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Revue Internationale no 16 - 1e trimestre 1979

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Crise, révolte et grèves ouvrières

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Plus de 10.000 morts en un an ; tous les jours et pendant plusieurs mois, la répétition inces­sante des manifestations et de la répression; l'ensemble du pays paralysé par la grève qua­si-générale des ouvriers du pétrole, mais aus­si des hôpitaux et des banques, des transports et de la presse; les universités et les écoles fermées; les avertissements jusqu'aux menaces d'intervention des grandes puissances ; les éva­cuations des ressortissants étrangers; les tergiversations de l'armée et du Shah, de l'op­position religieuse et du Front National; tels sont les événements qui ont révélé ouvertement la décomposition sociale, la crise politique et la paralysie du système, illustration dans un pays des caractéristiques et des perspecti­ves de la situation actuelle du monde capitalis­te dans son ensemble.

La crise mondiale

Au plan économique d'abord, le mythe de l'Iran, longtemps donné comme l'exemple d'une nation en développement, promise par le Shah au 5ème rang mondial pour la fin de ce siècle, s'est écroulé comme un château de cartes.

En 1973, pour la première fois, le déficit ex­térieur chronique de l'Iran se résorbait et en 1974 les exportations dépassaient les importa­tions de 52%. Ce bond fit croire alors au "dé­collage" économique, tout comme ce fut le cas pour le Brésil ; enfin, disait-on, un pays du Tiers-Monde montrait la possibilité de sortir du sous-développement. Mais l'illusion s'est rapidement dissipée avec un excédent ramené à 23% dès 1975. En fait, dépendant à 96% du pé­trole pour ses ressources d'exportation, l'Iran n'avait fait que bénéficier du quadruplement du prix du pétrole tout à fait conjoncturellement. Ceci ne correspondait pas au profit de la vente d'un produit devenu subitement "rare" sur le marché, comme le battage sur la "pénurie" de pétrole tentait de le faire croire, mais à une hausse des prix, voulue par les Etats-Unis et ses grandes compagnies pour remettre en or­dre, à leur profit, le marché sursaturé de l'or noir. Par cette hausse en effet, les Etats-Unis, se trouvant eux-mêmes parmi les principaux pro­ducteurs de pétrole, accentuaient la mise sous rationnement de leurs alliés et concurrents, l’Europe et le Japon, en rendant la production américaine plus compétitive sur le marché mon­dial  tout en faisant payer par ceux-ci l'arme­ment des pays pétroliers (avec les Eurodollars fournis à l’OPEP par les achats de pétrole).

La "nouvelle richesse" des pays producteurs de pétrole devait vite céder sous les coups de la compétition acharnée issue de la surproduction mondiale dans tous les domaines et dans celui* du pétrole, amenant l'Iran à réduire ses ambitions de grandeur et à concentrer ses efforts sur les secteurs vitaux de l'économie nationa­le. Le "décollage" de l'Iran a fait long feu : il n'a pas été un souffle juvénile de santé du capital national mais un sursaut de l'ago­nie du capitalisme mondial. Il n'est plus question de prospérité désormais ; seul subsis­te un endettement croissant pour les achats massifs d'armements ultra-perfectionnés et la fourniture d'usines "clés en mains" que la bourgeoisie n'a jamais pu faire réellement tourner.

Au plan politique ensuite, la bourgeoisie iranienne dont le pouvoir repose tout entier sur l'armée, seule force capable dans un pays sous-développé d'assurer à l'Etat un minimum de cohésion, dispose d'une marge de manoeuvre de plus en plus réduite. La monarchie du Shah tout-puissant ne représente pas un féodalisme retardataire et anachronique, dont la bourgeoi­sie pourrait se débarrasser pour aller de l'a­vant, mais bien une forme de capitalisme d'Etat concentré issu de la faiblesse historique et structurelle du capital national. L'évolution de l'Iran, marquée par des tentatives de "mo­dernisation"   et la mise à l'écart des secteurs archaïques de l'appareil productif, orientée toute entière par l'économie de guerre sur le pétrole et l'armement, seuls domaines du "dé­veloppement" et du profit, est une évolution irréversible.

Aucune politique de la bourgeoisie ne peut au­jourd'hui remettre en question le rôle prépon­dérant de l'armée et l'orientation de l'écono­mie nationale sur la seule maigre ressource dont elle dispose dans l'économie mondiale. Dans un tel régime, caractéristique des pays sous-développés, tout est à importer et les "affaires" se traitent avec l'argent fourni par les exportations, avec tout ce que cela suppose de combines, marchandages, détourne­ments de fonds, etc. De la surgissent des oppo­sitions dans la bourgeoisie, mais qui ne peu­vent pour autant réellement remettre en ques­tion la source des revenus et le fonctionne ment du système. Aucune politique de la bour­geoisie ne peut s'opposer réellement à l'éli­mination des secteurs non rentables de l'appa­reil productif sous peine d'accentuer encore la faillite. Pour ces raisons, il n'existe aucune alternative stable réelle et à long terme à la crise qui a mis en mouvement toutes les couches et classes de la population. La bourgeoisie n'est en dernier recours capable de proposer que la mitraille et les massacres répétés des masses paupérisées soulevées ; les oppositions de l'Eglise et Front National ne peuvent jouer que sur la manière d'utiliser l'Etat et l'armée pour mettre en oeuvre le seul véritable intérêt dans la situation : trouver les moyens d'une remise en marche du pays.

L'alternative d'une "Révolution de 1789" en Iran, mise en avant par toute une propagande prompte à fournir ses bons conseils et son appui à la do­mination bourgeoise secouée par la crise, n'est qu'un mensonge, A l'heure de la crise mondiale du système capitaliste, il n'y a plus de place pour la prospérité et le développement dans le cadre du capitalisme. L'histoire de l'Iran de ces cinquante dernières années est toute entière marquée non par la féodalité à laquelle la bour­geoisie pourrait opposer aujourd'hui une pers­pective de progrès, mais par la décadence capi­taliste, la contre-révolution qui a suivi la vague révolutionnaire des années 1917-23 et le partage du monde issu de la deuxième guerre mon­diale. Lorsque le Général des Cosaques Reza Khan, père du Shah actuel, prit le pouvoir en 1921 et se fit proclamer empereur en 1925, l'ère des révolutions bourgeoises était terminée et le ré­gime s'instaurait avec la bénédiction des "alliés" sur les ruines de la guerre généralisée et sur la défaite du prolétariat mondial. Chancelant pendant la deuxième guerre mondiale, parce que penchant vers les puissances de l"Axe", le ré­gime était remis sur pied par les vainqueurs oc­cidentaux après  le partage de Yalta entre l’Est et l'Ouest, l'ordre restauré à leur profit par le soutien au Shah contre un Mossadegh au natio­nalisme pas assez plié à leurs intérêts.

La crise iranienne actuelle s'inscrit toute en­tière, par ses caractéristiques historiques, économiques et politiques dans la crise mondiale du système capitaliste.

DECOMPOSITION SOCIALE, CRISE POLITIQUE ET LUTTES OUVRIERES

La crise du système provoque, en frappant l'en­semble des moyens de subsistance des couches et classes qui composent la société, une dislocation de sa cohésion et une décomposition sociale. De plus en plus repliée sur l'essentiel de ce qui lui assure le maintien de sa domination, la bourgeoisie est impuissante à fournir des remèdes matériels à la situation. Au contraire, les sa­laires et le nombre des ouvriers, les subsides et les divers expédients de survie des chômeurs et des sans-travail, les débouchés des étu­diants, les profits du petit commerce, les in­vestissements non rentables, sont irrémédiable­ment laminés par la bourgeoisie. Les contradic­tions sociales vont alors se révéler ouvertement. D'une part, au sein même de la classe dominante, les pratiques de racket, le bakchich et la cor­ruption de ceux qui ont en mains les rênes gouver­nementales, vont provoquer la colère de ceux qui en sont écartés. D'autre part, la misère grandit et la masse des éléments paupérisés grossit, ac­croissant le mécontentement et poussant de plus en plus à la révolte. Face à un pouvoir d'Etat réduit et identifié à une clique, lorsque toutes ces conditions convergent, le soulèvement de la population surgit d'autant plus vaste et d'autant plus décidé. Car plus les fondements de la domi­nation de classe sont faibles et affaiblis par la crise, plus cette domination est arrogante et crûment imposée.

Comme au Nicaragua contre le dictateur Somoza, en Iran, les récriminations et la colère se sont cristallisées contre le Shah, sa famille, sa po­lice politique. Comme au Nicaragua, à "tout un peuple" regroupé dans les manifestations pour réclamer le départ du tyran, le régime répondait de façon répétée par la répression de l'armée, laissant chaque fois nombre de morts sur le ter­rain (en septembre à Téhéran, 3000 à 5000 morts en une journée). Mais lorsque les grèves ont sur­gi, d'abord dans les usines pétrolières puis dans les autres secteurs, la bourgeoisie a dû céder aux revendications de salaires des ouvriers (jusqu'à 50% d'augmentation) pour faire redémar­rer sa production. Et pour s'en assurer, l'armée a quadrillé les centres pétroliers, instauré la loi martiale, interdit les rassemblements, arrê­té les "meneurs" de la grève. Les grèves ont alors repris contre la répression et l'armée, bloquant à nouveau la production et, en cela, fourni une nouvelle vigueur au mouvement.

Cette fois, au contraire du Nicaragua, l'attaque du symbole de la domination capitaliste était doublée d'une paralysie des bases mêmes de cette domination. La revendication du départ du Shah, au début voeu pieux utilisé pour leurs manoeuvres par les oppositions de l'Eglise et du Front Na­tional, auquel le gouvernement pouvait répondre par la seule répression, devenait une question vitale pour la bourgeoisie dès lors que son pro­fit était mis en question par les grèves. Dis­tincte du "peuple", la classe ouvrière se mon­trait une force capable de résister aux attaques de la bourgeoisie. Au sein des revendications des couches et classes aux motivations aussi dis­parates et aux intérêts aussi divergents que ceux des bourgeois de plus en plus ruinés des "Bazars" ou excédés par les exactions de la clique du Shah, des sans-travail jetés dans la misère, des étu­diants sans débouchés, de la petite bourgeoisie indécise et fluctuante, la classe ouvrière défen­dait collectivement, sur une base matérielle, ses intérêts, concrétisant en même temps les as­pirations des couches paupérisées de la société.

Au contraire de la petite-bourgeoise et des cou­ches intermédiaires qui, dispersées en une multi­tude d'intérêts particuliers, ne peuvent aller par leur propre mouvement que vers la soumission ou la révolte désespérée, la classe ouvrière, re­groupée en corps collectif au coeur de la produc­tion capitaliste, peut résister à la misère et aux massacres aujourd'hui et oeuvrer par là à la seule véritable alternative historique, la des­truction du capitalisme. C'est cette réalité qui ie déroule en Iran au delà de l'écran de fumée des appels au secours d'Allah et de son prophète Khomeiny ou des tractations du Front National.

"(La classe ouvrière) n'a pas à réaliser d'idéal mais seulement à libérer les éléments de la so­ciété nouvelle que porte dans ses flancs la vieil­le société bourgeoise qui s'effondre". (Troisième Adresse du Conseil Général de l'AIT à la Commune de Paris en I871 Marx).

Avec ce mouvement se sont accentuées les carac­téristiques de la crise politique et la rupture du fragile équilibre de l'Etat iranien. Aux pre­mières difficultés, l'Etat a répondu sans ménagement par la répression ouverte. Le Shah re­cevait l'appui réitéré des Etats-Unis et le président Carter, après le massacre de septem­bre, tous "droits de l'homme" réduits à leur réalité de vent et de papier, réaffirmait la nature "libérale" du régime. L'URSS respec­tait une bienveillante neutralité. Le minis­tre des Affaires Etrangères britannique ap­portait au Shah un ferme soutien. La Chine, avec le voyage de Hua Kuo Feng, avait aussi donné son appui. Pour tous, la seule possi­bilité résidait dans le régime du Shah et de son armée. Aucun n'avait quelqu'un d'au­tre à proposer, une alternative à avancer. L'extension du "chaos" devait pousser la bourgeoisie à préparer des tentatives de re­lève. Déjà, la France, meilleure auxiliaire de la politique extérieure occidentale, avait récupéré et mis en réserve sous son aile l'opposition religieuse en accueillant com­me "réfugié" l'Ayatollah Khomeiny, héraut de l'opposition,"expulsé" d'Irak où il était installé. Le Shah sortait des prisons les éléments du Front National. La valse-hésita­tion déclenchée par la nécessité de remise en ordre ne pouvait trouver fondamentalement d'autre point d'appui que l'armée, ce qui se traduisit par la remise du gouvernement for­mellement entre les mains de l'armée, et de la part de l'opposition, par des appels répé­tés à l'armée à passer à ses côtés. Dans le même temps, la bourgeoisie s'activait à trou­ver des justifications face à la population et à tenter de se rallier les fractions de la bour­geoisie et la petite-bourgeoise neutres, pas­sives ou opposées à la corruption, en cherchant des "hommes intègres" et"non compromis" avec le régime. L'Ayatollah Khomeiny et le Front Na­tional maintenaient la radicalité de façade né­cessaire pour éviter les débordements en récla­mant toujours plus haut le départ du Shah. Au même moment, c'est le Front National qui fournis­sait l'homme susceptible de faire une première tentative, Bakhtiar ("l'homme des français") et l'Ayatollah Khomeiny créait une commission du pétrole destinée à demander aux ouvriers la re­prise du travail sous couvert de la "consommation populaire".

Cette tâche n'est déjà pas facile lorsque le "peuple" est dans la rue. Et lorsque les ouvriers sont mobilisés et organisés, de tels appels de l'opposition, même la plus crédible et la plus décidée, se retournent contre ses intérêts. Ain­si, les ouvriers acheminèrent effectivement sous leur contrôle le ravitaillement. L'armée dut intervenir pour l'interrompre et l'Ayatollah faire le silence sur cette opération. Le "peuple" n'est bien pour ces fantômes du passé qu'un mot creux pour servir les intérêts nationaux. S'il a un sens pour le prolétariat, il ne peut être que celui de sa force autonome capable de vraie solidarité avec les immenses masses paupérisées. Il ne peut jamais être celui qu'entendent les "humanistes", les "démocrates" et les "populis­tes" qui, proposant leurs bons offices pour la défense du capital national, volent dans le "peuple" la masse de manoeuvre pour appuyer leurs ambitions.

Cette illustration de la crise politique montre la bourgeoisie en Iran, comme cela le sera de plus en plus partout dans le monde, sans aucune véritable issue à sa crise. Les "hommes poli­tiques" de la bourgeoisie sont aujourd'hui de plus en plus des "hommes de transition", des "techniciens", cachant ou non selon les possibi­lités et les besoins de la bourgeoisie, les véri­tables "hommes" de la bourgeoisie, ceux de l'ar­mée, de la police et de tous les corps de répres­sion de l'Etat. En Iran, l'alternative n'est pas Khomeiny ou l'armée, ou Sandjabi ou l'armée : tant que l’Etat capitaliste existe, l'armée sera toujours là, avec un Khomeiny, avec un Sandjabi, comme avec un Shah. Les "relèves" ne peuvent constituer qu'un nouveau masque pour l'armée et ses fonctions d'encadrement car elle est la seu­le force sur laquelle la bourgeoisie peut asseoir son pouvoir. Et historiquement, les deux seules forces qui sont appelées à s'affronter de façon décisive sont la bourgeoisie et le prolétariat, l'armée et les ouvriers.

Dans l'immédiat, la bourgeoisie, pour faire face à la classe ouvrière, essaie de dissoudre ses in­térêts dans l'ensemble de la population pour la démobiliser et perpétuer la dictature du capital. Les fondements des discussions et des manoeuvres politiques de la bourgeoisie, du gouvernement et de l'opposition, et au sein même de l'armée, sont de mater la révolte et/ou de dissocier dans l'es­prit de la population et des ouvriers soulevés, le Shah et l'Etat, pour leur jeter, s'il le faut, le Shah en pâture sans rien toucher à l'Etat.

"La révolution jusqu'au départ du Shah", criaient les manifestants de Téhéran. Si le départ du Shah est la condition de l'arrêt de la marche du prolé­tariat, la bourgeoisie fera tout pour en arriver là, pousser les ouvriers à prendre  la proie pour l'ombre, à croire que le but de la lutte est la chute du Shah, la fin de leur mouvement et de leur mobilisation.

Par la bourgeoisie, aucune perspective n'existe aujourd'hui, ni à court, ni à long terme. L'aban­don du Shah et un autre gouvernement ne sont que la perpétuation et l'accélération des mêmes condi­tions de crise, de misère, de guerre et de répres­sion.

Pour le prolétariat, à long terme, par l'extension et la généralisation de son combat au monde entier et fondamentalement dans les grandes concentrations industrialisées du capital, la perspective est cel­le de la destruction de ce système par la révolution communiste. Le combat de la classe ouvrière en Iran est un moment de ce combat général. Il n'est pas circonscrit à l'Iran, il a ouvert de nouvelles ex­périences vers des possibilités d'extension et de généralisation, par sa propre organisation et vis-à-vis des masses paupérisées de la société; il a montré, pour le prolétariat du monde entier, dans un pays situé sur la ligne des affrontements inter­ impérialistes, qu'il pouvait enrayer les attaques de la bourgeoisie.

Pour la classe ouvrière en Iran, le danger est à court terme de laisser diluer ses intérêts dans ceux de toute la population si elle accepte une union contre-nature du capital et du travail avec une quelconque fraction de la bourgeoisie, le danger d'une exploitation et d'une répression renforcées. Sa force réside dans sa capacité à rester mobili­sée sur son terrain de classe.

M.Gr

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2eme conférence internationale des groupes de la GAUCHE COMMUNISTE

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Dans la première quinzaine de Novembre s'est réunie à Paris la deuxième Conférence des groupes communistes en continuation de la première qui a eu lieu sur l'initiative de Parti Communiste Internationaliste (Battaglia Communista) en Mai 1977 à Milan. Il n'est pas dans notre Intention de donner, dans le cadre de cet article, un compte-rendu détaillé des débats. Celui-ci fera l'ob­jet d'une brochure spéciale qui paraîtra prochai­nement en anglais, français, et italien afin de permettre à tous les militants révolutionnaires de suivre l'effort de clarification au travers de la confrontation des groupes qui ont partici­pé à cette conférence. Plus modestement, nous nous proposons dans cet article, de dégager â grands traits, la signification importante à nos yeux de la tenue d'une telle conférence, tout particulièrement dans la situation actuelle et répondre en même temps à l'attitude très négati­ve que certains groupes ont jugé bon d'adopter à rencontre de cette conférence.

Tout d'abord nous devons souligner que cette deuxième conférence a été mieux préparée, mieux organisée que la première, et cela aussi bien du point de vue politique quforgan1sat1one1. Ainsi 1'Invitation a été faite sur la base de critères politiques précis. L'Invitation s'adressait à tous les groupes qui :

1)  Se réclament et défendent les principes fon­damentaux qui ont présidé à la Révolution prolétarienne d'Octobre 1917 et à la constitution de la Troisième Internationale de 1919 et qui a partir de ces principes entendent soumettre à la critique constructive les positions politiques et la pratique élaborée et énoncée par l'IC à la lumière de l'expérience.

2)  Rejettent sans la moindre réserve toute pré­tendue existence dans le monde de pays à régime socialiste ou de gouvernement ouvrier, même avec le qualificatif de "dégénéré". Rejettent toute distinction de classe à établir entre les pays du bloc de l'Est ou de la Chine avec les pays du bloc de l'Ouest et dénoncent comme contre-révo­lutionnaire tout appel à la défense de ces pays.

3)  Dénoncent les P.S. et les P.C. et leurs aco­lytes comme des partis du capital.

4)  Rejettent catégoriquement l'idéologie de l’ « antifascisme », établissant une frontière de classe entre le fascisme et la démocratie en appelant les ouvriers à défendre ou à soutenir la démocratie contre le fascisme.

5)  Proclament la nécessité pour les communistes d'oeuvrer pour la reconstruction du Parti, arme indispensable pour la victoire de la Révolution Prolétarienne.

Un simple énoncé de ces critères fait comprendre à tout ouvrier qu'il ne s'agit pas d'un ramassis de toutes les "bonnes volontés" mais de groupes authentiquement communistes se démarquant nettement de toute la faune gauchiste : maoïstes, trotskystes, modernistes, et autres conseil listes bêlants "anti-parti".

Ces critères, certes insuffisants pour établir une plate-forme politique pour un regroupement sont par contre parfaitement suffisants pour savoir avec qui on discute et dans quel cadre, afin que la discussion soit réellement fructueuse et constitue un point positif.

D'autre part et en amélioration de la première con­férence, l'ordre du jour des débats a été établi, longtemps avant la conférence elle-même, permettant ainsi aux groupes de présenter leurs points de vue dans des textes écrits â l'avance, rendant plus clairs les débats à la Conférence. L'ordre du jour était le suivant :

-  1) L'évolution de la crise et les perspectives qu'elle ouvre pour la lutte de la classe ouvrière.

-  2) La position des communistes face aux mouve­ments dits de "libération nationale".

-  3) Les tâches des révolutionnaires dans la pério­de présente.

Un tel ordre du jour démontre que la conférence n'avait rien de commun avec ces colloques académi­ques de singes savants, de sociologues et économis­tes se gargarisant de "théorie" dans l'abstrait. C'est une préoccupation militante qui présidait à la conférence, cherchant à dégager une plus grande compréhension de la situation mondiale actuelle, de la crise dans laquelle est plongé le capitalis­me mondial et ses perspectives du point de vue de classe du prolétariat, ainsi que les tâches qui en découlent pour les groupes révolutionnaires au sein de la classe.

