Soumis par Revue Internationale le
1883-1895 LES PARTIS SOCIALDEMOCRATES FONT AVANCER LA CAUSE DU COMMUNISME
Cette série arrive maintenant à l'époque qui a suivi la mort de Marx en 1883 ; c'est une coïncidence que la majeure partie des matériaux que nous allons examiner dans les deux articles qui suivent, se situent dans les années qui séparent la mort de Marx et celle d'Engels, qui a eu lieu il y a 100 ans ce mois-ci. L'immensité de la contribution de Marx à une compréhension scientifique du communisme a fait qu'une partie considérable de cette série a été consacrée au travail de cette grande figure du mouvement ouvrier. Mais, de la même façon que Marx n'a pas inventé le communisme (voir le 2e article de cette série: " Comment le prolétariat a gagné Marx au communisme ", dans la Revue internationale n' 69), le mouvement communiste n'a pas arrêté l'élaboration et la clarification de ses buts historiques avec la mort de Marx. Cette tâche fut poursuivie par les partis social-démocrates ou socialistes qui commencèrent à devenir une force considérable durant les deux dernières décennies du 19e siècle; le camarade et ami de toute la vie de Marx, Engels, a naturellement joué un rôle clé dans la poursuite de ce travail. Comme nous le verrons, il n'était pas le seul; mais nous ne pouvons certainement pas rendre à Engels d'hommage plus militant que de montrer l'importance de la part qu'il a prise dans la définition du projet communiste de la classe ouvrière.
Il y a aujourd’hui beaucoup de courants qui pensent que se réclamer du communisme révolutionnaire signifie rejeter les vêtements de la social-démocratie, renier toute la période qui va de la mort de Marx à la première guerre mondiale (au moins) comme étant une sorte de période noire ou de chemin évolutionniste sans issue sur la route qui mène de Marx jusqu'à eux. Les conseillistes, les modernistes, les anarcho-bordiguistes comme le Groupe communiste internationaliste (GCI) et une foule d'autres sous-espèces du marais affirment que, loin d'avoir apporté quelque chose à notre compréhension de la révolution communiste, les partis socialistes n'étaient rien d'autre que des instruments d'intégration du prolétariat dans la société bourgeoise. La « preuve » en résiderait principalement dans les activités syndicales et parlementaires de la Social-démocratie. En même temps ils pensent que le véritable but de ces partis, la société à laquelle ces derniers se référaient le plus fréquemment comme étant le " socialisme " n'était en réalité qu'une forme de capitalisme d’Etat. Bref, les partis qui se disent " socialistes " aujourd'hui le Labour Party de Blair, les Partis Socialistes de Mitterrand et Gonzales seraient en fait les héritiers légitimes des partis social-démocrates des années 1880, 1890 et 1900.
Pour certains de ces courants " anti-socialdémocrates ", le communisme authentique ne fut restauré qu'avec Lénine, Luxemburg et leurs semblables après la 1ère guerre mondiale, après la mort définitive de la 2e Internationale et la trahison de ses partis. D'autres, plus " radicaux ", ont découvert que Bolcheviks et Spartakistes n'étaient eux-mêmes rien d'autre que des restes de la social-démocratie: les premiers véritables révolutionnaires du 20e siècle seraient donc les communistes de gauche des années 1920 et 1930. Mais puisqu'il existe une continuité directe entre les Gauches social-démocrates (c'est-à-dire non seulement les courants de Lénine et Luxemburg, mais aussi de Pannekoek, Gorter, Bordiga et d'autres) et la gauche communiste ultérieure, nos ultra-radicaux souvent, pour être surs de ne pas se tromper, considèrent personne d'autre qu'eux-mêmes comme premiers communistes véritables de ce siècle. Qui plus est, ce radicalisme rétrospectif sans vergogne est également appliqué aux précurseurs de la social-démocratie: d'abord à Engels qui, nous dit-on, n'aurait jamais véritablement acquis la méthode de Marx et serait certainement devenu, a peu près, un vieux réformiste à la fin de sa vie; et puis, assez souvent, la hache s'abat sur Marx lui-même et son insistance fastidieuse sur des notions "bourgeoises " telles que la science ou le progrès et le déclin historiques. Par une étrange coïncidence, la découverte finale est souvent la suivante : la véritable tradition révolutionnaire se trouve dans la révolte courageuse des Ludistes ou... de Michel Bakounine.
Le CCI a déjà consacré tout un article à ce type d’arguments dans la Revue internationale n° 50, dans la série en défense de la notion de décadence du capitalisme. Nous n'avons pas l’intention de répéter ici tous les contre-arguments. II suffit de dire que la " méthode " sur laquelle se basent de tels arguments est précisément celle de l’anarchisme a-historique, idéaliste et moralisateur. Pour l’anarchisme, la conscience n'est pas considérée comme le produit d'un mouvement collectif évoluant historiquement. C’est pourquoi, les véritables lignes de continuité et de discontinuité du mouvement réel ne présentent pas d'intérêt pour lui. Aussi, les idées révolutionnaires cessent d’être le produit d’une classe révolutionnaire et de ses organisations, mais deviennent, pas essence, 1’inspiration de brillants individus ou cercles d’initiés. D'où l'incapacité pathétique des " anti-social-démocrates " à voir que 1es groupes et conceptions révolutionnaires d’aujourd’hui n'ont pas surgi tout faits, tels Athéna du front de Zeus, mais sont les descendants organiques d'un long processus de gestation, de toute une série de luttes au sein du mouvement ouvrier: la lutte pour construire la Ligue des communistes contre les vestiges de l’utopisme et du sectarisme; la lutte de la tendance marxiste dans l’AIT contre le " socialisme d Etat " d'un côté et l’anarchisme de l'autre; la lutte pour construire 1a Seconde Internationale sur une base marxiste et, plus tard, la lutte des Gauches pour la maintenir sur cette base marxiste contre le développement du révisionnisme et du centrisme ; la lutte de ces mêmes Gauches pour former la Troisième Internationale après la mort de la Seconde,et la lutte des tractions de Gauche contre la dégénérescence de 1’internationale Communiste, durant le reflux de la vague révolutionnaire d’après-guerre ; la lutte de ces fractions pour préserver les principes communistes et développer la théorie communiste durant les années noires de la contre-révolution ; la lutte pour la réappropriation des positions communistes avec la reprise historique du prolétariat à la fin des années 1960. En fait, le thème central de cette série d'articles a été de démontrer que notre compréhension des buts et des moyens de la révolution communiste n'aurait jamais existé sans cette suite de combats.
