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1920 : BOUKHARINE ET LA PÉRIODE DE TRANSITION
Dans le dernier article de cette série (Revue internationale n°95), nous avons examiné de près le programme de 1919 du Parti communiste de Russie, estimant qu’il représente l’étalon du plus haut niveau de compréhension atteint par les révolutionnaires de cette époque quant aux formes, aux méthodes et aux buts de la transformation communiste de la société. Mais un tel examen serait incomplet si l’on ne prenait pas en compte, à côté des mesures pratiques mises en avant dans le programme du PCR, le plus sérieux effort d’élaboration d’un cadre théorique plus général pour analyser les problèmes de la période de transition. Ce dernier, comme le programme lui-même, a été rédigé par Nicolas Boukharine que Lénine considérait comme «le théoricien du parti le plus précieux et le plus important» ; et le texte en question est L’Économique de la période de transition, rédigé en 1920. Selon le responsable de l’édition en anglais de ce livre, en 1971, «Jusqu’à l’introduction du plan quinquennal en 1928 qui a coïncidé avec la chute de Boukharine comme leader du Combiner, l’Économique de la période de transition était considéré comme une oeuvre théorique du parti bolchevik d’une importance comparable à celle de L’État et la révolution de Lénine.» [1]
Comme nous le verrons, le livre de Boukharine contient certaines faiblesses fondamentales qui ne lui ont pas permis de passer l’épreuve du temps contrairement à L’État et la révolution. Il reste, cependant, une importante contribution à la théorie marxiste.
Une véritable contribution à la théorie marxiste
Boukharine s’était fait connaître pendant la grande guerre impérialiste lorsque, avec Piatakov et d’autres, il fut un membre actif du groupe d’exilés bolcheviks en Suisse (le groupe appelé «groupe Baugy») qui se situait à l’extrême gauche du parti. En 1915, il a publié L’impérialisme et l’économie mondiale dans lequel il montre que le capitalisme, précisément en devenant un système global avec une économie mondiale, avait créé les conditions de son propre dépassement; mais que, loin de le faire évoluer pacifiquement vers un ordre mondial harmonieux, cette «globalisation» avait plongé le système dans l’agonie de l’effondrement violent. Cette ligne de pensée était parallèle à celle de Rosa Luxemburg. Dans son livre L’accumulation du capital (1913), Luxemburg, avec des références plus approfondies aux contradictions fondamentales du capitalisme, avait démontré pourquoi la période d’expansion du capitalisme arrivait maintenant à son terme. Comme Luxemburg, Boukharine a montré que la forme concrète du déclin du capitalisme était l’exacerbation de la concurrence inter-impérialiste, culminant dans la guerre mondiale. L’impérialisme et l’économie mondiale a aussi fait date dans l’analyse marxiste du capitalisme d’État, le régime économique et politique totalitaire requis par l’exacerbation des antagonismes impérialistes «à l’extérieur» et des antagonismes sociaux «à l’intérieur». La subordination relative de la concurrence au sein de chaque pays capitaliste, insistait Boukharine, n’est que le corollaire de l’accentuation du conflit entre les «trusts capitalistes d’État» nationaux pour la domination du marché mondial.
Dans son article «Vers une théorie de l’État impérialiste» (1916), Boukharine allait plus loin dans les implications de ces développements. La montée de cette pieuvre capitaliste d’État national, qui étendait ses tentacules à tous les aspects de la vie sociale et économique, avait amené Boukharine (tout comme Pannekoek l’avait fait quelques années plus tôt) à revoir les classiques du marxisme et à revenir à la défense de la vision que le prolétariat n’aurait pas à conquérir un tel État mais devrait lutter pour sa «destruction révolutionnaire» et pour la création de nouveaux organes de pouvoir politique. Une autre conclusion tout aussi importante, tirée de cette analyse de la nouvelle phase du capitalisme, est résumée dans les «Thèses» que le groupe Baugy a présentées à la conférence de Berne du parti bolchevik en 1915. Ici, Boukharine et Piatakov, dans la même ligne que les arguments présentés par Luxemburg au même moment, appelaient le parti à rejeter le slogan de «l’autodétermination nationale» et de «la libération nationale» :
«L’époque impérialiste est une époque d’absorption des petits États par les grands États nationaux. (...) Il est donc impossible de lutter contre l’inféodation des nations autrement qu’en luttant contre l’impérialisme, donc (ergo) par des luttes contre le capital financier, donc (ergo) contre le capitalisme en général. Toute déviation de cette voie, toute mise en avant de tâches «partielles», de «libération des nations» dans le royaume de la civilisation capitaliste, signifie dévier les forces prolétariennes de la solution réelle du problème.» [2]
Dans un premier temps, Lénine fut furieux contre Boukharine sur les deux points. Mais s’il n’a jamais changé d’opinion sur la question nationale, il a été peu à peu convaincu par ce qu’il avait taxé, à l’origine, de position «semi-anarchiste» de Boukharine sur l’État lorsqu’il a exposé sa nouvelle vision dans L’État et la révolution en 1917.