C'est dans le cadre de ces critères et dans un sou­ci militant qu'ont été invités une douzaine de groupes de divers pays. La  plupart    ont répondu favorablement à cette initiative, même si certains n'ont pu à la dernière minute et pour des raisons diverses y assister. Ce fut le cas d'"Arbetarmakt" de Suède, d'HORCIAM de France et "Il Leninista" d'Italie. On doit cependant noter que quatre grou­pes ont refusé toute participation. Ce sont le Spartacusbond" de Hollande, le P.I.C. de France et les deux « partis » communiste international (PCI " Pogramme"  et PCI "Il Partito Communista") d'Ita­lie.

Il n'est pas sans Intérêt d'examiner de plus près les arguments avancés par chacun de ces groupes et les vraies motivations qui ont décidé leur refus. Pour le "Spartacusbond" de Hollande, la chose est simple : le groupe Spartacus est contre toute idée de Parti. Le seul mot de Parti lui fait hérisser les cheveux. C'est en vain que ce groupe, né le lendemain de la deuxième guerre, prétend se récla­mer de la tradition et comme continuité de la gauche communiste hollandaise et allemande dont il est une pâle caricature. C'est tout au plus de l'Otto Rhule assaisonné de Sneevliet  qu'il pourrait se réclamer, mais certainement pas de Gorter et de Pannekoek qui eux n'ont jamais nié le principe de la nécessité d'un Parti communis­te. Spartacus s'avère être la fin sénile du Cou­rant Communiste Conseilliste devenu une petite secte, repliée sur elle-même, isolée et s'isolant chaque jour plus du mouvement ouvrier international. Son refus ne fait que montrer l'épuise­ment définitif du courant conseilliste pur, se confondant et s'Intégrant chaque jour plus avec le marais gauchiste. C'est une triste fin d'une évolution Irréversible produit d'une trop lon­gue période de contre-révolution.

De différente façon se présente l'attitude du P.I.C. Après avoir donné son accord de principe pour la première conférence de Milan, il revient sur sa décision à la veille de celle-ci, esti­mant que dans les circonstances présentes, cela serait un "dialogue de sourds". Pour la deuxième conférence, il fonde ainsi son refus de princi­pe : refus de participer à des conférences "Bordigo-Léninistes". Là aussi, nous assistons à une évolution précise. Quand, il y a quelques cinq ou six ans, les quelques camarades qui ont quitté Révolution Internationale pour constituer le groupe "Pour une Intervention Communiste" fon­daient leur séparation sur le reproche d'une In­tervention insuffisante de la part de R.I. En mettant de côté l'activisme verbal du P.I.C qui l'a conduit à toutes sortes de "conférences" et de "campagnes" (sic!) plus artificielles les unes que les autres, il reste évident aujourd'hui ce   que nous avons toujours affirmé : que le vrai débat n'était pas "intervention ou non Interven­tion" mais bien "de quel type d'intervention, sur quel terrain, et à côte de qui". Ainsi le P.I.C. qui se livre de temps à autre à des "con­férences" avec toutes sortes de groupes et d'é­léments anarchisants ou des groupes "autonomes" plus que fantomatiques et qui se terminent à chaque fois en queue de poisson, est vraiment bien placé pour parler de "dialogue de sourds" quand il s'agit de discussions entre des grou­pes vraiment communistes. Ceci n'est pas tout. Revenu de ses tentatives malheureuses de cons­tituer un courant anti-CCI avec "Revolutionary Perspectives", "Workers Voice", et le "RWG" (ces deux derniers disparus depuis dans la na­ture sans laisser de traces), le P.I.C., quel­que peu refroidi pour ce qui concerne les grou­pes de la gauche communiste, s'est rabattu sur les éléments de la gauche socialiste et parti­cipait au groupe initiateur qui a relancé la vieille revue socialiste de gauche "Spartacus", sous la haute direction de son fondateur René Lefeuvre. Dans cette revue, où s'étalent à lon­gueur de pages la glorification de l'armée ré­publicaine de la guerre d'Espagne de 36-39, les hauts faits de "l'anti-fascisme" promoteur actif de la deuxième boucherie mondiale, les hommages chaleureux de Marceau Pivert, du PSOP (le PSU d'avant-guerre), du POUM, les louanges et sou­venirs attendrissants de l'action héroïque trotskyste dans la Résistance durant la guerre, le PIC se trouve à son aise et fait partie de la rédaction. Ses narines délicates qui ne saurai­ent supporter l'odeur horrible des "Bordigo-Léninistes" se dilatent voluptueusement à l'encens parfumé du Socialisme de gauche et de 1'anti-autoritarisme. Dans cette basse-cour de la So­cial Démocratie ([1] [3]) on PICore tout à son aise et on peut même s'offrir de temps à autre le plaisir de faire des critiques "radicales" et de jouer "l'enfant terrible" ultra-révolution­naire. Il est vrai que "Spartacus" est une revue très ouverte, très large. Mais le fait d'être large est loin d'être toujours une qualité ! Ce qui fait l'unité, le ciment de l'équipe de "Spartacus", c'est l’antibolchevisme tripal qu'il confond volontairement et sournoisement avec le stalinisme. Les socialistes de "gauche" n'ont jamais attendu le stalinisme pour déni­grer les bolcheviks, les Lénine et combattre au nom "du socialisme démocratique" la révolu­tion d'Octobre et le communisme. Au nom de l’antibolchevisme, les socialistes de gauche ont toujours été la queue misérable de la Social -Démocratie, des Scheidemann-Noske, des Turati et des Blum. Cela ne gêne pas le PIC de marcher et de collaborer avec eux. Ce n'est pas dans l'arsenal et la continuité de la Gauche Com­muniste que le PIC va chercher sa critique con­tre telle ou telle position des bolcheviks et de Lénine, mais dans les poubelles des consulats tsaristes et de Kerenski ou encore en PICorant sur le fumier de la gauche socialiste. Dans sa fougue antibolchevik, le PIC oublie que, quel­les que puissent être nos divergences avec les bolcheviks, elles ne peuvent changer notre ju­gement sur la social-démocratie, qu'elle soit de droite ou de gauche, car ce qui sépare les communistes de la social-démocratie est ce fos­sé infranchissable : l'appartenance à deux classes mortellement ennemies : les communis­tes appartenant au prolétariat, la social-démocratie à la bourgeoisie. Ne serait-ce que cette leçon, nous la devons entièrement à Lé­nine et au parti bolchevik. Ce n'est donc pas par hasard, mais pour avoir oublié cette leçon, que le PIC peut, des creux des colonnes de Spar­tacus où il a fait sa niche douillette, refuser de se déranger pour discuter avec les "bordigo-léninistes". On peut se demander si c'est son "anti-léninisme" viscéral qui fait s'approcher le PIC de la gauche socialiste ou, au contrai­re, si c'est son rapprochement du socialisme de gauche et du gauchisme qui le rend si farou­chement antibolchevik ? Ou encore les deux à la fois ? Une chose reste certaine : c'est que le PIC se trouve sur un point situé quelque part entre les socialistes de gauche et Lénine, c'est-à-dire violemment antibolchévik (radica­lisme en paroles) en collaboration avec les socialistes de gauche (opportunisme dans la pratique).

Pas le moins cocasse de cette histoire est l'article de critique publié par la "Jeune Tau­pe" à l'égard du groupe "Combat Communiste". Dans cet article, le PIC "gronde" "Combat Commu­niste" de leur non-rupture totale avec les trotskystes et leur rappellent à cette occa­sion (une fois n'est pas péché mortel) : "Comme le disait Lénine à Zimmerwald par rapport aux sociaux-démocrates, c'est-à-dire (que ces derniers) étaient hors du camp du prolétariat et donc dans celui de la bourgeoisie. Si on est tant soit peu conséquent, on ne peut pas les considérer comme des camarades dans l'erreur et à plus forte raison militer a leurs côtés". ([2] [4]) (souligné par nous). Le PIC n'est donc pas complètement amnésique -même s’il est un peu faible de la tête. Quand il s'agit d'admonester "Combat Communiste", il se rappelle bien que : "pour lui (Lénine) les sociaux-démocrates étalient des ennemis de classe avec lesquels il ap­pelait à rompre. Ainsi la Troisième Interna­tionale se constituera en opposition aux tentatives de reconstitution de la deuxième Inter­nationale-.." ([3] [5]). Excellente mémoire ! Mais à croire que le PIC ne se regarde jamais dans la glace. A moins, à moins que ... ce qu'il consi­dère comme indispensable : la rupture avec le trotskisme, devienne moins évidente lorsqu'il s'a­git de collaborer avec la gauche socialiste. Nous serons encore d'accord avec la conclusion de l'article cité : "Les années qui viennent et qui devraient voir le prolétariat ressurgir sur la scène de l'histoire comme sujet de son propre devenir ne toléreront pas la moindre confusion théorique. Ce qui est aujourd'hui inconsistance et fantaisie deviendra demain danger mortel et théorie contre-révolutionnaire. C'est maintenant qu'il faut se prononcer clairement, qu'il faut choisir son camp." ([4] [6]). Exactement ! C'est tout à fait exact !    Faut-il conclure que le PIC, en refusant de venir à la Conférence de crainte d'être contaminé par les "Bordigo-Léninistes" et en restant tranquillement dans les rangs de Spartacus, a déjà choisi son camp ? Le proche avenir nous le dira.

Pour ce qui concerne les deux PCI bordiguistes, ils n'ont pas daigné faire savoir directement leur refus mais se sont contentés de publier chacun un article dans leur presse, plus déni­grant et persiflant l'un que l'autre. Quand on se dit Parti Communiste International, on gar­de son rang et on ne se rabaisse pas à répondre â d'autres qui ne sont que de simples groupes On a sa dignité a sauvegarder que diable, même si on n'est en réalité qu'un petit groupe, lui-même divisé et subdivisé en quelques trois [ou quatre partis communiste! Internationaux, qui s'ignorent entre eux !

Provenant, après la mort de Bordiga, d'une scission obscure avec l'organisation de Programma, le groupe de Florence, dans la stricte tradi­tion du bordiguisme où il ne saurait exister dans tout l'univers qu'un seul Parti, s'est tout simplement auto-proclamé "Parti Communis­te International". Ce grand "Parti Internatio­nal" de Florence est donc tout indiqué pour vilipender les "misères des faiseurs de Parti". ([5] [7]). Comment rassurer ces gens ombrageux que personne dans la Conférence n'en voulait à ce     qu'ils considèrent être leur bien exclusif. Personne dans la Conférence ne posait le pro­blème d'une constitution immédiate du Parti, même pas celui de la constitution d'une orga­nisation unifiée et cela pour la simple rai­son que tous   les groupes étaient parfaitement conscients de l'immaturité d'un tel projet. Ce n'est rien comprendre au problème du Parti de classe, que de penser qu'il se décrète par la simple volonté de quelques militants et dans n'importe quelles conditions. Cette conception volontariste et idéaliste du Parti qui se dé­crête n'importe quand, indépendamment de l'é­tat et du développement de la lutte de classe n'a rien â faire avec la réalité qui fait que le Parti est un organisme vivant de la classe qui ne surgit et se développe que quand les conditions sont données pour qu'il puisse as­sumer effectivement les tâches qui sont les siennes. Les jongleries bordiguistes sur le Parti formel et le Parti historique ne servent qu'à couvrir leur ignorance totale de la diffé­rence entre les fractions ou groupes et le Par­ti, et par là même leur incompréhension de la formation effective du Parti.

La conception qu'on a de la nature et la fonc­tion du Parti est une question qui a soulevé le plus de débats passionnés dans l'histoire du mouvement marxiste. Il suffit de rappeler les divergences qui opposèrent Rosa Luxem­bourg et Lénine, le Parti bolchevik et la Gau­che Allemande, la fraction de Bordiga à l'In­ternationale Communiste, et la fraction Italien­ne de Bilan au PCI reconstitué a la fin de la deuxième guerre. Elle reste encore aujourd'hui un sujet de discussions et de précisions au sein du mouvement des Communistes de Gauche. Libre à des groupes dans une ville provinciale quel­conque, de se proclamer un beau jour "Parti unique et mondial", aucune loi ne peut les em­pêcher de le faire. Mais de là qu'il le soit réellement, et d'y croire, relève d'une douce mégalomanie. Mais pour le courant bordiguiste, il ne saurait être question de mettre en discus­sion leur conception du Parti unique et mono­lithique, qui prend le pouvoir et exerce sa dictature au nom du prolétariat, même à l'encontre de la volonté de la classe. Car, menace "Il Partito" : "Qui s'oppose à cette conception ou n'accepte pas cette discipline programmati­que et organisationnelle se trouve en dehors du camp de la Gauche". Inutile de dire que cette conception est très loin d'être celle de Marx et Engels qui ne s'amusaient pas à se proclamer a tout bout de champ le "Parti", ni a celle d'une Rosa Luxembourg, ni même celle de Lénine, ni celle de Bilan, ni celle de la Gauche Italien­ne en général; elle appartient, mais strictement, en propre au bordiguisme. Et que cela soit dit sans crainte d'être excommuniés, elle n'est pas non plus la nôtre.

On comprend que les bordiguistes évitent toute discussion avec d'autres groupes communistes et la confrontation de leurs positions avec eux. Ils ne discutent pas déjà entre eux (centralis­me organique oblige). Car aucune secte ne sau­rait mettre en question les dogmes de sa bible invariante. Leur seule dispute est pour savoir qui d'entre leurs nombreux partis sera l'unique, reconnu universellement comme tel. Ces disputes ressemblent étrangement a celles de cette mai­son d'aliénés où chacun se prend pour le vrai, l'Unique Napoléon !

Le dernier rejeton de 1'avant-dernière scission des bordiguistes : le Parti florentin, n'est pas le moins farouche. Offensé qu'on ait osé 1'inviter à la Conférence, il jette comme une foudre son avertissement : "Les missionnaires de l'unification, groupes politiques de diver­ses traditions tendent "nolens-vo1ens" à cons­tituer une organisation politique objective­ment contre la Gauche et la Révolution". Passons sur les "missionnaires", qui se veut être blessant, et répétons une fois de plus que jamais la Conférence ne posait comme objec­tif la discussion sur l'unification. Il n'y a pas pire sourd que celui qui ne veut entendre. L'heure n'a pas encore sonné pour l'unifica­tion dans un seul Parti des différents groupes communistes qui existent aujourd'hui. Mais l'heure, pensons-nous, a largement sonné pour que les groupes communistes sortent de leur isolement hivernal qui n'a que trop longtemps duré. Pendant cette période qui a duré cinq décennies, la contre-révolution a eu raison non seulement de la classe, mais inévitable­ment aussi du mouvement communiste internatio­nal qui a été réduit à sa plus simple expression. Peu de groupes de la Gauche Communiste ont résisté et survécu à cette avalanche. Et ceux qui ont réussi à survivre ont été pro­fondément marqués par ce repli général qui a développé chez eux un réflexe d'isolement, un renfermement sur eux-mêmes et un esprit de secte.

Un autre réflexe était la fuite en avant, fai­re bonne figure contre mauvais sort et qui se traduisait dans cette construction artificiel­le des Partis, dont les trotskystes se sont rendus maîtres avant la seconde guerre, et que les bordiguistes ont repris après ceux-ci, en dépassant les premiers et, à leur habitude, en le poussant à l'absurde. Dans ces condi­tions, la constitution du Parti bordiguiste devenait une marche à contre sens de la réalité et ne pouvait qu'accuser échec sur échec. Autant le développement de la lutte de classe est un puissant facteur d'un processus d'homo­généisation dans la classe, et donc aussi celui de l'organisation des communistes. Le Parti autant une période de réaction et de contre-révolution est un facteur d'un processus d’ato­misation dans la classe et de dispersion de l'organisation des communistes . Le Parti bor­diguiste ne pouvait échapper à cette loi, d'où un processus de scissions incessantes dans ses rangs.

On sait que Bordiga était plus réservé quant à l'opportunité de la constitution immédiate du Parti. Il en était de même de Vercesi, qui deux ans après, mettait cette constitution carrément en question, en accord avec la critique que lui-même a développée dix ans avant dans Bilan, à l’encontre de la démarche de Trotsky. Mais au moins chez Trotsky, la constitution du Parti est une conclusion correcte, fondée sur une ana­lyse erronée de la situation. Trotsky voyait dans la France du Front Populaire et dans la guerre civile en Espagne le "début d'une montée révolutionnaire", ce qui impliquait la nécessité de la constitution Immédiate du Parti. Le Parti bordiguiste ne peut même pas invoquer une fausse analyse. C'est pourquoi, il a développé une théo­rie aberrante qui fait que la constitution du Parti est complètement détachée de tout lien avec la situation réelle de la lutte du proléta­riat. Même chez Bordiga, dans sa conception py­ramidale du Parti, ce dernier tout en haut de la pyramide repose néanmoins sur la base de la classe dont il est le produit direct. Par contre dans la dialectique des bordiguistes d'aujourd' hui, le Parti reste suspendu, comme dans une lé­vitation, en l'air, complètement détaché du mou­vement réel de la classe; il peut se constituer même si la classe subit les pires conditions de la défaite et de la démoralisation, il lui suf­fit pour cela de sa connaissance théorique et de sa volonté. Tournant ainsi le dos à toute l'histoire du mouvement ouvrier, faisant fi de ses enseignements et chaque petit groupe bordi­guiste se proclamant pour son propre compte le Parti Mondial Unique Reconstitué; il n'est pas étonnant qu'ils ne comprennent absolument pas ce que signifie une période de remontée de la lutte de classe et le processus qu'elle impli­que nécessairement, de la tendance au regroupe­ment des révolutionnaires. Ainsi les bordiguis­tes continuent à marcher à contre-sens. Hier, ils levaient le pied quand les marches des­cendaient, aujourd'hui ils le baissent quand elles sont ascendantes. Il y a une vingtaine d'années, ils lançaient dans le désert des ap­pels au regroupement des révolutionnaires. Au­jourd'hui quand de telles possibilités apparais­sent, ils ne   cessent de les dénigrer et de s'enfermer, eux et leur "dignité" dans leur cocon et dans l'isolement. Toute idée de discussion entre révolutionnaires est pour eux pur blasphème sans parler déjà de regroupement qui leur paraît ne pouvoir jamais être autre chose que "constituer une organisation politique objectivement contre la gauche et la révolution". Faut-il penser qu' ils ignorent   à ce point l'histoire, réelle et non critique du mouvement révolutionnaire? La constitution de la Ligue des Communistes, de la première, de la deuxième et de la troisième Internationale, de tous les partis ouvriers, ne se sont-elles pas faites au travers de ren­contres, de discussions, entre des groupes éparpillés dans un mouvement de convergence vers une unité politique et organisationnelle? N'était-ce pas le processus préconisé par 1'ancienne Iskra de Lénine de sortir de l'éparpillement de Cercles afin de donner naissance au Parti Russe ? La constitution (tardive) du PC d'Italie à Livourne a-t-elle suivi une au­tre vole ? Et la reconstruction précipitée du PCI à la fin de la seconde guerre n'était-elle pas elle aussi l'oeuvre de rencontres de plu­sieurs groupes ?

Le PCI de Florence termine son article en se plaignant : "il est pénible de devoir assis­ter périodiquement à ces misères". Au fond il a raison; il est largement servi par sa propre misère pour que cela lui suffise.

Peu différent -quant au fond de l'argumentation - est l'article, réponse du deuxième PCI, celui de Programma. Ce qui le distingue essentiellement est sa grossièreté. Le titre de l'article "La Lutte entre Fottenti et Fottuti " (littérale­ment entre "enculeurs et encules") montre déjà la "hauteur" où se place le PCI Programma  hauteur   vraiment peu accessible à d'autres. Faut-il croire que Programma est à tel point imprégné de moeurs staliniennes qu'il ne peut concevoir la confrontation de positions entre révolutionnaires que dans les termes de "violeurs" et "violés" ? Pour Programma aucune discussion n'est possi­ble entre des groupes qui se réclament et se si­tuent sur le terrain du communisme, surtout pas entre ces groupes. On peut à la rigueur, marcher avec les trotskystes et autres maoïstes dans un Comité -fantôme- de soldats, ou encore signer avec les mêmes et autres gauchistes des tracts com­muns pour "la défense des ouvriers immigrés", mais jamais envisager la discussion avec d'au­tres groupes communistes, même pas entre les nom­breux partis bordiguistes. Ici, ne peut régner qu'un rapport de forces, si on ne peut les dé­truire, alors ignorer jusqu'à leur existence ! Viol ou impuissance, telle est l'unique alterna­tive dans laquelle Programma voudrait enfermer le mouvement communiste et les rapports entre les groupes. N'ayant pas d'autre vision, il la voit partout , et l'attribue volontiers aux autres. Une Conférence internationale des grou­pes communistes ne peut, à ses yeux, être autre chose, et avoir un autre objectif que celui de débaucher quelques éléments d'un autre groupe. Et si Programma n'est pas venu, ce n'est certes pas par manque de désir de "violer" mais parce qu'il craignait d'être impuissant. En vain Programma débite-t-il un chapelet de sarcasmes contre les critères qui servaient de cadre pour les Invitations des groupes. Aurait-il préféré l'absence de tout critère ? Ou aurait-il voulu d'autres critères, et lesquels s’il vous plaît ? Les critères qui ont été établis vi­saient à délimiter un cadre permettant une dis­cussion   des groupes qui se réclament de la Gau­che communiste, éliminant les tendances anarchisantes, trotskystes, maoïstes et autres gauchis­tes. Ces critères constituent un tout organique, et on ne peut pas les séparer les uns des autres comme se plait  à le faire Programma. Ils ne prétendent pas être une plateforme pour une uni­fication, mais plus modestement, un cadre, pour savoir avec qui, et dans quelle orientation on mène la discussion. Mais pour Programma, on ne peut discuter qu'avec soi-même. Par crainte d'être im­puissant dans une confrontation des positions avec d'autres groupes communistes, Programa se réfugie dans le "plaisir solitaire". C'est la virilité d'une secte et l'unique moyen de sa sa­tisfaction.

