Durant plusieurs semaines, la Pologne a connu un important mouvement de contestation suite à la décision du tribunal constitutionnel de Varsovie (saisi par le parti au pouvoir, “Droit et justice”) de quasiment interdire l’avortement pour les femmes enceintes de fœtus souffrant de malformations même graves et irréversibles. Les seuls cas d’IVG légaux seraient désormais justifiés en cas de viol, d’inceste ou de mise en danger de la vie de la mère. Cet arrêté ne concerne pourtant que 2 % des IVG réalisées l’an passé, alors qu’environ 200 000 femmes doivent déjà aller à l’étranger pour se faire avorter. Cette décision prise en pleine pandémie de Covid semble avoir été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase et fait descendre dans les rues des grandes et petites villes des milliers de manifestants.
Les slogans expriment crûment le degré de révolte légitime de ces derniers : “Je ne veux pas qu’on m’oblige à accoucher d’un fœtus mort” ; “Ils te forcent à mener la grossesse à terme et à accoucher pour pouvoir administrer le baptême à l’enfant mort-né avant de l’enterrer” ; “Vous êtes des criminels, halte à la barbarie”.
Rappelons que la Pologne applique déjà une des législations les plus strictes en matière d’IVG et que cette dernière attaque du pouvoir s’inscrit dans une politique populiste visant à satisfaire les intérêts d’un de ses appuis : l’Église catholique polonaise. C’est dans ce sens que la Pologne s’est retirée de la convention d’Istanbul du Conseil de l’Europe, sur “la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique”.
Ce n’est pas la première fois que la bourgeoisie s’appuie sur la religion pour empêcher toute prise de conscience du prolétariat face à la crise. Sous le stalinisme et son athéisme d’État, l’Église représentait déjà une “opposition démocratique” initiée par le “syndicalisme chrétien” et reprise, par la suite, par le syndicat Solidarnosc et son mentor Lech Walesa, avec leurs fameuses “messes dominicales pour les travailleurs”. Rappelons que ce même syndicaliste devenu président a, par deux fois, imposé son veto à un assouplissement de la loi sur l’avortement initié par la gauche qui voulait réintroduire la notion de “conditions sociales difficiles pour la mère” (ancienne formule stalinienne adoptée en 1953 et abrogée en 1993). (1)
Pourquoi l’État polonais, alors qu’il est fortement critiqué pour son “improvisation” dans la gestion de la deuxième vague du Covid-19, a-t-il relancé un débat suranné sur l’avortement ? Il faut chercher les raisons de cette décision dans la putréfaction du pouvoir polonais qui se débat depuis plusieurs années entre populisme et obscurantisme et ne se maintient au pouvoir que par toujours plus de complaisance à l’égard des différentes cliques associées à l’administration de la société. En l’occurrence, la situation est devenue si explosive que le gouvernement a dû momentanément calmer le jeu. Pour l’instant, il a décidé de ne pas publier la décision du tribunal constitutionnel au journal officiel. Il n’en fallait pas plus pour que l’opposition et les associations féministes hostiles au gouvernement très conservateur parlent de “révolution des femmes”, idée d’ailleurs reprise par le journal français Libération qui titrait, le 9 novembre : “Pologne : vers la première révolution féministe ?”, relayant ainsi les propos de Bozena Przyluska, (2) l’une des organisatrices de la Manifestation nationale des femmes qui affirmait le 30 octobre : “ce n’est pas une protestation qui va s’épuiser. C’est une révolution. Le gouvernement ne semble pas le comprendre”.
Dès lors, ces manifestations sont à la fois l’expression de l’indignation face au sort ignoble réservé aux femmes en Pologne et partout ailleurs dans le monde, mais également l’illustration de l’impasse dans laquelle débouche ce type de mobilisations, impasse entretenant l’illusion que l’État capitaliste aurait le pouvoir d’améliorer les conditions d’existence des femmes si les “citoyennes” faisaient pression sur lui dans la rue et, surtout, dans l’isoloir.
L’oppression des femmes fait partie intégrante de l’exploitation et de l’oppression du prolétariat. C’est ce qu’Engels affirmait déjà en 1884 : “De nos jours, l’homme, dans la grande majorité des cas, doit être le soutien de la famille et doit la nourrir, au moins dans les classes possédantes ; et ceci lui donne une autorité souveraine qu’aucun privilège juridique n’a besoin d’appuyer. Dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat”. (3) Depuis les origines des sociétés de classes, l’oppression des femmes a pris des formes multiples : “matrices reproductrices”, butin de guerre, garante de la sauvegarde du patrimoine familial et national, esclaves domestiques ou sexuelles via les mariages arrangés, les viols, la prostitution, etc.
À partir du XVIe siècle en Europe, le besoin irrépressible de main-d’œuvre éprouvé par le capitalisme naissant accentua considérablement l’oppression des femmes. L’Église catholique et les pouvoirs temporels persécutèrent les femmes et tout particulièrement les sages-femmes suspectées de pratiquer l’avortement. Ces “sorcières”, accusées de s’acoquiner avec Satan, furent soumises aux pires supplices et finirent sur les bûchers. La femme devint alors une simple machine à produire de futurs travailleurs.
Ainsi, contrairement à ce que cherche à nous faire croire le mouvement féministe, (4) la source de l’oppression féminine ne réside pas dans la volonté “naturelle” de domination du sexe masculin mais, comme l’a montré Engels, dans la dissolution du communisme primitif, et le développement de la propriété privée et de la société divisée en classes sociales antagoniques.
