Soumis par Revue Internationale le
Dans l’article précédent de cette série, nous avons examiné la manière dont les communistes de gauche, belges et italiens, autour de la revue Bilan dans les années 1930, avaient critiqué les conceptions des conseillistes de conseil hollandais de la phase de transition du capitalisme au communisme. Nous avons examiné principalement les aspects politiques de la période de transition, en particulier les arguments de Bilan qui considérait que les camarades hollandais sous-estimaient les problèmes posés par la révolution prolétarienne et par la recomposition inévitable d’une forme de pouvoir d’État durant la période de transition. Dans cet article, nous allons étudier les critiques portées par Bilan à ce qui constitue l’axe central du livre des communistes hollandais Grundprinzipien Kommunistischer Produktion und Veiteilung (Principes de la production et de la distribution communistes, publiés par le Groep van Internationale Communisten, GIC) : le programme économique de la révolution prolétarienne.
Les critiques de Bilan se concentrent autour de deux aspects principaux :
- Le problème de la valeur et de son élimination ;
- Le système de rémunération dans la période de transition.
La valeur et son élimination
L’auteur des articles de Bilan, Mitchell, commence par affirmer que la révolution prolétarienne ne peut être immédiatement le point de départ du communisme intégral, mais seulement ouvrir une période de transition, à la forme sociale hybride, encore marquée par les "stigmates" du passé, idéologiquement et dans leurs concrétisations les plus matérielles : la loi de la valeur et donc, également, l’argent et les salaires, bien que sous une forme modifiée. En bref, la force de travail ne cesse pas immédiatement d’être une marchandise parce que les moyens de production sont devenus propriété collective. Elle continue à être mesurée en termes de "valeur", cette qualité étrange qui "tout en trouvant sa source dans l'activité d'une force physique, le travail, n'a elle-même aucune réalité matérielle" [1]. Quant aux difficultés posées par la notion de valeur, Mitchell cite Marx dans sa préface au Capital, où il fait remarquer que, en ce qui concerne la forme-valeur : "Cependant, l’esprit humain a vainement cherché depuis plus de 2 000 ans à en pénétrer le secret" [2] (et il est juste de dire que cette question demeure une source de perplexité et de controverse, même parmi les disciples authentiques de Marx …).
Dans son effort pour en pénétrer le secret, pour découvrir ce qui fait qu’une marchandise "vaut" quelque chose sur le marché, Marx, en accord avec les économistes classiques, reconnait que le cœur de la valeur réside dans l'activité humaine concrète, dans le travail effectué au sein d'un rapport social donné - plus précisément, dans le temps de travail moyen incorporé dans la marchandise. Elle n'est pas un pur résultat de l'offre et de la demande, ni de caprices et de décisions arbitraires, même si ces éléments peuvent causer des fluctuations de prix. Elle est en fait le principe régulateur qui se cache derrière l'anarchie du marché. Mais Marx est allé plus loin que les économistes classiques en montrant comment elle est aussi la base de la forme particulière prise par l'exploitation dans la société bourgeoise et celle du caractère spécifique de la crise et de l'effondrement du capitalisme, à savoir une perte complète de contrôle par l'humanité de sa propre activité productive. Ces révélations ont conduit la majorité des économistes bourgeois à abandonner la théorie de la valeur-travail avant même que le système capitaliste soit entré dans sa période de déclin.
En 1928, l'économiste soviétique Isaak I. Roubine, qui allait bientôt être accusé de déviation du marxisme et éliminé comme beaucoup d'autres communistes, a publié une analyse magistrale de la théorie de la valeur de Marx, parue en français en 1978 sous le titre Essais sur la théorie de la valeur de Marx, publié par les Éditions François Maspero. Dès le début du livre, il insiste sur le fait que la théorie de la valeur de Marx est inséparable de sa critique du fétichisme de la marchandise et de la "réification" des rapports humains dans la société bourgeoise - la transformation d'un rapport entre les personnes en un rapport entre les choses : "La valeur est une relation de production entre des producteurs marchands autonomes ; elle prend la forme d’une propriété des choses et elle est en relation avec la répartition du travail social. Ou, si l’on considère le même phénomène d’un autre point de vue, la valeur est la propriété que possède le produit du travail de chaque producteur de marchandises et qui le rend échangeable contre les produits du travail de n’importe quel autre producteur de marchandises, dans un rapport déterminé qui correspond à un niveau donné de la productivité du travail dans les différentes branches de la production. Il s’agit d’un rapport humain qui prend la forme d’une propriété des choses et qui est en relation avec le procès de répartition du travail dans la production. En d’autres termes, il s’agit de rapports de production réifiés entre les hommes. La réification du travail dans la valeur est la conclusion la plus importante de la théorie du fétichisme ; elle explique le caractère inévitable de la "réification" des rapports de production entre les hommes dans une économie marchande." [3]
La gauche hollandaise était certainement consciente du fait que la question de la valeur et de son élimination était la clé de la transition vers le communisme. Son livre constituait une tentative pour élaborer une méthode permettant de guider la classe ouvrière dans le passage d'une société où les produits dominent les producteurs, à une autre société où les producteurs ont la maitrise directe de l'intégralité de la production et de la consommation. Sa démarche était de chercher comment remplacer les relations "réifiées", caractéristiques de la société capitaliste, par la simple transparence des rapports sociaux que Marx évoque dans le premier chapitre du Capital lorsqu'il décrit la future société des producteurs associés.
