Après l'effondrement du bloc de l'est, déstabilisation et chaos ([1] [1])
L'effondrement du bloc de l'Est, auquel nous venons d'assister, constitue, avec la reprise historique du prolétariat à la fin des années 1960, le fait le plus important depuis le dernière guerre mondiale. En effet, ce qui s'est passé dans la seconde moitié de l'année 1989 met fin à la configuration du monde telle qu'elle s'était maintenue durant des décennies. Les Thèses sur la crise économique et politique en URSS et dans les pays de l'Est" (voir Revue Internationale n°60), rédigées en septembre 89, donnent le cadre de compréhension des causes et des enjeux de ces événements. Pour l'essentiel, cette analyse a été amplement confirmée par les faits advenus au cours de ces derniers mois. C'est pour cela qu'il n'est pas nécessaire d'y revenir longuement ici, sinon pour rendre compte des principaux événements qui se sont produits depuis la parution du précédent numéro de notre revue. En revanche, il est essentiel pour les révolutionnaires d'examiner les implications de cette nouvelle situation historique, du fait notamment de l'importance considérable des différences qu'elle comporte avec la période précédente. C'est ce que se propose principalement de faire le présent article.
Pendant plusieurs mois, l'évolution de la situation dans les pays de l'Est a semblé combler les voeux de la bourgeoisie en faveur d'une "démocratisation pacifique". Cependant, dès la fin décembre 89, la perspective d'affrontements meurtriers annoncée dans les "thèses" trouvait une confirmation tragique. Les convulsions brutales et les bains de sang que viennent de connaître la Roumanie et l'Azerbaïdjan soviétique ne sont en effet pas destinés à rester une exception. La "démocratisation" de la Roumanie constituait la fin d'une période dans l'effondrement du stalinisme : celle de la disparition des "Démocraties populaires" ({C}[2]{C} [2]). En même temps, elle inaugurait une nouvelle période : celle des convulsions sanglantes qui vont affecter cette partie du monde, et tout particulièrement le pays d'Europe où le parti stalinien conserve encore son pouvoir (mise à part la minuscule Albanie) : l'URSS elle-même. En effet, les événements des dernières semaines dans ce pays confirment la perte totale de contrôle de la situation par les autorités, même si, pour le moment, Gorbatchev semble être en mesure de maintenir sa position à la tête du Parti. Les chars russes dans Bakou ne constituent nullement une démonstration de force du pouvoir qui dirige l'URSS ; ils sont au contraire un terrible aveu de faiblesse. Gorbatchev avait promis que, désormais, les autorités n'emploieraient plus la force armée contre la population : le bain de sang du Caucase a signé l'échec total de sa politique de "restructuration". Car ce qui se passe dans cette région n'est que le signe annonciateur des convulsions bien plus considérables encore qui vont secouer et finalement terrasser l'URSS.
L’URSS s'enfonce dans le chaos
En quelques mois, ce pays vient de perdre le bloc impérialiste qu'il dominait jusqu'à l'été dernier. Désormais il n'existe plus de "bloc de l'Est", il est parti en lambeaux en même temps que s'effondraient comme des châteaux de cartes les régimes staliniens qui dirigeaient les "Démocraties populaires". Mais une telle déconfiture ne pouvait s'arrêter là : dans la mesure même où la cause première de la décomposition de ce bloc est constituée par la faillite économique et politique totale, sous les coups de l'aggravation inexorable de la crise mondiale du capitalisme, du régime de sa puissance dominante, c'est dans cette dernière qu'une telle faillite devait nécessairement s'exprimer avec le plus de brutalité. L'explosion du nationalisme dans le Caucase, les affrontements armés entre azéris et arméniens, les pogroms de Bakou, toutes ces convulsions qui furent à l'origine de l'intervention massive et sanglante de l'Armée "rouge", constituent un pas de plus dans l'effondrement, dans l'éclatement de ce qui constituait, il y a encore moins d'un an, la deuxième puissance mondiale. La sécession ouverte de l'Azerbaïdjan (où même le Soviet suprême local s'est dressé contre Moscou), mais aussi celle de l'Arménie où la rue est tenue par des forces armées qui n'ont rien à voir avec les autorités officielles, ne font que précéder la sécession de l'ensemble des régions qui entourent la Russie. Par l'emploi de la force armée, les autorités de Moscou ont essayé de mettre un terme à un tel processus dont la sécession "en douceur" de la Lituanie, et les manifestations nationalistes en Ukraine du début janvier, annoncent les prochaines étapes. Mais une telle répression ne peut, au plus, qu'en retarder quelque peu les échéances. A Bakou, déjà, sans parler des autres villes et de la campagne, la situation est loin d'être sous contrôle des autorités centrales. Le silence qu'observent désormais les médias ne signifie nullement que les choses soient "rentrées dans l’ordre". En URSS, comme en Occident, la "glasnost" est sélective. Il s'agit de ne pas encourager d'autres nationalités de suivre l'exemple des arméniens et des azéris. Et même si, pour le moment, les tanks ont réussi à rétablir une chappe de plomb sur les manifestations nationalistes, rien n'est réglé pour le pouvoir de Moscou. Jusqu'à présent, ce n'était qu'une partie de la population qui s'était mobilisée activement contre la tutelle de la Russie, l'arrivée des chars et les massacres ont soudé l'ensemble des azéris contre l’"occupant". Les arméniens ne sont plus les seuls à craindre pour leur vie : les populations russes d'Azerbaïdjan risquent maintenant de payer pour cette opération militaire. De plus, les autorités de Moscou n'ont pas les moyens d'employer partout la même méthode de "maintien de l'ordre". D'une part, les azéris ne représentent qu'un vingtième de la totalité des populations non russes qui peuplent l'URSS. On se demande avec quels moyens, par exemple, le gouvernement de ce pays pourrait mettre au pas les 40 millions d'ukrainiens. D’autre part, les autorités ne peuvent compter sur l'obéissance de l'Armée "rouge" elle-même. Dans celle-ci, les soldats appartenant aux différentes minorités qui aujourd'hui réclament leur indépendance sont de moins en moins disposés à se faire tuer pour garantir la tutelle russe sur ces minorités. En outre, les russes eux-mêmes rechignent de plus en plus à assumer ce genre de travail. C'est ce qu'ont démontré des manifestations comme celle du 19 janvier à Krasnodar, dans le Sud de la Russie, dont les slogans montraient clairement que la population n'est pas prête à accepter un nouvel Afghanistan, manifestations qui ont contraint les autorités à libérer les réservistes mobilisés quelques jours auparavant.
Ainsi, le même phénomène qui a conduit il y a quelques mois à l'explosion de l'ancien bloc russe, se poursuit aujourd'hui avec l'explosion de son chef de file. De même que les régimes staliniens eux-mêmes, le bloc de l'Est ne tenait en place que par la terreur, par la menace, plusieurs fois mise à exécution, d'une brutale répression armée. Dès lors que l'URSS, du fait de son effondrement économique et de la paralysie qui en résultait pour son appareil politique et militaire, n'a plus eu les moyens d'une telle répression, son empire s'est immédiatement disloqué. Mais cette dislocation portait dans son sillage celle de l'URSS elle-même puisque ce pays est, lui aussi, constitué par une mosaïque de nationalités sous la tutelle de la Russie. Le nationalisme de ces minorités, dont l'impitoyable répression stalinienne n'avait fait qu'empêcher les manifestations ouvertes, mais qui s'était encore accru du fait même de cette répression et du silence auquel il était condamné, s'est déchaîné dès qu'il est apparu, avec la "perestroïka" gorbatchévienne, que s'éloignait la menace de la répression. Aujourd'hui, cette répression est à nouveau à l'ordre du jour, mais il est désormais trop tard pour faire tourner à l'envers la roue de l'histoire. De même que la situation économique, la situation politique échappe complètement au contrôle de Gorbatchev et de son parti. La seule chose que sa "perestroïka" ait permise, c'est encore moins de biens sur les étalages des magasins, encore plus de misère et, en outre, la libération des pires sentiments chauvins et xénophobes, les pogroms et les massacres de tous ordres.
Et ce n'est qu'un début, le chaos qui règne dès à présent en URSS ne peut que s'aggraver car le régime qui gouverne encore ce pays, de même que l'état de son économie, n'offrent aucune perspective. La "perestroïka", c'est-à-dire la tentative d'adapter "à petits pas" un appareil économique et politique paralysé face à l'aggravation de la crise mondiale, démontre chaque jour plus sa faillite. Le retour à la situation passée, le rétablissement de la centralisation complète de l'appareil économique et de la terreur de la période stalinienne ou brejnévienne, même s'il est tenté par un sursaut des secteurs "conservateurs" de l'appareil, ne pourra rien résoudre. Ces méthodes ont déjà fait faillite puisque la perestroïka partait justement du constat de cette faillite. Depuis, la situation n'a fait que s'aggraver sur tous ces plans à une échelle considérable. La résistance encore très forte d'un appareil bureaucratique qui voit s'écrouler sous ses pieds les bases mêmes de son pouvoir et de ses privilèges ne pourrait aboutir qu'à de nouveaux bains de sang sans permettre pour autant de surmonter le chaos. Enfin, l'établissement de formes plus classiques de la domination capitaliste - autonomie de gestion des entreprises, introduction de critères de compétitivité liés au marché - même s'il constitue de toutes façons la seule "perspective", ne peut, dans l'immédiat, qu'aggraver encore plus le chaos de l'économie. On peut voir à l'heure actuelle en Pologne les conséquences d'une telle politique : 900 % d'inflation, montée irrépressible du chômage et paralysie croissante des entreprises (au 4e trimestre 89, la production des biens alimentaires traités par l'industrie a chuté de 41 %, celle des vêtements, de 28 %). Et dans un tel contexte de chaos économique, une "démocratisation en douceur", la stabilité politique, n'ont pas de place.
Ainsi, quelle que soit la politique qui sortira des instances dirigeantes du parti communiste de l'URSS, quel que soit le successeur éventuel de Gorbatchev, le résultat ne saurait être très différent, la perspective pour ce pays est celle de convulsions croissantes dont celles des dernières semaines ne nous donnent qu'une petite idée : famines, massacres, règlements de compte armés entre fractions de la "Nomenklatura" et entre populations saoulées par le nationalisme. C'est avec une épouvantable barbarie que le stalinisme avait établi son pouvoir sur le cadavre de la Révolution communiste d'octobre 1917, victime de son isolement international. C'est dans la barbarie, le chaos, le sang et la boue que ce système agonise aujourd'hui.
De plus en plus, la situation de l'URSS et de la plupart des pays d'Europe de l'Est va ressembler à celle des pays du "Tiers-monde". La barbarie complète qui depuis des décennies a transformé ces derniers pays en un véritable enfer, la décomposition totale de toute vie sociale, la loi des gangs armés, tel que le Liban, par exemple, nous en offre aujourd'hui le tableau, seront de moins en moins réservées à des zones éloignées du coeur du capitalisme. Désormais, c'est toute la partie du monde jusqu'à présent dominée par la seconde puissance mondiale qui est menacée de "urbanisation". Et cela, en Europe même, à quelques centaines de kilomètres des concentrations industrielles les plus anciennes et importantes du monde.
C'est pour cette raison que l'effondrement du bloc impérialiste de l'Est, non seulement constitue un bouleversement pour les pays de cette zone et pour les constellations impérialistes telles qu'elles étaient sorties de la seconde guerre mondiale, mais porte avec lui une instabilité générale qui ne manquera pas d'affecter tous les pays du monde, y compris les plus solides. En ce sens, il importe que les révolutionnaires soient capables de prendre la mesure de ces bouleversements et en particulier d'actualiser le cadre d'analyse qui était valable jusqu'à l'été dernier, au moment où s'est tenu notre dernier congrès international (voir Revue Internationale n°59), mais que les événements de la seconde partie de 1989 se sont chargés de rendre en partie caduc. C'est ce que nous nous proposons de faire sur les trois points "classiques" de l'analyse de la situation internationale :
{C}- {C}la crise du capitalisme,
{C}- {C}les conflits impérialistes,
{C}- {C}la lutte de classe.
La crise du capitalisme
C'est le point sur lequel les analyses du dernier congrès du CCI restent le plus d'actualité. En effet, l'évolution de la situation de l'économie mondiale au cours des 6 derniers mois a pleinement confirmé l'analyse du congrès sur l'aggravation de la crise du capitalisme. Les illusions que les "spécialistes" bourgeois avaient essayé d'entretenir sur la "croissance" et sur la "sortie de la crise" - illusions basées sur les chiffres de 1988 et début 1989 concernant les principaux pays avancés - sont, d'ores et déjà, rudement battues en brèche (voir les articles à ce sujet dans ce numéro de la Revue Internationale et dans le précédent).
Pour ce qui concerne les pays de l’ex-bloc de l'Est, la "Glasnost", qui aujourd'hui permet de se faire une idée plus réaliste de leur situation véritable, permet en même temps de mesurer l'étendue du désastre. Les chiffres officiels antérieurs, qui déjà rendaient compte d'un sinistre de première grandeur, étaient encore bien en deçà de la réalité. L'économie des pays de l'Est se présente comme un véritable champ de ruines. L'agriculture (qui pourtant emploie une proportion bien plus élevée de la force de travail que dans les pays occidentaux) se trouve, dans la plupart des pays, absolument incapable de nourrir la population. Le secteur industriel est non seulement totalement anachronique et obsolète, mais, de plus, complètement grippé, incapable de fonctionner, du fait des carences des transports et de l'approvisionnement en pièces détachées, de l'usure des machines, etc., et surtout de la désimplication générale de tous ses acteurs, depuis les manoeuvres jusqu'aux directeurs des usines. Près d'un demi-siècle après la seconde guerre mondiale, l'économie qui devait, aux dires de Kroutchev au début des années 60, rattraper et dépasser celle des pays occidentaux et "faire la preuve de la supériorité du 'socialisme' sur le capitalisme", semble tout droit sortie de la guerre. Et la situation, comme on l'a vu, n'est pas prêt de s'améliorer. Si c'est bien la faillite totale de l'économie stalinienne, enregistrée depuis déjà des années face à l'aggravation de la crise mondiale, qui se trouve à l'origine de l'effondrement du bloc de l'Est, cette faillite n'a pas encore atteint son point le plus extrême, loin de là. Et cela d'autant plus qu'au niveau mondial, la crise économique, non seulement ne peut que s'aggraver encore, mais sera encore amplifiée par les conséquences de la catastrophe qui touche les pays de l'Est.
En effet, il importe de souligner la totale ineptie (propagée par certains secteurs de la bourgeoisie, mais aussi par certains groupes révolutionnaires) suivant laquelle l'ouverture de l'économie des pays de l'Est sur le marché mondial pourrait constituer un "ballon d'oxygène" pour l'ensemble de l'économie capitaliste. La réalité est toute autre.
En premier lieu, pour que les pays de l'Est puissent contribuer à une amélioration de la situation de l'économie mondiale, il faudrait qu'ils constituent un marché réel. Ce ne sont pas les besoins qui font défaut, comme ils ne font pas défaut aux pays sous-développés, d'ailleurs. La question est : avec quoi peuvent-ils acheter tout ce qui leur manque ? Et c'est là qu'on mesure immédiatement l'absurdité d'une telle analyse. Ces pays N'ONT RIEN pour payer leurs achats. Ils ne disposent d'absolument aucune ressource financière : en fait, il y a déjà longtemps qu'ils ont rejoint le lot des pays gravement endettés (ainsi la dette extérieure de l'ensemble des ex-démocraties populaires se montait en 89 à 100 milliards de dollars ([3] [3]), soit un chiffre proche de celui du Brésil pour une population et un PNB également comparables). Pour qu'ils puissent acheter, il faudrait qu'ils puissent vendre. Mais que peuvent-ils vendre sur le marché mondial alors que la cause première de l'effondrement des régimes staliniens (dans le cadre, évidemment de la crise générale du capitalisme) est justement le manque complet de compétitivité sur ce même marché des économies qu'ils dirigeaient ?
A cette objection, certains secteurs de la bourgeoisie répondent qu'il faudrait un nouveau "Plan Marshall" qui permettrait de reconstituer le potentiel économique de ces pays. En réalité, même si l'économie des pays de l'Est comporte des points communs avec celle de l'ensemble de l'Europe au lendemain de la seconde guerre mondiale, un nouveau "Plan Marshall" est totalement impossible aujourd'hui. Ce plan (dont la vocation essentielle, d'ailleurs, n'était pas en soi de reconstruire l'Europe, mais de soustraire celle-ci à la menace d'un contrôle par l'URSS), a pu réussir dans la mesure où le monde entier (à l'exception des Etats-Unis) était à reconstruire. A cette époque ne se posait pas un problème de surproduction généralisée de marchandises ; et c'est justement la fin de la reconstruction de l'Europe occidentale et du Japon qui se trouve à l'origine de la crise ouverte que nous connaissons depuis le milieu des années 60. C'est pour cela qu'aujourd'hui, une injection massive de capitaux vers les pays de l’Est visant à développer leur potentiel économique, et particulièrement industriel, ne peut être à l'ordre du jour. Même en supposant qu'on puisse remettre sur pieds un tel potentiel productif, les marchandises produites ne feraient qu'encombrer encore plus un marché mondial déjà sursaturé. Il en est des pays qui aujourd'hui sortent du stalinisme comme des pays sous-développés: toute la politique de crédits massifs injectés dans ces derniers au cours des années 70 et 80 n'a pu aboutir qu'à la situation catastrophique que l'on connaît bien (une dette de 1400 milliards de dollars et des économies encore plus ravagées qu'auparavant). Les pays de l'Est (dont l'économie s'apparente d'ailleurs à celle des pays sous-développés par bien des côtés) ne peuvent connaître de sort différent. D'ailleurs, les financiers des grandes puissances occidentales ne s'y trompent pas : ils ne se bousculent pas pour apporter des capitaux aux pays qui, comme la Pologne fraîchement "déstalinisée", les réclament à cors et à cris (il faudrait à ce pays au minimum 10 milliards de dollars en trois ans), y compris en leur envoyant l'"ouvrier" prix Nobel Walesa. Et comme ces responsables financiers sont tout sauf des philanthropes, il n'y aura ni crédits ni ventes massives des pays les plus développés en direction des pays qui viennent de "découvrir" les "vertus" du libéralisme et de la "Démocratie". La seule chose à laquelle on puisse s'attendre, c'est l'envoi de crédits ou d'aides d'urgence permettant à ces pays de s'éviter une banqueroute financière ouverte et des famines qui ne feraient encore qu'aggraver les convulsions qui les secouent. Et ce n'est pas cela qui pourra constituer un "ballon d'oxygène" pour l'économie mondiale.
Parmi les pays de l'ex-bloc de l'Est, la RDA constitue évidemment un cas à part. En effet, ce pays n'est pas destiné à se maintenir comme tel. La perspective de son absorption par la RFA est d'ores et déjà admise, à contre-coeur, non seulement par l'ensemble des grandes puissances, mais y compris par son gouvernement actuel. Cependant, l'intégration économique, première étape de cette "réunification", et qui constitue le seul moyen de mettre fin à l'exode massif de la population de RDA vers la RFA, pose dès à présent des problèmes considérables, tant à ce dernier pays qu'à l'ensemble de ses partenaires occidentaux. Le "sauvetage" de l'économie d'Allemagne de l'Est constitue un fardeau énorme du point de vue financier. Si, d'un côté, les investissements qui ne manqueront pas d'être réalisés dans cette partie de l'Allemagne peuvent constituer un "débouché" momentané pour certains secteurs industriels de la RFA et de quelques autres pays d'Europe, de l'autre côté, ces investissements ne pourront qu'accentuer l'aggravation de l'endettement généralisé de l'économie capitaliste tout en contribuant à engorger encore plus le marché mondial. C'est pour cela que l'annonce récente de la création d'une union monétaire entre la RFA et la RDA, décision qui avait des motivations plus politiques qu'économiques (comme en témoignent les réticences du président de la Banque fédérale), n'a pas soulevé l'enthousiasme, loin de là, dans l'ensemble des pays occidentaux. En fait, la RDA constitue, sur le plan économique, un cadeau empoisonné pour la RFA. Dans la corbeille de mariage, l'Allemagne de l'Est n'apporte qu'une industrie délabrée, une économie essoufflée et poussive, une montagne de dettes et des wagons de marks-Est qui valent à peine le papier dont ils sont faits, mais que la RFA devra racheter au prix fort lorsque le Deutsch-Mark deviendra la monnaie commune aux deux parties de l’Allemagne. En RFA, la "planche à billets" a de beaux jours devant elle, l'inflation aussi.