Depuis, la dépossession et l’exploitation du corps féminin se sont perpétuées. Les viols, les agressions sexuelles, les violences conjugales, le sexisme et la misogynie endémiques. Autrement dit, toutes les formes de violences physiques et psychologiques rythmant la société actuelle sont l’héritage de plusieurs millénaires de soumission et d’oppression exerceés à l’encontre des femmes. Le “droit à l’avortement” et à la contraception ne représentent, à ce titre, aucune “victoire des femmes enfin libres de disposer de leur corps”. Contrairement au droit à l’avortement obtenu dans la Russie révolutionnaire de 1920, il ne s’agit pour la bourgeoisie que de réguler les naissances, de rationaliser la reproduction de la force de travail dans une société capitaliste en crise.
Il est donc illusoire de croire que l’émancipation de la femme pourrait être le résultat d’une lutte à part entière au sein même de la société capitaliste. Ce credo féministe ne fait qu’entretenir l’illusion que la société capitaliste pourrait être plus juste.
Seule la lutte contre la société reproduisant inlassablement les conditions de l’oppression féminine, seule la lutte contenant la destruction de toutes les formes d’exploitation et d’oppression pourra ouvrir la voie à l’émancipation des femmes. La lutte du prolétariat contre la société capitaliste (la dernière société de classe de l’histoire), en unifiant les hommes et les femmes d’une même classe exploitée dans un seul et même combat, en œuvrant à l’émancipation de l’humanité tout entière, transformera le rapport entre les sexes. Comme l’affirmait Bebel dans La Femme et le socialisme : “Quelle place doit prendre la femme dans notre organisme social afin de devenir dans la société humaine un membre complet, ayant les droits de tous, pouvant donner l’entière mesure de son activité, ayant la faculté de développer pleinement et dans toutes les directions ses forces et ses aptitudes ? C’est là une question qui se confond avec celle de savoir quelle forme, quelle organisation essentielle devra recevoir la société humaine pour substituer à l’oppression, à l’exploitation, au besoin et à la misère sous leurs milliers de formes, une humanité libre, une société en pleine santé tant au point de vue physique qu’au point de vue social. Ce que l’on nomme la question des femmes ne constitue donc qu’un côté de la question sociale générale. Celle-ci agite en ce moment toutes les têtes et tous les esprits ; mais la première ne peut trouver sa solution définitive qu’avec la seconde”.
Adjish, 17 novembre 2020
1) Cf. “La religion au service de l’exploitation”, Révolution internationale n° 79 (novembre 1980).
2) Bozena Przyluska est une militante laïque polonaise qui a cofondé le Congrès de la laïcité. Elle devient membre fondatrice du Conseil consultatif créé le 1er novembre 2020 dans le cadre des manifestations polonaises d’octobre 2020.
3) Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884).
4) Cf. “Le mouvement ouvrier et la question de l’oppression de la femme”, Révolution internationale n° 327 (octobre 2002).
L’année qui vient de s’écouler a été marquée, une nouvelle fois, par une série de catastrophes, dont une pandémie mondiale ayant fait à ce jour plus de 2 millions de morts et ayant provoqué un à-coup significatif de la crise du capitalisme, plongeant des millions de personnes dans la misère et la précarité. L’année 2021 vient à peine de commencer, qu’elle est aussitôt marquée par un nouvel événement de portée historique : l’assaut du Capitole par les hordes trumpistes fanatisées. Ces deux événements ne sont pas séparés l’un de l’autre. Au contraire, selon le CCI, ils révèlent tous les deux une intensification de la décomposition sociale, la phase ultime de la décadence du capitalisme. Cette réunion publique sera donc l’occasion d’exposer ce cadre d’analyse, d’en cerner la pertinence mais également de le questionner au prisme des faits et de l’évolution historique de la société capitaliste.
Afin de préparer cette réunion, les participants peuvent d’ores et déjà se référer au texte suivant :
“La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [2]” (Revue internationale n° 107, 4e semestre 2001).
La réunion publique se tiendra en ligne le Samedi 30 janvier 2020 à 14H00.
Pour participer, veuillez bien envoyer un message sur notre adresse électronique ([email protected] [3]) ou dans la rubrique “contact” de notre site internet.
Le mouvement de lutte contre la réforme des retraites en France, durant l’hiver 2019-2020, a été le dernier combat de classe significatif avant la crise brutale du Covid-19. Il est donc nécessaire d’en tirer les leçons. Les organisations du prolétariat issues de la Gauche communiste ont eu, au cours de cette lutte, des approches différentes et n’en ont pas tiré les mêmes enseignements. Les conditions de la lutte de classe, au regard de leur complexité, doivent selon nous être débattues et exposées pour conduire à la clarté au sein du milieu politique prolétarien. Nous proposons donc, dans cette optique militante, d’analyser de manière critique l’intervention du PCI (qui publie en France Le Prolétaire) lors de ce mouvement.
Contrairement aux organisations gauchistes et aux syndicats, défenseurs de l’État et chiens de garde du capitalisme, les organisations de la Gauche communiste ont véritablement combattu et dénoncé l’attaque inique contre le régime des retraites qui allait frapper de plein fouet le prolétariat. Leur objectif commun n’était pas limité à dénoncer uniquement la réforme, mais à combattre le capitalisme et ses défenseurs.