De sa grosse voix, Programma fait de sévères re­montrances contre ceux qui mettent en question "le mode par lequel le parti bolchevik... a posé le rapport entre parti communiste et classe ouvrière". Quoiqu'en pense Programma, ce "mode" n'est pas un tabou intouchable et peut être dis­cuté, comme il l'a toujours été dans le mouvement communiste, et ce "mode" n'a certainement rien gagné par la caricature outrée qu'en ont fait les bordiguistes. Et quand Programma s'écrie : "Oui, l'Internationale a rompu avec la social-démocratie, mais elle a rompu auparavant avec toutes les versions infantiles, spontanéistes, anti-parti, illuministes, et du point de vue idéologique, bourgeoises" elle arrange l'histoire à sa convenance. Les groupes invités au premier Congrès et qui vont fonder la Troisième Internationale sont infiniment plus hétéroclites que Programma ne prétend. Nous trouvons dans ce Con­grès depuis les anarcho-syndicalistes jusqu'aux Gauches socialistes à peine dégrossies. Les seuls point précis dans ce manque de cohésion et confusion sont : 1) la rupture avec la social-démocratie et 2) le soutien à la révolution d'Octobre. Ce n’est qu'après que commencent les ruptures, et il est vrai qu'elles sont essentiel­lement dirigées contre la Gauche (même pas tou­jours cohérente} alors qu'on ouvre toute gran­de la porte aux opportunistes et autres gauches socio-démocrates. Depuis quand les bordiguistes se sont-ils mis à exalter et à applaudir à cet­te orientation dé dégénérescence opportuniste de l'Internationale Communiste ? Les thèses du second Congrès sur le parlementarisme révolutionnaire, sur la conquête des syndicats, sur la question nationale et coloniale, la politique de conférences avec la seconde et l'Internationale 2 1/2 sont autant de pas marquants de cette involution de l'Internationale Communiste. Voilà l'orientation que les bordiguistes glorifient aujourd'hui depuis qu'ils se sont proclamés le nouveau Parti Communiste International. N'est-ce pas cela "se moquer véritablement de ses pro­pres adhérents "comme le dit si bien l'article de Programa ?

Programma nous fait violemment grief d'être "des anti-parti". Pure invention bordiguiste qui con­tient autant de vérités que cette autre affirma­tion (du PIC par exemple) qui nous traite de "bordigo-léninistes". Aucun des groupes présents à la Conférence ne mettait en question la néces­sité du Parti. Ce qui est en question est : quel type de Parti , quelle est sa fonction et quels sont et doivent être les rapports entre le Parti et la classe. Il n'est absolument pas vrai que le premier congrès de l'IC ni les 21 conditions aient donné une réponse complète et définitive à ces questions. L'histoire de l'IC, l'expérience de la révolution russe et leur dé­générescence posent aujourd'hui, avec la remon­tée des luttes du prolétariat, devant les révo­lutionnaires la tâche impérieuse de répondre d'une façon plus précise à ces questions. La conception bordiguiste d'un Parti infaillible, omni conscient et tout puissant nous semble rele­ver bien plus d'une vision religieuse que du marxisme. Chez les bordiguistes, à l'instar de la religion monothéiste des hébreux, tous les rapports se trouvent inversés. Tout marche sur la tête. Dieu (le Parti) n'est pas un produit de la conscience humaine, mais c'est Jéhovah (le Parti) qui choisit son peuple (sa classe). Le Parti n'est plus une manifestation d'un mou­vement historique de la classe, mais c'est le Parti gqi fait que la classe existe. Ce n'est pas Dieu à l'image de l'homme mais c'est l'homme qui est à l'image de Dieu. On comprend alors que dans la Bible (Proqramma) un tel Dieu unique (Parti) ne parle pas à son peuple, mais "ordon­ne, exige et commande" à tout moment. C'est un dieu jaloux de ses prérogatives. Il peut s'il le veut, accorder tout à son peuple, le paradis et l'Immortalité, mais il n'admettra jamais que l'homme puisse manger les fruits de l'arbre de la connaissance. La conscience, toute la cons­cience est le monopole exclusif du Parti. C'est pour cela que ce dieu (Parti) exige la pleine confiance , l'absolue reconnaissance, la totale soumission à sa toute puissance, et pour le moindre doute ou mise en question, il deviendra le dieu sévère de la rancune, de la punition et de la vengeance ("jusqu'à la dixième génération") d'un Cronstadt que les bordiguistes revendiquent pour hier et pour demain. Ce dieu terrifiant -de la terreur rouge- voilà le modèle du Parti bordiguiste et c'est ce type de Parti que nous rejetons.

Le bordiguisme n'a pas construit le parti inter­national. C'est une mythologie qu'il a inventée : le mythe –parti. Son Parti réel n'a pas grande consistance, mais le mythe -parti- est d'au­tant plus consistant. Ce qui avant tout carac­térise ce parti-mythe, c'est son plus profond mépris de la classe à qui on dénie toute cons­cience et toute capacité de prise de conscience. Et cette conception mythologique du Parti, du Parti-épouvantai1 est devenue aujourd'hui une entrave réelle à l'effort nécessaire pour la construction du Parti communiste mondial de demain. C'est sincèrement, sans aucun esprit de polémique que nous pensons et disons, que les groupes bordiguistes se trouvent aujourd'hui à la croisée des chemins : ou ils s'engagent hon­nêtement, sans esprit de "fottenti et fottuti" sans ostracisme, dans la vole de confrontation et de discussion dans le mouvement communiste révolutionnaire renaissant, ou ils se condamnent à l'isolement et à se convertir sans retour en une petite secte sclérosée et impuissante.

La Conférence devait encore connaître un de ces coups de théâtre du fait du comportement étrange du groupe "FOR". Celui-ci, après avoir donné sa pleine adhésion à la première conféren­ce de Milan, et son accord pour la réunion de la seconde, en contribuant par des textes de discussions, s'est rétracté à l'ouverture de celle-ci sous prétexte de ne pas être d'accord avec le premier point à l'ordre du jour, à savoir sur l'évolution de la crise et ses pers­pectives. Le "FOR" développe la thèse que le capitalisme n'est pas en crise économiquement. La crise actuelle n'est qu'une crise conjonctu­relle, comme le capitalisme a connu et surmonté tout au long de son histoire. Elle n'ouvre de ce fait aucune perspective nouvelle, surtout pas une reprise de luttes du prolétariat, mais plutôt le contraire. Par contre, le "FOR" pro­fesse une thèse de "crise de la civilisation" totalement indépendante de la situation économi­que. On retrouve dans cette thèse les relents du modernisme, héritage du situationnisme. Nous n'ouvrirons pas ici un débat pour démontrer que pour des marxistes il paraît absurde de par­ler de décadence et d'effondrement d'une socié­té historique, en se basant uniquement sur des manifestations super structurelles et culturelles sans se référer à sa structure économique, en affirmant même, que cette structure -fondamenta­le   de toute société- ne connaît que son renfor­cement et son plus grand épanouissement. C'est là une démarche qui se rapproche plus des diva­gations d'un Marcuse qu'à la pensée de Marx. Aussi le "FOR" fonde-t-il l'activité révolution­naire moins sur un déterminisme économique objectif que sur un volontarisme subjectif, qui est l'apanage de tous les groupes contestatai­res. Mais devons-nous nous demander : ces aber­rations sont-elles la raison fondamentale qui a dicté le "FOR" à se retirer de la Conféren­ce ? Non certainement pas. Dans son refus de participer à la Conférence, et en se retirant de ce débat, se manifestait avant tout l'esprit de chapelle, de chacun chez soi, esprit qui imprè­gne encore si fortement les groupes se réclamant du communisme de Gauche, et qui ne sera surmonté qu'avec le développement de la lutte de classe du prolétariat et par la prise de conscience des groupes révolutionnaires.

Rompre avec cet esprit d'isolement et de repli sur soi, héritage de cinquante années de contre-révolution, montrer la nécessité et la possibi­lité d'établir des contacts et des discussions entre les groupes révolutionnaires, était ce qu'il y avait de plus positif dans les travaux de la Conférence. Si à Milan, nous n'étions que deux groupes, dans cette deuxième Conférence à Paris, ce sont cinq  groupes de plusieurs pays qui ont participé au débat, et cela constitue à nos yeux un pas très important et qu'il faudrait poursuivre. Il n'est pas sorti de la Conférence une hypothétique unification, ni un Parti éphémère, parce que la Conférence ne le posait pas comme un objectif immédiat. La Conférence n'a même pas donné lieu à des résolutions communes. Elle a pu constater l'existence de nombreuses divergences réelles, et encore plus nombreuses des incompréhensions, des malentendus qui existent dans le milieu révolutionnaire. En aucune sorte, cela ne doit nous décourager car nous n'avons ja­mais semé les illusions sur une unité de vue et de position qui seraient déjà existantes. Cette unité de vue elle-même, ne saurait tomber du ciel. Elle ne peut être le fruit que d'une longue pé­riode de discussions, de confrontations entre les groupes révolutionnaires dans un cours de montée de la lutte du prolétariat. Elle dépend donc éga­lement de la capacité et de la volonté des groupes de rompre avec l'esprit de secte, de savoir s'en­gager et persévérer dans le difficile chemin et dans l'effort vers le regroupement des révolution­naires.

Les débats de la Conférence -qu'on lira dans la prochaine publication des procès-verbaux- a mon­tré bien des insuffisances, des lacunes et des confusions, aussi bien dans les analyses que dans la perspective. Mais elle a démontré aussi, que les rencontres et la discussion peuvent déboucher vers des résultats positifs même si très limités. Elle a démontré ce qu'Engels ne cessait de répé­ter, que c'est de la discussion que Marx et lui, attendaient le développement ultérieur du mouve­ment ouvrier.

La Conférence a dégagé une volonté unanime de pour­suivre cet effort, de préparer et mieux préparer de nouvelles conférences et de les élargir à d'au­tres groupes se réclamant du communisme de Gauche, entrant dans le cadre des critères établis. C'est là une tentative bien limitée et nous sommes cons­cients que, comme telle, elle n'offre pas de ga­rantie certaine de la réussite. D'ailleurs, l'his­toire nous enseigne qu'il n'existe pas de garantie absolue. Mais ce dont nous sommes convaincus, c'est qu'il n'existe pas d'autre vole qui mène au nécessaire regroupement des révolutionnaires, pour l'indispensable constitution du Parti Commu­niste mondial, arme du triomphe de la révolution prolétarienne. Dans cette voie, le CCI entend s'engager sans réserves, de toute sa conviction et de toute sa volonté.

M.C.



[1] [8] "Car il n'est aucune continuité organisationnelle ou programmatique dont un révolutionnaire non fossilisé puisse (aujourd'hui) se réclamer". (Jeune Taupe n°23, p. 10). "Aucune continuité", proclame le PIC, c'est pourquoi il est "tombé tout chaud, tout rôti" contre les mamelles ava­chies de la Gauche Socialiste;

[2] [9] Article "Combat Communiste" (Jeune Taupe, n°23)

[3] [10] Idem

[4] [11] Idem

[5] [12] Titre de l'article paru dans "Il Partito Comunista" n°48, août 1978,

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [13]

Approfondir: 

  • Polémique dans le milieu politique : sur le regroupement [14]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • L'organisation révolutionnaire [15]

Théories économiques et lutte pour le socialisme

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Ce texte est une réponse à une invitation à défendre les analyses économiques du CCI dans les pages de "Revolutionary Perspective ? Nous ne proposerons pas d'entrer dans la toile em­brouillée des faux rapports et des confusions qui constituent "la critique" du CWO sur les analyses économiques de Luxembourg et du CCI: des réponses plus détaillées aux questions soulevées par le CWO apparaîtront dans des prochai­ns numéros de la "Revue Internationale". Ici, nous répondrons aux principales accusations dirigées par le CWO contre le CCI et "contre l'économie luxemburgiste" en général.

LA   LOI  DE LA VALEUR

On trouve surtout une affirmation qui apparaît constamment dans les textes du CWO : la théorie de la saturation des marchés de Luxembourg "abandonne le marxisme et la théorie de la valeur". Peut-être que le CWO pense qu'en répétant assez souvent cette étonnante assertion, elle va se vérifier dans la réalité. Pourtant, le langage autoritaire avec lequel le CWO bannit Rosa Lu­xembourg du royaume du marxisme ne peut pas ca­cher la signification réelle de ces prétentions : la profonde incompréhension de la part du CWO, de la"théorie de la Valeur" et son rôle dans l'analyse économique marxiste. Le CWO prétend que Luxembourg "a abandonné la théorie de la Valeur en affirmant que la baisse du taux de profit ne pouvait pas être la cause de la crise capitaliste" ([1] [16]). Mais l'Inévitabilité des cri­ses et la   nécessité historique du socialisme ne peut pas simplement s'expliquer par telle ou telle tendance de la production capitaliste, comme par exemple la baisse du taux de profit, mais par la compréhension marxiste de la pro­duction de la valeur elle-même.

La détermination de la valeur des marchandises selon le temps de travail contenu en elle n'est pas spécifique au marxisme. Comme il est bien connu, cette conception était le point central du travail des plus importants économistes clas­siques bourgeois, jusqu'à Ricardo Inclus. Mais la compréhension marxiste de la valeur est com­plètement opposée à celle des économistes bour­geois. Pour ces derniers, le système capitaliste de production de marchandises et l'échange des marchandises selon leur valeur est un rapport social harmonieux qui exprime l'égalité dans l'humanité à travers l'échange égal des produits du travail humain par des individus libres. Ainsi la production de la valeur assure la distribution équitable de la richesse de l'humanité

Sous-jacente à cette conception se trouve cel­le dé la production de la valeur comme la for­me rationnelle du travail humain. Comme disait Rosa Luxembourg : "De la même façon que l'arai­gnée produit sa toile de son propre corps ain­si l'homme qui travaille (selon les économistes bourgeois) produit la valeur". Contre la vision bourgeoise qui présente la société capitaliste non seulement fondée sur des principes d'égali­té -liberté-fraternité- mais aussi comme un sys­tème éternel, la vision marxiste de la produc­tion capitaliste se fonde sur la compréhension de la contradiction inévitable entre la production de valeurs d'échange et la production de valeurs d'usage. Selon le marxisme, la production géné­ralisée de valeurs d'échange n'est ni la forme naturelle, ni la forme éternelle de la produc­tion humaine. Elle est une forme historique spécifique de la production qui caractérise une société dont le but est devenu la production pour la production, opposée et ceci   de façon inéluctable dès le début à la production en fonction des besoins humains. La production de valeurs d'échange sous la forme de la production généralisée de marchandises n'est pas un méca­nisme d'échanges égalitaire mais inégal dont la réalité n'est autre que l'extorsion de valeur de la classe ouvrière (tout comme des capitalis­tes mineurs et des producteurs indépendants) avec comme but l'accumulation du capital, c'est-à-dire la restriction de la consommation afin de développer les moyens de production.

Ce système répond aux nécessités de l'humanité à une certaine étape de développement. Mais à un certain degré de développement ultérieur, la production de valeurs d'échange, la concen­tration des énergies humaines vers le seul but du développement des moyens de production, pose des restrictions sociales accrues à l'u­tilisation rationnelle des moyens de production. Il doit alors céder la place à une nouvelle so­ciété : le socialisme, où la production est réalisée directement pour les besoins humains, où l'abondance potentielle créée par le capita­lisme est transformée en réalité sociale, c'est-à-dire en bien-être matériel de l'ensemble de l'humanité.

Mais la théorie marxiste de la valeur, ne four­nit pas uniquement un fondement à l'Idée de la nécessité historique du socialisme. Elle per-pet aussi de définir les moyens par lesquels il doit être réalisé. Le but de la production de la valeur entraîne la restriction de la consommation en faveur du développement des moyens de production; les moyens par lesquels ceci est accompli sont et ne peuvent être que l'exploitation de la classe ouvrière. Selon la conception bourgeoise de la valeur, l'échan­ge de marchandises permettrait à l'ensemble de l'humanité de profiter du développement des forces productives. Marx a démontré que c'est le contraire qui est vrai, le rapport social et économique fondamental dans le capitalisme, le rapport capital-travail où la force de tra­vail elle-même est transformée en marchandise revêt l'appauvrissement permanent de la clas­se ouvrière. Plus grand est le développement des forces productives, plus grande est l'ex­ploitation de la classe ouvrière, et plus li­mitées sont les possibilités pour la classe ouvrière de profiter de l'abondance potentiel­le créée par le développement des forces pro­ductives. La contradiction entre la valeur d'usage et la valeur d'échange,entre le poten­tiel matériel de la production capitaliste et les restrictions sociales à la réalisation de ce potentiel, est exprimée dans l'accroissement des antagonismes de classes et surtout dans la lutte entre le producteur de la richesse, le prolétariat, et le représentant du capital, la bourgeoisie. La nécessité objective du socia­lisme se reflète dans la nécessité subjective pour le prolétariat d'arracher le contrôle des moyens de production à la bourgeoisie : seul le prolétariat, à travers sa propre éman­cipation peut libérer l'humanité.

La théorie marxiste de "la valeur-travail" n'est donc pas un modèle économique de l'accu­mulation capitaliste mais surtout une critique sociale et historique du capitalisme. Certes, seul le marxisme permet l'élaboration des mo­dèles de ce genre. Mais les principes socialis­tes ne découlent pas d'un tel modèle. Au con­traire, c'est ce modèle qui découle d'une ana­lyse dont la prémisse est la compréhension de la nécessité historique du socialisme contenue dans la théorie marxiste de la valeur.

Comment donc définissons-nous une analyse de la valeur en termes marxistes ? Les principes de base de la théorie marxiste de la valeur se re­trouvent non pas dans les analyses détaillées du troisième tome du Capital par exemple, mais dans le programme révolutionnaire du proléta­riat énoncé par Marx et Engels dans le"Manifeste Communiste". Ceux-ci sont :

1) la nature histori­quement transitoire du capitalisme et la néces­sité historique du socialisme au niveau mondial

2) la nature révolutionnaire de la classe ou­vrière.

"LA THEORIE DE LA BAISSE DU TAUX DE PROFIT" COMME CRITIQUE ABSTRAITE

Définir l'analyse de la valeur comme le fait la CWO dans les termes d'une adhésion à un modèle économique fondé sur l'abstraction d'un aspect partiel du développement du capitalisme (la ten­dance à la baisse du taux de profit) en fait, enlève au marxisme son contenu révolutionnaire. Car cela remplace la critique historique et so­ciale du capitalisme contenue dans la théorie marxiste de la valeur par une critique purement économique. L'interaction des classes sociales est remplacée par l'Interaction des catégories économiques qui, en soi, n'explique ni la néces­sité historique du socialisme, ni la nature ré­volutionnaire de la classe ouvrière.

L'analyse de Marx de la tendance à la baisse du taux de profit se fonde sur la compréhension que le travail est la source de toute valeur. L'investissement du capital peut être divisé en deux catégories : le capital variable, c'est-à-dire la force du travail vivant et le capital constant c'est-à-dire les matières premières, les machines et autre capital fixe : mais tandis que la valeur du capital constant est simplement transférée dans les marchandises produites, le capital variable fournit lui, une valeur additionnelle qui forme le profit du capitaliste. Mais avec le développement du capitalisme, la composition or­ganique du capital  (c'est-à-dire le rapport entre capital constant et capital variable)tend à aug­menter et donc le taux de profit (c'est-à-dire le rapport du profit à l'investissement total) tend à diminuer. Comme la productivité du travail augmente avec le développement de l'industrie, une proportion de plus en plus grande des dépen­ses du capitaliste est vouée aux matières premiè­res et aux machines plus sophistiquées et l'élé­ment producteur de valeur dans son investisse­ment, la force de valeur humaine, baisse en pro­portion.

Dans RP n°8, la CWO suivant les analyses de Grossman et Mattick, tentent de montrer que, une fois arrivé à un certain point, la valeur globale du"capital constant devient si grande que la plus-value produite ne suffit plus à fournir les fonds pour davantage d'investissement".([2] [17]) Ici se trouve le coeur de toute analyse qui, comme celle de la CWO, tente de comprendre la crise du capitalisme seulement en fonction de la baisse tendancielle du taux de profit.

Ces analyses admettent en général que cette ten­dance pose dans les faits des problèmes immenses au niveau du capitaliste individuel, mais que cet aspect doit être considéré comme entièrement secondaire par rapport au problème principal de la rentabilité du capital au niveau global. Comme le dit Mattick, dans son commentaire sur les travaux de Grossman : "Pour comprendre l'ac­tion de la loi de la valeur et l'accumulation, il faut laisser de côté ces mouvements indivi­duels et marginaux et envisager l'accumulation du point de vue du capital global". ([3] [18])

Dans cette analyse, comme suggère la citation de la CWO, la cause de la crise est donc vue comme une pénurie absolue de plus-value au niveau global. Ici apparaissent les conséquences de cette façon de raisonner qui consiste à faire abstraction du monde réel du développement capi­taliste pour ne voir le capitalisme que dans son aspect global, sous forme de rapports entre caté­gories économiques abstraites telles le capital constant et le capital variable. Dans le monde réel, le capitaliste individuel a besoin d'une masse définie de plus-value à investir s'il veut que son Investissement se fasse à un niveau de profit suffisant. Mais le niveau de profit et la masse de plus-value préalable est déter­minée entièrement par la lutte concurrentielle entre capitalistes. S'il est incapable de produi­re à un niveau de rentabilité équivalent ou su­périeur à celui de ses concurrents, le capita­liste disparaît. Il est vrai qu'avec le dévelop­pement de l'industrie, le taux de profit tend à baisser, tandis que la masse de plus-value nécessaire pour réaliser des investissements à des niveaux compétitifs de rentabilité s'ac­croît toujours. Mais sans tenir compte de cette lutte concurrentielle entre capitalistes, com­ment peut-on déterminer le point où le capital global est incapable de produire "assez" de plus-value pour investir à un niveau néces­saire de rentabilité ? Dans un monde capita­liste théorique sans concurrence, cette ques­tion devient un non-sens car le facteur qui détermine le niveau requis de rentabilité, la lutte concurrentielle, est absent.

