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Revue Internationale no 75 - 4e trimestre 1993

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Editorial : contre le chômage massif, ripostons par des luttes massives

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A l'automne 1992, les manifestations massives de la classe ouvrière en Italie avaient marqué le réveil des luttes ouvrières ([1] [1]). A l'automne 1993, les manifestations ouvrières en Allemagne ont confirmé la reprise des combats de classe face aux at­taques qui s'abattent sur le proléta­riat des pays les plus industrialisés.

Dans la Ruhr, au coeur de l'Allema­gne, plus de 80 000 travailleurs ont envahi les rues et barré des routes pour protester contre les annonces de licenciements dans les mines. Les 21 et 22 septembre, sans consi­gne syndicale (ce qui est significatif dans un pays réputé pour la « discipline » des « partenaires so­ciaux »), les mineurs de la région de Dortmund ont débrayé spontané­ment, entraînant avec eux, leurs familles, leurs enfants, des chô­meurs et des travailleurs d'autres secteurs, appelés à manifester leur solidarité.

Quel que soit le résultat des manifestations encore en cours ([2] [2]) au moment de boucler cette Revue In­ternationale, ce mouvement repré­sente, sur un aspect important, un bon exemple de comment la classe ouvrière peut engager la lutte : à l'agression massive des conditions de travail, il faut riposter massive­ment et unis.

La reprise de la lutte de classe

Aujourd'hui, plus que jamais, la seule force qui peut intervenir contre la catas­trophe économique, est la classe ouvrière. Elle est la seule classe sociale capable de briser les barrières nationa­les,   sectorielles   et   catégorielles   de « l'ordre capitaliste ». C'est la division du prolétariat, renforcée par le pourrissement actuel de la société, qu'entretiennent ces barrières,   qui   laisse  le champ libre aux mesures « sociales » tous azimuts prises dans tous les pays.

L'intérêt de la classe ouvrière, de tous ceux qui subissent partout la même ex­ploitation et les mêmes attaques de la part de l'Etat capitaliste, du gouverne­ment, des patrons, des partis et des syndicats, c'est l'unité la plus large pos­sible du plus grand nombre, dans l'ac­tion et la réflexion, pour trouver les moyens de s'organiser et dégager une direction au combat contre le capita­lisme.

Le fait qu'en Allemagne, après avoir été baladés l'an dernier pendant des mois dans des manoeuvres syndicales stériles, les ouvriers réagissent par eux-mêmes au matraquage qu'ils subissent, est un signe du réveil de la combativité du prolétariat international. Cet événe­ment, le plus significatif du moment, n'est pas isolé. En même temps ont eu lieu d'autres manifestations en Allema­gne, entre autres : 70 000 ouvriers con­tre le plan de chômage chez Mercedes, plusieurs dizaines de milliers à Duisburg contre 10 000 licenciements dans la métallurgie. Dans plusieurs pays, le nombre des grèves augmente, mouve­ments que les syndicats et leurs alliés canalisent, mais qui montrent que l'heure n'est plus à la passivité. Il faut s'attendre à une lente et longue série de manifestations ouvrières, d'accrochages entre le prolétariat et bourgeoisie, inter­nationalement.

La reprise internationale de la lutte de classe dans les conditions d'aujourd'hui n'est pas facile. De nombreux facteurs contribuent à freiner et entraver le dé­ploiement de la combativité et de la conscience du prolétariat :

-La décomposition sociale, qui cor­rompt les relations entre les membres de la société et sape les réflexes de so­lidarité, qui pousse au « chacun pour soi » et au désespoir, engendre un sentiment d'impuissance à constituer un être collectif, à s'assumer comme une classe aux intérêts communs face au capitalisme.

-L'avalanche du chômage massif, qui frappe à la cadence de 10 000 licen­ciements par jour, pour la seule Eu­rope de l'ouest, et qui va s'amplifier, est, dans un premier temps, ressentie comme un coup de massue paralysant les travailleurs.

- Les manoeuvres multiples et systéma­tiques des syndicats, du syndicalisme officiel et du syndicalisme « de base », qui enferment la classe ouvrière dans le corporatisme et les divisions, per­mettent de contenir et d'encadrer le mécontentement dans des impasses. Les thèmes de propagande de la bour­geoisie, celui, classique, de ses frac­tions de gauche qui prétendent défen­dre les « intérêts ouvriers », celui des campagnes idéologiques répétées de­puis la chute du « mur de Berlin » sur la « mort du communisme » et la « fin de la lutte de classe », entretiennent la confusion sur les possibilités réelles de lutter, en tant que classe ouvrière. Ils renforcent parmi les travailleurs, les doutes sur l'existence d'une perspective de leur émancipation par la destruction du capitalisme.

Ces obstacles, c'est dans le développe­ment même des luttes que le prolétariat va les affronter. Le capitalisme va dévoiler de plus en plus la faillite générale et irréversible de son système. La bru­tale accélération de la crise, en décuplant soudain ses conséquences désas­treuses contre la classe ouvrière, fait certes en partie l'effet d'un « k.o », mais elle constitue aussi un terrain favorable à une mobilisation sur le terrain de classe, autour de la défense des intérêts fondamentaux du prolétariat. Et cela, avec l'intervention active des organisa­tions révolutionnaires partie prenante de la lutte de classe qui défendent la pers­pective communiste, va contribuer à ce que la classe ouvrière trouve les moyens d'organiser et d'orienter cet affronte­ment dans le sens de ses intérêts, et par­tant, dans les sens des intérêts de toute l'humanité.

La fin des « miracles »

Depuis longtemps, personne n'ose plus parler de « miracle économique » dans le « tiers-monde ». La misère s'y généralise irrémédiablement. Le continent africain est désormais pratiquement laissé à l'abandon dans sa quasi-totalité. La vie humaine vaut moins que celle d'un animal dans la plupart des régions d'Asie. D'année en année, les famines s'amplifient, touchant des dizaines de millions de personnes. En Amérique la­tine, les épidémies font des ravages là où elles avaient complètement disparu.

Dans les pays de l'ex-bloc de l'Est, la prospérité et le bien-être, promis au len­demain de l'effondrement du bloc, ne sont pas au rendez-vous. La perfusion de « capitalisme libéral » injectée au stalinisme agonisant ne fait qu'ajouter à la faillite économique de cette forme extrême d'étatisation purement capitaliste, qui s'est cachée pendant soixante ans derrière le mensonge du « socialisme » ou du «communisme». Là aussi, la pauvreté augmente de façon vertigi­neuse et les conditions de vie sont de plus en plus catastrophiques pour l'im­mense majorité de la population.

Dans les pays «développés», c'en est également fini des « miracles économi­ques ». La déferlante du chômage et des attaques des conditions d'existence de la classe ouvrière sur tous les fronts ra­mène brutalement au premier plan la crise économique. La propagande du «capitalisme triomphant» sur la « faillite du communisme » ne cesse de marteler qu'il n'y a « rien de mieux que le capitalisme». La crise économique montre surtout de plus en plus à tous que le pire est devant nous dans le capi­talisme.

Les attaques massives contre la classe ouvrière

La crise met à nu les contradictions fondamentales d'un capitalisme non seulement incapable d'assurer la survie de la société, mais encore qui détruit les forces productives, au premier rang des­quelles, le prolétariat.

Il restait encore aux défenseurs du mode de production capitaliste, qui domine la planète et porte la responsabilité de la sauvagerie infligée aux milliards d'êtres humains plongés dans le plus total dé­nuement, l'entretien de l'illusion d'un fonctionnement « normal » dans les pays les plus développés. La classe do­minante, dans les pays capitalistes du «premier monde», dans les Etats «démocratiques», voulait donner l'im­pression d'un système permettant d'as­surer à chacun des moyens de subsis­tance, un travail et des conditions de vie décentes. Et, même si l'augmentation, depuis plusieurs années d'une « nouvelle pauvreté» commençait sérieusement à faire pâlir ce rutilant tableau, la propa­gande pouvait encore s'en sortir, en pré­sentant le phénomène comme le « prix à payer » pour la « modernisation ».

Mais aujourd'hui la crise redouble d'in­tensité et les Etats « démocratiques », pris à la gorge, doivent tomber le mas­que. Loin d'offrir une perspective, même lointaine, de prospérité et de paix comme il le prétend, le capitalisme la­mine les conditions d'existence de la classe ouvrière et fomente la guerre ([3] [3]). Si les travailleurs des grandes concen­trations industrielles d'Europe de l'ouest, d'Amérique du nord et du Japon, ont encore des illusions sur les « privilèges » qu'on leur agite à la face pour les faire tenir tranquille, ils vont tomber de haut avec ce qui s'abat sur eux.

Le mensonge de la « restructuration » de l'économie, qui a servi de justifica­tion aux précédentes vagues de licen­ciements dans les secteurs «traditionnels» de l'industrie et dès services, est en train d'en prendre un coup. C'est dans les secteurs de l'indus­trie déjà « modernisés », comme l'auto­mobile ou l'aéronautique, dans les sec­teurs « de pointe » comme l'électronique et l'informatique, dans les services les plus « profitables » de la banque et de l'assurance, dans le secteur public déjà largement « dégraissé » au cours des années 1980, dans la poste, la santé et l'éducation, que tombent de multiples plans de réduction des effectifs, de mise en chômage partiel ou total, qui tou­chent des centaines de milliers de tra­vailleurs.

Quelques annonces de licenciements en Europe, au cours de trois semaines de septembre 1993 ([4] [4])

Allemagne                    Dalmler/Benz               43900

................. ................. Basf/Hoechst/Bayer     25000

................................... Ruhrkohle                    12000

................................... Veba..                         10000

France........................ Bull...... .........              6500

................................... Thomson-CSF              4174

................................... Peugeot           ...         4023

................................... Air France                   4000

................................... GIAT.. .....                   2300

................................... Aérospatiale                 2250

................................... Snecma.                         775

Royaume-Uni.... ......... British Gas                   20000

................................... Inland Revenue             5000

................................... Rolls Royce                  3100

................................... Prudential                     2000

................................... T&N.....                        500

Espagne...................... SEAT...                        4000

Europe........................ GM/Opel/Vauxhall        7830

................................... Du Pont..........             3000

Au total, plus de ....................                       150000

Sources : Financial Times, Courrier international.

Aucun secteur n'échappe aux «exigences» de la crise économique générale de l'économie mondiale. L'obligation pour chaque unité capita­liste encore en activité, de « réduire les coûts » pour se maintenir dans la con­currence, se manifeste à tous les ni­veaux, de la plus petite entreprise à la plus grande, jusqu'à l'Etat en charge de la défense de la « compétitivité » du capital national. Dans les pays les plus « riches », eux aussi entraînés dans la récession, le chômage augmente au­jourd'hui de façon vertigineuse. Il n'existe plus aucun îlot de santé éco­nomique dans le monde capitaliste. C'est la fin du « modèle allemand », ce sont partout des «plans» et autres « pactes » sociaux, des « thérapies de choc ». Et le « choc », il est d'abord pour les travailleurs.

En moyenne, pratiquement un tra­vailleur sur cinq est déjà au chômage dans les pays industrialisés. Et un chô­meur sur cinq l'est depuis plus d'un an, avec de moins en moins de possibilités de retrouver un emploi. L'exclusion to­tale de tout moyen normal de subsis­tance devient un phénomène de masse : c'est en millions qu'on compte désor­mais ceux qu'on appelle les « nouveaux pauvres » et « sans domicile fixe », ré­duits aux pires privations dans les gran­des villes.

Le chômage massif qui se développe aujourd'hui ne constitue pas un réservoir de main d'oeuvre pour une future reprise de l'économie. Il n'y aura pas de reprise permettant au capitalisme d'intégrer ou de réintégrer à la production la masse grandissante de dizaines de millions de sans-travail dans les pays « développés ». C'est même le minimum vital nécessaire à leur subsistance qui va être remis en cause. La masse des chô­meurs aujourd'hui n'est plus 1'« armée de réserve» du capitalisme, comme c'était le cas lorsque Marx l'avait définie au 19e siècle. Elle vient grossir la masse de tous ceux qui sont déjà complètement exclus de tout accès à des conditions d'existence normales, comme dans les pays du « tiers-monde » ou de l'ex-bloc de l'Est. Elle est concrètement la mani­festation de la tendance à la paupérisa­tion absolue que provoque la faillite dé­finitive du mode de production capita­liste.

Pour ceux qui ont encore du travail, les augmentations de salaires sont ridicules et rognées par l'inflation, quand elles ne sont pas complètement bloquées. Pire, les diminutions brutes sont de plus en plus fréquentes. A cette attaque directe du montant des salaires s'ajoutent les augmentations des cotisations, taxes et impôts, celles des frais de logement, de transport, de santé et d'éducation. Qui plus est, une partie croissante du revenu des familles doit, de plus en plus sou­vent, être consacrée à l'entretien d'en­fants ou de parents sans travail. Quant aux diverses allocations, de retraite, de maladie, de chômage, de formation, el­les sont aussi révisées en baisse partout, quand ce n'est pas purement et simple­ment leur suppression qui est envisagée.

Tout cela, la classe ouvrière doit le combattre énergiquement. Les sacrifices réclamés aux ouvriers aujourd'hui, par chaque Etat, au nom de la solidarité « nationale », ne feront qu'amener d'au­tres sacrifices demain, car il n'existe pas de « sortie de la crise » dans le cadre du capitalisme.

La crise est irréversible, la lutte déclasse indispensable

Même ceux qui font profession de dé­fendre le mensonge de la santé écono­mique du capitalisme font grise mine. Lorsque les statistiques de la croissance montrent de tout petits signes positifs, ils n'osent même plus parler de « reprise de l'économie ». Tout au plus parlent-ils d'une « pause » dans la récession, pre­nant bien soin de préciser que « si une reprise doit intervenir, elle risque d'être très faible et très lente... » ([5] [5]). Ce lan­gage prudent montre combien la classe dominante est encore plus démunie au­jourd'hui, que face aux précédentes ré­cessions depuis vingt-cinq ans.

Personne n'ose plus prévoir le « bout du tunnel ». Ceux qui ne voient pas le ca­ractère irréversible de la crise et croient en l'immortalité du mode de production capitaliste ne peuvent que répéter à la manière d'une incantation : « il y aura nécessairement une reprise économique, puisqu'il y a toujours eu reprise après la crise ». Cette formule, qui s'apparente à l'adage du paysan qui attend « après la pluie, le beau temps », en dit long sur l'absence totale de maîtrise de la classe capitaliste des propres lois de son éco­nomie.

Dernier exemple en date : l'effritement du Système monétaire européen tout au long de l'année 1993 puis son effondre­ment au cours de l'été ([6] [6]). Avec l'im­possibilité pour les Etats d'Europe de l'ouest de se doter d'une monnaie uni­que, c'est un brutal coup d'arrêt qui est donné à la construction d'une «unité européenne » qui devait, selon les dires de ses défenseurs, être un exemple de la capacité du capitalisme à instaurer une coopération économique, politique et sociale. Derrière les turbulences moné­taires de l'été, ce sont tout simplement les lois incontournables de l'exploitation et de la concurrence capitalistes qui sont venues une fois encore remettre les pen­dules à l'heure :

- il est impossible pour le système capi­taliste de constituer un ensemble har­monieux et prospère, à quelque niveau que ce soit ;

- la classe qui tire son profit de l'exploi­tation de la force de travail, est con­damnée à être divisée par la concur­rence.

En même temps qu'à l'intérieur de cha­que nation les bourgeoisies fourbissent leurs armes contre la classe ouvrière, au plan international, les querelles et les heurts se multiplient. « L'entente entre les peuples », dont le modèle devait être celle entre grands pays capitalistes, cède le pas à une guerre économique sans merci, aveu d'un « chacun pour soi » débridé, qui est la tendance de fond du capitalisme actuel. Le marché mondial est depuis longtemps saturé. Il est devenu trop étroit pour permettre le fonc­tionnement normal de l'accumulation du capital, l'élargissement de la production et de la consommation nécessaire à la réalisation du profit, moteur de ce sys­tème.

Mais à la différence des dirigeants d'une simple entreprise capitaliste qui, lorsqu'il y a faillite, mettent la clé sous la porte, procèdent à une liquidation et vont chercher ailleurs la manne qui leur a fait défaut, la classe capitaliste dans son ensemble ne peut pas prononcer sa propre faillite et procéder à la liquida­tion du mode de production capitaliste. Ce serait prononcer sa propre dispari­tion, ce qu'aucune classe exploiteuse n'est en mesure de faire. La classe do­minante ne va pas se retirer de la scène sociale sur la pointe des pieds en disant «j'ai fait mon temps». Elle défendra bec et ongles et jusqu'au bout ses inté­rêts et ses privilèges.

C'est à la classe ouvrière que revient la tâche de détruire le capitalisme. De par sa place dans les rapports de production capitaliste, elle seule est capable d'en­rayer la machine infernale du capita­lisme décadent. Ne disposant d'aucun pouvoir économique dans la société, sans intérêt particulier à défendre, classe qui, collectivement, n'a que sa force de travail à vendre au capitalisme, la classe ouvrière est la seule force por­teuse d'une perspective de nouveaux rapports sociaux débarrassés de la divi­sion en classes, de la pénurie, de la mi­sère, des guerres et des frontières.