Mais une compréhension de ce qu'est la société communiste et des moyens d'y parvenir ne peut exister dans le vide, dans la seule tête d'individus privilégiés. Elle se développe et est défendue dans et par les organisations collectives de la classe ouvrière, et les luttes que l'on mentionne ci-dessus n'étaient rien d'autre que des luttes pour l'organisation révolutionnaire, des luttes pour le parti. La conscience communiste d'aujourd'hui n'existerait pas sans la chaîne des organisations prolétariennes qui nous relie aux débuts mêmes du mouvement ouvrier.
Pour les anarchistes, au contraire, la lutte qui les relie au passé est une lutte contre le parti puisque l’idéologie anarchiste reflète la résistance désespérée de la petite-bourgeoisie contre les précieux acquis organisationnels de la classe ouvrière. Le combat marxiste contre faction destructrice des Bakouninistes dans l’AIT a prélevé un lourd tribut sur cette dernière. Mais le fait que ce combat fut un succès historique, sinon immédiat, a été confirmé par la formation des partis social-démocrates et de la Seconde Internationale, sur des bases bien plus avancées que celles de l’Association Internationale des Travailleurs. Alors que cette dernière était une collection hétérogène de tendances politiques différentes, les partis socialistes se formèrent explicitement sur la base du marxisme ; alors que l'AIT combinait les tâches politiques à celles des organisations unitaires de la classe, les partis politiques de la Deuxième Internationale étaient tout-à-fait distincts des organisations unitaires de la classe de cette époque, les syndicats. C'est pourquoi, malgré toutes leurs critiques à ses faiblesses programmatiques, le principal parti social-démocrate de l'époque, le SPD allemand, reçut le soutien enthousiaste de Marx et Engels.
Nous n'entrerons pas plus avant, ici, dans la question spécifique de l'organisation bien que, précisément parce qu'elle est si fondamentale et constitue une condition sine qua non pour toute activité révolutionnaire, elle réapparaitra inévitablement dans la dernière partie de cette étude, comme elle fa fait dans les parties précédentes. Nous ne pouvons pas non plus consacrer trop de temps à répondre aux arguments des anti-social-démocrates sur les questions syndicale et parlementaire, bien que nous serons obligés d'y revenir plus loin, spécifiquement. Une chose qui doit être dite ici, c'est qu’il n'y a pas de point commun entre la condamnation globale de nos ultra-radicaux et les critiques authentiques qui doivent être faites aux pratiques et aux théories des partis socialistes. Alors que ces dernières viennent de l'intérieur du mouvement ouvrier, la première part d'un point de vue totalement différent Ainsi, les anti-social-démocrates n'écouteront pas l'argument selon lequel les activités syndicale et parlementaire avaient un sens pour la classe ouvrière au siècle dernier, quand le capitalisme était encore dans sa phase historiquement ascendante et pouvait encore accorder des réformes significatives, mais qu'elles font perdu et sont devenues anti-ouvrières dans la période de décadence, lorsque la révolution prolétarienne a été mise à l’ordre du jour de l'histoire. Cet argument est rejeté parce que la notion de décadence est rejetée; la notion de décadence, dans des cas de plus en plus nombreux, est rejetée parce qu'elle implique que le capitalisme a été, à l'époque, ascendant; et ceci est rejeté parce que cela impliquerait une concession à la notion de progrès historique qui, dans le cas d'anti-décadentistes " cohérents " comme le GCI ou " Wildcat ", serait une notion totalement bourgeoise. Mais maintenant il est devenu clair que ces hyper-ultra radicaux ont rejeté toute notion de matérialisme historique et se sont réalignés sur les anarchistes pour qui la révolution sociale est possible depuis qu'il existe des souffrances dans le monde.
Le but central de cette partie de notre étude, en continuité avec les articles précédents de la série, doit montrer que " la société du futur " définie par les partis socialistes était vraiment une société communiste; que malgré la mort de Marx, la vision communiste n'a pas disparu ou stagné durant cette période, mais qu'elle a avancé et s'est approfondie. Ce n'est que sur cette base que nous pouvons examiner les limites de cette vision et les faiblesses de ces partis en particulier en ce qui concerne " le chemin du pouvoir ", la voie par laquelle la classe_ ouvrière parviendrait à la révolution communiste.
La définition du socialisme par Engels
Dans un précédent article de cette série(Revue internationale n° 78, " Communisme contre socialisme d’Etat ") nous avons vu que Marx et Engels étaient extrêmement critiques envers les bases programmatiques du SPD, qui s'est formé en 1875 par la fusion de la fraction marxiste de Bebel et Liebnecht avec l’Association Générale des Travailleurs de Lassalle. Le nom même du nouveau parti les avait irrités : " Social-démocrate " étant un terme totalement inadéquat pour un parti "dont le programme économique n'est pas seulement complètement socialiste mais directement communiste et dont le but final est la disparition de l'Etat et donc aussi de la démocratie. " (Engels, 1875). Plus significatif encore, Marx écrivit sa convaincante Critique du Programme de Gotha pour mettre en lumière la compréhension superficielle, dans le SPD, de ce qu'impliquait précisément la transformation communiste, montrant que les marxistes allemands, dans leur ensemble, avaient fait trop de concessions à l'idéologie " socialiste d'Etat " de Lassalle. Engels n'a pas édulcoré ces critiques dans les années ultérieures. En fait, sa colère contre le Programme d’Erfurt du SPD de 1891 l’a amené à publier la Critique du
Programme de Gotha : à l'origine, la publication de cette dernière avait été "bloquée " par Liebnecht, et Marx et Engels n'avaient pas poursuivi le sujet de peur de rompre l'unité du nouveau parti. Mais, de toute évidence, Engels pensait que les critiques du vieux programme étaient toujours valables pour le nouveau. Nous reviendrons plus loin au Programme d'Erfurt, quand nous traiterons en particulier de l'attitude des social-démocrates envers le parlementarisme et la démocratie bourgeoise.
