La misère se généralise, le chômage s'intensifie, la barbarie s'approfondit, la révolution communiste est une nécessite absolue
Depuis plus de quinze ans, la bourgeoisie de tous les pays tient régulièrement des discours lénifiants sur la proximité et la possibilité de sortir de la crise économique. Chaque jour qui passe dément formellement ces pronostics mensongers. A l'encontre des discours bourgeois, la situation présente est à la plongée dans la récession de l'économie mondiale, à une contraction violente du marché, à l'exacerbation sans précédent d'une guerre commerciale acharnée. Le niveau actuel de la crise économique capitaliste laisse clairement apparaître les causes profondes de celle-ci : la surproduction généralisée. Inexorablement cela se traduit par le développement de la misère la plus profonde, une misère sans précédent dans l'histoire de l'humanité. Epidémies, malnutrition, famines, sont le lot quotidien de milliards d'être humains. C'est ce véritable enfer que vivent, dans les pays à capitalisme moins développé, des populations entières : 40 000 personnes y trouvent chaque jour la mort. Cette réalité barbare tend également à envahir progressivement les pays les plus industrialisés. Nations où des pans entiers, considérables, de l'appareil de production sont démantelés et disparaissent, laissant ainsi la rue des millions d'ouvriers. Ce sont actuellement plus de 32 millions d'entre eux qui se retrouvent dans cette situation, avec des allocations qui ne cessent de se réduire dramatiquement. La bourgeoisie de chaque pays y est contrainte d'attaquer toujours plus massivement et frontalement les populations et particulièrement la classe ouvrière par la réduction des salaires réels, des allocations sociales, des retraites, des dépenses de santé, etc. Mais la généralisation de l'austérité, de la misère n'est qu'une des expressions de la barbarie croissante du capitalisme en voie de putréfaction. Tout aussi parlants sont les derniers événements de Tchernobyl, la fuite de gaz radioactif à la centrale de Minkley-Point (Grande-Bretagne), les 200 000 blessés de Bhopal en Inde suite à 1’explosion d'une usine de gaz toxique. Aussi sophistiquée soit-elle, la production capitaliste devient une arme de destruction dans les mains d'une bourgeoisie acculée, par une guerre économique exacerbée, à tirer un maximum de profit au détriment croissant de toute règle sérieuse de sécurité, en exploitant au maximum des sources d'énergie que personne ne sait réellement contrôler.
Depuis toujours, et tout particulièrement depuis le début de ce siècle, le capitalisme a vécu les armes à la main : deux guerres mondiales sont là pour le rappeler si nécessaire. Mais jamais auparavant nous n'avions connu un tel degré d'armement généralisé de la planète, une telle constance et permanence dans l'utilisation systématique des forces armées, dans la fermentation incessante de conflits locaux. L'enlisement dans la guerre au Liban, entre l'Iran et l'Irak, en Ethiopie, au Mozambique, en Angola, n'est que la partie visible de cet énorme iceberg véritable gangrène qui ronge cette société pourrissante. Dans le cadre historique du capitalisme décadent, il n'existe aucune limite à l'enfoncement dans la barbarie. L'utilisation d'un terrorisme aveugle visant- des populations entières, comme le bombardement aérien de Tripoli par les USA, en plein centre urbain, ou encore comme les derniers attentats d'octobre à Paris, devient un mode courant de règlement de comptes entre les différentes cliques impérialistes, défendant chacune ses propres intérêts sordides, son capital national, son bloc impérialiste de tutelle.
Toute cette misère, cette boue et ce sang révèlent la décomposition avancée du capitalisme. Tout cela marque l'enfoncement continu de ce système barbare dans l'abîme de la décadence. Poussé par ses propres contradictions, incapable de surmonter sa crise économique de surproduction, le capitalisme fait peser sur la tête de toute l'Humanité un danger bien pire encore : une nouvelle guerre impérialiste généralisée.
De tout cela découle la nécessité de le détruire de fond en comble. La révolution communiste s'impose comme un besoin vital à l'humanité afin de balayer définitivement toute cette pourriture et de créer un monde sans exploitation, sans misère et sans guerre. Ainsi s'achèvera la « préhistoire de l'humanité ».
Un scepticisme largement partage
Dans l'ensemble du milieu politique prolétarien, il n'existe aucune sorte de difficulté pour reconnaître et dénoncer la barbarie généralisée du capitalisme. Même les groupes de la mouvance « moderniste » n'y font pas exception. C'est même en général leur terrain de prédilection. Tous mettent en avant la nécessité historique de la révolution communiste, certains groupes modernistes ont même pris des noms fort évocateurs sur ce plan : « Le Communisme », « Les Fossoyeurs du vieux monde », etc. Par contre, c'est une tout autre affaire lorsqu'il s'agit de savoir si le communisme a réellement une chance de voir le jour. Quelle est la force dans la société capable de réaliser la révolution communiste ? Quelles sont les conditions nécessaires à son éclosion ? Quel est le chemin à parcourir ? Dès ce moment-là, les difficultés commencent, le scepticisme gagne.
Pour ce qui concerne le « marais moderniste », en dehors dudit milieu, aussi informel que possible, c'est le doute permanent qui fait force de loi. On se réunit en colloques pour discuter d'activités alternatives (on se demande lesquelles !), on se proclame « les Amis du doute » ou encore « Ecologie et lutte de classes ». On se propose de discuter de la réalisation du communisme « par la lutte écologique », « féministe » et autres fadaises. On fait en ce domaine pire encore que par le passé, l'«Internationale situationniste » est bel et bien enterrée. On doute de tout, mais surtout de la seule force capable de renverser le capitalisme : la classe ouvrière. En s'enlisant ainsi dans des mouvements interclassistes, on signifie que l’on se trouve en dehors du marxisme, en dehors de la lutte de classes. Marx affirmait dans la « Contribution à la critique du Droit de Hegel », oeuvre dite « de jeunesse » de Marx et plat préféré des modernistes :
«La possibilité d'une révolution radicale existe dans le fait de la formation d'une classe dans la société civile, qui ne soit pas une classe de la société civile, d'un groupe social qui soit la dissolution de tous les groupes. Une sphère qui possède un caractère d'universalité, par l'universalité de ses souffrances et ne revendique pas de droit particulier, parce qu'on lui a fait subir non une injustice particulière mais l'injustice en soi, qui ne puisse plus se targuer d'un titre historique, mais seulement d'un titre humain. Qui ne soit pas en contradiction exclusive avec les conséquences, mais en contradiction systématique avec les conditions préalables du régime politique allemand. D'une sphère enfin qui ne puisse s'émanciper sans émanciper toutes les autres sphères de la société, qui soit en un mot la perte totale de l'homme et ne puisse donc se reconquérir elle-même sans une reconquête totale de l'homme. Cette dissolution de la société réalisée dans une classe particulière, c'est le prolétariat ». C'est le prolétariat à l'exclusion de tout autre, faudrait-il sans doute préciser ici.
Il n'y a donc rien d'étonnant qu'en rejetant ainsi la seule force capable de renverser la société capitaliste, on en arrive à n'être que des sceptiques permanents, incapables de voir l'activité de la classe ouvrière et donc totalement inaptes à comprendre le développement du processus de la lutte de classes. A n'envisager en fin de compte le présent, comme le fait « La Banquise », que sous la forme d'une glaciation, d'une époque de congélation de la révolution. Les classes petites-bourgeoises, qui sont hétérogènes par excellence, ont, comme nous l'avons dit, la caractéristique de méconnaître le sujet historique révolutionnaire de la société moderne : le prolétariat.
Ecrasées dans leur vie quotidienne et matérielle par les effets de la crise économique, tout en étant incapables de mettre en avant une perspective propre, elles sont par conséquent particulièrement réceptives à toutes les mystifications bourgeoises : poussés à la révolte par les conditions de vie que leur fait le capital, un certain nombre d'individus qui les composent s'engluent dans le marais moderniste. Mais étant donné que ce qui les marques fondamentalement c'est l'individualisme, la démoralisation et l'impatience, d'autres ne peuvent éviter de tomber dans le piège du terrorisme. C'est seulement comme cela que peut être expliquée l'existence de groupes terroristes tels qu'« Action directe », la « Bande à Baader » ou encore les « Brigades rouges » en Italie...
Utilisant le terrorisme pour tenter d'« ébranler » le capitalisme et de « réveiller le prolétariat » vu comme une masse amorphe et apathique, ils ne font alors rien d'autre que la preuve de leur propre impuissance. Contrairement à ce que peuvent penser ces quelques individus mystifiés, ces actions purement spectaculaires ne poussent en rien la classe ouvrière à lutter. Par contre elles favorisent grandement le travail permanent qu'effectue la bourgeoisie contre le prolétariat. Celle-ci a beau jeu, après chaque attentat terroriste et au nom de la sécurité des citoyens de développer et déployer tout son arsenal de répression : armée et police. Cela lui permet de préparer d'autant plus efficacement la répression directe de la classe ouvrière et de ses organisations révolutionnaires. C'est même pour ces raisons que tous ces groupes se retrouvent infiltrés et manipulés par les services compétents de l'Etat bourgeois.
Si le scepticisme et le manque de confiance à l'égard du prolétariat — et même les aventures désespérées du terrorisme — s'expliquent pour ces éléments et courants de la petite-bourgeoise, beaucoup plus surprenant par contre est le fait qu'un tel scepticisme puisse exister également, avec autant de force, au sein du milieu politique prolétarien. Cette réalité s'exprime de façon différente suivant les groupes qui le composent, mais il s'agit d'une faiblesse constante qui sévit dans l'ensemble de ce milieu.
Pour le FOR ([1] [1]), la question est en apparence fort simple : le prolétariat est révolutionnaire ou il n'est pas et c'est le mépris qui domine à l'égard des ouvriers. Dans « Alarme » n° 33, il est écrit sur la lutte des chantiers navals en France : « Qu'est-ce que cela signifie, une nouvelle fois, si ce n'est que les syndicats prennent la classe ouvrière pour un tas d'abrutis ? Et le pire, malgré quelques débordements sans contenu, c'est que ça marche comme en témoigne le remue-ménage syndical sur les chantiers ».
Dans le n° 30 de sa revue, niant totalement le lien existant entre la crise économique et la lutte de classe, le FOR déclare: « Notre principale base économique pour estimer la situation politique mondiale, ce ne sont ni les difficultés du capitalisme, ni le chômage, ni les perspectives d'une reconversion industrielle et encore moins la prétendue crise de surproduction ». Tout ceci ne serait que pur économisme et donc « de fait une manière de se plier à la logique et à la contamination cérébrale que veut nous imposer le capitalisme. » Rien de moins ! La lutte contre le chômage est ainsi assimilée à une « contamination cérébrale ». Sur sa lancée, le FOR peut ensuite écrire : « Le seul problème réel aujourd'hui est l'énorme décalage entre ce qui est possible objectivement et la misérable condition subjective. » Etre plus méprisant à l'égard du prolétariat relèverait du tour de force. Contrairement à ce que pense le FOR, la lutte contre le chômage dans la période actuelle est un des principaux facteurs d'unification des luttes ouvrières. Les luttes économiques de la classe ouvrière ne peuvent être ainsi rejetées, sous peine de tomber dans l'impuissance la plus complète.
A propos des grèves dans le Caucase en 1902, Rosa Luxembourg écrit ceci : « La crise engendra un chômage énorme alimentant le mécontentement dans les masses des prolétaires. Aussi le gouvernement entreprit-il, pour apaiser la classe ouvrière, de ramener progressivement la 'main d'oeuvre inutile' dans son pays d'origine. Cette mesure qui devait toucher environ quatre cents ouvriers du pétrole provoqua précisément à Batoum une protestation massive. Il y eut des manifestations, des arrestations, une répression sanglante et finalement un procès politique au cours duquel la lutte pour des revendications partielles et purement économiques prit le caractère d'un événement politique et révolutionnaire. » (Grève de masses, parti et syndicats).
En fin de compte, lorsqu'on ne comprend pas les conditions générales nécessaires au développement de la lutte ouvrière, on ne peut que tomber dans le doute sur le présent et la fuite dans un avenir hypothétique. La révolution communiste devient une chimère.
" Ce scepticisme profond, nous le retrouvons au sein du BIPR ([2] [2]) dans la « Revue Communiste » n° 4 (article « Crise du capitalisme et perspectives du BIPR »), il est écrit: « Partout où ils sont les révolutionnaires doivent développer la conscience politique révolutionnaire dans la classe ouvrière et construire une organisation révolutionnaire. Une telle tâche ne peut attendre l’explosion généralisée des luttes ouvrières et elle demeure y compris au cas où la guerre viendrait à éclater, car il est vital que le prolétariat s'organise contre sa propre bourgeoisie en cas de guerre comme en temps de paix. » Cela revient à dire que tout est possible dans la situation historique actuelle : le déclenchement d'une nouvelle guerre mondiale comme la révolution communiste. Mais quelle signification aurait pour toute l'humanité l'éclatement d'un nouveau conflit impérialiste généralisé ?
Le marxisme a toujours rejeté la vision consistant à comprendre les guerres dans l'histoire comme le simple résultat d'une nature humaine par trop belliqueuse, permettant ainsi de tracer un trait d'égalité entre toutes les guerres.
Sans remonter bien loin dans l'histoire, il faut souligner que les guerres du 19e siècle au sein de la société capitaliste elle-même étaient bien différentes dans leurs causes, dans leurs déroulement et implications, que les deux guerres impérialistes généralisées du 20e siècle. Le sens profond des guerres du 19e siècle résidait dans la nécessité pour le capitalisme ascendant de s'ouvrir de nouveaux marchés, de les unifier sur une échelle plus grande. Ce processus s'accompagne de la constitution de nouveaux Etats capitalistes concurrents. Les guerres avaient alors immédiatement une rationalité économique. Mais ce processus d'expansion du capitalisme n'est pas sans limites. Celles-ci s'imposeront dans la réalité par la constitution du marché mondial. Dès lors, l'impérialisme, la lutte à mort entre les différents Etats capitalistes pour étendre leur zone d'influence va régner en maître. La guerre et le militarisme vont être soumis aux exigences de cette nouvelle réalité. Le capitalisme décadent, de par ses propres contradictions internes, se voit alors poussé inexorablement dans la guerre généralisée.
Rosa Luxembourg en 1919 dans le « Discours sur le Programme » au congrès de constitution du PC d'Allemagne, affirmait : « Historiquement, le dilemme devant lequel se trouve l’humanité d'aujourd'hui se pose de la façon suivante : chute dans la barbarie ou salut par le socialisme. Il est impossible que la guerre mondiale procure aux classes dirigeantes une nouvelle issue, car il n'en existe plus sur le terrain de la domination de classe du capitalisme(...) Le socialisme est devenu une nécessité non seulement parce que le prolétariat ne veut plus vivre dans les conditions matérielles que lui préparent les classes capitalistes, mais aussi parce que, si le prolétariat ne remplit pas son devoir de classe en réalisant le socialisme, l'abîme nous attend tous,autant que nous sommes. » Paroles particulièrement prophétiques si l'on envisage le déclenchement d'une troisième guerre mondiale.
S'il est vrai que les deux guerres mondiales furent suivies de périodes (de durée très courte) de reconstruction permettant au capitalisme de relancer momentanément son économie, cela ne signifie nullement que ces deux conflits impérialistes généralisés aient constitué des « solutions » à la crise capitaliste délibérément mises en place par la bourgeoisie. En réalité l'un et l'autre résultèrent d'un engrenage incontrôlable entraînant sans rémission l'ensemble de la bourgeoisie vers le gouffre. Si c'est l'effondrement économique qui pousse le capitalisme vers la guerre mondiale, celle-ci constitue l'expression la plus développée, absurde et barbare de la crise historique de ce système. Et la bourgeoisie ne peut pas plus arrêter définitivement le processus qui pousse l'économie mondiale dans une crise généralisée que l'engrenage la conduisant vers une guerre impérialiste totale, tout comme elle ne peut contrôler l'utilisation des moyens de destruction mis à sa disposition.
Déjà durant la deuxième guerre mondiale, la bourgeoisie s'est servie de tous les moyens existant à l'époque. Le résultat en a été le bombardement de Londres par les V1 (ancêtres des missiles) de l'armée allemande ou les bombardements atomiques de Nagasaki et Hiroshima. Si dans la période actuelle la bourgeoisie est inexorablement poussée vers une troisième guerre mondiale, il ne faut pas se faire d'illusions : cela voudra dire très certainement la quasi destruction de l'humanité dans son ensemble, ce qui met particulièrement en évidence l'absurdité de la thèse sur la rationalité économique pour la bourgeoisie des guerres impérialistes généralisées en période de décadence !
L'utilisation massive de tous les moyens de destruction est alors inévitable : bombes thermonucléaires, bombes à neutrons, etc. La bourgeoisie dispose aujourd'hui de l'arsenal nécessaire et amplement suffisant pour éliminer toute vie de la surface de la planète, en renvoyant alors vraiment cette dernière à l'époque de la glaciation, comme le pense sinistrement « la Banquise ». Le fait d'envisager la possibilité de « la transformation de la 3e guerre mondiale en guerre civile », comme le fait le BIPR dès aujourd'hui, revient à dire dans cette hypothèse que la révolution communiste tient du miracle, que la réalisation du socialisme relève de l'utopie.
Le prolétariat seul frein a la guerre impérialiste : le cours historique aux affrontements de classe généralises
Lorsqu'on se rend compte du scepticisme général qui règne actuellement dans le milieu politique prolétarien — ainsi que dans le marais moderniste — indépendamment des différentes façons dont il s'exprime et de la nature des groupes qui l'affichent, ce qui surprend en premier lieu, c'est qu'aucun des groupes concernés ne s'aperçoive de la contradiction apparente existant actuellement entre le niveau atteint par la crise économique, le développement gigantesque de l'armement, la constitution de deux blocs impérialistes mondiaux et le fait que malgré tout la 3e guerre impérialiste généralisée ne se déclenche pas. On ne peut aller au-delà de cette contradiction apparente qu'en prenant en compte que le déclenchement de la guerre mondiale n'est possible que si la bourgeoisie peut absolument compter non seulement sur la neutralité du prolétariat, mais encore sur son adhésion, sur son embrigadement derrière les idéaux bellicistes et nationalistes de la classe dominante. C'est tout un processus de dégénérescence et de trahisons des partis ouvriers sociaux-démocrates qui a permis la mobilisation du prolétariat en 1914-18.
Pourtant, dès 1917, des mouvements de masse vont surgir contre la guerre. La révolution prolétarienne d'Octobre en Russie, les mouvements révolutionnaires en Allemagne et Autriche-Hongrie en 18-19 vont venir rappeler à la bourgeoisie que l'on ne déclenche pas une guerre mondiale simplement « en s'assurant la neutralité du prolétariat ». C'est pour cela qu'avant la deuxième guerre mondiale, ce sont dix années qui seront nécessaires à la bourgeoisie pour achever l'écrasement physique et le désarmement idéologique de la classe ouvrière, dix années de travail acharné des partis staliniens encore tout auréolés de leur appartenance récente au mouvement ouvrier, dix années de massacres sanglants perpétrés par la soldatesque à la solde de la bourgeoisie. Le résultat a été l'embrigadement de la classe ouvrière sous la bannière de l'anti-fascisme ou dans les rangs du fascisme. La guerre mondiale ne peut éclater sans l'écrasement préalable de toute résistance ouvrière, idéologique et physique.
Dans la période historique actuelle, toute organisation qui n'a pas une vision au jour le jour, qui ne pose pas d'ultimatum aussi absurde à la classe ouvrière, qui ne se pare pas d'un scepticisme grandiloquent, devrait percevoir que la situation est radicalement différente. En effet, depuis l'irruption d'un nouveau cycle de crise ouverte du capitalisme à la fin des années 60, le prolétariat, développe sa lutte et sa conscience préparant ainsi la réalisation de sa propre perspective historique : la révolution communiste, qui sans être inéluctable, devient une réelle possibilité et la seule chance de survie de l'humanité.