Il est donc clair qu’à cette étape de germination et de floraison de la révolution prolétarienne provoquée par la guerre mondiale, Boukharine était à la pointe même de l’effort marxiste pour comprendre les nouvelles conditions apportées par la décadence du capitalisme et nombre de ses contributions théoriques les plus importantes apparaissent non seulement dans l’Économique de la période de transition mais y sont aussi plus élaborées.
En premier lieu, il faut considérer le livre de Boukharine de pair avec d’autres travaux féconds tels que La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky de Lénine ainsi que Terrorisme et communisme de Trotsky qui constituaient la réponse des bolcheviks au marxisme abâtardi de Kautsky. Celui-ci était passé d’une position centriste et pacifiste à celle d’une défense totale de l’ordre bourgeois contre la menace de la révolution. Malgré cela, il se proclamait toujours le roi de l’orthodoxie marxiste. Lénine a essentiellement dénoncé la défense que faisait Kautsky de la démocratie bourgeoise contre la démocratie prolétarienne des soviets, alors que, dans son livre, Trotsky s’était centré sur le problème de la violence révolutionnaire. Pour sa part, Boukharine avait élaboré L’impérialisme et l’économie mondiale ainsi que d’autres travaux similaires comme une polémique contre la théorie de Kautsky du «super-impérialisme» qui prétendait que le capitalisme avançait vers un ordre mondial unifié dans lequel la guerre ne pourrait être qu’une aberration. Dans l’Économique de la période de transition, il se proposait de rétablir la conception marxiste de la transformation révolutionnaire de la société contre la vision idyllique de kautsky d’une transition pacifique et ordonnée au socialisme. Faisant écho à Marx, Boukharine insiste sur le fait que, pour qu’un nouvel ordre social puisse émerger, l’ancien ordre doit traverser une période de profonde crise et d’effondrement; et c’est encore plus vrai pour le passage du capitalisme au communisme : «...l’expérience de toutes les révolutions qui jouèrent un rôle positif important précisément du point de vue du développement des forces productives, prouve que ce développement fut réalisé au prix de leur gaspillage et de leur destruction... S’il en est ainsi... il est clair a priori que la révolution prolétarienne s’accompagne inévitablement d’un affaiblissement extrêmement profond des forces productives car aucune révolution n’entraîne une rupture aussi profonde des rapports anciens et la reconstruction de ceux-ci sur une nouvelle base.» [3]
L’Economique de la période de transition est dans une large mesure une défense de la révolution russe malgré les «coûts» considérables qu’elle a engendrés. Il dénonce aussi tous ceux qui se servaient de ces «coûts» pour pousser les ouvriers à être de bons citoyens, respectueux des lois bourgeoises et pour lesquels le seul espoir de changement social ne résidait que dans les urnes électorales.