Dans son modèle abstrait de l'accumulation capi­taliste, Grossman présume que le niveau de ren­tabilité nécessaire pour le capital global doit permettre au capital constant de s'accroître de 10 % chaque année, et au capital variable de 5 %. Quand le taux de profit tombe largement en dessous de 10 % cette croissance devient impos­sible et, selon Grossman, la crise commence. Il est assez évident que, dès que le taux de profit tombe au-dessous de 10 %, on ne peut con­tinuer longtemps à accroître le capital constant de 10 % et le capital variable de 5%. Une table statistique n'est pas nécessaire pour faire une telle constatation. Mais pourquoi cela poserait-il un problème insurmontable pour le capital global ? Cela reste obscur. Malgré le vernis statistique impressionnant de l'analyse de Gros­sman, il ne démontre pas pourquoi le capitalisme qui n'accroîtrait son capital constant que de 9 % par an ou son capital  variable de 4 % abou­tirait ai| désastre, (pas plus d'ailleurs que si ces chiffres étaient de 8 et 3 % ou même 3 et 1 %). Bien sûr, les chiffres des tableaux de Grossman sont purement fictifs. Mais ces tableaux tentent de décrire "la loi inhérente du dévelop­pement capitaliste" en montrant que, dès que le taux global de profit et donc d'accumulation, tombe au-dessous d'un certain niveau, l'ensemble du procès de production est disloqué et une pé­riode de convulsions économiques commence. Se­lon Mattick, il y a deux raisons pour qu'une chute dans le taux d'accumulation mène à une crise du capital global:

Premièrement, parce qu'elle produit le chômage : la croissance du capital variable ne peut plus marcher de pair avec la croissance de la popu­lation. Deuxièmement, parce qu'au-dessous d'un certain taux de croissance du capital constant "l'appareil productif ne peut pas être renouvelé et élargi à la même vitesse que le progrès technique"([4] [19]). Cette obsession des catégories économiques mène ainsi à la conclusion que la crise du capitalisme est due à une incapacité technique du capitalisme à satisfaire les besoins de l'accumulation continue et par là de l'humanité. Mais rien ne pourrait être plus loin   de l'analyse de Marx lui-même, pour qui la crise résulte de contradictions réelles provenant du développement de la capacité technique du capitalisme à satisfaire ces besoins. A un niveau global abstrait, coupé de la réalité sociale, la chute du taux de profit en soi ne menace pas le capitalisme. La chute du taux de profit et donc la chute du taux d'accumulation en termes de valeurs d’échange reflète simplement la croissance de la productivité de la main-d'oeuvre, ce qui veut dire que, malgré la croissance de plus en plus rapide de la riches­se sociale en termes de valeurs d'usage (les éléments matériels de la production et de la consommation), cette croissance dépend de moins en moins de la croissance de la main-d'oeuvre employée. Comme le travail est la source de toute valeur, la plus-value extraite de la classe ouvrière, et donc le taux de pro­fit et d'accumulation tend à diminuer malgré la croissance continue en termes matériels. L'aboutissement éventuel de cette tendance serait la production entièrement automatisée, l'exclusion totale du travailleur du procès de production. A ce point, même avec une croissan­ce fantastique de la production de marchandi­ses, le taux d'accumulation serait zéro c'est à dire, en termes de valeurs d'échanges, la production stagnerait. Bien sûr, ce point hypo­thétique ne peut être atteint. Mais il sert à illustrer le fait que la chute du taux d'accu­mulation exprime, non pas l'incapacité du capi­talisme à produire assez de plus-value, mais le fait que la croissance de la production dépend de moins en moins de l'extraction de plus-value. Elle exprime la tendance du mode de production capitaliste "vers le développement absolu des forces productives sans égard pour la valeur et la plus-value qu'elles contiennent";([5] [20])

Voilà pour ce qui est de l'incapacité de l'ap­pareil productif à "marcher de pair avec le progrès technique". Si cette tendance était "la seule contradiction" du capitalisme, il pourrait, a travers une distribution rationnel­le de la plus-value, continuer à vivre à ja­mais avec en même temps une baisse du taux de profit et une capacité croissante à satisfai­re les besoins de l'humanité...et cela aussi bien en termes d'abondance de marchandises que de bien-être physique pour l'humanité, puisqu'ainsi la croissance du chômage signi­fierait tout bêtement l'augmentation du temps de loisirs. Ceci au sein d'un capitalisme dy­namique qui se libérerait de la nécessité de s'appuyer sur le travail humain pour produire des marchandises. Cela serait vrai pour un taux global  de profit de 10 %, 5 %, 3 % ou même moins. En ce sens, Luxembourg avait par­faitement raison de dire que : "il y a toujours un certain temps à passer avant que le capitalisme s'effondre à cause de la baisse du taux de profit -à peu près jusqu'à ce que le soleil s'éteigne".([6] [21])

En fait cette distribution rationnelle de la plus-value est, en termes généraux, le but de l'économie de Keynes, dont l'analyse est fondée explicitement sur la reconnaissance de la baisse du taux de profit. "Dans la vue de Keynes, la stagnation du capital exprime l'incapacité ou le manque de volonté du capitaliste d'accepter une rentabilité décroissante...Keynes est venu finalement à la conclusion que le devoir de planifier le volume courant d'investissement ne peut être laissé sans risques entre les mains des ca­pitalistes privés." ([7] [22])

Keynes ne voyait pas pourquoi la chute de la ren­tabilité poserait des problèmes insolubles pour le capitalisme. Sa vision bourgeoise l'empêchait de comprendre comment les rapports sociaux dans le capitalisme empêchaient une distribution rationnelle de la plus-value telle qu'il l'a pré­conisée. Le but du capitalisme, disait Marx, c'est de "préserver l'auto-expansion du capi­tal existant et de pousser cette auto-expansion au plus haut niveau" ([8] [23]). Dès lors nous n'avons plus affaire à une distribution rationnelle de la plus-value à une échelle globale, mais aux tentatives de chaque capital individuel pour maximiser sa propre plus-value. Les origines de la crise ne résident pas principalement dans le rapport entre capital constant et capital va­riable, mais dans le rapport social entre capi­taux individuels, dont la lutte compétitive fi nit par rendre impossible la réalisation de la plus-value à l'échelle mondiale.

La CWO, en même temps qu'elle est obsédée par cette tendance abstraite et en fait fictive vers une pénurie absolue de la plus-value au ni­veau global tend à minimiser la concurrence entre les capitaux individuels. Par contre, la CWO sou­ligne les mécanismes variés tels que les crédits et les emprunts internationaux qui permettent au capitalisme d'atténuer les pires effets de la concurrence ([9] [24]). Cette préoccupation au sujet du développement d'un capital  "supranational" qui tend à aller au-delà du cadre de l'Etat na­tional est, comme on va le voir, un aspect com­mun à toutes ces analyses fondées exclusivement sur la baisse du taux de profit, et la tendance correspondante vers la centralisation du capi­tal. Cette conception renvoie l'effondrement inévitable du capitalisme (à cause de la baisse du taux de profit) à un avenir indéterminé et plutôt flou tandis qu'elle ignore, ou même nie, le facteur principal du monde réel de l'ac­cumulation capitaliste, propulsé vers la crise et le délabrement : la concurrence entre les ca­pitaux individuels.

"LA THEORIE DE LA BAISSE DU TAUX DE PROFIT" COMME CRITIQUE HISTORIQUE

Le capital  "individuel" peut être constitué par un grand trust, ou par l'économie capitalis­te d'Etat moderne. Aujourd'hui, il pouvait sem­bler qu'avec l'intégration d'économies nationa­les séparées sous le contrôle global de blocs im­périalistes, nous pouvons voir l'émergence d'une unité capitaliste qui irait au delà-même de l'é­conomie nationale. Mais en réalité cela reflète les rapports de force entre capitaux nationaux à l'intérieur de chaque bloc et la domination militaire et économique des deux forces économi­ques les plus puissantes du monde : l'URSS et les USA. Plutôt que l'émergence d'une économie internationale planifiée au niveau du bloc im­périaliste. Mais de toute façon, l'essentiel, c'est que la centralisation du capital au ni­veau de la nation ou même du bloc impérialiste, ne représente aucunement un mouvement vers une vraie économie capitaliste "supranationale": au contraire, elle représente, à travers l'émergen­ce des antagonismes impérialistes sur une échel­le encore plus grande, 1'incapacité du capitalis­me à se transformer en une économie mondiale unique, c'est cette incapacité qui finit par con­duire à la destruction du capitalisme.

Dans ce sens, ce que Rosa Luxembourg a écrit dans "Qu'est-ce que l'Economie Politique" est encore vrai de nos jours :

"...  Tandis que les innombrables pièces déta­chées - et une entreprise privée actuelle, mê­me la plus gigantesque, n'est qu'une  infime parcelle de ces grands ensembles économiques qui s'étendent à toute la terre- tandis donc que les pièces détachées sont organisées rigoureusement, l'ensemble de ce que l'on appelle  "l'économie po­litique", c'est à dire l'économie capitaliste mondiale, est complètement inorganisée.  Dans l’ensemble qui couvre les océans et les continents, ni plan, ni conscience, ni réglementation ne s'affirme; des forces aveugles, inconnues, indom­ptées, jouent avec le destin économique des hom­mes.  Certes, aujourd'hui aussi, un maître tout puissant gouverne l'humanité qui travaille, c'est le capital. Mais sa forme de gouvernement n'est pas le despotisme, c 'est l'anarchie." "Introduction à l'économie politique". Chap.I. Collection 10-18. P. 85.86

Dans le développement historique de cette "anar­chie", nous pouvons néanmoins distinguer une ten­dance constante : l'absorption des capitaux indi­viduels par les grands trusts par la concurrence jusqu'à la fusion de ces trusts dans les monopo­les nationaux et la consolidation progressive de l'ensemble du capital national dans un seul capi­tal d'Etat défendu par le pouvoir militaire de l'Etat.

Simultanément le capitalisme envahissait les coins les plus lointains du monde, détruisant les vieux rapports de la société pré-capitaliste et les remplaçant par les siens.

A la veille de la première guerre mondiale, les capitaux "murs" de l'Europe et de l'Amérique s'étaient entièrement partagés le monde entre eux, et dans la lutte des puissances coloniales pour le contrôle du marché mondial, la concurrence économique faisait naître son enfant mons­trueux : la guerre impérialiste.

Depuis 1914, deux guerres mondiales ont détruit les plus faibles puissances impérialistes et le capitalisme a révélé le point final de son déve­loppement : deux grandes puissances impérialis­tes se confrontent, leurs Etats de tutelle re­groupés autour d'eux en blocs rivaux, les moyens de production sont dédiés au développement de nouveaux et terribles moyens de destruction, tandis que plus de la moitié de l'humanité plonge plus profondément dans le dénuement et la misère. Pour la classe ouvrière, même la maigre compensation par quelques "biens de con­sommation" aux longues années de crise ouverte et de guerre, à l'intensification toujours croissante de l'exploitation, à l’insécurité constan­te de l’existence quotidienne et de l'inhumani­té du travail sous le capitalisme-même cette maigre compensation est perdue progressivement, à un moment où le chômage et l'austérité de­viennent la norme journalière. La destruction de l'humanité elle-même apparaît comme la con­clusion logique de l'anarchie capitaliste.

Comment les révolutionnaires de la classe ou­vrière peuvent ils comprendre ce développement et la situation où ils se trouvent aujourd'hui? Ce n'est certes ni à travers la sèche érudition d'Hilferding, ni grâce aux tables mathématiques de Grossman, pas plus qu'à travers les affirma­tions narquoises de la CWO suivant lesquelles notre jour viendra quand le taux de profit se­ra tombé à tel ou tel niveau, même si "nous sommes encore très loin d'une telle situation". C'est seulement à travers l'analyse vivante et historique de Rosa Luxembourg que nous pouvons embrasser réellement la réalité complexe du monde capitaliste ! Quels que soient les défauts de l'analyse de Luxembourg, celle-ci a le grand mérite de reposer sur la compréhen­sion, qu'une analyse marxiste concrète et his­torique est, surtout une analyse historique et sociale. Parce que les lois générales du développement capitaliste élaboré par Marx ne concernent pas le développement économique ca­pitaliste pris en soi, mais un cadre pour la compréhension du développement capitaliste au sein de la réalité sociale. Une analyse qui se limite aux bords restreints des catégories économiques est aussi inadéquate pour compren­dre le développement du capitalisme autant que pour saisir la nécessité historique du socia­lisme.

Pour illustrer ceci, ne prenons qu'un aspect du capitalisme moderne, la caractéristique la plus importante du capitalisme moderne à comprendre pour la classe ouvrière : la différence quali­tative entre les crises de croissance du capitalisme au XIXème siècle et les crises de la décadence au XXème siècle. Evidemment celle-ci ne surgit pas des taux globaux de profit dif­férents pendant les deux périodes mais des con­ditions historiquement différentes dans lesquel­les la crise a lieu.

Bien sûr, une analyse fondée sur la baisse ten­dancielle du taux de profit n'est pas contradic­toire avec une telle analyse historique. On voit cette préoccupation du développement historique du capitalisme, des restrictions sociales au développement capitaliste, dans une des meilleu­res analyses contemporaines de Luxembourg, basée sur cette baisse tendancielle du taux de profit. C'est l'analyse de Boukharine dans "L'économie mondiale et l'impérialisme" :

"On constate un manque d'harmonie grandissant entre la base de l'économie sociale du monde et la structure de classe spécifique de la société où la classe dirigeante elle-même (la bourgeoi­sie) est scindée en groupes nationaux aux inté­rêts économiques discordants, groupes qui, tout en étant opposés au prolétariat mondial* agissent en même temps en concurrents dans le processus du partage de la plus-value produite dans la totalité du monde..." (Page 103)

Dans le cadre étroit des frontières nationales s'opère le développement des forces productives qui ont déjà débordé ce cadre. Dans ces conditions le conflit éclate fatalement. Il est tranché sur la base capitaliste par l'élargissement violent des frontières nationales dont la conséquence est de provoquer de nouveaux conflits de plus en plus considérables..." (Page 104)

La concurrence atteint son développement maximum : la concurrence des trusts capitalistes nationaux sur le marché mondial. Dans le cadre des écono­mies nationales,  la concurrence est réduite au minimum pour rebondir   en dehors dans    des pro­ portions fantastiques, inconnues des époques historiques précédentes " (Page 118)

L'analyse de la CWO, aussi bien que celle de Mattick et Grossman où les conditions histo­riques de développement capitaliste ne sont qu'un élément périphérique marquant une nette régression par rapport à cette analyse histo­rique et sociale de Boukharine qui est proche de la description de l'anarchie capitaliste dans "L'introduction à l'économie politique". Néanmoins, même dans l'analyse de Boukharine, il y a une certaine insuffisance. Boukharine consi­dère la guerre impérialiste comme l'aboutissement inévitable du développement capitaliste mais elle est considérée aussi à un certain degré comme une partie du processus du développement capitaliste, une continuation de l'expansion progressive du capitalisme pendant le XIXème siècle.

" La guerre est un moyen de reproduction de cer­tains rapports de production. La guerre de con­quête est un moyen de reproduction élargie de ces rapports. Si la guerre "impérialiste" ne peut ar­rêter le cours général du développement du capi­tal mondial ... elle est au contraire l'expres­sion d'une expansion maximum du processus de cen­tralisation... Par son influence économique,  la guerre rappelle sous bien des rapports,  les cri­ses industrielles dont elle se distingue, cela va de   soi, par une plus grande intensité, bou­leversements et de ravages..." (souligné par nous) (Page 111 - Pagel49.  150)

Dans l'analyse de Boukharine, la guerre est donc la crise cyclique traditionnelle élargie et inten­sifiée au nième degré. Mais la guerre impérialis­te est beaucoup plus que cela : elle reflète l'im­possibilité historique du développement capitalis­te. La première guerre mondiale n'était pas tout bêtement une nouvelle forme historique de la cri­se cyclique, elle inaugure une nouvelle époque de crise permanente où la crise n'est pas simple­ment l'aboutissement logique du développement ca­pitaliste mais la seule alternative possible à la révolution prolétarienne.

On peut voir l'erreur de Boukharine répétée dans l'analyse de la CWO : "Chaque crise mène (à tra­vers la guerre) à une dévalorisation du capital constant, élevant ainsi le taux de profit et permettant au cycle de reconstruction -le boom, dépression, guerre- de se répéter encore". RP n°6. Ainsi pour la CWO, les crises du capita­lisme décadent sont vues en terme économique, comme les crises cycliques du capitalisme as­cendant, répétées à un plus haut niveau.

Voyons ce point de plus près. Si c'était en fait le cas, on s'attendrait à voir évidemment les mêmes caractéristiques à la fois dans les pé­riodes de reconstruction suivant les guerres mondiales et â la fois dans les périodes d'ex­pansion économique suivant les crises cycli­ques du XIXème siècle. Il y a en effet, certaines similitudes superficielles entre les deux périodes. Les niveaux de production, par exemple se sont beaucoup accrus au moins dans la pério­de qui a suivi la deuxième guerre mondiale. Ce­ci à cause de la croissance continue de la pro­ductivité du travail pendant toute la période de la décadence : le développement technique des moyens de production n'a pas cessé un seul instant et il ne pouvait en être autrement, à moins que la production capitaliste ne s'arrê­te complètement. C'est le même phénomène pour le processus de concentration du capital qui a continué sans Interruption depuis le début du capitalisme jusqu'à nos jours.

Mais la production capitaliste ne cesse pas bru­talement et totalement avec le début de la dé­cadence. Elle continue et continuera jusqu'à ce que la société capitaliste soit bouleversée par le prolétariat. Nous devons être capables d'ex­pliquer la forme spécifique de la production ca­pitaliste pendant sa période décadente, en l'ab­sence de la révolution prolétarienne, c'est à dire le cycle de guerre-reconstruction-crise Cet en particulier la période de croissance ra­pide qui a suivi la deuxième guerre mondiale). Mais surtout, notre analyse doit expliquer l'im­possibilité de tout développement capitaliste progressif pendant toute la période de déca­dence capitaliste, non pas seulement pendant les guerres et les crises, mais également pen­dant les périodes de reconstruction.

Afin de clarifier ce point, voyons les carac­téristiques les plus importantes de la période progressiste de l'expansion capitaliste au XIXéme siècle.

1)          La croissance numérique du prolétariat : l'absorption d'une proportion croissante de la population mondiale dans le travail salarié.

2)    Le surgissement de nouvelles puissances ca­pitalistes telles que les USA, la Russie et le Japon.

3)          La croissance du commerce mondial dans le sens que les économies non capitalistes et les "jeunes" capitalismes jouaient un rôle de plus en plus important.

En un mot, le développement du capitalisme du XIXème siècle s'exprimait dans l'internationa­lisation du capital. Une partie de plus en plus importante de la population mondiale était in­tégrée dans le processus du développement des moyens de production que permettaient les rap­ports sociaux capitalistes. C'était pour cet­te raison que le mouvement révolutionnaire du XIXème siècle soutenait la lutte pour l'étab­lissement de rapports capitalistes de produc­tion dans les régions sous-développées et non pas seulement dans les pays coloniaux mais aus­si dans des pays tels que l'Allemagne, l'Italie ou la Russie, où les conditions politiques et so­ciales archaïques menaçaient d'arrêter le proces­sus de développement capitaliste.

On peut voir que dans le capitalisme décadent, aucune de ces caractéristiques n'est présente ([10] [25]):

1)           Dans les régions développées, la croissance du prolétariat n'a pas suivi la croissance de la population. Dans certaines ères telles que la Russie, l'Italie ou le Japon, des couches non ca­pitalistes ont été absorbées dans le prolétariat; mais cette augmentation a été insignifiante par rapport à la tendance globale vers l'exclusion de larges secteurs de la population mondiale de toute activité économique. Cette tendance s'ex­prime dans la croissance, historiquement sans précédent de la famine et de la pénurie massi­ve pendant ces soixante dernières années.

2)     Aucune nouvelle puissance capitaliste n'a sur­gi pendant cette période. Bien sur, il y a eu quelques développements industriels dans les pays sous-développés, mais en général, l'écart écono­mique entre les vieilles économies capitalistes et les économies du "Tiers-Monde" -même les plus riches en ressources naturelles comme la Chine s'est approfondi toujours plus vite. Par exemple comme nous l'avons montré dans "La Décadence du capitalisme" : ."Entre 1950 et 1960,(le sommet de la reconstruction de l'après-guerre) en Asie, Afrique et Amérique Latine, le nombre de nouveaux salariés pour chaque centaine d'habitants était neuf fols plus bas que dans les pays développés.

3)     Parallèlement, la part des nations sous-développées dans le commerce mondial ne s'est pas accru mais a tendu à diminuer depuis 1914.

Du point de vue de l'internationalisation de la production capitaliste, les années depuis 1914 ont été pour le moins une période de stagnation économique. Et c'est là la façon la plus fonda­mentale de voir le développement capitaliste, puisqu'elle permet de comprendre pourquoi le dé­veloppement économique a été presque entièrement restreint à un petit nombre de nations qui était déjà des puissances économiques majeures avant 1914, et plus généralement de comprendre la dif­férence immense entre les niveaux d'accumulation qui auraient pu être possibles si on avait pris en compte le seul taux global de profit et ceux qui ont été en fait atteints.  Il suffit de consi­dérer l'ampleur de la proportion des forces pro­ductives qui ont été consacrées aux différentes formes de production de gaspillage (armements, publicité, obsolescence planifiée, etc.) qui ne contribuent pas à l'accumulation du capital, ou la réserve immense de potentiel productif "cachée" qui se révèle pendant les guerres mon­diales, pour avoir une idée de l'importance de cet écart.

Si la guerre impérialiste, selon la CWO, en éle­vant le taux de profit, fournit les conditions pour une nouvelle période du développement capi­taliste, pourquoi toutes les caractéristiques du développement progressif du capitalisme ont elles été absentes depuis 1918 ? Et si par contre, la CWO reconnait la nature qualitativement différente du développement capitaliste depuis 1914, quelles sont les raisons économiques de cette différence ?