Dès le début du mouvement contre la réforme des retraites, Le Prolétaire a donc ainsi dénoncé le rôle politique des gauchistes et des syndicats, sa critique et son combat se portant sur le sabotage et des manœuvres dilatoires : “Lorsque la mobilisation est massive comme lors de la grève à la RATP, les syndicats brandissent la perspective d’une grève illimitée pour dans… 3 mois !” (1) Les camarades soulignent aussi le travail de sape de ces mêmes syndicats qui “ont saucissonné la mobilisation en multipliant les ‘journées d’action’ catégorie par catégorie”. (2) Lors du mouvement de grève spontanée au début à la SNCF, dans le technicentre de Châtillon, le PCI dénonçait les plus radicaux, comme le syndicat SUD-Rail : “Le syndicat SUD-Rail, réputé le plus combatif, qui avait reconnu avoir été surpris par la grève de Châtillon, s’est positionné en flèche dans la suite du mouvement – mais pour saboter l’extension de la lutte ! Il a agité la menace d’un appel à la grève illimitée sur ces centres “dés jeudi soir ou lundi”. Mais après avoir joué les fier-à-bras en posant une sorte d’ultimatum à la direction (“On a donné à la direction jusqu’à 18 heures pour répondre à nos revendications”), SUD a appelé à la reprise du travail : “On joue le jeu (du dialogue social). En attendant, le travail reprend, les rames vont sortir”. La direction a repris la balle au bond en programmant une réunion avec les syndicats, et SUD a cessé d’évoquer la possibilité d’une grève”. (3)
Juste après la manifestation du 17 décembre, Le Prolétaire mettait encore en évidence les manœuvres d’enfermement des syndicats qui laissaient pourrir la situation face au besoin d’unité et d’élargissement du mouvement : “l’intersyndicale réunie le soir même décida de… ne rien décider. Les travailleurs furent priés de se rabattre sur des initiatives locales – qui, inévitablement ont été peu suivies ; au moment où les prolétaires ont un besoin pressant de centraliser et d’unifier leur combat”. (4) Il n’a pas non plus échappé aux révolutionnaires, comme à la plupart des ouvriers d’ailleurs, que “l’annonce spectaculaire par le premier ministre du retrait (“provisoire” !) de l’âge pivot n’est qu’une manœuvre pour arrêter la lutte avec le concours de la CFDT de l’UNSA et de la CFTC, le gouvernement se réservant le droit de le réintroduire par ordonnance”. (5)
Parmi d’autres passages qui résument le mieux les conclusions du PCI sur la politique syndicale, on peut citer les formules qui rappellent que les “appareils syndicaux sont des défenseurs de l’ordre établi” et qu’ils sont “complètement intégrés dans le réseau bourgeois de maintien de l’ordre social”. (6)
En dépit de ces caractérisations justes, de formules soulignant que les syndicats sont bien les “défenseurs de l’ordre établi”, on trouve malheureusement en parallèle un ensemble de propos contradictoires et totalement opposés à cette idée. La portée de l’intervention politique du PCI se trouve en effet pétrie de contradictions qui révèlent une démarche clairement opportuniste. (7) Ainsi, selon le PCI, l’ensemble du mouvement contre la réforme des retraites n’a été finalement qu’un “échec” qui proviendrait exclusivement de “l’orientation de la lutte décidée par l’intersyndicale”. (8) Il y a une part de vérité indéniable dans le fait que l’intersyndicale a apporté sa forte contribution pour saboter la lutte. Mais cette façon de poser le problème, selon nous, vient grandement affaiblir la dénonciation des syndicats. En ne voyant que l’action exclusive et quasi unilatérale d’une “décision” de “l’intersyndicale” alors que, de par leur fonction, les syndicats dans toute leur globalité ne pouvaient faire autre chose que de saboter et entraver la lutte de classe, le PCI ne peut aller plus loin que de s’enliser dans la contradiction en voyant simplement le jeu d’un “compromis” de la part des “directions” liées à une simple “collaboration” avec l’État. Pour le PCI, les syndicats, qu’il qualifie d’un côté de “défenseur de l’ordre établi”, sont en même temps jugés de manière contradictoire “collaborationnistes”. Par exemple, il est dit que : “La politique défaitiste des appareils syndicaux dans les luttes ouvrières est la conséquence inévitable de leur pratique de collaboration de classe”. (9) Cela signifie que le PCI défend une position, encore une fois, totalement contradictoire sur la nature de classe de ces organes qui devraient, finalement, si on suit sa logique jusqu’au bout, “cesser de collaborer” ou “cesser d’être défaitistes”. Mais pourquoi le leur demander s’ils sont “défenseurs de l’ordre établi” ? Autant demander directement à un loup affamé de protéger des agneaux !
Du fait de sa démarche opportuniste, le PCI ne peut voir ses contradictions, ses incohérences et comprendre que ces organes sont en réalité des ennemis de classe, qu’ils sont eux-mêmes devenus des organes bourgeois, totalement intégrés à l’appareil d’État et parfaitement institutionnalisés dans le droit du travail. En polarisant ainsi exclusivement sur les “directions syndicales”, bien qu’elles aient effectivement joué le rôle anti-ouvrier le plus visible, le PCI estime possible de voir émerger en “opposition” une sorte de réaction “à la base”, avec également la possibilité, finalement, d’une sorte de “syndicalisme rouge”. (10) Tout cela le conduit, certes de façon critique, à soutenir in fine l’activité syndicale la plus radicale, “à la base”, sans percevoir la logique politique qui recouvre toutes les formes du syndicalisme devenues réactionnaires. Cet aveuglement occulte le rôle essentiel du syndicalisme et sa nature bourgeoise depuis la Première Guerre mondiale, de même que ses acteurs de premier plan, notamment les gauchistes, qui au plus près du terrain ne cessent de magouiller et d’étouffer, de stériliser et enfermer d’emblée toute expression ou étincelle de vie prolétarienne. C’est notamment le cas de LO, que le PCI juge “centriste” et non pas bourgeois, dont l’entrisme pousse bon nombre de militants à être très actifs au sein même de la CGT.
