Soumis par ICConline le
Un "spectre hante le monde" : le spectre de l'indignation. Un peu plus de deux ans après le "Printemps arabe" qui a ébranlé par surprise les régimes de différents pays d'Afrique du Nord et dont les effets se font encore sentir, deux ans après le mouvement des Indignés en Espagne et des Occupy aux États-Unis, des mouvements ont secoué la Turquie tandis que le Brésil connaissait une vague de manifestations, cette dernière parvenant à mobiliser des millions de personnes dans plus de cent villes, avec des caractéristiques inédites pour ce pays.
Ces différents mouvements se sont produits dans des pays très différents et très éloignés géographiquement, mais partagent pourtant des caractéristiques communes : leur spontanéité, une répression brutale de l'État, leur massivité, une participation majoritaire de jeunes, notamment à travers les réseaux sociaux... Mais le dénominateur commun qui les caractérise est une grande indignation face à la détérioration des conditions de vie provoquée par la profondeur d'une crise qui ébranle les fondements du système capitaliste et a connu une accélération importante depuis 2007. Cette détérioration s'exprime par une précarisation accélérée du niveau de vie des masses ouvrières et une grande incertitude face à l'avenir parmi la jeunesse prolétarisée ou en voie de prolétarisation. Ce n'est pas un hasard si le mouvement en Espagne a pris le nom d’Indignados, et qu'au sein de cette vague de mouvements sociaux massifs, il est celui qui est allé le plus loin dans la remise en cause du système capitalisme comme dans ses formes d'organisation à travers des assemblées générales massives.
Ces mouvements, comme on l'a vu, peuvent surgir dans n'importe quelle partie du monde et chaque fois pour des motifs apparemment insignifiants. Ils sont révélateurs du fait que les luttes sociales tendent à s'imposer au premier plan sur la scène mondiale. Par leurs revendications et leurs méthodes de lutte, ils s'opposent à l'État bourgeois et aux partis qui le représentant, qu'ils soient de droite ou de gauche, et s'inscrivent dans la perspective de la lutte du prolétariat mondial pour la destruction du mode de production capitaliste qui se montre incapable de garantir le développement de l'humanité, sans compter la menace potentielle que représente ce système pour sa survie. Nous sommes ainsi en présence des premiers signes de l'évolution souterraine de cette "vieille taupe" à laquelle se référait Marx et qui commence à saper les fondements de l'ordre capitaliste et essaie de sortir à la surface.
Un mouvement prolétarien
Les mouvements sociaux de juin dernier au Brésil que nous avons salué et dans lesquels nous avons pu intervenir dans la mesure de nos moyens, revêtent une signification très importante à la fois pour le prolétariat brésilien, d'Amérique latine et celui du reste du monde, qui permet de dépasser dans une grande mesure le cadre régionaliste traditionnel de ce pays.
Ces mouvements massifs se distinguent radicalement des "mouvements sociaux" sous le contrôle de l'État, du Parti des Travailleurs (PT) et des autres partis politiques, tel que le Mouvement des Travailleurs ruraux sans terre (MST). De même, ils se différencient de mouvements qui ont surgi dans différents pays de la région dans les dernières décennies, comme celui en l'Argentine au début du siècle, des mouvements indigénistes en Bolivie et en Équateur, du mouvement zapatiste au Mexique ou du chavisme au Venezuela, qui ont été le résultat de confrontations entre fractions bourgeoises et petites-bourgeoises entre elles, se disputant le contrôle de l'État et la défense du capital national.
En ce sens, les mobilisations de juin au Brésil représentent la plus importante mobilisation spontanée de masses dans ce pays et en Amérique latine de ces 30 dernières années. C'est pour cela qu'il est fondamental de tirer les leçons de ces événements d'un point de vue de classe.