Ainsi, ce que, fondamentalement, l'économie capitaliste peut attendre de l'effondrement du bloc de l'Est, ce n'est certainement pas une atténuation de sa crise mais des difficultés accrues. D'une part, comme on l'a vu, la crise financière (la montagne des dettes non solvables) ne peut que s'aggraver, mais, en outre, l'affaiblissement de la cohésion du bloc occidental et, à terme sa disparition (comme nous le verrons plus loin), portent avec eux la perspective d'un surcroît de difficultés pour l'économie mondiale. Comme nous l'avons mis en évidence depuis longtemps, une des raisons pour lesquelles le capitalisme a pu ralentir jusqu'à présent le rythme de son effondrement, c'est la mise en oeuvre d'une politique de capitalisme d'Etat à l'échelle de tout le bloc occidental (c'est-à-dire de la sphère dominante du monde capitaliste). Une telle politique supposait une discipline très sérieuse de la part des afférents pays qui composent ce bloc. Cette discipline était obtenue principalement grâce à l'autorité qu'exerçaient les Etats-Unis sur leurs alliés du fait de leur puissance économique mais aussi militaire. Le "parapluie militaire" des Etats-Unis face à la "menace soviétique" (de même, évidemment, que la place prépondérante de ce pays, et de sa monnaie, dans le système financier international) appelait, en contrepartie, une soumission aux volontés américaines dans le domaine économique. Aujourd'hui, avec la disparition de toute menace militaire de l'URSS sur les Etats du bloc occidental (notamment ceux d'Europe occidentale et le Japon), les moyens de pression des Etats-Unis sur leurs "alliés" se sont sensiblement réduits, et cela d'autant plus que l'économie américaine, avec ses énormes déficits et le recul continu de sa compétitivité sur le marché mondial, est en très nette perte de vitesse vis-à-vis de ses principaux concurrents. La tendance qui va donc s'affirmer de plus en plus est celle d'une tentative des économies les plus performantes, en premier lieu celles du Japon et de la RFA, de se dégager de la tutelle américaine pour jouer leur propre carte sur l'arène économique internationale, ce qui conduira à une accentuation de la guerre commerciale et à une aggravation de l'instabilité générale de l'économie capitaliste.
En fin de compte, il faut affirmer clairement que l'effondrement du bloc de l'Est et les convulsions économiques et politiques des pays qui le constituaient, n'augurent nullement une quelconque amélioration de la situation économique de la société capitaliste. La faillite économique des régimes staliniens, conséquence de la crise générale de l'économie mondiale, ne fait qu'annoncer et précéder l'effondrement des secteurs les plus développés de cette économie.
Les antagonismes impérialistes
La configuration géopolitique sur laquelle a vécu le monde depuis la seconde guerre mondiale est désormais complètement remise en cause par les événements qui se sont déroulés au cours de la seconde moitié de l’année 1989. Il n'existe plus aujourd'hui deux blocs impérialistes se partageant la mainmise sur la planète.
Le bloc de l'Est, c'est devenu une évidence (y compris pour les secteurs de la bourgeoisie qui, pendant des années avaient jeté des cris d'alarme contre le danger présenté par "l'Empire du Mal" et sa "formidable puissance militaire"), a cessé d'exister. Cette réalité a été confirmée par toute une série d'événements récents tels que :
- le soutien que les principaux dirigeants occidentaux (Bush, Thatcher, Mitterrand, notamment) apportent à Gorbatchev (soutien qui s'accompagne même d'éloges dithyrambiques à son égard) ;
- les résultats des différentes rencontres au sommet récentes (Bush-Gorbatchev, Mitterrand-Gorbatchev, Kohl-Gorbatchev, etc.) qui tous font apparaître la réelle disparition des antagonismes qui ont opposé pendant quatre décennies l'Est et l'Ouest ;
- l'annonce par l'URSS du retrait de l'ensemble de ses troupes basées à l'étranger ;
- la réduction des dépenses militaires des Etats-Unis qui est planifiée dès à présent ;
- la décision conjointe de réduire rapidement à 195 000 les effectifs des armées soviétique et américaine basées en Europe centrale (essentiellement dans les deux Allemagnes), et qui correspond en fait à un retrait de 405 000 hommes pour l'URSS contre 90 000 pour les Etats-Unis ;
{C}- {C}l'attitude des principaux dirigeants occidentaux, lors des événements de Roumanie, demandant à l'URSS d'intervenir militairement pour apporter un soutien aux forces "démocratique" face aux résistances qu'elles rencontraient de la part des derniers "fidèles" de Ceaucescu ;
{C}- {C}le soutien apporté par les mêmes à l'intervention des chars russes à Bakou, en janvier.
Dix ans après le tollé général provoqué dans les rangs des pays occidentaux par l'arrivée des mêmes chars à Kaboul, cette différence d'attitude est on ne peut plus significative du bouleversement complet de la géographie impérialiste de la planète. Ce bouleversement est d'ailleurs confirmé par la tenue, à Ottawa, début février, d'une conférence (co-présidée par le Canada et la Tchécoslovaquie) entre l'OTAN et le Pacte de Varsovie et au cours de laquelle l'URSS a accepté pratiquement toutes les exigences des occidentaux.
Cette disparition du bloc de l'Est signifie-t-elle que, désormais, le monde sera dominé par un seul bloc impérialiste ou que le capitalisme ne connaîtra plus d'affrontements impérialistes ? De telles hypothèses seraient tout à fait étrangères au marxisme.
Ainsi, la thèse du "super-impérialisme", développée par Kautsky avant la première guerre mondiale a été combattue autant par les révolutionnaires (notamment Lénine) que par les faits eux-mêmes. Elle est restée tout autant mensongère lorsqu'elle a été reprise et adaptée par les staliniens et les trotskystes pour affirmer que le bloc dominé par l'URSS n'était pas impérialiste. Aujourd'hui, l'effondrement de ce bloc ne saurait remettre en selle ce genre d'analyses : cet effondrement porte avec lui, à terme, celui du bloc occidental. De plus, ce ne sont pas seulement les grandes puissances à la tête des blocs qui sont impérialistes, contrairement à la thèse défendue par le CWO. Dans la période de décadence du capitalisme, TOUS les Etats sont impérialistes et prennent les dispositions pour assumer cette réalité : économie de guerre, armements, etc. C'est pour cela que l'aggravation des convulsions de l'économie mondiale ne pourra qu'attiser les déchirements entre ces différents Etats, y compris, et de plus en plus, sur le plan militaire. La différence avec la période qui vient de se terminer, c'est que ces déchirements et antagonismes qui auparavant étaient contenus et utilisés par les deux grands blocs impérialistes, vont maintenant passer au premier plan. La disparition du gendarme impérialiste russe, et celle qui va en découler pour le gendarme américain vis-à-vis de ses principaux "partenaires" d'hier, ouvrent la porte au déchaînement de toute une série de rivalités plus locales. Ces rivalités et affrontements ne peuvent pas, à l'heure actuelle, dégénérer en un conflit mondial (même en supposant que le prolétariat ne soit plus en mesure de s'y opposer). En revanche, du fait de la disparition de la discipline imposée par la présence des blocs, ces conflits risquent d'être plus violents et plus nombreux, en particulier, évidemment, dans les zones où le prolétariat est le plus faible.
Jusqu'à présent, dans la période de décadence, une telle situation d'éparpillement des antagonismes impérialistes, d'absence d'un partage du monde (ou de ses zones décisives) entre deux blocs, ne s'est jamais prolongée. La disparition des deux constellations impérialistes qui étaient sorties de la seconde guerre mondiale porte, avec elle, la tendance à la recomposition de deux nouveaux blocs. Cependant, une telle situation n'est pas encore à l'ordre du jour du fait :
- de la permanence d'un certain nombre de structures issues de la configuration passée (par exemple, l'existence formelle des deux grandes alliances militaires, l'OTAN et le Pacte de Varsovie, avec le déploiement des dispositifs militaires qui y correspondent) ;
{C}- {C}de l'absence d'une grande puissance capable de prendre, dans l'immédiat, le rôle - perdu définitivement par l'URSS - de chef de file du bloc qui devrait faire face à celui qui serait dominé par les Etats-Unis.
Pour tenir ce rôle, un pays comme l'Allemagne, notamment après sa réunification, serait évidemment le mieux placé, du fait de sa puissance économique et de sa situation géographique. C'est pour cette raison que, dès à présent, il existe une unité d'intérêts entre les pays occidentaux et l'URSS pour ralentir (ou tout au moins tenter de contrôler) le processus de cette réunification. Cependant, si, d'un côté, il faut constater l'affaiblissement considérable de la cohésion du bloc américain, affaiblissement qui ne fera que s'accentuer, il faut prendre garde également, comme on vient de le faire ressortir, de ne pas annoncer de façon prématurée la reconstitution d'un nouveau bloc dirigé par l'Allemagne. Sur le plan militaire, ce pays est loin d'être prêt à assumer un tel rôle. Du fait de sa situation de "vaincu" de la seconde guerre mondiale, la puissance de son armée est loin d'être à la hauteur de sa puissance économique. En particulier, la RFA n'a pas été autorisée, jusqu'à présent, à se doter de l'arme atomique, l'énorme quantité d'engins nucléaires qui se trouvent sur son sol étant entièrement contrôlée par l’Otan. En outre, et plus important encore à long terme, la tendance à un nouveau partage du monde entre deux blocs militaires est contrecarrée, et pourra peut-être même être définitivement compromise, par le phénomène de plus en plus profond et généralisé de décomposition de la société capitaliste tel que nous l'avons déjà mis en évidence (voir Revue Internationale n° 57).
Ce phénomène, qui s'est développé tout au long des années 1980, résulte de l'incapacité pour les deux classes fondamentales de la société à apporter leur propre réponse historique à la crise sans issue dans laquelle s'enfonce le mode de production capitaliste. Si la classe ouvrière, en refusant de se laisser embrigader derrière les drapeaux bourgeois, contrairement à ce qu'elle fit dans les années 30, a pu jusqu'à présent empêcher le capitalisme de déchaîner une troisième guerre mondiale, elle n'a pas, en revanche, trouvé la force d'affirmer clairement sa propre perspective : la révolution communiste. Dans une telle situation où la société se trouve momentanément "bloquée", privée de toute perspective, alors que la crise capitaliste ne cesse de s'aggraver, l'histoire ne s'arrête pas. Son "cours" se traduit par une putréfaction croissante de toute la vie sociale dont nous avons déjà analysé dans cette Revue les manifestations multiples : depuis le fléau de la drogue jusqu'à la corruption généralisée des hommes politiques, en passant par les menaces sur l'environnement, la multiplication de catastrophes dites "naturelles" ou "accidentelles", le développement de la criminalité, du nihilisme et du désespoir des jeunes (le "no future"). Une des expressions de cette décomposition réside dans l'incapacité croissante de la classe bourgeoise à contrôler, non seulement la situation économique, mais aussi la situation politique. Un tel phénomène est évidemment particulièrement avancé dans les pays de la périphérie du capitalisme, ceux qui, pour être arrivés trop tard dans le développement industriel, ont été les premiers et les plus gravement frappés par la crise de ce système. Aujourd'hui, le chaos économique et politique qui se développe dans les pays de l'Est, la perte complète de contrôle de la situation par les bourgeoisies locales, constitue une nouvelle manifestation de ce phénomène général. Et la bourgeoisie la plus forte, c'est-à-dire celle des pays avancés d'Europe et d'Amérique du Nord, est elle-même consciente de ne pas être à l'abri de ce type de convulsions. C'est pour cela qu'elle apporte tout son soutien à Gorbatchev dans sa tentative de "remettre de l'ordre" dans son empire, même quand c'est fait de façon sanglante comme à Bakou. Elle a trop peur que le chaos qui est en train de se développer à l'Est ne franchisse, tel le nuage radioactif de Tchernobyl, les frontières et ne vienne se répercuter à l'Ouest.
A cet égard, l'évolution de la situation en Allemagne est significative. La rapidité incroyable avec laquelle se sont enchaînés les événements depuis l'automne dernier ne signifie nullement que la bourgeoisie soit saisie d'une frénésie de "démocratisation". En réalité, si la situation en RDA a cessé depuis longtemps de répondre à une quelconque politique délibérée de la bourgeoisie locale, il en est de même, de plus en plus, pour la bourgeoisie de RFA, et aussi pour î'ensemble de la bourgeoisie mondiale. La réunification des deux Allemagnes, dont aucun des "vainqueurs" de 1945 ne voulait il y a quelques semaines (il y a 3 mois, Gorbatchev l'envisageait pour "dans un siècle") de peur que la reconstitution d'une "Grande Allemagne" hégémonique en Europe n'aiguise ses appétits impérialistes, s'impose de plus en plus à tous comme le seul moyen de combattre le chaos en RDA, et par contagion, dans tous les pays voisins. Même la bourgeoisie d'Allemagne de l'Ouest trouve que les choses vont "trop vite". Dans les conditions où elle se présente, cette réunification, qui était pourtant appelée de ses voeux depuis des décennies, ne pourra lui apporter que des difficultés. Mais plus elle retarde son moment, et plus ces difficultés seront considérables. Que la bourgeoisie de RFA, une des plus solides du monde, en soit aujourd'hui réduite à courir après les événements en dit long sur ce qui attend l'ensemble de la classe bourgeoise.
Dans un tel contexte de perte de contrôle de la situation par la bourgeoisie mondiale, il n'est pas dit que les secteurs dominants de celle-ci soient aujourd'hui en mesure de mettre en oeuvre l'organisation et la discipline nécessaires à la reconstitution de blocs militaires. Une bourgeoisie qui ne maîtrise plus la politique de son propre pays est bien mal armée pour s'imposer à d'autres bourgeoisies (comme on vient de le voir avec l'effondrement du bloc de l'Est dont la cause première réside dans l'implosion économique et politique de sa puissance dominante).
C'est pour cela qu'il est fondamental de mettre en évidence que, si la solution du prolétariat -la révolution communiste - est la seule qui puisse s'opposer à la destruction de l'humanité (qui constitue la seule "réponse" que la bourgeoisie puisse apporter à sa crise), cette destruction ne résulterait pas nécessairement d'une troisième guerre mondiale. Elle pourrait également résulter de la poursuite, jusqu'à ses conséquences extrêmes (catastrophes écologiques, épidémies, famines, guerres locales déchaînées, etc.) de cette décomposition.
L'alternative historique "Socialisme où Barbarie", telle qu'elle a été mise en évidence par le marxisme, après s'être concrétisée sous la forme de "Socialisme ou Guerre impérialiste mondiale" au cours de la plus grande partie du 20e siècle, s'était précisée sous la forme terrifiante de "Socialisme ou Destruction de l'humanité" au cours des dernières décennies du fait du développement des armements atomiques. Aujourd'hui, après l'effondrement du bloc de l'Est, cette perspective reste tout à fait valable. Mais il convient de mettre en avant qu'une telle destruction peut provenir de la guerre impérialiste généralisée OU de la décomposition de la société.
Le recul de la conscience dans la classe ouvrière
Les "Thèses sur la crise économique et politique dans les pays de l'Est" (Revue Internationale 60) mettent en évidence que l'effondrement du bloc de l'Est et l'agonie du stalinisme vont se répercuter sur la conscience du prolétariat par un recul de celle-ci. Les causes d'un tel recul sont analysées dans l'article "Des difficultés accrues pour le prolétariat" (Ibid). On peut les résumer ainsi :
{C}-{C}au même titre que le surgissement, en 1980, d'un syndicat "indépendant" en Pologne, mais à une échelle beaucoup plus vaste, compte tenu de l'ampleur considérable des événements actuels, l'effondrement du bloc de l'Est et l'agonie du stalinisme vont permettre une poussée très importante des illusions démocratiques, non seulement au sein du prolétariat des pays de l'Est, mais également dans celui des pays occidentaux ;
{C}-{C}"le fait que cet événement historique considérable se soit produit indépendamment de la présence du prolétariat ne peut engendrer au sein de celui-ci qu'un sentiment d'impuissance" (Ibid) ;
{C}-{C}"dans la mesure ou l'effondrement du bloc de l'Est fait suite à une période de 'guerre froide’ avec le bloc de l'Ouest, où ce dernier apparaît comme le 'vainqueur', sans coup férir, d'une telle 'guerre', cela va engendrer dans les populations d'Occident, et aussi parmi les ouvriers, un sentiment d'euphorie et de confiance envers leurs gouvernements similaire (toutes proportions gardées) à celui qui avait pesé sur le prolétariat des pays 'vainqueurs' lors des deux guerres mondiales";
{C}-{C}la dislocation du bloc de l'Est ne peut qu'exacerber le poids du nationalisme, dans les républiques périphériques de l'URSS et dans les anciennes "Démocraties populaires", mais également dans un certain nombre de pays d'Occident et, en particulier, dans un pays aussi important que l'Allemagne du fait de la réunification des deux parties de ce pays ;
-"ces mystifications nationalistes vont peser également sur les ouvriers d'Occident... par le discrédit et l'altération que va subir dans leur conscience l'idée même d'internationalisme prolétarien..., notion dénaturée complètement par le stalinisme, et dans sa foulée par l'ensemble des forces bourgeoises, qui l'ont identifié avec la domination impérialiste de l'URSS sur son bloc" ;
-"en fait,... c'est la perspective-même de la révolution communiste mondiale qui est affectée par l'effondrement du stalinisme (...) ; l'identification entre le communisme et le stalinisme avait permis, dans les années 1930, à la bourgeoisie d'embrigader la classe ouvrière derrière ce dernier afin de parachever sa défaite (...) ; au moment où le stalinisme est complètement déconsidéré aux yeux de tous les ouvriers, ce même mensonge lui sert pour les détourner de la perspective du communisme."
On peut compléter ces éléments en considérant l'évolution de ce qui reste des partis staliniens des pays occidentaux.
L'effondrement du bloc de l'Est implique, à terme, la disparition des partis staliniens, non seulement dans les pays où ils dirigeaient l'Etat, mais aussi dans ceux où ils avaient pour fonction d'encadrer la classe ouvrière. Soit ces partis se transformeront radicalement - comme est en train de le faire le PC d'Italie - en abandonnant complètement ce qui faisait leur spécificité (y compris leur nom), soit ils seront réduits à l'état de petites sectes (comme c'est déjà le cas aux Etats-Unis et dans la plupart des pays d'Europe du Nord). Ils pourront encore intéresser les ethnologues, ou les archéologues, mais ne joueront plus aucun rôle sérieux comme organes d'encadrement et de sabotage des luttes ouvrières. La place qu'ils tenaient dans ce domaine, jusqu'à présent, dans un certain nombre de pays, sera prise par la social-démocratie ou par des secteurs de gauche de celle-ci. De ce fait, le prolétariat aura de moins en moins l'occasion, dans le développement de sa lutte, de s'affronter au stalinisme, ce qui ne pourra que favoriser encore l'impact du mensonge qui identifie celui-ci au communisme.