Néanmoins, les écrits d’Engels sur le socialisme durant cette période fournissent la preuve la plus claire qu'en dernière analyse, le programme de la Social-Démocratie était réellement "directement communiste ". Le travail théorique le plus important d’Engels à l'époque fut l’Anti Duhring, d'abord rédigé en 1878, puis revu, republié et plusieurs fois traduit dans les années 1880 et 1890. Une partie de cet ouvrage fut également publiée comme brochure populaire en 1892 sous le titre de Socialisme utopique, socialisme scientifique, et il était sans aucun doute l'un des plus lus et des plus influents des travaux marxistes de l’époque. Et évidemment, l’Anti-Duhring était éminemment un texte de "parti ", puisqu'il fut écrit en réponse aux proclamations grandiloquentes de l’académiste allemand Duhring selon lesquelles il aurait fondé un " système socialiste " complet, très en avance sur toute théorie du socialisme existant jusque là, depuis les utopistes jusqu'à Marx lui-même. En particulier, Marx et Engels étaient préoccupés par le fait que " le Dr Duhring faisait en sorte de former autour de lui une secte, le noyau d'un futur parti distinct. Il était donc devenu nécessaire de relever le gant qui nous avait été jeté, et de mener le combat que nous le voulions ou pas. " (Introduction à l'édition anglaise de Socialisme utopique, socialisme scientifique, 1892). La première motivation de ce texte était donc de défendre l'unité du parti contre les effets destructeurs du sectarisme. Ceci a amené Engels à s'arrêter longuement sur les prétentieuses " découvertes " de Duhring dans les domaines de la science, de la philosophie et de l'histoire, défendant la méthode matérialiste historique contre la nouvelle soupe d'idéalisme étatique et de matérialisme vulgaire de Duhring. En même temps, en particulier dans la partie parue comme brochure séparée, Engels était obligé de réaffirmer un postulat fondamental du Manifeste communiste: les idées socialistes et communistes n'étaient pas l'invention de "prétendus réformateurs universels " tel le professeur Duhring, mais le produit d'un mouvement historique réel, le mouvement du prolétariat. Duhting se considérait bien au-dessus de ce prosaïque mouvement de masse ; mais en fait son " système " constituait une absolue régression par rapport su socialisme scientifique développé par Marx ; et même en comparaison des utopistes, tels que Fourier, envers lequel Duhring n'avait que dédain alors qu'il était grandement respecté par Marx et Engels, Duhring n'était qu'un nain intellectuel.
Plus directement lié au contexte de cette étude est le fait qu'à rencontre de la fausse vision de Duhring d'un " socialisme " opérant sur la base de l’échange de marchandises, c'est-à-dire des rapports de production existants, Engels était amené à réaffirmer certains fondements du communisme, en particulier que :
- les rapports marchands capitalistes, après avoir été facteur d'un progrès matériel sans précédent, ne pouvaient, en fin de compte, que conduire la société bourgeoise dans des contradictions insolubles, des crises et l'autodestruction: " le mode de production se rebelle contre le mode d'échange... D'une part, donc, le mode de production capitaliste est convaincu de sa propre incapacité de continuer à administrer ces forces productives. D'autre part, ces forces productives elles-mêmes poussent avec une puissance croissante à la suppression de la contradiction, à leur affranchissement de leur qualité de capital, à la reconnaissance effective de leur caractère de forces productives sociales. " (Anti Dühring, IIIe partie, Chap. 2)
- la prise en main des moyens de production par l’Etat capitaliste constituait la réponse de la bourgeoisie à cette situation, mais pas sa solution. II n'était pas question de confondre cette étatisation capitaliste avec la socialisation communiste: " L'Etat moderne, quelqu’un soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste : l'Etat des capitalistes, le capitaliste collectif en idée. Plus il fait passer de forces productives dans sa propriété, et plus il devient capitaliste collectif en fait, plus il exploite de citoyens. Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n'est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble. Mais, arrivé à ce comble, il se renverse. " (Ibid). De façon compréhensible, les communistes d’aujourd’hui aiment utiliser ce passage prophétique contre toutes les variétés modernes de "socialisme " d’Etat, en fait de capitalisme d’Etat, que propagent ceux qui prétendent être les héritiers du mouvement ouvrier du 19ème siècle - les " socialistes " officiels, les staliniens, les trotskistes, avec leur défense éternelle de la nature progressiste des nationalisations. Les termes d’Engels montrent qu'il y a cent ans et plus, existait une clarté sur cette question dans le mouvement ouvrier;
- contrairement au socialisme prussien de Duhring, selon lequel tous les citoyens seraient heureux sous l'égide de l’Etat paternaliste, l’Etat n'a aucune place dans une société authentiquement socialiste ([1]).