Cette perspective, qui est celle d'une ré­volution communiste internationale, doit commencer par une réponse mas­sive aux attaques massives du capita­lisme, premiers pas d'un combat histori­que contre la destruction systématique des forces productives, aujourd'hui à l'oeuvre à l'échelle de la planète, et qui vient de s'accélérer brutalement dans les pays développés.

OF, 23/9/93.

 

 



[1] [7] Voir les Revue Internationale n° 72, « Un tour­ nant », et n° 73, « Le réveil de la combativité ou­vrière », 1er et 2e trimestre 1993.

[2] [8] Le gain immédiat que vont pouvoir en tirer les travailleurs risque d'être mince avec la rapide reprise en mains par les syndicats, et des ouvriers ne sa­ chant pas trop comment poursuivre leur initiative de départ.

[3] [9] Voir « Derrière les accords de paix, toujours la guerre impérialiste » dans ce numéro.

[4] [10] Repris de « Annonces de suppressions d'emplois en Europe au cours des trois dernières semaines », Courrier International, 23-29 septembre 1993.

[5] [11] Libération du 18 septembre 1993

[6] [12] Voir « Une économie rongée par la décomposi­tion » dans ce numéro.

Récent et en cours: 

  • Crise économique [13]
  • Luttes de classe [14]

Balkans, Moyen-Orient : derrière les accords de paix, toujours la guerre impérialiste

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Poignée de main historique, et généreusement médiatisée, entre Yasser Arafat, président de l'OLP, et Yitzhak Rabin, premier ministre israélien. Après 45 ans de guerres entre Israël et ses voisins arabes, et notamment palestiniens, c'est un événement considérable auquel Clinton, l'orga­nisateur de la cérémonie, a voulu donner valeur de symbole : la seule paix possible est la « Pax americana ». Il faut dire que le président américain avait bien besoin d'un tel succès après toutes les déconve­nues enregistrées depuis son arri­vée. Et la kermesse qu'il a organisée dans sa propre maison (blanche) ne visait pas seulement à redresser une popularité en chute libre aux Etats-Unis mômes. Le message délivré le 13 septembre par les fastes de Washington s'adressait au monde entier. Il s'agissait d'affirmer bien fort à tous les pays que les Etats-Unis restent bien le « gendarme du monde » seul capable de garantir la stabilité de la planète. Une telle action d'éclat était d'autant plus néces­saire que depuis l'annonce par Bush, en 1989, de l'ouverture d'un « nouvel ordre mondial » sous l'égide de l'im­périalisme américain, la situation n'a fait que s'aggraver partout et dans tous les domaines. A la place des bienfaits auxquels la fin de « l'Empire du Mal » devait ouvrir la porte : prospérité, paix, ordre, droit des peuples et des personnes, nous avons eu toujours plus de convul­sions économiques, de famines, de guerres, de chaos, de massacres, de tortures, de barbarie. Au lieu d'une affirmation accrue de l'autorité de la «première démocratie du monde» comme garant de l'ordre planétaire, nous avons assisté à une perte accélérée de cette autorité, à une contestation croissante de celle-ci de la part de pays de plus en plus nombreux, y compris parmi les alliés les plus proche. Avec l'image des effusions entre les vieux ennemis «r héréditaires » du Moyen-Orient sous la bénédiction paternelle du président américain (qu'il puisse être leur fils ne fait que renforcer l'impact du tableau), ce dernier prétend inaugurer un nouveau « nouvel ordre mondial » (puisque celui de Bush est parti aux poubelles de l'histoire). Mais rien n'y fera, pas plus les gestes symboliques que les discours ampoulés, pas plus les cérémonies fastueuses que les caméras de télévision : comme toujours dans le capitalisme décadent, les discours et les accords de paix ne font que pré­parer de nouvelles guerres et encore plus de barbarie.

Les accords de Washington du 13 sep­tembre 1993 ont éclipsé de leur éclat un autre « processus de paix » qui s'est ouvert durant l'été : les négociations de Genève sur l'avenir de la Bosnie. En réalité, ces négociations, leur contexte diplomatique, de même que les gesticu­lations militaires qui les ont entourées, constituent une des clés des enjeu En même temps qu'à l'intérieur de cha­que nation les bourgeoisies fourbissent leurs armes contre la classe ouvrière, au plan international, les querelles et les heurts se multiplient. «L'entente entre les peuples », dont le modèle devait être celle entre grands pays capitalistes, cède le pas à une guerre économique sans merci, aveu d'un « chacun pour soi » débridé, qui est la tendance de fond du capitalisme actuel. Le marché mondial est depuis longtemps saturé. Il est devenu trop étroit pour permettre le fonction­nement normal de l'accumulation du capital, l'élargissement de la production et de la consommation nécessaire à la réalisation du profit, moteur de ce sys­tème.

Mais à la différence des dirigeants d'une simple entreprise capitaliste qui, lorsqu'il y a faillite, mettent la clé sous la porte, procèdent à une liquidation et vont chercher ailleurs la manne qui leur a fait défaut, la classe capitaliste dans son ensemble ne peut pas prononcer sa propre faillite et procéder à la liquida­tion du mode de production capitaliste. Ce serait prononcer sa propre dispari­tion, ce qu'aucune classe exploiteuse n'est en mesure de faire. La classe do­minante ne va pas se retirer de la scène sociale sur la pointe des pieds en disant « j'ai fait mon temps ». Elle défend bec et ongles et jusqu'à la dernière énergie ses intérêts et ses privilèges.

C'est à la classe ouvrière que revient la tâche de détruire le capitalisme. De par sa place dans les rapports de production capitaliste, elle est la seule force capable d'enrayer la machine infernale du capi­talisme décadent. Ne disposant d'aucun pouvoir économique dans la société, sans intérêt particulier à défendre, classe qui, collectivement, n'a que sa force de travail à vendre au capitalisme.

Ex-Yougoslavie : l'échec de la puissance américaine

A l'heure où ces lignes sont écrites, il n'y a pas eu d'accord définitif entre les trois parties (Serbes, Croates et Musulmans) qui s'affrontent autour des dé­pouilles de feu la République de Bosnie-Herzégovine. Le plan de partage de ce pays remis le 20 août aux participants est encore en discussion sur les détails du tracé des nouvelles frontières. Cependant, les véritables enjeux de ces né­gociations, de même que de la guerre qui continue de ravager une partie de l'ex-Yougoslavie, apparaissent claire­ment aux yeux de ceux qui refusent de se laisser manipuler par les campagnes d'intoxication des différents camps et des différentes puissances.

En premier lieu, il est évident que la guerre dans l'ex-Yougoslavie n'est pas seulement une affaire interne avec pour cause unique les déchirements entre dif­férentes ethnies. Depuis longtemps, les Balkans sont devenus un terrain d'affrontements privilégié entre puissances impérialistes. Et le nom de Sarajevo lui-même n'a pas attendu les années 1992-93 pour devenir tristement célèbre : ce nom est associé, depuis près de 80 ans aux  origines  de  la  première  guerre mondiale. Cette fois encore, dès le début de l'éclatement de la Yougoslavie, en 1991, les grandes puissances sont apparues comme des acteurs de premier plan de la tragédie endurée par les populations de cette région. D'entrée de jeu, le ferme soutien de l'Allemagne à l'indépendance de la Slovénie et de la Croatie a contribué à mettre de l'huile sur le feu des affrontements, de même d'ailleurs que le soutien à la Serbie des autres puissances telles la France, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et la Russie. Sans revenir sur les analyses amplement développées dans cette même Revue, il importe de mettre en relief l'antagonisme entre les intérêts de la première puissance européenne, qui voyait dans une Slovénie et une Croatie indépendantes et alliées le moyen de s'ouvrir une porte vers la Méditerranée, et les intérêts des autres puissances, qui sont totalement opposées à un tel déploiement de l'impérialisme allemand.

Par la suite, lorsque la Bosnie elle-même a revendiqué son indépendance, la puissance américaine s'est empressée de lui apporter son soutien : ce changement d'attitude par rapport à celle adoptée envers la Slovénie et la Croatie était significatif de la stratégie de l'impérialisme US : ne pouvant faire de la Serbie un allié fiable dans la zone des Balkans, dans la mesure où ce pays avait déjà des attaches anciennes et solides avec des pays comme la Russie ([1] [15]) et la France, cet impérialisme visait à faire de la Bosnie son point d'appui dans la région, notamment sur les arrières d'une Croatie pro-allemande. Le ferme soutien à la Bosnie a été un des thèmes de la campagne du candidat Clinton. Le même,  devenu président, a commencé avec la même politique : « Tout le poids de la diplomatie américaine doit être engagé » derrière cet objectif avait-il déclaré en février 1993. En mai, Warren Christopher, secrétaire d'Etat, propose aux  européens deux mesures pour stopper l'avance serbe en Bosnie-Herzégovine : levée de l'embargo sur les armes pour ce dernier pays et utilisation de frappes aériennes contre les positions serbes. Les Etats-Unis proposent comme « solution » du conflit des Balkans le moyen par lequel ils avaient « résolu » la crise du Golfe : le gros bâton, et no­tamment l'utilisation de la puissance de feu aérienne qui a le grand avantage de mettre en évidence leur énorme supé­riorité militaire. La France et la Grande-Bretagne, c'est-à-dire les deux pays les plus engagés sur le terrain dans le cadre de la FORPRONU, refusent catégori­quement. A la fin du même mois, l'ac­cord de Washington entre les Etats-Unis et les pays européens, avalise, malgré les déclarations triomphalistes de Clin­ton, la position de ces derniers sur la Bosnie : ne pas riposter à l'offensive serbe visant à démembrer ce pays, limi­ter l'intervention des forces de l'ONU ou, éventuellement, de l'OTAN à des objectifs uniquement « humanitaires ».

Ainsi, il devenait clair que la première puissance mondiale changeait son fusil d'épaule et abandonnait la carte jouée depuis l'année précédente avec force campagnes médiatiques sur la défense des « droits de l'homme » et la dénon­ciation de la « purification ethnique ». C'était la reconnaissance d'un échec dont les Etats-Unis faisaient porter (non sans raison) la responsabilité aux pays européens. Ce constat d'impuissance était encore réitéré le 21 juillet par W. Christopher qui déclarait : « Les Etats-Unis font tout ce qu'ils peuvent, compte tenu de leurs intérêts natio­naux. » après avoir qualifié de « tragi­que, tragique » la situation à Sarajevo.

Cependant, dix jours plus tard, alors qu'avait débuté la conférence de Genève sur la Bosnie, la diplomatie américaine reprend brusquement son gros bâton ; ses différents responsables martèlent à nouveau, et avec encore plus de force qu'en mai, le thème des frappes aérien­nes contre les Serbes : « Nous pensons que la moment de l'action est venu (...) le seul espoir réaliste de parvenir à un règlement politique raisonnable est de mettre la puissance aérienne [celle de l'OTAN] au service de la diplomatie » (Christopher dans une lettre à Boutros-Ghali du 1er août). «Les Etats-Unis n'allaient pas rester à regarder sans rien faire alors que Sarajevo est mise à genoux » (le même au Caire, le jour suivant). En même temps, les 2 et 9 août, sont convoquées à l'initiative des Etats-Unis deux réunions du Conseil de l'OTAN. Cette puissance demande à ses «alliés» d'autoriser et de mettre en oeuvre ces frappes aériennes. Après de nombreuses heures de résistance, menée principalement par la France (avec l'ac­cord de la Grande-Bretagne), le principe de telles frappes est accepté à la condi­tion (dont ne voulaient pas au départ les américains)... que la demande en soit faite par le Secrétaire général de l'ONU, lequel s'est toujours opposé au principe des frappes aériennes. La nouvelle of­fensive américaine a tourné court.

Sur le terrain, les forces serbes desser­rent leur pression sur Sarajevo et cèdent à la FORPRONU les hauteurs stratégiques surplombant la ville qu'ils avaient prises aux Musulmans quelques jours auparavant. Mais si les Etats-Unis attri­buent ce recul serbe à la décision de l'OTAN, le général Belge commandant la FORPRONU en Bosnie y voit « un exemple de ce qu'on peut accomplir par la négociation » alors que son adjoint, le général britannique Hayes, déclare : « A quoi le président Clinton veut-il en venir ? [...] la force aérienne ne mettra pas en échec les Serbes ». C'est un véri­table affront à la puissance américaine et un sabotage en règle de sa diplomatie. Et le pire pour les Etats-Unis c'est que ce sabotage est cautionné, sinon encou­ragé, par la Grande-Bretagne, c'est-à-dire par leur plus fidèle allié.

Cela dit, il est fort peu probable que les Etats-Unis aient sérieusement envisagé, en dépit de leurs discours tonitruants, de faire donner la force aérienne contre les Serbes au cours de l'été. De toutes fa­çons, les jeux étaient faits : la perspective d'une Bosnie unitaire et pluriethnique, telle qu'elle avait été défendue tant par la diplomatie américaine que par les Musulmans, était définitivement passée à la trappe dès lors que le territoire de la république bosniaque était pour la plus grande partie entre les mains des mili­ces serbes et croates, les musulmans n'en conservant qu'un cinquième alors qu'ils représentaient près de la moitié de la population avant la guerre.

En réalité, l'objectif des gesticulations des Etats-Unis au cours de l'été était déjà bien loin de celui que s'était donné la diplomatie de ce pays à l'origine du conflit. Il s'agissait uniquement pour elle de s'éviter l'humiliation suprême, la chute de Sarajevo, et surtout de s'inviter dans une pièce dont le scénario lui avait échappé depuis longtemps. Alors que le dernier acte de la tragédie bosniaque est en train de se jouer à Genève, il importait que la puissance américaine y fasse une apparition comme « guest star », même à titre de mouche du co­che, puisque le premier rôle lui avait été interdit depuis longtemps. Et finale­ment, sa contribution à l'épilogue aura consisté à « convaincre » ses protégés Musulmans, moyennant quelques me­naces contre les Serbes, d'accepter leur capitulation le plus vite possible car plus la guerre se prolonge en Bosnie, plus elle met en évidence l'impuissance de la première puissance mondiale.

Le caractère piteux et velléitaire de la prestation du géant américain face au conflit en Bosnie apparaît encore plus crûment si on la compare à sa « gestion » de la crise et de la guerre du Golfe en 1990-91. Lors de cette der­nière, il avait tenu intégralement ses promesses auprès de ses protégés, l'Arabie Saoudite et le Koweït. Cette fois-ci, il n'a rien pu faire pour son pro­tégé bosniaque : sa contribution à la « solution » du conflit s'est résumée à lui forcer la main pour lui faire accepter l'inacceptable. Dans le contexte de la crise du Golfe, cela aurait consisté, après plusieurs mois de gesticulations, à faire pression sur les autorités du Ko­weït pour qu'elles consentent à céder à Saddam Hussein la plus grande partie de leur territoire ! Mais il est un élé­ment peut être encore plus grave : alors qu'en 1990-91, les Etats-Unis avaient réussi à entraîner dans leur aventure la totalité des pays occidentaux (même si certains, comme la France ou l'Allema­gne, traînaient leurs guêtres), ils se sont heurtés, en Bosnie, à l'hostilité de ces mêmes pays, y compris à celle de la fi­dèle Albion.

La faillite patente de la diplomatie américaine dans le conflit en Bosnie constitue un coup sévère à l'autorité d'une puissance qui prétend jouer le rôle de « gendarme du monde ». Quel con­fiance pourront avoir à l'égard d'une telle puissance les pays qu'elle est sen­sée « protéger » ? Quelle crainte peut-elle inspirer à ceux qui songent à la narguer ? C'est justement en tant que moyen de restaurer cette autorité que l'accord de Washington du 13 septembre prend toute sa signification.

Moyen-Orient : l'accord de paix ne met pas fin à la guerre

S'il fallait une seule preuve du cynisme dont est capable la bourgeoisie, l'évolu­tion récente de la situation au Moyen-Orient suffirait amplement. Aujour­d'hui, les médias nous invitent à verser une larme d'émotion devant la poignée de main historique de la Maison Blan­che. Elles se gardent bien de nous rap­peler comment elle a été préparée, il y a moins de deux mois.

Fin juillet 1993 : l'Etat d'Israël déchaîne un enfer de feu et de fer sur des dizaines de villages du Liban. C'est l'action mili­taire la plus importante et meurtrière depuis l'opération « Paix en Galilée » de 1982. Des centaines de morts, surtout des civils, sinon des milliers Près d'un demi million de réfugiés sur les routes. Et c'est très officiellement que cette belle « Démocratie », dirigée de surcroît par un gouvernement « socialiste », a justifié en ces termes son action : terro­riser les populations civiles du Liban afin qu'elles fassent pression auprès du gouvernement pour que ce dernier brise le Hezbollah. Une nouvelle fois, les po­pulations civiles sont les otages des me­nées impérialistes. Mais le cynisme bourgeois ne s'arrête pas là. En réalité, au delà de la question du Hezbollah, le­quel, dès la fin des hostilités, a repris ses actions militaires contre les troupes israéliennes occupant le Sud Liban, l'of­fensive militaire israélienne n'était pas autre chose que la préparation de la tou­chante cérémonie de Washington, une préparation mise en oeuvre autant par l'Etat d'Israël que par son grand proxé­nète, les Etats-Unis.