Le PCI se retrouve malheureusement de facto à la remorque des gauchistes quand il proclame avec les loups que : “L’apparition de comités de grève, d’AG interpro et de coordinations pendant le mouvement actuel constitue un premier pas pour que les travailleurs prennent leur lutte en main et surmontent leurs divisions”. (11) Pour le CCI au contraire, très loin d’être “un premier pas” positif, les “AG-interpro” du mouvement contre la réforme des retraites n’avaient rien de spontané. Ce n’étaient que des coquilles vides, artificiellement proclamées, suscitées et verrouillées par les syndicats. Les comités de grève étaient en effet dès le départ aux mains de syndicalistes ou de gauchistes professionnels particulièrement expérimentés dans l’action du sabotage de la lutte. On peut aussi évoquer les simulacres d’extensions (avec l’envoi de délégations gauchistes ou syndicales par-ci et par là, acquises à la même logique que les grandes centrales syndicales dont elles faisaient en réalité la promotion). Cela, il était de la responsabilité d’une organisation ouvrière de le dénoncer.
La démarche la plus juste n’était donc pas de suivre les expressions radicales du syndicalisme, mais de mettre en exergue les conditions de la lutte de classe, de montrer, comme a cherché à le faire le CCI, la réalité d’une réflexion souterraine s’exprimant par un besoin de solidarité, que justement les syndicats et toute la bourgeoisie cherchaient à dénaturer. Il était nécessaire de replacer la lutte dans son contexte d’émergence d’une reprise de la combativité et répondre politiquement au besoin de réflexion au sein de la classe.
Que devons nous conclure de la démarche du PCI ? Comme nous le disons depuis déjà longtemps : “ce que le PCI met en évidence, c’est son manque de clarté et de fermeté sur la nature du syndicalisme. Ce n’est pas ce dernier qu’il dénonce comme arme de la classe bourgeoise, mais tout simplement les “appareils syndicaux”. Ce faisant, il ne réussit pas, malgré ses dires, à se démarquer et à se distinguer de la vision trotskiste : on peut maintenant trouver dans la presse d’un groupe comme Lutte Ouvrière le même type d’affirmations. Ce que Le Prolétaire, se croyant fidèle à la tradition de la Gauche communiste italienne, refuse d’admettre, c’est que toute forme syndicale, qu’elle soit petite ou grande, légale et bien introduite dans les hautes sphères de l’État capitaliste ou bien illégale (c’était le cas de Solidarnosc pendant plusieurs années en Pologne, des Commissions Ouvrières en Espagne sous le régime franquiste) ne peut être autre chose qu’un organe de défense du capitalisme […] C’est justement la leçon que le bordiguisme n’a jamais voulu tirer après des décennies de”trahison” de tous les syndicats, quelle que soit leur forme, leurs objectifs initiaux, les positions politiques de leurs fondateurs, qu’ils se disent “réformistes” ou bien “de lutte de classe”, voire “révolutionnaires””. (12)
Les contradictions du PCI ne sont pas nouvelles et l’empêchent encore aujourd’hui de tirer les véritables leçons des luttes. Alors que tout un combat a été mené par la classe ouvrière contre l’encadrement syndical, notamment au cours des trois grandes vagues de luttes dans les années 1980 et contre ses expressions ou sous-marins radicaux que furent les coordinations, constituant des expériences politiques riches et très importantes comme pièges sophistiqués de la bourgeoisie, le PCI n’a vu que de simples tentatives de nature ouvrières, alors que les coordinations et les syndicats menaient de concert un sabotage en règle contre la lutte. Face au discrédit croissant des syndicats à la fin des années 1980, les coordinations exprimaient, comme celles qui ressurgissent aujourd’hui sous une même appellation, une adaptation des forces bourgeoises d’encadrement contre la lutte ouvrière. Les camarades du PCI voyaient naïvement à l’époque ces structures comme une simple tentative “d’organisation indépendante” des ouvriers. Dans une ancienne polémique (13) avec le CCI sur le sujet, les camarades affirmaient ainsi à propos des coordinations que “la conclusion n’est pas qu’il faut tourner le dos à ces organisations, mais que l’action en leur sein des révolutionnaires est indispensable pour qu’elles ne “manquent pas leur but”, pour qu’elles servent de “levier” à la lutte d’émancipation, de “courroie de transmission” du parti de classe”. Or, loin d’avoir été “un levier à la lutte”, toutes les coordinations (comme à l’époque également les “Cobas” en Italie) n’ont été en réalité que des instruments radicaux aux mains de la réaction pour saboter les expressions ouvrières en les étouffant dans la logique syndicale de l’enfermement et du corporatisme. Le CCI a toujours été dans le sens de le mettre en évidence et de les dénoncer pour permettre que puisse se développer une lutte consciente et une prise en main réelle du combat par les ouvriers à l’époque. La cécité du PCI sur le problème a pour racine son approche de la question syndicale, avec l’illusion que les syndicats, autant que tout autre type de structures “intermédiaires” et “permanentes” pourraient être “indépendantes”, pourraient échapper à la logique de l’intégration et de l’institutionnalisation propres au capitalisme d’État dans la phase de décadence du capitalisme. Le PCI se retrouve de ce fait en deçà de certaines avancées de la Troisième internationale (IC), puisqu’il nie la réalité de la décadence du capitalisme alors que dans son Premier congrès, l’IC, même si de manière encore insuffisamment fondée, intégrait en substance cette notion politique : “une nouvelle époque est née. Époque de désagrégation du capitalisme, de son effondrement intérieur. Époque de la Révolution communiste du prolétariat”. (14) Le fait pour l’IC que les “contradictions du système mondial” se soient exprimées en “une formidable explosion” soulignait que le capitalisme était désormais entré dans “l’ère des guerres et des révolutions”. Cela se retrouvait dans l’idée que “l’État national, après avoir donné une impulsion vigoureuse au développement capitaliste, est devenu trop étroit pour l’expansion