans le volume intitulé La révolution bolchevique. Le lecteur de langue française peut consulter le long article critique publié dans Programme communiste [36] n°100 [36] (décembre 2009) qui, malgré l'inévitable aveuglement des bordiguistes sur la question nationale, contient des données historiques utiles.

2. Le fait que la Turquie n'existait pas en tant que telle durant la plus grande partie de la période traitée dans la brochure permet d'une certaine façon d'expliquer que la Préface originale de l'EKS décrive la Turquie comme "un obscur pays du Moyen-Orient" ; pour le reste, l'ignorance indubitable des affaires turques par la grande majorité du monde de langue anglaise justifie l'expression. Il est amusant de voir que Programme Communiste préfère l'attribuer aux "préjugés du citoyen d’une des «grandes puissances» qui dominent le monde" sur la base de la supposition absolument non fondée que cette Préface aurait été écrite par le CCI. Devons-nous en conclure que les propres préjugés du PCI le rendent incapable d'imaginer qu'une position internationaliste sans compromis puisse être adoptée par un membre de ce qu'il aime appeler "les peuples olivâtres" ?

3. Parmi tous les crimes perpétrés au cours de la Première Guerre mondiale, le massacre des Arméniens mérite une mention spéciale. De peur que la population arménienne chrétienne ne collabore avec la Russie, le gouvernement CUP et son Ministre de la Guerre, Enver Pasha, entreprit un programme de déportation massive et de massacres menant à l'extermination de centaines de milliers de civils.

4. Voir https://en.wikipedia.org/wiki/Megali_Idea [37]

5. "Rapport de la commission nationale et coloniale [38]", 2e Congrès de l'IC, 26 juillet 1920.

6. Dans la critique qu'il fait à la brochure d'EKS, Programme communiste cherche à opposer Lénine à Luxemburg et va jusqu'à dire que Luxemburg, sous le nom de "Junius", "avance... un programme national de défense de la patrie!". Il est vrai que Luxemburg comme la plupart de ses contemporains n'était pas toujours libérée d'ambiguïtés et de références démodées à la question nationale telle qu'elle avait été traitée au 19e siècle par Marx et Engels, et plus généralement par la Social-démocratie. Nous avons déjà signalé ces ambiguïtés dans la Revue internationale n°12 (1978) où nous avons défendu la critique que Lénine en avait faite dans son article sur la Brochure de Junius. Il est également juste qu'une analyse économique correcte ne mène pas automatiquement à une position politique correcte (pas plus qu'une analyse économique incorrecte n'invalide des positions politiques de principe correctes). Cependant, Programme communiste n'est malheureusement pas à la hauteur de Lénine quand il cite en les tronquant honteusement les textes de Rosa Luxemburg pour éviter que ses lecteurs puissent lire en quoi consistait le prétendu "programme national" de celle-ci : "Oui, les sociaux-démocrates doivent défendre leur pays lors des grandes crises historiques. Et la lourde faute du groupe social-démocrate du Reichstag est d'avoir solennellement proclamé dans sa déclaration du 4 août 1914 : « A l'heure du danger, nous ne laisserons pas notre patrie sans défense », et d'avoir, dans le même temps, renié ses paroles. Il a laissé la patrie sans défense à l'heure du plus grand danger. Car son premier devoir envers la patrie était à ce moment de lui montrer les dessous véritables de cette guerre impérialiste, de rompre le réseau de mensonges patriotiques et diplomatiques qui camouflait cet attentat contre la patrie ; de déclarer haut et clair que, dans cette guerre, la victoire et la défaite étaient également funestes pour le peuple allemand ; de résister jusqu'à la dernière extrémité à l'étranglement de la patrie au moyen de l'état de siège ; de proclamer la nécessité d'armer immédiatement le peuple et de le laisser décider lui-même la question de la guerre ou de la paix ; d'exiger avec la dernière énergie que la représentation populaire siège en permanence pendant toute la durée de la guerre pour assurer le contrôle vigilant de la représentation populaire sur le gouvernement et du peuple sur la représentation populaire ; d'exiger l'abolition immédiate de toutes les limitations des droits politiques, car seul un peuple libre peut défendre avec succès son pays ; d'opposer, enfin, au programme impérialiste de guerre - qui tend à la conservation de l'Autriche et de la Turquie, c'est-à-dire de la réaction en Europe et en Allemagne -, le vieux programme véritablement national des patriotes et des démocrates de 1848, le programme de Marx, Engels et Lassalle." (nous soulignons). https://www.marxists.org/francais/luxembur/junius/rljgf.html [39]

7. Article "Ou – ou", 16 avril 1916, traduit de l'anglais par nous. Cela ne veut pas dire que les délégués qui faisaient écho à certaines positions de Luxemburg se soient considérés comme "luxemburgistes" car il n'est pas du tout évident qu'ils aient même connu les écrits de cette dernière.

8. ibid. note 6

9. Rapport de Lénine au Second Congrès des organisations communistes des peuples d'Orient, Novembre 1918, cité dans Le marxisme et l'Asie, Carrère d'Encausse et Schram.

10. Un exemple frappant de la domination des intérêts de l'Etat russe se rencontre dans l'attitude du pouvoir soviétique face au mouvement dans le Guilan (Perse). L'étude de ce mouvement dépasse le cadre de cet article mais les lecteurs intéressés peuvent trouver certaines informations dans l'étude de Vladimir Genis Les Bolcheviks au Guilan, publiée dans Les Cahiers du Monde russe, juillet – septembre 1999.