Du côté d'Israël, il importait que les né­gociations de paix et les propositions que cet Etat s'apprêtait à faire à l'OLP n'apparaissent pas comme un signe de faiblesse de sa part. Les bombes et les obus qui ont détruit les villages du Li­ban étaient porteurs d'un message des­tiné aux différents Etats arabes : « inutile de compter sur notre faiblesse, nous ne céderons que ce qui nous arran­gera». Le message s'adressait notam­ment à la Syrie (dont l'autorisation est nécessaire aux activités du Hezbollah) et qui, depuis des décennies, rêve de récu­pérer le Golan annexé par Israël à la suite de la guerre de 1967.

Du côté des Etats-Unis, il s'agissait, à travers les exploits militaires de son affidé, de signifier que cette puissance restait bien la patronne du Moyen-Orient malgré les difficultés qu'elle pouvait connaître par ailleurs. Le message s'adressait aux Etats arabes qui pour­raient être tentés de jouer une autre par­tition que celle qu'ils ont reçue de Washington. Par exemple, il était bon d'avertir la Jordanie qu'il ne faudrait pas qu'elle recommence à faire des infidélités comme au moment de la guerre du Golfe. Et surtout, il fallait rappeler à la Syrie qu'elle devait sa mainmise sur le Liban à la « bonté » américaine, suite à la guerre du Golfe, et à ce dernier Etat que ses attaches historiques avec la France étaient bien de l'histoire an­cienne. Le message s'adressait aussi à l'Iran, parrain du Hezbollah, et qui tente aujourd'hui une ouverture diplomatique en direction de la France et de l'Alle­magne. En conséquence, la mise en garde des Etats-Unis s'adressait à toutes les puissances qui pourraient songer à braconner dans sa chasse gardée du Moyen-Orient.

Enfin, il fallait montrer au monde entier que la première puissance mondiale avait encore les moyens de dispenser à sa guise autant la foudre que les colom­bes et qu'il fallait, en conséquence, la respecter. C'était bien le sens du mes­sage de W. Christopher lors de sa tour­née au Moyen-Orient, début août, juste après l'offensive israélienne : « les af­frontements présents illustrent la néces­sité et l'urgence de la conclusion d'un accord de paix entre les différents Etats concernés ». C'est la méthode classique des racketteurs qui viennent proposer une « protection » au boutiquier dont ils ont cassé la vitrine.

Ainsi, comme toujours dans le capita­lisme décadent, il n'existe pas de diffé­rence de fond entre la guerre et la paix : c'est par la guerre, par les massacres et la barbarie que les brigands impérialis­tes préparent leurs accords de paix. Et ces derniers ne sont jamais qu'un moyen, qu'une étape dans la préparation de nouvelles guerres encore plus meur­trières et barbares.

Vers toujours plus de guerres

Les négociations et les accords qui sont intervenus au cours de l'été, tant à Ge­nève qu'à Washington, ne doivent pas laisser la moindre place au doute : il n'y aura pas plus « d'ordre mondial » avec Clinton qu'avec Bush.

Dans l'ex-Yougoslavie, même si les né­gociations de Genève sur la Bosnie aboutissent (pour le moment la guerre se poursuit, notamment entre les Musul­mans et les Croates), cela ne signifiera pas pour autant la fin des affrontements. On connaît déjà les nouveaux champs de bataille : la Macédoine revendiquée presque ouvertement par la Grèce, le Kosovo peuplé principalement d'Alba­nais qui sont tentés par un rattachement à une « Grande Albanie », la Krajina, cette province située sur le territoire de l'ancienne république fédérée de Croa­tie, aujourd'hui entre les mains des Serbes et qui coupe en deux le littoral croate de Dalmatie. Et l'on sait égale­ment que dans ces conflits qui couvent, les grandes puissances ne joueront nul­lement le rôle de modérateurs ; au con­traire, comme elles l'ont fait jusqu'à pré­sent, elles s'appliqueront à jeter de l'huile sur le feu.

Au Moyen-Orient, si la mode est au­jourd'hui à la paix, cela ne saurait du­rer : les modes passent vite et les sour­ces de conflits ne manquent pas. L'OLP, nouveau flic des territoires auxquels Is­raël a «consenti» l'autonomie, doit faire face à la concurrence du mouve­ment intégriste Hamas. L'organisation de Yasser Arafat est elle-même divisée : ses différentes factions, qui sont entre­ tenues par les différents Etats arabes, ne pourront que s'entre-déchirer en même temps que s'aiguiseront les conflits entre ces mêmes Etats du fait de la disparition de ce qui limitait les affrontements entre eux, le soutien à la « cause palesti­nienne » contre Israël. Par ailleurs, les bonnes dispositions affichées, avec un sourire un peu forcé, par la Syrie à l'égard de l'accord de Washington n'ont pas résolu la question du Golan. L'Irak reste encore au ban des nations. Les na­tionalistes Kurdes n'ont pas renoncé à | leurs revendications en Irak et en Turquie... Et tous ces foyers ne font qu'attiser les ardeurs de pyromane des grandes puissances toujours prêtes à se découvrir une cause « humanitaire » qui, comme par hasard, correspond à leurs intérêts impérialistes.

Mais les sources de conflits ne se locali­sent pas aux seules régions des Balkans et du Moyen-Orient.

Dans le Caucase, en Asie centrale, la Russie, en faisant valoir ses appétits im­périalistes (évidemment beaucoup plus restreints que par le passé) ne fait qu'ajouter au chaos des anciennes ré­ publiques qui constituaient l'URSS et aiguiser les déchirements ethniques (Abkhazes contre Géorgiens, Arméniens contre Azéris, etc.). Et cela ne permet en aucune façon d'atténuer le chaos politique qui règne aussi à l'inté­rieur de ses frontières, comme on peut le voir avec les affrontements actuels entre Eltsine et le Parlement russe.

En Afrique, la guerre est déclarée entre les anciens alliés de l'ex-bloc occidental : « Si nous voulons prendre la tête de l'évolution mondiale (...) nous devons être prêts à investir autant en Afrique que dans d'autres régions du monde » (Clinton, cité par « Jeune Afri­que ») ; « Depuis la fin de la guerre froide, nous n'avons plus à nous aligner sur la France en Afrique » (un diplomate américain dans le même magazine).  En  d'autres  termes : « Si   la France nous taille des croupières dans  les Balkans, nous ne nous gênerons pas pour aller chasser sur ses terres afri­caines ». Au Libéria, au Rwanda, au Togo, au Cameroun, au Congo, en An­gola, les Etats-Unis et la France s'af­frontent  déjà  par  politiciens  ou  par guérillas interposés. En Somalie, c'est l'Italie qui se retrouve aujourd'hui en première ligne du front anti-américain (mais la France n'est pas loin), et cela dans le cadre d'une opération « humanitaire » sous le drapeau de l'ONU, symbole de la paix.

Et cette liste est loin d'être exhaustive ou définitive. S'ils éloignaient la menace d'une troisième guerre mondiale, l'effondrement du bloc de l'Est en 1989 et la disparition du bloc occidental qui de­vait en résulter nécessairement, ont ou­vert une véritable boîte de pandore. Dé­sormais, la loi du « chacun pour soi » tend à régner de plus en plus même si de nouvelles alliances se dessinent dans la perspective, encore lointaine sinon inaccessible, d'un futur partage du monde entre deux nouveaux blocs. Mais ces alliances elles-mêmes sont en per­manence ébranlées dans la mesure où, avec la disparition de la menace de «l'Empire du Mal», aucun pays ne trouve son intérêt dans l'accroissement de la puissance de ses alliés plus forts. Lorsqu'un ami a des bras trop musclés, il risque de m'étouffer en m'embrassant. Ainsi, la France n'était nullement inté­ressée à voir sa comparse germanique devenir, en mettant la main sur la Slo­vénie et le Croatie, une puissance médi­terranéenne. Plus significatif encore, la Grande-Bretagne, pourtant l'allié histo­rique des Etats-Unis, n'avait aucune envie de favoriser le jeu de cette puis­sance dans les Balkans et en Méditerra­née qu'elle considère un peu, grâce à ses positions à Gibraltar, Malte et Chypre, comme une « Mare nostrum ».

En fait, nous assistons à un véritable renversement de la dynamique des ten­sions impérialistes. Dans le passé, avec le partage du monde en deux blocs, tout ce qui pouvait renforcer la tête de bloc face à l'adversaire était bon pour ses seconds couteaux. Aujourd'hui, ce qui ren­force la puissance la plus forte risque de se révéler mauvais pour ses alliés plus faibles.

C'est pour cela que l'échec des Etats-Unis dans les Balkans, qui doit beau­coup à la trahison de leur « ami » britannique, ne saurait être compris comme le simple résultat d'une politique erronée de l'équipe Clinton. C'est à une sorte de quadrature du cercle qu'est con­frontée celle-ci : plus les Etats-Unis voudront faire preuve d'autorité afin de resserrer les boulons, plus leurs « alliés » seront tentés de se dégager de leur tutelle étouffante. En particulier, si l'étalage et l'utilisation de sa supériorité militaire massive constitue la carte maî­tresse de l'impérialisme américain, c'est aussi une carte qui tend à se retourner contre ses propres intérêts, notamment en favorisant une indiscipline encore plus grande de ses « alliés ». Cepen­dant, même si la force brute n'est plus capable de faire régner « l'ordre mon­dial », il n'existe pas, dans un système qui s'enfonce dans une crise irrémédia­ble, d'autre moyen non plus et, de ce fait, elle sera de plus en plus utilisée.

Cette absurdité est un symbole tragique de ce qu'est devenu le monde capita­liste : un monde en putréfaction qui sombre dans une barbarie croissante avec toujours plus de chaos, de guerres et de massacres.

FM, 27 septembre 1993


[1] [16] Le fait que la Russie soit devenue aujourd'hui un des meilleurs alliés des Etats-Unis n'élimine pas les divergences d'intérêts qui peuvent exister entre les deux pays. En particulier, la Russie n'est nullement intéressée à une alliance directe entre les Etats-Unis f et la Serbie, alliance qui ne pourrait se faire que par dessus sa propre tête. Les Etats-Unis, en faisant la promotion de leur ressortissant d'origine Serbe, Panic, ont bien essayé de s'attacher directement la Ser­bie. Mais l'échec de Panic aux élections pour la pré­sidence de ce pays a marqué un coup d'arrêt à cette entreprise américaine.

Géographique: 

  • Europe [17]

Questions théoriques: 

  • Guerre [18]

Où en est la crise économique ? : Une économie rongée par la décomposition

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La crise du système monétaire eu­ropéen au cours de l'été 1993, a mis en évidence l'accélération de quel­ques unes des tendances les plus profondes et significatives qui tra­versent actuellement l'économie mondiale. En montrant l'importance acquise par les pratiques artificielles et destructrices telles que la spécu­lation massive, en mettant à nu la puissance des tendances au « chacun pour soi » qui opposent les nations entre elles, ces événements tracent l'avenir immédiat du capita­lisme : un avenir marqué du sceau de la dégénérescence, de la décom­position, de l'autodestruction.

Ces secousses monétaires ne sont que des manifestations superficielles d'une réalité beaucoup plus dramati­que : l'incapacité croissante du capi­talisme, comme système, à surmon­ter ses propres contradictions. Pour la classe ouvrière, pour les classes exploitées sur toute la planète, sous la forme du chômage massif, de la réduction des salaires réels, de la diminution des «prestations socia­les » etc., c'est la plus violente atta­que économique depuis la seconde guerre mondiale.

« Les spéculateurs enterrent l'Europe... L'Occident est au bord du désastre. » C'est en ces termes qu'un prix Nobel d'économie, Maurice Allais ([1] [19]), com­mentait les événements qui ont vu, fin juillet 1993, quasiment éclater le SME. Un aussi éminent défenseur de l'ordre établi ne pouvait envisager les difficul­tés économiques de son système que comme résultat de l'action d'éléments « extérieurs » à la machine capitaliste. En l'occurrence, « les spéculateurs ». Mais la catastrophe économique actuelle est telle qu'elle contraint même les plus obtus des bourgeois à un minimum de lucidité, du moins pour constater l'am­pleur des dégâts.

Les trois quarts de la planète, (« tiers-monde», ancien bloc soviétique), ne sont plus « au bord du désastre », mais en plein dedans. Le dernier réduit, sinon de prospérité du moins de non-effondre­ment, « l'Occident », plonge à son tour. Depuis trois ans, des puissances comme les Etats-Unis, le Canada et le Royaume-Uni s'embourbent dans la plus longue et profonde récession depuis la guerre. La « reprise » économique aux Etats-Unis, que les « experts » avaient saluée, se fondant sur les taux de crois­sance positifs du PIB dans ce pays (3,2 % au deuxième semestre 92), s'est dégonflée au début de 1993 faisant 0,7 % au premier trimestre et 1,6 au deuxième, c'est-à-dire la quasi stagna­tion. (Les « experts » s'attendaient à au moins 2,3 % pour le deuxième trimes­tre). La « locomotive américaine », celle qui avait entraîné la relance en Occident après les récessions de 1974-75 et 1980-82, s'essouffle avant même d'avoir commencé à entraîner le train. Quant aux deux autres grands pôles de « l'Occident », l'Allemagne et le Japon ils s'enfoncent à leur tour dans la réces­sion. Au mois de mai 1993 la produc­tion industrielle avait chuté, sur douze mois, de 3,6 % au Japon, de 8,3 % en Allemagne.

C'est dans ce contexte qu'éclate la crise du Système Monétaire Européen (SME), la deuxième en moins d'un an ([2] [20]). Sous la pression d'une vague mondiale de spéculation, les gouvernements du SME sont contraints de renoncer à leur enga­gement de maintenir leurs monnaies liées entre elles par des taux de change stables. En portant les marges de fluctuation de ces taux de 5 % à 30 %, ils ont pratiquement réduit ces accords à du bavardage.

Même si ces événements se situent dans la sphère particulière du monde finan­cier du capital, ils sont un produit de la crise réelle du capital. Ils sont significa­tifs, au moins sous trois aspects impor­tants, des tendances profondes qui tra­cent la dynamique de l'économie mon­diale.

1. Le développement sans précédent de la spéculation, des trafics et de la corruption

L'ampleur des forces spéculatives qui ont ébranlé le SME est une des caracté­ristiques majeures de la période actuelle. Après avoir spéculé sur tout au cours des années 1980 (actions en bourse, immobilier, objets d'art, etc.), après avoir vu nombre de valeurs spéculatives commencer à s'effondrer avec l'arrivée des années 1990, les capitaux ont trouvé dans la spéculation sur le marché des changes un des derniers refuges. A la veille de la crise du SME on estimait que les flux financiers internationaux consacrés, chaque jour, à la spéculation monétaire atteignaient 1 000 milliards de dollars (soit l'équivalent de la pro­duction annuelle du Royaume-Uni), quarante fois le montant des flux finan­ciers correspondant à des règlements commerciaux ! Il ne s'agit plus de quel­ques hommes d'affaires peu scrupuleux à la recherche de profits rapides et ris­qués. C'est toute la classe dominante, avec en tête ses banques et ses Etats, qui se livre à cette activité artificielle et to­talement stérile du point de vue de la ri­chesse réelle. Elle le fait non pas parce que ce serait un moyen plus simple de faire du profit, mais parce que dans le monde réel de la production et du com­merce elle a de moins en moins les moyens de faire fructifier autrement son capital. Le recours au profit spéculatif est tout d'abord la manifestation de la difficulté à réaliser des profits réels.

C'est pour les mêmes raisons que la vie économique du capital se voit de plus en plus infectée par les formes les plus dé­générées de toute sorte de trafics et par la corruption politique généralisée. Le chiffre d'affaires du trafic de drogues au niveau mondial, est devenu aussi impor­tant que celui du commerce du pétrole. Les convulsions de la classe politique italienne révèlent l'ampleur atteinte par les profits produits par la corruption et toute sorte d'opérations frauduleuses.

Certains moralistes radicaux de la bour­geoisie déplorent ce visage de plus en plus hideux que prend leur démocratie capitaliste en vieillissant. Ils voudraient débarrasser le capitalisme des « spéculateurs rapaces », des trafiquants de drogue, des hommes politiques cor­rompus. Ainsi, Claude Julien, du très sérieux Monde diplomatique ([3] [21]) pro­pose, sans rire, aux gouvernements dé­mocratiques de : « Stériliser les énor­mes profits financiers qu'engendre le trafic, rendre impossible le blanchiment de l'argent sale, et pour cela lever le secret bancaire, éliminer les paradis fiscaux. »

Parce qu'ils ne parviennent pas à envi­sager un seul instant qu'il puisse exister une autre forme d'organisation sociale que le capitalisme, les défenseurs du système croient que les pires aspects de la société actuelle pourraient être élimi­nés moyennant quelques lois énergi­ques. Ils croient qu'ils ont à faire à des maladies guérissables, alors qu'il s'agit d'un cancer généralisé. Un cancer comme celui qui décomposa la société antique romaine en décadence. Une dé­générescence qui ne disparaîtra qu'avec la destruction du système lui-même.

2. L'obligation de tricher avec ses propres lois

L'incapacité des pays du SME à main­tenir une véritable stabilité dans le do­maine monétaire, traduit l'incapacité croissante du système à vivre en con­formité avec ses propres règles les plus élémentaires. Pour mieux comprendre l'importance et la signification de cet échec, il est utile de rappeler pourquoi fut créé le SME, à quelles nécessités était-il supposé répondre.