Il est indéniable que ce mouvement a surpris la bourgeoisie brésilienne et mondiale, tout comme les organisations révolutionnaires aussi bien à l'intérieur qu'en dehors du Brésil, ainsi que les groupes et organisations qui l'avaient initialement favorisé. La lutte contre la hausse du prix des transports publics (qui font chaque année l'objet d'un accord entre les patrons d'entreprises de transport et l'État) ne fut que le détonateur du mouvement. Celui-ci a cristallisé toute l'indignation qui a fait son nid depuis quelque temps dans la société brésilienne et qui s'est manifestée notamment en 2012 avec les luttes dans la fonction publique comme dans les universités, principalement à São Paulo et dans les chantiers de grands travaux du programme d'accélération de la croissance (PAC) ; avec également de nombreuses grèves dans le pays contre la baisse des salaires et la précarisation des conditions de travail, de l'éducation et de la santé au cours de ces dernières années.
À la différence des mouvements sociaux massifs qui se sont succédés dans différents pays depuis 2011, celui du Brésil a été engendré et s'est unifié autour d'une revendication concrète qui a permis la mobilisation spontanée de larges secteurs du prolétariat : contre la hausse de tarif des transports publics. Le mouvement a pris un caractère massif au niveau national dès le 13 juin, quand les manifestations de protestation contre la hausse appelées par le Movimento Passe Livre (MPL : mouvement pour le libre accès aux transports) à São Paulo, ont été violemment réprimées par la police. Cependant, pendant cinq semaines, outre de grandes mobilisations à São Paulo, se sont déroulées différentes manifestations autour de la même revendication dans différentes villes du pays, à tel point que, par exemple, à Puerto Alegre, Goiânia et d'autres villes, cette pression a contraint les gouvernements locaux à céder sur la hausse des tarifs de transports, après de dures luttes fortement réprimées par l'État.
Cela s'exprime clairement à travers le mouvement social de Goiânia le 19 juin : "À Goiânia, après cinq semaines de manifestations et un jour avant le sixième grand rassemblement, qui confirmait la présence dans la rue de dizaines de milliers de personnes, la préfecture dirigée par Paulo Gracia (du PT) et le gouverneur Marconi Perillo (du Parti Social-démocrate brésilien, PSDB –centre droit) ont tenu une réunion commune et ont décidé d'un commun accord la révocation définitive de l'augmentation du tarif des transports publics. Nous savons que cette révocation est le produit de la pression de plus d'un mois de mobilisation et de la crainte de la possibilité que les choses échappent totalement au contrôle de ce gouvernement provincial et aux entreprises contractuelles."
Le mouvement s'est d'emblée clairement inscrit sur le terrain prolétarien. Ces éléments se sont exprimés à un degré plus ou moins grand par l'extension et l'ampleur du mouvement et, bien que de façon minoritaire, à l´écart de mots d'ordre clairement nationalistes. En premier lieu, il faut souligner que la majorité des manifestants appartiennent à la classe ouvrière, principalement des jeunes ouvriers et des étudiants, en majorité issus de familles prolétariennes ou en voie de prolétarisation. La presse bourgeoise a présenté le mouvement comme une expression des "classes moyennes", avec la claire intention de créer une division entre les travailleurs. En réalité, la majorité de ceux catalogués comme classe moyenne sont des ouvriers qui reçoivent des salaires souvent moins importants que ceux des ouvriers qualifiés des zones industrielles du pays. Cela explique le succès et les sympathies qu'a éveillés cette mobilisation contre la hausse de prix des tickets de bus urbains, qui représentait une attaque directe contre les revenus des familles prolétariennes. Cela explique aussi pourquoi cette revendication initiale s'est transformée rapidement en une remise en cause dirigée contre l'État à cause du délabrement de secteurs tels que la santé, l'éducation et l'aide sociale et de plus en protestations contre les colossales sommes d'argent public investies à l'occasion de l'organisation de la coupe du monde de football de l'an prochain et pour les Jeux olympiques de 2016. Pour les besoins de ces événements, la bourgeoisie n'a pas hésité à recourir, par différents moyens, à l'expulsion forcée des habitants proches des stades : à la Aldeia Maracanã à Rio au premier semestre de cette année ; dans des zones convoitées par les promoteurs immobiliers de São Paulo en mettant le feu aux favelas gênant leurs projets. C'est cette situation qu'exprimait clairement le Bloco de Lutas Pelo Transporte 100% Público de Porto Alegre le 20 juin : "La lutte n'est pas seulement pour quelques centimes et ne concerne pas non plus que Porto Alegre, car la mobilisation prend une dimension nationale et va au-delà de la revendication sur les transports publics. Aujourd'hui, ce sont déjà plus de dix villes qui ont annoncé la réduction du tarif des transports. Maintenant nous sommes des centaines de milliers de personnes à descendre dans la rue au Brésil, en lutte pour nos droits. Le thème de la coupe [du monde de football] est déjà présent dans les manifestations. La même masse populaire qui remet en question le système de transports met en question également les investissements publics par millions dans les stades, les déplacements de familles [du fait des aménagements urbains pour les besoins de la coupe du monde], le pouvoir de la FIFA et l'État d'urgence qui va restreindre les droits de la population."