C'est donc, dès la fin des années 60 que le prolétariat mondial reprend à une échelle historique le chemin de sa lutte. En premier lieu, pendant toute la période qui va de 1968 à 1974 — avec Mai 68 en France, le Mai rampant en Italie, les affrontements en Pologne en 1970 — le prolétariat marquait alors la fin de plusieurs dizaines d'années de contre-révolution particulièrement noires et sanglantes ayant conduit à la liquidation physique de toute une partie d'une génération de prolétaires. Le fait que cette première vague de luttes se soit déroulée à partir d'une situation économique encore peu dégradée, laissait beaucoup de place pour les illusions au sein de la classe ouvrière, des illusions du type « Programme commun » en France, « Compromis historique » en Italie. La croyance en la possibilité de se sortir de la crise capitaliste, vue comme passagère, comme crise de restructuration, était profondément enracinée dans la classe. L'expérience pratique dans la lutte de l'affrontement aux syndicats restait en très grande partie à faire pour les jeunes générations de prolétaires impliquées dans ces luttes. Les illusions sur la capacité des syndicats de mener le combat de classe avaient une très forte emprise sur le prolétariat.
Mais déjà, malgré toutes ces limites, les quelques minorités révolutionnaires de l'époque se devaient de relever le changement profond dans la situation historique qui était en train de s'opérer.
Après quatre années d'accalmie relative, les années 1978-80 verront à nouveau un développement significatif de la lutte ouvrière qui culminera dans la grève de masse en 1980 en Pologne. Cette deuxième vague de lutte qui se développera à partir d'attaques déjà beaucoup plus fortes de la condition de vie ouvrière démontre l'évolution survenue dans le prolétariat. La combativité y sera plus forte et plus répandue que lors de la première vague de luttes, les illusions sur la possibilité de sortir rapidement de la crise capitaliste moins grandes et moins fortes. Les mystifications bourgeoises du type « Programme commun » ou « Compromis historique », tout en gardant une forte emprise sur la classe ouvrière, ne seront plus suffisantes pour empêcher le développement des luttes de résistance du prolétariat.
C'est pour faire face à cette situation de renforcement du combat de classe que la bourgeoisie sera alors contrainte de réorganiser l'ensemble de son appareil politique et d'enclencher un processus de renvoi de ses forces de gauche dans l'opposition.
Débutant par les luttes en Belgique en 1983, l'actuelle 3° vague de luttes marque un pas en avant important dans le développement de la combativité et de la conscience ouvrières. Elle prend sa source face à des attaques économiques massives et à la suite de plusieurs années de sabotage des luttes mené par la gauche et les syndicats dans l'opposition. Elle se traduit au coeur du capitalisme mondial, dans les pays les plus industrialisés et à haute concentration ouvrière, par l'existence de mouvements de grande ampleur impliquant des centaines de milliers d'ouvriers simultanément (Danemark en 1985, Belgique en 1986, Suède en 1986). Dans tous ces mouvements se sont développées des tendances concrètes à l'unification des luttes par-delà les secteurs, privé, public, chômeurs, etc. : par l'envoi de délégations ouvrières vers différents secteurs, par des manifestations centrales autour de mots d ordre communs, etc. Une grande partie de ces luttes ont débuté de façon spontanée en dehors de toute consigne syndicale, marquant ainsi concrètement dans la lutte l'usure croissante des forces d'encadrement bourgeoises. La vague de luttes actuelle marque toute l'évolution survenue dans le prolétariat depuis la fin des années 60 et notamment le dégagement progressif de l'emprise de l'idéologie bourgeoise et de l'Etat sur la classe ouvrière. Il est caractéristique que les appels de la bourgeoisie à accepter des sacrifices immédiats en vue d'une hypothétique amélioration future rencontrent un écho toujours plus restreint dans les rangs ouvriers. Les campagnes idéologiques sur les luttes de libération nationale (Nicaragua, Angola, etc.), le « pacifisme », l'« anti-totalitarisme » font de moins en moins recette dans la classe ouvrière et n'amoindrissent en rien sa volonté de lutte.
La vague présente de luttes de classe montre la détermination croissante du prolétariat à refuser toujours plus consciemment les conditions de vie qui lui sont faites par le capitalisme décadent ; elle prépare ainsi dès aujourd'hui la future généralisation des luttes dans la grève de masse. Face à la menace du prolétariat, dans l'incapacité de répondre aux exploités par une réelle amélioration de leurs conditions de vie, mais au contraire, contrainte d'exiger l'exploitation toujours plus féroce, la bourgeoise développe à outrance ses appareils de répression (armée, police, etc.), radicalise davantage ses appareils d'encadrement de la lutte ouvrière. Cet état de choses exprime l'affaiblissement historique de la bourgeoisie amenée s à faire face à des mouvements de lutte qui gagnent en ampleur. Il indique que sa priorité absolue est de tenter de battre idéologiquement et d'écraser dans le sang le prolétariat. Si la lutte est suffisamment forte, si elle continue à se développer, alors l'aboutissement de la logique du capitalisme en crise généralisée : la guerre impérialiste mondiale, n'est pas possible.
Aujourd'hui, le cours est vers la montée des luttes : la généralisation de la crise capitaliste reste la principale alliée du prolétariat r Dans le passé, jamais les conditions ne lui ont été aussi favorables. La division de la classe ouvrière dans la vague révolutionnaire commencée en 1917, entre ouvriers des pays vainqueurs et ouvriers des pays vaincus de la première guerre mondiale, n'existe plus. Dans la situation historique présente, le milieu politique prolétarien doit avoir résolument confiance dans les réelles possibilités présentes de la classe ouvrière.
LE SCEPTICISME, UNE ATTITUDE QUI DETOURNE LES ORGANISATIONS REVOLUTIONNAIRES DE LEURS TACHES ACTUELLES
Il est une évidence : le développement de la lutte de classe n'est pas un processus linéaire. Il est fait d'avancées et de reculs, de moments d'accélération et de défaites partielles : « Elles (les grèves de masse) prirent les dimensions d’un mouvement de grande ampleur, elles ne se terminaient pas par une retraite ordonnée, mais elles se transformaient, tantôt en luttes économiques, tantôt en combats de rue, et tantôt s'effondraient d'elles-mêmes. » (Rosa Luxembourg, Grève de masse, partis et syndicats).
Il n'y aurait pas de pire chose que se laisser ballotter au gré des événements, perdre confiance à chaque pause de la lutte de classe car on se rend alors incapable de saisir la dynamique générale du mouvement.
Le chemin qui reste à parcourir est encore long et difficile : sur ce plan, le plus dur est encore devant pour la classe ouvrière. La vague de luttes présente va continuer de se heurter à une bourgeoisie parfaitement organisée et unifiée face au prolétariat. Elle devra s'affronter à des syndicats de plus en plus actifs au sein des luttes ouvrières, à un syndicalisme de base toujours plus « radical » et virulent.
C'est parce que les révolutionnaires connaissent cette réalité, mais aussi parce que jamais les possibilités n'ont été aussi fortes et favorables au mouvement ouvrier, qu'ils doivent éviter à tout prix de tomber dans le scepticisme. Celui-ci ne peut que les détourner des tâches à l'ordre du jour.
C'est dès aujourd'hui dans sa lutte présente que la classe ouvrière a besoin d'une intervention adaptée et décidée des révolutionnaires. Quiconque manque actuellement de confiance dans la classe ouvrière démontre ainsi sa profonde sous-estimation du développement de la lutte de classe. Avec une telle vision on est conduit, comme le font les modernistes, à chercher en dehors du marxisme, en dehors de la lutte de classe, sur le terrain interclassiste des consolations à moindre prix. Dans le meilleur des cas, comme peut le faire une organisation révolutionnaire telle que le FOR, on développe un antisyndicalisme abstrait en dehors de l'activité réelle de la classe.
Etre à l'écoute permanente des mouvements actuels de la lutte de classe, répondre aux besoins du combat par des propositions adaptées à la situation, assumer dans les faits le rôle d'avant-garde de la classe, voilà le devoir présent des révolutionnaires.
C'est la seule façon de vérifier dans la pratique la validité des positions communistes : « Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule toutes les autres ; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat /'avantage d'une intelligence claire des conditions de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien. » (Manifeste Communiste, Marx et Engels).
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La « reprise » de l'économie américaine, amorcée en 1983 et qui a culminé en 1984, est définitivement terminée. Les cris de victoire de l’administration Reagan qui prétendait avoir terrassé la crise, scandés au rythme de la baisse de l'inflation et galvanisés par la croissance record de l'économie américaine en 1984 (6,6%) se sont tus. Le bel optimisme du gouvernement américain, après les doutes de 1985, a sombré, au vu des mauvais résultats de 1986 qui ont amené tous les principaux pays industrialisés à réviser en baisse leurs prévisions de croissance.
A priori, le taux de croissance de l'économie américaine ne sera pas pire en 1986 qu'il ne l'a été en 1985 : après avoir plafonné à 2,2 % en 1985, les premières estimations pour 1986 ont été de 4 %, puis revues à 3 % ; finalement, il devrait se situer plus près des 2 %. Cependant, le taux de croissance de 1986 est resté faible, malgré un déficit budgétaire record qui a servi à faire tourner la production, essentiellement grâce aux commandes d'armement, et surtout malgré une baisse du dollar de plus de 40 % par rapport au yen et au mark allemand qui aurait dû doper les exportations, et donc la production. Cette dernière espérance ne s'est pas réalisée malgré toutes les mesures prises, et c'est avec une inquiétude croissante que les dirigeants politiques et les responsables économiques du monde entier voient l'économie américaine s'engager sur le chemin de la récession, entraînant derrière elle l'ensemble de l'économie mondiale.
Les remèdes de la bourgeoisie face à la crise économique mondiale n'en sont pas, et ne font que répercuter les contradictions de l'économie capitaliste à un niveau toujours plus élevé. Les fameuses « Reaganomics », dont la seule nouveauté était le nom, n'échappent pas à la règle. Cela est vrai tant sur le plan de la croissance du chômage que de l'inflation, plans sur lesquels la bourgeoisie prétendait encore, il y a peu, avoir vaincu la crise.
UN NOUVEAU PAS DANS LA RECESSION
La croissance américaine s'est faite à crédit. En cinq ans, les USA, qui étaient le principal créditeur de la planète, sont devenus le principal débiteur, le pays le plus endetté du monde. La dette cumulée des USA, interne et externe, atteint aujourd'hui la somme pharamineuse de 8000 milliards de dollars, alors qu'elle n'était que de 4600 milliards en 1980, et 1600 en 1970. C'est-à-dire que pour parvenir à jouer son rôle de locomotive, en l'espace de cinq ans, le capital américain s'est endetté autant que durant les dix années qui ont précédé. Et pour quels résultats ! Cette politique n'a pas permis une relance mondiale ; elle a tout au plus permis de bons scores pour les pôles les plus développés (USA, Japon, Allemagne), tandis que pour le reste des pays industrialisés de l'OCDE, l'économie est plutôt restée stagnante, et que pour les pays capitalistes les moins développés, cette politique d'endettement s'est traduite par une fuite des capitaux, un recul dramatique des investissements, et une plongée depuis le début des années 80 dans une récession tragique dont ils ne sont pas sortis. La locomotive américaine n'a pas été suffisante pour entraîner une réelle reprise mondiale ; tout cet endettement n'a permis que de gagner du temps. Et cette politique menée par les USA à coups de déficits budgétaires et commerciaux n'est plus possible aujourd'hui. La dette du gouvernement américain depuis le début de la décennie a crû à un rythme de 16,6 % par an en moyenne ; les seuls remboursements des intérêts pour l'année 1986 s'élèvent à 20 milliards de dollars. Il devient urgent pour les USA de réduire leur déficit budgétaire (210 milliards de dollars en 1986) et commercial (170 milliards de dollars en 1986). Ils doivent rétablir leur balance commerciale et ne peuvent le faire qu'aux dépens de tous leurs concurrents commerciaux (notamment l'Europe et le Japon) qui avaient vu leur croissance stimulée par les exportations vers les USA. Le marché américain, principal marché capitaliste de la planète, est en train de se fermer comme débouché pour les autres pays. La chute de 40 % du dollar vis-à-vis du mark et du yen a constitué le premier pas de cette politique, mais comme celle-ci s'est révélée insuffisante, des mesures encore plus drastiques sont à prévoir de la part de la première puissance mondiale : nouvelle baisse du dollar, protectionnisme renforcé, etc. Les conséquences prévisibles et qui commencent à faire sentir leurs effets sont dramatiques : concurrence exacerbée, déstabilisation du marché mondial et, surtout, nouvelle accélération de la plongée dans la récession dont nul économiste n'ose aujourd'hui prévoir les terribles effets à venir.
VERS UN ACCROISSEMENT DRAMATIQUE DU CHOMAGE
La diminution du chômage aux USA — qui est passé de 9,5 % de la population active en 1983 à 7,1 % en 1985 — a constitué un des axes de la propagande reaganienne pour justifier sa politique économique. Mais ce « succès » est une fausse victoire, car pour l'ensemble des pays européens de l'OCDE, dans le même temps, le chômage a continué sa croissance : 10 % en 1983 et 11 % en 1985. Le chômage n'a pas été vaincu ; au contraire, il s'est développé en dépit de toutes les rodomontades de la propagande bourgeoise. Même là où les résultats ont été les meilleurs, en Amérique du Nord, ceux-ci sont à relativiser, car les chiffres fournis par la bourgeoisie sur cette question sont une tricherie permanente, du fait qu'ils sont soumis aux besoins de la propagande sur ce sujet particulièrement brûlant.
Par rapport aux résultats des USA, il faut d'abord noter que même avec la baisse du chômage, les chiffres restent supérieurs à tous ceux enregistrés avant 1981.
1977 1978 1979 1980 1981 1982 1983 1984 1985
USA 6,9 6,0 5,8 7,0 7,5 9,5 9,5 7,4 7,1
Europe 5,7 6,0 6,2 6,8 8,4 9,5 10,0 10,8 11,0
De plus, si la politique de Reagan a permis de créer des centaines de milliers d'emplois, c est essentiellement dans le secteur des services où l'emploi est moins stable, et surtout moins bien payé (d'environ 25 %) que dans l'industrie où 1 million d'emplois ont été perdus.
Avec la chute de la croissance et la concurrence renforcée qui en découle, une nouvelle vague de licenciements massifs est en cours, et il est tout à fait significatif de voir aujourd'hui une firme comme General Motors annoncer la fermeture de 11 usines et plusieurs dizaines milliers de licenciements. Le mythe de la diminution possible du chômage a vécu, alors qu'il y a déjà 32 millions de sans emploi (officiellement) dans les pays de l'OCDE, que les taux de chômage sont déjà en 1985 de 13,2 % en Belgique, 13 % en Grande-Bretagne, 13 % en Hollande, 21,4 % en Espagne ; ce sont des taux comparables à ceux qui ont suivi la grande crise de 1929 qui se profilent à l'horizon.
A aucun moment, la « reprise » américaine n'a permis au chômage de revenir à son niveau des années 70, et maintenant que celle-ci est terminée, c'est une perspective dramatique qui se profile pour la fin des années 80.
LE RETOUR DE L'INFLATION GALOPANTE
S'il est un plan sur lequel la classe dominante croyait bien avoir gagné la partie, c'est bien celui de l'inflation passée pour les pays de l'OCDE de 12,9 % en 1980 à 2,4 %, pour les 12 mois qui ont précédé août 86. Cependant, l'inflation n'a pas disparu, loin de là. Pour l'ensemble du monde, selon le FMI, elle a continué à croître : 12,6 % en 1983, 13,8 % en 1984, 14,2 % en 1985. En fait, seuls les pays les plus industrialisés ont bénéficié de la baisse de l'inflation, tandis que celle-ci continuait ses ravages dans le reste du monde, et tous les plans d'austérité draconiens mis en place au Mexique, en Argentine et au Brésil ne sont pas parvenus à la juguler. L'inflation est présente aux frontières des centres les plus industrialisés, prête à déferler de nouveau : au Mexique, aux portes des USA, 66 % en 1986 ; en Yougoslavie, aux frontières de l'Europe industrielle, 100 % prévus en 1986!
La politique anti-inflationniste menée par les USA et le reste des pays industrialisés n'a pu se faire que par :
— une attaque sévère contre le niveau de vie de la classe ouvrière, afin de diminuer les coûts de production : licenciements massifs, attaques en règle contre les salaires, diminution de la protection sociale, cadences accélérées, etc.,
— et surtout une chute dramatique du cours des matières premières, imposée et orchestrée par les puissances économiques dominantes qui ont mis à profit la situation de surproduction généralisée, ce qui a eu pour résultat de plonger les pays les plus pauvres, essentiellement producteurs de matières de base, dans une misère encore plus effroyable.
Cette politique a eu pour conséquence d'engendrer un rétrécissement du marché mondial et un^ concurrence exacerbée. Elle est fondamentalement à l'origine de la récession comme expression de la surproduction généralisée. Cependant, dans le même temps, la politique d'endettement des USA en vue de maintenir l'activité dans les plus importantes concentrations du monde capitaliste, a été, elle, une politique fondamentalement inflationniste qui tirait des traites sur l'avenir et dont les effets étaient seulement reportés. En procédant ainsi, la classe dominante n'a fait que gagner du temps, et le spectre de l'inflation, chassé par la porte de la baisse des coûts de production et du coût des matières premières, ne peut que faire un retour en force par la fenêtre de l'endettement.
Ainsi, ce n'est pas par hasard si, au même moment, les principaux pays industrialisés sont amenés à réviser en baisse les prévisions de croissance, présentant ainsi la perspective d'une nouvelle accélération de la plongée dans la récession, et à réviser en hausse les indices d'inflation. Toutes les mesures prises pour freiner la récession qui s'impose inéluctablement, ne peuvent que contribuer à une relance de l'inflation dans une situation où l'accumulation d'un endettement gigantesque a créé les conditions d'un développement rapide de celle-ci. Le double infléchissement : croissance en chute, inflation en hausse de l'année 1986, est caractéristique de la dégradation profonde de l'économie mondiale ces dernières années.
LE JAPON ET L'ALLEMAGNE DANS LA TOURMENTE DE LA CRISE
Finalement, les résultats de la « reprise » américaine sont bien faibles :
— l'économie mondiale n'est pas sortie de la récession amorcée à l'aube des années 80 ; celle-ci a tout au plus été freinée essentiellement dans les pays les plus industrialisés;
— le chômage a continué de se développer, et là où il a pu diminuer d'une année sur l'autre, il n'est cependant jamais revenu au niveau d'avant le début de cette décennie;
— l'inflation n'a pas disparu, et les conditions de son redéveloppement se sont renforcées.
Ce piètre résultat a cependant été obtenu au prix fort d'un endettement gigantesque, nous l'avons vu pour les USA, mais aussi pour l'ensemble du monde : la dette des pays au capitalisme sous-développé est passée, de 1980 à aujourd'hui, de 800 à plus de 1000 milliards de dollars, au prix d'une paupérisation dramatique de la population, avec pour conséquence des famines comme jamais l'humanité n'en avait connues dans son histoire, au prix d'un déséquilibre renforcé entre les pays capitalistes les plus pauvres et les pays les plus riches, au prix d'une instabilité croissante du marché mondial qui a vu sa principale monnaie, le dollar, jouer au yoyo, doublant son cours en trois ans, pour reperdre la moitié de sa valeur en un an. Tout cela signifie une fragilisation très importante de l'économie capitaliste mondiale.