La monnaie est un des instruments les plus importants de la circulation capita­liste. Elle constitue un moyen de mesu­rer ce qui s'échange, de conserver et ac­cumuler la valeur des ventes passées pour pouvoir faire les achats du futur, elle permet l'échange entre les mar­chandises les plus diverses, quelles que soient leur nature et leur origine, en constituant un équivalent universel. Le commerce international nécessite des monnaies internationales : la livre ster­ling joua ce rôle jusqu'à la première guerre mondiale, supplantée depuis par le dollar. Mais cela ne suffit pas. Pour acheter et vendre, pour pouvoir avoir recours au crédit, il faut aussi que les différentes monnaies nationales s'échangent entre elles de façon « fiable », avec suffisamment de constance pour ne pas fausser entièrement le mécanisme de l'échange.

S'il n'y a pas un minimum de règles respectées dans ce domaine, les conséquences se font sentir dans toute la vie économique. Comment faire du commerce lorsqu'on ne peut plus prévoir si le prix payé par une marchandise sera celui accordé au moment de la commande ? En quelques mois, par le jeu des fluctuations monétaires le profit escompté par la vente d'une marchandise peut ainsi se voir transformé en perte sèche.

Aujourd'hui, l'insécurité monétaire au niveau international est devenue telle qu'on voit de plus en plus ressurgir cette forme archaïque de l'échange que constitue le troc, c'est-à-dire l'échange de marchandises directement sans recours à l'intermédiaire de l'argent.

Parmi les tricheries monétaires qui permettent d'échapper, au moins momentanément, aux contraintes des règles capitalistes, il en est une qui prend aujourd'hui une importance de premier ordre. Les « économistes » l'appellent pudiquement « dévaluation compétitive ». Il s'agit d'une « tricherie » avec les lois les plus élémentaires de la concurrence capitaliste : au lieu de se servir de l'arme de la productivité pour gagner des places sur le marché, les capitalistes d'une nation dévaluent le cours international de leur monnaie. De ce fait ils voient le prix de leurs marchandises diminuer d'autant sur le marché international. Au lieu de procéder à des réorganisations difficiles et complexes de l'appareil de production, au lieu d'investir dans des machines de plus en plus coûteuses pour assurer une exploitation plus efficace de la force de travail, il suffit de laisser s'effondrer le cours de sa monnaie. La manipulation financière prend le pas sur la productivité réelle. Une dévaluation réussie peut même permettre à un capital national de faire pénétrer ses marchandises dans le marché d'autres capitalistes pourtant plus productifs.

Le SME constitue une tentative de limiter ce genre de pratique qui transforme toute « entente » commerciale en un jeu de dupes. Son échec traduit l'incapacité du capitalisme d'assurer un minimum de rigueur dans un domaine crucial.

Mais, ce manque de rigueur, cette inca­pacité à respecter ses propres règles n'est ni un fait momentané, ni une spécificité du marché monétaire international. C'est dans tous les domaines que, depuis 25 ans, le capitalisme tente de « se libérer » de ses propres contraintes, de ses propres lois qui l'étouffent, se servant souvent pour cela de l'action de son appareil responsable de la légalité (capitalisme d'Etat). Dés la première ré­cession de l'après-reconstruction, en 1967, il invente les «droits de tirage spéciaux » qui ne font que consacrer la possibilité pour les grandes puissances de créer de l'argent sur le plan interna­tional sans autre couverture que les promesses des gouvernements. En 1972 les Etats-Unis se débarrassent de la con­trainte de la convertibilité-or du dollar et du système monétaire, dit de Bretton Woods. Au cours des années 1970, les rigueurs monétaires cèdent le pas aux politiques inflationnistes, les rigueurs budgétaires aux déficits chroniques des Etats, les rigueurs de crédit aux prêts sans limites ni couverture. Les années 1980, ont poursuivi ces tendances voyant avec les politiques dites reaganniennes, l'explosion du crédit et des dé­ficits d'Etat. Ainsi entre 1974 et 1992 la dette publique brute des Etats de l'O­CDE est passée, en moyenne, de 35 % du PIB à 65 %. Dans certains pays comme l'Italie ou la Belgique la dette publique dépasse les 100 % du PIB. En Italie, la somme des intérêts de cette dette équivaut à la masse salariale de tout le secteur industriel.

Le capitalisme a survécu à sa crise de­puis 25 ans en trompant ses propres mé­canismes. Mais ce faisant il n'a rien ré­solu des raisons fondamentales de sa crise. Il n'a fait que saper les bases mê­mes de son fonctionnement, cumulant de nouvelles difficultés, de nouvelles sources de chaos et de paralysie.

3. La tendance croissante au « chacun pour soi »

Mais une des tendances du capitalisme actuel que la crise du SME a le plus mi­ses en évidence est l'intensification des tendances centrifuges, les tendances au « chacun pour soi » et « tous contre tous ». La crise économique exacerbe sans fin les antagonismes entre toutes les fractions du capital, au niveau natio­nal et international. Les alliances éco­nomiques entre capitalistes ne peuvent être que des ententes momentanées en­tre requins pour mieux en affronter d'autres. A chaque instant, elles mena­cent de disparaître sous les tendances des alliés à se dévorer entre eux. Der­rière la crise du SME, c'est le dévelop­pement de la guerre commerciale à ou­trance qui se dessine. Une guerre impi­toyable  autodestructrice,   mais  à  laquelle aucun capitaliste ne peut échap­per.

Les gémissements de ceux qui, incon­sciemment ou cyniquement, sèment des illusions sur la possibilité d'un capitalisme harmonieux, n'y peuvent rien : « Il faut désarmer l'économie. Il est ur­gent de demander aux entrepreneurs d'abandonner leurs uniformes de géné­raux et de colonels... Le G7 s'honore­rait de mettre en place, dés sa pro­chaine réunion à Naples, un "Comité pour le désarmement économique mon­dial" » ([4] [22]) Autant demander que le sommet des sept principales nations capitalistes occidentales constitue un comité pour l'abolition du capitalisme.

La concurrence fait partie de l'âme même du capitalisme, depuis toujours. Aujourd'hui elle est simplement portée à un degré d'exacerbation extrême.

Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de contre-tendance. La guerre de tous con­tre tous pousse aussi à la recherche d'indispensables alliances, de gré ou de force, pour survivre. Les efforts des douze pays de la CEE pour assurer un minimum de coopération économique face aux concurrents américain et japo­nais ne sont pas que du bluff. Mais sous la pression de la crise économique et de la guerre commerciale qu'elle exacerbe, ces efforts se heurtent et se heurteront à des contradictions internes de plus en plus insurmontables.

Les entrepreneurs comme les gouver­nements capitalistes ne peuvent pas plus « abandonner leurs uniformes de géné­raux et de colonels » que le capitalisme ne peut se transformer en un système d'harmonie et de coopération économi­que. Seul le dépassement révolution­naire de ce système en décomposition pourra débarrasser l'humanité de l'ab­surde anarchie auto-destructrice qu'elle subit.

Un avenir de destruction, de chômage, de misère

La guerre militaire détruit des forces productives matérielles par le feu et l'acier. La crise économique détruit ces forces productives en les paralysant, en les immobilisant sur place. En vingt-cinq ans de crise, des régions entières, parmi les plus industrielles de la pla­nète, telles le nord de la Grande-Breta­gne, le nord de la France, Hambourg en Allemagne, sont devenues des lieux de désolation, jonchés d'usines et de chantiers navals fermés, dévorés par la rouille et l'abandon. Depuis deux ans les gouvernements de la CEE procèdent à la stérilisation d'un quart des terres cul­tivables européennes, pour cause de « crise de surproduction ».

La guerre détruit physiquement les hommes, soldats et population civile, pour l'essentiel des exploités, ouvriers ou paysans. La crise capitaliste répand le fléau du chômage massif. Elle les ré­duit à la misère, par le chômage ou par la menace du chômage. Elle répand le désespoir pour les générations présentes et condamne l'avenir des générations futures. Dans les pays sous-développés elle se traduit par de véritables génoci­des par la faim et la maladie : le conti­nent Africain dans sa très grande partie est abandonné à la mort, rongé par les famines, les épidémies, la désertification au sens propre du terme.

Depuis un quart de siècle, depuis la fin des années 1960 qui marquaient la fin de la période de prospérité due à la reconstruction d'après-guerre, le chômage n'a cessé de se développer dans le monde. Ce développement s'est fait de façon inégale suivant les pays et lès ré­gions. Il a connu des périodes d'intense développement (récessions ouvertes) et des périodes de répit. Mais le mouve­ment général ne s'est jamais démenti. Avec la nouvelle récession commencée à la fin des années 1980 il connaît un nouveau déploiement aux proportions inconnues jusqu'à présent.

Dans les pays qui ont été les premiers frappés par cette nouvelle récession, Etats-Unis, Royaume-Uni, Canada, la reprise de l'emploi, annoncée depuis maintenant trois ans, se fait toujours at­tendre. Dans la Communauté euro­péenne le chômage se répand au rythme de 4 millions de chômeurs de plus par an (on prévoit 20 millions de chômeurs à la fin 1993, 24 millions pour la fin 1994). C'est comme si, en un an, on supprimait tous les emplois d'un pays comme l'Autriche. De janvier à mai 1993 il y a eu, chaque jour, 1 200 chô­meurs de plus en France, 1 400 en Al­lemagne (en ne tenant compte que des statistiques officielles qui sous-estiment systématiquement la réalité du chô­mage).

Dans des secteurs qu'on croyait « assainis », pour reprendre la cynique terminologie de la classe dominante, on annonce de nouvelles saignées : dans la sidérurgie de la CEE où il ne reste que 400 000   emplois,   on  prévoit   70 000 nouvelles mises à la rue. IBM, l'entre­prise modèle des 30 dernières années n'en finit pas de « s'assainir » et an­nonce 80 000 nouvelles suppressions d'emploi. Le secteur automobile alle­mand en annonce 100 000.

La violence et l'ampleur de l'attaque subie par la classe ouvrière des pays les plus industrialisés, en particulier en Eu­rope actuellement, sont sans précédent.

Les gouvernements européens ne ca­chent pas leur conscience du danger. Delors, traduisant le sentiment des gou­vernements de la CEE ne cesse de met­tre en garde contre le risque d'une pro­chaine explosion sociale. Bruno Trentin, un des responsables de la CGIL, principal syndicat italien, qui dut af­fronter à l'automne dernier les sifflets des manifestations ouvrières en colère contre les mesures d'austérité imposées par le gouvernement avec l'appui des centrales syndicales, résume simplement les craintes de la bourgeoisie de son pays : « La crise économique est telle, la situation financière des grands grou­pes industriels si dégradée, que l'on ne peut que redouter le prochain automne social. » ([5] [23])

La classe dominante a raison de redou­ter les luttes ouvrières que provoquera l'aggravation de la crise économique. Rarement dans l'histoire la réalité objective n'avait aussi clairement mis en évidence que l'on ne peut plus combattre les effets de la crise capitaliste sans dé­truire le capitalisme lui-même. Le degré de décomposition atteint par le système, la gravité des conséquences de son exis­tence sont tels que la question de son dépassement par un bouleversement révolutionnaire apparaît et apparaîtra de plus en plus comme la seule issue « réaliste » pour les exploités.

RV



[1] [24] Libération, 2 août 1993.

[2] [25] En septembre 1992 la Grande-Bretagne avait dû quitter le SME, « humiliée par l'Allemagne », et les monnaies les plus faibles avaient été autorisées à dé­valuer. Leurs marges de fluctuation avaient dû être élargies.

[3] [26] Août 1993.

[4] [27] Ricardo  Petrella, de  l'université catholique  de Louvain, dans Le monde diplomatique d'août 1993.

[5] [28] Interview à La tribune, 28 juillet 1993.

Récent et en cours: 

  • Crise économique [13]

Questions théoriques: 

  • Décomposition [29]

La lutte de classe contre la guerre impérialiste : Les luttes ouvrières en Italie 1943

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Dans l'histoire du mouvement ouvrier et de la lutte de classe, la guerre impérialiste a toujours consti­tué une question fondamentale. Et ce n’est pas par hasard. La guerre concentre toute la barbarie de cette société ; avec la décadence histori­que du capitalisme en particulier, la guerre démontre l'impossibilité pour ce système d'offrir à l'humanité une quelconque possibilité de dévelop­pement, en arrive à mettre en ques­tion jusqu'à sa survie même. En tant que manifestation majeure de la barbarie dont est capable le système capitaliste, la guerre constitue un puissant facteur de prise de con­science et de mobilisation de la classe ouvrière, ce dont nous avons eu la démonstration au cours de ce siècle, au moment des deux conflits mondiaux.

Si la riposte du prolétariat à la pre­mière guerre mondiale est assez connue, on connaît moins les épiso­des de la lutte de classe dont les manifestations n'ont pas manqué pendant la seconde guerre mondiale également, en particulier en Italie. Quand les historiens et les propa­gandistes en parlent, c'est pour chercher à démontrer que les grèves de 1943 en Italie représentaient le début de la résistance « antifasciste » et, cette année, pour le cinquantenaire de ces événe­ments, les syndicats italiens n'ont pas manqué de remettre à l'ordre du jour cette mystification, avec leurs « commémorations » nationalistes et patriotiques.

C'est à la réfutation de ces menson­ges et à la réaffirmation de la capaci­té de la classe de répondre à la guerre impérialiste sur son propre terrain que cet article est dédié.

1943 : le prolétariat italien s'oppose aux sacrifices de la guerre

Dans la deuxième moitié de l'année 1942, quand l'issue de la guerre était encore largement ouverte et que le fa­scisme semblait solidement au pouvoir, il y eut des grèves sporadiques contre le rationnement et pour les augmentations de salaire dans les grandes usines du nord de l'Italie. Ce n'étaient que les premières escarmouches, dues au mécontentement que la guerre avait engen­dré dans les rangs du prolétariat, du fait des sacrifices qu'elle imposait.

Le 5 mars 1943, la grève commence à l'usine Mirafiori de Turin et s'élargit en l'espace de quelques jours aux autres usines, rassemblant des dizaines de milliers d'ouvriers. Les revendications sont très claires et très simples : augmentation des rations de vivres, aug­mentations de salaire et... fin de la guerre. Au cours du même mois, l'agi­tation gagne les grandes usines de Mi­lan, la Lombardie toute entière, la Ligurie et d'autres parties de l'Italie.

La réponse du pouvoir fasciste est celle du bâton et de la carotte : arrestation des ouvriers les plus en vue, mais aussi con­cessions par rapport aux revendications les plus immédiates. Bien que Mussolini soupçonne l'action des forces antifascis­tes derrière ces grèves, il ne peut se permettre le luxe de faire grandir la co­lère ouvrière. En réalité, ses soupçons ne sont guère fondés, les grèves sont to­talement spontanées, partent de la base ouvrière et du mécontentement de celle-ci contre les sacrifices de la guerre. C'est tellement vrai que les ouvriers « fascistes » participent aussi aux grè­ves.

« L'élément typique de cette action a été son caractère de classe qui, sur le plan historique, confère aux grèves de 1943-44 une physionomie propre, unitaire, typique, même par rapport à l'action générale menée unitairement par les comités de libération nationale. » ([1] [30])

« En ne me prévalant que de mon pres­tige de vieil organisateur syndical, j'ai affronté des milliers d'ouvriers qui re­prirent aussitôt le travail, bien que les fascistes se soient avérés complètement passifs dans les établissements et malheureusement, dans quelques cas, aient fomenté les grèves. C'est ce phénomène qui m'a énormément impressionné. » ([2] [31])

Le comportement des ouvriers n'im­pressionnait pas seulement les hiérar­ques fascistes, mais la bourgeoisie ita­lienne toute entière, qui voyait dans les grèves de mars la renaissance du spectre prolétarien, un ennemi bien plus dange­reux que les adversaires sur les champs de bataille. A travers ces grèves,  la bourgeoisie comprend que le régime fa­sciste n'est plus adapté pour contenir la colère ouvrière et prépare le remplace­ment de celui-ci et la réorganisation de ses forces « démocratiques ».

Le 25 juillet, le Roi destitue Mussolini, le fait arrêter et charge le maréchal Badoglio de former un nouveau gouvernement. Un des premiers soucis de ce gouvernement va être la refondation de syndicats « démocratiques » pour créer de nouvelles digues derrière lesquelles faire confluer les revendications des ou­vriers lesquels, pendant ce temps, s'étaient donnés leurs propres organes pour mener le mouvement et étaient donc hors de tout contrôle. Le ministre des Corporations (cela s'appelait encore ainsi !), Leopoldo Piccardi, fait libérer le vieux dirigeant syndical socialiste, Bruno Buozzi, et lui propose la charge de commissaire aux organisations syn­dicales. Buozzi demande, et obtient, comme vice-commissaires le commu­niste Roveda et le chrétien-démocrate Quadrello. Le choix de la bourgeoisie est bien étudié, Buozzi est bien connu pour avoir participé aux grèves de 1922 (le mouvement d'occupation des usines, notamment dans le nord), dans lesquel­les il avait démontré sa fidélité à la bourgeoisie en oeuvrant pour limiter toute possible avancée du mouvement.