Il était très significatif que le mouvement se soit organisé pour réaliser des manifestations autour des stades des villes où se déroulaient les matches de foot de la Coupe des Confédérations, en vue d'obtenir une forte médiatisation et autour du rejet du spectacle préparé au bénéfice de la bourgeoisie brésilienne ; et aussi autour de la brutale répression de l'État contre les manifestants autour des stades, responsable de la mort de plusieurs manifestants. Dans un pays où le football est le sport national, que la bourgeoisie a évidemment su utiliser comme un défouloir nécessaire au contrôle de la société, les manifestations des prolétaires brésiliens constituent une leçon pour le prolétariat mondial. La population brésilienne est réputée pour aimer le football, mais cela ne l'a pas empêchée de refuser l'austérité pour financer les dépenses somptuaires que représente l'organisation des événements sportifs que prépare la bourgeoisie pour montrer au monde entier qu'elle est capable de jouer dans la cour "des grands de ce monde". Pour leur quotidien, les manifestants exigeaient une qualité de services publics du "type FIFA". Les mouvements de juin ont gâché la fête que voulait préparer la bourgeoisie brésilienne.
Du côté de ces revendications, le mouvement a montré son indignation envers les hauts niveaux de décomposition qu'affiche la bourgeoisie brésilienne, en s'en prenant aux institutions les plus représentatives de la gabegie, de la corruption, de l'oisiveté et de l'arrogance de l'État brésilien : à Brasilia, la capitale, ils se sont emparés des installations du Congrès et ont essayé d'entrer dans le palais d'Itamaraty, symbole de la politique extérieure de l'État ; à Rio de Janeiro, ils ont essayé de pénétrer dans l'Assemblée législative d'État, et plusieurs habitants des favelas, parmi lesquels ceux de Rocinha, ont protesté devant la résidence du gouverneur de Rio ; à São Paulo, ils ont essayé de pénétrer dans la préfecture et dans l'Assemblée législative provinciale ; à Curitiba, ils ont tenté de rentrer au siège du gouvernement provincial. Fait également très significatif, il y a eu un rejet massif des partis politiques (surtout du PT) et des organisations syndicales ou étudiantes soutenant le pouvoir : à São Paulo, plusieurs de leur membres ont été expulsés des manifestations parce qu'ils arboraient des bannières ou des signes d'appartenance au PT ou à la CUT comme à d'autres organisations et partis de gauche, électoraux ou pas, comme le PSTU, le PSOL, le PC du Brésil, le PCB et à des syndicats.
D'autres expressions du caractère de classe du mouvement se sont manifestées bien que de manière minoritaire. Dans le feu du mouvement se sont tenues plusieurs assemblées, bien qu'elles n'aient pas les mêmes caractéristiques de celles des Indignés en Espagne. Par exemple, celles de Rio de Janeiro et de Belo Horizonte, qui se sont nommées "Assemblées populaires et égalitaires", se proposaient de créer un "nouvel espace spontané, ouvert et égalitaire de débat” au sein desquelles il est arrivé que participent plus de 1000 personnes.
Ces assemblées, bien qu'elles aient démontré la vitalité du mouvement et la nécessité d'auto-organisation des masses pour imposer leurs revendications, ont présenté plusieurs faiblesses :
même si plusieurs autres groupes et collectifs ont participé à leur organisation, elles ont été animées par les forces de gauche et gauchistes du capital qui ont principalement enfermé leur activité dans la périphérie des villes ;
leur objectif principal était d'être des moyens de pression et des organes de négociation avec l'État, pour des revendications particulières d'amélioration propres à telle ou telle communauté ou ville. Elles tendent par la même occasion à s'affirmer comme des organes permanents ;
elles prétendaient être indépendantes de l'État et des partis ; mais elles ont bel et bien été noyautées par les partis et les organisations pro-gouvernementales ou gauchistes qui y ont anéanti toute expression spontanée ;
elles ont mis en avant une vision localiste ou nationale, luttant contre les effets et non contre les causes des problèmes, sans remettre en cause le capitalisme.