Comment les camarades hollandais envisageaient-ils d'y parvenir ? Comme nous l'écrivions dans la première partie de cet article (Revue internationale n° 151): "Pour les Grundprinzipien, la nationalisation ou la collectivisation des moyens de production peuvent parfaitement coexister avec le travail salarié et l’aliénation des ouvriers par rapport à ce qu’ils produisent. Ce qui est la clef, cependant, c’est que les travailleurs eux-mêmes, à travers leurs organisations enracinées sur les lieux de travail, disposent non seulement des moyens matériels de production mais de tout le produit social. Pour être sûrs, cependant, que le produit social reste aux mains des producteurs, du début à la fin du processus du travail (décisions sur quoi produire, en quelles quantités, distribution du produit y compris la rémunération du producteur individuel), il faut une loi économique générale qui puisse être sujette à des décomptes rigoureux : le calcul du produit social sur la base de la "valeur" du temps de travail moyen socialement nécessaire".
Pour Mitchell, comme nous l'avons vu, la loi de la valeur persiste inévitablement au cours de la période de transition. C'est évidemment le cas lors de la phase de guerre civile, où le bastion prolétarien "ne peut pas s'abstraire de l'économie mondiale continuant à évoluer sur une base capitaliste" (Bilan 34). Mais il fait aussi valoir que, même dans "l'économie prolétarienne" (et après la victoire sur la bourgeoisie dans la guerre civile), ce ne sont pas tous les secteurs de l'économie qui peuvent être immédiatement socialisés (il avait en tête l'exemple de l'énorme secteur paysan en Russie et dans toute la périphérie du système capitaliste). Il y aura donc échange entre le secteur socialisé et ces vestiges considérables de la production à petite échelle, et cela imposera, avec plus ou moins de force, les lois du marché au secteur contrôlé directement par le prolétariat. La loi de la valeur, au lieu d'être abolie par décret, doit plutôt passer par une sorte de retour historique : "si la loi de la valeur, au lieu de se développer comme elle le fît en allant de la production marchande simple à la production capitaliste, suivait le processus inverse de régression et d’extinction qui va de l’économie "mixte" au communisme intégral". (Bilan 34)
Mitchell estime que les camarades hollandais se trompent en pensant qu'il est possible d'abolir la loi de la valeur simplement par le calcul du temps de travail. D'abord, leur idée de formuler une sorte de loi mathématique comptable, qui permettra d'en finir avec la forme-valeur, se heurtera à des difficultés considérables. Pour mesurer précisément la valeur du travail, il faut établir le temps de travail "social moyen" incorporé dans les marchandises. Mais l'unité de cette moyenne sociale ne peut qu'être du travail non qualifié ou simple, c’est-à-dire du travail réduit à son expression la plus élémentaire : le travail qualifié ou composé doit être réduit à sa forme la plus simple. Et selon Mitchell, Marx lui-même a admis qu'il n'avait pas réussi à résoudre ce problème. En somme, "le phénomène de réduction du travail composé en travail simple (qui est la réelle unité de mesure) reste inexpliqué et […] par conséquent l’élaboration d’un mode de calcul scientifique du temps de travail, nécessairement fonction de cette réduction, est impossible ; probablement même que les conditions d’éclosion d’une telle loi ne s’avéreront réunies que lorsqu’elle deviendra inutile ; c’est-à-dire lorsque la production pourra faire face à tous les besoins et que, par conséquent, la société n’aura plus à s’embarrasser de calculs de travail, l’administration des choses n’exigeant plus qu’un simple enregistrement de matière. Il se passera alors dans le domaine économique un processus parallèle et analogue à celui qui se déroulera dans la vie politique où la démocratie sera superflue au moment où elle se trouvera pleinement réalisée." (Bilan 34)
Peut-être plus importante est la critique de Mitchell selon laquelle, tant à travers les moyens qu'elle propose pour avancer vers les objectifs plus élevés, qu'à travers sa définition des stades plus avancés de la nouvelle société, la vision du communisme qui se dégage des Grundprinzipien renferme en fait une forme déguisée de la loi de la valeur, du fait qu'elle s'appuie sur son essence, à savoir la mesure du travail par le temps de travail social moyen.