Mais les ouvriers n'avaient que faire de la démocratie bourgeoise et de ses pro­messes. S'ils se méfiaient du régime fa­sciste, c'était avant tout parce qu'ils n'en pouvaient plus de faire les sacrifices que leur imposait la guerre ; or, le gouver­nement Badoglio leur demandait de continuer à la supporter.

Ainsi, à la mi-août 1943, les ouvriers de Turin et de Milan se mettent de nouveau en grève en demandant, avec encore plus de force qu'auparavant, la fin de la guerre. Les autorités locales répondent encore une fois par la répression, mais ce qui a été bien plus efficace que celle-ci, c'est le voyage de Piccardi, Buozzi et Roveda dans le nord, pour rencontrer les représentants des ouvriers et les con­vaincre de reprendre le travail. Avant même d'avoir reconstruit leurs organisations, les syndicalistes du régime « démocratique » commençaient leur sale travail contre les ouvriers.

Pris entre répression, concessions et promesses, les ouvriers reprennent le travail, en attendant les événements. Ceux-ci se précipitent. Déjà en juillet, les alliés avaient débarqué en Sicile ; le 8 septembre, Badoglio signe l'armistice avec eux, s'enfuit dans le Sud avec le Roi et demande à la population de continuer la guerre contre les fascistes et nazis. Après quelques manifestations d'enthousiasme, la réaction est celle d'une démobilisation dans le désordre. De nombreux soldats jettent leurs uni­formes et retournent à la maison, ou se cachent.

Les ouvriers qui ne sont pas capables de s'insurger sur leur propre terrain de classe, n'acceptent pas de prendre les armes contre les allemands et repren­nent le travail en se préparant à avancer leurs revendications immédiates contre les nouveaux patrons de l'Italie du nord. En effet, l'Italie est divisée en deux : au Sud il y a les troupes alliées et une apparence de gouvernement légal ; au Nord par contre, les fascistes sont de nouveau aux commandes, ou plus exactement les troupes allemandes.

Même sans participation populaire, la guerre continue dans les faits. Les bom­bardements alliés sur le nord de l'Italie se font plus durs et les conditions de vie des ouvriers se détériorent encore plus. En novembre-décembre, les ouvriers reprennent donc le chemin de la lutte, s'affrontant cette fois à une répression encore plus brutale. A côté des arrestations, il y a désormais une nouvelle me­nace : la déportation en Allemagne. Les ouvriers défendent courageusement leurs revendications. En novembre, les ouvriers de Turin font grève et leurs re­vendications sont en grande partie satis­faites. Au début de décembre, ce sont les ouvriers de Milan qui rentrent en grève : là aussi promesses et menaces de la part des autorités allemandes. L'épi­sode suivant est significatif: « à 11H30 arrive le général Zimmerman qui donne l'ordre suivant : ceux qui ne reprennent pas le travail doivent sortir des entreprises ; ceux qui sortiront seront consi­dérés comme des ennemis de l'Allema­gne. Tous les ouvriers ont quitté les usines ». (D'après un journal clandestin du PC cité par Turone). A Gènes, le 16 décembre, les ouvriers descendent dans la rue. Les autorités allemandes utilisent la manière forte : il y a des affronte­ments qui font des blessés et des morts, affrontements qui se poursuivent, tou­jours avec la même dureté, pendant le mois de décembre dans toute la Ligurie.

C'est le signal du tournant : le mouve­ment s'affaiblit du fait, entre autre, de la division de l'Italie en deux. Les autorités allemandes, en difficulté sur le front, ne peuvent plus tolérer les interruptions de la production et affrontent résolument la question ouvrière (celle-ci commence aussi à se manifester, avec des grèves, au sein même de l'Allemagne). Le mou­vement commence à se dénaturer, à perdre son caractère spontané et classiste. Les forces «antifascistes» cher­chent à donner aux revendications ou­vrières le caractère de lutte « de libéra­tion ». Ce phénomène est favorisé par le fait que de nombreuses avant-gardes ouvrières, pour échapper à la répression, se cachent dans les montagnes où elles sont enrôlées dans les bandes de parti­sans. En fait, il y a encore des grèves au printemps 1944 et en 1945 mais, dé­sormais, la classe ouvrière a perdu l'ini­tiative.

Les grèves de 1943 : une lutte de classe, pas une guerre antifasciste

La propagande bourgeoise cherche à présenter tout le mouvement de grèves de 1943 à 1945 comme une lutte antifasciste. Les quelques éléments que nous avons rappelés montrent qu'il n'en était pas ainsi. Les ouvriers luttent contre la guerre et les sacrifices qu'elle leur im­pose. Pour le faire, ils s'affrontent aux fascistes quand ceux-ci sont officielle­ment au pouvoir (en mars), contre le gouvernement, qui n'est plus fasciste, de Badoglio (en août), contre les Nazis, quand ce sont eux les vrais patrons du nord de l'Italie (en décembre).

Ce qui est vrai, par contre, c'est que les forces « démocratiques » et de la gauche bourgeoise, PCI en tête, cherchent depuis le début à dénaturer le caractère de classe de la lutte ouvrière pour dévoyer celle-ci vers le terrain bourgeois de la lutte patriotique et antifasciste. C'est à ce travail qu'ils consacrent tous leurs ef­forts : surprises par le caractère sponta­né du mouvement, les forces « antifascistes » sont contraintes de le suivre, en cherchant au cours même des grèves à introduire leurs mots d'ordre « antifascistes » au milieu de ceux des grévistes. Les militants locaux se montrent souvent incapables de le faire, s'attirant par là les foudres des diri­geants de leurs partis. Tout englués dans leur logique bourgeoise, les diri­geants de ces partis ne réussissent pas, ou ont du mal, à comprendre que, pour les ouvriers, l'affrontement est toujours contre le capital, quelle que soit la forme sous laquelle il se présente. «Rappelons-nous combien nous nous sommes fatigués dans les premiers temps de la lutte de libération pour faire comprendre aux ouvriers et aux paysans qui n'avaient pas de formation communiste (sic !), qui comprenaient qu'il fallait lutter contre les allemands, bien sûr, mais qui disaient : 'pour nous, que les patrons soient des italiens ou des allemands, çà ne fait vraiment pas beaucoup de différence. » E.  Sereni, dirigeant à l'époque du PCI, dans Le Gouvernement du CL. ([3] [32]).

Et bien non, M. Sereni ! Les ouvriers comprenaient très bien que leur ennemi, c'était le capitalisme, que c'était contre lui qu'il fallait se battre, quel que soit le masque sous lequel il se cache ; tout comme vous, les bourgeois, compreniez que c'était justement contre ce danger que vous, vous deviez vous battre ! Comme le comprenaient aussi les fascis­tes contre qui vous luttiez.

Nous ne sommes sûrement pas de ceux qui nient la nécessité de la lutte politi­que pour une véritable émancipation du prolétariat. Le problème, c'est quelle politique, quel terrain, dans quelle pers­pective ? La politique de la lutte « anti­fasciste » était une politique complète­ment patriotique et nationale-bour­geoise, qui ne mettait pas en question le pouvoir du capital au contraire. Même si ce n'est qu'en germe, la revendication la plus simple « du pain et la paix », si on la mène jusqu'au bout, et c'est cela que les ouvriers italiens n'ont pas été capables de faire, contenait en elle-même la perspective de la lutte contre le capitalisme, qui n'est capable de concéder ni ce pain ni cette paix.   .

En 1943, la classe ouvrière a de nouveau démontré sa nature antagonique au capital...

« Du pain et la paix », un mot d'ordre simple et immédiat, qui a fait trembler de peur la bourgeoisie en mettant en péril ses visées impérialistes. Le pain et la paix, c'était le mot d'ordre qui avait fait bouger le prolétariat russe en 1917, et à partir duquel il avait pris le chemin de la révolution qui l'avait conduit au pouvoir, en Octobre. Effectivement, en 1943 aussi, il ne manquait pas de grou­pes ouvriers qui, dans les grèves, met­taient en avant le mot d'ordre de forma­tion de soviets. C'est bien connu et, quelques fois, reconnu même à travers la reconstruction des partis « antifascistes », que pour une bonne partie des ouvriers, la participation à la Résistance était vue comme ayant une fonction anticapitaliste et non pas pa­triotique.

Enfin, la peur de la bourgeoisie était justifiée par le fait qu'il y avait égale­ ment des mouvements de grève en Allemagne dans la même année 1943. Mouvements qui ont ensuite touché la Grèce, la Belgique, la France et la Grande-Bretagne. ([4] [33])

Avec ces mouvements, la classe ou­vrière revenait sur le devant de la scène sociale, menaçant le pouvoir de la bour­geoisie. Elle l'avait déjà fait, victorieu­sement, en 1917, quand la révolution russe avait obligé les belligérants à met­tre prématurément fin à la guerre mon­diale, pour faire face, tous unis, au dan­ger prolétarien qui, de la Russie, s'éten­dait à l'Europe entière.

Comme nous l'avons vu, les grèves en Italie ont accéléré la chute du fascisme ainsi que la sortie de l'Italie de la guerre. Par son action, la classe ouvrière a aussi confirmé dans la seconde guerre mondiale qu'elle était l'unique force so­ciale capable de s'opposer à la guerre. Contrairement au pacifisme petit-bour­geois, qui manifeste pour « demander » au capitalisme d'être moins belliqueux, la classe ouvrière, quand elle agit sur son propre terrain de classe, met en question le pouvoir même du capita­lisme et, par là, la possibilité pour ce dernier de poursuivre ses entreprises guerrières. Potentiellement, les grèves de 1943 renfermaient la même menace qu'en 1917 : la perspective d'un proces­sus révolutionnaire du prolétariat.

Les fractions révolutionnaires de l'épo­que ont saisi, en la surestimant, cette possibilité et ont tout fait pour la favori­ser. En août 1943, à Marseille, la Frac­tion Italienne de la Gauche communiste (qui publiait avant-guerre la revue Bi­lan), surmontant les difficultés qu'elle avait connues au début de la guerre, a tenu, avec le Noyau français de la Gau­che communiste qui venait de se former, une conférence sur la base de l'analyse selon laquelle les événements en Italie avaient ouvert une phase pré-révolu­tionnaire. Pour elle, c'était donc le mo­ment de la « transformation de la fraction en parti » et du retour en Italie pour contrecarrer les tentatives des faux par­tis ouvriers de « bâillonner la con­science révolutionnaire » du prolétariat. Ainsi commençait tout un travail de propagande pour le défaitisme révolu­tionnaire qui a amené la Fraction à dif­fuser, en juin 1944, un tract aux ou­vriers d'Europe embrigadés dans les différentes  armées belligérantes  pour qu'ils fraternisent et tournent leur lutte contre le capitalisme, qu'il soit démo­cratique ou fasciste.

Les camarades qui étaient en Italie se réorganisaient aussi et, sur la base d'une analyse semblable à celle de Bilan, fondaient le Parti communiste internatio­naliste. Cette organisation commençait elle aussi un travail de défense du défaitisme révolutionnaire, en combattant le patriotisme des formations partisanes et en faisant de la propagande pour la révolution prolétarienne. ([5] [34])

Cinquante ans après, si nous ne pouvons que nous rappeler avec fierté le travail et l'enthousiasme de ces camarades (dont certains ont perdu la vie pour ce­la), nous devons cependant reconnaître que l'analyse sur laquelle ils s'ap­puyaient était erronée.

... mais la guerre n'est pas la situation la plus favorable pour le développement d'un processus révolutionnaire

Les  mouvements  de  lutte  que  nous avons rappelés, et en particulier ceux de 1943 en Italie, sont la preuve indiscutable du retour du prolétariat sur son terrain de classe et du début d'un pro­cessus révolutionnaire potentiel. Cepen­dant, le dénouement n'a pas été le même que pour le mouvement né contre la  guerre en 1917 : le mouvement de 1943 en Italie ne réussit pas à mettre fin à la guerre comme celui en Russie, puis en Allemagne, au début du siècle. Pas plus qu'il ne réussit à déboucher sur une issue révolutionnaire qui seule aurait permis la fin de la guerre.

Les causes de cette défaite sont multi­ples. Certaines  sont  d'ordre  général d'autres spécifiques à la situation dans laquelle se déroulaient ces événements,.

En premier lieu, s'il est vrai que la guerre pousse le prolétariat à agir de fa­çon révolutionnaire, cela est surtout vrai   dans les pays vaincus. Le prolétariat des pays vainqueurs reste en général plus soumis idéologiquement à la classe dominante, ce qui va à rencontre de l'indispensable extension mondiale dont a besoin le pouvoir prolétarien pour survivre. De plus, si la lutte arrive à im­poser la paix à la bourgeoisie, elle se prive par là même des conditions extraordinaires qui ont fait naître cette lutte. En Allemagne, par exemple, le mouve­ment révolutionnaire qui a conduit à l'armistice de 1918 a souffert fortement, après celui-ci, de la pression exercée par toute une partie des soldats qui, revenus du front, n'avaient qu'un désir : rentrer dans leur famille, profiter de cette paix tant désirée et conquise à un prix aussi élevé. En réalité, la bourgeoisie alle­mande avait retenu la leçon de la révo­lution en Russie où la poursuite de la guerre par le gouvernement provisoire, successeur du régime tsariste après fé­vrier 1917, avait constitué le meilleur aliment de la montée révolutionnaire dans laquelle les soldats avaient juste­ment joué un rôle de premier plan. C'est pour cela que le gouvernement allemand avait signé l'armistice avec l'Entente dès le 11 novembre 1918, deux jours après le début de mutineries dans la marine de guerre à Kiel.

En deuxième lieu, ces enseignements du passé sont mis à profit par la bourgeoi­sie dans la période qui précède la seconde guerre mondiale. La classe domi­nante ne s'est lancée dans la guerre qu'après s'être assurée que le prolétariat était complètement embrigadé. La dé­faite du mouvement révolutionnaire des années 1920 avait plongé le prolétariat dans un profond désarroi. A la démora­lisation s'étaient ajoutées les mystifica­tions sur le « socialisme en un seul pays » et sur la « défense de la patrie socialiste ». Ce désarroi a permis à la bourgeoisie de procéder à une répétition générale de la guerre mondiale avec la guerre d'Espagne. Là, la combativité exceptionnelle du prolétariat espagnol a été dévoyée sur le terrain de la lutte anti-fasciste, alors que le stalinisme réussissait à entraîner également sur ce terrain bourgeois des bataillons impor­tants du reste du prolétariat européen.

Enfin, dans le cours de la guerre elle-même quand, malgré toutes les difficul­tés qu'il connaissait depuis le début, le prolétariat a commencé à agir sur son terrain de classe, la bourgeoisie a pris immédiatement ses propres mesures.

En Italie, là où le danger était le plus grand, la bourgeoisie, comme nous l'avons vu, s'est empressée de changer de régime et ensuite, d'alliances. A l'au­tomne 1943, l'Italie est divisée en deux, le sud aux mains des Alliés, le reste occupé par les nazis. Sur les conseils de Churchill (« il faut laisser l'Italie mijo­ter dans son jus »), les Alliés ont retardé leur avance vers le nord, obtenant ainsi un double résultat : d'un côté, on a laissé à l'armée allemande le soin de réprimer le mouvement prolétarien ; de l'autre, on a donné aux forces « antifascistes » la tâche de dévoyer ce même mouve­ment du terrain de la lutte anticapitaliste vers celui de la lutte antifasciste. Cette opération a réussi au terme de presque une année, et à partir de ce moment, l'activité du prolétariat n'a plus été autonome, même si celui-ci continuait à revendiquer des améliora­tions immédiates. Par ailleurs, aux yeux des prolétaires, la poursuite de la guerre était due à l'occupation nazie, ce qui faisait la partie belle à la propagande des forces antifascistes.

Que la guerre des partisans ait été une lutte populaire relève en grande partie de l'affabulation. Ce fut une véritable guerre, organisée par les forces alliées et antifascistes dans laquelle la population était enrôlée de force (ou sous la pres­sion idéologique) comme dans n'importe quelle guerre. Cependant, il est vrai que le fait d'avoir laissé aux nazis la tâche de réprimer le mouvement prolétarien et de les avoir rendus responsables de la poursuite de la guerre, a favorisé une haine croissante du fascisme et, par là même, la propagande des forces parti­sanes.

En Allemagne, forte de son expérience du premier après-guerre, la bourgeoisie mondiale mène une action systématique en vue d'éviter le retour d'événements semblables à ceux de 1918-19. En premier lieu, peu avant la fin de la guerre, les Alliés procèdent à une ex­termination massive des populations des quartiers ouvriers au moyen de bombar­dements sans précédent de grandes vil­les comme Hambourg ou Dresde où, le 13 février 1945, 135 000 personnes (le double d'Hiroshima) périssent sous les bombes. Ces objectifs n'ont aucune va­leur militaire (d'ailleurs, les armées al­lemandes sont déjà en pleine déroute) : il s'agit en réalité de terroriser et d'em­pêcher toute organisation du prolétariat. En deuxième lieu, les Alliés rejettent toute idée d'armistice tant qu'ils n'ont pas occupé la totalité du territoire alle­mand : ils tiennent à administrer direc­tement ce territoire, sachant que la bourgeoisie allemande vaincue risque de ne pas être en mesure de contrôler seule la situation. Enfin, après la capitulation de cette dernière, et en étroite collabo­ration avec elle, les Alliés retiennent pendant de longs mois les prisonniers de guerre allemands afin d'éviter le mélange explosif qu'aurait pu provoquer leur rencontre avec les populations civi­les.