11. Manabendra Nath Roy (1887 – 1954). Né sous le nom de Narenra Nath Bhattacharya et connu sous celui de M. N. Roy, il était un révolutionnaire indien bengali, connu internationalement comme militant et théoricien politique. Il fonda le Parti communiste en Inde et au Mexique. Il commença son activité politique dans l'aile extrémiste du nationalisme indien mais évolua vers des positions communistes pendant un séjour à New York au cours de la Première Guerre mondiale. Il s'envola pour Mexico pour échapper à la surveillance des services secrets britanniques et y participa à la fondation du Parti communiste. Il fut invité à assister au Deuxième Congrès de l'IC et collabora avec Lénine dans la formulation des "Thèses sur la question nationale".

12. M.N. Roy, Discours au 2 [40]e [40] Congrès de l'IC [40], juillet 1920.

13. Traduit de l'anglais par nous. M.N. Roy, The awakening of the East [41].

14. ibid. note 12

15. Sultanzade était en fait d'origine arménienne ; son vrai nom était Avetis Mikailian. Il est né en 1890 dans une famille de paysans pauvres de Marageh (au Nord-Ouest de la Perse). Il rejoignit les Bolcheviks en 1912, probablement à Saint Petersburg. Il travailla pour l'IC à Bakou et au Turkestan, et fut l'un des principaux organisateurs du Premier Congrès du Parti communiste perse à Anzali en juin 1920. Il assista au Deuxième Congrès de l'IC en tant que délégué du Parti perse. Il resta à gauche de l'Internationale et s'opposa aux "dirigeants nationalistes" de l'Est (tels que Kemal) ; il critiqua également très sévèrement les prétendus "experts" de l'IC sur l'Orient et la Perse. Il mourut dans les purges staliniennes entre 1936 et 1938. Voir l'étude de Cosroe Chaqeri sur Sultanzade dans Iranian Studies, printemps – été 1984.

16. Traduit de l'anglais par nous, The Second Congress of the Communist International, Vol.1 New Park

17. Voir Cosroe Chaqeri, op. cit. Dans les Cahiers du monde russe, 40/3, juillet-septembre 1999, Vladimir Genis mentionne un rapport rédigé par Pavlovitch et Sultanzade, à la demande de Lénine à la suite du 2e Congrès de l'IC, sur "Les objectifs du parti communiste en Perse". Le Rapport propose de mener une propagande massive "en vue de la liquidation complète de la propriété privée et du transfert des terres aux paysans" car "la classe des propriétaires ne peut être le support de la révolution, que ce soit dans le combat contre le shah ou, même, contre les Anglais."

18. Cité dans Le marxisme et l'Asie, Carrère d'Encausse et Schram

19. Mais il est significatif que Pavlovitch pose les questions en ces termes.

20. Wrangel était l'un des généraux des armées blanches dont les campagnes contre la révolution étaient financées par les grandes puissances – dans le cas de Wrangel, par la France en particulier.

21. Traduit de l'anglais par nous, Lénine cité dans Le marxisme et l'Asie, op. cit.

22. Traduit de l'anglais par nous.

23. Traduit de l'anglais par nous, cité par George S. Harris dans The origins of Communism in Turkey.

24. Ibid.

25. Mémoires, Editions La Brèche-PEC, 1990, chapitre 2 "Le réveil des masses populaires", page 42. Pour un résumé de la vie de Stinas, voir la Revue internationale [42] n°72 [42].

26. Comme l'écrit la brochure, "l'aile gauche du Parti communiste turc était formée autour de l'opposition au mouvement de libération nationale pour des raisons pratiques, du fait de ses terribles conséquences pour les ouvriers, ne leur apportant que des souffrances et la mort". Quand le groupe EKS a écrit la brochure, il était bien conscient – comme le CCI - que la gauche turque n'occupe pas la même place dans le développement théorique et organisationnel de la Gauche communiste que la Gauche italienne par exemple. C'est pourquoi la brochure s'intitule The left wing of the TKP ("l'aile gauche du PCT") et non The Turkish Communist Left ("la gauche communiste turque"). Apparemment, cette distinction n'est pas claire pour Programme communiste. Mais alors Programme communiste tend à traiter la Gauche communiste comme sa propriété personnelle et défend l'idée que seule la Gauche italienne "se situait, elle, sur la base du marxisme orthodoxe" (l'expression "marxisme orthodoxe" est elle-même une notion grotesque qui est totalement – osons le dire – non marxiste ). Programme communiste continue par de longs développements sur tous les différents courants, de droite et de gauche, dans "le jeune mouvement communiste" et nous informe savamment qu'ils pouvaient être "de droite" ou "de gauche" selon les changements de la politique de l'IC, citant la caractérisation de Bordiga par Zinoviev en 1924. Mais pourquoi ne mentionne-t-il pas la brochure de Lénine écrite contre "les communistes de gauche", spécifiquement en Italie, Allemagne, Hollande et Grande-Bretagne ? Contrairement à Programme communiste, Lénine n'avait aucune difficulté à voir qu'il y avait quelque chose de commun entre "les communistes de gauche" – même si nous ne partageons évidemment pas sa description du communisme de gauche comme une "maladie infantile".

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [35]

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Liens
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