Pour étayer cet argument, Mitchell met en garde contre le danger que le "réseau non centralisé" d'entreprises envisagé dans les Grundprinzipien fonctionne en réalité comme une société de production marchande (ce qui n'est pas très différent de la vision anarcho-syndicaliste que les camarades hollandais critiquent à juste titre dans leur livre) : "[Les camarades hollandais] conviennent cependant justement que "la suppression du marché doit être interprétée dans le sens qu’apparemment le marché survit dans le communisme, tandis que le contenu social sur la circulation est entièrement modifié : la circulation des produits sur la base du temps de travail est l’expression du nouveau rapport social" (p. 110). Mais, précisément, si le marché survit (bien que le fond et la forme des échanges soient modifiés), il ne peut fonctionner que sur la base de la valeur. Cela, les internationalistes hollandais ne l’aperçoivent pas, "subjugués" qu’ils sont par leur formulation de "temps de travail" qui, en substance, n’est cependant pas autre chose que la valeur elle-même. D’ailleurs pour eux, il n’est pas exclu que dans le "communisme", on parlera encore de "valeur" ; mais ils s’abstiennent de dégager la signification, du point de vue du mécanisme des rapports sociaux, qui résulte du maintien du temps de travail et ils s’en tirent en concluant que, puisque le contenu de la valeur sera modifié, il faudra substituer à l’expression "valeur", celle de "temps de production", et qui évidemment ne modifiera en rien la réalité économique ; tout comme ils diront qu’il n’y a plus échange des produits, mais passage des produits (pp. 53 et 54). Également : "au lieu de la fonction de l’argent, nous aurons l’enregistrement du mouvement des produits, la comptabilité sociale, sur la base de l’heure de travail social moyenne." (p. 55)" (Bilan 34)
La rémunération du travail et la critique de l'égalitarisme
La critique que fait Mitchell à la défense, par la gauche hollandaise, de l'égalité des rémunérations à travers le système de bons de temps de travail est reliée à une critique plus générale que nous avons examinée dans la première partie de cet article : celle d'une vision abstraite où tout fonctionne en douceur dès le lendemain de l'insurrection. Mitchell reconnaît que les camarades hollandais ainsi que Hennaut partagent la distinction que fait Marx (développée dans la Critique du programme de Gotha) entre les étapes inférieure et supérieure du communisme, et partagent également l'idée que, dans la première étape, il y a encore une persistance du "droit bourgeois". Mais pour Mitchell, les camarades hollandais ont une interprétation unilatérale de ce que Marx disait dans ce document : "Mais outre cela, les internationalistes hollandais faussent la signification des paroles de Marx quant à la répartition des produits. Dans l'affirmation que l'ouvrier émarge au prorata de la quantité de travail qu'il a donnée, ils ne découvrent qu'un aspect de la double inégalité que nous avons soulignée et c'est celui qui résulte de la situation sociale de l'ouvrier (page 81) ; mais ils ne s'arrêtent pas à l'autre aspect qui exprime le fait que les travailleurs, dans un même temps de travail, fournissent des quantités différentes de travail simple (travail simple qui est la commune mesure s'exerçant par le jeu de la valeur) donnant donc lieu à une répartition inégale. Ils préfèrent s'en tenir à leur revendication : suppression des inégalités des salaires, qui reste suspendue dans le vide parce qu'à la suppression du salariat capitaliste ne correspond pas immédiatement la disparition des différenciations dans la rétribution du travail" (Bilan 35, republié dans la Revue internationale n° 131)
En d'autres termes, bien que les camarades hollandais soient en continuité avec Marx qui voyait que les situations différentes dans lesquelles se trouvent les travailleurs individuels signifient une persistance de l'inégalité ("Mais un individu l'emporte physiquement ou moralement sur un autre, il fournit donc dans le même temps plus de travail ou peut travailler plus de temps (…) D'autre part : un ouvrier est marié, l'autre non ; l'un a plus d'enfants que l'autre, etc., etc.", comme le dit Marx dans la Critique du programme de Gotha [4]), ils ignorent le problème plus profond du calcul du travail simple, ce qui veut dire que la rémunération des travailleurs sur la seule base des heures de travail signifie que des travailleurs dans la même situation sociale, mais travaillant avec des moyens de production différents ne seront pas rétribués de la même manière.