En Pologne, au cours de la deuxième moitié de 1944, c'est l'Armée rouge qui laisse aux forces nazies le sale boulot de massacrer les ouvriers insurgés de Var­sovie : l'Armée rouge a attendu pendant des mois à quelques kilomètres de la ville que les troupes allemandes étouf­fent la révolte. La même chose s'est produite à Budapest au début de 1945.

Ainsi dans toute l'Europe, la bourgeoi­sie, forte de l'expérience de 1917 et aler­tée par les premières grèves ouvrières, n'a pas attendu que le mouvement grandisse et se renforce : avec l'exter­mination systématique, avec le travail de détournement des luttes par les forces staliniennes et antifascistes, elle a réussi à bloquer la menace prolétarienne et à l'empêcher de grandir.

 

Le prolétariat n'a pas réussi à arrêter la deuxième guerre mondiale, pas plus qu'il n'a réussi à développer un mouve­ment révolutionnaire au cours de celle-ci. Mais, comme pour toutes les ba­tailles du prolétariat, les défaites peu­vent être transformées en armes pour les combats de demain, si le prolétariat sait en tirer les leçons. Et ces leçons, il ap­partient aux révolutionnaires d'être les premiers à les mettre en évidence, à les identifier clairement. Un tel travail sup­pose notamment, sur base d'une pro­fonde assimilation de l'expérience du mouvement ouvrier, qu'ils ne restent pas prisonniers des schémas du passé, comme cela arrive encore aujourd'hui pour la plupart des groupes du milieu prolétarien tel le PCInt (Battaglia Comunista) et les diverses chapelles de la mouvance bordiguiste.

De façon très résumée, voici les princi­pales leçons qu'il importe de tirer de l'expérience du prolétariat depuis un demi-siècle.

Contrairement à ce que pensaient les révolutionnaires du passé, la guerre gé­néralisée ne crée pas les meilleures conditions pour la révolution proléta­rienne. C'est d'autant plus vrai aujour­d'hui, alors que les moyens de destruc­tion existants rendent un éventuel con­flit mondial tellement dévastateur que cela empêcherait toute réaction proléta­rienne, et pourrait même avoir pour conséquence la destruction de l'huma­nité. S'il est une leçon que les prolétai­res doivent tirer de leur expérience pas­sée, c'est que, pour lutter contre la guerre aujourd'hui, ils doivent agir avant celle-ci. Pendant, il sera trop tard.

Aujourd'hui, les conditions pour un nouveau conflit mondial n'existent pas encore. D'un côté, le prolétariat n'est pas embrigadé au point que la bourgeoisie puisse déchaîner un tel conflit, seul aboutissement qu'elle connaisse à sa crise économique. D'autre part si, comme le CCI l'a mis en évidence, l'ef­fondrement du bloc de l'Est a induit une tendance à la formation de deux nou­veaux blocs impérialistes, on est encore très loin de la constitution effective de tels blocs et, sans eux, il ne peut y avoir de guerre mondiale.

Cela ne veut pas dire que la tendance à la guerre et que de vraies guerres n'exis­tent pas. La guerre du Golfe en 1991, celle de Yougoslavie aujourd'hui, en passant par tant de conflits répartis dans le monde entier, prouvent bien que l'effondrement du bloc de l'Est n'a pas ou­vert une période de « nouvel ordre mon­dial » mais au contraire une période d'instabilité croissante qui ne pourra mener qu'à un nouveau conflit mondial (à moins que la société ne soit engloutie et détruite avant par sa propre décom­position), si le prolétariat ne prend pas les devants grâce à son action révolutionnaire. La conscience de cette ten­dance à la guerre est un facteur impor­tant pour le renforcement de cette possibilité révolutionnaire.

Aujourd'hui le facteur le plus puissant de prise de conscience de la faillite du capitalisme est la crise économique. Une crise économique catastrophique qui ne peut trouver de solution dans le capitalisme. Ce sont ces deux facteurs qui créent les meilleures conditions pour la croissance révolutionnaire de la lutte prolétarienne. Mais cela ne sera possible que si les révolutionnaires eux-mêmes savent abandonner les vieilles idées du passé et adapter leur intervention aux nouvelles conditions historiques.

Helios



[1] [35] Sergio Turone, Storia del sindacato in Italia. Editori Laterza, p. 14.

[2] [36] Déclaration du Sous-secrétaire Tullio Cianetti, ci­tée dans le livre de Turone, p. 17.

[3] [37] Cité par Romolo Gobbi dans Opérai e Resis-tenza, Mussolini editore. Ce livre, bien qu'il soit em­preint des positions conseillisto-apolitiques de l'au­teur, montre bien le caractère anticapitaliste et spon­tané du mouvement de 43 ; comme il montre bien à travers de larges citations tirées des archives du PCI (Parti communiste italien), le caractère nationaliste et patriotique du PCI dans ce mouvement

[4] [38] Pour d'autres détails sur cette période, voir : Da-nilo Montaldi, Saggio sulla politica comunista in Italia, edizioni Quaderni piacentini.

[5] [39] Sur l'activité de la gauche communiste pendant la guerre, voir notre livre La gauche communiste d'Italie, 1927-1952.

Géographique: 

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Evènements historiques: 

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Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessite matérielle [7e partie] I

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L'étude du Capital et des fondements du communisme 

1. L'histoire en toile de fond

Dans le précédent article de cette série, ([1] [43]) nous avons vu que Marx et sa tendance, ayant atteint leurs limites avec la défaite des révolutions de 1848 et l'ouverture d'une nouvelle période de croissance capitaliste, ont mis en oeuvre le projet de mener une recherche théori­que approfondie, dans le but de décou­vrir la dynamique concrète du mode de production capitaliste et, par consé­quent, la base concrète pour pouvoir le remplacer par un ordre social commu­niste.

Dès 1844, Marx dans les Manuscrits économiques et philosophiques, et En­gels dans l’Esquisse d'une critique de l'économie politique, avaient commencé à étudier et à critiquer, d'un point de vue prolétarien, les fondements économi­ques de la société capitaliste ainsi que les théories économiques de la classe capitaliste, généralement connues sous le nom d' « économie politique ». La compréhension du fait que la théorie communiste devait être solidement établie sur le terrain d'une analyse éco­nomique de la société bourgeoise, cons­tituait déjà une rupture décisive avec les conceptions utopiques du communisme qui prévalaient jusqu'alors dans le mou­vement ouvrier. Cela signifiait, en effet, que la dénonciation des souffrances et de l'aliénation engendrées par le sys­tème de production capitaliste ne se ré­duisait plus à une objection purement morale envers ses injustices. Au con­traire, les horreurs du capitalisme étaient analysées comme des expres­sions inévitables de sa structure éco­nomique et sociale, et ne pouvaient donc être supprimées que par la lutte révolu­tionnaire d'une classe sociale ayant un intérêt matériel à réorganiser la société.

Entre 1844 et 1848, la fraction « marxiste » développa une compré­hension plus claire des mécanismes pro­fonds du système capitaliste, une vision historique plus dynamique qui conçoit le capitalisme comme la dernière de la longue série des sociétés divisées en classes, et comme un système dont les contradictions fondamentales l'amène­raient finalement à s'effondrer, posant ainsi la nécessité et la possibilité de la nouvelle société communiste ([2] [44]). Ce­pendant, la tâche primordiale des révo­lutionnaires, durant cette phase, était de construire une organisation politique communiste et d'intervenir dans les énormes soulèvements sociaux qui ont secoué l'Europe durant l'année 1848. Bref, la nécessité de mener activement un combat politique était prioritaire par rapport au travail d'élaboration théori­que. Au contraire, avec la défaite des révolutions de 1848 et la bataille qui s'ensuivit contre les illusions activistes et immédiatistes qui menèrent à la mort de la Ligue Communiste, il était devenu essentiel de prendre du recul par rapport à l'activité purement immédiate et de développer une vision plus profonde, à plus long terme, de l'avenir de la société capitaliste.

 

L'économie politique et au-delà

Durant plus d'une décennie, Marx s'est donc à nouveau lancé dans le vaste pro­jet théorique qu'il s'était fixé au début des années 1840. Ce fut la période du­rant laquelle il travailla de longues heu­res au British Museum, étudiant non seulement les économistes politiques classiques mais aussi une grande masse d'informations sur le fonctionnement contemporain de la société capitaliste le système de la manufacture, la mon­naie, le crédit, le commerce internatio­nal ; non seulement l'histoire des débuts du capitalisme, mais aussi celle des ci­vilisations et des sociétés pré-capitalistes. L'objectif initial de ces recherches était celui qu'il s'était fixé une décennie auparavant : produire un travail monu­mental sur « l'Économie » qui ne consti­tuerait lui-même qu'une partie d'un tra­vail plus global traitant, entre autres choses, de questions plus directement politiques et de l'histoire de la pensée socialiste. Mais comme Marx l'écrivait dans une lettre à Wedemeyer, « le tra­vail sur lequel je suis, a tellement de ramifications » que l'échéance finale du travail sur l'Économie était constam­ment repoussée, d'abord pour des semaines, puis pour des années. En fait, il n'a jamais été achevé : seul le premier volume du Capital a été réellement terminé par Marx. La masse de matériel provenant de cette période a dû soit être complétée par Engels et n'a été publiée qu'après la mort de Marx (les deux vo­lumes suivants du Capital), soit, comme dans le cas des Grundrisse (les Fondements de la Critique de l'Économie Politique, ébauche de brouillon), n'a jamais dépassé le stade de collection de notes élaborées qui n'ont été disponibles à l'Ouest qu'à par­tir des années 1950, et n'ont été complètement traduites en anglais qu'en 1973.

Toutefois, bien que ce fût une période de grande pauvreté et de souffrances per­sonnelles pour Marx et sa famille, ce fut aussi la période la plus féconde de sa vie pour ce qui est de l'aspect le plus théori­que de son travail. Et ce n'est pas par hasard si la plus grande partie de la gigantesque production de ces années fut dédiée à l'étude de l'économie politique, car c'était la clé pour parvenir à une compréhension réellement scientifique de la structure et du mouvement du mode capitaliste de production.

Dans sa forme classique, l'économie politique était une des expressions les plus avancées de la bourgeoisie révolu­tionnaire.

« Historiquement, elle fit son apparition comme partie intégrante de la nouvelle science de la société civile, créée par la bourgeoisie au cours de sa lutte révolu­tionnaire pour instaurer cette formation socio-économique nouvelle. L'économie politique fut donc le complément réa­liste de la grande commotion philoso­phique, morale, esthétique, psychologi­que, juridique et politique, de l'époque dite des "lumières", à l'occasion de la­quelle les porte-parole de la classe as­cendante exprimèrent pour la première fois la nouvelle conscience bourgeoise, qui correspondait au changement inter­venu dans les conditions réelles de l'existence. » ([3] [45])

Comme telle, l'économie politique a été capable, jusqu'à un certain point, d'analyser le mouvement réel de la so­ciété bourgeoise, de la voir comme une totalité plutôt que comme une somme de fragments, et de saisir ses rapports fon­damentaux au lieu d'être abusée par les phénomènes superficiels. En particulier, les travaux d'Adam Smith et de David Ricardo sont presque arrivés à dévoiler le secret résidant au coeur même du sys­tème : l'origine et la signification de la valeur, la valeur des marchandises. Champions de la défense des « classes productives » contre la noblesse oisive et toujours plus parasitaire, ces éco­nomistes de l'école anglaise ont été ca­pables de voir que la valeur de la mar­chandise est essentiellement déterminée par la quantité de travail humain que celle-ci contient. Mais, encore une fois, seulement jusqu'à un certain point. Puisqu'elle exprimait le point de vue de la nouvelle classe exploiteuse, inévita­blement l'économie politique bourgeoise devait mystifier la réalité pour dissimu­ler la nature exploiteuse du nouveau mode de production. Et cette tendance à justifier le nouvel ordre devenait plus évidente, au fur et à mesure que la so­ciété bourgeoise révélait ses contradic­tions internes, avant tout la contradic­tion sociale entre Capital et travail, mais aussi les contradictions économiques qui plongeaient périodiquement le système dans la crise. Déjà, durant les années 1820 et 1830, la lutte de classe des ouvriers et la crise de surproduction avaient fait une apparition manifeste sur la scène historique. Entre Adam Smith et Ricardo, il y a déjà une « réduction de la vision théorique et les débuts d'une sclérose formelle » ([4] [46]), car ce dernier manifeste moins d'intérêt à examiner le système comme une totalité. Mais les « théoriciens » éco­nomistes de la bourgeoisie qui leur suc­cèdent, sont de moins en moins capables de contribuer utilement à la com­préhension de leur propre économie. Comme dans tous les aspects de la pen­sée bourgeoise, ce processus de dégéné­rescence atteint son apogée dans la pé­riode de décadence du capitalisme. Pour la plupart des écoles d'économistes au­jourd'hui, l'idée que le travail humain a quelque chose à voir avec la valeur, est rejetée comme un anachronisme ridi­cule. Cependant, il va sans dire que ces mêmes économistes sont complètement déconcertés par l'effondrement toujours plus évident de l'économie mondiale moderne.

Marx adopta la même approche pour l'économie politique classique que celle qu'il avait utilisée pour la philosophie de Hegel : en l'abordant du point de vue prolétarien et révolutionnaire, il fut ca­pable d'assimiler ses contributions les plus importantes tout en dépassant ses limites. Ainsi, il démontra que :

- Bien que ce fait primordial soit dissi­mulé dans le procès de production capitaliste, contrairement aux sociétés de classes antérieures, le capitalisme est néanmoins un système d'exploitation de classe et ne peut être rien d'autre. Ce fut le message essentiel de sa con­ception de la plus-value.

- Malgré son incroyable caractère ex­pansif, la dynamique de soumission de la planète entière à ses lois, le capitalisme n'est qu'un mode de production historiquement transitoire comme l'esclavagisme romain ou le féodalisme médiéval. Une société basée sur la production universelle de marchandi­ses est inévitablement condamnée, par la logique de son fonctionnement in­terne, au déclin et à l'effondrement ul­time.

- Le communisme est donc une possi­bilité matérielle ouverte par le déve­loppement sans précédent des forces productives par le capitalisme lui­-même. Il est aussi une nécessité, si l'humanité veut échapper aux consé­quences dévastatrices des contradic­tions économiques du capitalisme.

Mais si l'étude des lois du Capital, par­fois dans les détails les plus étonnants, se trouve au coeur du travail de Marx durant cette période, il ne se limita pas à cela. Marx avait hérité d'Hegel la com­préhension que le particulier et le con­cret, dans ce cas, le capitalisme, ne pou­vaient être compris que dans leur totali­té historique, c'est-à-dire, avec la vaste toile de fond de toutes les formes de so­ciétés humaines depuis les premiers jours de l'espèce. Dans les Manuscrits de 1844, Marx a dit que le communisme était la « solution à l'énigme de l'his­toire ». Le communisme est l'héritier immédiat du capitalisme ; mais tout comme l'enfant est également le produit de toutes les générations qui l'ont pré­cédé, on peut dire que « le mouvement entier de l'histoire est l'acte de genèse » de la société communiste. C'est pour­quoi une bonne partie des écrits de Marx sur le Capital contient aussi de longues digressions sur des questions « anthropologiques », basées sur les ca­ractéristiques de l'homme en général, et sur les modes de production qui ont pré­cédé la société bourgeoise. C'est parti­culièrement vrai des Grundrisse. D'un côté, ils sont une « ébauche de brouillon » du Capital ; de l'autre ils sont un prologue à une investigation de plus grande ampleur dans laquelle Marx traite dans les détails non seulement de la critique de l'économie politique comme telle, mais aussi de quelques questions      anthropologiques ou «philosophiques» soulevées dans les Manuscrits de 1844, plus particulière­ment le rapport entre l'homme et la nature, et le problème de l'aliénation. Ils contiennent aussi la présentation la plus élaborée par Marx des différents modes de production pré-capitalistes. Mais tou­tes ces questions sont aussi traitées dans Le Capital, particulièrement dans le premier volume, même si c'est sous une forme plus réduite et plus concentrée.

Donc, avant d'aborder l'analyse par Marx de la société capitaliste en parti­culier, nous allons essayer de voir les thèmes plus historiques et généraux qu'il traite dans les Grundrisse et dans Le Capital, car ils n'en sont pas moins es­sentiels dans la compréhension de Marx de la perspective et de la physionomie du communisme.