Mais aujourd'hui, même cette politique aux conséquences catastrophiques n'est plus possible pour maintenir l'activité des centres industriels; l'économie américaine, locomotive de l'économie mondiale, a entamé son irrésistible plongée dans la récession.
A la lumière de la catastrophe prévisible à venir, c'est avec une inquiétude croissante que les dirigeants du monde entier sont à la recherche désespérée de nouvelles solutions qui permettraient de prolonger l’« atterrissage en douceur » de l'économie mondiale. L'administration Reagan prétend avoir trouvé la réponse avec ses demandes répétées au Japon et à l'Allemagne de contribuer à la « relance » de l'économie mondiale. Mais cette « solution », pas plus que les précédentes, n'en est une. Ce que n'a pas réussi à faire l'économie américaine, relancer l'économie mondiale, les économies japonaise et allemande en ont encore moins les moyens.
A eux deux, le Japon et la RFA ne représentent que la moitié du PNB des USA (en 1985 : 612 milliards de dollars pour la RFA, 1233 pour le Japon, contre 3865 pour les USA) ; tout au plus peuvent-ils, par une politique de relance interne, contribuer à freiner la plongée dans la récession. Mais à quel prix ? Les fameux pays du miracle économique japonais et allemand ne sont plus que des miraculés en sursis. L'Allemagne et le Japon sont ceux qui ont le mieux profité de la reprise américaine ; la fermeture du marché américain frappe aujourd'hui leur économie de plein fouet.
L'exemple du Japon est particulièrement significatif. Initialement estimée à 4 % en 1986 (après avoir été de 5,1 % en 1984 et de 4,8 % en 1985), la croissance ne cesse tout au long de l'année 1986, d'être revue en baisse. Officiellement, elle devrait être finalement de 2,8 %, mais au vu des résultats, elle pourrait n'atteindre que 2,3 %. Durant le premier semestre 1986, la production industrielle a baissé de 0,2 % par rapport à la même période de 1985 ; les résultats de l'automne risquent d'être encore plus alarmants. La récession est déjà une réalité tangible au Japon, la 2e puissance économique du monde.
En conséquence, on assiste à une flambée du chômage, le chiffre de 6 % annoncé par les journaux japonais est certainement plus réaliste que les 3 % officiels (qui ne considèrent pas comme chômeur tout ouvrier qui a travaillé ne serait-ce qu'une heure dans le mois). Tous les grands groupes industriels annoncent des licenciements. D'ici à 1988, les cinq grands groupes sidérurgiques annoncent 22 500 suppressions d'emploi. A la fin de 1986, 6 000 emplois auront été supprimés dans la construction navale. Le gouvernement, de son côté, a décidé de licencier dans les chemins de fer, et surtout dans les mines de charbon : 8 mines sur 11 vont être fermées, entraînant 14 000 suppressions d'emploi. Le mythe du Japon qui ne connaît pas le chômage a définitivement sombré.
Et pourtant, ces résultats négatifs se sont produits malgré la politique de relance interne du gouvernement japonais qui a fait baisser son taux d'escompte tout au long de l'année 1986 jusqu'à 3 % aujourd'hui. Un record ! Mais cela n'est pas suffisant pour compenser la baisse des exportations vers les USA.
Les chiffres record des excédents de la balance commerciale japonaise ne doivent pas semer l'illusion. Ils sont essentiellement dus à la chute des importations, liée à la chute des cours des matières premières et notamment du pétrole. Mais cette situation est tout à fait provisoire. Ce n'est qu'à grand peine que le Japon a maintenu ses exportations en rognant sur ses marges bénéficiaires face à un dollar en baisse qui a diminué d'autant la compétitivité de ses exportations. Ce qui a pour la première fois conduit les grandes entreprises japonaises exportatrices à enregistrer des pertes.
L'économie allemande ne sauve guère mieux les apparences, la situation n'est pas florissante. Le chômage persistant se maintient à 8,5 % de la population active, la croissance industrielle a stagné à 1,6 % d'août 1985 à août 1986 et les mauvais résultats de l'automne ont amené les autorités germaniques à réviser à la baisse toutes leurs prévisions de croissance (pour 1987, on ne s'attend plus qu'à une croissance de 2 %, ce qui est peut-être encore optimiste). La croissance de la masse monétaire, pourtant de 7,9 % d'août 85 à août 86, ne parvient pas à stimuler la croissance. Malgré les résultats exceptionnels obtenus sur le plan de l'inflation, et qui sont dus essentiellement à la revalorisation du mark. Cette croissance de la masse monétaire annonce l'inflation à brève échéance.
Le Japon et la RFA ont commencé une politique de croissance interne, mais celle-ci se révèle déjà insuffisante pour leur économie nationale. Alors, quant à relancer l'économie mondiale, il n'en est pas question. Les recettes reaganiennes appliquées à ces pays ne peuvent qu'avoir des résultats encore plus aléatoires que pour les USA. Le Japon et l'Allemagne sombrent eux aussi de plus en plus nettement dans l'abîme de la récession mondiale.
DE PLAIN-PIED DANS LA CATASTROPHE ECONOMIQUE
Les perspectives sont donc on ne peut plus sombres pour l'économie mondiale. Toutes les « solutions » mises en avant et appliquées par la bourgeoisie se révèlent impuissantes à juguler la crise qui poursuit son long travail de dégradation de l'économie capitaliste. La classe dominante est en train de brûler ses dernières cartouches pour freiner autant que possible la plongée dans la récession. Les dernières années ont montré que la relance mondiale était devenue impossible, la crise a mis en échec toutes les mesures apprises par les économistes de la bourgeoisie depuis la crise de 1929, et même la relance par l'économie de guerre vient d'échouer avec la fin de la « reprise » américaine. La surproduction est générale, y compris pour l'industrie d'armements, où l'on voit une entreprise comme Dassault en France être aujourd'hui obligée de licencier.
La seule question qui se pose maintenant, ce n'est pas de savoir si la perspective est catastrophique, elle l'est, mais à quelle vitesse l'économie mondiale s'enfonce dans cette catastrophe. Plus la bourgeoisie va vouloir freiner les effets de la récession, plus l'inflation se développe. Plus la bourgeoisie veut freiner le développement de l'inflation, plus la récession s'accélère, et finalement les deux tendent à se développer ensemble.
Avec l'effondrement de l'économie mondiale, ce sont les dernières illusions sur le capitalisme qui vont être sapées à la base. La misère et la barbarie qui se développent plus que jamais imposent la nécessité de la perspective communiste. La crise balaie le terrain pour que cette perspective puisse s'imposer comme la seule issue. La crise, malgré les misères qu'elle impose, en détruisant les bases d'existence et de mystification de la classe dominante est la meilleure alliée du prolétariat.
JJ. 26/11/86
A travers la polémique avec un groupe, le GCI[1] [8] qui se dit marxiste mais rejette violemment l'idée de la décadence», voici une réaffirmation des fondements de l'analyse de la décadence du capitalisme et de sa brûlante actualité au milieu des années 80, lorsque le prolétariat mondial relève la tête et se prépare à livrer des combats décisifs pour son émancipation.
Pourquoi l'humanité en est-elle à se poser la question de savoir si elle n'est pas en train de s'autodétruire dans une barbarie croissante, alors qu'elle a atteint un degré de développement des forces productives qui lui permettrait de s'engager dans la voie de la réalisation d'un monde sans pénurie matérielle, une société unifiée capable de modeler sa vie suivant ses besoins, sa conscience, ses désirs, pour la première fois de son histoire ?
Le prolétariat, la classe ouvrière mondiale, constitue-t-elle la force révolutionnaire capable de sortir l'humanité de l'impasse dans laquelle le capitalisme l'a enfermée, et pourquoi les formes de lutte du prolétariat à notre époque ne peuvent-elles plus être celles de la fin du siècle dernier (syndicalisme, parlementarisme, lutte pour des réformes, etc.) ? Il est impossible de prétendre se repérer dans la situation historique actuelle, encore moins de jouer un rôle d'avant-garde, d'orientation pour les luttes ouvrières, sans avoir une vision globale, cohérente, permettant de répondre à ces questions aussi élémentaires que cruciales.
Le marxisme -le matérialisme historique- est la seule conception du monde qui permette de le faire. Sa réponse claire et simple peut être résumée en peu de mots : pas plus que les autres modes de production qui l'ont précédé (communisme primitif, despotisme oriental, esclavagisme, féodalisme), le capitalisme n'est un système éternel.
L'apparition puis la domination mondiale du capitalisme furent le produit de toute une évolution de l'humanité et du développement de ses forces productives : au moulin à bras correspondait l'esclavagisme, au moulin à eau le féodalisme, au moulin à vapeur le capitalisme, écrivait Marx. Mais au-delà d'un certain degré de développement, les rapports de production capitalistes se sont transformés à leur tour en obstacle au développement des forces productives. Dès lors, l'humanité vit prisonnière d'un ensemble de rapports sociaux devenus inadaptés, obsolètes, qui la condamnent à une «barbarie» croissante dans tous les domaines de la vie sociale. La succession de crises, guerres mondiales, reconstructions, crises, depuis quatre-vingts ans n'en est que la plus claire manifestation. C'est la décadence du capitalisme. La seule issue est dès lors la destruction de fond en comble de ces rapports sociaux par une révolution dont seul le prolétariat peut assumer la direction, car il est la seule classe véritablement antagoniste au capital ; une révolution qui peut aboutir à une société communiste parce que le capitalisme, pour la première fois dans l'histoire, a permis la création des moyens matériels d'entreprendre une telle réalisation.
Tant que le capitalisme remplissait une fonction historiquement progressiste de développement des forces productives, les luttes prolétariennes ne pouvaient aboutir à une révolution mondiale triomphante mais pouvaient, à travers le syndicalisme et le parlementarisme, obtenir de véritables réformes et améliorations durables des conditions d'existence de la classe exploitée. A partir du moment où le système capitaliste entre en décadence, la révolution communiste mondiale devient une nécessité et une possibilité à l'ordre du jour, ce qui bouleverse entièrement les formes de combat du prolétariat, même sur le plan immédiat revendicatif (grève de masses).
Depuis l'Internationale communiste, constituée sous la poussée de la vague révolutionnaire internationale qui mit fin à la première guerre mondiale, cette analyse de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence est devenue patrimoine commun des courants communistes qui ont su, grâce à cette « boussole historique», se maintenir sur un terrain de classe intransigeant et cohérent. Le CCI n'a fait que reprendre et développer ce patrimoine tel qu'il fut transmis et enrichi par le travail des courants des gauches communistes allemande, italienne ("Bilan"), dans les années 30, puis du groupe de la gauche communiste de France ("Internationalisme") dans les années 40[2] [9]
Aujourd'hui, alors que sous la pression d'une crise économique sans précédent qui, depuis plus de quinze ans, accélère les manifestations de la décadence et exacerbe les antagonismes de classes, le prolétariat mondial a repris le chemin de la lutte, lentement, se heurtant à mille difficultés et aux mille armes de la classe dominante, mais avec une simultanéité internationale inconnue auparavant, il est crucial que les organisations révolutionnaires sachent être à la hauteur de leur fonction.
En vue des combats décisifs qui se préparent, plus que jamais il est indispensable que le prolétariat se réapproprie sa propre conception du monde, telle qu'elle s'est élaborée à travers près de deux siècles de luttes ouvrières et d'élaboration théorique de ses organisations politiques.
Plus que jamais, il est indispensable que le prolétariat comprenne que l'actuelle accélération de la barbarie, l'exacerbation ininterrompue de son exploitation ne sont pas des fatalités "naturelles", mais les conséquences des lois économiques et sociales capitalistes qui continuent à régir le monde alors qu'elles sont devenues historiquement dépassées depuis le début du siècle.
Plus que jamais, il est indispensable que la classe ouvrière comprenne que les formes de lutte qu'elle avait apprises au siècle dernier (luttes pour les réformes, appui à la constitution de grands Etats nationaux - pôles d'accumulation du capitalisme en développement), si elles avaient un sens lorsque la bourgeoisie était encore en plein développement historique et pouvait accepter l'existence du prolétariat organisé au sein de la société, ces mêmes formes ne peuvent le conduire, à l'heure du capitalisme décadent, qu'à des impasses et à l'inefficacité.
Plus que jamais il est crucial que le prolétariat comprenne que la révolution communiste - dont il est le porteur - n'est pas un rêve chimérique, une utopie, mais une nécessité et une possibilité qui trouve ses fondements scientifiques dans la compréhension de la décadence même du mode de production dominant, décadence qui s'accélère sous ses yeux.
“Il n'y a pas de mouvement révolutionnaire sans théorie révolutionnaire”, disait Lénine. Cette idée est d'autant plus à réaffirmer aujourd'hui que la classe dominante ne se défend plus idéologiquement par l'élaboration de théories nouvelles ayant un minimum de consistance, mais par une sorte de “nihilisme” de la conscience, le rejet de toute théorie comme “fanatisme idéologique”. S'appuyant sur la méfiance justifiée de la classe exploitée à l'égard des théories “de gauche” qui, de la social-démocratie au stalinisme, ont été utilisées pendant des décennies comme instruments de la contrerévolution, incapable de trouver dans la réalité sociale en décomposition un quelconque avenir à offrir, la classe dominante n'a rien d'autre à proposer que “la politique de l'autruche” : ne pas réfléchir, se résigner, le fatalisme.
Lorsque la bourgeoisie était une classe historiquement révolutionnaire elle a donné des Hegel qui ont ouvert des portes essentielles pour la compréhension de l'évolution de l'humanité ; lorsqu'elle stabilise son pouvoir dans la seconde moitié du 19e siècle, elle revient en arrière à travers les conceptions positivistes d'un Auguste Conte. Aujourd'hui, elle ne produit même plus de philosophes pouvant revendiquer une compréhension de l'histoire. L'idéologie dominante, c'est le néant, le vide, la négation de la conscience.
Mais autant cette négation de la conscience est la manifestation d'une décadence qui devient à son tour instrument de défense de la classe dominante, autant pour la classe révolutionnaire la conscience de son être historique est un instrument vital pour sa lutte.
Ce qui nous préoccupe ici, c'est que cette tendance au nihilisme de la conscience se manifeste aussi dans des groupes politiques prolétariens ...paradoxalement à prétentions théoriques.
C'est ainsi que l'on a pu voir, fin 1985, un groupe comme le GCI publier un article dans le n° 23 de son organe “Le Communiste” qui, par son contenu, illustre parfaitement la deuxième partie de son titre : “Théories de la décadence : décadence de la théorie”. Ce texte, écrit dans un langage prétentieux, à “sonorité marxiste”, citant à tort et à travers Marx et Engels, prétend détruire ce qu'il appelle les “théories décadentistes”, dont il situe les défenseurs à côté de : “Tous les chacals réactionnaires hurlant à la 'décadence de l'Occident' depuis les témoins de Jéhovah, jusqu'aux «nouveaux philosophes», en passant par les néo-nazis européo-centristes, jusqu'aux adorateurs de Moon !” Rien que ça!
Ce texte réussit le chef-d'oeuvre de concentrer en quinze pages les principales incompréhensions de base que l'on peut trouver dans l'histoire du mouvement ouvrier en ce qui concerne l'évolution historique du capitalisme et les bases objectives pour l'avènement d'une société communiste. Le résultat est une bouillie aussi pédante qu'informe, qui mélange les théories tant combattues par Marx des socialistes utopiques, celles des anarchistes ...et, pour les temps modernes, la théorie bordiguiste des années 50 sur l'“invariance” du marxisme et sur le développement continu du capitalisme depuis 1848 !
Nous nous attacherons ici à mettre en lumière les principales aberrations de ce document, pas tant pour le GCI en lui-même dont l'involution vers l'incohérence est d'un intérêt fort restreint, mais parce que sa défense de certaines positions politiques de classe, son langage radical et ses prétentions théoriques, peuvent faire illusion chez des éléments nouveaux à la recherche d'une cohérence - entre autres, parmi ceux qui viennent de l'anarchisme[3] [10]
Cela permettra de rappeler quelques éléments de base de l'analyse marxiste de l'évolution des sociétés et donc de ce qu'on entend par décadence du capitalisme.
Le GCI n'est pas modeste. A la manière de Dühring qui prétendait bouleverser la Science, le GCI bouleverse le Marxisme. Il se veut marxiste, mais à condition de rejeter dans le camp des «chacals réactionnaires» tous ceux qui depuis la 2e Internationale ont enrichi le marxisme en analysant les causes et l'évolution de la décadence du capitalisme... et comme on le verra, en ignorant ou altérant totalement l'oeuvre de Marx lui-même.
La grande découverte du GCI, celle qui réduit au rang d'«adorateurs de Moon» les Bolcheviks, les Spartakistes, la gauche allemande du KAPD, la gauche italienne de «Bilan» - qui ont tous élaboré et partagé l'analyse de la décadence du capitalisme -, sa grande vérité, consiste en ceci : il n'y a pas de décadence du capitalisme parce qu'il n'y a jamais eu de phase ascendante «progressiste» du capitalisme. Il n'y a pas de barbarie de la décadence parce que le capitalisme a toujours été barbare.
Il suffisait d'y penser !... Si ce n'était que les courants socialistes pré-marxistes et leurs héritiers anarchistes, qui n'ont jamais compris à quoi bon cela pouvait servir de passer du temps à réfléchir sur les lois de l'évolution historique - puisqu'il suffit d'être révolté et que le communisme a toujours été à l'ordre du jour de l'histoire - n'ont jamais dit autre chose ...contre le marxisme.
Mais regardons de plus près les principaux arguments du GCI: «Presque tous les groupes se prévalant aujourd'hui de défendre la perspective communiste se réclament d'une vision décadentiste non seulement du mode de production capitaliste mais de l'ensemble de la succession de sociétés de classes (cycle de la valeur) et cela grâce à de multiples 'théories' allant de la 'saturation des marchés' à 'l'impérialisme : stade supérieur du capitalisme', du 'troisième âge du capitalisme' à la 'domination réelle', de 'l'arrêt du développement des forces productives' à '1a baisse tendancielle du taux de profit'... Ce qui nous intéresse dans un premier temps est le contenu commun à toutes ces théories : la vision moralisatrice et civilisatrice qu'elles induisent.» (“Théories de la décadence : décadence de la théorie”, “Le Communiste” n° 23, p. 7, novembre 1985)
En quoi constater que les rapports de production capitalistes sont devenus à un moment donné une entrave au- développement des forces productives, traduirait-il une conception «moralisatrice et civilisatrice» ? Parce que cela implique qu'il y aurait eu un temps où tel n'était pas le cas et où ces rapports auraient constitué un progrès, un pas en avant dans l'histoire. C'est-à-dire qu'il y a eu une phase ascendante du capitalisme. Or, dit le GCI, ce “progrès” n'était qu'un renforcement de l'exploitation :
“(...) il s'agit de voir en quoi la marche forcée du progrès et de la civilisation a signifié chaque fois plus d'exploitation, 1a production de surtravail (et pour le capitalisme uniquement la transformation de ce surtravail en survaleur) en fait 1a réelle affirmation de la barbarie par la domination de plus en plus totalitaire de la valeur...” (op. cit. p. 8, le GCI emploie ici le terme de “barbarie” sans savoir de quoi il s'agit ; nous y reviendrons plus loin). Que le capitalisme ait toujours été depuis sa naissance un système d'exploitation -le plus achevé, le plus impitoyable- n'est ni faux ni nouveau, mais, à moins de partager la vision idéaliste –“morale” au sens propre du terme- suivant laquelle n'est progrès dans l'histoire que ce qui avance de façon immédiate dans le sens de la “justice sociale”, cela n'explique pas encore pourquoi affirmer que l'instauration de ce mode d'exploitation représenta un progrès historique, constitue une preuve de “vision moralisatrice et civilisatrice”. Le GCI nous explique alors que : “La bourgeoisie présenta (...) tous les modes de production qui l'ont précédée comme 'barbares' et 'sauvages' et, à mesure de 'l'évolution' historique, progressivement 'civilisés'. Le mode de production capitaliste étant bien entendu l'incarnation de l'aboutissement final de la Civilisation et du Progrès. La vision évolutionniste correspond donc bien à l'être social capitaliste et ce n'est d'ailleurs pas pour rien qu'elle fut appliquée à toutes les sciences (c'est-à-dire à toutes les interprétations partielles de la réalité du point de vue bourgeois) : science de la nature (Darwin), démographie (Malthus), histoire logique, philosophie (Hege1)...” (Ibid.p.8).