"Dès qu'il n’y a plus de classe sociale à tenir dans l'oppression ; dès que, avec la domination de classe et la lutte pour l'existence individuelle motivée par l'anarchie antérieure de la production, sont éliminés également les collisions et les excès qui en résultent, il n’y a plus rien à réprimer qui rende nécessaire un pouvoir de répression, un Etat. Le premier acte dans lequel 1’Etat apparaît réellement comme représentant de toute la société ([2]), - la prise de possession des moyens de production au nom de la société - est en même temps son dernier acte propre en tant qu’Etat. L'intervention d'un pouvoir d’Etat dans des rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l'autre, et encore alors naturellement en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à l'administration des choses et à la direction des opérations de production. L’Etat n'est pas 'aboli', il s'éteint. ". (Ibid)
- et, finalement, contre toutes les tentatives de gérer les rapports de production existants, le socialisme requiert l'abolition de la production de marchandises: "Avec la prise de possession des moyens de production par la société, la production marchande est éliminée, et par suite, la domination du produit sur le producteur. L'anarchie à l'intérieur de la production sociale est remplacée par l'organisation planifiée consciente. La lutte pour l'existence individuelle cesse. Par là, pour la première fois, l'homme se sépare, dans un certain sens, définitivement du règne animal, passe des conditions animales d'existence à des conditions réellement humaines. Le cercle des conditions de vie entourant 1’homme, qui jusqu'ici dominait l‘homme, passe maintenant sous la domination et le contrôle des hommes qui, pour la première fois, deviennent des maîtres réels et conscients de la nature, parce que en tant que maîtres de leur propre vie en société. Les lois de leur propre pratique sociale qui, jusqu'ici, se dressaient devant eux comme des lois naturelles, étrangères et dominatrices, sont dès lors appliquées par les hommes en pleine connaissance de cause, et par là dominées. La vie en société propre aux hommes qui, jusqu'ici, se dressait devant eux comme octroyée par la nature et l'histoire, devient maintenant leur acte propre et libre. Les puissances étrangères, objectives qui, jusqu'ici, dominaient 1’histoire, passent sous le contrôle des hommes eux-mêmes. Ce n'est qu'à partir de ce moment que les hommes feront eux-mêmes leur histoire en pleine conscience ; ce n'est qu'à partir de ce moment que les causes sociales mises par eux en mouvement auront d'une façon prépondérante, et dans une mesure toujours croissante les effets voulus par eux. C'est le bond de l’humanité du règne de la nécessité dans le règne de la liberté. " (lbid). Dans ce passage élevé, Engels regarde clairement vers l’avant, vers un stade très avancé de l’avenir communiste. Mais il montre avec certitude, contre tous ceux qui tentent d’établir une barrière entre Marx et Engels, que le -Général " partageait la conviction du "Maure " selon laquelle le haut bout but envisageable du communisme est de se débarrasser du fléau de l’aliénation et de commencer une vie véritablement humaine, où les puissances créatrices et sociales de 1’homme ne se retourneront plus contre lui, mais seront au service de sa véritables besoins et désirs.
Mais, ailleurs dans le même livre, Engels revient de ces réflexions " cosmiques " à une question plus terre à terre : les "principes fondamentaux de la production et de la distribution communiste " comme la Gauche hollandaise les a appelés par la suite. Après avoir démoli les fantaisies néoproudhoniennes de Duhring sur l'établissement de la " vraie valeur " et le paiement aux ouvriers de "la totalité de la valeur produite ", Engels explique: "Dès que la société se met en possession des moyens de production et les emploie pour une production immédiatement socialisée, le travail de chacun, si différent que soit son caractère spécifique d'utilité, devient d'emblée et directement du travail social. La quantité de travail social que contient un produit n'a pas besoin, dès lors, d'être d'abord constatée par un détour; l'expérience quotidienne indique directement quelle quantité est nécessaire en moyenne. La société peut calculer simplement combien il y a d'heures de travail dans une machine à vapeur, dans un hectolitre de froment de la dernière récolte, de cent mètres carrés de tissu de qualité déterminée. 1l ne peut donc pas lui venir à l'idée de continuer à exprimer les quanta de travail qui sont déposés dans les produits et qu'elle connaît d'une façon directe et absolue, dans un étalon seulement relatif, flottant, inadéquat, autrefois inévitable comme expédient, en un tiers produit, au lieu de le faire dans son étalon naturel, adéquat, absolu, le temps... Donc; dans les conditions supposées plus haut, la société n'attribue pas non plus de valeurs aux produits. Elle n'exprimera pas le fait simple que les cent mètres carrés de tissu ont demandé pour leur production, disons mille heures de travail, sous cette forme louche et absurde qu'ils 'vaudraient' mille heures de travail. Certes, la société sera obligée de savoir, même alors, combien de travail il faut pour produire chaque objet d'usage. Elle aura à dresser le plan de production d'après les mayens de production, dont font tout spécialement partie les forces de travail. Ce sont,enfin de compte, les effets utiles des divers objets d'usage, pesés entre eux et par rapport aux quantités de travail nécessaires à leur production, qui détermineront le plan. Les gens régleront tout très simplement sans intervention de la fameuse 'valeur'. " (lbid)
Telle était la conception de la société socialiste ou communiste d’Engels ; mais ce n'était pas sa propriété personnelle. Sa position exprimait ce qu'il y avait de mieux dans les partis social-démocrates, même si ces derniers comprenaient des éléments et des courants qui ne voyaient pas les choses aussi clairement.
Pour démontrer que le point de vue d’Engels n'était pas une quelconque exception individuelle, mais le patrimoine d'un mouvement collectif, nous tenterons d'examiner les positions défendues par d'autres figures de ce mouvement qui ont montré une préoccupation particulière pour ce que devraient être les formes de la société future. Et nous ne pensons pas qu'il soit accidentel que la période que nous étudions soit exceptionnellement riche en réflexions sur ce à quoi pourrait ressembler la société communiste. Nous devons rappeler que les années 1880 et 1890 étaient le "chant du cygne " de la société bourgeoise, le zénith de sa gloire impériale, la dernière phase de l’optimisme capitaliste avant les années sombres qui allaient mener à la première guerre mondiale. Une période de conquêtes économiques et coloniales gigantesques durant laquelle les dernières aires " non civilisées " du globe allaient être ouvertes aux géants impérialistes; une période aussi de rapide développement du progrès technologique, qui a vu le développement massif de l’électricité, l'apparition du téléphone, de l'automobile et bien d'autres choses encore. C'était une période durant laquelle les descriptions de l'avenir devinrent le fond de commerce de nombreux écrivains, scientifiques, historiens... et pas seulement de quelques fieffés mercantis ([3]). Bien que ce vertigineux " progrès " bourgeois ait fasciné et tourné la tête à beaucoup d'éléments du mouvement socialiste, ouvrant la porte aux illusions du révisionnisme, les éléments les plus clairs du mouvement, comme nous allons le voir brièvement, ne furent pas entraînés: ils pouvaient voir les nuages de la tempête s'amonceler au loin. Mais, bien qu'ils n'aient pas perdu la conviction que le renversement révolutionnaire du capitalisme restait me nécessité, ils commencèrent à envisager les immenses possibilités contenues dans les forces productives que le capitalisme avait développées. Ils commencèrent donc à chercher comment ces possibilités pourraient être mises en œuvre par la société communiste d'une façon plus détaillée que Marx et Engels ne l'avaient jamais tenté - au point même que beaucoup de leurs travaux ont été rejetés comme " utopiques ". C'est une accusation que nous examinerons avec soin, mais nous pouvons affirmer tout de suite que, même s'il y a une certaine vérité dans cette accusation, cela ne rend pas toutes ces réflexion sans utilité pour nous.