Les perspectives pour la lutte de classe
Ainsi, l'effondrement du bloc de l'Est et la mort du stalinisme créent de nouvelles difficultés pour la prise de conscience dans le prolétariat. Est-ce à dire que ces événements vont également déterminer un ralentissement sensible des combats de classe ? Sur ce point, il est nécessaire de rappeler que les "Thèses" parlent d'un "recul de la conscience" et non d'un recul de la combativité du prolétariat. Elles précisent même que "les attaques incessantes et de plus en plus brutales que le capitalisme ne manquera pas d'asséner contre les ouvriers vont les contraindre à mener le combat", car il serait faux de considérer que le recul de la conscience s'accompagnera d'un recul de la combativité. En de nombreuses reprises, déjà, nous avons mis en évidence la non-identité entre conscience et combativité. Il n'y a donc pas lieu d'y revenir ici en tant que question générale. Dans le cas précis de la situation actuelle, il faut souligner que le présent recul de la conscience ne découle pas d'une défaite directe de la classe ouvrière suite à un combat qu'elle aurait engagé. C'est complètement en dehors d'elle et de ses luttes que se sont produits les événements qui, aujourd'hui, sèment le désarroi dans ses rangs. De ce fait, ce n'est pas la démoralisation qui pèse sur elle à l'heure actuelle. Si sa conscience est affectée, son potentiel de combativité, en revanche, n'est pas fondamentalement atteint. Et ce potentiel, avec les attaques de plus en plus brutales qui vont se déchaîner, peut se révéler à tout moment. Il importe donc de ne pas être surpris face aux explosions prévisibles de cette combativité. Elles ne pourraient pas être interprétées comme une remise en cause de notre analyse sur le recul de la conscience ni "oublier" que la responsabilité des révolutionnaires est d'intervenir en leur sein. .
En deuxième lieu, il serait faux d'établir une continuité dans l'évolution des luttes et de la conscience du prolétariat entre la période qui précède l'effondrement du bloc de l'Est et la période présente. Dans la période passée, le CCI a critiqué la tendance dominante, au sein du milieu politique prolétarien, à sous-estimer l'importance des luttes de la classe et des pas accomplis par celle-ci dans sa prise de conscience. La mise en évidence du recul actuel de cette prise de conscience ne signifie nullement une remise en cause de nos analyses pour la période passée, et notamment celles qui avaient été dégagées par le 8e Congrès du CCI (Revue Internationale n°59).
C'est vrai que l'année 1988 et la première moitié de 1989 ont été marquées par un certain nombre de difficultés dans le développement de la lutte et de la conscience de la classe, et notamment par un certain retour au premier plan des syndicats. Ce fait avait d'ailleurs été relevé dès avant le 8e congrès, notamment dans l’éditorial de la Revue Internationale n°58 qui notait que "cette stratégie (de la bourgeoisie) a réussi pour le moment à désorienter la classe ouvrière et à entraver sa marche vers l'unification de ses combats". Cependant, en s'appuyant sur les données de la situation internationale qui étaient celles de l'époque, notre analyse relevait les limites d'un tel moment de difficultés. En fait, les difficultés que rencontrait la classe ouvrière en 1988 et début 1989 se situaient sur un même plan (même si elles étaient plus sérieuses) que celles qu'elle avait pu rencontrer au cours de l'année 1985 (et relevées lors du 6e congrès du CCI : voir dans la Revue Internationale n° 44 la "Résolution sur la situation internationale" adoptée par ce congrès). Elles n'excluaient nullement la possibilité "de nouveaux surgissements massifs, de plus en plus déterminés et conscients de la lutte prolétarienne" (Revue Internationale n°58), de la même façon que le ralentissement de 1985 avait débouché en 1986 sur des mouvements aussi importants et significatifs que les grèves massives du printemps en Belgique et la grève des chemins de fer en France. En revanche, les difficultés que rencontre le prolétariat aujourd'hui se situent à un tout autre niveau. L'effondrement du bloc de l'Est et du stalinisme est un événement historique considérable dont les répercutions sur tous les aspects de la situation mondiale sont-elles mêmes extrêmement importantes. Ainsi, cet événement ne saurait être placé, du point de vue de son impact sur la classe, sur le même plan que telle ou telle série de manoeuvres de la bourgeoisie comme on les a connues depuis 20 ans, y compris la mise en avant de la carte de la gauche dans l'opposition, à la fin des années 1970.
En fait, c'est une autre période qui s'est ouverte aujourd'hui, distincte de celle que nous avons vécue pendant 20 ans. Depuis 1968, en effet, le mouvement général de la classe, malgré certains moments de ralentissement ou de courts reculs, s'est développé dans le sens de luttes de plus en plus conscientes, se libérant notamment de façon croissante de l'emprise des syndicats. En revanche, les conditions mêmes dans lesquelles s'est effondré le bloc de l'Est, le fait que le stalinisme n'ait pas été abattu par la lutte de classe mais par une implosion interne, économique et politique, déterminent le développement d'un voile idéologique (indépendamment même des campagnes médiatiques qui se déchaînent aujourd'hui), d'un désarroi pour la classe sans commune mesure avec tout ce qu'elle avait dû affronter jusqu'à présent, y compris la défaite de 1981 en Pologne. En fait, il nous faut considérer que, même si l'effondrement du bloc de l'Est s'était produit au moment où les luttes du prolétariat étaient en plein essor (par exemple fin 1983-début 1984, ou en 1986), cela n'aurait changé strictement rien à la profondeur du recul que cet événement aurait provoqué dans la classe (même si ce recul aurait pu éventuellement tarder un peu plus à faire sentir ses effets).
C'est pour cette raison, en particulier, qu'il convient aujourd'hui de mettre à jour l'analyse développée par le CCI sur la "gauche dans l'opposition". Cette carte était nécessaire à la bourgeoisie depuis la fin des années 1970 et tout au long des années 1980 du fait de la dynamique générale de la classe vers des combats de plus en plus déterminés et conscients, de son rejet croissant des mystifications démocratiques, électorales et syndicales. Les difficultés rencontrées dans certain pays (par exemple la France) pour la mettre en place dans les meilleures conditions, ne retirait rien au fait qu'elle constituait l'axe central de la stratégie de la bourgeoisie contre la classe ouvrière, ce qui était illustré par la permanence de gouvernements de droite dans des pays aussi importants que les Etats-Unis, la RFA et la Grande-Bretagne. En revanche, le recul actuel de la classe n'impose plus à la bourgeoisie, pour un certain temps, l'utilisation prioritaire de cette stratégie. Cela ne veut pas dire que dans ces derniers pays on verra nécessairement la gauche retourner au gouvernement : nous avons, à plusieurs reprises (voir, en particulier, la Revue Internationale n° 18), mis en évidence qu'une telle formule n'est indispensable que dans les périodes révolutionnaires ou de guerre impérialiste. Par contre, il ne faudra pas être surpris s'il advient un tel événement, ou bien considérer qu'il s'agit d'un "accident" ou l'expression d'une "faiblesse particulière" de la bourgeoisie de ces pays. La décomposition générale de la société se traduit pour la classe dominante par des difficultés accrues à maîtriser son jeu politique, mais nous n'en sommes pas au point où les bourgeoisies les plus fortes du monde pourraient laisser se dégarnir le terrain social face à une menace du prolétariat.
Ainsi, la situation mondiale, sur le plan de la lutte de classe, se présente avec des caractéristiques très sensiblement différentes de celles qui prévalaient avant l'effondrement du bloc de l'Est. Cependant, la mise en évidence de l'importance du recul présent de la conscience dans la classe ne saurait conduire à une remise en cause du cours historique tel qu'il a été analysé par le CCI depuis plus de 20 ans (même s'il convient de préciser cette notion comme on l'a vu plus haut).
En premier lieu, à l'heure actuelle, un cours vers la guerre mondiale est exclu du fait de l'inexistence de deux blocs impérialistes.
En second lieu, il importe de souligner les limites du recul actuel de la classe. En particulier, même si on peut comparer la nature des mystifications démocratiques qui aujourd'hui se renforcent dans le prolétariat avec celles qui se sont déchaînées au moment de la "Libération", il convient aussi de marquer les différences entre les deux situations. D'une part, ce sont les principaux pays industrialisés, et donc le coeur du prolétariat mondial, qui ont été directement impliqués dans la seconde guerre mondiale. De ce fait, c'est également de façon directe que l'euphorie démocratique a pu peser sur ce prolétariat. En revanche, les secteurs de la classe qui se trouvent aujourd'hui en première ligne de ces mystifications, ceux des pays de l'Est, sont relativement périphériques. C'est principalement à cause du "vent d'Est" qui souffle aujourd'hui, et non parce qu'il serait dans "l'oeil du cyclone", que le prolétariat de l'Ouest doit affronter ces difficultés. D'autre part, les mystifications démocratiques du lendemain de la guerre ont trouvé un relais puissant dans la "prospérité" qui a accompagné la reconstruction. La croyance en la "Démocratie" comme le "meilleur des mondes" a pu s'appuyer pendant deux décennies sur une amélioration réelle des conditions de vie de la classe dans les pays avancés et sur le sentiment que donnait le capitalisme d'avoir réussi à surmonter ses contradictions (sentiment qui a même pénétré certains groupes révolutionnaires). La situation est toute autre à l'heure actuelle où les bavardages bourgeois sur la "supériorité" du capitalisme "démocratique" vont se heurter aux faits têtus d'une crise économique insurmontable et de plus en plus profonde.
Ceci dit, il importe aussi de ne pas se laisser bercer et endormir par des illusions. Même si la guerre mondiale ne saurait, à l'heure actuelle, et peut-être de façon définitive, constituer une menace pour la vie de l'humanité, cette menace peut très bien provenir, comme on l'a vu, de la décomposition de la société. Et cela d'autant plus que si le déchaînement de la guerre mondiale requiert l'adhésion du prolétariat aux idéaux de la bourgeoisie, phénomène qui n'est nullement à l'ordre du jour à l'heure actuelle pour ses bataillons décisifs, la décomposition n'a nul besoin d'une telle adhésion pour détruire l'humanité. En effet, la décomposition de la société ne constitue pas, à proprement parler, une "réponse" de la bourgeoisie à la crise ouverte de l'économie mondiale. En réalité, ce phénomène peut se développer justement parce que la classe dominante n'est pas en mesure, du fait du non embrigadement du prolétariat, d'apporter SA réponse spécifique à cette crise, la guerre mondiale et la mobilisation en vue de celle-ci. La classe ouvrière, en développant ses luttes (comme elle l'a fait depuis la fin des années 1960), en ne se laissant pas embrigader derrière les drapeaux bourgeois, peut empêcher la bourgeoisie de déchaîner la guerre mondiale. En revanche, seul le renversement du capitalisme est en mesure de mettre fin à la décomposition de la société. De même qu'elles ne peuvent en aucune façon s'opposer à l'effondrement économique du capitalisme, les luttes du prolétariat dans ce système ne peuvent constituer un frein à sa décomposition.
En ce sens, si jusqu'à présent nous avions pu considérer que "le temps travaillait pour le prolétariat", que la lenteur du développement des combats de la classe permettait à celle-ci, de même qu'aux organisations révolutionnaires, de se reconstituer une expérience que la contre-révolution avait engloutie, cette analyse est devenue désormais caduque. Il ne "s'agit pas pour les révolutionnaires de s'impatienter et de 1 vouloir "forcer la main de l'histoire", mais ils doivent être conscients de la gravité croissante de la situation s'ils veuillent être à la hauteur de leurs responsabilités.
C'est pour cela que, dans leur intervention, s'ils doivent mettre en évidence que la situation historique reste encore entre les mains du prolétariat, qu'il est tout à fait capable, /par et dans ses combats, de surmonter les obstacles que la bourgeoisie a semés sur son chemin, ils doivent également insister sur l'importance des enjeux de la situation présente, et donc de sa propre responsabilité.
Pour la classe ouvrière, la perspective actuelle est donc celle de la poursuite de ses combats en réponse aux attaques économiques croissantes. Ces luttes vont se dérouler, durant toute une période, dans un contexte politique et idéologique difficile. C'est particulièrement vrai, évidemment, pour le prolétariat des pays où s'instaure aujourd'hui la "Démocratie". Dans ces pays, la classe ouvrière se retrouve dans une situation d'extrême faiblesse, comme le confirment, jour après jour, les événements qui s'y déroulent (incapacité d'exprimer la moindre revendication indépendante de classe dans les différents "mouvements populaires", enrôlement dans des conflits nationalistes - notamment en URSS -, participation même à des grèves typiquement xénophobes contre telle ou telle minorité ethnique, comme récemment en Bulgarie). Ces événements nous donnent un exemple de comment se présente une classe ouvrière prête à se laisser enrôler dans la guerre impérialiste.
Pour le prolétariat des pays occidentaux, la situation est, évidemment, très différente. Ce prolétariat est très loin de subir les mêmes difficultés que celui de l'Est. Le recul de sa conscience se traduira notamment par un retour en force des syndicats dont le travail sera facilité par l'accroissement des mystifications démocratiques et des illusions réformistes : "le patronat peut payer", "partage des bénéfices", "intéressement à la croissance", mystifications facilitant l'identification par les ouvriers de leurs intérêts avec ceux du capital national.
En outre, la poursuite et l'aggravation du phénomène de pourrissement de la société capitaliste exerceront, encore plus qu'au cours des années 1980, ses effets nocifs sur la conscience de la classe. Par l'ambiance générale de désespoir qui pèse sur toute la société, par la décomposition même de l'idéologie bourgeoise dont les émanations putrides viennent empoisonner l'atmosphère que respire le prolétariat, ce phénomène va constituer pour lui, jusqu'à la période prérévolutionnaire, une difficulté supplémentaire sur le chemin de sa prise de conscience.
Pour le prolétariat, il n'y a pas d'autre chemin que de rejeter l'embrigadement interclassiste derrière la lutte contre certains aspects particuliers de la société capitaliste moribonde (l'écologie, par exemple). Le seul terrain sur lequel il peut à l'heure actuelle se mobiliser comme classe indépendante (et c'est une question encore plus cruciale au moment du déferlement de la mystification démocratique qui ne connaît que des "citoyens", ou le "peuple") est celui où ses intérêts spécifiques ne peuvent être confondus avec les autres couches de la société et qui, plus globalement, détermine l'ensemble des autres aspects de la société : le terrain économique. Et c'est justement en ce sens que, comme nous l'avons affirmé depuis longtemps, la crise constitue "le meilleur allié du prolétariat". C'est l'aggravation de la crise qui va obliger celui-ci à se rassembler sur son terrain, à développer ses luttes qui constituent la condition du dépassement des entraves actuelles à sa prise de conscience, qui va lui ouvrir les yeux sur les mensonges à propos de la "supériorité" du capitalisme, qui va le contraindre à perdre ses illusions sur la possibilité pour le capitalisme de se sortir de sa crise et donc sur ceux, les syndicats et les partis de gauche, qui veulent l'attacher à ï'"intérêt national" en lui parlant de "partage des profits" et autres foutaises.
Aujourd'hui, alors que la classe ouvrière se débat contre tous les rideaux de fumée que la bourgeoisie a réussi momentanément à jeter devant ses yeux, restent toujours valables les mots de Marx :
"Il ne s'agit pas de ce que tel ou tel prolétaire ou même le prolétariat entier se représente à un moment comme le but. Il s'agit de ce qu'est le prolétariat et de ce que, conformément à son être, il sera historiquement contraint défaire."
Il appartient aux révolutionnaires de contribuer pleinement à la prise de conscience dans la classe de ce but que lui assigne l'histoire afin qu'elle puisse enfin transformer en réalité la nécessité historique de la révolution qui n'a jamais été aussi pressante.
CCI, 10 février 1990.
{C}[1]{C} [4] Ce texte est basé sur un rapport adopté par le CCI lors d'une réunion internationale tenue à la fin janvier 1990.
{C}[2]{C} [5] La très faible résistance opposée par la presque totalité des anciens dirigeants des "Démocraties populaires", et qui a permis des "transitions en douceur" dans ces pays, n'exprime nullement le fait que ces dirigeants, de même que l'appareil des partis staliniens, auraient volontairement sacrifié leur pouvoir et leurs privilèges. En fait, ce phénomène illustre, outre la faillite économique totale de ces régimes, leur extrême fragilité politique, fragilité que nous avions signalée depuis longtemps mais qui s'est révélée bien plus considérable encore que tout ce qui avait pu être imaginé.
{C}[3]{C} [6] Parmi ces pays, la Pologne et la Hongrie font figure de "champions" avec respectivement 40,6 et 20,1 milliards de dollars de dettes, soit 63,4 et 64,6% de leur PNB annuel. A côte d'eux, le Brésil, avec un endettement équivalent à "seulement" 39,2% de son PNB, apparaît comme un "bon élève".
"Victoire ! Victoire ! Le capitalisme a vaincu le communisme ! Regardez à l'Est, c'est la ruine, la pauvreté, plus rien ne fonctionne, la population ne veut plus du socialisme ! Regardez à l'Ouest, c'est l'opulence, l'inflation a été terrassée, la croissance économique dure depuis 7 ans, la démocratie libérale et pluraliste est le meilleur des systèmes ! Le marché a gagné ! Les capitales du monde occidental résonnent des cris euphoriques des chantres de l'économie capitaliste. L'effondrement économique du bloc de l'Est est le prétexte au déchaînement d'une campagne idéologique intense à la gloire du capitalisme libéral. Dans tout cela, deux vérités - l'économie du bloc de l'Est est en ruine et la loi du marché s'est imposée. Pour le reste ce ne sont que mensonges que la classe dominante entretien pour mener sa guerre idéologique contre le prolétariat et parce qu'elle-même s'illusionne sur son propre système.
Le plus grand des mensonges réside dans l'affirmation selon laquelle dans les pays du bloc de l'Est, et notamment en URSS, se serait incarné le communisme. De ce fait, le soi-disant "socialisme réel", selon le terme à la mode, serait l'enfer réel où mènerait la théorie marxiste. Ainsi, le prolétariat continue de payer les dividendes de l'échec tragique de la révolution prolétarienne qui avait commencé en Russie en 1917 : l'identification entre la contre-révolution stalinienne et la victoire du communisme est la pire mystification qu'il ait subie dans toute son histoire.
Une classe ouvrière affamée, exploitée de manière forcenée, massacrée au moindre signe de révolte. Une classe dominante arrogante - la nomenklatura -, cramponnée à ses privilèges. Un Etat tentaculaire, bureaucratique et militarisé. Une économie totalement orientée vers la production et l'entretien d'armements. Un impérialisme russe d'une brutalité extrême, imposant le pillage et le rationnement à son bloc. Tous ces traits caractéristiques des pays de l'Est n'ont pourtant rien à voir avec l'abolition des classes, le dépérissement et l'extinction de l'Etat, ni l'internationalisme prolétarien prônés par Marx.
Pourtant, même si la dictature stalinienne des pays de l'Est marque ces traits jusqu'à la caricature, ceux-ci ne sont certainement pas propres au stalinisme. Ils se retrouvent de manière de plus en plus accentuée dans le monde entier. Malgré ses spécificités - liées à son histoire - l'économie des pays de l'Est est capitaliste.