Le GCI a placé au début de son texte, en grosses lettres, en encadré, ce titre “ambitieux” : “Première contribution : la méthodologie”. Le morceau que nous venons de citer est un échantillon de ce qu'il a à nous offrir dans ce domaine.
“La bourgeoisie, constate le GCI, présente le mode de production capitaliste comme étant l'aboutissement final de la civilisation et du “progrès”. “Donc, conclut-il la vision évolutionniste correspond à l'être social capitaliste”.
C'est en-deçà du plus stupide syllogisme ! Avec une telle “méthodologie”, pourquoi ne pas penser que les théories “fixistes” (“rien de nouveau sous le soleil”) correspondent à l'“être social du prolétariat” ? La bourgeoisie disait que le monde bouge et que l'histoire évolue. Le GCI en déduit que puisque c'est la bourgeoisie qui l'a dit, ce doit être certainement faux ; donc, le monde n'évolue pas. Si aberrant que cela paraisse, c'est à cela qu'aboutit “la méthode” du GCI, comme on le verra plus loin à propos de son adhésion à la vision de «l'invariance».
Le marxisme rejette évidemment l'idée que le capitalisme représente l'aboutissement de l'évolution humaine. Mais il ne rejette pas pour autant l'idée que l'histoire humaine a suivi une évolution qui peut être rationnellement expliquée et dont il s'agit de trouver les lois. Marx et Engels en leur temps reconnurent les mérites scientifiques de Darwin et se sont toujours réclamés du noyau rationnel de la dialectique hégélienne (Malthus, que le GCI ramène ici, n'a rien à faire dans cette histoire). Ils ont su voir dans ces efforts pour définir une évolution, une vision dynamique de l'histoire, la manifestation du combat que devait livrer la bourgeoisie pour asseoir son pouvoir contre la réaction féodale, avec ses avancées et ses limites. Voici comment Engels parle de Darwin dans l'“Anti-Dühring” : “Il faut citer ici Darwin, qui a porté le coup 1e plus puissant à la conception méthaphysique de la nature en démontrant que toute la nature organique actuelle, les plantes, les animaux et, par conséquent, l'homme aussi, est le produit d'un processus d'évolution qui s'est poursuivi pendant des millions d'années” (chap. I).
De Hegel, il dit ceci: “De ce point de vue, l'histoire de l'humanité n'apparaissait plus comme un enchevêtrement chaotique de violences absurdes, toutes également condamnables devant le tribunal de la raison philosophique arrivé à maturité et qu'il est préférable d'oublier aussi rapidement que possible, mais comme le processus évolutif de l'humanité lui-même” (chap. I).
Ce que le marxisme rejette de la vision de Hegel c'est son caractère encore idéaliste (l'histoire ne serait que la réalisation de l'Idée de l'histoire) et bourgeois (l'Etat capitaliste serait l'incarnation de la raison achevée) et, évidemment pas l'idée qu'il existe une évolution historique qui traverse des étapes nécessaires. Au contraire, il revient à Marx le mérite d'avoir découvert ce qui constituait le fil conducteur de l'évolution des sociétés humaines et d'avoir fondé sur cela la nécessité et la possibilité du communisme :
“Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. (...) Réduits à leurs grandes lignes, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne apparaissent comme des époques progressives de la formation économique de 1a société. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagonique du procès social de production (...) Avec ce système social, c'est donc la préhistoire de la société humaine qui se clôt.” (Avant-propos à la Critique de l'Economie politique).
Dans son délire “anti-décadentiste” le GCI considère que ceux qui défendent aujourd'hui l'analyse de la décadence du capitalisme ne parlent de déclin du capitalisme à notre époque que pour mieux être “pro-capitalistes”... il y a un siècle (!) : “Les décadentistes sont donc pro-esclavagistes jusqu'à telle date, pro-féodaux jusqu'à telle autre... pro-capitalistes jusqu'en 1914 ! Ils sont donc chaque fois, du fait de leur culte du progrès, opposés à la guerre de classe que mènent les exploités opposés aux mouvements communistes qui ont le malheur de se déclencher dans la «mauvaise phase” (GCI, op. cit., p. 19)
Avec de grands airs de radicalisme, le GCI ne fait que reprendre la vision idéaliste d'après laquelle le communisme a été à l'ordre du jour à n'importe quel moment de l'histoire.
Nous n'entrerons pas ici dans la question des spécificités du combat prolétarien au cours de la phase ascendante du capitalisme, mais pourquoi le “Manifeste communiste” dit-il : “Au début (...) les prolétaires ne combattent pas encore leurs propres ennemis, mais les ennemis de leurs ennemis, les résidus de la monarchie absolue, les propriétaires fonciers, les bourgeois non-industriels, les petits-bourgeois” (Manifeste communiste, “Bourgeois et prolétaires”) ? Pourquoi et comment les luttes ouvrières de la phase suivante se donnent-elles pour objectif la conquête de réformes et l'“union de plus en plus étendue des travailleurs” ? Pourquoi le syndicalisme, les partis de masse, la social-démocratie de la fin du XIXe siècle furent-ils des instruments prolétariens...? Toutes ces formes de lutte que le GCI est incapable de comprendre et rejette un siècle après comme bourgeoises, nous les aborderons dans un prochain article consacré spécifiquement à la question de la nature prolétarienne de la social-démocratie.
Pour le moment, ce qui nous importe ici et ce qu'il faut d'abord comprendre, c'est la conception marxiste de l'histoire et des conditions de la révolution communiste.
Marx, les marxistes, ne se sont jamais cantonnés à dire simplement : le capitalisme est un système d'exploitation qu'il faut détruire et qui n'aurait jamais dû exister, le communisme étant possible à tout moment. C'est sur cette question que le marxisme constitue une rupture avec le socialisme “utopique” ou “sentimental” ; c'est sur cette question que se fera la rupture entre anarchisme et marxisme. Tel fut l'objet du débat entre Marx et Weitling en 1846, qui devait aboutir à la constitution de la première organisation politique marxiste: la Ligue des Communistes. Pour Weitling : “Ou bien l'humanité est, nécessairement, toujours mûre pour 1a révolution, ou bien elle ne le sera jamais” (cité par Nicolaïevski, La Vie de Karl Marx, chap. X).
C'est encore ce même problème qui est la base des divergences entre Marx-Engels et la tendance de Willich et Schapper au sein de la Ligue des Communistes en 1850, et qui fera dire à Marx : “A la conception critique, la minorité substitue une conception dogmatique, à la conception matérialiste, elle substitue une conception idéaliste. Au lieu des conditions réelles, elle considère la simple volonté comme le moteur de la révolution.” (Procès-verbal de la séance du Comité central du 15 septembre 1850, cité par Nicolaïevski, op.cit., chap XV).
C'est la conception du matérialisme historique, du socialisme scientifique que rejette le GCI. Voici comment Engels dans l'“Anti-Dühring” abordait un aspect fondamental des conditions du communisme : “La scission de la société en une classe exploiteuse et une classe exploitée, en une classe dominante et une classe opprimée était une conséquence nécessaire du faible développement de la production dans le passé. Tant que le travail total de la société ne fournit qu'un rendement excédant à peine ce qui est nécessaire pour assurer strictement l'existence de tous, tant que le travail réclame donc tout ou presque tout le temps de la grande majorité des membres de la société, celle-ci se divise nécessairement en classes. (...) Mais si, d'après cela, la division en classes a une certaine légitimité historique, elle ne l'a pourtant que pour un temps donné, pour des conditions sociales données. Elle se fondait sur l'insuffisance de la production ; elle sera balayée par 1e plein déploiement des forces productives modernes” (partie III, chap. II).
C'est en ce sens que Marx parla des “merveilles” accomplies par la bourgeoisie et de “la grande influence civilisatrice du capital”. “C'est elle (1a bourgeoisie) qui a montré ce que l'activité humaine est capable de réaliser. Elle a accompli des merveilles qui sont autre chose que les pyramides égyptiennes, les aqueducs romains, les cathédrales gothiques ; les expéditions qu'elle a menées à bien sont très différentes des invasions et des croisades.” (Marx/Engels : Le Manifeste communiste, “Bourgeois et Prolétaires”).
“C'est ici, écrit ailleurs Marx, la grande influence civilisatrice du capital : il hausse la société à un niveau en regard duquel tous les stades antérieurs font figure d'évolutions locales de l'humanité et d'idolâtrie de la nature. La nature devient enfin un pur objet pour l'homme, une simple affaire d'utilité ; elle n'est plus tenue pour une puissance -en soi” (Grundrisse, Chap. II : Le capital; marché mondial et système de besoins - 1857-58).
Si le GCI était conséquent, s'il avait un quelconque souci de cohérence théorique, il ne devrait pas hésiter à rejeter aux poubelles de la bourgeoisie -après les gauches communistes, après Trotsky, Lénine, Luxembourg et toute la 2e Internationale- les vieux Marx et Engels, en tant que farouches défenseurs de ce qu'il appelle des conceptions “évolutionnistes” et “civilisatrices”.
Peut-être qu'alors le groupe RAIA, ayant pour sa part achevé son approfondissement de “la question Marx-Bakounine”, pourra lui faire comprendre que ce qu'il défend n'est rien d'autre que la vieille et insipide rengaine utopiste et anarchiste, maquillée -pour on ne sait quelle raison- d'un verbiage marxiste.
A partir de quel moment la révolution communiste devient-elle une possibilité historique ? Marx répond : “A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de 1a société entrent en collision avec les rapports de production existants, ou avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors, et qui n'en sont que l'expression juridique. Hier encore formes de développement des forces productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves. Alors commence une ère de révolution sociale.” (Avant-propos à la Critique de l'Economie politique, 1859).
Le marxisme ne définit pas un jour, une heure, à partir de laquelle la révolution communiste est objectivement à l'ordre du jour. Il détermine les conditions générales -au niveau de ce qui constitue le squelette de la vie sociale, l'économie- qui caractérisent une “ère”, une période historique dans laquelle le capitalisme se heurte d'une façon qualitativement différente à ses propres contradictions, et se transforme en frein au développement des forces productives.
Les principales manifestations de cette nouvelle situation historique se situent au niveau économique (crises économiques, ralentissement de la croissance des forces productives). Mais aussi au niveau de l'ensemble des aspects de la vie sociale qui, en dernière instance, sont influencés par la vie économique de la société. Marx parle des “formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques, bref les formes idéologiques, dans lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit (entre rapports de production et forces productives, ndlr) et le poussent jusqu'au bout.” (Avant-propos...).
Marx et Engels crurent à plusieurs reprises au cours de la deuxième moitié du 19e siècle que le capitalisme était parvenu à ce point, en particulier à l'occasion des différentes crises économiques cycliques qui secouèrent le système à cette époque. Ils surent reconnaître à chaque occasion qu'il n'en était rien.
Ainsi, en 1850, après que la crise économique et sociale de 1848 fut dépassée, Marx écrivait :
“Avec cette prospérité générale, au sein de laquelle les forces productives de la société bourgeoise se développent avec toute l'exubérance que permettent les conditions bourgeoises, il ne peut être question d'une véritable révolution. Une telle révolution n'est possible que dans une période où deux facteurs se trouvent en opposition : les forces productives modernes et les formes bourgeoises de production (...) Une nouvelle révolution n'est possible qu'à la suite d'une nouvelle crise. Mais celle-là est aussi certaine que celle-ci.” (Les luttes de classes en France, 1850).
En réalité jusqu'au début du 20e siècle, les crises du capitalisme furent encore des crises de croissance rapidement surmontées par le système. C'est seulement avec la Ire guerre mondiale que se sont manifestés de façon éclatante et in-équivoque les symptômes de l'arrivée du capitalisme à un point où le développement de ses contradictions internes avait atteint un degré qualitativement différent.
Les marxistes révolutionnaires, la gauche de la 2e Internationale, ceux-là même qui venaient de combattre pendant des années les courants révisionnistes (Bernstein) qui avaient théorisé l'idée que le capitalisme ne connaîtrait plus de crises et que l'on pourrait aller au socialisme par une évolution graduelle et pacifique, reconnurent sans hésitations la création de cette nouvelle situation historique : l'entrée du capitalisme dans sa phase de déclin.
L'éclatement de la révolution russe, puis la vague révolutionnaire internationale qui la suivit, confirmaient avec éclat la perspective marxiste.
C'est de cette analyse que nous nous réclamons aujourd'hui ; une analyse que 70 ans marqués par deux guerres mondiales, deux phases de reconstruction et deux périodes de crise économique mondiale : 1929-1939 et 1967-1987, sont venus confirmer par un développement sans précédent de la barbarie sur l'ensemble de la planète.
Pour rejeter cette analyse, le GCI commence par attribuer aux “décadentistes” une idée absurde qu'il invente de toutes pièces et qu'il se plait par la suite à critiquer longuement. Avant de passer à leur argument de “l'invariance”, réglons donc rapidement cette manoeuvre pitoyable.
Le GCI prétend que l'analyse de la décadence affirmerait que pendant la phase ascendante du capitalisme, celui-ci ne connaît aucune contradiction, ces contradictions n'apparaissant que pendant la phase de décadence. Ainsi répond-il:
“Il n'y a donc pas deux phases : l'une où la contradiction de classe (autrement dit la contradiction entre force productive sociale et rapport de production) n'existerait pas : phase progressive où le 'nouveau' mode de production développerait sans antagonismes ses bienfaits civilisateurs..., et une phase où, après le développement 'progressiste de ses bienfaits', il deviendrait obsolescent et commencerait à décliner, induisant donc seulement à ce moment, l'émergence d'un antagonisme de classe.”
Voici ce que nous écrivions sur cette question dans notre brochure : La décadence du capitalisme :
“Marx et Engels ont eu la géniale perspicacité de dégager dans les crises de croissance du capitalisme l'essence de toutes ses crises et d'annoncer ainsi à l'histoire future les fondements de ses convulsions les plus profondes. S'ils ont pu le faire, c'est parce que, dès sa naissance, une forme sociale porte en germe toutes les contradictions qui l'amèneront à sa mort. Mais tant que ces contradictions ne sont pas développées au point d'entraver de façon permanente sa croissance, elles constituent le moteur même de cette croissance.” (La décadence du capitalisme, p.68).
Le GCI ne sait pas de quoi il parle.
“L'INVARIANCE”
Ayant rejeté avec l'analyse de la décadence du capitalisme tous les courants marxistes conséquents depuis plus d'un demi-siècle, mais craignant certainement de se reconnaître comme anarchiste, le GCI est allé chercher dans les théories de Bordiga des années 50 une “caution” marxiste à ses délires libertaires : c'est la théorie de “l'invariance du programme communiste depuis 1848”.
Le paradoxe n'est qu'apparent. L'anarchisme qui ignore tout de l'évolution historique en général peut s'accommoder de la vision bordiguiste, qui, sous prétexte d'“invariance”, ignore les changements fondamentaux qui ont marqué l'évolution du capitalisme depuis ses origines.
Cependant, pour aberrante que soit la théorie de Bordiga, elle a au moins le mérite d'une certaine cohérence avec les positions politiques qu'elle soutient : le bordiguisme considère que les formes de lutte du 19° siècle, telles que le syndicalisme ou l'appui à la constitution de nouveaux Etats, demeurent valables à notre époque. Par contre, pour le GCI, qui rejette ces formes de lutte, cela devient une source d'incohérence. Il est alors contraint de rejeter dans le camp de la bourgeoisie la social-démocratie du 19e siècle, et de s'inventer un Marx anti-syndicaliste, antiparlementariste, anti-social-démocrate, un peu comme le stalinisme réinventait l'histoire de la révolution russe en fonction des besoins de sa politique immédiate.
Mais regardons de plus près la critique de la théorie de la décadence et l'analyse de l'évolution du capitalisme de Bordiga, derrière laquelle le GCI prétend dissimuler son involution anarchisante. Bordiga, que le GCI cite dans l'article mentionné, dit en effet :
“La théorie de la courbe descendante compare 1e développement historique à une sinusoïde : tout régime, 1e régime bourgeois par exemple, débute par une phase de montée, atteint un maximum, commence à décliner ensuite jusqu'à un minimum, après un autre régime entreprend son ascension. Cette vision est celle du réformisme gradualiste : pas de secousse, pas de saut, pas de bond. La vision marxiste peut se représenter (dans un but de clarté et de concision) en autant de branches de courbes toutes ascendantes jusqu'à leur sommet (en géométrie : point singulier ou cuspides) auxquelles succède une violente chute brusque, presque verticale, et au fond, un nouveau régime social surgit ; on a une autre branche historique d'ascension (...) L'affirmation courante que le capitalisme est dans sa branche descendante et ne peut remonter contient deux erreurs : l'une fataliste, l'autre gradualiste.” (Réunion de Rome, 1951). Ailleurs Bordiga écrit encore : “Pour Marx, 1e capitalisme croît sans arrêt au-dela de toute limite…” (Dialogue avec les morts).
Avant de répondre aux accusations fantaisistes de «gradualisme» et de “fatalisme”, confrontons, ne fût-ce que rapidement, la vision de Bordiga avec la réalité.
Tout d'abord une remarque importante : Bordiga parle de “courbe” ascendante ou descendante d'un régime. Précisons que ce dont il est question pour les marxistes lorsqu'ils parlent de «phase ascendante» ou «décadente» n'est pas une série statistique mesurant la production en soi. Si l'on veut envisager l'évolution de la production comme un élément pour déterminer si un mode de production connaît ou non sa phase de décadence -c'est-à-dire savoir si les rapports de production sont devenus un frein ou non au développement des forces productives- il faut d'abord savoir de quelle production on parle : la production d'armes ou d'autres biens et services improductifs n'est pas un signe de développement des forces productives, mais au contraire un signe de leur destruction ; ensuite, ce n'est pas le niveau de production en soi qui est significatif, mais son rythme de développement, et cela non pas en absolu, mais évidemment eu égard aux possibilités matérielles acquises par la société.
Ce point étant précisé, lorsque Bordiga affirme que “1a ‘vision marxiste’ (dont il prétend être 'l'invariable' défenseur) peut se représenter en autant de branches de courbes toutes ascendantes jusqu'à leur sommet auxquelles succède une violente chute brusque”, il dit deux contre-vérités.
C'est une contre-vérité d'affirmer que telle est la vision marxiste. Marx s'est exprimé très clairement sur la fin du féodalisme et la naissance du capitalisme, et cela dans un texte suffisamment connu, Le Manifeste Communiste :
“Les moyens de production et d'échange, sur la base desquels s'est édifiée la bourgeoisie, furent créés à l'intérieur de la société féodale. A un certain degré du développement de ses moyens de production et d'échange, les conditions dans lesquelles la société féodale produisait et échangeait, l'organisation féodale de l'agriculture ou de la manufacture, en un mot le régime féodal de 1a propriété, cessèrent de correspondre aux forces productives en plein développement. Ils entravaient la production au lieu de la faire progresser. Ils se transformèrent en autant de chaînes. Il fallait les briser. Et on les brisa.” (‘Bourgeois et prolétaires’, souligné par nous).