Deuxièmement, l’Economique de la période de transition réitère l’argument selon lequel le capitalisme, bien qu’il soit effectivement devenu une économie mondiale, est incapable d’organiser les forces productives de l’humanité - en tant que sujet conscient et unifié - dans la mesure où c’est précisément quand la concurrence capitaliste atteint ce stade qu’elle est poussée à ses conséquences les plus extrêmes et les plus catastrophiques. Mais sur ce point, Boukharine va plus loin et en arrive à faire un certain nombre d’anticipations brillantes sur le mode de fonctionnement du capitalisme dans son époque de décadence, notamment à travers sa tendance naturelle à survivre au moyen de la stérilisation et de la destruction complète des forces productives avant tout à travers l’économie de guerre et la guerre elle-même. C’est là que Boukharine introduit le concept de «reproduction élargie négative» - formule qu’on peut éventuellement remettre en question mais il met le doigt sur une réalité fondamentale. Il en fait de même lorsqu’il montre que, malgré sa croissance apparente, la production de guerre, en réalité, ne signifie pas une extension mais une destruction de capital : «La production de guerre a une tout autre signification : un canon ne se transforme pas en élément d’un nouveau cycle productif; la poudre explose dans l’air et ne revient sous aucune forme nouvelle dans le cycle de production suivant. Tout au contraire. L’effet économique de ces éléments in actu est une grandeur purement négative (...). Examinons par exemple les moyens de consommation qui entretiennent l’armée. Dans ce cas également, on observe la même chose. Les moyens de consommation n’engendrent pas alors de forces de travail puisque les soldats ne figurent pas dans le processus de production ; ils en sont exclus, ils sont situés en dehors du processus de production (...) le processus de reproduction revêt avec la guerre un caractère "déformé", régressif, négatif : dans tous les cycles productifs ultérieurs, la base réelle de la production devient toujours plus étroite ; le "développement" s’accomplit selon une spirale qui ne s’élargit pas, mais qui rétrécit constamment.» [4] Dans le capitalisme décadent cette spirale toujours plus étroite constitue la réalité essentielle de l’activité économique, même en dehors des périodes de guerre ouverte totale, à la fois à cause de la tendance à l’économie de guerre permanente et parce que, de plus en plus, le capitalisme finance sa «croissance» à travers le stimulant totalement artificiel de l’endettement. La vision de Boukharine est une brillante réfutation de tous les adorateurs de la croissance économique qui se rient de la notion de décadence du capitalisme parce qu’ils sont incapables de voir l’essence décadente, fictive de cette croissance.
Également sur la question du capitalisme d’État, l’Économique de la période de transition reprend des formulations antérieures sur le capitalisme d’État, le présentant comme la forme caractéristique de l’organisation politique du capital dans son époque de déclin. Boukharine rappelle la double fonction du capitalisme d’Etat : d’une part limiter la concurrence économique au sein de chaque capital national, ce qui crée les meilleures conditions pour assumer la concurrence économique et surtout la concurrence militaire sur l’arène mondiale ; d’autre part il s’agit de préserver la paix sociale dans une situation où les souffrances engendrées par la crise économique et la guerre tendent à pousser le prolétariat vers une confrontation avec le régime bourgeois. Il faut particulièrement souligner comment Boukharine met en évidence l’arme la plus efficace dont le capitalisme d’Etat s’est doté pour maintenir l’ordre existant à travers l’annexion des anciennes organisations ouvrières, leur incorporation dans l’Etat Léviathan : «...la méthode de transformation était la même méthode de subordination à l’Etat bourgeois omniprésent. La trahison des partis socialistes et des syndicats s’exprima précisément en ceci qu’ils se mirent au service de l’Etat bourgeois, qu’ils furent à vrai dire étatisés par cet Etat impérialiste, qu’ils se transformèrent en «section ouvrière» de la machine militaire.» [5]