des forces productives”. (15) Pour les camarades du PCI, qui ignorent cette phase de déclin capitaliste, aucune implication ne pouvait donc logiquement être déduite puisque pour eux le capitalisme ne perdure qu’au rythme de simples “crises cycliques”. De ce fait, il est impossible pour le PCI de comprendre que malgré le fait que la question syndicale n’était par encore réellement tranchée, l’IC ne pouvant être en mesure de tirer toutes les implications de la décadence, ses expressions les plus claires liées à l’expérience de la Gauche allemande pouvaient souligner déjà que les syndicats étaient devenus des organes périmés et contre la classe ouvrière. Bien que la question était en débat, elle était un acquis pour les révolutionnaires les plus conscients. Malgré tout un effort de clarification qui perdurera après la guerre, repris par Bilan et la Gauche communiste en France, puis par le CCI, ces leçons ne seront pas prises en compte par le PCI qui, finalement, sur cette question comme pour bien d’autres, se retrouvera embourbé dans les ornières de l’opportunisme, à l’image de l’IC par la suite, notamment lors de son IVe congrès, dont le PCI se revendique également, et qui marquait à l’époque une très forte régression politique, comme on peut le constater dans ces lignes que ne saurait renier le PCI “les communistes doivent, à l’intérieur des syndicats de toutes tendances, s’efforcer de coordonner leur action dans la lutte pratique contre le réformisme…” (16) Tout cela, en lien avec l’optique d’une Internationale Syndicale Rouge. Le PCI restera de manière acritique prisonnier de cette logique régressive de l’IC. Pour le PCI : “Le parti […] affirme la nécessité qu’existe entre lui et la classe des organisations de lutte immédiate comprenant en leur sein un réseau émanant du parti, non seulement dans la période révolutionnaire mais dans toutes les phases qui voient un accroissement de son influence sur la classe”. (17) De même, le PCI pense que “dans les périodes défavorables le parti a la tâche de prévoir et d’encourager la formation de ces organisations de lutte immédiate, qui pourront à l’avenir revêtir les formes les plus variées et les plus nouvelles”. Pour le CCI, à l’inverse, voir la nécessité et la possibilité d’un combat dans les syndicats empêche le prolétariat de développer son combat et de pouvoir mesurer les pas en avant que ce dernier, malgré un recul de ses luttes suite à l’effondrement du bloc de l’est, à pu effectuer depuis mai 1968 (et même depuis la vague révolutionnaire les années 1920) et tout dernièrement. Bien sûr, les camarades du PCI rappellent la nécessité de défendre un ensemble de principes, des méthodes de luttes propres à la classe, dont celle liée à défendre “l’autonomie de classe du prolétariat”. Mais c’est justement à ce niveau que les failles du PCI et ses inconséquences sur la question syndicale sont les plus préjudiciables et finissent en fin de compte par entretenir de très graves confusions dans la mesure où le clivage entre syndicats et classe n’est pas clairement établi. De même, si les méthodes de lutte invoquées peuvent en soi être validées à première vue, le PCI ne perçoit pas la réalité concrète de l’action des gauchistes et des syndicalistes “radicaux” et finit par tout mettre sur le même plan sans pouvoir clairement s’en démarquer de manière tranchante. Il ne peut pas voir par exemple que la question de poser les conditions politiques pour faire émerger dans le futur de véritables AG souveraines est central et déterminant pour une véritable prise en main de la lutte, qu’il s’agit d’un élément fondamental pour des décisions permettant l’extension mais aussi la prise de conscience dans un mouvement qui doit s’opérer face aux ennemis que sont les syndicats. Une démarche aux antipodes des pratiques des AG-interpro de cet hiver où FO, la CGT et consorts, les gauchistes de tous poils nageaient comme des poissons dans l’eau du fait d’une absence de vie politique dans ces assemblées. Pour le CCI, il est nécessaire d’en tirer les leçons et de voir comment procède la réalité de la lutte de classe, en particulier sur le plan de sa conscience et de son autonomie dans la lutte.
Dans un prochain article, nous reviendrons sur la question de la lutte de classe et sur la façon justement de défendre “l’autonomie de classe”, ce que cela peut signifier pour tenter d’aller davantage aux racines de nos divergences sur le sujet.
WH, 20 octobre 2020
1Le Prolétaire n° 534 (septembre – octobre 2019).
2Tract du PCI (30 novembre 2019).
3Le Prolétaire, n° 535, (décembre 2019 – janvier 2020).
4Idem.
5Tract du PCI (14 janvier 2020).
6Le Prolétaire, n° 535, (décembre 2019 – janvier 2020).
7“L’opportunisme est une sorte de “maladie” qui existe dans le camp prolétarien révolutionnaire et qui peut s’avérer mortelle. En tant que manifestation de la pénétration de l’idéologie bourgeoise dans les organisations prolétariennes, l’opportunisme s’exprime notamment par :
– un rejet ou une occultation des principes révolutionnaires et du cadre général des analyses marxistes ;
– un manque de fermeté dans la défense de ces principes ;
– du centrisme en tant que forme particulière de l’opportunisme caractérisée par :
. une phobie à l’égard des positions franches, tranchantes, intransigeantes, allant jusqu’au bout de leurs implications ;
. l’adoption systématique de positions médianes entre les positions antagoniques ;
. un goût de la conciliation entre ces positions ;
. la recherche d’un rôle d’arbitre entre celles-ci ;
. la recherche de l’unité de l’organisation à tout prix y compris celui de la confusion, des concessions sur les principes, du manque de rigueur, de cohérence et de continuité dans les analyses”. (“L’opportunisme et le centrisme dans la période de décadence”, Revue internationale n° 44 – 1er trimestre 1986).
8Le Prolétaire, n° 536 (février – mars – avril 2020).
9Tract du PCI (5 janvier 2020).
10Selon la conception du PCI, il s’agit de syndicats “communistes”, “révolutionnaires”, perçus comme des “courroies de transmission” du Parti.
11Le Prolétaire n° 536 (février – mars – avril 2020).