Il s'agit ici pourtant d'une situation fort différente de celle qui se produit pour la fin du capitalisme, puisque le communisme ne peut pas commencer à s'édifier au sein de l'ancienne société. Mais dans le cas du féodalisme comme dans celui du capitalisme, la mise à l'ordre du jour du bouleversement des rapports sociaux existants est provoquée par la nature de frein, de chaîne de ceux-ci, par le fait que ceux-ci entravent au lieu de faire progresser le développement économique.
C'est tout autant une contre-vérité d'affirmer que l'histoire s'est déroulée suivant le schéma d'une série de branches toujours ascendantes. En particulier pour le cas qui nous intéresse le plus, le capitalisme.
Il faut être aveugle ou ébloui par la propagande en trompe-l'oeil, immédiatiste de la bourgeoisie décadente pour ne pas voir la différence entre le capitalisme depuis la première guerre mondiale et le capitalisme du 19e siècle, pour affirmer que les rapports de production, capitalistes ne sont pas plus une entrave au développement des forces productives au 20e qu'au 19e siècle.
Les crises économiques, les guerres, le poids des frais improductifs, existent aussi bien au 19e qu'au 20e siècle, mais la différence entre les deux époques est quantitativement si importante qu'elle en devient qualitative.
(Le GCI, qui emploie si souvent à tort et à travers le mot “dialectique” dans son texte, a dû au moins entendre parler de la transformation du quantitatif en qualitatif).
L'effet de frein au développement des forces productives exercé par les destructions et le gaspillage de forces matérielles et humaines des deux guerres mondiales est qualitativement différent de celui qu'ont pu exercer par exemple la guerre de Crimée (1853-56) ou la guerre franco-prussienne (1870-71). Pour ce qui est des crises économiques, celles de 1929-39 et de 1967-87 sont à peine comparables aux crises cycliques de la deuxième moitié du 19e siècle, et cela aussi bien sur le plan de leur intensité, que sur celui de leur étendue internationale ou de leur durée (Voir à ce propos l'article La lutte du prolétariat dans le capitalisme décadent, Revue Internationale n° 23, 4e trimestre 1980, où cette question est spécifiquement traitée). Quant au poids des frais improductifs, son effet stérilisateur sur la production est lui aussi qualitativement différent de tout ce qui pouvait exister au 19e siècle :
Le GCI cite quelques chiffres sur la croissance de la production au 19e et au 20e siècle qui prétendent démontrer l'inverse. Nous ne pouvons entrer ici dans les détails (Voir la brochure La décadence du capitalisme). Mais quelques remarques s'imposent.
Les chiffres du GCI comparent la croissance de la production de 1950 à 1972 à celle de 1870 à 1914. C'est une mystification assez grossière. Il suffit de comparer ce qui peut être comparé pour que l'argument s'effondre. Si au lieu de considérer les dates cidessus qui excluent de la phase de décadence la période de 1914 à 1949 (deux guerres mondiales et la crise des années 30 !), on compare la période 1840-1914 avec celle de 1914-1983, la différence s'annule... Mais qui plus est, la production du 19e siècle est essentiellement celle de moyens de production et de biens de consommation, alors que celle du 20e siècle inclut une part toujours croissante de moyens de destruction ou improductifs (aujourd'hui, on compte une puissance destructrice cumulée équivalente à 4 tonnes de dynamite par être humain, et par ailleurs, dans la comptabilité nationale, un fonctionnaire d'Etat est considéré «produire» l'équivalent de son salaire). Enfin et surtout, la comparaison entre la production réalisée et ce qu'elle pourrait être eu égard au degré de développement atteint par les techniques de production est totalement ignorée.
Mais outre les contre-vérités contenues dans l'affirmation “pour Marx, le capitalisme croît sans arrêt au delà de toute limite”, la vision de Bordiga tourne le dos aux fondements matérialistes, marxistes de la possibilité de la révolution.
Si “le capitalisme croît sans arrêt au delà de toute limite”, pourquoi des centaines de millions d'hommes décideraient un jour de risquer leur vie dans une guerre civile pour remplacer ce système par un autre? Comme le dit Engels :
“Tant qu'un mode de production se trouve sur la branche ascendante de son évolution, ü est acclamé même de ceux qui sont désavantagés par le mode de répartition correspondant.” (Engels, Anti-Dühring, partie II, “Objet et méthode”).
Le gradualisme est la théorie qui prétend que les bouleversements sociaux ne peuvent et ne doivent être faits que lentement par une succession de petits changements : “pas de secousse, pas de saut, pas de bond”, comme dit Bordiga. L'analyse de la décadence dit que celle-ci se traduit par l'ouverture d'une “ère de guerres et de révolutions” (Manifeste de l'Internationale communiste). A moins d'assimiler les guerres et les révolutions à des évolutions en douceur, Bordiga et le GCI ne font que se payer de mots.
Le marxisme ne dit pas que la révolution est inévitable. Il ne nie pas la volonté comme facteur de l'histoire, mais il démontre qu'elle ne suffit pas, qu'elle se réalise dans un cadre matériel produit d'une évolution, d'une dynamique historique dont elle doit tenir compte pour être efficace. L'importance donnée par le marxisme à la compréhension des «conditions réelles», des «conditions objectives» n'est pas la négation de la conscience et de la volonté, mais au contraire la seule affirmation conséquente de celles-ci. L'importance attribuée à la propagande et à l'agitation communistes en est une preuve évidente.
Il n'y a pas d'évolution inévitable de la conscience dans la classe. La révolution communiste est la première révolution de l'histoire où la conscience joue véritablement un rôle déterminant, et elle n'est pas plus inévitable que cette conscience.
Par contre l'évolution économique suit des lois objectives qui, tant que l'humanité vit dans la pénurie matérielle, s'imposent aux hommes indépendamment de leur volonté.
Dans le combat que livra la gauche de la 2e Internationale contre les théories révisionnistes, la question de l'effondrement inévitable de l'économie capitaliste était au centre du débat, comme le montre l'importance donnée à cette question par Rosa Luxemburg dans Réforme ou révolution, cet ouvrage salué par toute la gauche aussi bien en Allemagne qu'en Russie (Lénine en particulier).
L'orthodoxie “marxiste” religieuse de Bordiga ignore Marx et Engels qui écrivaient sans crainte :
“L'universalité vers quoi tend sans cesse 1e capital rencontre des limites immanentes à sa nature, lesquelles, à un certain degré de son développement, 1e font apparaître comme le plus grand obstacle à cette tendance, et le poussent à son auto-destruction.” (Marx, Grundrisse, “Le capital : marché mondial et système des besoins”), et encore :
“Le mode de production capitaliste (...) par son évolution propre, tend vers le point où il se rend lui même impossible.” (Engels, Anti-Dühring, partie II, “Objet et méthode”).
Ce qu'affirme le marxisme, ce n'est pas que le triomphe de la révolution communiste est inévitable, mais que, si le prolétariat n'est pas à la hauteur de sa mission historique, l'avenir n'est pas à un capitalisme qui “croît sans arrêt au delà de toute limite” comme le prétend Bordiga, mais au contraire à la barbarie, la vraie. Celle qui ne cesse de se développer depuis 1914. Celle dont Verdun, Hiroshima, le Biafra, la guerre Irak-Iran, les dernières vingt années d'augmentation ininterrompue du chômage dans les pays industrialisés, la menace d'une guerre nucléaire qui mettrait fin à l'espèce humaine, ne sont que des images parmi tant d'autres.
Socialisme ou barbarie, comprendre que telle est l'alternative pour l'humanité, c'est cela comprendre la décadence du capitalisme.
[1] [12] Groupe Communiste Internationaliste: BP 54, BXL 31, 1060 Bruxelles
[2] [13] Pour une histoire de l'élaboration théorique de l'analyse de la décadence du capitalisme, voir l'introduction à la brochure du CCI La décadence du capitalisme.
[3] [14] C'est ainsi qu'on a pu voir un petit groupe en Belgique, en rupture avec l'anarchisme et qui en est encore à “approfondir la question Marx-Bakounine” comme ils disent, juger du haut de son ignorance et de sa lecture admirative du GCI, la théorie de la décadence du capitalisme en ces termes : “La théorie de la décadence du capitalisme! Mais que diable est-ce donc que cette théorie ?
En quelques mots on pourrait qualifier celle-ci de la plus merveilleuse, la plus fantastique histoire jamais écrite depuis l'Ancien Testament !
D'après les prophètes du CCI, la ligne de vie du capitalisme serait divisée en DEUX tronçons distincts. A. la date fatidique du 8 août 1914 (sic!) (pour l'heure exacte, prière de s'adresser au bureau de renseignements !), le système capitaliste 'aurait' cessé d'être dans sa 'phase ascendante' pour entrer dorénavant dans de terribles convulsions mortelles que le CCI baptise du nom de 'phase décadente du capitalisme'! Décidemment, nous nageons en pleine psychopapouille !” (RAIA n° 3, BP 1724, 1000 Bruxelles).
[4] [15] Le GCI n'en est pas à une contradiction près, qui, reprenant une formulation de Bordiga, affirme qu'il faut y “considérer le communisme comme un fait advenu” !
LE DEVELOPPEMENT DE LA LUTTE DE CLASSE ET LA NECESSITE DE L'ORGANISATION ET DE L'INTERVENTION DES REVOLUTIONNAIRES
Critique du « conseillisme »
Nous publions ci-dessous
des extraits de deux lettres qui émanent du courant politique « conseilliste », l’une d'un élément
venant du KPL, cercle politique en Norvège aujourd'hui dissout, l'autre d'un
membre du GIK du Danemark. Ces textes traitent essentiellement de deux
questions particulièrement importantes pour les révolutionnaires dans la
période actuelle: le rôle et les taches de l'organisation révolutionnaire,
l'intervention dans les luttes ouvrières. Le premier texte fait un bilan de
l'échec du KPL à maintenir une activité révolutionnaire organisée. Il a été adressé
« aux anciens membres du KPL et aussi aux autres camarades en Scandinavie », et
à ce titre a été envoyé à la section du CCI en Suède, IR, L'auteur se propose
de « reprendre une activité politique organisée », de « prendre contact et
prendre part à la discussion et à l'activité qui malgré tout existe », Nous
répondons sur la nécessité de clarifier et débattre de la question de la
fonction et du fonctionnement d'une organisation révolutionnaire qui est la
question-clé abordée par ce bilan et posée par la proposition qui est faite. Le
texte du GIK est une critique de l'intervention du CCI dans les luttes
ouvrières actuelles.
SUR L'ORGANISATION
Lettre de Norvège (ex-KPL)
Camarades,
Ca commence à faire un moment que le KPL s'est complètement dissout. On trouve un petit réconfort au malheur des autres, mais pendant ces dernières années ce n'est pas seulement le KPL qui a disparu. Dans le monde entier, une série de groupes révolutionnaires soit ont disparu complètement, soit ont été fortement réduits.
Si nous regardons dans le « milieu Scandinave », les groupes avec lesquels, pendant plusieurs années, nous avons été plus ou moins en contact, c'est le même développement. Le GIK semble engagé dans un processus similaire à celui qu'a connu le KPL. La section du CCI, IR, et Arbetarpress existent encore, mais ils se sont réduits par rapport à avant.
Nous, qui avons été parmi ces groupes, avons pris des voies différentes. Mais elles ont une chose en commun : elles mènent à l'abandon de l'activité révolutionnaire organisée. Nous nous sommes dans une large mesure éloignés de toute activité politique ; et ce qui existe est au mieux individuel et limité.
Nous avons vu un processus de déclin qui ne peut donner aucun résultat positif. Nous voyons des camarades abandonner l'activité révolutionnaire, et nous voyons des camarades abandonner les positions révolutionnaires.
Le capitalisme poursuit continuellement sa crise que nous ne pouvons concevoir que d'une seule façon, comme crise mortelle du capitalisme. Nous savons que cette crise ne peut qu'avoir une solution violente, ou la révolution prolétarienne mondiale, ou une destruction du capital, une nouvelle guerre mondiale.
La classe ouvrière mène une lutte qui est grosse de possibilités pour le développement d'une révolution mondiale. Cette lutte a un long chemin devant elle, mais il n'y a aucun signe évident qu'elle ne pourrait pas se développer. Dernièrement au Danemark, au printemps 1985, nous avons vu comment la lutte de classe peut se développer ; presque sans signe avant-coureur, elle a surgi dans des formes similaires à la grève de masse.
Qu'ont fait alors les communistes ? Rien. Ou même pire, ils ont cessé d'être communistes. Dans une période où les idées révolutionnaires et l'activité révolutionnaire peuvent commencer à devenir autre chose qu'un hobby pour de petits cercles, beaucoup de communistes cessent leur activité.
Je pense qu'il est grand temps d'essayer de faire quelque chose dans le processus dans lequel nous sommes aujourd'hui. Nous l'avons laissé se développer faussement assez longtemps.
Pourquoi sommes-nous arrivés dans l'impasse où nous nous trouvons maintenant ? Il serait trop facile et immédiatiste de se contenter de voir le développement du KPL comme le résultat de l'évolution individuelle de personnes. Nous sommes passés par une évolution où nous étions nettement moins intéressés par ce que nous faisions, dans un environnement qui ne nous fournissait pas d'impulsion particulière dans une autre direction. Le niveau de la lutte de classe était bas ; et l'intérêt politique et l'activité au sein de la « gauche en général » ont fortement régressé. Il y a un faible intérêt pour la politique en général, et pour la politique révolutionnaire en particulier. Je crois que c'est important car c'est la lutte ouvrière locale qui, malgré tout, nous influence tous, d'abord et avant tout.
Mais de telles explications ne peuvent être suffisantes pour comprendre ce qui est arrivé. Nous avons vu le même processus ailleurs et dans d'autres groupes. Il doit y avoir des raisons plus générales.
Au mieux, le KPL a été capable de produire des choses comme Extremisten n° 2, les bulletins en anglais, la brochure sur la Pologne. Qui plus est, de les avoir faits et distribués nous a donné des résultats notables. Nous avions fait des progrès politiques avec de nouveaux membres et contacts. Extremisten n° 2 a donné, relativement, de grands succès au KPL, à la fois dans le recrutement et l'influence de nos positions politiques. Les bulletins en anglais nous ont donné un certain écho international.
En même temps, ceci montre aussi partiellement nos faiblesses. Nous n'avons pas été capables de nous maintenir en vie et de développer les progrès que nous avions faits. Nous avions une organisation misérable, ou plus exactement nous n'avions pas d'organisation. Ceci nous a fortement gênés et a empêché que le KPL comme groupe fonctionne vraiment bien. Nous n'avons probablement jamais été capables de maintenir une activité continue et responsable, ni interne ni externe. Au sein du groupe, cela a pu subsister pendant un moment ; à l'extérieur, c'était une catastrophe. L'activité était occasionnelle et mauvaise.
Nous avions eu des difficultés à définir quelle sorte de groupe devait être le KPL. Le KPL devait-il être une organisation avec une base politique et une structure fermes ? ou le KPL devait-il être un groupe plus souplement coordonné à la fois politiquement et organisationnellement ? Nous avons essayé d'être les deux, mais ce fut de plus en plus la seconde position qui a dominé. Nous avions en partie défini des critères d'appartenance, mais nous ne les avons pas beaucoup pris en compte. Nous n'avions pas décidé quelles tâches le KPL devait avoir. Nous n'avions pas de structure organisationnelle.
C'est une des choses aujourd'hui que les communistes doivent apprendre : comment être organisés et comment les organisations doivent fonctionner. Pour être capables de répondre à ces questions, on doit être clairs sur quelle sorte d'organisation on essaye de créer. Le KPL n'a jamais donné de réponse claire à cette question, nous l'avions à peine posée.
Nous n'avons jamais été particulièrement « militants ». La question de l'activité politique, nous ne l'avons jamais vue comme une question de « nécessité ». Nous ne nous sommes pas, jusqu'à présent, sentis obligés de faire quelque chose de nos positions politiques. C'était plus une question de savoir si nous voulions ou si nous ne voulions pas faire quelque chose de nos positions politiques. Dans la période que nous laissons maintenant derrière nous, une période de faible niveau de la lutte de classe, il était possible de vivre ainsi. Quand la lutte de classe s'aiguise, ce n'est plus possible. Dans les périodes de lutte de classe ouverte, les révolutionnaires ne peuvent plus choisir, ils doivent alors agir en fonction de leurs positions politiques. Alors la question n'est plus s'ils feront quelque chose, mais ce qu'ils feront. Nous entrons dans une telle période maintenant, une période où l'activité révolutionnaire sera nécessaire. S'il n'y a rien, nous serons comme ouvriers, comme participants individuels dans un processus social, face à une lutte qui nous forcera à prendre position et à y participer. Comme communistes, nous ne serons pas capables de contribuer beaucoup à la lutte de classe sur une base individuelle. Les contributions des communistes à la lutte de classe sont d'abord les analyses, les perspectives et les expériences historiques. La lutte des ouvriers combatifs et les revendications ne sont pas notre contribution la plus importante.
Le fait que nous sommes à un tournant est, je crois, une partie de la racine de la crise que les révolutionnaires ont traversée et traversent encore. Ca commence à devenir sérieux, nos positions commencent à avoir des conséquences. Nous risquons quelque chose quand nous agissons en conséquence. Notre vie quotidienne et nos positions politiques ne peuvent plus être séparées de la même façon qu'auparavant.
Ce qui est exigé des révolutionnaires est aussi quelque chose d'autre que ce dont nous étions préoccupés antérieurement. Nous devons prendre part à la lutte que la classe ouvrière est en train de mener, et nous devons être capables de mettre en avant notre vision du chemin à parcourir. Pas seulement le développement général, mais la critique concrète de la lutte qui est menée et des pas qui sont faits.
Nous, qui sommes révolutionnaires aujourd'hui, avons une mauvaise connaissance et une mauvaise expérience de la réalité de la lutte de classe. La période de paix sociale dans laquelle nous avons vécu ne nous a donné que peu de possibilités d'apprendre de nos propres expériences.
Il serait tentant d'essayer de se retirer de la lutte de classe. Se maintenir hors de l'activité risque de nous exposer. Et naturellement on pourrait se mettre en sécurité du mieux possible ; mais ceci ne veut pas dire qu'on devrait abandonner la conviction et l'activité révolutionnaires, capituler. Je pense que c'est une illusion de croire qu'on pourrait se retirer dans une existence « sûre ». Tôt ou tard, cette « sécurité » n'existe plus. La seule voie pour que l'existence soit « sûre » est la révolution prolétarienne mondiale. C'est seulement si la révolution prolétarienne a réussi que l'individu peut compter sur une existence « sûre et en sécurité ».
La situation d'aujourd'hui est déprimante. Pas seulement pour nous qui étions dans le KPL, mais aussi pour d'autres révolutionnaires. La tendance à la dissolution continue, même si nous voyons quelques signes de nouvelles organisations.