Nous avons déjà montré que la baisse tendan­cielle du taux de profit, en tant que tendan­ce globale et abstraite, ne peut pas expliquer les limites historiques da 'développement capitaliste. Mais l'analyse historique de la "théorie de la baisse du taux de profit", qui voit le capitalisme décadent comme une conti­nuation des crises cycliques du XIXème siè­cle, exception faite de la constatation que la concurrence ne voit plus s'affronter des capitalistes individuels mais des économies nationales étatisées, n'est pas non plus capable d'expliquer la restriction croissan­te du développement économique depuis 1914. En fait, lorsqu'on a écarté la conception erronée selon laquelle la crise est le résul­tat d'une pénurie absolue de la plus-value, il est clair qu'une analyse fondée sur la seule baisse du taux de profit mène à la con­clusion opposée : la guerre devrait, comme cela est sous-entendu dans l'analyse de Boukharine, commencer une nouvelle période de crois­sance économique vigoureuse, la création de nouvelles économies capitalistes dévelop­pées et l'intégration de vastes secteurs des couches non prolétariennes dans la production capitaliste. Dans les derniers travaux de Boukharine, "L'Impérialisme et l'Accumula­tion du Capital", la conclusion logique de ses analyses antérieures est explicitement constatée : une telle vision d'un capitalis­me dynamique de l'après-guerre "révélant les prodiges éclatants du progrès technique" n'est utilisée que pour justifier l'abandon de la politique révolutionnaire par la troi­sième Internationale décadente. La CWO, qui ne reconnait pas que celle-ci est aussi la conclusion logique de sa propre analyse, pré­tend que les "minables conclusions politi­ques" de Boukharine,    ne découlent pas "de son analyse économique". Mais Lénine avait montré clairement dans sa préface à  "L'Economie Mondiale et l'Impérialisme" les consé­quences politiques dangereuses de ce type d'analyse :

"Peut-on cependant contester qu'une nouvel­le phase du capitalisme, après l'impérialisme, à savoir : une phase de super-impérialisme (c'est-à-dire une unification internationale d'impérialismes nationaux qui seraient capa­bles d'éliminer les conflits les plus naïfs et les plus gênants tels que les guerres, les convulsions politiques, etc.), soit dans l'abstrait"concevable" ? Non. On peut théoriquement imaginer une phase de ce genre. Il ne fait aucun doute que le développement suit la direction de la marche vers un seul trust mondial qui intégrerait toutes les en­treprises,  tous les Etats sans exception. Mais, en pratique, si l'on s 'en tenait à cet­te conception, on serait un opportuniste qui prétend ignorer les plus graves problèmes de l'actualité pour rêver à des problèmes moins graves qui se poseraient dans l'avenir".

Ici Lénine exprime l'insuffisance théorique de l'économie marxiste "orthodoxe" contemporaine qui était à la base des analyses de Boukharine et de Lénine lui-même pour expliquer la réalité politique à laquelle était confronté le proléta­riat : la décadence du capitalisme et la nouvel­le époque des guerres et des révolutions. Four­nir une explication économique et théorique de cette réalité politique fut la tâche que s'est donné Rosa Luxembourg dans "L'Accumulation du Capital". Cette explication exigeait une analyse capable de prendre en considération l'autre con­tradiction fondamentale de la production capitaliste : la contradiction des marchés.

L'ANALYSE DE ROSA LUXEMBOURG

Au fur et à mesure que le capitalisme développe les forces productives, la classe ouvrière ne peut consommer qu'une proportion de plus en plus petite de la production croissante des marchandi­ses. Dans les termes les plus simples possible, c'est cela "la théorie des marchés" sur laquelle Rosa Luxembourg fonde son analyse. Dans ce sens, l'analyse de Luxembourg, découle directement d'une compréhension marxiste de la production de la valeur dont nous avons exposé les lignes géné­rales au début de ce texte : le "problème des mar­chés" surgit directement de la caractéristique de la production capitaliste -c'est-à-dire "la res­triction de la consommation afin de développer les moyens de production". Nous avons déjà démontré à travers nos analyses que le problème des marchés joue un rôle central dans la théorie marxiste.([11] [26])

En fait les deux aspects de la crise capitaliste reflètent la même tendance profonde : la composi­tion organique croissante du capital. Celle-ci amène non seulement la baisse tendancielle du taux de profit, mais aussi la contraction du marché : ceci parce que la classe ouvrière ne peut que consom­mer une valeur en marchandises égale à la valeur totale des salaires et parce que la croissance de la productivité du travail (c'est-à-dire la compo­sition organique croissante du capital) signifie que la totalité des salaires représente une propor­tion toujours diminuant de la production totale.

Pourtant ces deux tendances ne constituent pas au début un problème insoluble pour le capitalisme. Au contraire, pendant la période ascendante du capitalisme, elles fournissaient l'impulsion la plus puissante au développement du capitalisme. La baisse du taux de profit poussait à l'élimina­tion des capitaux arriérés ou de petite taille et à leur remplacement par des capitaux produisant à une échelle plus large et techniquement plus avancé qui pouvait compenser la baisse du taux de profit par une masse croissante de profit. La contradiction relative du "marché domestique" par ailleurs, poussait à l'extension géographique du capitalisme au fur et à mesure que la recherche pour des nouveaux marchés amenait la destruction des types de production pré-capitaliste, et l'ou­verture de nouvelles régions au développement ca­pitaliste.

Ces deux tendances sont évidemment reliées ([12] [27]); la baisse du taux de profit nécessite que chaque capitaliste réduise le plus possible les salai­res de la force de travail, ce qui restreint en­core plus le marché Interne de l'ensemble du ca­pitalisme et pousse à son expansion vers les ré­glons extérieures de la production non capitalis­te. La saturation des marchés impose la nécessi­té pour chaque capital de vendre ses marchandi­ses au prix les plus bas possible, ce qui aggra­ve encore plus le problème de la rentabilité, et stimule la concentration et la rationalisation du capital existant. Ensemble, elles expliquent les traits caractéristiques de la phase ascen­dante du capital : le développement technolo­gique rapide des moyens de production et en même temps l'expansion rapide des rapports capita­listes, de la production aux points les plus é1oignés de la planète.

Nous n'avons pas ici la place de décrire en dé­tails le rôle joué par les marchés non capitalis­tes dans le développement du capitalisme. Mais l'importance cruciale de ces zones consistait dans l'occasion qu'elles fournissaient pour le capitalisme d'entrer dans un rapport d'échange (l'échange de marchandises très variées contre les matières premières vitales à l'accumulation continue) avec des économies, qui, parce qu'el­les ne produisaient pas sur la base de la renta­bilité, fournissaient un débouché pour le surplus capitaliste sans être une menace pour le marché domestique. Il est important de compren­dre que le capitalisme ne pouvait pas utiliser n'importe quelle communauté paysanne ou triba­le pour ses marchandises excédentaires. Seules les économies précapitalistes bien développées, telles que l'Inde, la Chine ou l'Egypte qui pou­vaient offrir des biens en échange du surplus capitaliste étaient vraiment capables de rem­plir ce rôle. Mais ce processus lui-même (com­me l'a montré de façon vivante Luxembourg dans la troisième partie de "L'Accumulation du Ca­pital") amène inévitablement la transformation de ces économies en économies capitalistes, qui non seulement ne peuvent plus fournir un débouché pour la production excédentaire des métropoles capitalistes, mais encore doivent dépendre pour leur propre survie, d'une nou­velle extension du marché mondial. Ce fut dans ces circonstances que le capitalisme a tourné ses yeux vers les régions inexplorées du monde telles que l'Afrique. Mais les nou­veaux marchés créés dans la lutte coloniale pour ces terrains économiquement vierges de­venaient Insignifiants par rapport au mar­ché demandé par la croissance rapide du ca­pitalisme mondial.

Selon Luxembourg, c'est à partir de ce point, c'est-à-dire quand il n'y a plus assez de zones de production non capitaliste capables de fournir des nouveaux marchés pour compen­ser la contraction du marché capitaliste existant, que la période ascendante du capi­talisme se termine, et que la période de la décadence, celle de la crise permanente com­mence. Les deux tendances qui fournissaient jadis l'impulsion au développement capitalis­te deviennent un cercle vicieux ce qui forme une entrave à l'accumulation capitaliste. La recherche de nouveaux marchés devient une compétition impitoyable où chaque capitaliste individuel est obligé de réduire ses marges de profit au minimum afin d'être compétitifs sur un marché mondial entrain de se rétrécir. La production rentable devient de plus en plus impossible, non seulement pour les capitaux arriérés et inefficaces, mais aussi pour tous les capitaux quel que soit leur niveau de déve­loppement. Les salaires réels sont de plus en plus restreints avec la recherche d'une plus grande rentabilité du capital. Mais au fur et à mesure que les salaires baissent et que l'in­vestissement diminue, les marchés se contractent de plus en plus vite, réduisant ainsi la possi­bilité d'une plus haute rentabilisation de la production. Les deux aspects les plus Importants de notre analyse, résumée ci-dessus, sont :

1)           C'est la saturation du marché mondial qui est le point historiquement décisif entre les pé­riodes d'ascendance et de décadence du dévelop­pement capitaliste.

2)     La crise permanente du capitalisme décadent n'est pas compréhensible si on ne prend pas en compte les deux aspects de la crise qui sont en 1nter-relation : saturation du marché mondial et baisse tendancielle du taux de profit.

En fait, nous pouvons dire simplement que tou­tes les contradictions qui découlent de la baisse du taux de profit, pourraient être réso­lues par une hausse du taux d'exploitation, com­me le reconnait Mattick quand il dit qu'une "si­tuation où l'exploitation ne peut pas être augmentée suffisamment pour compenser la baisse ten­dancielle du taux de profit n'est pas possible" ([13] [28]) si la crise résultant du problème des mar­chés n'exacerbait encore plus le problème de la rentabilité.

En fait, nier que la surproduction est une con­tradiction inhérente au capitalisme amène dans les faits à proclamer l'immortalité du système. L'ironie veut que Grossman lui-même ait montré clairement ce point, en écrivant sur l'économis­te bourgeois Say :

"La théorie des marchés de Say, c'est-à-dire la doctrine d'après laquelle toute offre est simul­tanément une demande, et conséquemment que toute production, en produisant une offre crée une de­mande menait à la conclusion qu'un équilibre entre l'offre et la demande est possible à n'im­porte quel moment. Mais ceci implique la possibi­lité d'une accumulation du capital et d'une ex­pansion de la production sans limite, corme s'il n'y avait aucune entrave au plein emploi de tous les facteurs de production. ([14] [29])

De même, le problème du marché pourrait se résou­dre en augmentant l'investissement afin d'absor­ber les surplus autrement invendables, comme par exemple le souligne Mattick -"tant qu'il existe une demande adéquate et continue pour les biens produits par le capitalisme, 11 n'y a pas de rai­son pour que les marchandises qui arrivent sur le marché ne puissent être vendues"-([15] [30]), si la baisse du taux de profit n'imposait pas à ce nou­vel Investissement des niveaux de rentabilité qui aggraveraient encore plus le problème du mar­ché.

Cette interrelation entre les deux aspects de la crise est implicite dans l'analyse de Luxem­bourg car bien que la CWO prétende que Luxem­bourg ne prend pas en compte la baisse tendan­cielle du taux de profit, toute son analyse est fondée sur la restriction du marché à cause de la composition organique du capital  (et donc la baisse du taux de profit). Les schémas de Marx de la reproduction élargie (c'est-à-dire l'accu­mulation du capital) dans le "Capital, tome II" montre que chaque année, toute la plus-value produite, en termes de biens de production et de consommation est réabsorbée en tant qu'élé­ments nouveaux de la production (capital varia­ble et capital constant). C'est sur la base de ces schémas que la CWO et d'autres prétendent qu'il n'y a pas de problème de marché pourvu que l'accumulation continue à un taux suffisant. Mais ces schémas ne tiennent pas compte de la composition organique croissante du capital. Luxembourg montre que, quand on en tient compte, c'est le processus de 1’accumulation 1ui-même qui, en diminuant toujours le capital variable par rapport au capital constant, crée le problè­me de la surproduction.

Le besoin permanent de réduire les frais de capi­tal variable veut dire que le nouvel investisse­ment, loin de résoudre le problème existant au niveau du marché (en réalisant la plus-value), aggrave le problème en demandant comme condition première l'expansion du marché et ceci de façon plus urgente qu'avant.

La CWO prétend aussi que Luxembourg abandonne Marx et la théorie de la valeur en "cherchant en dehors du rapport entre le travail et la valeur, en dehors des royaumes où la valeur règne en maître, sa fameuse saturation des marchés, sa fameuse insuffisance du consommateur". Mais il est évident que ceci traduit une incompréhension et une falsification délibérée de la pensée de Luxembourg4 Celle-ci voit l'expansion du capita­lisme aux aires périphériques de la production pré-capitaliste en tant que solution au problème des marchés saturés dans les aires existantes de la production capitaliste. C'est à travers l'extension géographique du capitalisme que les nouveaux marchés sont créés afin de compenser la contraction du marché domestique.

Ici Luxembourg suivait la conception propre à Marx, comme nous l'avons déjà montré dans "Mar­xisme et Théorie des Crises" (Revue Internatio­nale n°13). Là où Luxembourg va au-delà de Marx, c'est dans la détermination des limites histori­ques de ce processus de "l'expansion des champs de production". Mais par là même, elle détermine ainsi les limites historiques de l'accumulation elle-même; la conjoncture historique ou la bais­se tendancielle du taux de profit ainsi que la contraction du marché cessent d'être les éperons du développement capitaliste et deviennent les aspects complémentaires d'une crise mortelle qui condamne le capitalisme à un cycle toujours plus approfondi de diminution de la rentabilité et de contraction des marchés et dont l'aboutissement est la seule alternative : guerre ou révolution, socialisme ou barbarie.

Quand la CWO affirme que l'analyse économique de Luxembourg amène à des confusions politiques sé­rieuses, qui peuvent conduire à des positions anti-communistes, nous pouvons leur répondre que c'est Luxembourg qui a fourni la réponse la plus claire à la question politique la plus importan­te pour le prolétariat durant les soixante der­nières années  : la décadence historique et globa­le du capitalisme. C'est de la compréhension claire de la décadence en tant que réalité perma­nente du capitalisme contemporain, que toutes les positions défendues par les minorités révolu­tionnaires dépendent.

Aucune des analyses basées seulement sur la bais­se du taux de profit n'a pu, jusqu'à aujourd'hui, expliquer cette réalité. Les tables mathématiques de Grossman prétendent montrer comment éventuelle­ment, le moment longuement attendu va surgir où le capitalisme ne pourra plus fonctionner à cause d'une pénurie absolue de la plus-value. Mais Gros­sman était incapable de faire le rapport entre son modèle abstrait et la réalité alors que d'au­tres forces avaient déjà projeté le capitalisme dans une époque de déclin irréversible. Mattick, qui en discutant avec le CCI a insisté sur le fait que la crise finale du capitalisme n'arrive­rait peut-être pas avant mille ans, a enfin recon­nu dans ses oeuvres récentes ([16] [31]) que cette analy­se économique n'amène aucune conclusion définiti­ve sur le futur du capitalisme. Mattick et Gros­sman en plus insistent sur le fait que les écono­mies du capitalisme d'Etat, telles la Russie et la Chine, sont immunisées contre les effets de la crise. Grossman a soutenu la Russie stalinienne jusqu'à la fin de sa vie. La CWO, elle aussi, malgré sa compréhension politique de la décaden­ce, comme phénomène global et permanent, a une analyse économique qui repousse l'effondrement du capitalisme à un futur indéfini. Cela les con­duit à la position absurde et contradictoire que le capitalisme est décadent mais "que la fin du capitalisme n'est pas en vue" ([17] [32]).

Nous n'avons pas la place dans ce texte de discu­ter plus avant des sérieux dangers politiques qui accompagnent cette sous-estimation de la profon­deur de la crise actuelle. Mais tout cela nous rappelle curieusement les critiques faites à l'é­poque à Luxembourg par les "petits experts de Dresde" (adeptes du marxisme orthodoxe), qui, tandis que le capitalisme plongeait à toute vitesse vers la première guerre mondiale, spéculaient sur la pos­sibilité d'une nouvelle époque de "capitalisme paisible" et qui adhérant strictement à"l'ortho­doxie marxiste" insistaient sur le fait "qu'éven­tuellement, dans le futur lointain, le capitalis­me s'effondrerait à cause de la baisse du taux de profit".

Bien sûr, tous ceux qui adhérent à là théorie de la baisse du taux de profit ne suivent pas ces renégats dans le chemin de la contre-révolution. Comme nous l'avons montré, une analyse politique­ment correcte ne découle pas directement d'une analyse économique ; au contraire, elle dépend d'une capacité à s'en tenir fermement aux princi­pes fondamentaux du marxisme: nécessite his­torique du socialisme et nature révolutionnai­re de la classe ouvrière.

De même, la détermination des intérêts de la classe ouvrière ne découle pas des analyses économiques» mais directement de l'expérien­ce et des leçons de la lutte de classe. C'est sur cette base que Lénine et Boukharine pou­vaient» malgré les limites de leur analyse économique, défendre les Intérêts du proléta­riat mondial en 1914. Par contre, une analyse "luxembourgiste" ne garantit pas en sol une adhésion aux positions révolutionnaires : deux "luxembourgistes" de l'après-guerre, par exemple, Steinberg et Lucien Couvât, soutenaient politiquement des sociaux-démo­crates contre-révolutionnaires.

Mais si nous rejetons le rapport mécanique que la CWO volt entre l'analyse économique et les positions politiques, cela ne veut pas dire que nous considérions l'analyse économi­que comme superflue. Au contraire, nous recon­naissons qu'une analyse économique cohérente est un facteur vital pour la conscience pro­létarienne. En soudant toutes les leçons de l'expérience de la classe ouvrière en une vue unifiée du monde, elle donne au prolétariat la capacité de comprendre et donc d'affronter de façon plus décidée tous tes problèmes qu'11 rencontre pour son émancipation.

Evidemment, nous avons une longue route à par­courir avant de pouvoir comprendre complète­ment le développement du capitalisme depuis 1914 et particulièrement depuis 1945. Comme nous avons dit au début de ce texte, ces points seront soulevés dans des textes futurs de cette revue. Mais nous affirmons encore qu'une analyse "luxemburgiste" peut fournir une analyse cohérente de la réalité politique à laquelle s'affronte le prolétariat aujour­d'hui.

Pour résumer : nous rejetons l'analyse de la CWO, fondée exclusivement sur la baisse tendanciel­le du taux de profit parce que :

-   c'est une analyse partielle qui ne peut pas en soi expliquer les forces économiques qui mènent à l'effondrement du capitalisme. En tant que théorie abstraite, elle mène logiquement à la conclusion que la production capitaliste peut continuer Indéfiniment;

-   de plus, elle mène à une sous-estimation ou même un rejet de la profondeur et des consé­quences de la crise actuelle.

Nous suggérons vigoureusement que les camara­des de la CWO cessent d'essayer de montrer que nous sommes loin de la fin du capitalisme, risquant ainsi de faire un pas hors des pages du tome III du "Capital" et des analyses abs­traites de Grossman et Mattick. Ainsi, pourront-Ils porter leur attention sur la cri­se actuelle et ses Implications politiques pour la lutte prolétarienne et le mouvement ré­volutionnaire.

Quant à nous, nous nous proposons de continuer le travail Important de l'analyse économique et nous nous donnons les deux tâches suivantes :

-     développer notre analyse du capitalisme depuis 1914 et particulièrement depuis 1945 afin de si­tuer la crise actuelle dans le cadre de la crise permanente du capitalisme depuis 1914;

-     exposer toutes les théories qui ont surgi hors et dans le camp prolétarien et qui nient la réa­lité de la crise actuelle, rejettent la crise du capitalisme & un futur Indéterminé ou prétendent que les contradictions du capitalisme peuvent être surmontées dans le cadre de l'économie du capitalisme d'Etat ou de"l'Etat ouvrier".

Nous prenons pour cadre de notre travail la compréhension marxiste de l'économie politique souligné par Luxembourg en 1916 :

"Dans la théorie de Marx,  l'économie politique a trouvé son achèvement et la conclusion. La suite ne peut plue être -à part certains dévelop­pement de détails de la théorie de Marx- que la transposition de cette théorie dans l'action, c'est-à-dire la lutte du prolétariat internatio­nal pour réaliser l'ordre économique socialiste. La fin de l'économie politique comme science est une action historique de portée mondiale : la traduction dans la pratique d'une économie mon­diale organisée selon un plan. Le dernier chapi­tre de la doctrine de l'économie politique, c'est la révolution sociale du prolétariat mondial".

R.Weyden



[1] [33] Voir "The Accumulation of Contradictions" dans "Revolutionary Perspectives" (RP) n°6.

[2] [34] "Crédit and Crisis" dans RP n°8, page 20.

[3] [35] Mattick : "Grossman's Interpretation of Marx's Theory of Capitalist Accumulation's"

[4] [36] Mattick, Idem page 7.

[5] [37] Marx : "Capital, tome III".

[6] [38] Luxembourg : "L'Anti-critique" dans "l'Accumulation du Capital".

[7] [39] Mattick : "Marx et   Keynes"

[8] [40] Marx, idem

[9] [41] Voir "Crédit and Crisis" dans RP n°3

[10] [42] Voir la brochure du CCI "La Décadence du Capitalisme" pour une description plus détaillée des points suivants.

[11] [43] Voir "Marxisme et Théorie des Crises" dans la Revue Internationale n°13

[12] [44] En fait, le contraire serait étonnant puisque le marxisme a toujours compris que la production de la valeur et sa réalisation (c'est-à-dire la vente), sont deux aspects intimement liés du même processus. Les  crises dans le processus de production elle-même se reflètent au niveau de l'échange et vice-versa. Quand la CWO condamne Luxembourg parce quelle voit surgir la crise dans le "domaine secondaire" de la distribution, ils oublient évidemment la longue lutte de Marx et Engels contre le "socialisme vulgaire qui reprenait des économistes bourgeois le fait de considérer et de traiter de la distribution comme Indépendante du mode de production" -contre, comme Engels l'a dit plus violemment "la bêtise qui en arrive à écrire sur l'économie politique sans avoir compris le lien entre la production et la distribution". (Marx : "Critique du Programme de Gotha, et Engels : "Anti-Dühring"). 