Plus spécifiquement, nous voulons nous centrer sur trois figures majeures du mouvement socialiste: August Bebel, William Morris et Karl Kautsky. Nous examinerons ce dernier dans un autre article, non parce qu'il serait une figure moins significative, mais parce que son travail le plus important a été publié plus tard dans une période légèrement postérieure ; et parce que lui, plus que les deux autres, soulève la question des moyens vers la révolution sociale. D'un autre côté, les deux premiers, peuvent être examinés principalement sous l'angle de déterminer comment les socialistes de la fin du 19e siècle définissaient les buts ultimes de leur mouvement.
Le choix de ces deux figures n'est pas arbitraire. Bebel, comme nous l'avons vu, fut un membre fondateur du SPD, un proche associé de Marx et Engels pendant des années, et une figure d'une autorité considérable dans le mouvement socialiste international. Son travail politique le plus connu, La femme et le socialisme (publié en 1883 pour la première fois, mais substantiellement revu et développé durant les deux décennies suivantes) est devenu l'un des documents les plus influents dans le mouvement ouvrier de la fin du 19e siècle, non seulement parce qu'il traite de la question de la femme, mais surtout parce qu'il contient un exposé clair de la façon dont les choses pourraient se passer dans une société socialiste dans tous les principaux domaines de la vie: non seulement les rapports entre les sexes, mais aussi dans le domaine du travail, de l'éducation, des rapports entre la ville et la campagne... Le livre de Bebel fut une source d'inspiration pour des centaines de milliers d'ouvriers conscients, désireux d'apprendre et de discuter ce que la vie pourrait être dans une société véritablement humaine. Il constitue un étalon très précis pour évaluer la compréhension, par le mouvement social-démocrate, de ses buts durant cette période.
William Morris n'est pas un personnage de
la même stature internationale que Bebel et il n'est pas bien connu en dehors
de la
Grande-Bretagne. Mais nous pensons cependant qu'il est
important d'inclure certaines de ses contributions comme un complément à celles
de Bebel, entre autres pour montrer que " même en Angleterre ", que
Marx et Engels ont souvent vu comme un désert pour les idées révolutionnaires,
la période de la 2e Internationale a vu un développement de la pensée
communiste. C'est vrai qu'il est probablement plus largement connu comme artiste
et dessinateur, comme poète et écrivain de romans héroïques, que comme
socialiste; Engels lui-même tendait à le repousser comme un " socialiste
sentimental " et sans aucun doute beaucoup de camarades
ont-ils, comme Engels, rejeté son livre News front Nowhere (Nouvelles de nulle part, 1890) non seulement parce qu'il considère
la société communiste sous la forme d'un " voyage de rêve " vers
le futur, mais aussi à cause du ton de nostalgie médiévale qui se dégage de cet
ouvrage, et de beaucoup d'autres de ses écrits. Mais si William Morris a
commencé sa critique de la civilisation bourgeoise d'un point de vue d'artiste,
il est devenu un authentique disciple du marxisme et a consacré tout le reste
de sa vie à la cause de la guerre de classe et de la construction d'une
organisation socialiste en Grande Bretagne et c'est sur cette base, comme un
artiste qui s'est armé avec le marxisme, qu'il a été capable d'avoir une vision
particulièrement forte de l'aliénation du travail sous le capitalisme et ainsi
de comment cette aliénation pourrait être surmontée.
Encore une fois, le socialisme contre le capitalisme
d'Etat
Dans le prochain article de cette série nous examinerons plus en profondeur les portraits de la société socialiste dépeints par Bebel et Morris, en particulier les points qu'ils font sur les aspects plus " sociaux " de la transformation révolutionnaire : les rapports entre les hommes et les femmes, l'interaction de l'humanité avec l'environnement naturel, la nature du travail dans une société communiste. Mais auparavant, il est nécessaire d'ajouter de nouvelles preuves que ces porte-paroles de la Social-démocratie comprenaient les caractéristiques fondamentales de la société communiste et que cette compréhension était, dans ses caractéristiques principales, en accord avec celle de Marx et Engels.