Dans le mouvement, plusieurs références explicites aux mouvements sociaux d'autres pays se sont également exprimées, principalement celui de Turquie, lequel s'est référé aussi à celui du Brésil. Malgré le caractère minoritaire de ces expressions, elles n'en constituent pas moins un révélateur de ce qui est ressenti comme commun aux deux mouvements.
Dans différentes manifestations, on a pu voir ainsi déployées des banderoles proclamant : "Nous sommes Grecs, Turcs, Mexicains, nous sommes sans patrie, nous sommes des révolutionnaires" ou des pancartes portant l'inscription : "Ce n'est pas la Turquie, ce n'est pas la Grèce ; c'est le Brésil qui sort de l'inertie."
À Goiânia, le Frente de Luta Contra o Aumento (Front de Lutte Contre l'Augmentation) qui regroupe différentes organisations de base soulignait la nécessaire solidarité et le débat entre les différentes composantes du mouvement : "NOUS NE DEVONS PAS CONTRIBUER À LA CRIMINALISATION ET À LA PACIFICATION DU MOUVEMENT ! NOUS DEVONS RESTER FERMES ET UNIS ! Malgré les désaccords, nous devons maintenir notre solidarité, notre résistance, notre combativité et approfondir notre organisation et nos discussions. De la même manière qu'en Turquie, pacifiques et combatifs peuvent coexister et lutter ensemble, nous devons suivre cet exemple."
La grande indignation qui a animé le prolétariat brésilien peut se concrétiser dans la réflexion suivante de la Rede Extremo Sul, réseau des mouvements sociaux de la périphérie de São Paulo : "Pour que ces possibilités deviennent réalité, nous ne pouvons pas laisser canaliser sur des objectifs nationalistes, conservateurs et moralistes, l'indignation qui s'exprime dans les rues ; nous ne pouvons pas permettre que les luttes soient capturées par l'État et par les élites en vue de les vider de leur contenu politique. La lutte contre l'augmentation du prix des transports publics et contre l'état déplorable de l’entretien de ce service est directement liée à la lutte contre l'État et les grandes corporations économiques, contre l'exploitation et l'humiliation des travailleurs, et contre cette forme de vie où l'argent est tout et les personnes ne sont rien."
Les mobilisations au Brésil viennent de loin…
La bourgeoisie brésilienne, comme chaque bourgeoisie nationale y aspire, a œuvré depuis des décennies pour faire du Brésil une grande puissance continentale et mondiale. Pour arriver à ses fins, il ne suffisait pas de disposer d'un immense territoire qui occupe quasiment la moitié de l'Amérique du Sud, ni de compter sur d'importantes ressources naturelles ; il était nécessaire de créer les conditions pour maintenir l'ordre social, surtout le contrôle sur les travailleurs, moins par un joug militaire qu’à travers les mécanismes plus sophistiqués de la démocratie. Dans ce but, elle a préparé une transition relativement "douce" dans les années 80 d'un régime de dictature militaire vers une démocratie républicaine ; cet objectif a été atteint sur le plan politique avec la formation de deux pôles : l'un regroupant les forces de droite formées par deux partis constitués dans les années 80, comme le PSDB (composé par des intellectuels de la bourgeoisie et de la petite- bourgeoisie) et des partis de droite liés aux représentants de la dictature (PMDB, DEM, etc.) ; l'autre de centre-gauche que s'est structuré autour du PT, avec une assise importante au niveau populaire, mais principalement au niveau des ouvriers et des paysans. De cette manière s'est établie une sorte d'alternance de gouvernements de droite et de centre-gauche, reposant sur des élections "libres et démocratiques", indispensable pour pouvoir fortifier le capital brésilien sur l'arène mondiale.