La plate-forme du KPL disait, en 1981 : « Nous ne croyons pas que nous allons jouer le rôle décisif dans la lutte pour le socialisme. Nous allons participer où nous sommes, comme courant révolutionnaire dans la classe ouvrière. Quelles expressions politiques la lutte de classe va prendre dans les années qui viennent, nous le verrons. Peut-être serons-nous présents dans celle-ci comme groupe, peut-être rejoindrons-nous d'autres groupes ou serons-nous avec d'autres groupes. Le plus important n'est pas seulement l'organisation avec un grand 0, mais que la discussion dans la classe ouvrière existe et se développe, malgré les partis et les syndicats qui voudraient maintenir le monopole de leurs positions. Au cours des dernières années, nous avons vu à nouveau la croissance de groupes et tendances communistes dans une série de pays dans le monde. Nous nous considérons comme une partie de cette tendance internationale. Nous voyons comme notre tâche de mettre en avant que toute autre solution que la révolution prolétarienne est seulement expression du rapport de forces permanent entre le prolétariat et la bourgeoisie. »
Sur cette base, je souhaite reprendre une sorte d'activité politique. C'est pour nous, révolutionnaires, partiellement un acte de volonté. Nous avons vu quelques-unes des conditions fondamentales : on peut naturellement choisir de les « oublier », si on peut le supporter. Pour nous qui ne pouvons pas le supporter, nous devons choisir de faire quelque chose avec notre clarté et nos positions politiques.
Dans la situation d'aujourd'hui, il n'y a pas de grands pas à faire pour améliorer la situation. Et c'est d'abord avec de petits pas que nous devons commencer. Les camarades qui veulent continuer une activité révolutionnaire doivent se regrouper : à présent, c'est le seul progrès qui peut être fait.
Cette lettre est d'abord écrite aux anciens membres du KPL, et aussi aux autres camarades en Scandinavie. Ceci ne signifie pas qu'il y a un souhait de nous limiter à cette région géographique. C'est hors de Scandinavie que la plupart des révolutionnaires existent. Cependant, nous qui vivons ici en Scandinavie, nous devons commencer par un endroit, là où nous sommes nous-mêmes.
Le fait que nous soyons inactifs est cependant le résultat de ce que la plupart des camarades ne sont plus intéressés par l'activité révolutionnaire. Nous devons voir qui est intéressé à prendre part à une activité organisée, et commencer avec ce point de départ.
Les bases politiques n'ont pas changé. Je reste encore sur les vieilles positions politiques du KPL. Ceci ne signifie pas que toutes les positions politiques sont décidées une fois pour toutes ; mais jusqu'à présent, il n'y a aucune base pour réviser les positions fondamentales.
Lorsqu'on passe à la pratique, c'est autre chose. Il serait sans signification de poursuivre à partir de là où nous nous sommes arrêtés. Il ne s agit pas d'une nouvelle édition du vieux groupe, mais de quelque chose qui permette de tirer les leçons de ce que nous avons fait avant.
Ce n'est pas une tentative de former une nouvelle organisation politique. C'est un souhait de trouver une base pour l'activité révolutionnaire organisée. La situation d'aujourd'hui n'est pas tenable, et nous devons faire quelque chose.
Il n'y a pas une organisation communiste aujourd'hui. C'est pourquoi les camarades ont tort s'ils croient que leur propre organisation est la seule avec une politique et une pratique correctes.
Ont également tort ceux qui croient que parce qu'on ne peut pas créer une organisation « parfaite », on devrait laisser faire et plutôt rejoindre un groupe existant.
Tous les camarades devront réfléchir à ce qu'ils veulent faire. Ceux qui arrivent à la conclusion qu'ils désirent continuer à prendre part à une activité révolutionnaire doivent faire eux-mêmes les pas pour sortir des « eaux stagnantes » où ils sont. Ceux d'entre nous qui souhaitent continuer une activité que nous avons cessée pendant trop longtemps, peuvent reprendre cette activité. En premier, ceci signifie reprendre contact et prendre part à la discussion et à l'activité qui malgré tout existent.
Salutations fraternelles. WP, février 1986.
Réponse du CCI
Cet appel adressé « aux anciens membres du KPL et aux autres camarades en Scandinavie » est une initiative très positive. Elle manifeste une volonté de réagir et de ne pas céder à la démoralisation, à la dispersion des énergies militantes, qui conduisent nombre de groupes politiques prolétariens à végéter, à se disloquer jusqu'à l'abandon de toute activité révolutionnaire, comme le décrit très clairement la lettre à propos de la dissolution du KPL en Norvège.
Actuellement les luttes ouvrières se développent dans le monde entier, en particulier en Europe occidentale, et dans les pays « nordiques » également, la classe ouvrière est engagée dans cette vague de résistance aux mêmes attaques toujours plus fortes des plans d'austérité de la bourgeoisie dans tous les pays. Tour à tour et simultanément, en Scandinavie, figurant au nombre des luttes les plus importantes de la vague mondiale, des mouvements se sont développés, comme la grève générale au Danemark au printemps 85, les mouvements de grève en Finlande, en Islande, en Norvège, en Suède, contre le démantèlement de l'« Etat social » particulièrement développé dans ces pays, la multiplication de grèves et débrayages hors des consignes syndicales, surtout en Suède depuis deux ans, et tout dernièrement encore, le mouvement autour des grèves dans le secteur public dans ce pays en octobre 86.
Dans cette situation, il est vital que les minorités révolutionnaires sachent reconnaître la combativité de ces mouvements, la prise de conscience qu'ils manifestent de la nécessité de lutter, de ne pas rester passifs, de ne pas se laisser enfermer par les manoeuvres des syndicats. Or les groupes du milieu politique prolétarien se caractérisent pour la plupart aujourd'hui par un scepticisme sur la réalité du développement de la lutte de classe sinon par une négation complète de celui-ci, ce qui contribue à renforcer le déboussolement et la dispersion des énergies révolutionnaires. Au contraire, la lettre pose clairement les enjeux de la période actuelle et leurs implications pour les révolutionnaires :
— la crise actuelle est une «r crise mortelle du capitalisme »,
— la seule alternative historique est « ou la révolution prolétarienne mondiale, ou une destruction du capital, une nouvelle guerre mondiale » ;
— la lutte présente de la classe ouvrière est « grosse de possibilités pour le développement d'une révolution sociale », ayant « un long chemin devant elle », mais avec « aucun signe évident qu'elle ne pourrait pas se développer »;
— les révolutionnaires doivent « prendre part à la lutte que la classe ouvrière est en train de mener », être « capables de mettre en avant notre vision du chemin à parcourir. Pas seulement le développement général, mais la critique concrète de la lutte qui est menée et des pas qui sont faits ».
Nous soutenons pleinement ces positions qui sont à la base de cet appel à rouvrir des discussions et des contacts, et à un regroupement de ceux qui veulent « sortir des 'eaux stagnantes' où ils sont ».
En plus de ces points nous soutenons également l'affirmation de la nécessité de l'organisation des révolutionnaires et ne pouvons qu'appuyer le souhait de « reprendre une activité organisée ».
C'est dans cet esprit que nous ferons les remarques qui suivent sur la question centrale soulevée dans la lettre, celle de la conception de l'organisation des révolutionnaires et de l'engagement militant, sur laquelle il nous semble nécessaire de poursuivre et approfondir la discussion, en plus du suivi de la situation et de l'intervention dans la lutte de classe.
Il est vrai, comme le mentionne le texte, que tous les groupes ont connu et connaissent des difficultés. Le début des années 80 en particulier a été marqué par une « crise » du milieu politique prolétarien que le CCI a amplement analysée ([1] [17]). Pour cette raison, il est juste de relier le processus de dissolution du KPL à cette crise d'ensemble. Cependant, si la crise a touché tous les groupes, elle ne les a pas tous amenés à « l'abandon de l'activité révolutionnaire », et de plus de nouveaux groupes surgissent ([2] [18]), produits de la poussée de la lutte de classe, de la lente clarification qui est en train de s'opérer sur les enjeux de la période, la nature capitaliste de la gauche du capital, les perspectives des combats ouvriers.
L'évolution des groupes n'est pas seulement liée à des facteurs objectifs tels que le fait que nous vivons une période totalement nouvelle dans toute l'histoire du capitalisme, l'accélération brutale de sa crise catastrophique avec l'entrée dans les années 80, ou le poids des cinquante années de la contre-révolution qui a dominé jusqu'à la fin des années 60 et qui pèse sur l'expérience des générations ouvrières actuelles.
La capacité ou l'incapacité à faire face aux difficultés, à tirer des leçons de l'expérience, qui font qu'un groupe politique maintienne les positions révolutionnaires et son activité ou qu'il les abandonne pour aller vers le gauchisme ou le néant, relèvent aussi de la conception qu'il défend de la fonction et du fonctionnement d'une organisation révolutionnaire du prolétariat.
La lettre illustre particulièrement clairement cela en décrivant comment la dissolution du KPL a été directement liée au flou régnant en son sein sur la question de l'organisation : le groupe a été incapable de « maintenir une activité continue et responsable » (« nous n'avions pas d'organisation », « l'activité était occasionnelle et mauvaise », etc.), le dilettantisme dominait une activité conçue comme « hobby » et « non comme une nécessité ». De même la lettre montre comment le groupe n'avait jamais tranché entre deux conceptions diamétralement opposées, celle d'« une organisation avec une base politique et une structure ferme » ou celle d'« un groupe plus souplement coordonné ».
Le texte se prononce sans ambiguïté dans sa condamnation de la deuxième position et affirme l'impossibilité de maintenir le flou, et particulièrement combien, « quand la lutte de classe s'aiguise, ce n'est plus possible ». Il rejette le repli dans l'individualisme en quête d'une « sécurité » tout à fait illusoire. Il reconnaît que les positions des révolutionnaires « peuvent avoir des conséquences». Ainsi, implicitement, il rejette les conceptions conseillistes d'une organisation de type fédéraliste ou de groupes « souplement coordonnés », qui n'ont pas fondamentalement un rôle actif à jouer dans la lutte de classe.
Mais pour tirer véritablement les leçons de l'expérience, trouver les moyens politiques de « reprendre une activité organisée », c'est explicitement qu'il est nécessaire de relier le bilan du KPL à sa conception ou plutôt son absence de conception de l'organisation, influencée par le « conseillisme » sinon
Le KPL a surgi de la mouvance conseilliste influencée par Mattick, formée de quelques groupes et cercles qui avaient tenu des « Conférences » à la fin des années 70 ([3] [19]). Si ces conférences destinées à regrouper les révolutionnaires « en Scandinavie », et auxquelles le CCI a participé en partie, ont échoué dans l'académisme d'études économiques qui n'ont jamais abouti, ce n'est pas en soi à cause des théories économiques de Mattick ou de Grossmann que défendaient la plupart des participants ([4] [20]). C'est essentiellement en raison des conceptions conseillistes des tâches des révolutionnaires qui prévalaient.
Pour l'anecdote, on peut rappeler que les propositions du CCI de ne pas se cantonner à ces seules questions économiques furent rejetées. Et ce n'est pas en fait pour ses positions « luxemburgistes » sur les questions économiques que le CCI était ressenti comme indésirable c'est fondamentalement pour sa conception de l'organisation et des tâches des révolutionnaires jugée par trop « léniniste » (ceci alors que par ailleurs le CCI était exclu des Conférences Internationales de la Gauche Communiste parce que jugé... « conseilliste » par la CWO et Battaglia Comunista).
Si nous faisons ce bref rappel, ce n'est pas pour revenir sur la « petite histoire » des débats de l'époque, mais parce que dans la mesure où l'appel de Norvège nous a été adressé, nous pensons qu'il est nécessaire de reprendre clairement ces questions là où elles ont été laissées. Il n'est pas suffisant, comme la proposition finale le fait, de simplement réaffirmer la validité des bases politiques d'origine du KPL (« les bases politiques n'ont pas changé »), alors que le bilan est tout à fait lucide sur le fiasco du groupe quant à la question de l'organisation, que la lettre se termine par « le souhait de trouver une base pour l'activité révolutionnaire », affirmant qu'«r il ne s'agit pas d'une nouvelle édition du vieux groupe ».
Pour que la proposition ne reste pas lettre morte, et soit une réelle impulsion à « trouver les bases d'une activité organisée », ce que le camarade appelle de ses voeux, si le bilan entrepris de l'expérience du KPL est poursuivi, cela doit se faire en discutant des conceptions théoriques erronées qui l'ont influencé, en comprenant les origines et l'évolution de telles conceptions dans le mouvement ouvrier, au sein des gauches qui se sont dégagées de la 3e Internationale.
Sans développer dans cette courte réponse, on peut schématiquement rappeler cette évolution : au départ des critiques souvent justes de la dégénérescence du parti bolchevik, essentiellement de la part de la gauche germano-hollandaise ; ces critiques, au fil des années de contre-révolution, emporteront « l'enfant avec l'eau du bain » ; elles finiront par mener le courant politique du « communisme de conseils » au rejet du parti bolchevik, de la révolution russe, de la nécessité d'organisations politiques centralisées, dotées d'« une base politique et d'une structure ferme » ; enfin, elles aboutiront au rejet de toute organisation politique quelle qu'elle soit, jusqu'à l'abandon du marxisme et du militantisme pour beaucoup de groupes et éléments révolutionnaires.
Ces conceptions qui amènent à ranger au placard des accessoires inutiles les organisations politiques du prolétariat, ce sont celles qui se trouvaient à la base de la constitution de nombre de groupes du type KPL qui ont aujourd'hui disparu. Elles sont l'explication première de cet « abandon de l'activité organisée ».
«Reprendre un travail organisé» passe par des débats sur l'analyse de la situation actuelle et de ses perspectives et sur l'intervention des révolutionnaires, et nécessite une réelle clarification de la question de l'organisation.
SUR L'INTERVENTION DANS LES LUTTES OUVRIERES ACTUELLES
La conception de l'organisation, c'est aussi celle des tâches concrètes des révolutionnaires dans les luttes, en particulier dans la période actuelle, avec le développement international d'une vague de mobilisation ouvrière, dans toute l'Europe. Et l’année 1986 a encore confirmé cette reprise de la lutte de classe, avec les grèves massives du printemps en Belgique, puis les grèves de l'automne autour du secteur public en Suède, qui ont montré une plus grande tendance à V unité et une plus forte contestation des syndicats dans la classe ouvrière.
Quelle doit être l'intervention au sein de tels mouvements ? La lettre de Norvège aborde aussi cette question à plusieurs reprises, à un niveau général, et appelle justement à « prendre part à la lutte que la classe ouvrière est en train de mener ». Cependant, tout comme sur la question de l'organisation en général, la vision « conseilliste » de l'intervention n'est pas explicitement remise en cause, alors qu'elle est aussi à la base de cette absence d'intervention communiste que déplore le texte, de la part des groupes qui partagent cette conception de l'organisation et de ses tâches dans la lutte de classe.
En Scandinavie, un des exemples en est le cercle GIK du Danemark, à qui l'appel de Norvège a aussi été adressé. Ce groupe, s'il maintient quelques contacts et correspondances épisodiques dans le milieu politique prolétarien, en particulier avec le CCI, n'a en fait publié depuis sa constitution il y a quatre ans, qu'un seul numéro de sa publication Mod Strommen (« Contre le courant ») ; il n'est intervenu à aucun moment dans les mouvements de grève du printemps 1985 au Danemark, malgré l'aide que certains des éléments du groupe ont fournie à l'intervention du CCI au moment des événements ; il n'a pas pris position publiquement sur ce mouvement le plus important de la classe ouvrière dans ce pays depuis dix ans au moins, sinon plus. Par contre, le GIK nous a adressé en 1985 une critique de l'intervention du CCI, contre une « orientation très activiste » et « le ton et la tendance à l'exagération empirique des luttes ouvrières » dans la presse du CCI, affirmant que « ce n'est pas seulement notre impression, mais aussi celle du KPL en Norvège et d'autres groupes ». Voici quelques extraits de cette lettre à laquelle nous avons répondu largement dans Internationell Révolution, la publication du CCI en Suède, et sur laquelle nous faisons ici quelques remarques au sujet de la vision « conseilliste » de l’intervention qui sous-tend la critique qui nous est adressée.
Extraits de lettre du Danemark (GIK)
(...) Nous sommes principiellement tout à fait d'accord qu'il n'y a pas de chose comme une « pure lutte de classe », qu'on doit attendre un long et douloureux processus avant que les travailleurs ne se libèrent des vieilles illusions et traditions, et que par conséquent, il est nécessaire pour les révolutionnaires communistes d'être présents dans la vie courante de l'ouvrier, entre autres les assemblées convoquées par les syndicats pour y faire de la propagande (...)
Le CCI a pris ces dernières années une orientation très activiste (...) Vous divisez plutôt l'activité des révolutionnaires en trois domaines : travail théorique, propagande et agitation. Cette addition d'agitation, avec des « perspectives pratiques pour chaque phase de la lutte », les « prochains pas pour la lutte de classe », constitue, à notre avis, un phénomène concomitant du tournant activiste du CCI.
Je ne veux pas rejeter ici catégoriquement et par principe l'adjonction de l'agitation. Lorsqu'on fait de la propagande, il est nécessaire, cela va de soi, d'être en état d'indiquer aussi des pas tout à fait concrets. Et c'est un point particulièrement difficile. Mais on doit précisément s'attacher aux principes généraux et expliquer franchement par une propagande et une agitation inséparablement liées qu'il appartient à la classe ouvrière elle-même de se décider à lutter, et dans cette lutte de se déterminer à des pas concrets. Ce n'est pas la tâche des communistes de penser pour la classe ouvrière et de lui proposer toute espèce de direction, conduite, etc. Ce n'est pas la tâche des communistes de formuler pour les luttes quotidiennes les mots d'ordre concrets. Cela surgit de soi-même chez les ouvriers qui entrent en lutte. Notre tâche consiste plutôt à critiquer les mots d'ordre concrets, à critiquer les pas concrets en éclaircissant les expériences récentes, à renvoyer à des luttes et défaites analogues, à analyser et estimer les conditions de la lutte et à propager le « programme maximum », c'est-à-dire le but final et les développements nécessaires, généraux, de la lutte de classe y conduisant. A supposer que cela réussisse et que les ouvriers peut-être, pour un moment, écoutent les communistes au milieu de la lutte ou en dehors (c'est-à-dire qu'ils ne nous ignorent pas simplement, ou ne nous contraignent pas au silence comme « provocateurs indésirables »), ils nous demanderont peut-être : oui, peut-être, mais que faire ? Que veulent proposer ici les communistes ? A cette question, on ne peut pas répondre autrement, dans une situation tout à fait concrète, que par des généralités : prenez la lutte dans vos propres mains ! Ne remettez pas la direction et le déroulement de la lutte dans les mains des syndicats, des partis politiques et autres « pros » qui d'ordinaire pensent et agissent à votre place ! Choisissez votre propre comité directement par vous-mêmes et contrôlez constamment ses décisions ! Allez directement vers les autres ouvriers pour les entraîner dans la lutte et former directement avec eux leur propre coordination !
Ou bien la situation concrète peut voir le surgissement de luttes, alors on peut seulement dire qu on doit exhorter les ouvriers à plus se préoccuper de leurs propres affaires, qu'ils doivent se préparer à mieux diriger les prochaines luttes, qu'ils doivent lire, discuter la presse révolutionnaire, qu'ils ne doivent pas se laisser enfermer par les barrières syndicales, les portes d'usines ou les frontières locales, etc. Mais quels seront dans un sens tout à fait concret précisément les « prochains pas », on ne peut le dire. On doit précisément s'en remettre aux ouvriers eux-mêmes. Ils le savent le mieux (...).
Ceci conduit à la question de l'agitation. Précisément en raison de notre estimation de votre presse, nous craignons beaucoup que votre récente orientation vers des interventions pratiques dans les luttes ouvrières soit portée par le même sensationnalisme empirique. S'il en est ainsi, nous ne pouvons rien y voir d'autre qu'un mauvais activisme.