L'éclatement des blocs et la crise du capitalisme d'Etat
La Nomenklatura stalinienne parasitaire et représentant 15 % de la population se retrouve au lendemain de la deuxième guerre mondiale à la tête d'un bloc dont l'économie était soit détruite, soit sous-développée. Elle n'a pu affirmer sa puissance qu'en détournant la loi de la valeur, en trichant avec elle par l'imposition de mesures de capitalisme d'Etat extrêmes du fait de l'absence de l'ancienne bourgeoisie des propriétaires individuels des moyens de production qui a été expropriée par la révolution prolétarienne d'octobre 1917 : étatisation totale des moyens de productions, marché intérieur contrôlé et rationné, développement massif de l'économie de guerre et sacrifice de toute l'économie aux besoins de l'armée, seule garantie en dernière instance de la soumission de son bloc et de sa crédibilité impérialiste internationale. Incapable de recourir à la seule carte qui lui restait : la guerre, son armée entravée par le dysfonctionnement économique et devant faire face à une population dont la terreur policière ne parvenait plus à faire taire le mécontentement grandissant, la nouvelle bourgeoisie russe ne peut plus aujourd'hui que constater le délabrement de son économie et de son impuissance à faire face à la catastrophe.
L'effondrement économique du modèle stalinien ne signifie pas l'effondrement du socialisme mais un nouveau pas du capitalisme dans la crise mondiale qui dure depuis plus de 20 ans. Effectivement, la fameuse loi du marché, dont les vertus sont tant chantées, s'est imposée aujourd'hui, comme elle s'est imposée il y a 10 ans aux pays dits du "tiers-monde", les plongeant définitivement dans une misère et une barbarie - bien capitaliste celle-là, personne n'en doute - qui n'a rien à envier à celle qui règne dans les pays de l'Est.
On ne triche pas impunément avec la loi de la valeur, base du système économique capitaliste. Mais cette vérité, dont aujourd'hui les idéologues occidentaux se gargarisent, répétant à satiété : "Vive le marché ! Vive le marché !", s'impose aussi à l'ensemble de l'économie dite "libérale", en dehors du bloc de l'Est. Alors que la propagande occidentale, face à l'évidence de la faillite économique du bloc de l'Est, entonne le refrain connu : "A l'Ouest tout va bien !", la crise n'en continue pas moins son travail de sape, la fameuse loi du marché est toujours à l'oeuvre. Irrésistiblement, malgré toutes les manipulations dont ils sont l'objet, les taux de croissance continuent partout leur baisse, annonçant une plongée encore plus profonde de l'économie mondiale dans la récession.
Loin d'annoncer des lendemains qui chantent pour le capitalisme, la banqueroute du bloc de l'Est, après celle du "tiers-monde", annonce les banqueroutes futures du capitalisme dans ses pôles les plus développés. La première puissance mondiale : les USA, est en ligne de mire.
La première puissance mondiale, qui se pose comme le champion du libéralisme économique sur le plan idéologique, n'a pas sur le plan pratique concrétisé son discours. Bien au contraire, l'intervention de l'Etat dans l'économie n'a cessé de s'intensifier depuis des décennies.
La tendance au capitalisme d'Etat ne se résume pas à sa caricature stalinienne, aux nationalisations et à l'abolition de la concurrence sur le marché intérieur. Le capitalisme d'Etat à l'américaine, intégrant le capital privé dans une structure étatique et sous son contrôle, le fameux modèle bien improprement appelé "libéral", est bien plus efficace, plus souple, plus adapté, avec un sens plus développé de la responsabilité de la gestion de l'économie nationale, plus mystificateur parce que plus masqué. Surtout, il contrôle une économie et un marché autrement plus puissants : le PNB global des pays de l'OCDE, avec environ 12 000 milliards de dollars, représente six fois le revenu national des pays du COMECON en 1987.
Avocats farouches du libéralisme à tout crin, du moins d'Etat, devant les tribunes médiatiques, Reagan et son équipe, dans les antichambres obscures du pouvoir d'Etat, vont faire mener une politique économique à l'inverse de leurs professions de foi. Mais ces politiques étatiques sont autant de distorsions de la loi de la valeur, de tricheries par rapport à la sacro-sainte loi du marché.
Par la très étatique politique des taux de la très étatique Banque Fédérale, les Etats-Unis vont imposer la loi du dollar - dans lequel sont libellés les trois-quarts des échanges mondiaux - au marché mondial. Pour la défense du roi dollar, la discipline est imposée aux grands pays industrialisés - concurrents économiques mais aussi vassaux du bloc occidental - au sein du groupe G7 qui réuni les pays les plus industrialisés. Des parts de marché sont négociées, réparties, échangées dans les discussions du GATT au mépris de toutes les règles de la concurrence. La fameuse dérégulation des marchés n'a été que l'expression de la volonté très étatique des USA d'imposer les normes de leur marché intérieur au monde entier. Des subventions de plusieurs centaines de milliards de dollars sont directement versées par l'Etat fédéral pour protéger l'agriculture en déroute et renflouer les banques et les caisses d'épargne en faillite, tandis que les commandes d'armement du Pentagone sont une subvention déguisée à toute l'industrie américaine qui en est devenue de plus en plus dépendante.
La relance américaine, après la récession brutale du début de la décennie 1980 (qui a définitivement laissé les pays sous-développés sur le carreau), va se faire par un déficit budgétaire massif qui va servir à financer un effort de guerre sans précédent en période de paix et un déficit commercial record. Une telle politique n'a pu être permise que par un endettement pharamineux.
Ces politiques capitalistes d'Etat ont imposé des distorsions croissantes aux mécanismes du marché, le rendant de plus en plus artificiel, instable, volatil. L'économie américaine flotte sur une montagne de dettes que, pas plus que n'importe quel pays sous-développé, elle ne pourra rembourser. La dette américaine globale (interne et externe) correspond à environ deux années de PNB, la dette externe du Mexique et du Brésil, dont aujourd'hui les banquiers du monde entier font tant cas (la dette interne n'a pas grand sens alors que les monnaies nationales se sont effondrées), correspond à respectivement neuf et six mois d'activité. La super-puissance américaine a des pieds d'argile et sa dette pèse de plus en plus lourd sur ses épaules. Même avec des formes différentes, le soi-disant marché libre du monde occidental - en fait l'essentiel du marché mondial - est tout aussi artificiel que celui du monde de l'Est, car artificiellement maintenu à flot par un recours aux planches à billets et à un endettement croissant, qui ne pourra jamais être remboursé.
Si elles ont permis de renforcer la suprématie impérialiste des USA, les commandes d'armement n'ont pas dopé l'industrie américaine. Bien au contraire. De 1980 à 1987, les parts du marché mondial dans trois secteurs clés de l'industrie : machines-outils, automobiles, informatique-bureautique ont régressé respectivement de : 12,7 à 9 %, 11,5 à 9,4%, 31 à 22%.
La production d'armements ne sert à reproduire ni la force de travail ni de nouvelles machines. C'est de la richesse, du capital détruit, c'est une ponction improductive qui pèse sur la compétitivité de l'économie nationale. Les deux têtes de bloc surgies du partage de Yalta ont toutes deux vu leur économie s'affaiblir, perdre de sa compétitivité par rapport à leurs propres alliés. C'est là le résultat des dépenses consenties au renforcement de leur puissance militaire, garante de leur position de leader impérialiste, condition ultime de leur puissance économique.
Avec l'effondrement économique des pays du COMECON, l’épouvantail de l'impérialisme russe perd sa crédibilité et, du même coup, le bloc de l'Ouest perd son ciment essentiel.
Après des décennies de politique de capitalisme d'Etat menée sous la houlette des blocs impérialistes, le processus actuel de dissolution des alliances, qui avaient partagé la planète, constitue effectivement, d'un certain point de vue, une victoire du marché, une ré adéquation brutale des rivalités impérialistes aux réalités économiques. Et, symboliquement, s'affirme l'impuissance des mesures de capitalisme d'Etat à court-circuiter ad eternam les lois incontournable du marché capitaliste. Cet échec, au-delà même des limites étroites de l’ex-bloc russe, marque l'impuissance de la bourgeoisie mondiale à faire face à la crise de surproduction chronique, à la crise catastrophique du capital. Il montre l'inefficacité grandissante des mesures étatiques employées de manière de plus en plus massives, à l'échelle des blocs, depuis des décennies, et présentées depuis les années 1930 comme la panacée aux contradictions insurmontables du capitalisme, telles qu'elles s'expriment dans son marché.
La plongée des États-Unis dans la récession...
Alors que les idéologues rémunérés du capital s'extasient encore sur la victoire du "capitalisme de marché", et croient voir, à l'Est, le signe d'une nouvelle aurore pour un capitalisme revigoré et triomphant, l'ouragan qui s'approche des rives de l'économie américaine va leur faire rentrer dans la gorge leurs phrases creuses sur le marché.
Le symbole du capitalisme triomphant, la terre sainte des croisés du libéralisme : l'économie américaine, bat de l'aile et entame les dernières manoeuvres improvisées d'un atterrissage qui ne se fera pas en douceur.
Les USA perdent de leur crédibilité sur le marché financier, les prêteurs se font de plus en plus réticents. Le simple paiement des intérêts de la dette fédérale prévu pour 1991, 180 milliards de dollars, équivaut à plus de six mois d'exportations. Les capitalistes européens et japonais, qui ont financé l'essentiel de la dette, commencent à bouder les émissions du Trésor américain dont les cours dégringolent. Ainsi, les emprunts à trente ans du Trésor américain se négocient-ils aujourd'hui 5 % au dessous de leur valeur nominale.
Privée de liquidités, l'économie américaine est en fait à court de carburant, et son industrie artificiellement protégée a perdu sa compétitivité sur le marché mondial. Le dernier trimestre 1989 est marqué par une plongée brutale dans la récession, la croissance officielle chute à 0,5 % en rythme annuel. Les fleurons de l'industrie américaine annoncent des bénéfices en chute libre et des pertes. Dans l'informatique, IBM annonce pour le 4e trimestre 1989 des bénéfices en baisse de 74 %, et pour toute l’année en baisse de 40 %, pour Digital Equipment c'est une baisse de 44 % pour l'année, Control Data annonce pour 1989 des pertes de 680 millions de dollars, 196 millions pour le dernier trimestre. Dans l'automobile il en va de même : Ford, Chrysler, General Motors annoncent des dizaines de milliers de licenciements. La production de pétrole est à son plus bas niveau depuis 26 ans. La sidérurgie est au plus mal. Les entreprises les plus faibles accumulent les pertes et font faillite.
Wall Street est de plus en plus instable et, depuis octobre, a perdu 300 points accumulant les alertes. Les ténors de la bourse américaine suivent leurs collègues industriels et licencient à tour de bras : Merryl Lynch, Drexel-Burnham, Shearson-Lehman, etc. La perspective de réduction du déficit budgétaire angoisse les industriels confrontés à la baisse des commande de l'Etat : 1 milliard de dollars de réduction du budget d'armement équivaut à 30 000 licenciements. Avec le développement du chômage massif se rétrécit toujours plus le marché solvable.
Faute d'acheteurs, le marché immobilier s'effondre après des années de spéculation effrénée. La dévalorisation brutale du parc immobilier dévalorise tout l'avoir du capital américain. De même que les centaines de caisses d'épargne qui font faillite ont vu la valeur de leurs placements fondre comme neige au soleil avec l'effondrement de la spéculation immobilière, les spéculateurs internationaux qui, à coups d'OPA financées à crédit, ont constitué des empires industriels, voient la valeur de leur patrimoine se volatiliser et se retrouvent incapables de faire face aux échéances de leur dette.
La panique commence à gagner les grandes banques. Alors que la question de la dette impayée des pays pauvres ne peut être résolue, elles sont aujourd'hui confrontées à la solvabilité déclinante de l'économie américaine. Le pourcentage des crédits immobiliers à problèmes, par rapport aux fonds propres des banques, a progressé de 8 % à 15 % en un an dans le Nord-Est industriel. Les prêts, qui ont financé les OPA et la spéculation boursière, deviennent inconsistants avec les péripéties de Wall Street. Ainsi la faillite d'un seul spéculateur, Robert Campeau, laisse une ardoise dont l'estimation varie de 2 à 7 milliards de dollars. La banque d'affaire Drexel-Burnham annonce des pertes de 40 millions de dollars et se déclare en faillite. Les industriels confrontés au marasme du marché ont de plus en plus de mal à rembourser leurs emprunts et les 200 milliards de dollars de "junk-bonds" (littéralement "obligations pourries", en fait des obligations à risque mais au fort taux rémunérateur... tant que tout va bien) en circulation voient leur cours s'effondrer.
Les grandes banques, porte-drapeaux du capitalisme américain, accumulent en conséquence les pertes : 1,2 milliards de dollars pour J.P. Morgan, 665 millions de dollars pour la Chase Manhattan, 518 pour Manufacturers Hanover. Et le pire reste à venir : l'accélération de la dégradation s'étant produite au dernier trimestre 89, ses effets vont aller en s'accentuant. Avec cette nouvelle plongée dans la récession, le marché américain est en train de perdre sa solvabilité, non seulement sur le plan national, mais aussi et surtout sur le plan international. Le dollar est gagé sur la puissance de l'économie américaine et la dynamique d'effondrement du marché américain contient la perspective d'effondrement du dollar. Le système financier international est devenu un immense château de cartes qui tremble de plus en plus fortement sous le souffle asthmatique de l'économie US. La fameuse politique des taux se révèle impuissante à entraver la progression de l'inflation et à empêcher renfoncement dans la récession.
...annonce un nouvel effondrement de l'économie mondiale
Avec le ralentissement de l'économie américaine s'annonce un enfoncement encore plus profond de l'économie mondiale dans la récession. Si l'effondrement économique des pays de l'Est n'a eu qu'un très faible impact sur le marché mondial - depuis des décennies ces marchés étaient fermés et les échanges avec le reste du monde très faibles - il ne peut en être de même avec l'économie américaine. Même si depuis la fin de la seconde guerre mondiale, sa part de marché a chuté de 30 % à 16 %, et même si sa compétitivité n'a cessé de se dégrader, l'économie américaine reste la première du monde et son marché de loin le plus important.
Les exportations du Japon et des pays industrialisés d'Europe dépendent du marché américain. L"'empire du Soleil levant" écoule 34 % de ses exportations aux USA. Il est le plus dépendant du marché américain. En 1989 son excédent commercial, en contrecoup des difficultés américaines, a chuté de 17 %. Par conséquent la récession aux USA, l'insolvabilité grandissante de l'économie américaine, signifient une fermeture aux importations en provenance des autres pays et, par conséquent, une chute parallèle de la production mondiale. Dans cette spirale de la catastrophe capitaliste, c'est l'ensemble de l'économie planétaire qui est en train de sombrer dans le chaos. La pagaille invraisemblable qui est en train de submerger le monde, et qui rend difficile et délicat tout pronostic détaillé quant à la forme exacte à travers laquelle l'accélération de la crise va se manifester, montre au moins une chose : l'illusion de relative stabilité, que le capital avait réussi à maintenir sur le plan économique dans ses métropoles les plus développées durant les années 1980, a vécue.
L'ensemble des mécanismes dits de régulation du marche commence à se gripper. Les Etats tentent de huiler les rouages mais les remèdes sont de plus en plus inefficaces.
Les banquiers voient avec effroi leurs bilans s'incliner vers des gouffres sans fond, tandis que les "goldens boys" de Wall-Street, héros du libéralisme reaganien, se retrouvent aujourd'hui en prison ou au chômage. Les grandes places boursières sont inquiètes, elles ont eu des malaises à répétition, le 13 octobre 1989, puis le 2 janvier pour commencer l'année 1990, et le 24 janvier pour confirmer ces sinistres auspices. Chaque fois, les Etats ont inondé le marché de liquidités pour enrayer la panique, mais jusqu'à quand cette politique du coup par coup, de l'improvisation acrobatique pourra-t-elle être maintenue ?
Fait significatif de l'inquiétude qui gagne le monde des spéculateurs, le 2 janvier ce n'est pas Wall-Street qui a craqué en premier, c'est la bourse de Tokyo, devenue première place boursière mondiale et qui s'était fait jusque là remarquer par sa solidité et sa stabilité. Le compte-à-rebours est commencé qui annonce les craquements et les effondrements futurs.
De nouveaux marches illusoires
Pourtant, malgré ces sombres perspectives, les idéologues du capital n'en continuent pas moins à célébrer le fameux marché. Et, alors que le marché mondial se rétrécit une nouvelle fois drastiquement, avec l'affaissement de l'économie américaine, ils cherchent désespérément de nouvelles oasis capables d'étancher la soif de débouchés d'une industrie dont les moyens de production se sont énormément développés, avec les investissements de ces dernières années. Ils ne trouvent que de nouveaux mirages pour perpétuer l'illusion :
- le marché japonais qui, depuis des années, doit s'ouvrir, mais qui reste désespérément fermé car sa propre industrie l'occupe pleinement et ne laisse guère de place aux exportateurs étranger ;
- le marché des pays de l'Est qui vient de s'ouvrir plus largement à l'Occident, mais qui est ruiné par des décennies de pillages et d'aberration bureaucratique staliniennes et qui, pour importer, devra faire massivement appel aux crédits des pays occidentaux ;
- la future "unification" européenne qui en 1992 doit instituer le plus grand marché unique du monde, perspective hypothétique rendue encore plus lointaine par l'instabilité mondiale qui se développe et qui, de toutes façons, est déjà un marché occupé, même s'il est morcelé.
Pour tous ces marchés le problème reste le même : par rapport à leur capacité solvable, ils sont déjà amplement saturés. Une relance dans ces régions ne pourrait se faire qu'à crédit, en faisant marcher la planche à billets. C'est exactement la politique économique menée par les USA depuis des années. On voit où elle mène !
La situation financière mondiale n'incite pas les investisseurs à octroyer de nouveaux crédits qui, pour l'essentiel, ne pourront pas plus être remboursés que les anciens. Il est significatif qu'au-delà des déclarations d'intention d'aide aux pays de l'Est, les crédits occidentaux se soient faits plus que parcimonieux. L'économie mondiale a atteint un seuil. La politique qui consistait, pour forcer les exportations, à prêter en même temps l'argent destiné à les financer, se révèle de moins en moins possible et de plus en plus dangereuse. Les remèdes de cheval de l'économie libérale appliqués aux pays de l'Est, avec l'ouverture de leur marché, signifie d'abord :
- une inflation galopante, 900 % en Pologne ; des prix de denrées de première nécessité qui doublent en Hongrie ;
- la fermeture des usines insuffisamment compétitives, la majorité, et par conséquent, le développement d'un chômage massif, inconnu jusque là dans ces pays.
L'Eldorado mythique du capitalisme occidental qui a fait rêver des générations de prolétaires à l'Est, est devenu le cauchemar quotidien d'une dégradation insupportable des conditions de vie. Pas plus que les pays sous-développés n'ont pu se défaire de la misère ou ils se sont effondrés à la fin des années 1970, les pays de l’ex-bloc de l'Est ne sortiront demain de la catastrophe économique dans laquelle ils s'enfoncent toujours plus. Pas plus que les recettes du capitalisme d'Etat stalinien, les recettes du capitalisme d'Etat libéral ne pourront être efficaces.
Qui pourrait financer une relance destinée à atténuer le contrecoup de l'enlisement de l'économie américaine ? Toujours optimiste, la bourgeoisie mondiale répond : "Mais l'Allemagne et le Japon ! Voyons !". Ces pays ont en effet montré ces dernières années une santé insolente, battant des records à l'exportation, hyper compétitifs sur les marchés déchirés par la concurrence, menant une politique monétaire plus rigoureuse que leur mentor américain.
Cependant, toutes les économies de ces pays ne peuvent suffire à maintenir à flot l'économie mondiale. A eux deux, en 1987, ils ne représentaient que les trois-quarts du PNB américain. L'essentiel de leurs avoirs est immobilisé en bons du Trésor américain, en actions et en réserves libellées en dollars, qui ne peuvent être réalisés sans semer la panique sur les marchés. La "relance" au Japon sur un marché national surprotégé ne peut servir qu'à l'industrie japonaise, mais aura une incidence négligeable sur le marché mondial. Quant à la "relance" allemande, on a un avant-goût de ce qu'elle signifie avec le projet d'unification monétaire, prélude à la réunification des deux Allemagnes. D'abord nul ne peut estimer son coût : les différentes hypothèses varient de quelques dizaines de milliards de deutschemark à plusieurs centaines. L'incertitude règne, mais l'attrait d'une "Grande Allemagne" a poussé la RFA à desserrer le cordon de sa bourse, à mettre en fait à profit une politique de relance pour financer sa réunification. Comme pour le Japon, charité bien ordonnée commence par soi-même.