La bourgeoisie brésilienne est parvenue ainsi à renforcer son appareil productif et à affronter le plus dur de la crise économique des années 90, pendant que, sur le plan politique, elle a réussi à créer une force politique autour du PT, qui, en raison de sa jeunesse, a réussi à intégrer des organisations et des dirigeants syndicaux, des membres de l'église catholiques adeptes de la "théologie de la libération", des trotskistes qui considéraient le PT comme un parti révolutionnaire de masses, d'intellectuels, d'artistes et d'éléments démocrates. Le PT représentait la réponse de la bourgeoisie de gauche brésilienne après l'effondrement du bloc russe en 1989 qui avait affaibli les composantes de la gauche du capital au niveau mondial ; de cette manière elle a réussi ce que lui enviaient les autres bourgeoisies de la région : créer une force politique qui lui a permis de contrôler les masses paupérisées mais surtout de maintenir "la paix sociale". Cette situation s'est consolidée avec l'accession du PT au pouvoir en 2002 en utilisant le charisme et l'image ouvriériste de Lula.
C'est ainsi qu'au cours de la première décennie du nouveau siècle, l'économie brésilienne est parvenue à se hisser au septième rang mondial selon la Banque mondiale, à tel point qu'à l'heure actuelle, elle fait partie de la "crème" du prétendu "groupe des pays émergents" dits BRICS ; de plus, la bourgeoisie mondiale salue le "miracle brésilien" réussi sous la présidence de Lula, qui, selon ses dires, est censé avoir permis de sortir de la pauvreté des millions de Brésiliens et de faire accéder d'autres millions dans cette fameuse "classe moyenne". Ce que personne n'a jamais mentionné, ni le PT, ni Lula, ni le reste de la bourgeoisie, c'est que cette "grande réussite" s'est effectuée en utilisant une partie de la plus-value pour la distribuer sous forme de miettes aux couches les plus paupérisées, alors que dans le même temps la précarisation des masses travailleuses s'accentuait.
La crise en toile de fond
Quand l'accélération de la crise économique s'est manifesté en 2007, dont les effets affectent encore l'économie mondiale 6 ans plus tard, Lula, comme d'autres dirigeants de la région, a déclaré que l'économie brésilienne était "blindée". Pendant que les principales puissances économiques chancelaient, l'économie brésilienne restait satisfaite d'elle-même. Même si le Brésil ne se trouvait pas dans l'œil du cyclone de la crise, il est indéniable que dans le cadre de l'interdépendance de l'économie mondiale, aucun pays ne peut échapper à ses effets, encore moins le Brésil qui dépend fortement de l'exportation de ses matières premières et de ses services. Nous en avons la preuve avec la Chine, le grand partenaire du Brésil dans le groupe des BRICS, dont l'économie est fortement affectée par la crise mondiale.
La crise demeure néanmoins la toile de fond de la situation au Brésil. Pour en atténuer les effets, la bourgeoisie brésilienne a développé une relance du marché intérieur avec une politique de grands travaux, provoquant un boom de la construction au niveau public comme privé, qui s'étend à des rénovations et des constructions d'infrastructures sportives pour les compétitions sportives de 2014 et 2016 ; tout en favorisant le crédit et l'endettement des familles pour relancer la consommation intérieure, du logement aux appareils électroménagers, politique qui a provoqué une augmentation des dépenses publiques et une hausse des impôts.
Les limites sont déjà tangibles au niveau des indicateurs économiques : déficit de la balance des paiements évaluée à 3 milliards de dollars américains au premier semestre de cette année, le plus mauvais résultat depuis 1995 et ralentissement de la croissance (prévision annuelle de 6,7% en 2013), mais surtout à travers la détérioration du pouvoir d'achat et des conditions de vie de la classe ouvrière en raison de l'augmentation du prix des produits de consommation et des services (dont les transports). De même, il y a une tendance très sensible dans la population à la diminution des emplois et à une croissance du chômage.
Ainsi, le mouvement de protestations au Brésil ne sort pas de nulle part. Il y a un ensemble de causes qui l'ont fait surgir, et qui non seulement se maintiennent mais qui s'aggravent avec l'approfondissement de la crise économique. A cause de le vague de protestations, l'État s'est vu forcé d'augmenter les dépenses sociales, mais en réalité la crise économique l'oblige à prendre des mesures pour réduire de telles dépenses. C'est pour cela que la présidente de la république Dilma Rouseff a déclaré qu'elle devait réduire les dépenses publiques.