Cette lucidité sur les caractéristiques et les formes de capitalisme en déclin s’accompagnait d’une compréhension authentique des méthodes et des buts de la révolution prolétarienne. L’Economique de la période de transition montre qu’une révolution ayant pour but de remplacer les lois aveugles de la marchandise par la régulation consciente de la vie sociale assumée par une humanité libérée, ne peut être qu’une révolution consciente, fondée sur l’auto-activité et l’auto-organisation du prolétariat à travers ses nouveaux organes de pouvoir politique que sont les conseils et les comités d’usine. En même temps, la révolution engendrée par l’effondrement de l’économie capitaliste mondiale ne pouvait être qu’une révolution mondiale et ne pouvait parvenir à ses buts ultimes qu’à l’échelle de tout le globe. Les paragraphes de conclusion de Boukharine résument les espoirs internationalistes authentiques de l’époque, anticipant un futur dans lequel «pour la première fois depuis qu’existe l’humanité, un système construit harmonieusement dans toutes ses parties sera créé ; il ne connaît ni l’anarchie sociale, ni l’anarchie dans la production. Il élimine à jamais la lutte des hommes entre eux, et rassemble toute l’humanité en une seule collectivité qui embrasse rapidement les richesses incalculables de la nature.» [6]
Confondre l’embryon et l’être humain achevé
La reconnaissance des moyens et des buts authentiques de la révolution prolétarienne ne peut cependant rester au niveau des généralités ; elle doit se vérifier concrètement dans le processus révolutionnaire lui-même -ce qui fut extrêmement difficile dans le cas de la révolution russe qui a occasionné une expérience douloureuse et des années de réflexion. Globalement le travail de tirer et approfondir les leçons de la révolution russe a été mené par la Gauche communiste dans le sillage de la défaite de la révolution. Mais, même dans le feu de la révolution et au sein du parti bolchevik lui-même, se sont élevées des voix critiques qui jetaient déjà les bases de cette réflexion future. Cependant, bien que le nom de Boukharine fut généralement lié à l’opposition communiste de gauche dans le parti bolchevik en 1918, le Boukharine de l’Economique de la période de transition s’était, en 1920, déjà embarqué dans une trajectoire qui devait l’éloigner de la Gauche communiste dans son ensemble. Son ouvrage reflète cela en ce que, à côté de ses apports significatifs à la théorie marxiste, il a un côté profondément «conservateur» qui l’éloigne de la critique radicale du statu quo - y compris le statu-quo «révolutionnaire» - et le pousse à faire une apologie des choses telles qu’elles sont. Pour être plus précis, Boukharine tendait à confondre les méthodes et les exigences du «communisme de guerre» avec l’émergence réelle du communisme lui-même. En cela, il n’était pas du tout le seul mais ne faisait que fournir un soubassement théorique à une illusion largement répandue. Il considérait une situation contingente et extrêmement difficile pour la révolution et il en déduisait certaines «lois» ou normes qui seraient universellement applicables à la période de transition dans son ensemble. Avant de poursuivre sur ces arguments, il est nécessaire de souligner que Boukharine fut très prompt à se défendre lui-même contre cela. En décembre 1921, il écrivait une postface à l’édition allemande qui commence ainsi : «Il s’est écoulé beaucoup de temps depuis que ce livre a été écrit. Depuis ce moment, ce qu’on appelle la "nouvelle orientation de la politique économique" (NEP) a été introduite en Russie : pour la première fois, l’industrie socialisée, l’économie petite-bourgeoise, l’entreprise capitaliste privée et les entreprises "mixtes" ont été placées dans un rapport économique correct. Ce tournant russe spécifique, dont la condition préliminaire profonde est le caractère paysan-agraire du pays, a incité quelques-uns de mes ingénieux critiques à prétendre que je devrais refaire ce livre de bout en bout. Ce point de vue part de l’ignorance complète de ces subtils individus qui ne comprennent pas, dans leur sainte naïveté, la différence qu’il y a entre une analyse abstraite qui décrit les choses et les processus selon leur "coupe idéale", selon l’expression de Marx, et la réalité empirique qui se complique de plus en plus au milieu de toutes les circonstances, de toute autre façon que dans la représentation abstraite. Je n’ai pas écrit une histoire économique de la Russie soviétique, mais plutôt une théorie générale de la période de transition, qui n’a pas accru le patrimoine intellectuel des journalistes par excellence et des "praticiens" mesquins, incapables de concevoir les problèmes généraux.» [7]
Ce que reproche Boukharine à ses critiques bourgeois est sans aucun doute valable. Il n’en reste pas moins que lui non plus, tout au long de l’Economique de la période de transition, ne réussit pas à saisir la différence entre la théorie générale et la réalité empirique. On peut donner un certain nombre d’exemples qui illustrent cette affirmation ; nous nous limiterons aux plus significatifs.