12Voir “L’opportunisme du PCI sur la question syndicale conduit à sous-estimer l’ennemi de classe”, Revue internationale n° 86 (1996).
13Le Prolétaire n° 401 (mai – juin 1989).
14Plate-forme de l’IC (Premier congrès)
15Manifeste de l’IC aux prolétaires du monde entier (Premier congrès)
16Thèses sur l’action communiste dans le mouvement syndical au point 19 (quatrième congrès).
17Cf. “Ce qui nous distingue” (pcint.org)
En dépit des difficultés liées à la pandémie, de la situation profondément dégradée par la crise du capitalisme qui vient obscurcir le futur, il existe une alternative, une issue vers une autre société, sans exploitation, ni misère sociale : la société communiste. Contrairement aux mensonges de la bourgeoisie qui depuis des décennies a voulu nous faire croire que la classe ouvrière s’était évaporée suite à l’effondrement du bloc de l’Est.
Le prolétariat, comme l’a révélé la crise sanitaire, n’a nullement disparu ! C’est ce qu’est obligé de reconnaître la bourgeoisie face aux exploités qu’elle expose sans scrupule au virus pour assurer la continuité de la production : les infirmiers, médecins ou personnels d’entretien dans les hôpitaux, les ouvriers d’usine comme les employés du commerce ou de bureau, toutes les “petites mains” sont sur le “front”, sacrifiés sur l’autel de l’économie nationale et donc du profit, quand elles ne sont pas jetées dans les queues des demandeurs d’emplois. Face à toute la propagande bourgeoisie et à l’impasse dans laquelle elle nous entraîne, nous devons nous appuyer sur l’expérience du mouvement ouvrier et de nouveau regarder vers le futur, sortir de la prison de l’immédiat. Non seulement, il est indispensable de tirer les leçons des combats du passé pour préparer ceux de l’avenir, mais ces expériences démontrent aussi que la classe ouvrière est bien la seule classe en mesure de renverser le capitalisme, qu’elle porte en elle un futur pour l’humanité.
Dans ce cadre, l’extrait de l’ouvrage de David Mandel, Les Soviets de Petrograd, que nous publions ci-dessous, fait apparaître clairement deux choses essentielles que nous voulons souligner ici :
En publiant les extraits ci-dessous émaillés de résolutions, nous souhaitons porter l’attention sur l’expérience extraordinaire que fut la vague révolutionnaire mondiale du siècle dernier, notamment au sein du foyer ardent que fut “Pétrograd la Rouge”. Cette expérience reste pour tous les révolutionnaires et le prolétariat une expérience majeure donnant tout son sens à son combat de classe.
“À l’inverse de l’intelligentsia, la majorité des ouvriers de Petrograd ont accueilli l’insurrection avec enthousiasme. Des résolutions d’appui ont été adoptées par les usines de tous les types et dans toutes les couches ouvrières, des métallurgistes de l’arrondissement de Vyborg aux ouvriers du textile de l’arrondissement Nevski, et par presque tous les ouvriers de l’imprimerie. La résolution suivante, adoptée à l’unanimité, est typique de la position des métallurgistes :
“Nous, les ouvriers de l’usine Rozenkrantz au nombre de 4 000, envoyons nos salutations au Comité militaire révolutionnaire du soviet des députés et des soldats de Petrograd et au Congrès pan-russe des Soviets, qui a pris le chemin de la lutte, et non de l’accommodement, avec la bourgeoisie – ces ennemis des ouvriers, des soldats et des paysans les plus pauvres –, et pour cela nous déclarons : camarades, continuez sur ce chemin, aussi dur que cela puisse être. Sur cette voie, nous mourrons ensemble avec vous ou nous sortirons vainqueurs”.
Plus intéressant, toutefois, des résolutions semblables ont été adoptées par les ouvriers des entreprises d’État qui avaient longtemps été des fiefs défensistes. À l’usine de tuyaux Promet, dont la main-d’œuvre était essentiellement féminine, les élections du 17 octobre au soviet de Petrograd avaient apporté 963 voix aux bolcheviks, 309 aux mencheviks et 326 aux SR [socialistes révolutionnaires]. Mais le 27 octobre, l’assemblée générale de l’équipe de jour de la même usine adopta la résolution suivante à l’unanimité (avec 18 abstentions) :
“Nous, ouvriers de l’usine Promet […] comptant 1230 personnes, après avoir entendu le rapport du camarade Krolikov sur le second congrès pan-russe (des Soviets) des députés des ouvriers et des soldats et sur la formation d’un nouveau gouvernement socialiste du peuple, adressons à celui-ci nos salutations, lui exprimons notre confiance pleine et entière, et l’assurons de notre soutien sans faille dans sa difficile mission pour accomplir le mandat du congrès.
Nous protestons contre la formation des SD-mencheviques et les SR défensistes du comité national de salut (le considérant) comme un obstacle à la mise en place des mesures que les larges masses d’ouvriers, de soldats et de paysans attendent avec une impatience croissante”.
Les ouvriers de chemin de fer eux aussi des partisans de longue date des SR, ont répondu de façon semblable, de même que les ouvriers (principalement des femmes) des fabriques textiles, de l’alimentation et des usines de caoutchouc.
Encore plus parlant, chez les ouvriers de l’imprimerie, la base s’opposait aux positions de l’exécutif du syndicat. La résolution d’une assemblée commune des imprimeries Orbit et Rabotchaïa Pechat du 28 octobre déclarait :
“Nous, ouvriers de ces imprimeries, ayant entendu le rapport du camarade Venediktov sur la réunion des délégués du 27 octobre au cours de laquelle, a-t-il dit, l’exécutif avait mal informé les imprimeurs participant à la réunion (des délégués) qui s’est tenue et où, en raison de la représentation incomplète, une résolution vile, proposée par un certain Rubin, a été adoptée de façon erronée, (et) qui blâmait le Comité révolutionnaire pour avoir prétendument interdit la presse socialiste”.