 

L'homme, la nature et l'aliénation

Nous avons déjà mentionné ([5] [47]) qu'il existe une école de pensée, incluant par­fois de véritables disciples de Marx, se­lon laquelle le travail de ce dernier arri­vé à maturité démontrerait sa perte d'in­térêt, ou serait même un reniement, de certains axes de l'investigation qu'il avait menée dans ses travaux de jeu­nesse, particulièrement dans les Manus­crits de 1844 : la question de l'« être générique » de l'homme, le rapport en­tre l'homme et la nature, et le problème de l'aliénation. L'argument consiste en ceci que de telles conceptions sont liées à une vision « Feuerbachienne », hu­maniste, et même utopique du commu­nisme que Marx avait, avant qu'il ne développe définitivement la théorie du matérialisme historique. Bien que nous ne niions pas qu'il y ait certaines in­fluences philosophiques dans sa période parisienne, nous avons déjà défendu ([6] [48]) que l'adhésion de Marx au mouvement communiste était conditionnée par l'adoption d'une position qui l'amenait au-delà des Utopistes, à un point de vue prolétarien et matérialiste. Le concept de l'homme, de son « être générique » dans les Manuscrits n'est pas assimila­ble à celui de « l'essence humaine » de Feuerbach, critiqué dans les Thèses sur Feuerbach. Ce n'est pas une religion abstraite, individualisée de l'humanité, mais déjà une conception de l'homme social, de l'homme comme être qui se crée lui-même par le travail collectif Et quand nous nous tournons vers les Grundrisse et Le Capital, nous consta­tons que cette définition est approfondie et clarifiée, plutôt que rejetée. Cer­tainement, dans les Thèses sur Feuer­bach, Marx rejette catégoriquement toute idée d'une essence humaine stati­que. Et il insiste : « l'essence de l'homme n'est pas une abstraction inhé­rente à l'individu isolé. Dans sa réalité, elle est l'ensemble des rapports so­ciaux. » Mais cela ne signifie pas que l'homme « comme tel » soit une non­ réalité ou une page vide qui serait entiè­rement et absolument modelée par cha­que forme particulière de l'organisation sociale. Une telle vue rendrait impossi­ble pour le matérialisme historique l'ap­proche de l'histoire humaine comme une totalité : on se retrouverait avec une sé­rie fragmentée de photos de chaque type de société, sans que rien ne les relie dans une vision globale. L'approche de cette question, dans les Grundrisse et dans Le Capital, est très loin de ce ré­ductionnisme sociologique ; au lieu de cela, elle est fondée sur une vision de l'homme en tant qu'espèce dont l'unique caractéristique est sa capacité à se trans­former lui-même et son environnement, au travers du procès du travail et au tra­vers de l'histoire.

La question « anthropologique », la question de l'homme générique, de ce qui distingue l'homme des autres espè­ces animales, est traitée dans le premier volume du Capital. Il commence par une définition du travail car c'est par le travail que l'homme se produit lui-même. Le procès du travail est : « la condition générale des échanges maté­riels entre l'homme et la nature, une nécessité physique de la vie humaine, indépendante par cela même de toutes ses formes sociales, ou plutôt également commune à toutes » (...) « Le travail est de prime abord un acte qui se passe en­tre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle. Les for­ces dont son corps est doué, bras et jambes, têtes et mains, il les met en mouvement, afin de s'assimiler des ma­tières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu'il agit par ce mouvement sur la nature et la modifie, il modifie sa propre nature, et déve­loppe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n'a pas en­core dépouillé son mode purement ins­tinctif Notre point de départ c'est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l'homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. » ([7] [49]).

Dans les Grundrisse, le caractère social de cette forme d'activité « exclusivement humaine » est aussi souligné : « Que ce besoin de l'un puisse être satisfait par le produit de l'autre et vice versa, que l'un soit capable de produire l'objet du be­soin de l'autre et que chacun se pré­sente à l'autre comme le propriétaire de l'objet de son besoin, cela prouve que chacun dépasse, en tant qu'homme, son propre besoin particulier, etc., et qu'ils se comportent l'un par rapport à l'autre comme des hommes ; qu'ils sont tous conscients de leur communauté d'es­pèce. Il n'arrive d'ailleurs pas que des éléphants produisent pour des tigres, ou des animaux pour d'autres animaux. » ([8] [50]) Ces définitions de l'homme comme animal qui seul possède une conscience de lui-même et une activité vitale capable de se fixer des objectifs, qui produit universellement plutôt qu'unilatéralement, sont remarquable­ment similaires aux formulations conte­nues dans les Manuscrits. ([9] [51])

De nouveau, comme dans les Manus­crits, ces définitions supposent que l'homme fait partie de la nature : dans le passage précédent du Capital il est dit : l'homme est « une des propres forces de la nature », et dans les Grundrisse est utilisée exactement la même termino­logie que dans le texte de Paris : la na­ture est le « corps réel » de l'homme ([10] [52]). C'est surtout au niveau d'une com­préhension plus profonde de l'évolution historique des relations entre l'homme et le reste de la nature que les derniers ouvrages représentent une avancée par rapport aux Manuscrits.

 

« Ce n'est pas l'unité des hommes vi­vants et actifs avec les conditions natu­relles, inorganiques de leur échange de substance avec la nature ni, par consé­quent, leur appropriation de la nature, qui demande à être expliquée ou qui est le résultat d'un procès historique, mais la séparation entre ces conditions inor­ganiques de l'existence humaine et cette existence active, séparation qui n'a été posée comme séparation totale que dans le rapport du travail salarié et du Capital. » ([11] [53])

Ce processus de séparation entre l'homme et la nature est vu par Marx d'une manière profondément dialecti­que.

D'un côté, c'est le réveil des « pouvoirs endormis » de l'homme, le pouvoir de se transformer lui-même et le monde au­tour de lui. C'est une caractéristique gé­nérale du procès de travail : l'histoire comme développement graduel, quoique irrégulier, des capacités productives de l'humanité. Mais ce développement a toujours été freiné par les formations sociales qui ont précédé le Capital, dans lesquelles les limites de l'économie na­turelle maintenaient aussi l'homme dans les limites des cycles de la nature. Le capitalisme, au contraire, crée de nou­velles possibilités pour dépasser cette subordination.

« D'où la grande influence civilisatrice du Capital. Le fait qu'il produise un ni­veau de société par rapport auquel tous les autres niveaux antérieurs n'appa­raissent que comme des développements locaux de l'humanité et comme une ido­lâtrie naturelle. C'est seulement avec lui que la nature devient un pur objet pour l'homme, une pure affaire d'uti­lité ; qu'elle cesse d'être reconnue comme une puissance pour soi ; et même la connaissance théorique de ses lois autonomes n'apparaît elle-même que comme une ruse visant à la soumet­tre aux besoins humains, soit comme objet de consommation, soit comme moyen de production. Le Capital, selon cette tendance, entraîne aussi bien au­-delà des barrières et des préjugés na­tionaux que de la divinisation de la na­ture et de la satisfaction traditionnelle des besoins, modestement circonscrite à l'intérieur de limites déterminées et de la reproduction de l'ancien mode de vie. Il détruit et révolutionne constamment tout cela, renversant tous les obstacles qui freinent le développement des forces productives, l'extension des besoins, la diversité de la production et l'exploita­tion et l'échange des forces naturelles et intellectuelles. » ([12] [54])

D'un autre côté, la conquête de la nature par le Capital, sa réduction de la nature à un simple objet, a les conséquences les  plus contradictoires. Comme poursuit le passage.

« Mais, si le Capital pose chaque limite de ce type comme un obstacle qu'il surmonte ainsi de manière idéale, il ne le surmonte pas réellement pour au­tant ; et, comme chacun de ces obstacles est en contradiction avec sa déter­mination et sa destination, sa produc­tion se meut dans des contradictions qui sont constamment surmontées, mais tout aussi constamment posées. Il y a plus. L'universalité à laquelle le Capital aspire irrésistiblement se heurte à des obstacles qu'il rencontre dans sa nature propre et qui le font reconnaître lui-même à une certaine phase de son développement comme obstacle majeur à cette même tendance à l'universalité, le poussant donc à sa propre aboli­tion. » (Ibid.).

Après avoir vécu 80 ans de décadence capitaliste, dans une époque où le Capital est définitivement devenu la plus grande barrière à sa propre expansion, nous pouvons apprécier là, la complète validité du pronostic de Marx. Plus grand est le développement des forces productives du capitalisme, plus univer­sel son règne sur la planète, et plus grandes et destructives sont les crises et les catastrophes qu'il entraîne dans son sillage : non seulement par les crises directement économiques, sociales et po­litiques, mais aussi par les crises « écologiques » qui signifient la menace d'une rupture complète de « l'échange métabolique de l'homme avec la nature ».

Nous pouvons voir clairement que, con­trairement aux prétendus critiques radi­caux du marxisme, la reconnaissance par Marx de « l'influence civilisatrice » du Capital, n'a jamais été une apologie du Capital. Le processus historique, dans lequel l'homme s'est séparé lui-même du reste de la nature, est aussi la chronique du processus qui rend l'homme étranger à lui-même, un mouvement qui a atteint son apogée, ou son abîme, dans la so­ciété bourgeoise, dans le rapport du tra­vail salarié que les Grundrisse définis­sent comme « la forme extrême de l'aliénation ». ([13] [55]) C'est cela qui peut effectivement souvent faire croire que le « progrès » capitaliste, qui subordonne impitoyablement tous les besoins hu­mains à l'expansion incessante de la production, est plutôt une régression par rapport aux époques précédentes.

« C'est ainsi que l'opinion ancienne se­lon laquelle l'homme apparaît toujours comme la finalité de la production, quel que soit le caractère borné de ses dé­terminations nationales, religieuses, po­litiques, semble d'une grande élévation en regard du monde moderne, où c'est la production qui apparaît comme la fi­nalité de l'homme, et la richesse comme finalité de la production. (...) Dans l'économie bourgeoise - et à l'époque de production à laquelle elle correspond - cette complète élaboration de l'intério­rité humaine apparaît au contraire comme un complet évidage, cette objec­tivation universelle, comme totale alié­nation, et le renversement de toutes les fins déterminées et unilatérales, comme le sacrifice de la fin en soi à une fin tout à fait extérieure. » ([14] [56]).

Mais ce triomphe final de l'aliénation signifie aussi l'avènement des condi­tions pour la pleine réalisation des pou­voirs créatifs de l'humanité, libérés à la fois de l'inhumanité du Capital et des limites restrictives des rapports sociaux pré-capitalistes.

« Mais, en fait, une fois que la forme bourgeoise bornée a disparu, qu'est-ce que la richesse, sinon l'universalité des besoins, des capacités, des jouissances, des forces productives des individus, universalité engendrée dans l'échange universel ? Sinon le plein développe­ment de la domination humaine sur les forces de la nature, tant sur celles de ce qu'on appelle la nature que sur celles de sa propre nature ? Sinon l'élabora­tion absolue de ses aptitudes créatrices, sans autre présupposé que le dévelop­pement historique antérieur qui fait une fin en soi de cette totalité du dévelop­pement, du développement de toutes les forces humaines en tant que telles, sans qu'elles soient mesurées à une échelle préalablement fixée ? Sinon un état de choses où l'homme ne se reproduit pas selon une déterminité particulière, mais où il produit sa totalité, où il ne cher­che pas à rester quelques chose ayant son devenir derrière soi, mais où il est pris dans le mouvement absolu du de­venir ? »

La vision dialectique de l'histoire reste une énigme et un scandale pour tous les défenseurs du point de vue bourgeois, qui est à jamais bloqué par un dilemme « ou bien - ou bien » entre l'apologie gé­nérale du « progrès » et la nostalgie d'un passé idéalisé.

« A des stades antérieurs de dévelop­pement, l'individu singulier apparaît plus complet, parce qu'il n'a justement pas encore élaboré la plénitude de ses relations et n'a pas encore fait face à celles-ci en tant que pouvoirs et rap­ports sociaux indépendants de lui. Il est aussi ridicule d'avoir la nostalgie de cette plénitude originelle que de croire qu'il faille en rester à cette vacuité. Le point de vue bourgeois n'a jamais dé­passé l'opposition à cette vue romanti­que, et c'est pourquoi c'est cette der­nière qui constitue légitimement le con­traire des vues bourgeoises et les ac­compagnera jusqu'à leur dernier souf­fle ». ([15] [57])

Dans tous ces passages, nous pouvons voir que ce qui s'applique à la problé­matique de « l'homme générique » et son rapport à la nature, s'applique aussi au concept d'aliénation : loin d'aban­donner les concepts de base formulés dans ses travaux de jeunesse, le Marx mûr les enrichit en les situant dans toute leur dynamique historique. Et dans la seconde partie de cet article, nous ver­rons comment, dans les descriptions de la société future contenues ici et là tout au long des Grundrisse et du Capital, Marx considère encore que le dépasse­ment de l'aliénation et la conquête d'une activité vitale réellement humaine reste au cœur de tout le projet communiste.

 

De la vieille communauté à la nouvelle

Le « déclin » contradictoire de l'indi­vidu apparemment plus développé des premiers temps jusqu'à l'ego séparé de la société bourgeoise, exprime une autre facette de la dialectique historique de Marx : la dissolution des formes com­munales primordiales par l'évolution des rapports marchands. C'est un sujet qui parcourt tout les Grundrisse, mais qui est aussi résumé dans le Capital. Il s'agit d'un élément crucial dans la ré­ponse de Marx à la vision du genre hu­main contenue dans l'économie politi­que bourgeoise, et donc dans son es­quisse de la perspective communiste.

En effet, une des critiques que fait cons­tamment Marx à l'économie politique bourgeoise dans les Grundrisse, est la manière avec laquelle « elle s'identifie mythologiquement avec le passé », pré­sentant ses propres catégories parti­culières comme des absolus de l'exis­tence humaine. C'est ce qui est appelé parfois la vision de l'histoire à la Robin­son Crusoé : l'individu isolé, et non l'homme social, comme point de dé­part ; la propriété privée comme la forme originelle et essentielle de la pro­priété ; le commerce, plutôt que le tra­vail collectif, comme clé de la compréhension de la création de la richesse. Ainsi, dès la première page des Grundrisse, Marx ouvre le feu contre de telles « Robinsonnades », et souligne : « plus on remonte dans le cours de l'histoire, plus l'individu, et par suite l'individu producteur lui aussi, apparaît dans un état de dépendance, membre d'un en­semble plus grand : cet état se mani­feste d'abord de façon tout à fait natu­relle dans la famille, et dans la famille élargie à la tribu ; puis dans les diffé­rentes formes de la communauté issue de l'opposition et de la fusion des tri­bus. Ce n'est qu'au 18e siècle, dans la "société civile-bourgeoise", que les dif­férentes formes de l'interdépendance sociale se présentent à l'individu comme un simple moyen de réaliser ses buts particuliers, comme un nécessité extérieure. » ([16] [58])

Ainsi, l'individu isolé est avant tout un produit historique, et en particulier un produit du mode bourgeois de produc­tion. Les formes communautaires de propriété et de production n'étaient pas seulement les formes sociales originelles dans les époques primitives ; elles persistent aussi dans tous les modes de production basés sur la division des classes qui ont succédé à la dissolution de la société primitive sans classe. Ceci est plus clair dans le mode « asiatique » de production dans lequel l'appareil de l'Etat central s'approprie le surplus des communes villageoises qui continuaient de vivre, en grande partie, suivant les traditions immémoriales de la vie tri­bale, un fait que Marx considérait comme « la clef de l'immutabilité des sociétés asiatiques, immutabilité qui contraste d'une manière si étrange avec la dissolution et la reconstruction in­cessantes des Etats asiatiques, les changements violents de leurs dynas­ties. » ([17] [59])

Dans les Grundrisse, Marx insiste sur comment la forme asiatique « se main­tient le plus longuement et le plus opi­niâtrement » ([18] [60]), un point repris par Rosa Luxemburg dans L'accumulation du Capital où elle montre la difficulté pour le Capital et les rapports mar­chands d'arracher les unités de base de ces sociétés à la sécurité de leurs rap­ports communautaires.

Dans les sociétés esclavagistes et féoda­les, les anciennes communautés sont davantage émiettées par le développe­ment des rapports marchands et de la propriété privée, un fait important pour comprendre pourquoi l'esclavagisme et le féodalisme contenaient, au sein de leur propre dynamique, des éléments permettant l'émergence du capitalisme, alors que celui-ci dut être imposé « de l'extérieur » à la société asiatique. Néan­moins, des vestiges importants de la forme communautaire peuvent être trouvés à l'origine de ces formations par exemple, la cité romaine surgit comme communauté de groupes de pa­rents ; le féodalisme ne surgit pas seu­lement de l'effondrement de la société esclavagiste romaine, mais aussi des ca­ractéristiques spécifiques de la commu­nauté tribale « germanique » ; et la tra­dition des terres communautaires a été maintenue par les classes paysannes, très souvent comme question motivant leurs révoltes et leurs insurrections, tout au long de la période médiévale. La ca­ractéristique principale de toutes ces formes sociales est qu'elles étaient do­minées par l'économie naturelle : la production de valeur d'usage avait le dessus sur la production de valeur d'échange. Et c'est justement le déve­loppement de cette dernière qui est l'agent dissolvant de la vieille commu­nauté.

« L'avidité d'argent ou frénésie d'enri­chissement signifie nécessairement le déclin des anciennes communautés. D'où l'opposition que l'argent suscite. L'argent lui-même est la communauté et ne peut en tolérer aucune autre qui lui soit supérieure. Mais cela présuppose le complet développement des valeurs d'échange et donc d'une organisation de la société qui corresponde à ce déve­loppement. » ([19] [61]).

Dans toutes les sociétés antérieures, « la valeur d'échange n'était pas le nexus rerum » mais existait dans des « interstices » ; ce n'est que dans la so­ciété capitaliste que la valeur d'échange se saisit finalement du coeur même du procès de production, que l'ancienne Gemeinwesen est finalement détruite complètement, au point que la vie communautaire est peinte comme l'exact opposé de la nature humaine ! Il est facile de voir comment cette analyse reprend et renforce la théorie de Marx sur l'aliénation.