L'astuce de base qu'utilisent les anti social-démocrates pour montrer que la social-démocratie était, dès le départ, un instrument de récupération capitaliste, consiste à identifier les partis socialistes aux courants réformistes qui émergèrent en leur sein. Mais ces courants ne surgirent pas comme leur produit organique, mais comme croissance parasitaire, nourrie par les fumées nocives de la société bourgeoise qui les entourait. II est bien connu, par exemple, que la première chose que le révisionniste Bernstein a "révisé " c'est la théorie marxiste de la crise. Théorisant la longue période de " prospérité " capitaliste à la fin du siècle dernier, le révisionnisme déclara que les crises faisaient partie du passé et a ainsi ouvert la porte à la perspective d'une transition graduelle et pacifique au socialisme. Plus tard dans l’histoire du SPD, certains des anciens défenseurs de 1" orthodoxie " marxiste sur ces questions, comme Kautsky et Bebel lui-même, allaient, en fait, faire tout un tas de concessions à ces perspectives réformistes. Mais à l'époque ou La femme et le socialisme a été écrit, c'est Bebel qui disait: "L'avenir de la société bourgeoise est menacé de toutes parts par de graves dangers, et il ne lui est pas possible d’ y échapper. La crise devient donc permanente et internationale. Cela résulte du fait que tous les marchés sont saturés de biens. Et déjà, plus de biens encore pourraient être produits; mais la grande majorité du peuple souffre du besoin de moyens de vie parce qu'ils n'ont pas de revenus pour satisfaire leur besoins par l'achat. Ils manquent de vêtements, de linge, de mobilier, de logement, de nourriture pour le corps et pour l'esprit, de moyens de se distraire, toutes choses qu'ils pourraient consommer en grande quantité. Mais tout cela n'existe pas pour eux. Des centaines de milliers d'ouvriers sont même laissés sur le bord de la route et rendus tout à fait incapables de consommer parce que leur force de travail est devenu 'superflue' aux yeux des capitalistes. N'est-il pas évident que notre système social souffre de manques sérieux ? Comment pourrait-il y avoir 'surproduction' alors qu'il n’y a pas défaut de capacité à consommer, c'est-à-dire de besoins qui demandent satisfaction ? Objectivement, ce n'est pas la production, en et pour elle-même, qui donne naissance à ces conditions et contradictions triviales, c'est le système sous lequel la production est menée, et le produit distribué. " (La femme et le socialisme, Chap. VI)
Loin de rejeter la notion de crise capitaliste, Bebel réaffirme ici qu'elle s'enracine dans les contradictions fondamentales du système lui-même; de plus, en introduisant le concept de crise " permanente ", Bebel anticipe l’avènement du déclin historique du système. Et, comme Engels qui, peu avant sa mort, exprimait sa peur que la croissance du militarisme n'entraîne l’Europe dans une guerre dévastatrice, Bebel voyait aussi que l'effondrement économique du système devait conduire à un désastre militaire: "L'état militaire et politique de l’Europe a connu un développement qui ne peut que finir par une catastrophe, qui conduira la société capitaliste à sa ruine. Ayant atteint son plus haut point de développement, elle a produit les conditions qui finiront par rendre son existence impossible, elle creuse sa propre tombe; elle se tue avec les mêmes moyens qu'elle-même, comme les systèmes sociaux les plus révolutionnaires du passé, avait fait naître. "(Op. cit.)
C'est précisément le cours du capitalisme vers la catastrophe qui fait du renversement révolutionnaire du système une nécessité absolue :
"Par conséquent, nous imaginons le jour où tous les maux décrits auront atteint une telle maturité qu'ils seront devenus douloureusement sensibles aux sentiments et à la vue de la grande majorité, au point de ne plus être supportables; après quoi un irrésistible désir de changement radical s'emparera de la société et alors, le remède le plus rapide sera considéré comme le plus efficace. -(Op. cit)
Bebel fait aussi écho à Engels en mettant au clair que l'étatisation de l'économie par le régime existant ne constitue pas une réponse à la crise du système, encore moins un pas vers le socialisme:
"... ces institutions (télégraphe, chemin de fer, Poste, etc.), administrées par l’Etat, ne sont pas des institutions socialistes, comme on le croit par erreur. Ce sont des entreprises d'affaire qui sont gérées de façon aussi capitaliste que si elles étaient dans du mains privées ... les socialistes mettent en garde contre la croyance que la propriété étatique actuelle puisse être considérée comme du socialisme, comme la réalisation d'aspirations socialistes. " (Op. cit.)
William Morris a écrit beaucoup de diatribes contre les tendances croissantes vers le "socialisme d'Etat " qui étaient représentées, en Grande-Bretagne, en particulier par la Société Fabienne de Bernard Shaw, les Webbs, HG. Wells et autres. Et News from Nowhere a été écrit en réponse au roman d’Edward Bellamy Looking Backward (Regards en Arrière) qui se proposait de décrire le futur socialiste, mais un futur qui arriverait de façon tout-à-fait pacifique, les énormes trusts capitalistes évoluant vers des instituions " socialistes " ; évidemment, c'était un " socialisme " dans lequel chaque détail de la vie individuelle était planifié par une bureaucratie omnipotente; dans News from Nowhere, au contraire, la grande révolution (prévue pour 1952...) avait lieu comme réaction ouvrière contre une longue période de "socialisme étatique " où ce dernier n'était plus capable de contenir les contradictions du système.
Contre les apôtres du "socialisme d’Etat ", Bebel et Morris affirmaient le principe fondamental du marxisme selon lequel le socialisme est une société sans Etat :
"L’Etat est, par conséquent, l'organisation nécessaire inévitable d'un ordre social qui reste sous un régime de classes. A partir du moment où les antagonismes de classes tombent avec l'abolition de la propriété privée, l'Etat perd à la fois la nécessité et la possibilité de son existence... -(La Femme et le Socialisme, Chap. VII). Pour Bebel, la vieille machine étatique devait être remplacée par un système d'auto-administration populaire, évidemment modelé sur la Commune de Paris:
" Comme dans la société primitive, tous les membres de la communauté, qui sont en âge de le faire, participent aux élections, sans distinction de sexe, et ont une voix dans le choix des personnes à qui sera confiée l'administration. A la tête de toutes les administrations locales se trouve l'administration centrale - on notera, pas un gouvernement ayant le pouvoir de régner, mais un collège exécutif de jonctions administratives. Que l'administration centrale soit choisie directement par le vote populaire ou désignée par l'administration locale est une question abstraite. Ces questions n'auront pas, alors, l'importance qu'elles ont aujourd’hui ; la question n'est plus de remplir du postes qui confèrent un honneur spécial, qui investissent le titulaire d'un pouvoir et d’une influence plus grands, ou qui rapportent de gros revenus ; la question est ici d'occuper des positions de confiance pour lesquelles les plus aptes, hommes ou femmes, sont retenus ; et ceux-ci peuvent être rappelés ou réélus en fonction des circonstances ou selon ce que les électeurs jugent préférable. Tous les postes ont une échéance donnée. Les titulaires ne sont, par conséquent revêtus d'aucune 'qualité de fonctionnaire particulière; la notion de continuité de fonction est absente, tout comme l'ordre de promotion hiérarchique. " (Op. cit.)