[13] [45] Mattick : "Marx et Keynes".

[14] [46] Grossman : "Marx, l'Economie Politique Classique et le problème de la Dynamique"

[15] [47] Mattick, idem

[16] [48] Voir par exemple "Critique of Marcuse".

[17] [49] RP n° 8, page 28

 

Questions théoriques: 

  • L'économie [50]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [51]

Ascension et déclin de l’autonomie ouvrière

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Les événements de l'année dernière ont vu se braquer les projecteurs de l'actualité sur l'Autonomie Ouvrière (notamment en Italie), nouvelle incarnation du démon pour la presse bourgeoise. Mais ils ont mis aussi en évidence la façon dont ce "milieu autonome" a perdu tout motif de se réclamer de la clas­se ouvrière. En effet,  aujourd'hui, on parle de "l'Aire de l'Autonomie" et non plus de l'Autonomie Ouvrière. Celle-ci est devenue un écumeux ramassis de toutes sortes de franges petites-bourgeoises : des étudiants aux acteurs de rue, des féministes ceux professeurs à l'emploi précaire,  tous unis dans l'exaltation de leur propre "spécificité" et dans le refus effrayé de la nature de la classe ouvrière corme seule classe révolutionnaire de notre époque. Dans ce marais,  les autonomes  "ouvriers" se dis­tinguent par une plus grande dureté sur les grandes questions politiques d'aujourd'hui : faut-il uti­liser les cocktails Molotov  dans le sens offensif ou défensif ? Le P.38, ce mythique passe-partout du communisme doit-il être pointé   sur les jambes des flics ou plus haut ?

Il y a tout de même, dans ce cadre de dégénérescence totale, une réaction aux tentatives critiques des conceptions confusionnistes et interclassistes, d'éléments restés liés à une vision plus classiste. Même s’il faut encourager ces tentatives, il faut aussi dénoncer les graves dangers dans lesquels ces dernières risquent de tomber en considérant ces déviations comme des "incidents de parcours" et en conclure de nouveau qu'il est possible "de recommencer à nouveau".

Cet article traite essentiellement de l'Autonomie Ouvrière en Italie, car c'est là que ce mouvement s’est essentiellement développé. Mais ses conclusions sont autant applicables aux partisans de la recherche du nouveau gadget politique, "l'Autonomie", partisans qui ont germé dans le monde entier. [Lire à ce sujet Rupture avec CPAO). Dans cette contribution à la discussion, nous avons analysé les bases théoriques mêmes de l'Autonomie Ouvrière, en indiquant comment elles se fondent en fait sur le rejet du matérialisme marxiste et laissent la porte ouverte à toutes les dégénérescences qui se sont manifestées ultérieurement.

C'est aussi à travers la critique la plus radicale du mouvement de l'Autonomie ouvrière et toutes ses erreurs que demain dans sa lutte,  le prolétariat retrouvera le contenu politique de son autono­mie de classe.

Avec l'entrée du capitalisme dans sa phase de dé­cadence, les manifestations des luttes ouvrières se sont profondément modifiées, car les longs combats, qui ont duré parfois des années, pour obtenir des améliorations comme la journée de huit heures, etc., n'ont plus de sens, étant don­né l'impossibilité d'obtenir une quelconque amélioration de fond dans un système qui ne peut plus rien offrir. Par contre, les luttes ouvriè­res dans la période de décadence sont caractéri­sées par des explosions imprévisibles et souvent très aiguës, suivies par de longues périodes de calme apparent tandis que de nouvelles explosions se préparent.

En Italie, il a été particulièrement difficile de comprendre cette nature discontinue de la riposte ouvrière à la crise, à cause de l'extraordinaire continuité des luttes, ouvertes par le "69 de l'automne chaud", poursuivies en 70-71 avec "l'automne rampant' et terminées avec les derniers soubresauts de "l'automne 72 à mars 73" (occupa­tion à la Fiat Mirafiori). Dans cette dernière période de lutte, les groupes extraparlementai­res se sont clairement caractérisés comme les chiens de garde des chiens de garde (syndicats) du capital en perdant une bonne partie de l'in­fluence acquise dans les années 69 dans les sec­teurs ouvriers les plus combatifs. "Les conventions de 1972-73 sont de ce point de vue la limite extrême au-delà de laquelle les groupes n'ont fait que survivre" (Potere Operaio n°50, novembre 73).

Les groupes autonomes d'usine ont leur origine dans la méfiance qu'ils éprouvent envers les groupuscules, mais cette méfiance n'aboutit pas à une opposition â leur contenu politique. Aussi différents que puissent être les motifs de des groupes et des individus qui se sont recon­nus dans le milieu de l'autonomie, il y a un point commun à tout le monde : la tendance à met­tre au centre de leurs préoccupations le point de vue ouvrier. C'est pourtant justement de ce point de vue du rappel d'une conception cl assis­te de la lutte politique que le milieu autonome enregistre sa faillite la plus éclatante. A la disparition ou pire à la transformation en noms vides de sens de la grande majorité des groupes autonomes ouvriers, a correspondu un développe­ment incroyable d'une autonomie qui, loin d'être ouvrière, possède une seule unité, celle de la négation de la classe ouvrière comme axe fondamen­tal de leurs préoccupations.

Féministes et homosexuels, étudiants angoissés par la perte du mirage d'un petit emploi dans les bureaux de l'administration locale ou dans l'en­seignement et artistes "alternatifs" en crise par manque d'acheteurs, forment un seul pour revendiquer leur "spécificité" précieuse autonomie par rapport à 1 mi nation ouvrière dans les groupes extraparle­mentaires (?!!!). Contrairement à ce qu'écrivent les journaux bourgeois, ces mouvements marginaux ne représentent pas les "cent fleurs" du printemps révolutionnaire, mais quelques uns des mille et un pièges purulents de cette société en dégénérescence. Cette année écoulée, le processus de dégénérescence est arrivé à un tel niveau que cer­tains éléments plus "classistes" sont contraints de prendre un certain recul par rapport à l'ensem­ble du milieu autonome et de commencer un processus de critique des expériences passées. Même si ces tentatives sont positives, elles possèdent en el­les-mêmes de profondes limites : en effet, elles prennent et dénoncent seulement les positions plus facilement critiquables du marginalisme pour leur opposer les options "classistes" comme posi­tions ouvrières, sans qu'aucun fondement sur les­quels s'est fondée l'aire de l'autonomie ne soit réellement remis en cause.

Le but de cet article est donc de régler les comp­tes avec les fondements théoriques de l'autonomie et de montrer comment le marginalisme, même"ouvrier" n'est pas seulement son fils bâtard et dégénéré, mais représente bien sa conclusion logique et iné­vitable. Pour ce faire nous analyserons la théorie de la "crise de la direction" qui est à la base de toutes les positions politiques de l'Area dell'Autonomia (traduction approximative:"milieu autonome").

 (°) L'Area dell’Autonomia peut se comprendre comme étant la zone d'influence des idées autonomes dans laquelle évoluent ses différents éléments.

AUX ORIGINES DE LA "CRISE DE LA DIRECTION": LE REJET DU CATASTROPHISME ECONOMIQUE  MARXISTE

Si la longue période de prospérité de la fin du XIXème siècle avait pu donner naissance à toute une série de théories sur le passage gra­duel du capitalisme au socialisme, par l'élé­vation de la conscience des travailleurs, l'en­trée du système dans sa phase décadente avec la première guerre mondiale, marque la confirma­tion historique des vieilles formulations "ca­tastrophiques" de Marx sur l'effondrement iné­vitable de l'économie marchande. Alors, il est devenu clair qu'une seule alternative se pose à l'humanité : révolution ou réaction, et la révolution n'est pas"ce que pense devoir faire tel ou tel prolétaire ou même le prolétariat tout entier à un moment donné mais ce qu'il se­ra historiquement contraint de faire "(Marx). C'est pourquoi après la défaite de la vague révolutionnaire des années 20 et le passage de l'Internationale Communiste à la contre-révo­lution, les groupes révolutionnaires naissants ont toujours défendu le principe marxiste qu'"une nouvelle vague révolutionnaire surgirait seulement d'une nouvelle crise" (Marx). Cependant, l'absence d'une reprise prolétarien­ne après la deuxième guerre mondiale -selon le schéma de l'Octobre Rouge- mais aussi la période de santé du capital liée à la recons­truction a dispersé ces petites fractions en les condamnant le plus souvent à la dispari­tion.

Comme produit de cette période, on a vu sur­gir de nouvelles théories prétendant dépasser la vision marxiste des crises et comme le fai­sait le groupe Socialisme ou Barbarie ([1] [52]) en France affirmant que le capitalisme avait dépassé ses contradictions économiques. Les conclusions anti-marxistes de Socialisme ou Barbarie se sont propagées au travers de toute une série de groupes dont l'un des plus connus fut certainement l'Internationale Situationniste.

Mai 68 fut le chant du cygne d'une telle posi­tion : la réapparition du mouvement ouvrier sur la scène de l'histoire, quand la crise économique ne s'était pas encore développée dans toute -son ampleur, a fait croire à ces malheureux que le mouvement n'avait pas de ba­se économique :

"Quant aux débris du vieil ultra-gauchisme non trotskiste (...) maintenant qu'ils ont recon­nu une crise révolutionnaire en Mai, il leur faut prouver qu'il y avait donc là, au printemps de 68 cette crise économique invisible. Ils s'y emploient sans crainte du ridicule en pro­duisant des schémas sur la montée du chômage et des prix".

(Internationale Situationniste n912, décembre 1969)

En effet, pour les théoriciens de la "société du spectacle", seulement une crise spectacu­laires pouvait être visible. Les marxistes, par contre, n'ont pas besoin d'attendre que l’évidence des choses s'impose sur les couvertures de la presse ou arrive à pénétrer dans le cer­veau des notables de la bourgeoisie, pour recon­naître et saluer l'imminence et la portée de la nouvelle crise. Même s'ils étaient éloignés du centre du monde capitaliste, une poignée de ca­marades au Venezuela, "ultragauchistes", pouvait écrire en janvier 68 dans leur revue Internacionalismo :

"L'année 67 nous a laissé la chute de la livre-sterling et 68 nous apporte les mesures de Johnson (...) Nous ne sommes pas des prophètes, et nous ne prétendons pas savoir quand et de quelle façon les événements futurs vont avoir lieu. Nous sommes certains, par contre, qu'il est impossible d'arrêter le processus que subit actuellement le capitalisme avec des réformes ou des dévaluations, ou avec un autre genre de mesures économiques capitalistes et qu'inévitable­ment,  ce processus le mène vers la crise. Par là même,  le processus inverse, celui du développe­ment de la combativité de la classe, qui en gé­néral, a lieu actuellement, va conduire le prolé­tariat à une lutte sanglante et directe en vue de la destruction des Etats bourgeois".

L'irruption sur la scène historique de la clas­se ouvrière à partir de 68, enlève aux partisans de la "fête révolutionnaire", toute possibilité de parler en son nom : en 1970, l'IS se dissout dans une orgie d'exclusions réciproques; à partir de là, les explosions périodiques de révolte qui expriment la décomposition de la petite-bourgeoise ne sont jamais arrivées même à constituer une Internationale Situationniste. Toutes les expres­sions postérieures n'ont réussi qu'à être du sim­ple folklore.

LE VOLONTARISME A COULEUR OUVRIERE ET LA CRISE de la DIRECTION

L'entrée sur la scène historique de la classe, en plus de la disparition des situationnistes et des différents contestataires, impose un renouvellement des théories sur le contrôle de la crise pour tenir compte de la nouvelle réali­té. Au lieu de simplement nier la possibilité de la crise (comment peut-on le faire maintenant ?) on réévalue le côté actif de la thèse : étant donné que le capitalisme contrôle la crise éco­nomique, ce qui ouvre la voie à la véritable cri­se économique est la crise de ce contrôle même à la suite de l'action ouvrière ([2] [53]).

Ce thème, qui était déjà présent dans les derniers textes des situationnistes parmi les pastorales sur "la critique de la vie quotidienne'' devient Taxe des positions des nouveaux social-barbares, qui seront donc"marxistes"et"ouvriers". C'est significatif qu'en France, la tentative avortée de création sur cette base d'une gauche marxiste pour le pouvoir des conseils des travailleurs en 1971, soit partie du groupe Pouvoir Ouvrier, héritier "marxiste" de Socialisme ou Barbarie.

En Italie ces positions étalent exprimées fonda­mentalement par le groupe Potere Operaio et nous allons donc analyser ces conceptions ([3] [54]).

Le groupe part de la reconnaissance de (a toute puissance du "cerveau théorique du capital", manipulateur expérimenté d'une société sans crise.: " après 1929, le capital apprend à con­trôler le cycle économique, à s'emparer des mé­canismes de la crise, à ne pas être écrasé et à les utiliser de façon politique contre la classe ouvrière", pour proposer cette solution : "l'objectif stratégique de la lutte ouvrière -plus d'argent et moins de travail- lancé con­tre le développement, a vérifié le théorème du­quel nous étions parti il y a 10 ans : intro­duire un nouveau concept de crise de l'état du capital, plus de crise économique spontanée, à cause de ses contradictions internes, mais crise politique provoquée par les mouvements subjectifs de la classe ouvrière, par ses lut­tes revendicatives".([4] [55])

Ayant nié "qu'une nouvelle vague révolutionnai­re ne pourra avoir lieu qu'à la suite d'une nou­velle crise", il faut encore expliquer pourquoi cette subjectivité ouvrière a décidé de se ré­veiller en 1968-1969 et non pas, par exemple, en 1954 ou 1982. Les explications sur les ori­gines du cycle des luttes révèlent toute l'in­compréhension ou, pour dire mieux, la mécon­naissance, par Potere Operaio, de l'histoire du mouvement ouvrier.

La défaite des années 20, l'expulsion et ensui­te l'extermination des camarades par l'Interna­tionale passée à la contre révolution, tout ce­la n'existe pas d'après Potere Operaio, étant donné que tout cela sort des limites de l'usi­ne. Pour PO, le fait central est l'introduc­tion du travail à la chaîne, qui "déqualifie tous les ouvriers, faisant reculer la vague révolutionnaire" et ce serait seulement dans les années 30, pour n'avoir pas compris la restructuration de l'appareil productif faite sur la base des théories économiques de Keynes, que les organisations historiques se seraient trouvées "à l'intérieur du projet capitaliste". Ayant posé ainsi la question, ayant rejeté l'ex­périence historique de la classe, il ne vaut pas la peine de se demander pourquoi c'est seu­lement en 68 que les ouvriers ont appris (...)" qu'une nouvelle société et une nouvelle vie sont possibles, qu'un monde nouveau, libre, est à portée de la lutte". Il suffira de répondre : "Où sont elles ces conditions objectives sinon dans la volonté politique subjective, organisée, de parcourir jusqu'au bout la voie révolution­naire ? "(PO n°38-39 - Mai  1971). Sur cette base la proposition organisationnelle que PO fait à toutes les avant-gardes ne pourra se fonder que sur le mépris le plus absolu de tout l'autonomie réelle de la classe ouvriè­re, considérée comme cire molle dans les mains du Parti qui, pour grande consolation, "est à l'intérieur de la classe" ": "Nous avons tou­jours combattu la lie opportuniste qui appelait "spontanéisme" la spontanéité, au lieu d'appe­ler impuissance sa propre incapacité à la diri­ger et à la plier à un projet organisationnel à une direction de parti" (PO n*38-39-Page4, souligné par nous).

Le centre des contradictions de PO est que quand il parle du Parti comme fraction de la clas­se, il ne veut pas parler de l'organisation qui regroupe autour d'un programme clair, donc sur une base politique claire, les éléments les plus conscients qui vont se former dans les luttes ouvrières quelle que soit leur origine sociale; il veut parler d'une couche, d'un pourcentage de la classe, qui est directement indiqué, du point de vue sociologique, dans "l’ouvrier-masse, l'avant-garde de masse de la lutte contre le travail". Le menchévik Martov défendait contre le bolchevik Lénine la thèse que "chaque gréviste est membre du parti". Les "bolcheviks" de PO ont remis à neuf Martov : "Chaque gréviste dur est membre du Parti". Le Parti n'est qu'un grand comité de base et son seul problème est de soumettre à l'hégémo­nie de l’ouvrier-masse""!a passivité et la ré­sistance de certaines couches de la classe".

Pour réveiller les ouvriers, il faut leur donner le plan organisationnel tout prêt : "Pourquoi (...) le syndicat a t'il encore en mains la gestion des luttes ? Seulement à cause de sa supériorité organisationnelle. Donc, nous avons à faire face à un problème de gestion. Un problème de réalisa­tion d'un minimum d'organisation, au-delà duquel une possibilité de gestion du combat est crédi­ble et acceptable". Quand on superpose le Parti aux fractions combatives de la classe, il est inévitable que face au reflux progressif de la combativité, le parti va toujours plus se substi­tuer à la classe, dans une progression "complè­tement subjective" d'ascétisme et de militarisa­tion".

LA FORMATION DE LA RE A DELL' AUTONOMIA ET LA DISSOLUTION DE POTERE OPERAIO

Les luttes ouvrières de l'automne 72, terminées avec l'occupation à la Fiat-Mirafiori en mars 73 provoquèrent d'un côté une perte de crédibilité des groupuscules gauchistes chez les ouvriers (ce qui mena à l'extension des organismes autono­mes), et de l'autre côté la crise interne de PO. La ligne hyper-volontariste et militarisée et critiquée, parce que celle-ci théorise que : "la structure militaire est la seule qui est capable de remplir un rôle révolutionnaire, en niant la lutte de classe et le rôle politique des comités ouvriers." (P0n°50, novembre 73). Cependant cette dénonciation n'arrive pas à s'attaquer aux bases théoriques de cette dégéné­rescence, et elle se présente plus comme réaffir­mation des thèses de PO que comme une critique de celle-ci.

En effet ce qui se passe, c'est un renouvellement de la vieille thèse, pour expliquer d'une certai­ne manière pourquoi, en l'absence de luttes ou­vrières, la crise allait s'aggraver dans tous le les pays : si avant, on insistait sur la crise provoquée par les avant-gardes, maintenant c'est la thèse qui aura la plus grande chance de pren­dre le dessus, c'est-à-dire la thèse de la crise provoquée à dessein par les capitalistes. "Les capitalistes crient et éliminent la crise économi­que toutes les fois qu'ils le croient nécessaire, toujours dans le but de battre la classe ouvrière. ("Des luttes au développement de l'organisation autonome ouvrière" des Assemblées autonomes Al-fa-Romeo et Pirelli et Comité de lutte Sit-Siemens, mai 73).

Encore une fois, il y a le refus d'un bilan de l'expérience historique du prolétariat, en se bornant à rire justement de la forme du parti propre à la Troisième Internationale", Or, quand la classe réfléchit sur son propre passé, elle ne le fait pas pour en rire ou en pleurer mais pour comprendre ses erreurs, et sur la base de ses expériences tracer une ligne qui soit de classe et de démarcation de l'ennemi de clas­se. Le prolétariat révolutionnaire ne "rit" pas du "marxisme-léninisme dépassé de Staline" pour mieux glorifier celui remis à "neuf" par Mao Tsé Toung, mais les dénonce tous les deux en tant qu'armes de la contre-révolution. C'est justement ce que nos néo-autonomistes ne veu­lent pas faire : De ce point de vue, nous re­fusons toute dogmatique (?!) distinction entre léninisme et anarchisme : notre léninisme est celui de "l'Etat et la Révolution", et notre marxisme-léninisme est celui de la révolution culturelle chinoise".(PO n°50, page 3)

Quel est en conclusion le rôle des révolutionnaires ? "Nous devons être capables de réunir et organiser la force ouvrière, ne pas nous substituer à elle" (4). Cette phrase représente la limite insurmontable au-delà de laquelle l'Autonomia Opérai a n'a jamais été capable d'aller, c'est-à-dire de considérer substitutionnistes seulement les conceptions d'après lesquelles la révolution est faite par les dé­putés avec des réformes ou les étudiants "mili­tarisés" avec les cocktails molotov. Par contre, est substitutionniste, celui qui nie la nature révolutionnaire de la classe ouvrière, avec tout ce que cela signifie. Quand on dit que la tâche des révolutionnaires est d'organiser la classe, on nie justement la capacité de la classe à s'auto-organiser par rapport à toutes les autres classes de la société. Les conseils ouvriers de la première vague révolu­tionnaire ont été créés spontanément par les masses prolétariennes, ce que Lénine a fait en 1905 n'a pas été de les organiser mais de les reconnaître et de défendre en leur sein les positions révolutionnaires du parti.

Si "l'organisation, le parti, se fonde aujour­d'hui dans la lutte", une fois que la lutte est terminée, comment peut-on justifier la survi­vance de ce parti sans tomber dans le substitutionnisme ? Les avant-gardes, les révolution­naires ne se regroupent pas autour de la lutte mais autour d'un programme politique, et c'est sur la base de celui-ci, qu'en tant que produit des luttes, ils deviennent à leur tour un fac­teur actif de celles-ci, sans ni dépendre des hauts et des bas du mouvement, ni vouloir les remplir avec leur oeuvre "organisationnelle" pleine de bonne volonté. L'incapacité de voir que classe et organisation révolutionnaire sont deux réalités distinctes, mais non opposées, est à la base des conceptions substitutionnistes qui, toutes, identifient parti et classe. Si les léninistes identifient la classe au parti, les autonomes (descendants Inconscients du conseillisme dégénéré) ne font que renverser les choses en identifiant le parti à la classe. Cette incapacité est le symptôme d'une rupture in­complète avec les groupes gauchistes et ceci est exprimé de façon éclatante par l'Assemblée Autonome de Alfa Romeo, qui arrive à théoriser un partage des tâches d'après lequel les groupes politiques font les luttes politiques (à savoir, droits politiques et civils, ant1-fascisme, en un mot tout l'arsenal des mystifications anti-ouvrières) et les organismes autonomes, les lut­tes dans les usines et les bureaux. Tout cela est logique pour ceux qui pensent que : "la capa­cité de faire sortir des prisons Valpreda avec le vote devenait un moment de lutte victorieuse con­tre l'Etat bourgeois (!) Alfa Romeo journal ouvrier de la lutte 1972-73, par l'assemblée auto­nome, octobre 1973).