L'impact d'une telle relance ne peut, en conséquence, qu'être limité sur le plan international. L'abandon de la politique de rigueur monétaire de l'Allemagne, tant citée comme exemple jusqu'alors, sème l'inquiétude dans le monde de la finance effrayé par ce saut vers l'inconnu. Par contrecoup, les marchés européens sont déstabilisés, les taux d'intérêt, face à la peur qu'une telle politique ait pour résultat premier de relancer l'inflation, flambent à Francfort et à Paris, mettant à mal les marchés spéculatifs: bourses, MATIF. Les investisseurs japonais hésitent, le "Serpent monétaire" européen est mis à mal. Le choix allemand de l'Allemagne de l'Ouest mécontente les autres pays de l'Occident, notamment européens qui voient leur échapper l'escarcelle sur laquelle ils comptaient pour sauver leur propre économie.
La RFA n'a pas les moyens de financer à la fois l'absorption de la RDA et une mini relance en Europe de l'Ouest. La Communauté européenne est mal en point et le marché unique de 1992 de plus en plus lointain, improbable, à un moment où les effets conjugués de l'accélération de la crise et de la désagrégation de la discipline des blocs pousse chaque puissance capitaliste dans une concurrence acharnée où domine le "chacun pour soi" et où les tentations protectionnistes se font chaque jour plus fortes.
Loin d'être, comme l'affirmaient les propagandistes médiatisés du capital, une victoire du capitalisme et l'aurore d'un nouveau développement, l'effondrement économique du bloc de l'Est a été le signe annonciateur d'un nouvel enfoncement de l'économie mondiale dans la crise. Liées par leur destin paradoxal, les deux grandes puissances dominantes, qui se sont partagées le monde à Yalta, sombrent aujourd'hui sous les coups de boutoir de la crise capitaliste. De l'est à l'Ouest, du Nord au Sud, la crise économique est mondiale et si l'effondrement du bloc de l'Est a été plus un facteur de déboussolement que de clarification pour le prolétariat mondial, l'enfoncement significatif de l'économie mondiale, à la suite de la récession américaine, dans une crise toujours plus aiguë et dramatique, va donner l'occasion de remettre les pendules à l'heure. Le franchissement du fatidique degré 0 de la croissance aux USA vient inéluctablement affaiblir les axes de la propagande occidentale.
Les prévisions marxistes sur la crise catastrophique du capitalisme trouvent aujourd'hui une concrétisation qui ne va cesser de prendre de l'ampleur. Catastrophe de l'économie planétaire qui plonge des fractions de plus en plus larges de la population mondiale dans une misère insondable. Anarchie croissante des marchés capitalistes qui traduit l'impuissance de toutes les mesures capitalistes d'Etat. Les métropoles développées sont à leur tour en train de sombrer : inflation, récession, chômage qui se redéploie massivement, paralysie du fonctionnement de l'Etat bureaucratique, décomposition des rapports sociaux.
Les lois aveugles du marché, celles des contradictions insurmontables du capitalisme, sont à l'oeuvre.- Elles mènent l'humanité dans la barbarie, la décomposition à l'image de la machine capitaliste devenue folle. Une nouvelle vague d'attaques contre la classe ouvrière, plus sévère que jamais commence : niveau de vie rongé par l'inflation galopante, licenciements massifs, mesures d'austérité de toutes sortes. Partout c'est la même politique de misère pour la classe ouvrière qui est appliquée. Les modèles s'écroulent devant la réalité des faits, ceux qui prétendaient défendre les intérêts de la classe ouvrière comme les autres. Non seulement le modèle stalinien, mais aussi, maintenant, le "socialisme à la suédoise" avec le gouvernement social-démocrate qui annonce le blocage des salaires et propose l'interdiction du droit de grève. La dégradation s'accélère et, plus que jamais, le capitalisme, sous toutes ses formes, montre l'impasse et la destruction dans lesquelles il mène l'espèce humaine. Plus que jamais est posée la nécessité de la révolution communiste, seul moyen de mettre fin à la loi du marché, c'est-à-dire la loi du capital.
JJ. 15 février 1990.
L'effondrement du bloc impérialiste russe est un événement de dimension historique, mettant fin à l'ordre mondial établi par les grandes puissances depuis 1945. Il va sans dire qu'un événement d'une telle échelle est un vrai test pour les organisations politiques de la classe ouvrière, sorte d'épreuve du feu qui montrera si celles-ci possèdent ou pas l'armement théorique et organisationnel que réclame la situation.
Ce test opère à deux niveaux étroitement liés de l'activité révolutionnaire. En premier lieu, les événements à l'Est ont inauguré toute une nouvelle phase dans la vie du capitalisme mondial, une période de bouleversement et d'incertitude, de chaos grandissant, qui rend absolument indispensable pour les révolutionnaires le développement d'une analyse de l'origine et de l'orientation des événements, leurs implications pour les principales classes de la société. Une telle analyse doit être basée sur des fondements théoriques solides, capables de résister aux tempêtes et doutes du moment, et doit cependant aussi rejeter tout attachement conservateur aux hypothèses et schémas qui sont devenus obsolètes.
En second lieu, l'effondrement du bloc de l'Est a ouvert une période difficile pour la classe ouvrière, dans laquelle nous avons vu les ouvriers à l'Est être engloutis par une marée d'illusions démocratiques et nationalistes, et dans laquelle la bourgeoisie mondiale toute entière a saisi l'opportunité d'assaillir les ouvriers avec une campagne assourdissante sur "la faillite du communisme" et le "triomphe de la démocratie". Face à ce torrent idéologique, les révolutionnaires sont dans l'obligation d'intervenir à contre-courant, de s'attacher aux principes de classe fondamentaux en réponse à une cacophonie de mensonges qui a un réel impact sur la classe ouvrière.
Pour ce qui concerne le CCI, nous renvoyons aux articles de cette Revue Internationale et du numéro précédent, ainsi qu'à la presse territoriale sur les événements. Comment les autres groupes du milieu révolutionnaire ont répondu à cette épreuve, tel est l'objet du présent article. ([1] [12])
Le BIPR : un pas en avant, mais combien en arrière
Les composantes du BIPR sont le Parti communiste internationaliste Battaglia Comunista en Italie, et la Communist Workers organisation en Grande-Bretagne. Ce sont des groupes sérieux, avec une presse régulière, et il est normal que leurs numéros récents se soient axés sur les événements à l'Est. C'est en soi important puisque, comme nous le verrons, une des principales caractéristiques de la réponse du milieu politique aux événements a été... pas de réponse du tout, ou au mieux, un retard lamentable dans la réponse. Mais comme nous prenons le BIPR au sérieux, notre souci principal est ici celui du contenu ou de la qualité de leur réponse. Et bien qu'il soit trop tôt pour tracer un bilan définitif, nous pouvons dire que jusqu'à présent, bien que quelques points clairs soient contenus dans les articles écrits par le BIPR, ces éléments positifs sont affaiblis sinon sapés par une série d'incompréhensions et de franches confusions.
La CWO (Workers’Voice)
L'impression première est que des deux composantes du BIPR, c'est la CWO qui a répondu de la manière la plus adéquate. L'effondrement du bloc de l'Est n'est pas seule ment un événement d'une importance historique considérable : il n'a aussi aucun précédent dans l'histoire. Jamais auparavant un bloc impérialiste s'était écroulé non pas sous la pression d'une défaite militaire ou d'une insurrection .prolétarienne, mais d'abord et avant tout par sa totale incapacité à faire face à la crise économique mondiale. Dans ce sens, la manière avec laquelle ces événements se sont déroulés, sans parler de leur extraordinaire rapidité, ne pouvait être prévue. Le résultat a été, non seulement que la bourgeoisie a été prise par surprise, mais que les minorités révolutionnaires l'ont été tout autant, y compris le CCI. Sur ce plan, il faut porter au crédit de la CWO d'avoir vu dès avril-mai de l'an dernier que la Russie perdait le contrôle sur ses satellites est-européens, position critiquée à tort dans World Révolution comme concession aux campagnes pacifistes de la bourgeoisie, ceci résultant du retard à voir la désintégration véritable du système stalinien.,
Le numéro de Workers'Voice de janvier 1990. le premier à être publié depuis l'effondrement effectif du bloc, commence par un article qui dénonce correctement le mensonge que le "communisme est en crise", et, dans d'autres articles, montre un niveau de clarté sur les trois points centraux suivants : - la désintégration des régimes staliniens est le produit de la crise économique mondiale, qui touche ces régimes avec une sévérité particulière :
- la crise n'est pas le résultat du "pouvoir du peuple", encore moins de la classe ouvrière ; les manifestations massives en RDA et Tchécoslovaquie ne sont pas sur un terrain prolétarien ;
- ce sont des "événements d'une importance historique mondiale", signifiant "l’amorce d'un effondrement de l'ordre mondial créé vers la fin de la 2e guerre mondiale", et ouvrant une période de "reformation de blocs impérialistes."
Cependant, ces intuitions, pour importantes qu'elles soient, ne sont pas menées à leur conclusion. Ainsi, bien que la fin du montage impérialiste post-1945 soit vu comme "amorce", il n'est pas clairement dit si le bloc russe est réellement fini ou non. Les événements sont présentés comme "d'une importance historique mondiale", mais ceci est à peine suggéré du fait de la tonalité assez frivole de deux des articles de première page, et par le fait que cette position est repoussée en page cinq du journal.
Plus important, les intuitions de la CWO sont plus basées sur une observation empirique des événements que sur un cadre analytique clair, ce qui signifie qu'elles peuvent être aisément éclipsées avec l'évolution des événements. Dans nos "Thèses sur la crise économique et politique en URSS et dans les pays de l'Est" en septembre 1989 {Revue Internationale n° 60), nous avons tenté de fournir un tel cadre : en particulier, nous avons expliqué pourquoi l'effondrement a été si soudain et achevé par la mise en évidence de la rigidité particulière et l'immobilité de la forme politico-économique stalinienne, forme prise par le fait que ce régime a été l'expression même de la contre-révolution ^accomplissant en Russie. En l'absence d'un tel cadre, ce que dit la CWO est équivoque sur la profondeur réelle de l'effondrement du stalinisme. Aussi, bien qu'un article dise que la politique de Gorbatchev de non-intervention -signifiant en fait qu'il n'y avait rien qui eût pu maintenir les gouvernements staliniens en Europe de l'Est - était "très peu volontaire mais imposée au Kremlin par l'état épouvantable de l'économie soviétique", ailleurs on a l'impression qu'au fond la non-intervention est une stratégie de Gorbatchev pour intégrer la Russie dans une nouvel impérialisme basé en Europe, et pour améliorer l'économie par l'importation de technologie occidentale. Ceci sous-estime le degré de perte de contrôle de la situation auquel en est la bourgeoisie soviétique, qui est simplement entrain de combattre pour survivre au jour le jour, sans aucune stratégie sérieuse à long terme.
Une fois encore, la position de la CWO sur les manifestations massives en Europe de l'Est, et l'exode énorme de réfugiés de RDA, ne saisit pas la gravité de la situation. Ces phénomènes sont écartés de façon désinvolte comme faisant partie de "la révolte de la classe moyenne contre le capitalisme d'Etat", et motivés par un désir des belles marchandises occidentales : "ils veulent des BMW (...) Les écouter parler d'attendre 10 ans pour une nouvelle voiture fait saigner le coeur démocratique de certains !" Cette attitude contemplative manque un point crucial : les ouvriers de RDA et Tchécoslovaquie ont participé en masse dans ces manifestations, non pas comme classe, mais comme individus atomisés dans le "peuple". C'est une question sérieuse pour les révolutionnaires, parce que cela signifie que la classe ouvrière a été mobilisée derrière les drapeaux de son ennemi de classe. La CWO a eu une attitude assez stupide vis-à-vis du CCI, parce que la répression que nous avions vue comme une possibilité pour la bourgeoisie d'Allemagne de l'Est n'avait pas eu lieu. Mais, les conséquences tragiques et sanglantes de l'enrôlement d'ouvriers sur le faux terrain de la démocratie ont été très clairement illustrées par les événements en Roumanie, un mois plus tard, et ensuite par le développement d'affrontements violents en Azerbaïdjan et dans d'autres républiques de l'URSS.
De plus, WV de décembre 1989 ne répond pas vraiment aux campagnes sur la "démocratie" à l'Ouest, ni ne prend position sur les conséquences négatives que ces événements ont pour la lutte de classe, à l'Est et à l'Ouest.
Le PCInt (Battaglia Comunista)
Bien que la CWO et le PCInt fassent partie du même regroupement international, il y a toujours eu une hétérogénéité considérable entre les deux groupes, sur le niveau programmatique et dans leur réponse aux développements immédiats de la situation mondiale. Avec les événements de l'Est, cette hétérogénéité ressort très clairement. Et dans ce cas, il semble que le PCInt - bien que ce soit le groupe qui ait la plus grande expérience politique - ait été envahi par de pires confusions que la CWO. C'est évident lorsqu'on examine les quelques derniers numéros de Battaglia Comunista.
En octobre 1989, BC publie un article "La bourgeoisie occidentale applaudit l'ouverture des pays de l'Est", qui affirme que les régimes staliniens sont capitalistes et que la source de leurs troubles est la crise économique mondiale. Mais là se termine le bon point ([2] [13]), et le reste du texte montre une sous-estimation extraordinaire du niveau de l'effondrement économique et politique à l'Est. Alors que nos "Thèses", adoptées à peu près au même moment, c'est-à-dire avant les événements spectaculaires en Allemagne de l'Est, Tchécoslovaquie, Bulgarie, Roumanie, reconnaissaient la désintégration effective du bloc russe, BC voit "l'empire oriental encore solidement sous la botte russe." Et, encore une fois en comparaison avec nos "Thèses", il semble dans cet article que BC pense que la formation de régimes "démocratiques" (c'est-à-dire multipartis) en Europe de l'Est est parfaitement compatible avec la cohésion du bloc. En même temps, pour BC, la crise économique qui est derrière ces événements peut avoir touché les pays occidentaux dans les années 1970, mais touche seulement les régimes staliniens "plus récemment" - alors qu'en fait, ces pays ont sombré dans un bourbier économique depuis les vingt dernières années. Peut-être que cette étrange illusion sur la santé relative des économies staliniennes explique leur croyance touchante que l'ouverture du "marché" de l'Est représente un véritable espoir pour l'économie capitaliste mondiale :
"L'effondrement des marchés de la périphérie du capitalisme, par exemple l'Amérique Latine, a créé de nouveaux problèmes d'insolvabilité pour la rémunération du capital... Les nouvelles opportunités ouvertes en Europe de l’Est pourraient représenter une soupape de sécurité par rapport au besoin d'investissement... Si ce large processus de collaboration est-ouest se concrétise, ce serait une bouffée d'oxygène pour le capital international."
Nous avons déjà publié une réponse aux affirmations de la bourgeoisie sur les "nouvelles opportunités" ouvertes à l'Est (voir la Revue Internationale n° 60 et dans ce n°), nous n'y reviendrons pas ici : les économies de l'Est sont pas dans un état de ruines moins sévères que les économies d'Amérique latine. Marquées par l'endettement, l'inflation, le gaspillage et la pollution, elles n'offrent pas grand chose à l'ouest en termes d'occasions d'investissement et d'expansion. L'idée que l'Est est un "nouveau marché" est purement de la propagande bourgeoise, et il faut conclure que BC est tombé tout droit dans le piège.
En novembre, au moment des manifestations massives en RDA et Tchécoslovaquie, dans lesquelles des millions d'ouvriers ont marché derrière les drapeaux de la "démocratie" sans une seule revendication de classe, BC titre malheureusement un éditorial "Résurgence de la lutte de classe à l'Est". Cet article fait référence non pas aux événements en Europe de l'Est, mais principalement à la lutte des mineurs en URSS qui, bien qu'elle se soit développée sur une échelle massive au cours de l'été 89, avait ensuite été complètement éclipsée par la "révolution" démocratique et nationaliste parcourant tout le bloc. De plus, l'article contient quelques ambiguïtés sur les revendications démocratiques soulevées par les ouvriers en même temps que les revendications exprimant leurs véritables intérêts comme classe. Bien que BC admette que les premières peuvent aisément être utilisées par l'aile "radicale" de la classe dominante, on trouve aussi le passage suivant :
"... Pour ces masses imprégnées d'anti-stalinisme et de l'idéologie du capitalisme occidental, les premières revendications possibles et nécessaire sont celles pour le renversement du régime 'communiste', pour une libéralisation de l'appareil productif, et pour la conquête de libertés démocratiques."
Sans aucun doute, les ouvriers dans les régimes staliniens ont, au cours de leurs luttes, avancé des revendications politiques bourgeoises (même lorsqu'ils ne sont pas infiltrés de l'extérieur par des agents de l'ennemi de classe). Mais ces revendications ne sont pas "nécessaires" à la lutte prolétarienne ; au contraire, elles sont toujours utilisées pour amener les luttes dans des impasses, et les révolutionnaires ne peuvent que s'y opposer. Mais l'utilisation de BC du terme "nécessaire" n'est pas du tout due à un écart de plume. Elle est dans la droite ligne des théorisations sur la "nécessité" de revendications démocratiques contenue dans leurs "Thèses sur les tâches des communistes dans les pays de la périphérie" ([3] [14]) ; il est clair que la même logique est maintenant appliquée au pays de l'ancien bloc de l'Est.
Au total, ce numéro de BC constitue une réponse très inadéquate au flot des mystifications "démocratiques" qui a été déchaîné sur le prolétariat mondial. Après avoir refusé de reconnaître la vraie reprise de la lutte de classe depuis plus de 20 ans, BC commence brusquement à la voir et la proclame au moment précis où l'offensive "démocratique" de la bourgeoisie l'a faite temporairement refluer !
En décembre 1989, même après les événements en RDA, Tchécoslovaquie et Bulgarie, BC publie un article "Effondrement des illusions sur le socialisme réel", qui contient beaucoup d'idées différentes, mais qui semble être dirigé contre les thèses du CCI de l'effondrement du bloc :
"La perestroïka russe entraîne un abandon de l'ancienne politique vis-à-vis des pays satellites, et a pour objectif de transformer ces derniers. L'URSS doit s'ouvrir aux technologies occidentales et le COMECON doit faire de même, non - comme le pensent certains - dans un processus de désintégration du bloc de l'Est et de désengagement total de l'URSS des pays d'Europe, mais pour faciliter, en revitalisant les économies du COMECON, la reprise de l'économie soviétique. "
Une fois encore, comme la CWO, on nous donne une description d'un processus qui correspondrait à un plan bien établi de Gorbatchev destiné à intégrer la Russie dans une nouvelle prospérité économique européenne. Mais, quelles que soient les fantaisies auxquelles Gorbatchev, ou BC, peut se livrer, les politiques actuelles de la classe dominante russe lui sont imposées par un processus de désintégration interne sur lequel elle n'a aucun contrôle, et dont elle ne peut attendre aucune issue dans l'avenir.
En janvier, le numéro contient un long article "La dérive du continent soviétique" qui développe des idées similaires sur les buts de la politique étrangère de Gorbatchev, mais, qui en même temps, semble admettre qu'il peut en réalité y avoir une "dislocation" du bloc de l'Est. Peut-être que BC a fait là quelques progrès. Mais si ceci est un pas en avant, l'article sur les événements en Roumanie constitue plusieurs pas en arrière, vers l'abîme gauchiste.