De même, dans News front Nowhere, Morris envisage une société opérant sur la base d'assemblées locales où tout débat a pour but de réaliser l'unanimité, mais qui utilise, quand celle-ci ne peut être obtenue, le principe majoritaire. Tout cela était diamétralement opposé aux conceptions paternalistes des Fabiens et autres " socialistes d'Etat " qui, dans leur sénilité, furent horrifiés par la démocratie directe d’Octobre 1917, mais trouvèrent la façon de faire de Staline tout à-fait à leur gout : « nous avons vu le futur, et ça marche " comme l’ont dit les Webbs après leur voyage en Russie où la contre-révolution avait accompli son œuvre sur tout ce non-sens pénible du " gouvernement par le bas ".
Egalement d'accord avec la définition d'Engels de la nouvelle société socialiste, Bebel et Morris affirment que le socialisme signifie la fin de la production de marchandises. Beaucoup de l’humour des News from Nawhere repose sur les difficultés qu'éprouve un visiteur en provenance des vieux mauvais jours pour s'habituer à une société où ni les marchandises ni la force de travail n'ont de " valeur ". Bebel le résume ainsi :
" La société socialiste ne produit pas de 'marchandises' à 'acheter' ou à 'vendre'; elle produit des choses nécessaires à la vie, qui sont utilisées, consommées, et n'ont aucun autre objet Dans la société socialiste, par conséquent, la capacité de consommer n'est pas liée, comme dans la société bourgeoise, à la capacité individuelle d'acheter; elle est liée à la capacité collective de produire. Si le travail et les moyens de travail existent, tous les besoins peuvent être satisfaits ; la capacité sociale de consommer n'est liée qu'à la satisfaction des consommateurs. " (La Femme et le Socialisme)
Et Bebel continue en disant que " il n y a pas de 'marchandises' dans la société socialiste, ni il ne peut y avoir 'd'argent'; ailleurs, il parle du système des bons du travail comme moyen de distribution. Ceci exprime une évidente faiblesses dans la façon dont Bebel présente la société future, car il fait peu ou pas de distinction entre une société communiste pleinement développée et la période de transition qui y mène : pour Marx (et aussi pour Morris, voir ses notes au Manifeste de la " Socialist League ", 1885), les bons du travail n'étaient qu'une mesure de transition vers une distribution complètement gratuite, et exprimaient certains stigmates de la société bourgeoise (voir " Le communisme contre le socialisme d’Etat ", Revue internationale n° 78). La pleine signification de cette faiblesse théorique sera examinée dans un autre article. Ce qu'il est important d'établir ici, c'est que le mouvement social-démocrate était fondamentalement clair sur ses buts finaux, même si les moyens de les atteindre causaient souvent des problèmes bien plus profonds.
" Le socialisme révolutionnaire international "
Dans " Le communisme contre le socialisme d’Etat ", nous avions noté que, dans certains passages, même Marx et Engels ont fait des concessions à l'idée que le communisme pourrait, au moins pendant un temps, exister au sein des frontières d'un Etat national. Mais de telles confusions n'ont pas été solidifiées dans une théorie du " socialisme " national ; l'objectif d'ensemble de leur réflexion était de démontrer que la révolution prolétarienne elle-même et la construction du communisme n'étaient possibles qu'à l’échelle internationale.
On peut dire la même chose des partis socialistes dans la période que nous considérons. Même si un parti comme le SPD fut affaibli dès le départ par un programme qui faisait bien trop de concessions à une route " nationale '" vas le socialisme, et même si de telles conceptions devaient être théorisées, avec des conséquences fatales, quand les partis socialistes devinrent une composante très " respectable " de la vie politique nationale, les écrits de Bebel et Morris sont nourris d'une vision fondamentalement internationale et internationaliste du socialisme :
"Le nouveau système socialiste s'appuiera sur une base internationale. Les peuples fraterniseront; ils se tendront la main et ils s'efforceront d'étendre graduellement les nouvelles conditions à toutes les races de la terre. " (La Femme et le Socialisme)
Le Manifeste de la " Socialist League " de Morris, écrit en 1885, présente l'organisation comme " défendant les principes du Socialisme révolutionnaire international; c'est-à-dire que nous voulons un changement des bases de la société - un changement qui détruira les distinctions de classe et de nationalité. "(publié par EP. Thomson, William Morris, Romantic to Revolutionnary, 1955). Le Manifeste poursuit en soulignant que " le Socialisme révolutionnaire achevé ... ne peut pas arriver dans un seul pays sans l'aide des ouvriers de toute la civilisation. Pour nous, ni les frontières géographiques, ni l'histoire politique, ni race ni religion ne font des rivaux ou des ennemis, pour nous il n’y a pas de nations, mais des masses d'ouvriers et d'amis divers, dont la sympathie mutuelle est contrariée ou pervertie par des groupes de maîtres et de voleurs dont c'est l'intérêt d'attiser la rivalité et la haine entre les habitants des différents pays. "
Dans un article paru dans The Commonweal (Le Bien Public), le journal de la " League ", en 1887, Morris relie cette perspective internationale à la question de la production pour l’usage ; dans la société socialiste, " toutes les nations civilisées ([4]) formeraient une grande communauté, s'entendant ensemble sur le genre et la quantité de ce qu'il faut produire et distribuer; travaillant à telle ou telle production là où elle peut être le mieux réalisée ; évitant le gâchis par tous les moyens. Il est plaisant de penser aux gâchis qu'ils éviteraient, combien une telle révolution ajouterait au bienêtre du monde. " (" Comment nous vivons et comment nous pourrions vivre ", republié dans The Political Writings of William Morris). La production pour l'usage ne peut être établie que lorsque le marché mondial a été remplacé par une communauté globale. II est possible de trouver des passages où tous les grands militants socialistes " oublient " cela. Mais ces défaillances n'expriment pas la véritable dynamique de leur pensée.
De plus, cette vision internationale ne se restreignait pas à un avenir révolutionnaire lointain ; comme on peut le voir dans le passage du Manifeste de la " Socialist League ", cette vision exigeait aussi une opposition active aux efforts que faisait alors la bourgeoisie pour attiser les rivalités nationales entre les ouvriers. II réclamait, par dessus tout, une attitude concrète et intransigeante envers la guerre inter-capitaliste.