Comme nous l'avons vu, l'Autonomia Operaia partait avec des bases un peu plus confuses que PO, tandis que les changements de situation en exigeaient de beaucoup plus claires. Toutes ces poussées prolé­tariennes qui exprimaient, bien que confuses, une saine réaction à la misérable pratique des gauchis­tes, étaient destinées à tourner en rond et à se perdre si elles restaient dans ce cadre confus.

LES COMPTES FAITS: BILAN  D'UNE DEFAITE

"En Italie, les journées de mars 1973 à Mirafiori sont la sanction officielle du passage à la deux­ième au mouvement, de la même façon que les jour­nées de la Place d'Etat furent la première phase. La lutte armée, prônée par l'avant-garde ouvrière dans le mouvement de masse constitue la forme supé­rieure de la lutte ouvrière... Le devoir du parti est celui de développer dans une forme moléculaire, généralisée et centralisée, cette nouvelle expérience d'attaque". (PO novembre 73)

Avec ces paroles pleines d'illusions béates sur la "formidable continuité du mouvement italien, PO an­nonçait sa propre dissolution dans"l'aire de l'auto­nomie" et l'imminente centralisation de cette aire en tant que : "fusion de volonté subjective, capaci­té de battre le cycle des luttes dominées par le patronat et par les syndicats, pour imposer au contrai­re l'initiative de 1 'attaque (PO, 1973), Comme on voit le sigle change mais les vieilles illusions sur la possibilité de mettre sur pied à volonté des cycles de luttes ouvrières sont dures à nourrir. Hélas pour les illusions, Mirafiori 73 n'a pas été le tremplin vers l'extension d'un nouveau niveau de lutta armée mais le dernier sursaut du mouvement avant d'entrer dans une longue période de reflux. Comment expliquer cette interruption dans la formidable continuité du mouvement italien ? En se souvenant qu'elle est une caractéristique typique des luttes ouvrières aujourd’hui, luttes qui se déroulent dans le cadre du capi­talisme décadent, incapable d'améliorer en général les conditions de vie des travailleurs. De plus, même les miettes accordées lors du "boom" de la reconstruction après la seconde boucherie mondiale ont été récu­pérées; la crise économique ouverte depuis les années 60 est revenue exaspérer cette situation.

Avec le premier véritable effondrement de l'économie italienne, qui se vérifie justement en 1973, la marge: de manoeuvre déjà étroite des syndicats pour demander des augmentations de salaires se resserrera de manière draconienne (c'est à ce mo­ment que se produit l'écroulement des dernières illusions sur un syndicalisme combatif, autono­me par rapport aux partis, et sur le rôle des conseils d'usines). De plus en plus souvent, les grèves mêmes longues et violentes se termi­nent sans qu'aucune des revendications de la classe ouvrière n'ait été obtenue; en un tout, les ouvriers découvrent, défaite après défaite, que pour défendre leurs conditions de vie, 11 faut désormais s'attaquer directement à l'E­tat, dont les syndicats ne sont qu'un rouage. Pour caractériser cette phase, qui avec des particularités différentes s'est présentée dans tous les pays industrialisés, nous avons souvent dit que c'était comme si la clas­se ouvrière reculait face à ces nouveaux ob­stacles pour mieux pouvoir prendre son élan. Ces années d'apparente passivité ont été des années de maturation souterraine et celui qui croyait que ce reflux serait éternel peut s'attendre déjà à quelques désillusions. En fait, la difficulté de défendre victorieuse­ment ses propres conditions de vie, peut dé­sorienter et démoraliser les ouvriers, mais à la longue elle ne pourra que les rejeter de nouveau dans la lutte, avec une rage et une détermination cent fois plus grande.

Face aux reflux, les réponses de "l'autonomie" sont essentiellement de deux types :

1)  la tentative volontariste de contrebalancer le reflux, grâce à un activisme toujours plus frénétique et toujours plus "substitutionniste" par rapport à la classe.

2)          Le déplacement graduel de la lutte de l'u­sine à de nouveaux terrains de combat, évidem­ment "supérieurs".

Sur cette progressive différenciation entre les "durs" et les "alternatifs", trébuche et se bri­se le projet de centralisation de "l'Aire de l'Autonomie" ambitieusement ressorti   au mo­ment où PO se fondait au sein de la constitution de la Coordination Nationale. Ces deux lignes ont été, grosso modo le terrain sur lequel se sont développées les deux déviations symétriques, le terrorisme et le marginalisme, qui finissent toujours par se recouper.

Sans avoir la prétention d'analyser à fond ces deux "filons", à propos desquels nous revien­drons certainement, il est quand même important de démontrer qu'ils sont le développement logique de leur origine ouvriériste et non sa négation.

"Quand la lutte ouvrière pousse le capital à la crise, à la défensive, l'organisation ouvrière doit déjà avoir des instruments techniquement préparés (souligné par nous), solides, grâce auxquels on pourra étendre, renforcer et pousser la volonté d'attaque de la classe... Susciter, organiser la révolution ininterrompue contre le travail, déterminer et vivre tout de suite des moments de libération... Telle est la tâche de V} avant-garde ouvrière et notre conception de la dictature" (4)

Comme on le voit déjà, PO exprime clairement les positions de fond qui sont à la base de sa "li­gne" terroriste.

1)            D'une part la vision de la crise comme étant Imposée par la lutte de classe.

2)            D'autre part la conception de révolutionnaires organisateurs techniques de la lutte de classe; c'est pourquoi il leur faut arriver à un certain type d'organisation" pour être crédible face à la classe ouvrière et pouvoir rivaliser les syn­dicats sur le terrain de la "gestion" des luttes.

Au fur et à mesure que la vague de 68 s'est ef­filochée, on augmente les "trucs" qu'un bon tech­nicien de la guérilla en usines doit connaitre pour conduire ses camarades de travail vers la "terre promise". Ainsi nait et se développe la Rustique de "l'enquête ouvrière" c'est-à-dire de l'étude, de la part de l'avant-garde, de la structure de l'usine -et du cycle productif, pour en repérer les points faibles : il suffira de toucher ceux-ci pour bloquer le cycle entier et "coincer" les patrons. Mais comme d'habitude, ce qu'il y a de bon n'est pas nouveau, et ce qui est nouveau n'est pas bon. L'idée de frapper sans préavis au moment et là où cela causera le plus grand préjudice aux patrons sans qu'il y ait trop de perte pour les ouvriers, ceci n'est pas une idée mais une découverte pratique pour la classe et a un nom précis : grève sauvage. Ce qu'il y a de nouveau, c'est l'idée (et ceci n'est pas qu'une idée), que la grève sauvage peut être programmée par les avant-gardes, ce qui est une contradiction dans les termes.

On pourrait nous répondre que tout ceci est vrai mais que si on ne connait pas l'usine, on ne peut unir les luttes des différents services, on se perd, etc. Très juste, mais il n'est pas certain que c'est avec les "études" noctur­nes de quelques militants que les ouvriers, par exemple du "vernissage" apprendront à s’orienter dans la carrosserie ou la presse. C'est au cours de sa lutte que la classe résout pra­tiquement le problème des grilles : en les dé­fonçant.

Ce point, qui pourrait sembler secondaire, mon­tre clairement qu'une telle vision technico-militariste considère la lutte de classe sous un faux angle. Ce n'est pas le fait d'avoir dans chaque groupe des camarades avec le plan de l'usine imprimé en tête qui permet l'unification des luttes; c'est l'exigence d'unifier les lut­tes pour sortir des impasses aveugles des lut­tes sectorielles qui pousse la classe à dépasser les obstacles qui s'opposent à cette unification. Pour partir en cortège appeler les ouvriers des autres usines, la chose fondamentale n'est pas de savoir où est la sortie mais d'avoir com­pris que seule la généralisation des luttes peut mener à la victoire. En réalité les obsta­cles les plus redoutables ne sont pas les gril­les, mais ceux qui à l'intérieur de la classe s'opposent avec leur démagogie à la maturation de sa conscience. Le vrai mur à abattre c'est celui fabriqué jour après jour par les délégués syndicaux, par les activistes des partis et des groupuscules"ouvriers", c'est le mur invisi­ble mais solide qui enferme le prolétariat à l'intérieur du "peuple italien" et le sépare de ses frères de classe du monde entier, c'est la chaîne visqueuse qui le lie au sort de l'éco­nomie nationale en difficulté. Dépouiller ces obstacles de leurs travestissements démagogues et extrémistes, en dénoncer la nature contre-révolutionnaire, voilà le rôle spécifique des révolutionnaires à l'usine et en dehors, voilà leur contribution indispensable pour forger cette conscience et cette unité de classe qui abattront bien d'autres portes que celles de la Fiat, (il est clair que ceci n'a rien à voir avec une conception qui ferait des révolution­naires des "conseillers" de la classe, puisque pour qu'il en soit ainsi, ils est nécessaire que ceux-ci aient une fonction active au sein du mouvement prolétarien).

C'est désormais devenu un lieu commun de voir dans les publications de l'Autonomie une criti­que des "Brigades Rouges" parce qu'ils "exagè­rent" avec leur militarisme, parce qu'ils se coupent des masses, etc.. Les Brigades Rouges ont simplement parcouru jusqu'au bout la pente inclinée du volontarisme dans la tentative im­possible de répondre par un "saut qualitatif" des avant-gardes aux nouvelles difficultés du mouvement de classe.

Le fait que toutes les critiques de l'Autonomie Ouvrière aux Brigades Rouges ne sont jamais allées au-delà des habituelles lamentations op­portunistes sur le caractère prématuré de cer­taines actions, etc., sans jamais arriver à l'essentiel, n'est certainement pas un hasard, mais trouve ses racines dans les théorisations mêmes de l'Autonomie Ouvrière :

"Une théorie insurrectionnelle "classique" n'est plus applicable aux métropoles capitalistes; el­le se révèle dépassée^  comme est dépassée l'in­terprétation de la crise en termes d’effondrement... La lutte armée correspond à la nouvelle forme de la crise imposée par l'autonomie Ouvriè­re de même que l'insurrection était la conclu­sion logique de la vieille théorie de la crise comme effondrement économique".   (PO mars 197Z)

On ne peut pas rejeter le marxisme au nom de la volonté subjective des masses et puis être en mesure de critiquer sérieusement celui qui, s'étant autoproclamé "parti combattant", cherche à accélérer le cours de l'histoire en apportant aux masses un peu de sa propre "volonté". Le mi­litarisme des Brigades Rouges n'est que le déve­loppement cohérent et logique de l'activisme ou­vriériste des trop   célèbres "enquêtes ouvrières".

Il reste à constater que, durant ces derniers mois, tant de cohérence et de prévoyance n'a pas empêché les Brigades Rouges de devoir poursuivre à coups de communiqués et d'appels les jeunes sé­duits par le "parti du P.38" et qui^pouf passer à la lutte armée, n'ont pas cru devoir bon de passer par les Brigades Rouges. On pourrait par­ler d'apprentis sorciers incapables de contrôler des forces imprudemment déchaînées. Rien de plus faux : cette incapacité à contrôler les pistoleros métropolitains est la preuve aveuglante que cela n'a pas été l’action exemplaire"des BR, mais le processus inexorable de la crise économi­que qui jette dans le désespoir d'amples couches de la petite-bourgeoise.

Les "détachements d'acier du parti armé", les "chiens déchaînés" du P.38 ne peuvent rien impo­ser, en bien ou en mal. C'est la logique des faits qui les a imposés, ce sera la logique des faits qui les balayera.

LE MARGINALISME PAR LA LUTTE DE CLASSES EN DEHORS  DE L'HISTOIRE

                             Tandis que les "durs" se militarisent pour se  substituer au mouvement de reflux dans les usi­nes, la plus grande partie du mouvement autono­me est à la recherche de chemins de traverse          plus praticables vers le communisme. Aussitôt dit, aussitôt fait : le mouvement n'est pas en reflux, voyons, il est en train d'attaquer d'un autre côté pour désorienter les patrons. C'est le lieu "magique" du territoire, comme "nouvelle dimension de l'Autonomie Ouvrière". En réalité, le déplacement de la lutte sur le "plan social", ne facilite absolument pas "le débordement" de l'initiative ouvrière de l'usine vers le territoire". La lutte contre  l'augmentation des prix, des loyers, en général la lutte des quartiers ne peut que se baser I sur toute la population des quartiers. En effet, une auto-réduction du paiement de l'électricité    mise en avant seulement par les familles ouvrières serait absurde et destinée à une fin rapide. Ceci signifie que l'autonomie ouvrière. Loin de s'étendre, va être au contraire emportée par le flot de la petite-bourgeoise et s'immobiliser dans l'ensemble de la population. La généralisation tant vantée de la lutte se révèle être le passage de la lutte pour la défense I de ses conditions matérielles de vie en tant qu'ouvriers à la lutte pour des droits en tant que citoyens. La réalité historique des explosions ouvrières est bien différente: elle ne suggère pas des comités populaires et interclassistes. Par sa dynamique interne déclasse, le prolétariat, aux moments cruciaux de la lutte, trouve en lui la force de dépasser les limites suffocantes de l'usine, et d'annoncer aux patrons et à ses valets ce débordement futur auquel ne pourra plus succéder nul    "retour au calme". Petrograd 1917, Pologne 1970, Grande-Bretagne 1972, Espagne 1976, Egypte 1977, c'est toujours dans tes grandes concentrations ouvrières que s'est réalisée l'unification du corps collectif du prolétariat et la fissure du "peuple uni" en deux camps distincts et opposés.         Ainsi la logique même de ces divers mouvements "autonomes" a été celle d'une progressive dilution du mouvement des luttes dans les usines vers les luttes petites-bourgeoises et marginales.

Du territoire comme "aire de recomposition de l'Autonomie Ouvrière" aux cercles du jeune pro­létariat, du pouvoir ouvrier au pouvoir des "indiens métropolitains", la trajectoire est connue. Chaque couche de la petite-bourgeoise bouscu­lée par la crise s'érige en "fraction de classe" et arbore le drapeau de sa propre "autonomie". Ne prenons qu'un exemple, celui du féminisme. En Italie, son"développement de masse", comme celui de tous les mouvements marginaux, est pré­cisément lié à la"crise des groupes " (gauchistes), à la déception qui marque le reflux de la lutte de classe, quand le communisme "tout et tout de suite" n'est pas venu se placer com­me le saint-esprit sur les fronts volontaires des ouvriers de la F1at-Mirafiori.

Comme toutes les conceptions idéalistes, le féminisme croit que ce sont les idéologies qui déterminent l'existence et non l'inverse. C'est pourquoi il suffirait de nier, de refuser les rôles imposés, pour provoquer la crise de la société bourgeoise. Quand on essaie d'appliquer cela à la lutte de classe, cela donne simple­ment une interprétation fausse (par exemple : c'est le refus du travail qui détermine la cri­se économique) qui devient une pure idéologie réactionnaire. C'est l'affirmation de la part de chaque couche "opprimée" de la société de sa propre autonomie, qui mettra en cause la "direction capitaliste".

Ce n'est pas par hasard si la "nouvelle façon de faire de la politique" découverte par les féministes a principalement consisté en de petits groupes "d'auto conscience" !!! C'est le destin de chaque "catégorie" de la société bourgeoise (noirs, femmes, jeunes, homosexuels, etc.) d'être totalement impuissante face à l'histoire et aussi incapable de se forger une conscience historique et de finir par se réfu­gier dans le giron de "l'auto-conscience" de sa propre misère. Si le prolétariat est la classe révolutionnaire de notre époque, ce n'est pas parce qu'il a été convaincu par les socialistes et qu'il s'est habitué à cette idée, mais c'est par sa situation pratique au centre de la production capitaliste.

"Si les auteurs socialistes attribuent au prolétariat ce rôle historique mondial,  ce n'est pas comme le prétend la Critique, parce que nous considérons les prolétaires com­me des dieux. C'est plutôt le contraire...  Ce qui est important, ce n'est pas de savoir ce que pense tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat dans son ensemble... mais ce qu'il sera contraint historiquement de faire confor­mément à son être".(Marx et Engels : "La Sainte Famille)

Le fait que les femmes ne sont pas une couche sociale capable de conduire la lutte de clas­se dépend du fait qu'elles ne sont ni une clas­se, ni une fraction de classe mais une des nom­breuses catégories que le capital oppose les unes aux autres (division en races, sexes, na­tions, religions, etc) pour tenter de diluer la contradiction centrale que seul le proléta­riat peut résoudre :

"(Le prolétariat) ne peut se libérer sans sup­primer ses propres conditions d'existence. Il ne peut supprimer ses conditions d'existence sans supprimer toutes les conditions inhumaines d'existence de la société actuelle.."(Marx, Engels :  "La Sainte Famille")

C'est précisément parce qu'11 s'adresse aux fem­mes, c'est-à-dire à une catégorie qui, face à la crise se sépare inexorablement en deux, le long d'une frontière de classe, que le féminisme se révèle être pour le capital une mystification de seconde catégorie, incapable de détourner un nombre considérable de prolétaires de la ligne de combat de leur classe. Pour avoir une quelcon­que utilité, le féminisme doit être une simple carte bien mélangée dans le jeu truqué du capi­tal avec son atout majeur 'l'alternative popu­laire et de gauche", la seule capable de dévier encore le prolétariat.

Le sort de tous ces mouvements marginaux est dé­jà signé. Durant la première boucherie mondiale, les suffragettes anglaises suspendirent toute agitation et accoururent à l'appel de l'Etat bourgeois, pour la sauvegarde de l'intérêt supé­rieur de la patrie en remplaçant comme volontai­res les hommes envoyés au front. Aux suffragettes modernes du capital ne sera pas réservé un rôle moins répugnant.

COMPRENDRE TOUT DE SUITE, RECOMMENCER! RECOMMENCER QUOI?

Les événements de ces derniers mois ont montré que le danger de ne pas aller jusqu'au bout de la critique n'était pas un produit de notre in­vention. Dans un texte distribué à Milan et appe­lé significativement "Comprendre tout de suite, recommencer !", il était écrit :

"Si quelqu'un se faisait des illusions sur le caractère  "immédiat" et "linéaire" de l'affronte­ment, aujourd'hui cela est fini. Beaucoup de sec­teurs du mouvement ont affronté le heurt de clas­se avec une rudesse et des illusions "insurrec­tionnelles", avec des formes de luttes aussi sou­daines et spontanées qu'incapables de poser le problème réel dans l'affrontement. L'Etat, sa structure ne se balaient pas comme un fantasme en un instant... Les masses –camarades ! - ne se mobilisent pas en un matin, à coup de baguette magique",  (souligné par nous) (Tract signé par différents comités ouvriers et comités maoïstes)

Les faits sont têtus -disait Marx- et cette évi­dence -comme la nature de "chiens de garde"de la "légalité démocratique" des groupuscules gauchis­tes- a commencé à s'imposer à l'intérieur du mou­vement. Mais le danger est dans l'illusion que l'on peut comprendre tout de suite, et de recommencer la même chose demain matin."Le poids des morts pèse sur la tête des vivants". Ce n'est pas en reconnaissant simplement que certaines erreurs ont été faites mais en en faisant une critique radicale que ce qu'il y a de vivant dans l'Autonomie ouvrière pourra s'enlever de la tête et du coeur le fantasme obsédant de l’ouvriérisme.

Dans les discussions avec des militants de l'Au­tonomie ouvrière, on en arrive toujours au même point : "Ca va, vous avez raison, mais que faire ?". Camarades, l'ambiguïté cesse immédiatement si, comme élément de l'avant-garde, on prend toutes ses responsabilités face à la classe. Et ceci ne peut se faire qu'avec un programme clair et une organisation militante. Mais un program­me n'est pas une plate-forme syndicale alter­native au"contrat social"de l'année, c'est une plate-forme politique qui délimite clairement les frontières de classe mises en lumière par l'expérience historique du prolétariat. Com­prendre tout de suite ? Mais pendant longtemps, l'Autonomie Ouvrière a soutenu la Chine rouge, la lutte des peuples anti-impérialistes, etc… et aujourd'hui que la Chine est démasquée, que dans le Cambodge "libéré" règne la terreur, comment réagit l'Autonomie Ouvrière ? Et bien tout simplement, elle n'en parle plus. Camara­des, si on ne comprend pas tout cela, si on n'arrive pas à intégrer tous ces faits "mystérieux" dans un ensemble cohérent de positions de classe, sur le capitalisme d'Etat, sur les luttes de libération nationale, sur les "pays socialistes", etc. ... on construit sur du sa­ble et on trompe le prolétariat.

Notre but n'est pas de faire des citations, de pontifier, mais de travailler avec ténacité à ce qui est aujourd'hui la tâche fondamentale des révolutionnaires : le regroupement Interna­tional pour préparer la bataille future et dé­cisive. Remplir un tel rôle ne signifie pas pour nous la chasse aux militants pour renfor­cer nos rangs, mais cela signifie donner de ma­nière organisée et militante notre propre con­tribution et stimulation au processus encore confus et discontinu de clarification en cours dans le mouvement de classe. C'est cette cla­rification qui renforcera les rangs des révo­lutionnaires. Nous n'avons pas de raccourcis à offrir, il n'en n'existe point. Si quelqu'un a encore l'illusion qu'il est possible de tra­fiquer une quelconque coordination des comités de base en parti révolutionnaire, elle lui passera et vite;: du temps a déjà été perdu, et beaucoup trop.