Et je veux expliciter cela sur la base de l'expérience des combats de 1921 en Allemagne centrale. Cela ne signifie pas naturellement que je considère cette situation valable pour opérer une comparaison avec notre situation actuelle. Surtout pas. Mais pour la question de l'agitation, de la presse et de l'intervention des révolutionnaires, c'est un bon enseignement. Ce n'est pas seulement le VKPD, mais aussi le KAPD et l'AAU qui étaient dans cette situation très activistes ; les exagérations dans leurs organes de presse constituaient, dans cette situation très tendue, une très dangereuse agitation pour l'insurrection qui reposait sur une information fausse. La presse du KAPD et de l'AAU donnait l'impression mensongère que dans presque toutes les grandes villes et centres industriels d'Allemagne était arrivé le premier signe de l'insurrection armée. C'était un mensonge. Et dans une situation aussi critique, c'était une tentative très dangereuse des organisations révolutionnaires de pousser les ouvriers à la confrontation armée avec l'Etat. La clarification de cette question d'une agitation dangereuse par la surestimation et l'interprétation erronée, de même que celle de la question de la lutte armée et de la lutte de classe prolétarienne, nous la devons à Otto Ruhle, Franz Pfemfert et à l'AAU-E en 1921. On peut beaucoup reprocher à ces gens, mais on doit en tirer un grand profit critique. Le KAPD et l'AAU ont commis ici de très graves erreurs dont nous avons tous à apprendre.
Cette question fut aussi abordée dans la première moitié des années 30 par le GIK (Hollande) de façon semblable à Ruhle et Pfemfert en 1921. Parmi les différentes tendances du mouvement communiste de gauche germano-hollandais, le GIK se prononça contre l'agitation excitatoire qui partout cherchait à entraîner les ouvriers dans la lutte. Comme le GIK le soulignait, ce n'était pas la tâche des minorités révolutionnaires d'appeler le plus souvent possible et à chaque instant les ouvriers à la lutte directe, mais plus de contribuer à long terme à la clarification et à la conscience de classe de l'ouvrier. Et cela ne se fait pas par un activisme impatient et une agitation à sensation, mais au contraire par des analyses froides et une claire propagande (...).
Avec toute notre camaraderie, salutations.
Un membre du GIK. Octobre 1985.
Quelques remarques en réponse au GIK
En premier lieu, le GIK, à la différence de la lettre de Norvège, ne voit dans la lutte de classe actuelle « rien d'autre qu'un essor purement quantitatif des luttes. Par leur contenu et leur qualité, la plupart des luttes sont encore profondément rattachées à la vieille tradition économiste et réformiste.(...) les masses restent encore profondément prisonnières des schémas syndicaux et des illusions réformistes. (...). » Et lorsque le GIK nous met en garde, au fond le débat n'est pas si la presse du CCI fait du « gonflement sensationnaliste qui s'exprime par des mots d'ordre et la routine d'analyse simplistes », mais quelle appréciation nous avons des luttes actuelles. L'analyse de la combativité et de la prise de conscience dans la classe ouvrière des enjeux de la période, des caractéristiques des luttes dans cette période nouvelle dans l'histoire du mouvement ouvrier, du rôle de division des syndicats et de la gauche, etc., n'a rien de « simpliste » et le CCI ne se fonde pas sur le dénombrement empirique des luttes pour défendre cette analyse comme en témoignent nombre d'études, rapports et articles publiés sur cette question. Nous n'y reviendrons pas dans le cadre de ces remarques ; le GIK ne fait que reprendre l'idée qui domine dans la quasi-totalité des groupes politiques prolétariens aujourd'hui qu'il ne se passe rien ou peu de chose sur le front des luttes ouvrières, idée à laquelle nous avons déjà répondu à plusieurs reprises et à laquelle nous répondons encore dans le premier article de ce numéro.
En second lieu, il existe un profond désaccord de la part du GIK avec certaines des positions de base du CCI. Parmi elles, le GIK ne pense pas que la crise économique soit irréversible, mais qu'il existe toujours pour le capitalisme des possibilités de « restructuration » ; le GIK ne conçoit pas que la gauche de l'appareil politique et syndical de la bourgeoisie soit une composante à part entière de l'Etat capitaliste, tout comme la droite, etc. De ce fait, c'est toute la base pour comprendre la période historique actuelle qui diverge d'avec celle du CCI. Et avec sa vision, le GIK ne peut effectivement voir dans la presse du CCI que du « sensationnalisme » sur les grèves ouvrières actuelles puisque lui ne voit qu'une classe ouvrière « prisonnière des schémas syndicaux et des illusions réformistes ». Il faut savoir voir au-delà de l'apparence des événements, du black-out et de la propagande de la bourgeoisie sur les luttes ouvrières, tout comme Marx a pu reconnaître dans la Commune de Paris la première tentative de dictature du prolétariat, alors que tout concourait à n'y faire voir qu'une guerre patriotique.
Pour ces raisons, il est « logique » que le GIK voie de l'« activisme » dans l'agitation que le CCI s'efforce d'entreprendre dans les luttes concrètes des ouvriers, en cohérence avec sa propagande sur l'analyse et les perspectives de la période. L'« activisme » étant en effet l'agitation alors que le cours de la période n'est pas au développement de la lutte de classe, le GIK nous met donc en garde contre l'« activisme », avec l'exemple historique de la gauche germano-hollandaise dans les années 20 à l'appui. Mais précisément, pour le CCI, ce que montre un tel exemple n'est pas le « danger » que constitue en soi l’« agitation excitatoire » des organisations révolutionnaires, mais bien le danger pour les communistes de se tromper sur l'analyse de la période.
Mais la critique du GIK ne relève pas seulement des divergences de méthode et d'analyse, mais aussi de la conception des tâches des communistes. Il est tout à fait vrai que « ce n'est pas la tâche des révolutionnaires de penser pour la classe ouvrière », mais il est tout à fait faux de dire : « on ne peut pas répondre autrement dans une situation tout à fait concrète que par des généralités ». Les organisations révolutionnaires font partie intégrante de la classe ouvrière et de ses combats ; elles ne sont pas seulement la voix de la lutte historique du prolétariat défendant le but communiste et le « critique » de la lutte immédiate, et le GIK l'affirme par ailleurs : « il est nécessaire, cela va de soi, d'être en état d'indiquer aussi des pas tout à fait concrets ». La seule chose, c'est que cela ne va pas de soi. C'est une tâche difficile qui doit être prise en charge consciemment par les organisations révolutionnaires pour appliquer les « généralités » dans chaque situation concrète, pas seulement pour indiquer les perspectives lointaines, mais aussi les objectifs et les moyens immédiats de la lutte, dans les grèves, les assemblées, les manifestations, les piquets. Cela, la conception « conseilliste » de l'organisation le rejette ou, pour le moins, le minimise complètement. C'est ce qui est aussi à la base de l'incapacité des éléments et groupes de ce courant politique à s'organiser et à être actifs dans le combat prolétarien.
MG.
[1] [21] Revue Internationale n° 32, 1er trimestre 1983.
[2] [22] Revue Internationale n° 42 et 45 sur l'Inde, n° 44 sur le Mexique, n° 46 sur l'Argentine et l'Uruguay par l’anarchisme, et qui explique la manière dont le KPL, qui était d'ailleurs plus un « collectif » qu'un groupe, s'est disloqué.
[3] [23] P. Mattick était un membre du KAPD dans les années 20 ; il fut un des chefs de file du « communisme de conseils » dans les années 30 avec la publication International Council Correspondance aux Etats-Unis. Dans les années 70, professeur au Danemark, il eut une forte influence sur l'orientation des groupes politiques en Scandinavie.
Sur les conférences en Scandinavie, voir la Revue Internationale n° 12, 1er trimestre 1978 ; sur les « conseillistes » au Danemark, voir le n° 25, 2e trimestre 1981.
[4] [24] Ce ne sont pas les explications théoriques de la crise du capitalisme, sur lesquelles peuvent exister des divergences au sein même des groupes politiques, qui constituent des critères de délimitation des discussions dans le camp révolutionnaire.
DU TRIBUNISME AU COMMUNISME (1914-1916)
Nous publions la suite de l'histoire de la Gauche hollandaise dont plusieurs chapitres sont parus dans de précédents numéros de la Revue Internationale. La période traitée dans cette nouvelle série d'articles va de 1914 au début des années 20 : le déclenchement de la 1° guerre mondiale, la révolution russe et la vague révolutionnaire en Europe occidentale. Cette 1° partie concerne l'attitude du courant « tribuniste » pendant la première guerre mondiale.
Bien que les Pays-Bas aient préservé pendant la première guerre mondiale leur neutralité et se soient épargné les destructions matérielles et les terribles saignées en hommes, la guerre a été une hantise constante de la population. L'invasion de la Belgique portait les combats aux frontières mêmes de la Hollande. La prolongation du conflit mondial semblait rendre inévitable l'engagement de la bourgeoisie hollandaise dans le camp de l'Allemagne ou dans celui des Alliés. Le mouvement socialiste, comme dans les autres pays, devait donc se déterminer clairement sur le soutien ou la lutte contre son propre gouvernement.
En fait, bien souvent, les gouvernements de pays comme la Suisse, la Suède, le Danemark et la Norvège avaient une « neutralité » de façade : leur orientation était discrètement pro-allemande. Mais cette orientation se manifestait avec d'autant plus de discrétion qu'ils en tiraient des avantages commerciaux dans les deux camps. A cela s'ajoutait, facteur décisif, la profonde division des bourgeoisies de ces pays en deux fractions souvent de poids égal : l'une pro-Entente, l'autre pro-allemande (Triplice).
La bourgeoisie néerlandaise décréta très tôt la mobilisation en prévision de son engagement militaire. Ce fut surtout pour elle un moyen de tester à la fois l'adhésion des ouvriers à une éventuelle guerre et de mesurer l'intégration de la social-démocratie à l'Etat national.
La social-démocratie officielle, comme la plupart des partis des pays belligérants, adhéra au nationalisme. Le SDAP franchissait le Rubicon en reniant l'internationalisme encore affiché dans son programme. Dès le début de la guerre, Troelstra s'affirmait « principiellement au côté du gouvernement ». Le 3 août 1914, avant même la social-démocratie allemande, le SDAP votait les crédits de guerre. Il affirmait nettement sa volonté d'« Union sacrée » avec la bourgeoisie néerlandaise : « l'idée nationale domine les différends nationaux », affirmait Troelstra au Parlement.
Cependant, tout en s'engageant au côté du gouvernement dans l'Union sacrée, le SDAP mena une politique internationale qui le fit apparaître, apparemment, « neutre ». Le SDAP ne se prononça pas ouvertement pour le camp allemand, bien que la majorité du parti, et Troelstra en particulier, inclinât vers la Triplice. Il est vrai qu'une minorité significative, autour de Vliegen et Van der Goes, était ouvertement pro-Entente....
La tactique du SDAP consistait à faire ressurgir la 2e Internationale, une Internationale disloquée en partis nationaux, une Internationale qui s'était volatilisée en août 1914 avec le vote des crédits de guerre par ses principaux partis adhérents. Troelstra fit en sorte que le Bureau socialiste international, auquel refusaient d'adhérer les socialistes français, fût transporté à La Haye, pour passer sous le contrôle du SDAP et... de la social-démocratie allemande. Quant à convoquer une conférence des partis des pays neutres, comme le proposaient dans un premier temps les socialistes suisses et italiens, le parti de Troelstra ne voulait pas en entendre parler.
Néanmoins, cette pseudo-neutralité du SDAP en politique internationale lui permit d'éviter le choc de multiples scissions. L'attitude du prolétariat néerlandais resta pendant toute la durée du conflit mondial résolument anti-guerre. Celle-ci, même si elle se tenait aux frontières des Pays-Bas, se traduisait par une chute dramatique du niveau de vie de la classe ouvrière de ce pays : l'étouffement économique du pays se concrétisait rapidement par une augmentation considérable du chômage. A la fin de 1914, il y avait plus de 40000 chômeurs à Amsterdam. Rapidement, les produits de première nécessité étaient rationnés. Pour la majorité des ouvriers, la guerre mondiale était une réalité qui se traduisait par plus de misère, plus de chômage. Le risque d'extension du carnage aux Pays-Bas était aussi bien présent et permanent : en décrétant en août 1914 la mobilisation, le gouvernement plaçait sous les drapeaux des milliers d'ouvriers et laissait planer en permanence l'engagement militaire de l'armée dans le conflit mondial. Pour cela, une propagande constante était menée pour l'Union sacrée et l'arrêt des grèves ouvrières.
Menacé des horreurs des champs de bataille, soumis à une misère grandissante, le prolétariat hollandais se montrait très combatif. Des grèves éclataient, comme celle de 10000 diamantaires à Amsterdam. Dès 1915, et pendant toute la durée de la guerre, des manifestations contre la vie chère se déroulaient dans la rue. Les meetings dirigés contre la guerre et ses effets trouvaient des auditeurs de plus en plus attentifs et combatifs.
Il faut noter d'ailleurs que, dès le départ, les idées antimilitaristes et internationalistes rencontrèrent un très vif écho dans le prolétariat. Sous l'influence de Nieuwenhuis, un fort antimilitarisme organisé s'était développé aux Pays-Bas depuis le début du siècle. L'Association internationale antimilitariste (IAMV) avait été fondée en 1904 à Amsterdam. Sa section néerlandaise, qui publiait la revue « De Wapens neder » (A bas les armes !), était la plus active de cette association. Sous l'autorité de Nieuwenhuis, qui restait un révolutionnaire, elle ne prit jamais une coloration pacifiste. Restant libertaire, elle était liée aussi bien au SDP qu'au mouvement libertaire de Nieuwenhuis. Pour un petit pays de la taille des Pays-Bas, le tirage de la revue devint considérable pendant la guerre : plus de 950000 exemplaires. De façon générale, à côté du mouvement antimilitariste, le courant syndicaliste révolutionnaire connut un nouvel essor et le NAS passa de 10000 à 30000 adhérents pendant la période de la guerre.
Le SDP, de son côté, ne resta pas passif. Dès le 1° août 1914, « De Tribune » proclamait « la guerre à la guerre ». Un manifeste publié en décembre 1914 pour la démobilisation de l'armée hollandaise montrait la volonté du parti de mener une propagande vigoureuse contre la guerre.
Cependant, la politique du SDP était loin d'être claire et montrait même un éloignement des positions marxistes intransigeantes. Le SDP avait choisi en août 1914 de participer avec d'autres organisations — NAS, IAMV — à la formation d'un cartel d'organisations, dénommé « Unions ouvrières agissantes » (SAV). Ce cartel, dans lequel se fondait le SDP, apparaissait finalement moins comme une organisation de lutte révolutionnaire contre la guerre que comme une nébuleuse antimilitariste à connotation inévitablement pacifiste, faute de se prononcer clairement pour la révolution.
D'autre part, au sein du SDP, une partie de la direction véhiculait des conceptions étrangères à l'intransigeance première du tribunisme. C'est ainsi que Van Ravesteyn, entre autres, se prononçait pour « l'armement populaire » en cas d'invasion des Pays-Bas. Cette position était déjà ancienne dans la 2° Internationale ; elle essayait de concilier l'inconciliable : le patriotisme, que l'armement « populaire » transformerait en « patriotisme ouvrier » et l'internationalisme. Même les révolutionnaires les plus intransigeants, comme Rosa Luxemburg, n'échappèrent pas pendant la guerre à cette conception, héritée de l'époque des révolutions bourgeoises, qui menait directement au soutien d'un camp impérialiste. Mais chez Rosa Luxemburg, une ambiguïté passagère était vite surmontée par un rejet de toute guerre nationale à l'époque de l'impérialisme. Rejet sans ambiguïté aucune.
En fait, derrière la conception de Van Revestayn, il y avait l'idée d'une défense nationale des petits pays menacés par les « grands » pays. Cette conception menait inévitablement à la défense du camp impérialiste soutenant les petits pays en question. C'est cette idée implicite d'une « guerre juste » que les socialistes serbes avaient rejetée avec force en août 1914, en refusant de voter les crédits de guerre et en se prononçant pour l'internationalisme et la révolution internationale.
Il fallut une bataille acharnée de Gorter pour que la conception d'une défense nationale des petits pays plongés dans le conflit généralisé soit explicitement condamnée. Une résolution écrite par Gorter, dite « Résolution de Bussum », fut proposée et adoptée lors du congrès du parti de juin 1915. Elle marquait le rejet de la position de Van Revesteyn.
Lors du même congrès, Gorter fit adopter dans la même résolution le rejet du pacifisme, qui sans être explicite dans le SDP s'infiltrait derrière un langage radical, mais en fait anarchisant. Gorter s'en prenait particulièrement à la section de Groningue qui par principe, comme les anarchistes, déclarait « combattre et rejeter toute organisation militaire et toute dépense militaire. »
Une telle position, en fait, par son purisme abstrait, ne faisait qu'évacuer la question de la révolution prolétarienne. Celle-ci, finalement, dans cette vision, ne pourrait être que pacifique, sans que se pose la question concrète de l'armement des ouvriers avant la prise du pouvoir, donc celle de l'organisation militaire des ouvriers. De plus, une telle position niait la réalité, après la prise du pouvoir, d'une orientation de la production, en cas de guerre civile, en vue de la fabrication d'armes pour défendre le nouveau pouvoir révolutionnaire face à la contre-révolution.
Finalement, l'acceptation de la position de la section de Groningue par le parti aurait signifié un glissement du SDP vers le pacifisme, danger d'autant plus grand que celui-ci était inséré dans un cartel d'organisations anarchistes à orientation plus pacifiste que révolutionnaire. Pour cette raison, Gorter, par sa résolution acceptée par 432 voix contre 26, faisait condamner sans ambiguïté l'idéologie pacifiste, fût-elle antimilitariste, comme menant à l'abandon de la lutte révolutionnaire pour le pouvoir armé du prolétariat : « Si un jour les ouvriers ont le pouvoir en main, ils doivent le défendre les armes à la main. »
Ces flottements politiques au sein du SDP faisaient contraste avec les positions théoriques sur la guerre mondiale qui s'inscrivaient pleinement dans l'orientation de la gauche révolutionnaire en Russie et en Allemagne. Mais celles-ci étaient plus le produit de l'activité de Gorter que du parti comme un tout. Comme Pannekoek, Gorter avait finalement plus d'écho réel dans le mouvement révolutionnaire international que dans son parti même.
Avec Lénine et Rosa Luxemburg, Gorter fut au début de la guerre le théoricien marxiste qui exprima de la façon la plus cohérente les raisons de la mort de l'Internationale et la nature des guerres à l'ère de l'impérialisme, pour en tirer les implications pratiques pour la lutte révolutionnaire future.
C'est en décembre 1914 que Gorter fit publier par les éditions du SDP sa principale contribution théorique et politique à la lutte contre la guerre, « L'impérialisme, la guerre mondiale et la social-démocratie ». Cette brochure, qui connut plusieurs éditions rapprochées en hollandais, fut immédiatement traduite en allemand pour mener le combat politique contre la social-démocratie au niveau international.
Gorter abordait les questions les plus brûlantes posées par la guerre mondiale et la faillite de l'Internationale :
LA NATURE DE LA GUERRE
Comme les révolutionnaires de l'époque, Gorter situe le conflit mondial dans le cadre de l'évolution du capitalisme. Cette évolution est celle de la mondialisation du capital, à la recherche de nouveaux débouchés. L'analyse de Gorter sur le plan économique reste néammoins très sommaire et constitue plus une description des étapes du développement capitaliste en direction des colonies et semi-colonies qu'une véritable explication théorique du phénomène impérialiste. Par certains côtés, Gorter est plus proche de Lénine que de Rosa Luxemburg. C'est sur le plan politique que l'analyse de Gorter est proche de celle de Rosa Luxemburg, en affirmant fortement que tout Etat est impérialiste et qu'il ne peut y avoir de lutte de libération nationale, comme le soutenait encore Lénine pendant la première guerre mondiale : « sont tous les Etats qui font une politique impérialiste et veulent étendre leur territoire. » (Op. cit.)