La propagande bourgeoise, de la droite à la gauche, dresse le portrait des événements en Roumanie en décembre dernier, comme une authentique "révolution populaire", un soulèvement spontané de toute la population contre le haï Ceaucescu. C'est vrai qu'à Timisoara, à Bucarest et dans beaucoup d'autres villes, des centaines de milliers de personnes, entraînées par une répugnance légitime pour le régime, ont pris la rue en défiant la Securitate et l'armée, prêts à donner leurs vies pour le renversement de ce monstrueux appareil de terreur. Mais il est aussi vrai que ces masses, ce "peuple" amorphe au sein duquel la classe ouvrière n'a jamais été présente comme force autonome, étaient simplement trop facilement utilisées comme chair à canon par les opposants bourgeois de Ceaucescu, ceux qui conduisent aujourd'hui la machine plus ou moins inchangée de répression étatique. Les politiciens staliniens réformistes, les généraux de l'armée, et les anciens patrons de la Securitate qui constituent le "Front de Salut National", avaient dans une large mesure préparé leurs plans bien à l'avance : le FSN lui-même avait été formé, en secret, six mois avant les événements de décembre. Ils attendaient simplement que le moment arrive, et il est arrivé avec les massacres de Timisoara et les manifestations massives qui ont suivi. Une minute avant, les généraux de l'armée donnaient l'ordre à leurs soldats de tirer sur les manifestants, la minute suivante, ils ralliaient le peuple, c'est-à-dire qu'ils utilisaient le peuple comme marchepied pour s'asseoir dans le siège du gouvernement. Ce n'était pas une révolution, qui, dans notre période, ne peut avoir lieu que lorsque le prolétariat s'organise lui-même comme classe et dissout l'appareil d'Etat bourgeois, en particulier la police et l'armée. Au mieux, c'était une révolte désespérée qui a été immédiatement canalisée sur le terrain politique capitaliste par les forces encore très intactes de l'opposition bourgeoise. Face à cette tragédie, dans laquelle des milliers de travailleurs ont donné leur sang pour une cause qui n'était pas la leur, les révolutionnaires ont le devoir clair de parler contre la marée de la propagande bourgeoise qui la décrit comme une révolution.
Mais comment BC répond ? En tombant la tête la première dans le piège : "La Roumanie est le premier pays dans les régions industrialisées dans lequel la crise économique mondiale a donné naissance à une réelle et authentique insurrection populaire dont le résultat a été le renversement du gouvernement en place." ("Ceaucescu est mort, mais le capitalisme vit encore"). En réalité, "en Roumanie, toutes les conditions objectives et presque toutes les conditions subjectives étaient réunies pour transformer l’insurrection en une réelle et authentique révolution sociale." (ibid.). Et il n'est pas difficile de deviner quel "facteur subjectif particulier manquait : "L'absence d'une force politique de classe véritable laissait le terrain ouvert aux forces qui travaillaient au maintien des rapports de production bourgeois." (ibid.)
"Une réelle et authentique insurrection populaire", quel genre de créature est-ce ? Stricto sensu, insurrection signifie la prise armée du pouvoir par une classe ouvrière consciente, organisée, comme en octobre 1917. Une "insurrection populaire" est une contradiction dans les termes, parce que le "peuple" comme tel, qui pour le marxisme ne peut signifier qu'un conglomérat amorphe de classes (quand ce n'est pas un mot codé pour désigner des forces de la bourgeoisie), ne peut pas prendre le pouvoir. Ce qui arrive ici est, une fois encore, qu'on ouvre largement la porte aux campagnes de la bourgeoisie sur la "révolution populaire", campagnes dans lesquelles les gauchistes ont joué un rôle particulièrement important.
Ces passages révèlent aussi l'idéalisme profond de BC sur la question du parti. Comment peuvent-ils affirmer que le seul élément "subjectif manquant en Roumanie était l'organisation politique ? Un élément subjectif indispensable pour la révolution est aussi une classe ouvrière qui s'organise elle-même dans ses organes autonomes, unitaires, les conseils ouvriers. En Roumanie, non seulement ce n'était pas le cas, mais la classe ouvrière n'était même pas en train de combattre sur son plus élémentaire terrain de classe ; au cours des événements de décembre, il n'y a eu aucun signe de quelques revendications de classe mises en avant par les ouvriers. Toute grève était immédiatement canalisée dans la "guerre civile" bourgeoise qui ravageait le pays.
L'organisation politique de la classe n'est pas un deus ex machina. Elle peut seulement gagner une influence significative dans la classe, elle peut seulement peser dans le sens de la révolution, lorsque les ouvriers s'engagent dans des confrontations massives et ouvertes avec la bourgeoisie, mais en Roumanie, les ouvriers ne luttaient même pas pour leurs plus élémentaires intérêts de classe : tout leur courage et toute la combativité ont été mobilisés au service de la bourgeoisie. Dans ce sens, ils étaient plus loin de la révolution que toutes les luttes défensive en Europe de l'Ouest au cours de la dernière décennie, luttes que BC a eu tellement de difficulté à voir.
Si on considère que le BIPR est le second principal pôle du milieu politique international, le désarroi de BC face au "vent de l'Est" est une triste indication des faiblesses plus générales du milieu. Et étant donné le poids de BC au sein du BIPR lui-même, il y a de fortes possibilités que la CWO soit poussée vers les confusions de BC, plutôt que poussée vers une plus grande clarté. (En particulier, nous devons attendre de voir ce que dit CWO sur la "révolution" en Roumanie). Quoi qu'il en soit, l'incapacité du BIPR à parler d'une seule voix sur ces événements historiques est révélatrice d'une faiblesse qui se paiera très cher dans la période à venir.
Bordiguisme, neo-bordiguisme, conseillisme, neo-conseillisme, etc.
Comme nous l'avons dit, en dehors du CCI et du BIPR, la réponse la plus caractéristique a été soit le silence, soit un refus de laisser de côté la routine de publications irrégulières et peu fréquentes, et de faire un effort particulier pour répondre à ces changements mondiaux historiques. Bien que sur ce plan aussi, il y ait différents degrés.
Ainsi, après un long silence, le Ferment Ouvrier Révolutionnaire en France a publié un numéro d'Alarme en réponse aux événements. L'éditorial est une réponse relativement claire aux campagnes de la bourgeoisie sur "la faillite du communisme". Mais lorsque dans un second article, le FOR descend de ce niveau général aux événements concrets de Roumanie, il en arrive à des positions proches de BC : ça n'a peut-être pas été une révolution, mais c'était une "insurrection". Et "bien que probablement personne en Roumanie n'eût songé à parler alors de communisme, des mesures comme l'armement des ouvriers, le maintien des comités de vigilance et leur prise en main de l'organisation de la lutte, de la production (nécessités alimentaires et médicales, à définir dans leurs natures, leurs qualités et quantités), l'exigence de dissolution des corps armés étatiques (armée, milice, polices...), et la jonction avec par exemple le comité occupant le palais présidentiel, eussent constitué les premiers pas d'une révolution communiste. "
Comme BC, le FOR a longtemps été déprimé par "l'absence" de lutte de classe ; maintenant, il voit les "premiers pas d'une révolution communiste" au moment où la classe ouvrière a été dévoyée sur le terrain de la bourgeoisie. C'est la même chose lorsqu'il considère les effets "positifs" de l'effondrement du bloc russe (qu'il semble reconnaître, puisqu'il écrit "on peut considérer que le bloc stalinien est vaincu (...)" Selon le FOR, ceci va aider les ouvriers à voir l'identité de leur condition internationalement. Ceci peut être éventuellement vrai, mais insister sur ce point en ce moment est ignorer l'impact essentiellement négatif que l'offensive idéologique actuelle de la bourgeoisie a sur le prolétariat.
Le courant bordiguiste "orthodoxe" possède encore une certaine solidité politique, du fait qu'il est le produit d'une tradition historique dans le mouvement révolutionnaire. Nous pouvons voir les "restes" de cette solidité par exemple dans le dernier Le Prolétaire, publication en France du Parti communiste international (Programme Communiste). Au contraire de l'enthousiasme déplacé pour les événements en Roumanie manifesté par BC et le FOR, le numéro de décembre 89-février 90 du Prolétaire prend position clairement contre l'idée qu'une révolution, ou tout au moins les "premiers pas" vers une révolution, ont surgi dans les manifestations de masse en Europe de l'Est :
"En plus des aspirations à la liberté et à la démocratie, le trait commun aux manifestants de Berlin, de Prague et de Bucarest, c'est le nationalisme. Le nationalisme et l'idéologie démocratiques qui prétendent englober 'tout le peuple', sont des idéologies de classe, des idéologies bourgeoises. Et en fait, ce sont des couches bourgeoises et petites-bourgeoises, frustrées d'être tenues à l'écart du pouvoir, qui ont été les véritables acteurs de ces mouvements et qui ont finalement réussi à placer leurs représentants au sein des nouveaux gouvernements. La classe ouvrière ne s'est pas manifestée en tant que classe, pour ses intérêts propres. Lorsqu'elle a fait grève, comme en Roumanie et en Tchécoslovaquie, c'est à l'appel des étudiants, en tant que simple composante indifférenciée du 'peuple'. Jusqu'à présent, elle n'a pas eu la force de refuser les appels au maintien de l'union du peuple, de l'union nationale entre les classes. "
Même si ces mobilisations ont pris un caractère violent, elles ne parviennent pas au stade d'une "insurrection populaire" : "Et en Roumanie, les combats meurtriers qui ont décidé de l'issue ont opposé l'armée régulière à des éléments des corps spéciaux ‘Securitate') ; c'est-à-dire que les combats se sont déroulés entre fractions de l'appareil d'Etat, non contre cet appareil lui-même."
Concernant les causes historiques et les résultats de ces événements, Le Prolétaire semble reconnaître le rôle-clé de la crise économique, et il affirme également que la désintégration du bloc occidental est la conséquence nécessaire de la désintégration du bloc de l'Est. Il est aussi conscient que le soi-disant effondrement du "socialisme" est utilisé pour embourber la conscience des ouvriers partout, et dénonce ainsi correctement le mensonge selon lequel les régimes du bloc de l'Est n'avaient rien à voir avec le capitalisme.
Côté négatif, Le Prolétaire semble encore sous-estimer la véritable dimension de l'effondrement à l'Est, puisqu'il défend que "l’URSS est peut-être affaiblie, mais elle est encore, pour le capitalisme mondial, comptable du maintien de l'ordre dans sa zone d'influence", alors qu'en fait, le capitalisme mondial est bien conscient qu'on ne peut même plus s'appuyer sur l'URSS pour maintenir l'ordre à l'intérieur de ses propres frontières. En même temps, il surestime la capacité des ouvriers à l'Est de surmonter les illusions sur la démocratie par leurs propres luttes. En effet, il semble penser qu'il y aura des luttes contre les nouvelles "démocraties" à l'Est qui aideront les ouvriers à l'Ouest à rejeter leurs illusions, alors que c'est le contraire qui est vrai.
Ceci étant, ce PCI Programme Communiste a, au cours des deux dernières décennies, été de plus en plus poussé vers des positions ouvertement bourgeoises, sur des questions aussi critiques que la "libération nationale" et la question syndicale. La réponse relativement saine du Prolétaire aux événements de l'Est prouve qu'il y a encore une vie prolétarienne dans cet organisme. Mais nous ne pensons pas que ceci représente réellement un nouveau regain de vie : c'est l'antipathie "classique" des bordiguistes vis-à-vis des illusions démocratiques, plus qu'un réexamen critique des bases opportunistes de leur politique, qui leur a permis de défendre une position de classe sur cette question.
On pourrait en dire de même pour "l'autre" PCI, qui publie Il Partito Comunista en Italie et La Gauche Communiste en France. Par rapport à la fois aux événements du printemps en Chine et de l'automne en Allemagne de l'Est, il est capable d'affirmer clairement que la classe ouvrière n'a pas surgi sur son propre terrain. Dans l'article "En Chine, l'Etat défend la liberté du capital contre les ouvriers", il arrive à la difficile mais nécessaire conclusion que "même si les mitraillettes qui ont balayé les rues furent aussi tournées vers lui (le prolétariat chinois), il a eu la force et la volonté de ne pas se laisser attirer par un exemple sûrement héroïque, mais qui ne le concerne pas. "
En ce qui concerne l'Allemagne de l'Est, il écrit "pour le moment il s'agit de mouvements interclassistes qui se situent sur un terrain démocratique et national. Le prolétariat se trouve noyé dans la masse petite-bourgeoise et ne se différencie guère sur le plan des revendications politiques. "
Bon. Mais comment ce PCI peut-il réconcilier cette sobre réalité avec l'article qu'il a publié sur les grèves des mineurs en Russie, dans lequel il clame que le prolétariat dans les régimes staliniens est moins perméable à l'idéologie démocratique que les ouvriers à l'Ouest ? ([4] [15])
En dehors du courant bordiguiste "orthodoxe" il existe nombre de sectes qui aiment leur "Gauche italienne" épicée d'un trait de modernisme, ou d'anarchisme, mais surtout, d'académisme. Et ainsi, tout au long de mois où se sont déroulés ces événements qui font l'histoire actuelle, rien n'a dérangé la tranquillité de groupes comme Communisme ou Civilisation ou Mouvement Communiste ("pour le Parti communiste mondial", bien sûr !), qui continuent avec leurs recherches dans la critique de l'économie politique, convaincus de marcher dans les traces de Marx quand ils se retirent du "parti formel" pour se concentrer sur Das Kapital. Comme si Marx serait un moment resté silencieux face à des développements historiques d'une telle dimension ! Mais aujourd'hui, même les éléments les plus activistes de ce courant, comme le Groupe communiste internationaliste, semblent être repliés dans la chaleur de leurs bibliothèques. Il fait froid et il y a du vent dehors après tout...
Qu'en est-il des conseillistes ? Peu à rapporter. En Grande-Bretagne, silence de Wildcat et de Subversion. Un groupe de Londres, The Red Menace, s'est excusé pour n'avoir rien publié sur l'Europe de l'Est dans le numéro de janvier 1990 de son bulletin. Ses énergies ont été concentrées sur la nécessité bien plus pressante de dénoncer... l'Islam, puisque c'est le contenu principal d'un tract qu'il a sorti récemment. Toutefois, comme ce tract trace aussi un trait d'égalité entre bolchevisme et stalinisme, entre la révolution d'octobre 1917 et la contre-révolution bourgeoise, il fournit ainsi un rappel utile sur comment le conseillisme se fait l'écho des campagnes de la bourgeoisie, qui sont aussi extrêmement ardentes à montrer qu'il y a un trait de continuité entre 1917 et les camps de travail staliniens.
Pour les néo-conseillistes de la Fraction externe du CCI, nous ne pouvons pas en dire beaucoup jusqu'à présent, puisque leur numéro actuel date de l'été dernier et qu'ils n'ont pas jugé bon de publier un quelconque numéro spécial en réponse à la situation. Mais le numéro en cours n'inspire pas beaucoup confiance, pour le moins. Pour la FECCI, l'installation de Solidarnosc au gouvernement en Pologne n'a impliqué aucune perte de contrôle par les staliniens : au contraire, elle a révélé leur capacité à utiliser la carte démocratique pour tromper les ouvriers. De même, on ne peut attendre aucune réponse de classe claire au bain de sang en Roumanie, puisqu'ils ont vu, derrière les massacres en Chine, non pas une bataille sauvage entre fractions bourgeoises, mais une grève de masse embryonnaire, et qu'ils ont dénoncé le CCI pour ne pas le voir. Et pour autant qu'on puisse se référer à des prises de position récentes dans des réunions publiques en Belgique, la FECCI continuera à être guidée par ce vieux principe du mouvement ouvrier : dire le contraire de ce que dit le CCI ! Ils semblent être particulièrement zélés pour nier que le bloc de l'Est s'est effondré : un bloc impérialiste ne peut s'effondrer que par la défaite militaire ou la lutte de classe, parce que ça s'est passé comme ça dans le passé. Pour un groupe qui prétend être le rempart contre toute version dogmatique, ossifiée, du marxisme, ceci ressemble à une tentative pathétique de se raccrocher à des schémas éprouvés et sûrs. Nous n'en dirons pas plus avant d'avoir pris connaissance de leurs positions clairement exprimées.
La nouvelle période et la responsabilité des révolutionnaires
Bien que nous traitions d'une situation encore en évolution, nous avons déjà assez d'éléments pour conclure que les événements à l'Est ont violemment mis en évidence les faiblesses du milieu prolétarien existant. En dehors du CCI, qui, malgré quelques retards et erreurs, a été capable de prendre ses responsabilités face à ces développements, et à part quelques éléments de clarté montrés par les groupes politiques les plus sérieux, nous avons vu des degrés variés de confusion ou une complète incapacité à dire quoi que ce soit. Pour nous, une telle situation ne provoque aucun sentiment victorieux de "supériorité", mais elle met en évidence l'énorme responsabilité qui pèse sur le CCI. Etant donné que nous entrons dans une période de reflux dans la conscience de la classe, les difficultés du milieu ne vont pas s'atténuer. Au contraire. Mais ceci n'est pas un argument pour tomber dans la passivité ou le pessimisme. D'un côté, l'accélération de l'histoire va accélérer le processus de décantation que nous avions déjà observé dans le milieu. Les groupes éphémères et parasitaires qui se sont montrés complètement incapables de répondre à la nouvelle période vont être emportés par la roue implacable de l'histoire, mais même les courants les plus importants vont être secoués jusque dans leurs fondements s'ils ne sont pas capables de surmonter leurs erreurs et équivoques. Ce processus sera certainement douloureux, mais il n'est pas nécessairement négatif, à condition que les éléments les plus avancés dans le milieu, et le CCI en particulier, soient capables de mettre en avant une orientation claire qui puisse servir dans un moment difficile de l'histoire.
Une fois encore, un reflux général de la conscience de la classe, c'est-à-dire au niveau de l'extension de la conscience dans la classe, ne signifie pas la "disparition" de la conscience de classe, une fin de son développement en profondeur. Nous avons déjà vu, en fait, que les événements à l'Est ont fourni un stimulant considérable pour une minorité d'éléments qui cherchent à comprendre ce qui se passe, et qui ont repris contact avec l’avant-garde politique. Même ce développement sera sujet à fluctuations, mais le processus sous-jacent continuera. Notre classe n'a pas souffert de défaite historique, et il y a de réelles possibilités qu'elle ressorte de ce présent repli pour défier le capitalisme de façon plus profonde que jamais.
Pour la minorité révolutionnaire, c'est indubitablement un moment où les tâches de clarification politique et de propagande générale vont tendre à prendre le pas sur une manière plus agitationnelle d'intervention. Mais ceci ne signifie pas que les révolutionnaires devraient se retirer dans leurs études. Notre tâche est de rester dans et avec notre classe, même si notre intervention se mène dans de plus difficiles conditions et sera souvent appelée à être "à contre-courant". Plus que jamais, les voix des révolutionnaires doivent se faire entendre aujourd'hui ; c'est en effet une des pré conditions pour que la classe surmonte ses difficultés présentes et reprenne le chemin du coeur de la scène historique.
CDW, Février 1990.
[1] [16] Au moment du bouclage de ce numéro, nous avons reçu de nouvelles publications : Workers'Voice, Battaglia Comunista, Supplément à Perspectives Internationaliste, dont nous ne pouvons intégrer la critique dans cet article. Globalement, WV maintient la même analyse de la période, tout en dénonçant plus clairement les dangers pour le prolétariat. BC semble revenir en partie de ses délires lors de "l'insurrection populaire" en Roumanie. PI louvoie et minimise l'effondrement du bloc, et, tout en faisant silence sur leur grande trouvaille "théorique" sur "la transition de la domination formelle à la domination réelle du capital" comme explication de la situation en URSS, voit la situation assez bien contrôlée par Gorbatchev. La position minoritaire du même PI admet plus clairement l'effondrement du bloc russe et ses racines dans la crise économique.