Mitchell critique Hennaut pour des motifs similaires : "Le camarade Hennaut apporte une solution semblable au problème de la répartition dans la période de transition, solution qu'il tire également d'une interprétation erronée parce qu'incomplète des critiques de Marx du programme de Gotha. Dans Bilan, page 747, il dit ceci :"l'inégalité que laisse subsister la première phase du socialisme résulte non pas de la rémunération inégale qui serait appliquée à diverses sortes de travail : le travail simple du manœuvre ou le travail composé de l'ingénieur avec, entre ces deux extrêmes, tous les échelons intermédiaires. Non, tous les genres de travail se valent, seules "sa durée" et "son intensité" devant être mesurées ; mais l'inégalité provient de ce qu'on applique à des hommes ayant des capacités et des besoins différents, des tâches et des ressources uniformes". Et Hennaut renverse la pensée de Marx lorsqu'il lui fait découvrir l'inégalité dans le fait que "la part au profit social restait égale - à prestation égale, bien entendu - pour chaque individu, alors que leurs besoins et l'effort déployé pour atteindre à une même prestation étaient différents" tandis que, comme nous l'avons indiqué, Marx voit l'inégalité dans le fait que les individus reçoivent des parts inégales, parce qu'ils fournissent des quantités inégales de travail et que c'est en cela que réside l'application du droit égal bourgeois." (Bilan )
En même temps, la base de ce rejet de l'égalitarisme "absolu" dans les premières phases de la révolution est une critique profonde de la notion même d'égalité : "le fait que dans l'économie prolétarienne le mobile fondamental n'est plus la production sans cesse élargie de plus-value et de capital, mais la production illimitée de valeurs d'usage, ne signifie pas que les conditions sont mûres pour un nivellement des "salaires" se traduisant par une égalité dans la consommation. D'ailleurs, pas plus une telle égalité ne se place au début de la période transitoire, qu'elle ne se réalise dans la phase communiste avec la formule inverse "à chacun selon ses besoins". En réalité l'égalité formelle ne peut exister à aucun moment, tandis que le communisme enregistre finalement l'égalité réelle dans l'inégalité naturelle." (Ibid)
L'adhésion de Marx au communisme a commencé par un rejet du communisme de "caserne" ou vulgaire qui s'était développé dans les premiers temps du mouvement ouvrier et, contre ce genre de "collectivisme au rabais", réalisé dans une certaine mesure par le capitalisme d'État stalinien, il oppose une association des individus libres où sera cultivée en positif "l'inégalité" naturelle ou la diversité.
Les bons de temps de travail et le système de rémunération
L'autre cible de la critique de Mitchell est la vision du GIC selon laquelle rémunérer le travail sur la base du temps de travail - le fameux système de bons de temps de travail - aurait déjà permis de surmonter l'essentiel du salariat. Mitchell ne semble pas être en désaccord avec le plaidoyer de Marx en faveur de ce système dans la Critique du programme de Gotha, car il le cite sans critique dans son article. Il est également d'accord avec Marx en ceci que, dans ce mode de distribution, l'argent a perdu son caractère de ""richesse abstraite" (…) capable de s'approprier n'importe quelle richesse" (Bilan 34). Mais contrairement au GIC, Mitchell souligne la continuité de ce mode de distribution avec le salariat plutôt que sa discontinuité, car il met particulièrement l'accent sur le passage de la Critique du Programme de Gotha où Marx dit franchement que "C'est manifestement ici le même principe que celui qui règle l'échange des marchandises pour autant qu'il est échange de valeurs égales. Le fond et la forme diffèrent parce que, les conditions étant différentes, nul ne peut rien fournir d'autre que son travail et que, par ailleurs, rien ne peut entrer dans la propriété de l'individu que des objets de consommation individuelle. Mais pour ce qui est du partage de ces objets entre producteurs pris individuellement, le principe directeur est le même que pour l'échange de marchandises équivalentes : une même quantité de travail sous une forme s'échange contre une même quantité de travail sous une autre forme."
En ce sens, il semble que Mitchell estime que les bons de temps de travail sont une sorte de salaire, qu'il ne les considère pas comme un système de qualité supérieure dans les premières étapes de la révolution : le système d'égalité de rationnement dans la révolution russe n'était pas "une méthode économique capable d'assurer le développement systématique de l'économie, mais du régime d'un peuple assiégé qui bandait toutes ses énergies vers la guerre civile". (Bilan 35).