L’une des grandes illusions concernant la période de «communisme de guerre» était précisément l’idée qu’il s’agissait vraiment de communisme. Et l’une des principales sources de cette illusion était la disparition apparente de certaines caractéristiques du capitalisme telles que la monnaie et les salaires. C’est la même illusion - allant de pair avec l’étatisation de vastes secteurs de l’économie - qui a fait naître plus tard l’idée que la NEP de 1921 représentait un pas en arrière vers le capitalisme dans la mesure où elle a restauré une quantité considérable de propriété privée formelle et a rétabli ouvertement l’économie marchande. En fait, la disparition de l’argent et des salaires dans la période de 1918-20 n’était en aucune façon le résultat d’une politique délibérée et planifiée à l’avance de la part du pouvoir des soviets. Elle a plutôt été l’expression directe de l’effondrement catastrophique de l’économie face au blocus économique, à l’invasion impérialiste et à la guerre civile interne. Elle allait de pair avec l’extension de la famine, de la maladie, la diminution de la population dans les villes et la décimation physique et sociale de la classe ouvrière. Evidemment, ce «coût» très élevé fut imposé à la révolution par la haine féroce de classe de la bourgeoisie mondiale. Le prolétariat l’a volontairement accepté en faisant les sacrifices les plus gigantesques et les plus héroïques pour assurer l’écrasement militaire des forces de la contre-révolution. Mais comme nous le verrons plus loin, le «coût» le plus important de cette lutte a été l’affaiblissement rapide de la classe ouvrière et de sa dictature sur la société. Confondre cette situation terrible avec la construction consciente de la société communiste est une erreur extrêmement grave ; et comme le montre le passage suivant, Boukharine a commis cette erreur :
«Ce phénomène, à son tour, est aussi lié à l’écroulement du système monétaire. L’argent représente ce lien social matériel, ce noeud auquel est lié tout le système marchand développé de la production. Il s’entend qu’au cours de la période de transition, dans le processus d’anéantissement du système marchand comme tel, un processus d’"auto-négation" de l’argent s’engage. Ce processus s’exprime en premier lieu dans ce qu’on appelle la "dépréciation monétaire", puis dans le fait que la distribution des signes monétaires devient indépendante de la répartition du produit, et inversement. La monnaie cesse d’être un équivalent universel et devient un signe conventionnel de la circulation des produits, excessivement imparfait.
Le salaire devient une grandeur formelle sans contenu. Dès que la classe ouvrière devient classe dominante, le travail salarié disparaît. La production socialisée ne comporte pas de travail salarié. Et pour autant qu’il n’existe pas de travail salarié, il n’existe aucun salaire comme prix de la force de travail vendue au capitaliste. Il ne subsiste que la forme extérieure du salaire - la forme monétaire qui s’achemine, ainsi que le système monétaire, vers son autodestruction. Dans le système de la dictature prolétarienne, "l’ouvrier" obtient une part du travail social (en russe "payok") et non plus un salaire.» [8]
Il est évident que Boukharine confond ici plusieurs choses. D’abord, il confond la période de guerre civile (la période de lutte à mort entre le prolétariat et la bourgeoisie) avec la véritable période de transition qui ne peut commencer son travail propre, constructif qu’après que la guerre civile a été gagnée à l’échelle mondiale. Deuxièmement, et en conséquence, il confond l’effondrement du système monétaire en tant que résultat de l’effondrement économique (la dévaluation, la pénurie) avec le véritable dépassement de l’économie marchande qui ne peut être véritablement réalisé qu’avec l’unification communiste de l’ensemble de la société et l’émergence d’une société d’abondance. Sinon, toute «abolition» de l’argent et des salaires dans une région donnée reste sous la domination globale de la loi de la valeur et ne garantit en aucune façon un mouvement automatique vers le communisme. Pourtant, Boukharine donne clairement l’impression qu’en Russie ce stade espéré a déjà été atteint (il utilise même un mot russe spécifique pour cela, «payok», et met des guillemets à «ouvrier», laissant entendre que ce dernier ne fait plus partie des exploités). Il s’agit, dans ce passage, de l’erreur politique la plus dangereuse : l’idée qu’après avoir conquis le pouvoir politique, établi sa dictature politique et s’être débarrassé de la propriété privée des moyens de production, le prolétariat n’est plus exploité et qu’il n’y a plus de travail salarié. Boukharine est encore plus explicite ailleurs lorsqu’il écrit : «Les rapports de production capitalistes sont totalement impensables sous une domination politique de la classe ouvrière.» [9] Très radicales en apparence, de telles formulations en viennent en fait à justifier l’exploitation accrue de la classe ouvrière.