BEYLE



[1] [56] Scission du trotskysme dans les années 50.

[2] [57] Pour une analyse de l'interprétation mar­xiste de la crise, voir la brochure : "La dé­cadence du capitalisme".

[3] [58] Nous ne voulons pas soutenir qu'il y a une descendance directe entre Socialisme ou Barbarie et Potere Operaio; ce qui est intéressant par contre, c'est de souligner que les positions que les militants et sympathisants de PO ont toujours comprises comme le produit de la reprise de la lutte de classe, ne sont que des versions ouvriéristes des vieilles positions dégénérescentes qui ont fleuri sur la défaite de la classe ouvrière. D'autre part, il faut rappeler que PO a été le seul groupe italien qui a exprimé, même si c'est de manière très confuse, cette reprise de la lutte ouvrière et que sa fin malheureuse ne doit pas faire oublier que les autres groupes, ont fini au parlement.

[4] [59] Les citations sont prises de la brochure " "Aile avanguardie per il Partito" élaborée par le secrétariat national^ de PO, en décembre 1970.

Géographique: 

  • Italie [60]

Courants politiques: 

  • Gauchisme [61]

Notes sur la gauche hollandaise, 1ere partie

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Dans cet article, nous voulons présenter quel­ques notes sur l'histoire de la Gauche Hollan­daise pour défendre le caractère marxiste de cette fraction de la Gauche Communiste qui s'est détachée de la Troisième Internationale en dégénérescence. Aujourd'hui, ce sont surtout les bordiguistes qui reprennent la vieille ac­cusation selon laquelle la Gauche Hollandaise faisait partie du courant anarchiste. Mais hélas, ce ne sont pas seulement eux qui, par ignorance ou par manque de textes traduits de la Gauche Hollandaise et d'une analyse de son développement d'un point de vue communiste, ac­cusent cette Gauche Communiste d'un"vie11 Idéa­lisme" antimarxiste ([1] [62]). Ce sont aussi les con­seil listes qui prétendent être la continuation de la Gauche Hollandaise, qui soutiennent im­plicitement cette falsification de la nature fondamentalement marxiste de "leur origine". Dans ce dernier cas, la falsification est plus subtile : d'abord, on falsifie le marxisme lui-même avec le but de lui donner un contenu anar­chiste et ensuite, on dénature habilement les textes de la Gauche Hollandaise en les tortu­rant pour les mettre en accord avec ce"marxis­me " reconstruit.

marx anarchiste?

Cajo Brendel, membre du groupe conseilliste hol­landais "Daad en Gedachte" et connu internatio­nalement comme théoricien du conseillisme et "spécialiste" de l'histoire de la Gauche Hollan­daise ([2] [63]), fait de grands efforts pour trouver des citations anarchistes chez Marx et En­gels. Pour prouver sa thèse selon laquelle "la révolution prolétarienne n'a pas un caractère politique mais un caractère social" ([3] [64]), il ci­te Engels qui dit : "La révolution sociale est tout à fait différente des révolutions po­litiques qu'on a vu jusqu'à présent" (souli­gné par nous). En ce qui concerne ce que Brendel appelle "la différence entre la révolution poli­tique   bourgeoise et la révolution sociale pro­létarienne ",il se réfère aux textes de Marx: "Gloses marginales critiques à l'article : "Le Roi de Prusse et la réforme sociale par un prus­sien"" ([4] [65]). Lorsque Cajo Brendel cite en fait des références, il est toujours intéressant de "se rendre compte de cette charlatanerie littéraire"   comme nous le dit Marx dans cet arti­cle.   

Que dit Marx exactement ?:

" Une révolution "sociale" à âme politique est (...) un non-sens complexe si le "Prussien" (ou notre légataire de la Gauche Hollandaise Cajo Brendel) comprend par révolution sociale une révolution "sociale" opposée à une révolution politique {...). Toute révolution dissout l'an­cienne société : en ce sens, elle est sociale. Toute révolution renverse l'ancien pouvoir: en ce sens, elle est politique (...).

La révolution en général,  -le renversement du pouvoir existant et la dissolution des anciens rapports- est un acte politique. Hais, sans ré­volution,  le socialisme ne peut se réaliser. Il a besoin de cet acte politique dans la mesu­re où il a besoin de destruction et de dissolu­tion. Mais là où commence son activité organisa­trice, et où émergent son but propre, son âme, ~le socialisme rejette son enveloppe politique." (souligné par Marx)

(Gloses marginales critiques â l'article : "Le Roi de Prusse et la Réforme sociale par un prussien". Edition Spartacus - n°33- Pages 89-90)

Paraphrasant Marx, nous conclurons sur la question en demandant si notre "hollandais" ne se sent pas l'obligation, vis à vis de son public de lecture, de s'abstenir provisoirement de toute journalistique historique sur le mar­xisme et la Gauche Hollandaise, et de commencer plutôt à réfléchir sur sa propre position anarchisante?

Heureusement, nous n'avons pas besoin d'écrire autant de pages pour démystifier les erreurs de notre "hollandais" comme Marx a dû le faire pour l'article du "Prussien". Toute sa vie, Marx, et les marxistes après lui, ont défendu le caractère politique de la révolution prolé­tarienne, non comme un but en sol ni pour re­parler des "révolutions politiques qu'on a vu jusqu'à présent", mais parce que : ([5] [66])

"Il s'ensuit également que toute classe qui aspire à la domination, même si sa domination détermine l'abolition de toute l'ancienne forme sociale et de la domination en général comme c'est le cas pour le prolétariat il s'ensuit donc que cette classe doit conquérir d'abord le pouvoir politique pour représenter à son tour son intérêt propre comme étant l'intérêt général, ce à quoi elle est contrainte dans les premiers temps".

Le programme de la révolution prolétarienne est bien défini dans la lutte Idéologique contre "les Idéologues allemands" et l'anarchisme (voir la conclusion de "Misère de la philosophie") en tant que programme politique. La tentative de Brendel de contribuer au marxisme avec des thè­ses anarchisantes, est tout bonnement ridicule.

La gauche hollandaise anarchiste?

Mais peut-être que la Gauche Hollandaise avait des positions anarchisantes ? C'est clair que certaines positions conseil listes comportent des éléments anarchisants. Mais cela n'est pas vrai pour la Gauche Hollandaise telle qu'elle a existé comme partie de la Gauche Communiste In­ternationale jusqu'après la seconde guerre mon­diale.

La Gauche Hollandaise s'est formée comme aile gauche de la jeune Social-Démocratie au Pays-Bas qui combattait fermement les restants d'anarchisme à la Domela Nieuwenhuis ([6] [67]). Soyons clairs: Domela Nieuwenhuis, bien qu'il eût quitté le marxisme pour défendre un anti-parlementa­risme idéaliste, n'a jamais quitté le camp de la classe ouvrière comme le montre sa position in­ternationaliste contre la première guerre mon­diale et pour la Révolution d'Octobre. Mais contrairement à Domela Nieuwenhuis, la Gauche Hollandaise a ba­sé son internationalisme prolétarien sur une analyse marxiste C'est pourquoi ses contributions sont encore aujourd'hui des acquis de la classe ouvrière pour le programme communiste du futur parti ouvrier mondial. Gorter, Pannekoek, Canne Meyer et tous les autres représentants de la Gauche Hollandai­se ne sont pas les élèves de Domela Nieuwen­huis comme quelqu'un qui ne connait pas l'his­toire du mouvement ouvrier au Pays-Bas, pourrait le croire. C'est une toute autre chose lorsqu'un membre de "Daad en Gedachte" qui vient de l'anarchisme, reproche à l'anarchiste hollandais Anton Constandse d'avoir trahi l'internationalisme dans la seconde guerre mondiale ([7] [68]). Pour les marxis­tes, un tel comportement n'est pas étonnant : on ne fait des reproches à l'anarchisme que si on a des illusions dessus.

Si on étudie les positions de Gorter et de Pannekoek dans la Social-Démocratie Hollandai­se, il est évident que contre la direction de Troelstra, ils défendaient le parlementarisme révolutionnaire dans la question agraire (1901) et dans la question du soutien à l'enseignement confessionnel (1902). Dans les grèves de masse de 1903, la Gauche reprochait à la direction de la Social-Démocratie d'avoir brisé la combativité et la volonté des ouvriers hollandais par son attitude hésitante. A cette époque, la Gauche Hollandaise ne s'est pas posé le faux choix en­tre anarchisme et réformisme, mais le posait de façon juste entre"réforme ou révolution". En 1909, Pannekoek déduit "le caractère hautement contradictoire du mouvement ouvrier moderne" à la fois "réformiste et révolutionnaire" du fait que le capitalisme dont le prolétariat est le produit est au même moment expansif et destruc­teur en accord avec les formulations du Manifes­te Communiste qui définit le capitalisme comme un système en expansion constante, développant de plus en plus les forces productives ([8] [69]). Pan­nekoek condamne clairement le réformisme qui "ruine la conscience de classe si péniblement acquise" et l'anarchisme qui rejette le lent et minutieux travail qu'il a fait naitre et n'est pas capable d'appli­quer un esprit révolutionnaire à la combativité. ([9] [70]) Ainsi l'antiparlementa­risme que la Gauche Hollandaise a défendu dans la période décadente du capitalisme après 1914, n'a rien à voir avec l'anti-parlementarisme de Domela Nieuwienhuis avant,qui ignorait complète­ment la phase ascendante dans laquelle se trou­vait à cette époque le capitalisme et les réfor­mes que la classe ouvrière pouvait encore obte­nir.

Ce n'est pas la Gauche Hollandaise qui déniait avant 1914 à la Social-Démocratie son caractère socialiste. C'est "Daad en Gedachte" groupe con­seil liste par excellence, qui défend cette posi­tion anarchisante dans sa brochure de rupture avec le "Spartacusbond" ("Was de sociaal démokra tie ooit socialistisch ?"Amsterdam 1965). Dans cette brochure, on cherche en vain une référen­ce à l'opposition de la Gauche dans la social-démocratie.

Quand en 1909, l'opposition de la Gauche dans le Parti n'a plus été possible parce qu'on exi­geait la suppression de son organe "Tribune", elle a quitté le SDAP (pour les abrévia­tions, voir table à la fin) et a fondé un parti marxiste appelé -et c'est caractéristique- le "sociaal-démokratische Partij". Le SDP a deman­dé par l'intermédiaire de Lénine au Bureau Socia­liste International d'être accepté dans la deux­ième Internationale et au Congrès de Copenhague en 1910, l'Internationale l'a accepté. C'est clair que le SDP n'était pas anarchiste. On peut même dire que le SPD défendait plus les positions de "centre" kautskyste contre le révisionnisme ouvert du SDAP, que les positions de Rosa Luxembourg contre Kautsky.

. Mais depuis le débat de 1910 sur la grève de masse dans la social-démo­cratie allemande, Herman Gorter défendait les mêmes positions que Karl Liebknecht, Franz Mehring, Karl Radek, Rosa Luxembourg et ... Anton Pannekoek qui était actif en Allemagne à cette époque.

P internationalisme prolétarien

Avant la première guerre mondiale Pannekoek à travers un engagement Intense dans les débats du Parti social-démocrate allemand, était le re­présentant le plus productif de la Gauche hol­landaise. Sa  polémique contre Kautsky est bien connue et a été reprise par Lénine dans "l'Etat et la Révolution". Pendant la première guerre mondiale, Gorter s'est aussi engagé dans le débat international avec sa brochure : "Het Im­périalisme, de Wereldoorlog en de sociaal-démo­cratie".

"Contre l'impérialism, contre la politique de tous les Etats : le nouveau Parti international. Contre les deux,  l'action de masse. Telle est la phase que nous vivons aujourd'hui. Le reflet de cette pensée, sa matérialisation en actes ce doit être la nouvelle Internationale".

Dès lors, l'Internationalisme prolétarien de­vient Taxe fondamental de la Gauche hollandai­se:

"Le changement le plus important, l'approfondis­sement et l'aggravation dans la relation entre capital et travail produite par l'impérialisme (pour la première fois dans l'histoire mondiale d'aujourd'hui), c'est que tout le prolétariat international y compris celui d'Asie, d'Afrique et des colonies peut s'opposer à la bourgeoisie mondiale. Et cette lutte, il est le seul à pou­voir la mener de façon unie".

A la fin de la première guerre mondiale, Gorter et Pannekoek prenaient la parole dans les débats Internationaux sur la tactique des jeunes partis communistes. Lorsque le SDP s'est appelé "Communistische Partij 1n Nederland"(novembre 1918), deuxième parti à prendre ce nom, Gorter était déjà en désaccord avec la direction Wijnkoop/Van Ravesteyn du parti à cause de sa défense de "l’Impérialisme démocratique" de l'Entente ([10] [71]), sa collaboration opportuniste avec les anarcho-syndicalistes ([11] [72]), et son hésitation par rapport à la préparation d'une nouvelle Internationale ([12] [73]). Bien que Gorter ait salué la révolution d'Octobre et le rôle joué par le Parti bolche­vik, il critiquait la politique de répartition des terres et du "droit des nations à disposer d'elles-mêmes". Toute la brochure de Gorter sur la révolution mondiale est une défense du caractè­re International de la révolution prolétarienne.

"La guerre n'a pu se produire et peut se pour­suivre que parce que le prolétariat mondial n'est pas uni. La révolution russe,  trahie par le pro­létariat européen et surtout d'Allemagne, est la preuve que toute révolution ne peut être qu'un échec si le prolétariat international ne se ré­volte pas comme un corps, comme une unité inter­nationale contre l'impérialisme mondial." (Gorter : "De Wereldrevolutie")

Gorter et Pannekoek étalent surtout engagés dans le mouvement communiste allemand. Lorsque l'op­position du KPD qui constituait la majorité du parti, a été expulsée selon "les pratiques les plus corrompues des messieurs de la vieille so­cial-démocratie" (Pannekoek), ils ont choisi le camp de l'opposition qui, en 1920, fondait le Kommunistische Arbelter Partel Deutschiands (KAPD).

En septembre 1921, on fondait un KAP hollandais.

Il se trouvait alors que la direction de la Troisième Internationale et du Parti bolchevik appuyaient la tactique de la direction Levi du KPD (S) et de Mijnkoop et Van Ravesteyn qui de venaient les disciples les plus fidèles de Mos­cou. La Gauche hollandaise au contraire, par son adhésion au programme prolétarien de la ré­volution mondiale, devenait l'une des représen­tantes de l'opposition "gauchiste" (selon Lé­nine) contre la direction du Komintern. Se basant sur l'analyse de la décadence du capitalis­me, les touches allemande et hollandaise propo­saient une politique révolutionnaire Internatio­nale contre les tactiques opportunistes du par­lementarisme, de frontisme, de syndicalisme préconisées par le Kominterm. Nous supposons que les positions de la Gauche communiste allemande et hollandaise sur le parlementarisme et le syn­dicalisme sont bien connues dans le milieu révo­lutionnaire International ([13] [74]) à travers les textes des années 20 réédités ces dernières an­nées. Dans la partie suivante, nous nous limite­rons donc à la question du parti pour souligner une caractéristique de la Gauche hollandaise, sa compréhension du matérialisme historique, les aspects forts et faibles de cette compréhension et la théorisation des points faibles par le con­seil Usine.

La question du PARTI

On dit souvent que la Gauche hollandaise était un courant anti-parti, anti-chefs, anti-politi­que. Contre le fétichisme des mots des conseillistes et contre l'apologie scolastique des bordiguistes sur le parti, il nous faut souligner que la Gauche hollandaise a défini le terme "parti" différemment selon les époques, et par ailleurs, que Gorter, Pannekoek et le GIC (groupe des communistes Internationalistes dans les an­nées 30) n'ont rien à voir avec Ruhle et sa po­sition anti-parti.

Dans le fond, la Gauche hollandaise n'est pas devenue le sujet de critiques, et même de ridiculisation et d'insultes de la part des meneurs de la troisième Internationale parce que Panne­koek et Gorter auraient changé de position sur le rôle des partis communistes mais parce que l'Internationale, elle, a changé de position avec son deuxième congrès et 1es "21 conditions" d'adhésion qui prescrivent aux communistes, en­tre autres, de militer à l'intérieur des syndi­cats et d'utiliser les élections et le parlement pour conquérir de larges masses. C'est une mani­festation des relents de la période passée, du réformisme, marquée par les chefs de l'Interna­tionale 2 1/2. A cette époque, l'IC et ses par­tis adhérents se transforment et d'instruments de propagande et d'agitation communistes qu'ils étaient, deviennent un corps fermement centrali­sé qui prétendait"diriger" les masses conquises vers la révolution, par des tactiques /opportunistes tes. La dissolution du Bureau d'Amsterdam a constitué un moment: Important de cette évolution. L'Internationale suivait l'exemple du Parti bolchevik non tel qu'il était lors de la révolution d'Octobre, mais tel qu'il était devenu à cette époque, un Parti d'Etat qui avait déjà commencé à subordonner les soviets. Pannekoek écrit :

"La référence à la Russie où le gouvernement com­muniste non seulement n'a pas reculé quand les grandes masses d'ouvriers s'en sont détournées démoralisés mais au contraire a fermement prati­qué la dictature et défendu la révolution de tou­tes ses forces,ne peut pas être appliqué ici. Là-bas, il ne s'agissait pas de conquérir le pou­voir y  la situation était déjà décidée,  la dicta­ture prolétarienne disposait déjà de toutes les modalités de pouvoir et ne pouvait pas s'en abs­tenir. Le vrai exemple russe, c'est avant novembre 1917 qu'on peut le trouver. A cette époque, le parti communiste n 'avait jamais dit ou penser qu'il faudrait prendre le pouvoir et que sa dic­tature serait la dictature des masses travailleu­ses. Il a déclaré maintes et maintes fois que les soviets, représentant les masses, prendraient le pouvoir; lui-fi&me devait définir le programme, lutter pour le programme et quand finalement la majorité des soviets reconnaitrait ce programme comme le sien, il prendrait le pouvoir alors. Les organes exécutifs des communistes,  le PC étaient naturellement le soutien puissant à qui revenait tout ce travail". (Pannekoek ; "Der Neue Blanquismus", 1920)

Face à la stagnation de la révolution mondia­le, Pannekoek et Gorter pensaient qu'on ne pou­vait pas abréger la voie qui mène à la victoire en agissant comme minorité révolutionnaire à la place de l'ensemble de la classe. La défai­te du pouvoir du capital dans les pays indus­triels, de sa domination idéologique sur la conscience du prolétariat pouvait seulement être précipitée par la propagande des buts et des moyens de la lutte prolétarienne dans la période de décadence, et non par l'utilisation opportuniste des formes de lutte de la période ascendante d'un côté, ni par le putschisme de 1'autre. Tel était aussi le contenu du programme du KAPD ([14] [75]). Ce souci de former une avant-gar­de du prolétariat basée sur des positions com­munistes claires, ayant pour tâche de défendre et de   diffuser activement ces positions dans la lutte, a toujours été celui de la Gauche Hol­landaise.

F.K.

Table des abréviations :

SDAP : Sociaal-Democratische Arbeiderspartj (Parti Ouvrier Social-Démocrate) hollan­dais;

SDP    : Sociaal-Democratische Partij (Parti Social-Démocrate) hollandais

KPD    : Kommunistische Partei Deutschlands (Parti Communiste d'Allemagne)

KAPD : Kommunistische Arbeiter Partei Deu­tschlands. (Parti communiste ouvrier d'Allemagne).

GIC    : Groep van Internationale communisten (Groupe des communistes internationaux).



[1] [76] Tract de "Programme Communiste"

[2] [77] Presque toutes les études sur la Gauche Hollandaise se basent en partie, directement ou indirectement sur des informations et des interprétations données par C. Brendel.

[3] [78] C.Brendel: "Revolutie en Contrarevolutie in Spanje", Baam 1977, Page 158.

[4] [79] Cet article écrit par Marx en 1844 est pa­ru dans le "Vorwarts ! " de Paris.

[5] [80] Marx : "L'Idéologie Allemande", Editions Sociales, page 50.

[6] [81] Sur Domela Nieuwenhuis, Bricianer écrit dans "Pannekoek et les Conseils Ouvriers" (EDI. Paris- Page 42) : "Le mouvement socialiste avait donc présenté en Hollande, du moins à ses débuts, un caractère plus "français", c'est à dire plus axé sur l’anarchisme que sur 1e marxisme. Son Inspirateur fut un homme de grand talent, Tex-pasteur Domela Nieuwenhuis. (il fut) élu député tout d'abord dans le seul dessein d'utiliser la tribune parlementaire pour la propagande du mouvement social-démocrate."

[7] [82] "Daad en Gedachte", Avril 1978, Page 10

[8] [83] Pannekoek. "Die taktlschen differenzen in der Arbeiterbewegung", Hambourg 1909. En Français : "Les divergences tactiques au sein du mouvement ouvrier" publié en partie dans "Pan­nekoek et les Conseils Ouvriers" par Bricianer. EDI. Paris. Page 51.

[9] [84] Ibidem.

[10] [85] Ibidem.

[11] [86] Comme le PCI aujourd'hui, Wijnkoop /Van Ravesleyn attaquaient seulement "leur" impérialisme propre, l'Impérialisme allemand auquel la bourgeoisie hollandaise dans sa majorité s'était ralliée. (Les Pays-Bas n'étalent pas directement impliqués dans la guerre mondiale).

[12] [87] Les ouvriers anarcho-syndicalistes étalent antiallemands et pacifiques, ce qui a amené le SDP à prendre des positions opportunistes par rapport à la violence prolétarienne.

[13] [88] La direction Wijnkoop/Van Ravesteyn préférait une attitude sectaire vis à vis de la conférence de K1enthaï.

[14] [89] Des textes du KAPD sont publiés en français dans le livre "La Gauche Allemande", La Vieille Taupe -Paris 1973.

 

 

Géographique: 

  • Hollande [90]

Conscience et organisation: 

  • La Gauche Germano-Hollandaise [91]

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [13]

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Liens
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