Pour Mitchell, la clé de l'abolition réelle de la valeur ne résidait pas vraiment dans le choix des formes particulières dans lesquelles le travail serait rétribué dans la période de transition, mais dans la capacité à surmonter les horizons étroits du droit bourgeois en créant une situation où, selon les termes de Marx, "toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance" [5]. Seule une telle société pourrait "écrire sur ses drapeaux : "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !" [6]". (Bilan 35)
Commentaires sur une réponse à la critique de Mitchell
Les camarades du GIC n'ont pas répondu aux critiques de Mitchell et le communisme de conseils, en tant que courant organisé, a plus ou moins disparu. Mais le camarade américain David Adam, qui a beaucoup écrit au sujet de Marx, Lénine et la période de transition [7], s'identifie dans une certaine mesure avec la tradition représentée par le GIC et Mattick en Amérique. Dans une correspondance avec l'auteur de cet article, il a fait ces commentaires à propos de Mitchell et Bilan : "En ce qui concerne la lecture par Bilan de la Critique du programme de Gotha par Marx, je pense que c'est confus. Bilan identifie clairement la première phase du communisme avec celle de la transition vers le communisme où s'exerce la loi de la valeur, et semble identifier l'existence d'un "droit bourgeois" avec la loi de la valeur. Je pense que cela crée des problèmes, et non des moindres, concernant l'interprétation des Grundprinzipien. Bilan identifie avec la loi de la valeur le genre de comptabilité défendu par la Gauche hollandaise, alors que les Grundprinzipien sont clairs sur le fait qu'ils parlent d'une société socialiste émergeant après la période de la dictature du prolétariat, ce qui est en accord avec Marx. Mitchell semble également penser que la Gauche hollandaise parle d'une phase de transition dans laquelle le marché existe encore, et ce n'est pas le cas. Donc je pense que cela diminue la valeur de la critique faite aux Grundprinzipien, parce que je ne pense pas que celle-ci ait compris Marx. Et cela pourrait signifier que Bilan ne voit pas la nécessité d'une transformation des relations économiques dès le début du processus révolutionnaire, comme si la loi de la valeur ne pouvait tout simplement pas passer par "des changements profonds de nature" et finalement disparaître. Toute l'idée de sa disparition est liée à l'émergence d'un contrôle social efficace sur la production, qui est la première étape à laquelle le communisme s'attache. Mais Bilan semble dire qu'une fois que ces mécanismes de planification auront été élaborés, ils ne seront plus nécessaires. Je ne pense pas que ce soit vrai".
Ici, il y a plusieurs éléments différents :
1. Les camarades hollandais ont-ils toujours été clairs quant à la distinction entre les étapes inférieure et supérieure du communisme ? Nous avons vu que Mitchell accepte, comme eux, de faire cette distinction. Dans l'article précédent, nous avons aussi cité un passage des Grundprinzipien qui reconnaît clairement que la mesure du travail individuel devient moins importante au moment où on arrive au communisme intégral. Mais nous avons vu aussi que les Grundprinzipien contiennent un certain nombre d'ambiguïtés. Comme nous l'avons noté dans la première partie de cet article, ils semblent parler bien trop rapidement d'une société fonctionnant comme une association de producteurs libres et égaux, sans dire toujours clairement s'ils parlent d'un avant-poste prolétarien particulier ou d'une situation où la bourgeoisie a été renversée mondialement.
2. Peut-être la question ici est-elle de savoir si Marx lui-même envisageait l'étape inférieure du communisme comme commençant après ou pendant la dictature du prolétariat. Cela exigerait une discussion beaucoup plus longue. Il est certain que la période de transition, au sens plein du terme, ne peut débuter durant une phase dominée par la guerre civile et la lutte contre la bourgeoisie. Mais à notre avis, même après cette victoire "initiale" politique et militaire sur l'ancienne classe dirigeante, le prolétariat ne peut commencer la transformation communiste positive de la société sur la base de sa domination politique, parce qu'il ne sera pas la seule classe de la société. Nous reviendrons sur ce problème dans un futur article.
3. Est-ce que la mesure de la production et de la distribution en termes de temps de travail est nécessairement une forme de valeur , comme cela ressort de Mitchell lorsqu'il critique les internationalistes hollandais pour être "subjugués" (…) par leur formulation de "temps de travail" qui, en substance, n'est cependant pas autre chose que la valeur elle-même" (Bilan 34). Comme toujours avec la question de la valeur, cela soulève des questions complexes. Peut-il y avoir une valeur sans valeur d'échange ?