Après discussion sur le rapport, la résolution suivante a été adoptée :
“Nous, les ouvriers des imprimeries indiquées, protestons contre les actions de l’exécutif de notre syndicat qui a mal infirmé les ouvriers et la réunion des délégués à venir, et pour cette raison, nous certains établissements d’imprimerie de l’arrondissement Petrogradski, n’étant pas au fait de la réunion, n’avons pas pu y participer, et par conséquent, nous n’assumons pas de responsabilité pour la décision du conseil des délégués. De plus, ayant entendu la résolution adoptée à la réunion des délégués et (qui a été) imprimée dans le journal Delo naroda du 28 octobre, nous déclarons qu’elle nous met profondément en colère et nous la considérons comme indigne d’ouvriers-imprimeurs et nous protestons contre elle dans les termes les plus véhéments. Nous déclarons que le genre de conseil de délégués qui adopte de telles résolutions ne peut pas exprimer notre volonté, mais seulement la volonté des assassins bourgeois du peuple. Par conséquent, nous exprimons notre complet manque de confiance envers l’exécutif du syndicat, qui a délibérément mal annoncé la réunion, de même qu’envers les délégués du conseil pour cette résolution, et, nous adressant aux prolétaires de Petrograd, nous déclarons que nous marchons avec eux et non avec ceux du genre de cet exécutif et de ce conseil de délégués.
Vive le soviet des députés des ouvriers et des soldats !
Vive le peuple révolutionnaire !
À bas les traîtres à la classe ouvrière, comme les Rubin et consorts !”
Un incident révélateur s’est produit dans l’entreprise où le journal menchevique-internationaliste Novaïa Zhizn était imprimé. L’édition du 29 octobre du journal publia une plainte des rédacteurs contre les typographes, car ces derniers avaient refusé d’imprimer un certain nombre de documents, parmi lesquels les ordres de Kerenski, l’appel du général Krasnov aux cosaques et un rapport de la Douma municipale. Les mencheviks-internationalistes avaient adopté une position de neutralité dans la guerre civile naissante, mais les rédacteurs du journal étaient absents quand les typographes, avec l’appui du commissaire de l’arrondissement qu’ils avaient convoqué, s’étaient opposés aux techniciens, qui pour leur part exigeaient l’impression des documents. Le lendemain, les ouvriers se réunirent en assemblée générale et décidèrent de condamner la majorité de l’exécutif du syndicat des imprimeurs, qu’ils accusaient d’avoir propagé parmi les imprimeurs de la ville de fausses informations sur les activités du Comité militaire révolutionnaire, et d’appeler à saboter la décision du”gouvernement révolutionnaire des ouvriers et des paysans portant sur l’interdiction d’imprimer des appels de type pogrom, et de diffuser de fausses informations qui provoquent la panique et, par conséquent, des effusions de sang.
“Nous jugeons scandaleuse cette activité criminelle d’une partie de notre “exécutif”, qui entraîne la division dans nos rangs prolétariens et ne servira qu’à nos ennemis de classe. Nous déclarons haut et fort que nous soutiendrons de toutes nos forces le gouvernement révolutionnaire des ouvriers et paysans qui nous guidera vers la paix et l’Assemblée constituante.
En un temps où le peuple détruit les racines pourries du système capitaliste et donne le pouvoir à ses véritables représentants, nous, imprimeurs, nous ne pouvons pas voir notre labeur servir à imprimer les ordres de Kerenski, qui a été renversé par le peuple, et, par conséquent, nous estimons justifiées les actions de nos camarades typographes. Et, si à l’avenir, notre aide est requise par le Comité militaire révolutionnaire, nous serons toujours prêts à la lui accorder”.
Une seule personne vota contre la résolution et cinq s’abstinrent. Le mécontentement envers la majorité défensiste de l’exécutif syndical conduisit rapidement à une majorité menchevique-internationaliste dans cet exécutif, puis, pour une courte période, à la majorité bolchevique.
Après la révolution d’Octobre, les mencheviks et les SR, et ensuite de nombreux historiens occidentaux, ont souligné qu’en octobre, contrairement à février, les masses n’étaient pas dans les rues. Cela fut cité comme preuve que la révolution n’était pas une révolution populaire mais un coup d’État militaire et sans légitimité populaire. “Regardez dans les rues” écrivait le journal menchevique-defensiste Rabotchaia gazeta. “Dans les arrondissements ouvriers elles sont vides. On ne voit pas les marches triomphales, pas de drapeaux rouges se portant à la rencontre des vainqueurs… les bolcheviks tiendront à peine une semaine”. (1) Le socialiste-populaire Melgounov, historien et populiste de droite, fait de même observer que les usines ont continué à travailler le 25 octobre […].
Mais la comparaison avec la révolution de Février ignore délibérément les circonstances très différentes des événements d’Octobre. La révolution de Février était un mouvement spontané, qui a vu des masses d’ouvriers désarmés se jeter contre le régime, lequel avait d’importantes forces de répression à sa disposition. Les grèves et les manifestations des ouvriers y ont joué un rôle décisif, mais celui d’une force morale qui a permis aux ouvriers de faire basculer les soldats de leur côté. Les grèves de masse et les manifestations de rues ont créé un climat qui a permis aux soldats de comprendre que leur participation au mouvement pouvait aboutir au renversement du régime et non pas s’achever devant un tribunal militaire et par leur exécution. Les batailles de rue auxquelles les ouvriers ont participé ont eu lieu pour la plupart pendant les deux derniers jours de la révolution et leur principal objectif était de désarmer la police. En octobre, au contraire, les principales forces armées avaient été gagnées avant l’insurrection ; la tâche des insurgés était d’occuper les immeubles stratégiques et de désarmer les derniers soutiens de l’ancien régime. Des actions de masse n’étaient donc pas nécessaires.