Pour Marx et Engels, la position internationaliste prise par Bebel et W. Liebknecht pendant la guerre franco-prussienne était la preuve de leur conviction socialiste et les a persuadés de persévérer avec les camarades allemands, malgré toutes leurs faiblesses théoriques. De même l'une des raisons pour lesquelles Engels avait, au début, soutenu le groupe qui devait former la " Socialist League " dans sa scission avec la Fédération social-démocrate d’Hyndman en 1884, était l’opposition de principe de la première au " socialisme chauvin " d'Hyndman qui approuvait les conquêtes coloniales de l'impérialisme britannique et ses massacres, sous le prétexte qu'il apportait la civilisation à des peuples "barbares " et "sauvages ". Et comme grandissait la menace que les grandes puissances impérialistes se battent bientôt directement entre elles, Morris et la " League " prirent une position clairement internationaliste sur la question de la guerre :
"Si la guerre devient vraiment imminente, notre devoir de socialistes est suffisamment clair, et ne diffère pas de ce que nous devons faire couramment. Accroître la diffusion du sentiment international chez les ouvriers par tous les moyens possibles ; montrer à nos propres ouvriers que la concurrence et les rivalités étrangères, ou la guerre commerciale, culminant en fin de compte dans la guerre ouverte, sont nécessaires aux classes pilleuses et que les querelles de race et commerciales de ces classes ne nous concernent que dans la mesure où nous pouvons les utiliser comme moyen pour propager le mécontentement et la révolution ; que les intérêts des ouvriers sont les mêmes dans tous les pays et qu'ils ne peuvent jamais être les ennemis les uns des autres ; que les hommes des classes laborieuses, donc, doivent faire la sourde oreille aux sergents recruteurs et refuser d'être habillés de rouge et pris pour faire partie de la machine de guerre moderne pour la gloire et l'honneur d'un pays dont ils n'ont que la part du chien, faite de beaucoup de coups de pieds et de quelques penny - tout cela nous devons le prêcher tout le temps, même si dans l'éventualité d'une guerre imminente nous devons le prêcher de façon plus soutenue. " Commonweal, 1er janvier 1887, cité par EP. Thompson)
II n'y a aucune continuité entre une telle déclaration et les épanchements des social chauvins qui, en 1914, devinrent eux-mêmes les sergents recruteurs de la bourgeoisie. Entre l'une et les autres, il y a une rupture de classe, une trahison de la classe ouvrière et de sa mission communiste, qui avait été défendue pendant trois décennies par les partis socialistes et la Seconde Internationale.
CDW
[1] Engels, dans ses travaux, fait peu ou pas de distinction entre les termes de " socialisme " et de " communisme ", même si ce dernier, compris dans son sens le plus prolétarien et insurrectionnel, a été en général le terme préféré de Marx et Engels pour la future société sans classes. C'est surtout le stalinisme qui, prenant telle ou telle phrase dans les travaux des révolutionnaires du passé, cherchait i faire une distinction tranchée et rapide entre socialisme et communisme, pour prouver qu’une société dominée par une bureaucratie toute-puissante et fonctionnant sur la base du travail salarié pouvait constituer du " socialisme " ou " le stade le plus bas du communisme ". Et, de fait, le sous-fifre stalinien qui a écrit l'introduction, aux Edition de Moscou en 1971, de La société du futur, une brochure tirée du chapitre de conclusion du livre de Bebel La femme et le socialisme, est très critique vis-à-vis de la façon dont Bebel appelle sa future société, sans classes, sans argent, le " socialisme ". Il est aussi intéressant de noter qu'un groupe anti social-démocrate comme Radical Chains fait aussi une séparation entre socialisme et communisme, ce dernier étant le but authentique et le premier définissant précisément le programme du stalinisme, de la social-démocratie du XXe siècle et des gauchistes. Radical chains nous informe gentiment que ce socialisme a " échoué ". Cette formulation justifie donc la vision fondamentalement trotskiste de Radical chains selon laquelle le stalinisme, et d'autres formes de capitalisme d'Etat totalitaire, ne sont pas réellement capitalistes. Malgré toutes les critiques de cet horrible " socialisme ", Radical chains en reste prisonnier.
[2] Ici, nous voulons répéter la précision que nous avions faite quand nous avions cité ce passage dans la Revue internationale n° 78: "Engels se réfère ici, sans aucun doute à l’Etat postrévolutionnaire qui se forme après la destruction du vieil Etat bourgeois. Cependant, l'expérience de la révolution russe a conduit le mouvement révolutionnaire à mettre en cause cette formulation même : la propriété des moyens de production, même par l' Etat-Commune", ne conduit pas à la disparition de l Etat, et peut même contribuer à son renforcement et à sa perpétuation. Mais évidemment Engels ne bénéficiait pas d'une telle expérience. "
[3] C’est une période dans laquelle l'avenir, surtout l'avenir à la fois apparemment et authentiquement révélé par la science, avait un pouvoir d'attraction puissant. Dans la sphère littéraire, ces années ont w un rapide développement du genre " science-fiction "(HG. Wells étant l'exemple le plus significatif).
[4] L'utilisation du mot " civilisé " dans ce contexte reflète le fait qu'il y avait encore des zones du globe que le capitalisme n'avait que commencé à pénétrer. II n'avait pas de connotation chauvine de supériorité sur les peuples indigènes. Nous avons déjà noté que Morris était un critique impitoyable de l'oppression coloniale. Et, dans ses notes au Manifeste de la " Socialist League ", écrites avec Belfort Bax, il fait la preuve d'une claire maîtrise de la dialectique historique marxiste, expliquant que la future société communiste est le retour à " un point qui représente le vieux principe élevé à un niveau supérieur " - le vieux principe étant celui du communisme primitif (cité dans EP. Thomson). Voir l'article de cette série " Communisme du passé et de l'avenir " dans la Revue internationale n° 81 pour une élaboration plus approfondie de ce thème.