Il est vrai que Marx avait été obligé, dans Le Capital, de faire une distinction théorique entre la valeur et la valeur d'échange, "Le quelque chose de commun qui se montre dans le rapport d'échange ou dans la valeur d'échange des marchandises est par conséquent leur valeur ; et une valeur d'usage, ou un article quelconque, n'a une valeur qu'autant que du travail humain est matérialisé en lui." [8]
Cependant, comme le souligne Roubine, il n'en demeure pas moins que : "la "forme valeur" est la forme la plus générale de l'économie marchande ; elle caractérise la forme sociale acquise par le processus de production à un niveau donné du développement historique. Puisque l'économie politique analyse une forme de production sociale historiquement transitoire, la production marchande capitaliste, la "forme valeur" est l'une des pierres angulaires de la théorie de la valeur de Marx. Comme cela apparaît dans le passage cité ci-dessus, la forme valeur est étroitement liée à la "forme marchandise", c'est-à-dire à la caractéristique fondamentale de l'économie contemporaine, à savoir le fait que les produits du travail sont produits par des producteurs privés et autonomes. C'est seulement par l'intermédiaire de l'échange des marchandises que s'établit la connexion entre les travaux des producteurs." [9]
Les deux aspects, la valeur et la valeur d'échange, n'ont une application générale que dans le contexte des rapports sociaux de la société marchande capitaliste. Une société qui ne fonctionne plus sur la base d'échanges entre unités économiques indépendantes n'est plus régie par la loi de la valeur, si bien que la question qui se pose est de savoir jusqu'à quel point la Gauche hollandaise envisageait la survie des relations d'échange dans la phase inférieure du communisme. Et comme nous l'avons mentionné, il existe aussi des ambiguïtés dans les Grunprinzipien à ce sujet. Précédemment dans cet article, nous avons cité l'argument de Mitchell selon lequel le réseau d'entreprises envisagé par le GIC semble conserver des rapports marchands de ce type. D'autre part, d'autres passages vont dans le sens contraire et il y a de bonnes raisons de penser qu'ils expriment plus fidèlement la pensée du GIC. Par exemple, au chapitre 2, dans la section intitulée "communisme libertaire", le GIC développe une critique de l'anarchiste français Faure, qui indique clairement que le GIC est en faveur de forger l'économie en une seule unité : "On ne peut reprocher au système de Faure de réunir toute la vie économique en une seule unité organique. Cette fusion est l’aboutissement d’un processus que les producteurs-consommateurs doivent effectuer eux-mêmes. Mais pour cela, il faut que soient jetées les bases qui leur en donnent la possibilité." [10]
Il faut ajouter que l'argument de Mitchell selon lequel toute forme de mesure du temps de travail est essentiellement une expression de la valeur n'est pas validé par la démarche de Marx dans ses descriptions de la société communiste. Dans les Grundrisse, par exemple, Marx affirme que "Sur la base de la production communautaire, la première loi économique demeure donc l'économie de temps, ainsi que la distribution rationnelle du temps de travail entre les différentes branches de la production. Cette loi y gagne encore en importance. Mais tout cela diffère fondamentalement de la mesure des valeurs d'échange (des travaux et des produits du travail) par le temps de travail. Les travaux des individus participant à la même branche d'activité et les multiples types de travail ne diffèrent pas seulement en quantité, mais aussi en qualité. Or, qu'implique simplement la différence quantitative des choses, si ce n'est la qualité elle-même ? Si l'on mesure quantitativement des travaux, c'est qu'ils sont semblables et que leur qualité est la même." [11]
La vraie faiblesse du GIC se trouve, dirions-nous, moins dans ses concessions occasionnelles à l'idée de marché, mais dans sa foi démesurée dans le système comptable. Comme le dit le GIC dans la phrase qui suit le passage cité ci-dessus : "Pour atteindre ce but, ils doivent tenir une comptabilité exacte du nombre d’heures de travail qu’ils ont effectuées, sous toutes les formes, de façon à pouvoir déterminer le nombre d’heures de travail que contient chaque produit. Aucune "administration centrale" n’a plus alors à répartir le produit social ; ce sont les producteurs eux-mêmes, qui, à l’aide de leur comptabilité en termes de temps de travail, décident de cette répartition." [12] Nul doute que le calcul du montant exact du temps de travail effectué par les producteurs est extrêmement important, mais le GIC semble totalement sous-estimer à quel point le maintien du contrôle sur la vie économique et politique au cours de la période de transition est une lutte pour le développement de la conscience de classe, pour la construction consciente de nouveaux rapports sociaux, une lutte qui va beaucoup plus loin que l'élaboration d'un système comptable.