Les pièges de la bourgeoisie
Comme on pouvait s'y attendre, la bourgeoisie brésilienne n'est pas restée les bras croisés dans sa confrontation à la crise sociale, qui, même apaisée, reste latente. Le seul résultat concret qui a été obtenu sous la pression des masses, a été la suspension de la hausse terriblement élevée des transports publics que l'Etat parviendra à compenser par d'autres moyens pour aider financièrement les entreprises de transports.
Au début de la vague de protestations, pour calmer les esprits, pendant que le gouvernement préparait une stratégie pour tenter de contrôler le mouvement, la présidente Dilma Rousseff déclarait, par l'intermédiaire d'une de ses porte-paroles, qu'elle considérait comme "légitimes et compatible avec la démocratie" la protestation de la population ; de son côté Lula, "critiquait" les "excès" de la police. Mais la répression de l'État n'a pas cessé, et les protestations de la rue non plus.
Un des pièges les plus élaborés contre le mouvement a été la propagation du mythe d'un "coup d'État" de la droite, rumeur propagée non seulement par le PT et le parti stalinien, mais aussi par les trotskistes du PSOL (Partido Socialismo e Liberdade) et du PSTU (Partido Socialista dos Trabalhadores Unificados) : il s'agissait d'une tentative de dévoyer le mouvement en le transformant en un appui au gouvernement de Dilma Rousseff, fortement affaibli et discrédité. Alors que la réalité des faits montrait précisément que la répression féroce contre les protestations de juin exercée par le gouvernement de gauche du PT ont été tout aussi, voire plus brutales que celle des régimes militaires, la gauche et l'extrême gauche du capital brésilien œuvraient à obscurcir cette réalité en identifiant le fascisme avec la répression ou les régimes de droite.
Vint également le rideau de fumée du projet d'une "réforme politique", mis en avant par Dilma Rousseff, avec pour objectif de combattre la corruption dans les partis politiques et d'enfermer la population sur le terrain démocratique en l'appelant à voter sur les réformes proposées.
Pour tenter de regagner une influence auprès des mobilisations sociales dans la rue, les partis politiques de la gauche du capital et les syndicats ont lancé plusieurs semaines à l'avance un appel à une "Journée nationale de lutte" le 11 juillet, présentée comme un moyen de protester contre l'échec des accords de conventions collectives de travail. Dans ce simulacre de mobilisation, toutes les organisations syndicales, aussi bien proches du gouvernement que de l'opposition, se sont donné la main.
De même, Lula, faisant étalage de sa grande expérience anti-ouvrière, a convoqué le 25 juin une réunion avec les dirigeants des mouvements contrôlés par le PT et le parti stalinien, y compris les organisations alliées du gouvernement chez les jeunes et les étudiants, dans le but explicite de neutraliser la contestation dans la rue.
Les forces et les faiblesses du mouvement
La grande force du mouvement a été que, depuis le début, il s'est affirmé comme un mouvement contre l'État, non seulement à travers la revendication centrale contre la hausse des tarifs des transports publics ; mais aussi avec sa mobilisation contre l'état d'abandon des services publics et contre l'orientation des dépenses en direction des spectacles sportifs. De même, l'ampleur et la détermination de la contestation ont contraint la bourgeoisie à faire marche arrière en retirant cette hausse dans plusieurs villes.
La cristallisation du mouvement autour d'une revendication concrète, si elle a constitué une force du mouvement, en a également constitué la limite, dès lors que celui-ci ne parvenait pas à aller au-delà. Il a marqué le pas lorsqu'il a réussi à imposer que soit annulée la décision de hausse de tarif des transports. Mais, de plus, il ne s'est pas compris comme un mouvement remettant en cause l'ordre capitaliste, aspect qui a été présent par exemple dans le mouvement des Indignés en Espagne.