Les évolutions des positions montrent que les événements poussent à une clarification, mais le problème du cadre général d'analyse reste toujours posé tel que nous l'envisageons dans ce présent article, avant ces dernières parutions.
[2] [17] Voir Révolution internationale n° 187.
[3] [18] Voir notre critique de ce texte dans la Revue Internationale n° 46, 3e trimestre 1986.
[4] [19] Voir l'article "La responsabilité des révolutionnaires" dans Rivoluzione Internazionale n° 62.
Deuxième partie : la Gauche communiste internationale, 1937-1952
La polémique dont nous poursuivons ici la publication n'est pas un débat d'histoire académique. Le prolétariat ne possède comme arme que sa capacité d'organisation et sa conscience. Cette conscience est historique parce qu'elle est l'instrument de l'avenir, mais aussi parce qu'elle se nourrit de l'expérience historique de deux siècles de luttes prolétariennes. Il s'agit ici de transformer en armes, pour le présent et l'avenir, la terrible expérience des révolutionnaires dans les années qui ont précédé et suivi la 2e guerre mondiale, en particulier comment et dans quelles conditions les groupes révolutionnaires peuvent se transformer en véritables partis politiques du prolétariat Mais pour faire cela, il faut rétablir certains faits historiques dans leur vérité, et combattre les falsifications qui ont malheureusement été développées, même au sein du milieu révolutionnaire.
Dans la première partie de cet article [1] [22], nous avons montré comment, dans les années cruciales de 1935 à 1937, la Fraction de la Gauche italienne à l'étranger a été capable, au prix d'un terrible isolement politique, de sauvegarder le fil rouge de la continuité marxiste, face au naufrage dans l'antifascisme démocratique des autres courants de gauche, et du premier parmi eux, le courant trotskiste [2] [23]. C'est cette démarcation historique dramatique qui a jeté les bases politiques et programmatiques sur lesquelles se fondent encore aujourd'hui les forces de la Gauche communiste internationale. Nous y avons aussi montré que pour les camarades de BC, (Battaglia Comunista, organe du Partito Comunista Internazionalista) tout ceci n'est valable que jusqu'à un certain point, étant donné que pour eux, en 1935, la question centrale était de répondre au passage des vieux partis dans la contre-révolution par la transformation de la Fraction en un nouveau parti communiste. Cette position, défendue en 1935 par une minorité activiste (qui rompt l'année suivante avec la Gauche communiste pour donner son adhésion à la guerre "antifasciste" d'Espagne) a été rejetée par la majorité de la fraction qui, fidèle à la position de toujours de la Gauche, liait la transformation en parti à la reprise de la lutte de classe. Selon les camarades de Battaglia, la majorité "attentiste" qui en 1935 avait défendu cette position, erronée selon eux, l'aurait corrigée en 1936, pour ensuite la reprendre en 1937, avec des conséquences désastreuses.
En particulier, son porte-parole le plus prestigieux, Vercesi, "en 1936, pour trancher la controverse entre l’attentiste Bianco et Piero-Tito (partidiste), penchait plus pour ces derniers : 'il faut considérer que, dans la situation actuelle, bien que nous n'ayons pas et ne pouvons pas avoir encore une influence sur les masses, nous nous trouvons devant la nécessité d'agir non plus comme fraction d'un parti qui a trahi, mais comme parti en miniature'. (Bilan n° 28). En pratique, dans cette phase, Vercesi paraît se rapprocher d'une vision plus dialectique, selon laquelle à la trahison des partis centristes on devait répondre en faisant naître de nouveaux partis, non pour guider de façon velléitaire des masses (qu'il n'y avait pas encore) vers la conquête du pouvoir, (...) mais pour représenter la continuité de classe qui s'était interrompue, pour combler ce vide politique qui s'était produit, pour redonner à la classe ce point de référence politique indispensable même dans les phases de reflux qui fut en mesure, même si c'était de façon minuscule, de grandir au fur et à mesure des événements au lieu de les attendre comme le messie. Mais, en 1937, il revient en arrière, pour reproposer dans son 'rapport sur la situation internationale' les fractions comme unique expression politique possible du moment renonçant implicitement à quelque transformation que ce soit. (...) Au delà des retournements personnels de Vercesi, avec l'éclatement de la guerre, la fraction devient pratiquement inopérante. C'est la fin de toutes les publications (bulletins internes, Prometeo, Bilan et Octobre), c'est l'espacement, sinon l’arrêt, des contacts entre les sections française et belge. En 1945, la Fraction se dissout sans avoir résolu sur le terrain de la pratique un des problèmes les plus importants qui avait provoqué sa création à Pantin en 1928. Le parti naît quand même à la fin de 1942 sous l'impulsion de camarades restés en Italie (Partito Comunista Intemazionalista), parti que rejoindront à la fin de la guerre beaucoup d'éléments de la Fraction dissoute." [3] [24]
Comme d'habitude, les camarades de BC réécrivent notre histoire à leur façon. D'abord, Vercesi n'était pas le porte-parole de la majorité "attentiste" (comme l'appelle Battaglia) mais le porteur d'une tentative de compromis entre les deux positions qui s'affirmaient, même si c'était de façon ambiguë, à la fin du congrès de 1935. Au début de 1936, Vercesi recourt encore à une expression qui contient effectivement toute l'ambiguïté combattue par la majorité et qui est citée dans les extraits ci-dessus. C'est vrai que la citation exacte parle de la nécessité d'agir "non plus comme fraction d'un parti qui a trahi, mais comme -si on peut s'exprimer ainsi - un parti en miniature". Mais même avec la forme conditionnelle, que les camarades de BC ont fait disparaître avec une certaine fourberie, l'expression conserve toute l'ambiguïté qui consiste à présenter la fraction comme un parti qui aurait peu de militants, alors qu'il s'agit d'une forme d'organisation propre aux phases de lutte de classe qui ne permettent pas l'existence d'un parti, qu'il soit petit ou grand. Les véritables porte-parole de la majorité avaient toutes les raisons de protester contre ces formulations contradictoires qui introduisaient en catimini l'idée qu'on aurait pu s'orienter vers une activité de parti, quand il n'en existait absolument pas les conditions. Ce n'est pas par hasard que l'article de Bianco, dans Bilan n° 28, qui s'oppose à celui de Vercesi s'intitule "Un peu de clarté, s'il vous plaît". La clarté sur le fait que seule pouvait exister une fraction, dans de telles conditions est effectivement ré établie, mais pas en 1937, comme l'affirme l'article de Battaglia. Ce qui a rendu les choses claires, c'est la minorité qui face aux événements d'Espagne, largue définitivement les amarres, en sombrant dans l'antifascisme et clarifiant dans la pratique où mènent les discours sur la nécessité de "rompre avec l'attentisme". Confronté à cette culbute, Vercesi reprend pied et abandonne momentanément au placard (seulement momentanément, hélas !) les discours "sur les nouvelles phases". En se maintenant fermement sur ses positions, dans la période cruciale qui va de juillet 1936 à mai 1937 (massacre des travailleurs de Barcelone), la fraction a été capable de jeter les bases de l'actuelle Gauche communiste internationale, au prix toutefois d'un isolement total vis-à-vis du milieu politique en pleine décomposition démocratique. Cette terrible pression ambiante ne pouvait pas ne pas laisser de traces au sein même de la Fraction italienne et de la toute nouvelle Fraction belge. Chez quelques camarades, on commence à voir ressortir l'idée que, tout compte fait, le fait même qu'on aille à la guerre rapproche le moment de la riposte prolétarienne de la guerre elle même et que pour être prêt pour ces futures réactions, il fallait immédiatement commencer à avoir une activité "différente". Vers la fin de 1937, Vercesi commence à théoriser le fait qu'à la place de la guerre mondiale il y aura nombres de "guerres locales" dont la nature véritable serait d'être des massacres préventifs contre la menace prolétarienne, qui planerait on ne sait comment. Pour se préparer à ces convulsions, il faut "faire plus", et voilà que ressort, sous d'autres mots, la théorie selon laquelle la fraction doit agir - en un certain sens - comme un parti en miniature. Pour avoir une "activité" de parti, en septembre 1937, les fractions s'embarquent dans une entreprise absurde de collecte de fonds pour les victimes de la guerre d'Espagne, pour faire concurrence sur le plan du travail "de masse" aux organismes socio-staliniens comme le Secours Rouge, en descendant sur leur terrain. Si en décembre 1936, Bilan n° 38 republiait le projet de 1933 d'un Bureau International des Informations, en constatant amèrement qu'il n'existait encore aucune possibilité d'accepter cette proposition minimum, en septembre 1937, dans Bilan n° 43, Vercesi déclare qu'un simple Bureau des informations serait désormais "dépassé et que nous devons entrer dans une autre phase de travail" avec la constitution du Bureau International des fractions de gauche. En elle même, l'exigence de constituer un organe de coordination entre les deux seules fractions existantes était tout à fait juste. Le problème, c'est que ce bureau au lieu de coordonner l'action de clarification et de formation des cadres, seul travail possible pour les fractions dans ces conditions, était toujours plus conçu comme l'organe qu'on devait trouver prêt dès la reprise de classe pour coordonner "la construction des nouveaux partis et de la nouvelle Internationale". Toujours en mettant la charrue avant les boeufs, en janvier 1938, on arrête la publication de Bilan, en la remplaçant par une revue dont le nom, Octobre, anticipe sur les convulsions révolutionnaires qu'on ne pouvait entrevoir nulle part et dont auraient du sortir des éditions française, anglaise et allemande ! Le résultat de cette folie de vouloir agir "comme un parti en miniature" était prévisible : la revue qui devait sortir en trois langues n'arrive même pas à sortir régulièrement en français, le Bureau cesse pratiquement de fonctionner et, - ce qui est pire - la démoralisation et les démissions se multiplient chez les militants complètement déboussolés.
Avec l'éclatement de la guerre, en août 1939, la débandade atteint son comble, aggravée par le passage à la clandestinité, l'assassinat de quelques uns des meilleurs cadres et l'arrestation de beaucoup d'autres ; ainsi, les fractions se trouvent-elles désorganisées de fait. A cela contribue fortement le fait que Vercesi, qui jusqu'alors avait soutenu que le travail de fraction ne servait à rien, mais qu'il fallait celui d'un mini-parti, avec l'éclatement de la guerre, commence à théoriser que - vu que le prolétariat ne réagit pas - il est "socialement inexistant" et que dans ces conditions, le travail de fraction ne sert plus à rien.
Comme on le voit, ce qui revient constamment, c'est la remise en discussion de la fraction comme organe de l'activité révolutionnaire dans les phases historiquement défavorables. De tout cela, BC tente de tirer la conclusion que ceux qui pendant la guerre ont fait un travail de fraction n'en ont rien conclu. Mais ceux qui pendant la guerre n'en ont rien conclu - comme Vercesi - étaient précisément ceux qui ont refusé le travail de fraction. Contrairement à ce que Battaglia essaie de faire croire, la fraction ne cesse pas toute activité, mais - à l'initiative de la section de Marseille qui était le chef de file de l'opposition à Vercesi - se réorganise déjà début 1940, tient des conférences annuelles clandestines, rétablit des sections à Lyon, Toulouse, Paris, reprend les contacts avec les camarades restés en Belgique. Malgré des difficultés matérielles inimaginables, la publication régulière d'un bulletin de discussion reprend, outil de formation des militants et de circulation des textes d'orientation de la Commission Executive, qui servaient de base aux discussions avec les autres groupes avec lesquels on prenait contact. Ce travail clandestin conduisit à la constitution (de 1942 à 1944) d'une nouvelle fraction, la Fraction française, et au rapprochement des positions de la Gauche italienne de la part d'un bon nombre de communistes allemands et autrichiens qui avaient rompu avec le trotskisme, désormais passé dans le camp de la contre-révolution.
En vérité, on ne comprend pas comment auraient réussi à faire tout cela, dans des conditions extrêmement difficiles, des éléments qui, selon Battaglia, restaient "au chaud", en se réfugiant dans leurs "théorisations", dans l'attente "messianique" que les masses deviennent capables par elles mêmes de les reconnaître comme la juste direction.
Ici, on touche à un des points fondamentaux de la question. Battaglia présente la fraction comme un organe (on ferait mieux de dire un cercle culturel) qui, dans les périodes où le prolétariat n'est pas à l'offensive, se limite à des études théoriques, puisque intervenir dans la classe ne sert à rien. La fraction est, au contraire, l'organe qui permet de maintenir la continuité de l'intervention communiste dans la classe, même dans les périodes noires, dans lesquelles cette intervention ne trouve pas d'écho immédiat. Et toute l'histoire des fractions de la Gauche communiste est là pour le démontrer. A côté de la revue théorique Bilan, la Fraction italienne publiait un journal en italien, Prometeo, qui avait en France une diffusion supérieure à celle du journal des trotskistes français, ces maîtres de l'activisme. Les militants de la fraction étaient tellement connus pour leur engagement dans la lutte de classe qu'il fallait nécessairement des interventions brutales des directions nationales des syndicats pour les expulser des structures de base qui les défendaient. Ces camarades diffusaient la presse, malgré la chasse qui leur était faite conjointement par la police et les syndicats tricolores ; frappés jusqu'au sang, ils retournaient diffuser des tracts, le pistolet bien en vue à la ceinture, pour signifier leur volonté de se faire massacrer sur place plutôt que de renoncer à leur intervention dans la classe. Un ouvrier comme Piccino, attrapé par les staliniens alors qu'il diffusait la presse et livré à la police française, fut tellement battu qu'il en resta handicapé pendant toute sa vie, mais n'en retourna pas moins diffuser la presse. Dans une lettre d'avril 1929, Togliatti demandait l'aide de l'appareil répressif de Staline contre les "débris bordiguistes" avouant que leur acharnement lui créait plus que des petits problèmes partout où il y avait des ouvriers italiens. Venant de l'ennemi de classe, c'était la meilleure des reconnaissances.
Il faut vraiment du courage pour présenter comme des théoriciens en pantoufles des militants qui ont été liquidés dans les camps de concentration, ceux qui sont tombés aux mains de la Gestapo pendant qu'ils traversaient clandestinement la frontière pour maintenir les contacts avec les camarades en Belgique, ceux qui, recherchés par la police et sans papiers, participaient aux grèves illégales, ceux qui à la sortie de l'usine passaient au milieu des "killers" staliniens chargés de les tuer et qui ne s'en sortaient qu'en sautant par dessus le mur d'enceinte. Battaglia écrit que les camarades à l'étranger auraient du se battre pour la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile et que "renseignement de Lénine (...) aurait dû avoir un plus grand crédit" surtout chez "des camarades qui avaient grandi dans la tradition léniniste". Mais les camarades des fractions italienne et française, ont-ils fait autre chose quand ils diffusaient des appels au défaitisme révolutionnaire rédigés en français et en allemand jusque dans les trains militaires allemands, quand, en plein milieu de l'orgie patriotique de la "libération" de Paris, ils risquaient leur vie pour appeler les ouvriers à déserter l'encadrement des partisans ?
Comme on le voit, il est complètement faux d'écrire que l’unique possibilité d'organiser une quelconque opposition aux tentatives de l'impérialisme de résoudre ses l contradictions dans la guerre passait par la constitution de nouveaux partis". S'il n'y a pas eu de transformation en guerre civile, ce n'est pas du fait de l'absence d'une "quelconque opposition" de la part des fractions, mais du fait que le capitalisme mondial avait réussi à briser les premières tentatives faites dans ce sens, d'abord en Italie, puis en Allemagne, faisant reculer ainsi toute perspective révolutionnaire. Selon Battaglia, cependant, si la Fraction s'était malgré tout transformée en parti, la présence de ce parti aurait changé les choses. Mais dans quel sens auraient-elles changé ?
Pour répondre à cette question, considérons l'action du Parti Communiste Internationaliste fondé en Italie à la fin de 1942 par des camarades rassemblés autour d'Onorato Damen. Ce camarade, à la différence de la fraction qui rompt tous les liens avec le PCI en 1928, reste dans le parti jusqu'à la moitié des années 1930, en dirigeant encore en 1933 la révolte des détenus inscrits au parti dans les prisons de Civitavecchia. Battaglia Comunista (dont Damen a été un des dirigeants jusqu'à sa mort) dans l'article que nous avons cité, ironise sur l'appel à sortir des partis communistes passés à la contre-révolution, appel lancé par le Congrès de la Fraction en 1935. BC se demande : s'il ne pouvait y avoir de transformation en parti parce que les masses restaient sourdes à ce moment là aux appels de la fraction, alors, à qui diable pouvait bien s'adresser cet appel ? "On ne peut s'empêcher de se demander si le mot d'ordre en question n'a pas été lancé avec le dernier espoir que le prolétariat ne l'entende point de façon à ne pas créer de problèmes qui mettraient en question le schéma abstrait du rapporteur". L'ironie de Battaglia tombe particulièrement mal à propos : l'appel s'adressait à ces camarades qui, comme Damen, se trouvaient encore dans les rangs du PC avec l'espoir d'y défendre des positions de classe, et aurait concerné personnellement Damen lui même, si les staliniens n'avaient déjà veillé à résoudre le problème en l'expulsant du parti à la fin de 1934. Ou alors est-ce que Battaglia pense que Bilan n'aurait pas du faire appel à ces camarades pour qu'ils sortent des partis passés à la bourgeoisie et s'intègrent à la fraction, seul lieu où on continuait la bataille pour la reconstitution du parti de classe ?
En fait, Battaglia affirme qu'en 1935, pour n'importe quel marxiste, il était clair que la sortie définitive du PCI impliquait automatiquement la fondation du nouveau parti. Mais si c'était si clair, pourquoi Damen n'a-t-il pas fondé ce nouveau parti en 1935 ? Pourquoi s'est-il consacré à un patient travail clandestin de sélection et de formation des cadres, exactement comme la Fraction à l'étranger ? S'il est vrai que c'est par la fondation de nouveaux partis que passait l’unique possibilité d'organiser une opposition quelconque " à la guerre, pourquoi n'a-t-on pas fondé ce parti au moins en 1939, quand la guerre a éclaté, alors qu'on a attendu la fin de 1942, après trois années et demie de massacre impérialiste ? Selon les analyses de BC, ces sept années de retard devraient être considérées comme une folie ou une trahison. Selon nos analyses, c'est la meilleure démonstration de la fausseté de la thèse qui veut que pour fonder un nouveau parti, il suffit que le vieux ait trahi.
Si la naissance du PC Internationaliste a eu lieu fin 1942, c'est parce qu'il se développait alors une forte tendance à la reprise de la lutte de classe contre le fascisme et la guerre impérialiste, tendance qui conduit en quelques mois aux grèves de mars 1943, à la chute du fascisme et à la demande de la bourgeoisie italienne d'une paix séparée. Même si la bourgeoisie mondiale a rapidement réussi à dévoyer cette réaction de classe du prolétariat italien, c'est un fait que ce n'est que sur la base de cette réaction que les camarades en Italie ont estimé que le temps était venu de se constituer en parti. Ce n'est pas par hasard que la même évaluation est faite - tout à fait indépendamment - par les camarades à l'étranger, aussitôt qu'ils prirent connaissance des grèves de mars 1943 : la Conférence de la Fraction en août de la même année déclare que s'est ouverte "la phase de la rentrée de la fraction en Italie et de sa transformation en parti". Cependant, cette rentrée organisée n'a pas été possible, en partie à cause de difficultés matérielles quasi insurmontables (rappelons nous que le PC Internationaliste lui même fondé en Italie ne put faire connaître qu'en 1945 son existence à l'étranger), difficulté aggravée par l'assassinat et l'arrestation de nombreux camarades.