4. Bilan sous-estime-t-il la nécessité d'un changement radical, social et économique, dès le début ? C'est peut-être une critique plus importante. Par exemple, dans la critique par Mitchell de la rémunération égalitaire, celui-ci soutient qu'un tel système nuirait à la productivité du travail et que, pour arriver au communisme, un développement prodigieux des forces productives est nécessaire. Il est certain que la réalisation du communisme repose sur une transformation et un développement profonds des forces productives. Mais la question clé ici est la suivante : sur quelle base ce développement aura-t-il lieu ? Nous savons que le dernier chapitre de l'étude de Mitchell contient un clair rejet du "productivisme", du sacrifice de la consommation des travailleurs au profit du développement de l'industrie et que, tout au long de son existence, ce fut un aspect fondamental de la critique portée par Bilan à la soi-disant "réalisation du socialisme" en URSS. Néanmoins, comme Mitchell insiste tellement sur le fait que le salariat, au moins pour l'essentiel, ne peut pas disparaître jusqu'à un stade beaucoup plus avancé de la transformation révolutionnaire, le doute demeure de savoir si Mitchell ne préconise pas une version plus "ouvrière" de "l'accumulation socialiste".
Dans le dernier numéro de Bilan (n° 46, Décembre-Janvier 1938), un lecteur, répondant à la série d'articles "Problèmes de la période de transition", va jusqu'à rejeter les camarades de Bilan comme un nouveau type de réformistes pour lesquels la révolution ne fera que remplacer un ensemble de maîtres par un autre (voir ci-après, dans "Écho à l'étude de la période de transition", le contenu de cette lettre et la réponse de Mitchell).
Nous pensons évidemment que cette accusation manque à la fois d'esprit de camaraderie et de fondement, mais deux faiblesses principales de l'arsenal théorique de Bilan lui donnent un semblant de réalité : sa difficulté à voir la nature capitaliste de l'URSS, même dans les années 1930, et son incapacité à rompre avec la notion de dictature du parti. Malgré toutes leurs critiques du régime stalinien et leur reconnaissance du fait qu'une forme d'exploitation existait en URSS, les camarades de Bilan restaient toujours attachés à l'idée que la nature collectivisée de l'économie "soviétique" lui conférait un caractère prolétarien, même dégénéré. Cela semble trahir une sorte de difficulté à tirer les conséquences de ce qui était déjà fondamentalement compris par la gauche italienne, à savoir qu'une économie fondée sur salariat ne peut qu'être capitaliste, que la propriété des moyens de production soit "individuelle" ou "collective". Et une conséquence de cette difficulté serait une réticence à voir la lutte contre le salariat comme étant une partie intégrante de la révolution sociale. Et c'est justement un autre aspect de la lutte pour laquelle David Adam appelle au "contrôle social effectif de la production" par les travailleurs eux-mêmes.
En même temps, l'idée que le rôle du parti est d'exercer la dictature du prolétariat (bien qu'en évitant en quelque sorte une imbrication avec l'État [13]) va à l'encontre de la nécessité que la classe ouvrière impose son contrôle à la fois sur la production et sur l'appareil du pouvoir politique. Il est certain que les travailleurs devront beaucoup apprendre pour prendre en charge la production, pas seulement dans le cadre de l'entreprise individuelle, mais dans la société tout entière. La même chose s'applique à la question du pouvoir politique, qui n'est en tous cas pas une sphère séparée du problème de la réorganisation de la vie économique. Il est également vrai que Bilan a toujours compris que les travailleurs devraient apprendre de leurs propres erreurs et qu'ils ne pourraient pas marcher vers le socialisme sous la contrainte. Néanmoins, l'idée de la dictature du parti conserve l'idée plutôt substitutionniste que les travailleurs ne seront en mesure de prendre le plein contrôle de leur destin qu'à un certain moment dans l'avenir, et que jusque-là, une minorité de la classe doit se maintenir au pouvoir "en leur nom".
Précisément, parce que la gauche italienne était un courant prolétarien et non une variante du réformisme, ces faiblesses pouvaient être traitées le moment venu et surmontées, comme elles l'ont été en particulier par la Fraction française et par des éléments au sein du parti formé en Italie en 1943. À notre avis, c'est la Fraction française, plus tard la Gauche Communiste de France, qui a poussé le plus loin ces clarifications et ce n'est pas un hasard si elle a pu, dans les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, s'engager dans un débat fructueux avec la tradition et les organisations de la gauche communiste hollandaise. Nous y reviendrons dans le prochain article de cette série.