La méfiance envers les principaux moyens de contrôle social de la bourgeoisie s'est traduite par le rejet des partis politiques et des syndicats, qui représente une faille sur le plan idéologique pour la bourgeoisie, marquée par l'épuisement des stratégies politiques qui ont émergé depuis la dictature et le discrédit des équipes successivement en place à la tête de l'Etat, aggravé par la corruption notoire en leur sein. Cependant, derrière un rejet indifférencié de la politique, réside le danger du rejet de toute politique, de l'apolitisme, qui constitue une faiblesse importante du mouvement. En effet, sans débat politique, il n'y a aucune possibilité d'avancée réelle de la lutte dont le sol nourricier est justement celui de la discussion pour comprendre la racine des problèmes contre lesquels on se bat, et qui ne peut se soustraire à une critique des fondements du système capitaliste.
Ce n'est donc pas un hasard si une faiblesse du mouvement a été l'absence d'assemblées de rues ouvertes à tous les participants où puissent se discuter les problèmes de société, les actions à mener, l'organisation du mouvement, son bilan et ses objectifs. Les réseaux sociaux ont constitué un moyen important pour la mobilisation et pour rompre l'atomisation. Mais ils ne pourront jamais remplacer le débat vivant et ouvert des assemblées.
Le poison du nationalisme n'a pas épargné le mouvement comme en ont témoigné la présence, dans les mobilisations, de nombreux drapeaux brésiliens et des mots d'ordre nationalistes, comme il n'était pas rare d'entendre l'hymne national dans les cortèges. Cela n'avait pas été le cas dans le mouvement des Indignés en Espagne. En ce sens, le mouvement de juin au Brésil a présenté les mêmes faiblesses que les mobilisations en Grèce ou dans les pays arabes, où la bourgeoisie a réussi à noyer la grande vitalité des mouvements dans un projet national de réforme ou de sauvegarde de l'Etat. Dans ce contexte, la protestation contre la corruption a bénéficié en dernière analyse à la bourgeoisie et à ses partis politiques, surtout ceux de l'opposition, qui, par ce moyen, espèrent retrouver un certain crédit politique dans la perspective des prochaines élections. Le nationalisme est une voie sans issue pour les luttes du prolétariat qui viole la solidarité internationale des mouvements de classe.
Malgré une participation majoritaire des prolétaires au mouvement, ceux-ci s'y sont impliqués de manière atomisée. Le mouvement n'est pas parvenu à mobiliser les travailleurs des centres industriels qui ont un poids important, surtout dans la région de São Paulo ; il ne l'a même pas proposé. La classe ouvrière, qui sans aucun doute a accueilli le mouvement avec sympathie et s'est même identifié à lui, parce qu'il luttait pour une revendication où elle reconnaissait ses intérêts, n'est pas parvenue à se mobiliser comme telle. Cette question de l'identité de classe n'est pas seulement une faiblesse au niveau de la classe ouvrière au Brésil, mais au niveau mondial. Ce comportement est en fait une caractéristique de la période où la classe ouvrière a du mal à affirmer son identité de classe, aggravée au Brésil par des décennies d'immobilité résultant de l'action des partis politiques et des syndicats, principalement le PT et la CUT.
Cette situation explique d'une certaine manière l'émergence de mouvements sociaux avec les caractéristiques de ceux qui ont surgi au Brésil, en Turquie, en Espagne, aux États-Unis, en Égypte, etc., où ce sont les nouvelles générations de prolétaires, beaucoup d'entre eux se trouvant sans emploi, qui se révoltent en comprenant que le capitalisme leur ferme toute possibilité d'avoir une vie décente et ressentent dans leur chair les souffrances de la précarisation de leur vie familiale.
En ce sens, les mobilisations au Brésil sont une source d'inspiration et laissent une grande leçon pour l'union du prolétariat brésilien et mondial : il n'y a pas de solution possible à nos problèmes dans le capitalisme ; cela dépend de la capacité du prolétariat a assumer sa responsabilité historique de lutter contre le capital, dans la recherche de son identité de classe à travers la solidarité non seulement du prolétariat au Brésil, mais au niveau mondial. C'est de cette manière que leur lutte convergera avec celle des jeunes prolétaires qui aujourd'hui se mobilisent contre le capital, et ce sera une référence pour eux.
Revolução Internacional, organe de presse du CCI au Brésil (09 août 2013)