L'importance de cette question de la communauté originelle dans l'oeuvre de Marx, se reflète dans le temps que les fondateurs du matérialisme historique lui ont consacrée. Elle apparaît déjà dans L'Idéologie Allemande dans les années 1840 ; Engels, s'appuyant sur les études ethnographiques de Morgan, abordent la même question dans les an­nées 1870, dans L'Origine de la fa­mille, de la propriété privée et de l'État. A la fin de sa vie, Marx approfondissait de nouveau cette même question. Les peu connus Cahiers ethnographiques proviennent de cette période. C'est un aspect essentiel de la réponse marxiste aux hypothèses de l'économie politique sur la nature humaine. Loin de consti­tuer des traits essentiels et invariables de l'existence humaine, il y est démon­tré que les catégories telles que la pro­priété privée et la valeur d'échange, ne sont que des expressions transitoires d'époques historiques particulières. Et alors que la bourgeoisie essaye de pré­senter la cupidité pour la richesse en monnaie comme quelque chose d'inné dans les fondements de l'être de l'homme, les recherches historiques de Marx ont découvert le caractère essen­tiellement social de l'espèce humaine.

Toutes ces découvertes sont de puissants arguments en faveur de la possibilité du communisme.

L'approche de Marx sur cette question ne glisse jamais dans une nostalgie ro­mantique du passé. La même dialecti­que est appliquée ici comme dans la question du rapport de l'homme avec la nature, puisque les deux questions n'en sont réellement qu'une : l'individu est intégré dans la tribu comme la tribu est intégrée dans la nature. Ces organismes sociaux « ont pour base l'immaturité de l'homme individuel - dont l'histoire n'a pas encore coupé, pour ainsi dire, le cordon ombilical qui l'unit à la commu­nauté naturelle d'une tribu primitive - ou des conditions de despotisme et d'es­clavage. Le degré inférieur de dévelop­pement des forces productives du tra­vail qui les caractérise, et qui par suite imprègne tout le cercle de la vie maté­rielle, l'étroitesse des rapports des hommes, soit entre eux, soit avec la na­ture, se reflète idéalement dans les vieilles religions nationales. » ([20] [62])

La société capitaliste, avec sa masse d'individus atomisés, séparés et aliénés les uns aux autres par la domination de la marchandise, est donc l'exact opposé du communisme primitif, le résultat d'un processus historique long et con­tradictoire menant de l'un à l'autre. Mais cette rupture du cordon ombilical qui liait l'homme à la tribu et à la na­ture, est une nécessité douloureuse pour que l'humanité finisse par vivre dans une société qui soit à la fois vraiment communautaire et vraiment indivi­duelle, une société où le conflit entre le social et les besoins de l'individu doit être dépassé.

 

L'ascendance et la décadence des formations sociales

L'étude des formations sociales précé­dentes n'est rendue possible que par l'émergence du capitalisme.

« La société bourgeoise est l'organisa­tion historique de la production la plus développée et la plus variée qui soit. De ce fait, les catégories qui expriment les rapports de cette société, la compréhen­sion de son articulation, permettent en même temps de se rendre compte de l'articulation et des rapports de produc­tion de toutes les formes de société dis­parues avec les débris et les éléments desquelles elle s'est édifiée, dont cer­tains vestiges non encore dépassés pour une part subsistent en elle. » ([21] [63]). En même temps, cette compréhension des formations sociales devient, dans les mains du prolétariat, une arme contre le Capital. Comme Marx l'écrit dans Le Capital, « Les catégories de l'économie bourgeoise sont des formes de l'intellect qui ont une vérité objective, en tant qu'elles reflètent des rapports sociaux réels, mais ces rapports n'appartiennent qu'à cette époque historique détermi­née, où la production marchande est le mode de production social. Si donc nous envisageons d'autres formes de production, nous verrons disparaître aussitôt tout ce mysticisme qui obscur­cit les produits du travail dans la pé­riode actuelle. » ([22] [64]). En résumé, le capitalisme n'est qu'un des éléments de la série de formations sociales qui se sont développées et ont décliné, du fait de contradictions économiques et socia­les que l'analyse permet de discerner. Vu dans ce cadre historique, le capital­isme, la société de la production univer­selle de marchandises, n'est pas le pro­duit de la nature mais « un mode de production défini, historiquement dé­terminé », destiné à disparaître tout au­tant que l'esclavagisme romain ou le féodalisme médiéval.

 

La présentation la plus succincte et la plus connue de cette vision globale de l'histoire apparaît dans l'Avant-propos de la Contribution à la critique de l'économie politique, publiée en 1858. Ce court texte n'est pas seulement un ré­sumé des travaux contenus dans les Grundrisse, mais aussi des fondements de toute la théorie du matérialisme his­torique de Marx. Le passage commence par les prémisses de base de cette théo­rie.

« Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indé­pendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un de­gré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports de produc­tion constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridi­que et politique et à laquelle corres­pondent des formes de conscience so­ciale déterminées. Le mode de produc­tion de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et in­tellectuel en général. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience. » ([23] [65])

Il s'agit là d'un des plus remarquables résumés de la conception matérialiste de l'histoire : le mouvement de l'histoire ne peut pas être compris, comme il l'avait été jusqu'alors, au travers des idées que les hommes se font d'eux-mêmes, mais en étudiant ce qui sous-tend ces idées, les processus et les rapports sociaux au travers desquels les hommes produisent et reproduisent leur vie matérielle. Ayant résumé ce point essentiel, Marx continue alors :

« A un certain stade de leur développe­ment, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production exis­tants, ou, ce qui n'en est que l'expres­sion juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l'énorme superstructure. »

C'est donc un axiome de base du maté­rialisme historique que les formations économiques (dans le même texte Marx mentionne « les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois » comme « des époques progressives de l'ordre socio-économique ») passent nécessairement par des périodes d'ascen­dance, quand les rapports sociaux sont « des formes de développement », et par des périodes de déclin, ou de décadence, « l'ère de la révolution sociale », quand ces mêmes rapports se transforment en « entraves ». Ré exposer ce point ici peut sembler banal, mais il est nécessaire de le faire car il y a beaucoup d'éléments, dans le mouvement révolutionnaire, qui se réclament de la méthode du matéria­lisme historique et argumentent encore de manière véhémente contre la notion de décadence capitaliste telle qu'elle est défendue par le CCI et d'autres organi­sations prolétariennes: De telles attitu­des peuvent se retrouver à la fois parmi les groupes bordiguistes et les héritiers de la tradition conseilliste. Les bordi­guistes, en particulier, peuvent concéder que le capitalisme passe par des crises d'une magnitude et d'une destruction croissantes, mais ils rejettent notre in­sistance sur l'entrée définitive du capitalisme dans sa propre époque de révo­lutions sociales depuis 1914. Il s'agit là pour eux d'une innovation non-prévue par « l'invariance » du marxisme.

Jusqu'à un certain point, ces arguments contre la décadence sont des arguties sémantiques. En général, Marx n'a pas utilisé la formulation « décadence du capitalisme », car il ne considérait pas que cette période avait déjà commencé. Il est vrai que, durant sa vie politique, il est arrivé qu'Engels et lui aient succom­bé à un optimisme excessif sur la pos­sibilité imminente de la révolution : ce fut particulièrement vrai en 1848 ([24] [66]). Et, même après avoir révisé leur pro­nostic, après la défaite des révolutions de 1848, les fondateurs du marxisme n'ont jamais vraiment abandonné l'es­poir de voir poindre la nouvelle ère de leur vivant. Mais leur pratique politique tout au long de leur vie, s'est basée fon­damentalement sur la reconnaissance que la classe ouvrière continuait à déve­lopper ses forces, son identité, son pro­gramme politique au sein d'une société bourgeoise qui n'avait pas encore rempli sa mission historique.

Néanmoins, Marx parle bien des pério­des de déclin, de dépérissement ou de dissolution des modes de production qui ont précédé le capitalisme, particuliè­rement dans les Grundrisse ([25] [67]). Et il n'y a rien dans son oeuvre qui suggère que le capitalisme serait fondamentalement différent, ce qui lui éviterait d'une façon ou d'une autre sa propre période de décl­in. Au contraire, les révolutionnaires de la gauche de la Seconde Internationale se basaient entièrement sur la méthode et les prévisions de Marx quand ils proclamaient que la première guerre mondiale avait finalement et incontes­tablement ouvert « une nouvelle épo­que, (..) époque de désagrégation du capitalisme, de son effondrement inté­rieur » comme l'affirma le premier con­grès de l'Internationale Communiste en 1919. Comme nous le défendons dans notre introduction à notre brochure La décadence du capitalisme, tous les groupes de la gauche communiste qui ont adopté la notion de décadence du capitalisme, du KAPD à Bilan et Inter­nationalisme, ont simplement continué cette tradition « classique ». Comme marxistes conséquents, ils ne pouvaient pas faire plus, ni moins : le matéria­lisme historique leur imposait de se prononcer sur la question de savoir à quel moment le capitalisme était devenu une entrave au développement des for­ces productives de l'humanité. L'en­gloutissement du travail accumulé par des générations, dans l'holocauste de la guerre impérialiste, a tranché cette question une fois pour toutes.

Certains des arguments contre le con­cept de décadence vont un peu au-delà de la sémantique. Ils peuvent même se baser sur un autre passage de l'Avant­ propos dans lequel Marx dit qu' « a une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir, jamais des rap­ports de production nouveaux et supé­rieurs ne s’y substituent avant que les conditions d'existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société ». Selon les anti-décadentistes (en particulier dans les années 1960 et 1970, quand l'inca­pacité totale du capitalisme à développer le soi-disant tiers-monde, n'était pas aussi claire qu'aujourd'hui), on ne pou­vait pas dire que le capitalisme était dé­cadent tant qu'il n'avait pas développé ses capacités jusqu'à la dernière goutte de sueur des ouvriers, et qu'il existait encore des zones du monde avec des perspectives de croissance. D'où les « capitalismes juvéniles » des bordiguis­tes et les nombreuses « révolutions bourgeoises » imminentes des con­seillistes.

 

Du fait que les pays du « tiers-monde » se présentent aujourd'hui sous les traits de la guerre, de la famine, de la maladie et des désastres, de telles théories sont maintenant en grande partie un sou­venir embarrassant. Mais derrière, il y a une incompréhension de base, une er­reur de méthode. Dire qu'une société est en déclin ne veut pas dire que les forces productives ont simplement cessé de croître, qu'elles ont fini par s'arrêter complètement. Et Marx ne voulait certainement pas dire qu'un système social ne peut laisser la place à un autre que lorsque toute possibilité de développe­ment a été épuisée. Comme nous pou­vons le voir dans le passage suivant des Grundrisse, il montre que même en dé­clin, le mouvement d'une société ne s'ar­rête pas.

« D'un point de vue idéal, la dissolution d'une forme de conscience donnée suffi­rait à tuer une époque entière. D'un point de vue réel, cette limite de la con­science correspond à un degré déter­miné de développement des forces pro­ductives matérielles et donc de la ri­chesse. A vrai dire, le développement ne s'est pas produit sur l'ancienne base, mais il y a eu développement de cette base elle-même. Le développement maximum de cette base elle-même (la floraison en laquelle elle se trans­forme ; mais c'est toujours cette base, cette même plante en tant que florai­son ; c'est pourquoi elle fane après la floraison, et à la suite de la floraison) est le point où elle a elle-même été éla­borée jusqu'à prendre la forme dans la­quelle elle est compatible avec le développement maximum des forces produc­tives, et donc aussi avec le développe­ment le plus riche des individus. Dès que ce point est atteint, la suite du dé­veloppement apparaît comme un déclin, et le nouveau développement commence sur une nouvelle base. » ([26] [68])

Les termes sont compliqués, lourds : c'est souvent le problème en lisant les Grundrisse. Mais la conclusion semble suffisamment limpide : le dépérissement d'une société n'est pas la fin de toute évolution. La décadence est un mouve­ment, mais il se caractérise par un glis­sement vers la catastrophe et l'autodes­truction. Peut-on sérieusement douter que la société capitaliste du 20e siècle, qui consacre plus de forces productives à la guerre et à la destruction que n'im­porte quelle formation sociale anté­rieure, et dont la reproduction continue est une menace pour la perpétuation de la vie sur la terre, n'ait atteint ce stade où son « développement apparaît comme dépérissement » ?

Dans la seconde partie de cet article, nous verrons de plus près comment le Marx «mûr » a analysé les rapports sociaux capitalistes, les contradictions inhérentes qu'ils contiennent, et la solu­tion à ces contradictions : la société communiste.

 

CDW



[1] [69] Voir la Revue Internationale n° 73.

[2] [70] Voir la Revue Internationale n° 72.

[3] [71] Karl Marx, K. Korsch, Ed. Champ libre, p. 103.

 

[4] [72] Ibid.

[5] [73] Voir la Revue Internationale n° 70

[6] [74] Voir la Revue Internationale n° 69.

 

[7] [75] K. Marx, Le Capital, 3e section, chap. VII.

[8] [76] K. Marx, Grundrisse, « Le chapitre du Capital », p.183, Editions Sociales.

[9] [77] Comparons les passages suivants avec ceux cités plus haut : « L'animal s'identifie directement avec son activité vitale. Il ne se distingue pas d'elle. Il est cette activité. L'homme fait de son activité vitale elle-même l'objet de sa volonté et de sa conscience. Il a une activité vitale consciente. Ce n'est pas une détermination avec laquelle il se confond directement. L'activité vitale consciente distingue directement l'homme de l'activité vitale de l'animal ». Et encore :

« Certes, l'animal aussi produit. Il se construit un nid, des habitations, comme l'abeille, le castor, la fourmi, etc. Mais il produit seulement ce dont il a immédiatement besoin pour lui ou son petit ; il produit d'une façon unilatérale, tandis que l'homme produit d'une façon universelle ; il ne produit que sous l'empire du besoin physique immédiat, tandis que l'homme produit même libéré du besoin physique et ne produit vraiment que lorsqu'il en est libéré ; l'animal ne se produit que lui-même, tandis que l'homme reproduit toute la nature ; le produit de l'animal fait directement partie de son corps physique, tandis que l'homme affronte librement son produit. L'animal ne façonne qu'à la mesure et selon les besoins de l'espèce à laquelle il appartient, tandis que l'homme sait produire à la mesure de toute espèce et sait appliquer partout à l'objet sa nature inhérente ; l'homme façonne donc aussi d'après les lois de la beauté H( Manuscrits de 1844, chapitre sur « Le travail aliéné », Editions Sociales, p. 63).

Nous pouvons ajouter que, si ces distinctions entre l’homme et le reste de la nature animale ne sont plus pertinentes pour une compréhension marxiste de 1’histoire ; si le concept « d'espèce humaine » doit être abandonné, nous devons aussi jeter entièrement la psychanalyse freudienne par la fenêtre, car elle peut être résumée comme une tentative de comprendre les ramifications de la contradiction qui a, jusqu'ici, caractérisé l'ensemble de 1’histoire humaine : la contradiction, le conflit profond, entre la vie instinctive de l’homme et son activité consciente

[10] [78] Grundrisse, tome 2, p. 34, Editions sociales.

[11] [79] Ibid., p. 426.

[12] [80] Ibid., p. 349.

[13] [81] Ibid., p. 8.

[14] [82] Ibid., p.424, 425.

[15] [83] Grundrisse, p. 99.

[16] [84] Ibid., p. 18.

[17] [85] Le Capital, 1, chap. XIV, section 4.

[18] [86] Grundrisse, tome 1, p. 423.

[19] [87] Ibid., p. 161.

[20] [88] Le Capital, Vol 1, chap. I, section 4.

[21] [89] Grundrisse, tome 1, p. 39

[22] [90] Vol 1, Chap. I, section 4.

[23] [91] Editions Sociales, p. 4.

[24] [92] Voir la Revue Internationale n° 72 et 73

[25] [93] Par exemple : dans les Grundrisse (Editions Sociales, tome 1, p.438), Marx dit « que les rapports de domination et de servitude (..) constituent un ferment nécessaire du développement et du déclin de tous les rapports de propriété et de production originels, tout comme ils expriment leur caractère borné. Au demeurant, ils sont reproduits dans le Capital - sous une forme médiatisée - et ils constituent ainsi également un ferment de sa dissolution et sont l'emblème de son propre caractère borné ». En bref, la dynamique interne et les contradictions de base de toute société de classe doivent être situées en leur cœur mêmes : les rapports d'exploitation. Dans la seconde partie de cet article nous examinerons comment c'est aussi le cas pour le rapport de travail salarié. Ailleurs, Marx souligne le rôle joué par le développement des rapports marchands dans l'accélération du déclin des formations sociales précédentes : « Il est évident - et cela se voit quand on analyse de plus près la période historique dont il est question ici - que l'époque de la dissolution des modes de production antérieurs et des façons dont le travailleur se rapporte aux conditions de travail est en même temps une époque où, d'autre part, elle croît rapidement et prend de l'extension grâce aux mêmes circonstances qui accélèrent cette dissolution ». (Ibid., p.444).

[26] [94] Grundrisse, tome 2, p.33

Approfondir: 

  • Le communisme : une nécessité matérielle [95]

Questions théoriques: 

  • Communisme [96]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [97]

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