Mais la faiblesse fondamentale était d'ordre politique : la minorité de la Fraction italienne liée à Vercesi et forte de la Fraction belge déniait tout caractère de classe aux grèves de 1943, s'opposant à toute activité organisée parce que "volontariste". La conférence annuelle de 1944 condamna les positions de la tendance Vercesi et, au début de 1945, Vercesi fut exclu de la Fraction pour avoir participé au Comité de coalition antifasciste de Bruxelles. Cette longue lutte avait cependant contribué à réduire les énergies pour la rentrée de la Fraction en Italie, à laquelle fut substituée dans les faits, une politique de rentrée individuelle d'un grand nombre de ses militants qui, une fois en Italie, découvraient l'existence du parti, y rentraient, toujours à titre individuel. Cette politique allait être durement critiquée par une partie de la Fraction et surtout par la Fraction reconstituée en France qui développait de façon croissante un travail clandestin contre la guerre et critiquait le manque de décision de la Fraction italienne pour la réalisation d'un retour organisé en Italie. C'est alors, au printemps 1945, qu'arrive comme une bombe la nouvelle qu'il existe depuis des années en Italie un parti qui compte déjà "des milliers de membres" et auquel participent des camarades comme Damen et Bordiga. La majorité de la Fraction fut transportée d'enthousiasme et décide, dans une conférence précipitée en mai 1945, de sa propre dissolution et de l'adhésion de ses militants à un parti dont elle ignorait complètement les positions programmatiques. Comme la Fraction en France appuyait la minorité qui s'opposait à ce suicide politique, la majorité de la Conférence rompit tout lien organisationnel avec le groupe français, en prenant comme prétexte le travail que les camarades français avaient mené sur le défaitisme révolutionnaire avec des internationalistes allemands et autrichiens qui n'appartenaient pas aux fractions de la Gauche communiste.
La décision de s'auto dissoudre a eu des conséquences très graves sur le développement ultérieur de la Gauche communiste. La Fraction était le dépositaire des leçons politiques fondamentales qui avaient été tirées par la sélection des forces communistes opérée entre 1935 et 1937, et elle avait le devoir historique de garantir que le nouveau parti se forme sur la base de ces leçons, qui ont été résumées de la façon suivante dans l'article précédent :
1) le parti se formera par adhésion individuelle aux positions programmatiques de la Gauche, élaborées par les fractions, en excluant toute intégration de groupes de camarades se situant à mi-chemin entre la Gauche et le Trotskisme ;
2) la garantie du défaitisme révolutionnaire du parti sera la dénonciation frontale de toute forme de "milice partisane", destinée à enrôler les ouvriers dans la guerre, comme les "milices ouvrières" espagnoles de 1936. Comme l'absence de rentrée organisée et la dissolution de 1945 n'ont pas permis à la Fraction de remplir cette fonction, nous devons maintenant regarder si le parti fondé en Italie a été capable de se constituer tout de même sur ces bases. Et ceci, non pour décider de quelle appréciation devrions nous avoir de ce parti en particulier, mais pour comprendre s'il est vrai ou non que le travail de fraction est une condition indispensable de la constitution du parti de classe.
Procédons par ordre, en partant des positions politiques et de la méthode de recrutement. Le premier Congrès du PC Internationaliste (28 décembre 1945 - 1 janvier 1946), qui se tient après l'intégration des militants de la Fraction dans le parti, déclare que le PC Internationaliste a été fondé en 1942, "Sur la base de cette tradition politique précise" ([4] [25]) représentée par la Fraction à l'étranger à partir de 1927. Les premiers noyaux se référaient à "une plate-forme constituée par un bref document dans lequel étaient fixées les directives que devait suivre le parti et que pour l'essentiel, il suit encore maintenant". Il est difficile de dire jusqu'à quel point ce document était sur les positions de la Fraction, pour la simple raison que - pour autant que nous le sachions - Battaglia n'a jamais veillé à le republier (et pourtant il était "bref "!) et dans sa brochure de 1974 sur les plate-formes du PC Internationaliste, elle ne mentionne même pas son existence. Quel sort étrange pour la plateforme de constitution du Parti... Nous sommes donc obligés de nous référer à la Plate-forme rédigée par Bordiga en 1945 et approuvée par le premier Congrès au début de 1946.
Sans entrer dans une analyse détaillée, il suffira de souligner que ce texte admet la possibilité de participer aux élections (position rejetée par la Gauche dès l'époque de la Fraction Abstentionniste du PSI), que, comme bases doctrinales du parti, on prend "les textes constitutifs de "l’Intemationale de Moscou" (en rejetant donc les critiques qu'en avait fait la Fraction à partir de 1927), qu'on ne parle pas vraiment de dénoncer les luttes de libération nationale (position acquise par la Gauche dès 1935), et que, pour terminer en beauté, on exalte comme "fait historique de premier ordre" l'enrôlement des prolétaires dans les bandes armées des partisans. La Plate-forme est aussi inacceptable sur d'autres questions (syndicale, en premier lieu), mais nous nous sommes limités à ne considérer que ces points sur lesquels la Plate-forme se situe en dehors de frontières de classe déjà tracées grâce à l’élaboration programmatique de la Gauche communiste.
La méthode de recrutement du parti est en harmonie avec ce fatras idéologique, bien plus, le fatras idéologique est le résultat obligé de la méthode de recrutement suivie, basée sur l'absorption successive de groupes de camarades aux positions les plus disparates, sinon complètement contraires. On pouvait ainsi trouver à la fin dans le Comité central les premiers camarades de 1942, les dirigeants de la Fraction qui avaient exclu Vercesi en 1944 et Vercesi lui-même qui a été admis en même temps que les membres de la minorité expulsés en 1936 du fait de leur participation à la guerre antifasciste en Espagne. Sont admis des groupes comme la "Fraction des communistes et socialistes de gauche" du sud, qui en 1944 croyaient encore à la possibilité de "redresser" le parti stalinien et dans la foulée le parti socialiste (!), et qui, en 1945, se dissout pour rejoindre directement le parti. En revanche, le principal théoricien et rédacteur de la Plate-forme de 1945, Amedeo Bordiga, lui n'est même pas inscrit (il semblerait qu'il ne se soit inscrit qu'en 1949).
Sur la seconde question clarifiée dans les années 1935-37, celle du danger représenté par les milices partisanes, la dégénérescence du PC Internationaliste va de pair avec son élargissement numérique aux dépens des principes. En 1943, le PC Internationaliste s'aligne sur une courageuse position qui dénonce sans équivoque le rôle impérialiste du mouvement partisan. En 1944, on est déjà obligé de faire des concessions aux illusions sur la guerre "Démocratique" :
"Les éléments communistes croient sincèrement à la nécessité de la lutte contre le nazi-fascisme et pensent qu'une fois cet obstacle abattu, ils pourront marcher vers la conquête du pouvoir, en battant le capitalisme", (Prometeo, n° 15, août 1944).
En 1945 le cercle se referme avec la participation de fédérations entières (comme celle de Turin) à l'insurrection patriotique du 25 avril et l'adoption d'une Plate-forme qui définit le mouvement partisan comme une "tendance de groupes locaux prolétariens à s'organiser et à s'armer pour conquérir et conserver le contrôle des situations locales" en déplorant seulement que ces mouvements n'aient pas "une orientation politique suffisante" (!). Il s'agit de la même position que celle défendue par la minorité en 1936 sur la guerre d'Espagne et qui lui avait valu d'être expulsée de la Gauche communiste.
Jusque là, il est assez clair que les positions globalement exprimées par le PC Internationaliste se situaient en deçà du niveau de clarification déjà atteint par la Fraction et des bases considérées comme intangibles pour la constitution du nouveau parti. Les camarades de Battaglia, au contraire, considèrent le parti "né à la fin de 1942" comme le summum de la clarté existant à l'époque. Comment peuvent-ils concilier cette affirmation avec l'existence de confusions et d'ambiguïtés que nous venons à peine d'évoquer ? Très simplement : en niant que ces confusions étaient celles du parti et en les attribuant exclusivement aux adeptes de Bordiga qui en sortiront ensuite en 1952 pour fonder Programme Communiste. On leur répondait déjà dans la Revue internationale : " en d'autres termes : eux et nous avons participé à la constitution du parti : ce qu'il y avait de bon, c'était nous, le mauvais, c'était eux. En admettant qu'il en ait été ainsi, il reste le fait qu'il y avait ce 'mauvais' qui constituait un élément fondamental et unitaire au moment de la constitution du parti et que personne n'a rien trouvé à redire."
Ce que nous voulons montrer maintenant, c'est que les faiblesses étaient celles du parti dans son ensemble et pas celles d'une fraction particulière qui serait passée par là. La première chose que BC a toujours niée, c'est que les portes du parti étaient ouvertes à quiconque avait la bonne volonté d'adhérer. Mais c'est ensuite BC même qui affirme que la présence de Vercesi, qui venait du Comité de coalition antifasciste, s'explique par le fait que ce dernier "estimait devoir adhérer au parti" ([5] [26]). Mais qu'est ce que c'est que ce parti, un club de golf ? (encore que même dans les clubs, on doive être accepté par les autres membres pour pouvoir rentrer...). En plus, il faut se rappeler que Vercesi "estimait devoir adhérer" directement au Comité central du PC Internationaliste, devenant un des principaux dirigeants. BC nous informe que Vercesi était dans le CC, mais que le parti n'était pas responsable de ce qu'il faisait ou disait :
"Les positions exprimées par le camarade Perrone (Vercesi) à la Conférence de Turin (1946) (...) étaient de libres manifestations d'une expérience toute personnelle et avec une perspective politique fantaisiste à laquelle il n'est pas licite de se référer pour formuler des critiques à la formation du PC Internationaliste". ([6] [27])
Bien dit. Dommage cependant qu'en lisant le compte-rendu de cette première Conférence nationale du PC Internationaliste, on découvre à la page 13, que ces "libres* affirmations "de politique fantaisiste" n'étaient rien d'autre que le rapport sur "Le parti et les problèmes internationaux" présenté par le CC à la Conférence, dont Vercesi était le rapporteur officiel. Mais les surprises ne s'arrêtent pas là, parce que page 16, à la fin du rapport de Vercesi, pour tirer les conclusions, c'est Damen lui-même qui prend la parole et qui affirme que jusque là, "il n'y a pas de divergences, mais des sensibilités particulières qui permettent une clarification organique des problèmes". Si Damen pensait que le rapport de Vercesi relevait de la politique fantaisie, pourquoi a-t-il nié qu'il y avait des divergences ? Peut-être parce que l'alliance sans principe avec Vercesi était alors utile ?
Mais ne nous attardons pas et passons directement à la Plate-forme, écrite en 1945 par Bordiga. Battaglia l'a republiée en 1974 en même temps qu'un projet de Programme diffusé en 1944 par les camarades groupés autour de Damen, avec une introduction dans laquelle il est affirmé que le projet de 1944 est beaucoup plus clair que la Plate-forme de 1945. Effectivement, c'est tout à fait vrai pour quelques points (bilan de la révolution russe par exemple), mais sur d'autres points, les glissements sont beaucoup plus importants que dans le document de 1945. En particulier, sur le point de la tactique, on dit que : "notre parti, qui ne sous-estime pas l'influence des autres partis de masse, se fait le défenseur du front unique'". Or, si on retourne au compte-rendu de la Conférence de Turin, on y trouve le rapport de Lecci (Tullio) qui fait le bilan du travail de la fraction à l'étranger et de sa délimitation par rapport au trotskisme : "cette démarcation présupposait en premier lieu la liquidation de la tactique de front unique des blocs politiques" (p 8). A la Conférence de 1946 donc, quelques points clés du projet étaient déjà considérés comme incompatibles avec les positions de la Gauche communiste. Mais venons en maintenant à ce que dit l'introduction de 1974 à la Plate-forme de 1945 :
"En 1945, le CC reçoit un projet de Plate-forme politique du camarade Bordiga qui, nous le soulignons, n’était pas inscrit au parti. Le document dont l’acceptation fut demandée en termes d'ultimatum, est reconnu comme incompatible avec les fermes prises de position adoptées désormais par le parti sur des problèmes plus importants, et, malgré les modifications apportées, le document a toujours été considéré comme une contribution au débat et pas comme une plate-forme de fait.(...) Le CC ne pouvait, comme on l'a vu, qu'accepter le document comme une contribution tout à fait personnelle pour le débat du congrès futur, qui, reporté à 1948, mettra en évidence des positions très différentes (cf. Compte-rendu du Congrès de Florence)." ([7] [28])
Telle est la reconstitution des faits présentée par les camarades de Battaglia en 1974. Pour voir si elle correspond à la réalité, retournons à la Conférence de janvier 1946 qui aurait dû se prononcer sur la "demande en termes d'ultimatum de l'acceptation " de la plate-forme faite par Bordiga. A la page 17 du Compte-rendu, on lit : "A la fin du débat, puisque aucune divergence substantielle ne s'est manifestée, la 'Plate-forme du Parti' est acceptée et on renvoie au prochain congrès la discussion sur le 'Schéma de Programme' et sur d'autres documents en voie d'élaboration". Comme on le voit, il est arrivé exactement le contraire de ce que Battaglia raconte aujourd'hui : à la conférence de 1946, les camarades de Battaglia eux-mêmes ont voté à l'unanimité pour l'acceptation de la Plate-forme écrite par Bordiga et qui est devenue la base officielle d'adhésion au parti depuis ce moment-là (et qui a été publiée comme telle à l'extérieur). Les délégués français eux-mêmes donnent leur adhésion à la Conférence sur la base de la reconnaissance de l'adéquation de la plate-forme (p.6) et la résolution de constitution d'un Bureau International de la Gauche communiste commence par ces mots : "le CC, tenant compte du fait que la Plate-forme du PC Internationaliste est le seul document qui donne une réponse marxiste aux problèmes rencontrés avec la défaite de la révolution russe et la deuxième guerre mondiale, affirme que c'est sur cette base et sur le patrimoine de la Gauche italienne que peut et doit être constitué le Bureau International de la Gauche communiste". Pour conclure, remarquons qu'il y a effectivement eu un document considéré comme une simple contribution au débat et dont la discussion fut renvoyée au congrès suivant, sauf que ce ne fut pas la plate-forme de Bordiga mais... le Schéma de programme élaboré en 1944 par le groupe de Damen et qu'aujourd'hui Battaglia cherche à faire passer pour la plate-forme effective du PC Internationaliste de années 1940.
On n'a pas assez de mots pour condamner la falsification totale de l'histoire du PC Int. effectuée toutes ces années par les camarades de Battaglia. On en est au niveau des falsifications staliniennes qui réécrivent l'histoire du parti bolchevik en faisant disparaître les noms des camarades de Lénine fusillés ou en attribuant à Trotsky les erreurs commises par Staline. Battaglia, pour faire que les choses aient l'air de se tenir, a été capable de faire disparaître de l'histoire du parti sa propre plate-forme et dans d'autres documents ([8] [29]), n'a pas hésité à attribuer aux "pères du CCI", les camarades de la Gauche communiste de France, les pirouettes de Vercesi, avec qui ses pères avaient noué une alliance opportuniste en 1945, en l'admettant dans le CC du Parti. Nous savons bien qu'il s'agit d'un jugement très dur, mais nous le fondons sur les documents officiels de PC Int., comme le Compte-rendu de la Conférence de janvier 1946, que Battaglia a bien pris soin de cacher, alors qu'elle a republié le compte-rendu du congrès de 1948, parce qu'à cette date, l'alliance opportuniste avec Vercesi était désormais rompue. Nous soumettons nos conclusions et nos jugements à la volonté critique de tous les camarades du milieu international de la Gauche communiste. Si les documents que nous avons cités n'existent pas, que Battaglia le dise et le démontre. Dans le cas contraire, on saura une fois de plus d'où viennent les falsifications.
Il reste de toute façon un problème à clarifier : comment est-il possible que des camarades de valeur comme Onorato Damen, des camarades qui ont tenu le flambeau de l'internationalisme dans les moments les plus durs pour notre classe, aient pu s'abaisser à un tel niveau de falsification de cette période de leur histoire ? Comment est-il possible que les camarades de Programme Communiste (qui s'était séparé en 1952 de Battaglia Comunista) aient pu en arriver à faire disparaître dans le néant leur histoire depuis 1926 jusqu'en 1952 ? Sur la base de tout ce qui a été re parcouru dans cet article, la réponse est claire : ni les uns ni les autres, dans les années cruciales autour de la deuxième guerre mondiale, n'ont été capables d'assurer fondamentalement la continuité historique de la Fraction de Gauche, seule base possible pour le parti de demain. On ne peut certainement pas leur reprocher d'avoir cru en 1943 que les conditions de la renaissance du parti avait mûri, étant donné que même les Fractions à l'étranger partageaient cette illusion, fondée sur le début d'une riposte prolétarienne à la guerre qui s'était manifestée avec les grèves de 1943 en Italie. Mais en janvier 1946, quand le congrès de Turin se tient, il était clair alors que le capitalisme avait réussi à briser toute réaction prolétarienne et à la transformer en un moment de la guerre impérialiste, à travers l'encadrement dans les bandes partisanes. Dans cette situation il était nécessaire de reconnaître que les conditions indispensables à la constitution du parti n'existaient absolument pas et de dédier ses forces à un travail de fraction, un travail de bilan et de formation de cadres sur la base de ce bilan. Ni les uns ni les autres n'ont été capables de s'engager jusqu'au bout sur cette voie et cela explique leurs contorsions par la suite. La tendance Damen commença à théoriser que la formation du parti n'avait rien à voir avec la reprise de la lutte de classe, démentant ainsi sa propre expérience de 1943. La tendance Vercesi (proche de Bordiga) recommença à louvoyer entre quelque chose qui n'était pas encore le parti mais qui n'était plus la fraction (le vieux "parti-miniature" de 1936 est recyclé en 1948 en "fraction élargie",), anticipant sur les futurs tours d'équilibre de Programme Communiste sur "parti historique/parti formel". Seule la Gauche communiste de France (Internationalisme), dont le CCI se réclame aujourd'hui, a été capable de reconnaître ouvertement les erreurs qui avaient été faites en croyant qu'en 1943 les conditions de la transformation de la fraction en parti existaient, et de se dédier au travail de bilan historique que les temps exigeaient. Pour aussi partiel qu'il soit, ce bilan reste la base indispensable sur laquelle on doit partir pour la reconstitution du parti de demain.
Dans la suite de ce travail, nous analyserons la contribution que ce bilan représente et doit représenter dans le processus de regroupement des révolutionnaires qui est en cours au niveau mondial.
Beyle
[1] [30] Revue internationale n° 59, 4c trimestre 1989.
[2] [31] Voir la brochure "La Gauche communiste d'Italie, 1917-1952", et le supplément sur les rapports de la Gauche italienne et de l'Opposition de gauche internationale, publiés par le CCI.
[3] [32] « Frazione-Partito nell » esperenza della Simstra Italiana", Prometeo n°2. mars 79.
[4] [33] "Compte-rendu de la première conférence nationale du Parti Communiste Internationaliste d'Italie". Publications de la Gauche communiste internationale, 1946.
[5] [34] 'Lettre de BC au CCI’, reproduite dans la Revue internationale n° 5 décembre 1976, avec notre réponse.
[6] [35] Prometeo n° 18, ancienne série, 1972.
[7] [36] Documents de la Gauche italienne n° 1, Cd. Prometco, janvier 1974.
[8] [37] Battaglia Comunista n° 3, février 1983, article reproduit dans la Revue Internationale n° 34, 3e trimestre 1983, avec notre réponse.
Liens
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