Nous ne prétendons pas avoir résolu toutes les questions soulevées par le débat entre les gauches italienne et hollandaise sur la période de transition. Ces questions - telles que la façon dont la loi de la valeur sera éliminée, comment le travail sera rémunéré, comment les travailleurs garderont le contrôle sur la production et la distribution - restent à clarifier, voire ne peuvent être ni ne seront définitivement résolues qu'au cours de la révolution elle-même. Mais nous pensons que les contributions et les discussions développées par ces révolutionnaires dans une période sombre de défaite de la classe ouvrière restent un point de départ théorique indispensable pour les débats qui seront un jour peut-être utilisés pour guider la transformation pratique de la société.
CD Ward
[1] Bilan 34, republié dans la Revue internationale n° 130.
[2] Préface de la première édition du Capital. Éditions La Pléiade. Œuvres Économie. I. p. 147.
[3] Roubine. Essais sur la théorie de la valeur de Marx, Éditions Maspéro. Chapitre 8, p 111.
[4] Critique du programme de Gotha. Troisièmement, La conséquence : "Et comme le travail productif n'est possible …". https://www.marxists.org/francais/marx/works/1875/05/18750500a.htm.
[5] Critique du Programme de Gotha. Idem.
[6] Idem
[7] Par exemple : https://libcom.org/article/karl-marx-and-state; https://www.libcom.org/library/lenin-liberal-reply-chris-cutrone.
[8] Marx Le Capital ; Éditions La Pléiade Économie I. Livre Premier ; Marchandise et Monnaie ; La marchandise. p. 565.
[9] Isaak I. Roubine. Essais sur la théorie de la valeur de Marx. Éditions François Maspero. Chapitre 12, p. 160.
[10] Fondements de la production et de la distribution communiste, traduction en français des Grunprinzipien publiée sur le site mondialisme.org ; Chapitre 2 ; Le communisme libertaire.
[11] Marx. Grundrisse. Éditions 10 18. Chapitre de l'argent. Temps de travail et production communautaire, p 181. L'hypothèse de Mitchell selon laquelle la mesure du temps de travail est toujours égale à une valeur est mentionnée dans les critiques aux Grundprinzipien dans notre livre en anglais sur la Gauche germano hollandaise. Le dernier paragraphe de cet article s'exprime en ces termes: "La faiblesse ultime des Grundprinzipien réside dans la question même de la comptabilité du temps de travail, même dans une société communiste avancée qui a dépassé la pénurie. Economiquement, ce système pourrait réintroduire la loi de la valeur, en attribuant au temps de travail nécessaire à la production une valeur comptable plutôt que sociale. Ici, le GIC va à l'encontre Marx, pour qui la mesure standard dans la société communiste n'est plus le temps de travail, mais le temps libre, le temps de loisirs". Ce dernier point est sans aucun doute tiré du passage des Grundrisse où Marx écrit: "La richesse véritable signifie, en effet, le développement de la force productive de tous les individus. Dès lors, ce n'est plus le temps de travail mais le temps disponible qui mesure la richesse" (Grundrisse. Édition 10 18 ; 3. Chapitre du capital ; Chapitre troisième. p. 348). Mais, pour Marx, cela ne signifiait pas que la société cesserait de mesurer le temps qui lui est nécessaire pour subvenir à ses nécessités et pour satisfaire les capacités créatrices de chaque individu. Cela est clairement exprimé dans les Théories sur la plus-value où Marx écrit : "le temps de travail, même après suppression de la valeur d'échange, demeure toujours la substance créatrice de la richesse et la mesure des coûts que la production requiert. Mais le temps libre, le temps disponible, est la richesse même, d'une part pour jouir des produits, d'autre part pour l'activité libre, activité qui n'est pas déterminée, comme le travail, par la contrainte d'une finalité extérieure qu'il faut satisfaire, dont la satisfaction est une nécessité naturelle ou un devoir social, comme on voudra." (Livre IV du Capital. Tome 3. Chapitre 21. Opposition aux économistes. Le temps libre considéré comme la véritable richesse. Éditions sociales. P. 301).
[12] Fondements de la production et de la distribution communiste. Ibid
[13] Les contradictions de Bilan sur "la dictature du parti" sont examinées de façon plus développée dans l'article de la série "Le communisme n’est pas un bel idéal, mais une nécessité matérielle", intitulé "Les années 1930: le débat sur la période de transition" et publié dans le n° 127 de la Revue internationale.