Mais plus spécifiquement, après huit mois de déceptions et de frustrations, et gardant à l’esprit la catastrophe économique toujours plus rapprochée et la menace militaire qui pesait, doit-on s’étonner que les ouvriers ne forment pas de processions triomphales dans les rues ? Ils étaient bien conscients que les chances de réussir n’étaient pas élevées. La révolution d’octobre a bel et bien soulevé les espoirs des ouvriers ; sinon ils ne l’auraient pas appuyée. Mais en même temps, il s’agissait d’un acte désespéré pour sauver la révolution de février et de la menace d’une contre-révolution. (2)
Enfin, ceux qui insistent sur l’absence de participation de masse à la révolution d’Octobre, dans le but de lui dénier toute légitimité populaire, négligent le fait que les dirigeants de l’insurrection ne voulaient pas que les masses descendent dans la rue. Trotsky a écrit qu’après l’exprience traumatisante de juillet, les dirigeants craignaient toute effusion de sang inutile, qui aurait pu démoraliser les ouvriers. Et en réalité, les bolcheviks ont déployé beaucoup d’efforts pour persuader les ouvriers de rester au travail pendant l’insurrection. Un appel aux ouvriers signé conjointement par le Soviet de Petrograd, le Conseil des syndicats de Petrograd et le Soviet central des comités d’usine fut publié en caractères gras à la Une de la Pravda du 27 octobre :
“Les grèves et les manifestations des masses ouvrières dans Petrograd ne font que porter préjudice. Nous vous demandons de mettre immédiatement un terme à toutes les grèves économiques et politiques. Tout le monde devrait être au travail et produire en bon ordre. Le nouveau gouvernement des soviets a besoin du travail des usines et de toutes les entreprises, car toute interruption du travail crée de nouvelles difficultés, et nous en avons déjà assez comme ça. Tout le monde à son poste ! En ces jours, la meilleure façon de soutenir le nouveau gouvernement des soviets est de faire son travail. Vive la ferme retenue du prolétariat !”
[…] Certains auteurs soulignent l’absence de férocité et la présence même d’une certaine douceur ou d’amabilité de la part des Gardes rouges ouvriers vis-à-vis de leurs adversaires. Cela, disent-ils, indique que le soutien au soulèvement, même parmi les participants les plus actifs, était timoré. Cette modération était en réalité une caractéristique plutôt remarquable des ouvriers qui ont pris part à l’insurrection. Un officier de l’armée, qui participa à la défense du Palais d’Hiver, a laissé ce compte rendu de la “prise d’assaut” :
“Des petits groupes de Gardes rouges ont commencé à pénétrer dans le Palais d’Hiver (pour faire de la propagande parmi ses défenseurs). Tant que les groupes de Gardes rouges n’étaient pas nombreux, nous les désarmions et cela se faisait de façon amicale sans aucun heurt. Cependant, les Gardes rouges étaient de plus en plus nombreux. Les marins et les soldats du régiment Pavlov ont fait leur apparition. Le désarmement a commencé en sens inverse. – celui des junkers, et de nouveau cela se passa plutôt de façon pacifique. (Quand le véritable assaut a commencé) des masses de Gardes rouges, de marins, de Pavolvtsky, etc. ont pénétré dans le Palais d’Hiver. Ils ne voulaient pas d’effusion de sang. Nous étions forcés de nous rendre”.
Skorinko, le jeune Garde rouge de l’usine Poutilov, se souvient du traitement clément que les Gardes rouges réservaient aux prisonniers blancs qu’ils avaient capturés durant les combats qui avaient eu lieu à l’extérieur de Petrograd à la fin du mois d’octobre : “Les exécutions nous étaient une chose étrangère. Nous considérions avec dégoût les soldats qui en réclamaient. Plus tard, les ouvriers et les paysans allaient en payer le prix de leur sang. Le général Krasnov, qui avait été relâché après avoir donné sa parole d’honneur, s’enfuit rejoindre le Don et récompensa notre noblesse de la manière qui convient à un général : il organisa une armée blanche”.
[…] Dans leurs discours du 25 octobre, Lénine et Trotsky ont tous les deux souligné qu’il n’y avait “pas eu la moindre effusion de sang” pendant l’insurrection. I.P. Flerovski, un marin bolchevique du navire de guerre Aurora, se souvient comment, le jour fatidique du 25 octobre, l’équipage”décida d’attendre encore un quart d’heure avant de faire feu sur le Palais d’Hiver, sentant par instinct la possibilité d’un changement de circonstances”. Trotsky commenta ce fait : “par “instinct”, on doit entendre l’espoir obstiné que l’affaire puisse être réglée uniquement par des moyens démonstratifs”. […]
La sauvagerie et la terreur de la guerre civile restaient encore à venir. Malgré la profonde polarisation sociale, l’attitude des ouvriers au niveau personnel était souvent étonnamment tolérante…”
(Extraits du livre de David Mandel, Les Soviets de Petrograd, éd. Syllepse)
1Rabotchaia Gazeta du 27 octobre 1917.
2En fait, contrairement à l’auteur, nous pensons qu’il ne s’agissait nullement “d’un acte désespéré”, mais bien le produit d’une maturation de la conscience au sein du prolétariat et de l’évolution des conditions objectives de la révolution depuis février qui rendaient possibles la prise du pouvoir de la classe ouvrière (note de la rédaction).
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/tag/5/48/pologne
[2] https://fr.internationalism.org/french/rint/107_decomposition.htm
[3] mailto:[email protected]
[4] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/gauche-communiste
[5] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/syndicalisme
[6] https://fr.internationalism.org/tag/histoire-du-mouvement-ouvrier/revolution-russe