En conséquence, le combat du prolétariat ne peut être dirigé seulement contre « sa » propre bourgeoisie. A la différence de Liebknecht, qui proclamait que « l'ennemi principal est dans son propre pays », Gorter proclame qu'il n'y a pas d'ennemis n° 1 et n° 2, mais au contraire qu'il s'agit de combattre tous les impé-rialismes, puisque le combat ne se situe plus sur un terrain national, mais sur un terrain mondial :
« L'impérialisme national menace le prolétariat autant que l'impérialisme des autres nations. Par conséquent, pour le prolétariat dans son ensemble il est nécessaire de combattre de la même façon, c'est-à-dire avec une égale énergie, tous les impérialismes, le sien comme l'impérialisme étranger. » (Ibid.)
LE DECLIN DU SYSTEME CAPITALISTE
Gorter ne voit pas la décadence du système capitaliste en théoricien, en s'appuyant sur une étude historique et économique. Il la saisit dans ses effets à la fois sociaux et culturels. La guerre mondiale signifie une menace directe pour la vie même du prolétariat mondial ; la mondialisation du capitalisme est l'aboutissement d'une évolution historique qui conduit à un combat mortel entre prolétariat et capital mondial: « Les temps ont changé ! Le capitalisme s'est tellement développé qu'il peut continuer son développement ultérieur seulement en massacrant le prolétariat de tous les pays. Un capitalisme mondial est né qui se tourne contre le prolétariat mondial... L'impérialisme mondial menace la classe ouvrière du monde entier. » (Ibid.)
On ne sera pas étonné que le grand poète que fut Gorter soit particulièrement sensible à la crise des valeurs artistiques, signe indubitable du déclin de la civilisation capitaliste. Son jugement est sans doute expéditif, car il fait abstraction des nouvelles formes d art qui surgiront au lendemain de la guerre, fortement inspirées par la vague révolutionnaire (expressionnisme, surréalisme...). Mais Gorter montre surtout l'incapacité de créer de nouveau un grand art à l'image d'un système en expansion, comme ce fut le cas au 19e siècle :
« Le grand art est aujourd'hui mort. La grande poésie dans tous les pays est morte ; sont morts l'impressionnisme, le naturalisme, le grand réalisme bourgeois... Morte la grande architecture. Ce qui subsiste encore d'architecture est sans coeur, sans amour. La musique est l'ombre de ce qu'elle était. La grande peinture est morte. La philosophie est morte ; l'ascension même du prolétariat l'a tuée. » (Ibid.)
Cette vision de la décadence du système capitaliste, sous toutes ses formes, n'est pas propre à Gorter ; elle sera la base même des courants de la gauche communiste après la guerre, en particulier de la gauche allemande, influencée aussi bien par Rosa Luxemburg que par Gorter et Pannekoek.
LA FAILLITE DE LA SOCIAL-DEMOCRATIE
La guerre a été rendue possible par la trahison des partis qui ont « renié les idées socialistes ». Comme Pannekoek, Gorter montre que le processus d'effondrement de la 2° Internationale a été préparé par des reniements successifs de la lutte contre la guerre et de la lutte immédiate. C'est le facteur subjectif qui a finalement permis à la bourgeoisie mondiale d'avoir les mains libres en 1914 pour se lancer dans la guerre. Nulle mieux que la bourgeoisie, classe qui vit dans sa propre putréfaction comme classe condamnée par l'histoire, ne pouvait saisir avec autant d'intelligence, l'intelligence d'une classe toute orientée vers sa propre survie, la putréfaction de son adversaire, au sein même du prolétariat. Gorter donne l'exemple au congrès de Bâle (1912) :
« La bourgeoisie qui, suite à sa propre putréfaction, a un odorat très fin pour la décomposition morale, sentit immédiatement la marche de ce congrès de l'Internationale. Elle sentit que d'un tel congrès il n'y avait rien à craindre. Elle mit la cathédrale de Bâle à notre disposition...; » (Ibid.)
Ainsi, pour la gauche hollandaise, qui avait d'ailleurs été interdite de parole lors de ce congrès, Bâle n'était que l'ultime aboutissement d'un long déclin. Août 1914 est annoncé par Bâle, qui ne fut qu'une messe contre la guerre.
Cependant, Gorter n'analyse pas la trahison de la 2° Internationale comme simplement la trahison des chefs. Il va plus profondément en analysant les facteurs organisationnels, tactiques qui ont conduit à cette banqueroute. Toutes les causes envisagées mènent à une interrogation brûlante : quel est le réel état de conscience du prolétariat, son degré de maturité révolutionnaire ?
Il est significatif que Gorter hésite dans les explications de la faillite de la 2e Internationale. Il insiste fortement sur le fait que les révisionnistes et les centristes kautskystes sont « coresponsables du nationalisme et du chauvinisme des masses ». D'un autre côté, il préfigure sa théorie, exposée en 1920 dans sa « Réponse à Lénine », sur l'opposition entre « masses » et « chefs ». C'est le phénomène bureaucratique qui aurait privé la masse prolétarienne de sa capacité d'action révolutionnaire :
«Le centre de gravité se déplaça... de la masse aux chefs. Il se forma une bureaucratie ouvrière. La bureaucratie cependant est par nature conservatrice. » (Ibid.)
Mais Gorter, qui est profondément marxiste, ne se contente pas d'une simple analyse sociologique ; la question de l'organisation des partis comme émanation de l'Internationale est la question décisive. Comme plus tard, pour la gauche italienne, c'est l'Internationale qui précède les partis et non les partis nationaux l'Internationale. La faillite de la 2° Internationale s'explique avant tout par son caractère fédéraliste :
«La seconde Internationale alla réellement à la débâcle, parce qu'elle n'était pas internationale. Elle était un conglomérat d'organisations nationales et non un organisme international. » (Ibid.)
Toutes ces causes expliquent finalement le recul de la conscience du prolétariat, dans la guerre. Le prolétariat s'est trouvé « très affaibli » et « spirituellement démoralisé ». Mais pour Gorter, comme pour les révolutionnaires de l'époque, il ne s'agissait que d'un recul et non d'une défaite définitive. De la guerre devait nécessairement surgir la révolution.
L'AVENIR
Les conditions même d'évolution du capitalisme donnent les conditions objectives pour l'unification du prolétariat mondial. La révolution est posée à l'échelle mondiale :
« ...pour la première fois dans l'histoire mondiale, tout le prolétariat international est aujourd'hui uni grâce à l'impérialisme, en temps de paix comme en temps de guerre, comme un tout, dans une lutte qui ne peut être menée sans un commun accord du prolétariat international, face à la bourgeoisie internationale. »
Cependant, Gorter souligne avec force que la révolution est un long processus, « s'étendant sur des décennies et des décennies ». Les « facteurs spirituels » sont décisifs. En particulier, la lutte passe par un changement radical de tactique : lutte non par le moyen du syndicat ou du parlement, mais par la grève de masse. Sans être développé, ce point annonçait toute la conception communiste de gauche pleinement développée en 1919 et 1920.
Tout aussi décisive était la lutte politique du prolétariat. Celui-ci devait combattre aussi bien le révisionnisme que le centrisme. Mais plus encore, pour s'engager dans la voie révolutionnaire, le prolétariat devait rejeter la lutte pour la paix, telle qu'elle était développée par les courants pacifistes. L'ennemi le plus dangereux restait le pacifisme :
« ...autant comme hypocrisie et auto tromperie que comme moyen de mieux asservir et exploiter, le mouvement pacifiste est le revers de la médaille de l'impérialisme (...) Le mouvement pacifiste, c'est la tentative de l'impérialisme de la bourgeoisie contre le socialisme du prolétariat. » (Ibid.)
Enfin, sans Internationale, créée par le prolétariat, il ne pouvait y avoir de véritable mouvement révolutionnaire. De la guerre devait naître une « nouvelle internationale », à la fois nécessaire et possible.
La brochure de Gorter, qui fut saluée comme un modèle par Lénine, posait donc de façon concrète l'attitude du SDP dans la reprise des liens internationaux en vue de poser les bases de la nouvelle Internationale.
LE SDP ET ZIMMERWALD
Il est significatif que la position de Gorter d'oeuvrer énergiquement au regroupement international des socialistes opposés à la guerre et partisans de la fondation d'une nouvelle internationale restât isolée dans le parti. De toutes ses forces, Gorter — appuyé par Pannekoek — souhaitait la participation du SDP aux débats et à la conférence de Zimmerwald en 1915.
En cette année 1915, l'opposition à la guerre commençait à se faire plus vigoureuse. Dans le SPD allemand, l'opposition de Rosa Luxemburg et celle d'éléments à Berlin et Brème s'enhardissait et posait les bases d'une réorganisation des forces révolutionnaires. Dans tous les pays belligérants, et dans les pays neutres, naissait une opposition au social-patriotisme qui dans les faits posait la question de la réorganisation des révolutionnaires dans les anciens partis et même en dehors, au prix de la scission.
Précisément, aux Pays-Bas, au sein même du SDAP, des éléments opposés à la politique nationaliste de leur parti, officialisée par un congrès de janvier 1915, s'étaient constitués en « club révolutionnaire-socialiste » à Amsterdam. Ils décidèrent de constituer une fédération de clubs qui prit le nom de « Revolutionaire Socialistisch Verbond » (RSV), afin de développer une opposition contre la guerre et le nationalisme en dehors du SDAP. Mais à la tête du RSV se trouvaient des éléments qui n'appartenaient pas au SDAP de Troelstra. Roland-Holst, sans parti depuis qu'elle avait quitté le SDAP en 1912, était le porte-parole reconnu du RSV. Celui-ci, composé essentiellement d'intellectuels, avait peu d'influence dans la classe ouvrière. Numériquement très réduit — une centaine de membres au départ — il ressemblait plus à un cartel qu'à une véritable organisation. La confusion organisationnelle de ses adhérents était grande : beaucoup étaient encore dans le SDAP et appartenaient donc à deux organisations. Cela dura encore quelques mois, jusqu'au moment où ils furent expulsés ou quittèrent définitivement le SDAP. Non moins floue était l'attitude des membres du SDP, qui bien que membres d'une organisation révolutionnaire, adhéraient au RSV. Il fallut toute la fermeté du congrès d'Utrecht du SDP (20 juin 1915) pour que soit interdite formellement la double appartenance organisationnelle. Ceux qui avaient adhéré au RSV le 2 mai durent donc le quitter.
Politiquement, le RSV — à l'image de Roland-Holst — pouvait être considéré comme un groupe du centre, entre le SDAP et le SDP. D'un côté, il se prononçait pour « l'action de masse nationale et internationale », pour la reprise des mouvements de lutte de classe ; d'un autre côté, il refusait de condamner explicitement l'attitude du SDAP dans la guerre, au nom de l'unité qui devait se concrétiser par la « concentration de tous les travailleurs révolutionnaires » . Cette position hésitante n'empêcha pas néanmoins une collaboration de plus en plus active entre le RSV et le SDP.
Pourtant, le SDP, plus clair politiquement et théoriquement, allait dans le concret se retrouver derrière le RSV, lorsque en 1915, la reprise des relations internationales entre groupes révolutionnaires en vue d'une conférence s'effectua.
Lénine dès le début de la guerre prit contact avec les Hollandais. Il s'adressa tout naturellement au SDP afin « d'arriver à un contact plus étroit » entre Russes et Hollandais. Il ne pensait certainement pas à s'associer à Roland-Holst, en laquelle il voyait — depuis son attitude face aux tribunistes en 1909 — une version de Trotsky, voire de Kautsky, transplantée aux Pays-Bas ».
Mais le SDP resta divisé pour mener clairement une activité de collaboration étroite avec les révolutionnaires russes et allemands. Une petite minorité de la direction du parti, autour de Gorter, était fermement décidée à mener un travail international contre le social-chauvinisme et le centre kautskyste. Dans ce sens, Gorter proposa le 8 avril 1915 à Lénine de publier une revue marxiste, sous la direction de Pannekoek, qui se substituerait à la « Neue Zeit » de Kautsky. A cette proposition, Lénine s'associa. Dans les faits, l'effort de regroupement mené au sein du SDP avec d'autres groupes révolutionnaires, en Suisse, avant Zimmerwald, fut l'oeuvre de Gorter et de Luteraan, membre de la direction du parti. Luteraan fut délégué à la conférence internationale des jeunes socialistes à Berne, en avril 1915, non comme représentant officiel du SDP, mais comme membre du groupe de jeunes socialistes « De Zaaier », indépendant du parti. C'est là que Luteraan prit contact avec Lénine.
On doit noter qu'au contraire la position des chefs historiques du tribunisme, Wijnkoop, Ravesteyn et Ceton fut plus qu'ambiguë. Lénine souhaitait associer étroitement les Hollandais à la préparation de la conférence de Zimmerwald. Dans une lettre à Wijnkoop, écrite au cours de l'été, Lénine déclarait avec force : « Mais vous et nous nous sommes des partis indépendants ; nous devons faire quelque chose : formuler le programme de la révolution, démasquer et dénoncer les mots d'ordre stupides et hypocrites de paix. » Et un télégramme fut envoyé peu avant Zimmerwald à Wijnkoop : « Venez aussitôt ! ».
Mais le SDP n'envoya aucun délégué à la conférence de Zimmerwald, qui se déroula du 5 au 8 septembre 1915. Wijnkoop et ses amis firent circuler l'information dans le parti — non confirmée — que l'organisateur de la conférence, le Suisse Robert Grimm, député, aurait donné au début de la guerre son vote pour l'approbation des crédits de mobilisation. « De Tribune », l'organe du parti ne donna pas à ses lecteurs communication des résolutions de la conférence. Au lieu de voir dans Zimmerwald «un pas en avant dans la rupture idéologique et pratique avec l'opportunisme et le social-chauvinisme», les chefs du SDP — à l'exception de Gorter, Pannekoek et Luteraan — n'y trouvèrent que pur opportunisme. Pire, ils passèrent à côté de l'importance historique de l'événement, comme première réaction organisée à la guerre et première étape d'un regroupement de révolutionnaires internationalistes ; ils ne virent qu'une « farce historique » dans ce qui devint par la suite le symbole de la lutte contre la guerre, une « sottise » dans le geste de fraternisation par delà les tranchées de socialistes allemands et français :
« Nous devons manifestement remercier Dieu (sic)...qu'il nous ait préservé de la sottise de la conférence de Zimmerwald, ou en termes plus précis, de la nécessité de nous occuper de l'opposition sur les lieux (...) Nous savions déjà à l'avance ce qu'il en adviendrait: rien que de l'opportunisme et aucune lutte de principe ! »
Cette attitude de Wijnkoop, mélange de sectarisme et d'irresponsabilité, ne fut pas sans conséquence pour l'image même de la gauche hollandaise. Elle laissa la place libre au courant de Roland-Holst, à Zimmerwald, qui représenta — par défection du SDP — le mouvement révolutionnaire aux Pays-Bas. Le RSV se situait dans le courant « centriste« de Zimmerwald, qui envisageait comme seule possible la lutte pour la paix, et refusait de s'associer à la gauche zimmerwaldienne, qui posait comme bases la lutte révolutionnaire et la nécessité d'une 3e Internationale. Internationalement, dans le mouvement de la gauche zimmerwaldienne, auquel s'associait le SDP politiquement, le « tribunisme » apparaissait comme un courant sectaire.
Dans le cas de Wijnkoop, Ravesteyn et Ceton, le sectarisme ne faisait que camoufler une politique opportuniste qui se révéla pleinement à partir de 1916-17. Le « sectarisme », dont l'Internationale communiste les accusa en 1920, n'était pas chez Gorter, Pannekoek et leurs partisans, qui oeuvraient de façon décidée pour un regroupement international des révolutionnaires.
QUELQUES LEÇONS
Les leçons que le mouvement révolutionnaire peut tirer de cette période de crise dans le mouvement ouvrier ne sont pas différentes ou spécifiques en comparaison des autres pays. Ce sont des leçons générales :
1) Le vote des crédits de guerre par le SDAP de Troelstra le 3 août 1914 signifie que l'ensemble de l'appareil s'est rangé du côté de la bourgeoisie hollandaise. Cependant, comme dans les autres partis, la crise provoquée dans ce parti se traduira par deux scissions, à gauche. Celles-ci seront numériquement très limitées : 200 militants pour chacune, pour un parti comptant 10000 adhérents. Le SDAP, à la différence du SPD allemand, n'était plus capable de sécréter en son sein de très fortes minorités, voire une majorité, hostile à la guerre, et se rangeant sur des positions prolétariennes. La question de la reconquête du parti ne pouvait plus se poser. C'est autour du SDP « tribuniste » que s'opère le processus de regroupement pendant la guerre. L'existence même du SDP depuis 1909 a en quelque sorte vidé le SDAP de l'essentiel de ses minorités révolutionnaires.
2) L'antimilitarisme et la « lutte pour la paix » en période de guerre sont une source énorme de confusion. Ils rejettent au second plan la lutte de classe et la lutte pour la révolution, seule capable de mettre fin à la guerre. Ces mots d'ordre, qu'on retrouve dans le SDP, traduisent la pénétration — dans le meilleur des cas — de toute l'idéologie petite-bourgeoise véhiculée en priorité par les courants anarchiste, syndicaliste-révolutionnaire et « centriste ». L'alliance conduite par le SDP avec ces courants, pendant la guerre, n'a fait que favoriser la pénétration de l'opportunisme dans le parti révolutionnaire qu'était le SDP.
3) Une scission « étroite » et précoce d'avec l'ancien parti, tombé dans l'opportunisme, n'est pas une garantie en soi contre le retour de l'opportunisme dans le nouveau parti révolutionnaire. La scission à gauche n'est pas un remède miracle. Toute organisation, fut-elle une minorité la plus sélectionnée, la plus armée théoriquement et la plus décidée, n'est pas épargnée par la pénétration constante de l'idéologie bourgeoise et/ou petite-bourgeoise. L'histoire du SDP pendant la guerre le montre amplement. Nécessairement se créent en réaction des minorités qui tendent à devenir fraction dans le parti. Telle fut l'opposition qui se développe autour de Gorter — à partir de 1916 — contre le danger opportuniste représenté par la clique Wijnkoop-Ravesteyn, succédané « radical » de celle de Troelstra.
4) Dans un parti révolutionnaire, l'opportunisme ne se manifeste pas toujours au grand jour. Très souvent, il se cache sous le masque du radicalisme verbal et de la « pureté des principes ». La direction Wijnkoop-Ravesteyn-Ceton en est l'illustration lorsqu'elle refuse de participer à la conférence de Zimmerwald sous prétexte que celle-ci serait dominée par les courants opportunistes. Le sectarisme ici n'est bien souvent que le revers de la médaille de l'opportunisme. Il s'accompagne bien souvent d'un grand esprit de « largesse » avec des courants confus, anarchisants et même carrément opportunistes. L'évolution de la direction du SDP, qui entraîne dans sa suite une grande partie de l'organisation, est typique. En cédant aux sirènes du parlementarisme, en s'alliant avec des courants étrangers au mouvement ouvrier — comme les Chrétiens-sociaux —, en ayant une attitude pro-Entente à la fin de la guerre, en se situant au début de la révolution russe aux côtés de Kerensky, cette direction empruntait le chemin de Troelstra avec un vernis «révolutionnaire» en plus. Les événements cruciaux — guerre et révolution — dissolvent immanquablement un tel vernis.
5) Dans la lutte contre l'opportunisme, l'action des minorités révolutionnaires est décisive. Il n'y a pas de fatalisme. Le fait que la réaction de Gorter, Pannekoek ait été dispersée, et au départ une simple opposition, a beaucoup pesé sur l'évolution ultérieure du SPD, lorsqu'il se transforma en parti communiste en novembre 1918.
Ch.
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