Avant de poursuivre sur cet aspect, il est instructif de donner un autre exemple d’erreur méthodologique de la part de Boukharine. Le «communisme de guerre» était également caractérisé par l’application de solutions militaires à des aires de plus en plus vastes de la vie de la révolution - d’une manière plus insidieuse dans les aires où il était vital que les aspects politiques prennent le pas sur les aspects militaires. L’une des plus importantes d’entre elles concerne l’extension internationale de la révolution. Un bastion prolétarien qui s’est établi dans une région ne peut étendre la révolution en s’imposant militairement à d’autres secteurs de la classe ouvrière mondiale ; la révolution s’étend avant tout par des moyens politiques, par la propagande, par l’exemple, en appelant les ouvriers du monde à se dresser contre leur propre bourgeoisie. Et, concrètement, au plus haut de la vague révolutionnaire qui a débuté en 1917, c’est exactement ainsi que la révolution s’est étendue. Mais en 1920, la révolution russe faisait déjà l’expérience des conséquences mortelles de l’isolement, de la défaite des assauts révolutionnaires dans les autres pays. Face à cette situation dramatique, qui était couplée au succès militaire croissant de la guerre civile interne, nombreux furent les bolcheviks qui commencèrent à mettre leurs espoirs dans la possibilité d’étendre la révolution à d’autres pays par la force des armes. La marche de l’Armée rouge sur Varsovie s’est nourrie de ces espoirs. Et l’échec de cette «expérience», qui n’a abouti qu’à pousser les ouvriers polonais à faire un front commun avec leur bourgeoisie, devait montrer à quel point ces espoirs avaient été mal placés. D’un autre côté, Boukharine avait été un avocat fervent de la «guerre révolutionnaire» pendant les débats de 1918 sur le Traité de Brest-Litovsk; et son travail de 1920 faisait largement écho à sa position précédente. Une fois de plus, il prenait une réalité contingente de la situation en Russie, la nécessité d’une guerre de fronts à travers l’immense territoire de la Russie et la formation inévitable d’une armée permanente, et il en faisait une «norme» de toute la période de guerre civile : «Avec le développement du processus révolutionnaire en processus révolutionnaire mondial, la guerre civile se transforme en guerre de classes, du côté du prolétariat, par une "armée rouge" régulière.» [10] En fait c’est probablement l’inverse qui est vrai : plus la révolution s’étend mondialement, plus elle sera directement dirigée par les conseils ouvriers et leurs milices, plus les aspects politiques de la lutte prédomineront sur le militaire, moins il y aura besoin d’une «Armée rouge» pour mener la lutte. Une guerre de fronts n’est pas du tout un point fort du prolétariat. En termes purement militaires, la bourgeoisie aura toujours les meilleures armes. La force du prolétariat réside dans sa capacité à s’organiser, à étendre ses luttes, à gagner des secteurs toujours plus nombreux de la classe, à saper les forces armées de l’ennemi à travers la fraternisation et le développement de la conscience de classe. Dans un autre passage, Boukharine montre encore plus clairement qu’il a mis les choses à l’envers en faisant une identité entre la guerre de classe et les conflits militaires entre les Etats : «La guerre socialiste est une guerre de classe qu’il faut distinguer de la simple guerre civile. Celle-ci n’est pas une guerre entre deux organisations d’Etat. Dans la guerre de classe, en revanche, les deux parties sont organisées en pouvoir d’Etat : d’un côté, l’Etat du capital financier, de l’autre l’Etat du prolétariat.» [11] Cette idée est même encore plus dangereuse que la position qu’il avait mise en avant en 1919 quand il envisageait dans une large mesure une guerre défensive de résistance par des unités partisanes ; ici, la révolution mondiale elle-même devient une bataille apocalyptique entre deux types de pouvoir d’Etat. Il est significatif que Lénine qui s’était fermement opposé à Boukharine dans le débat sur Brest-Litovsk mais dont les notes marginales sur l’Economique de la période de transition soulèvent très peu de critiques de fond, n’ait eu aucune patience envers cet argument qu’il qualifia de «totale confusion».
L’aveuglement sur le danger de l’État
L’une des ironies de l’Economique de la période de transition, c’est que Boukharine qui avait exprimé un tel niveau de clarté dans la compréhension du capitalisme d’Etat, ne parvint absolument pas à reconnaître le danger du capitalisme d’Etat émergeant de la dégénérescence de la révolution. Nous avons déjà noté qu’il insistait particulièrement sur le fait que les rapports capitalistes ne pouvaient exister sous la dictature politique du prolétariat. Dans un autre passage, Boukharine dit explicitement que «puisque le capitalisme d’Etat est une fusion de l’Etat bourgeois et des trusts capitalistes, il est évident qu’on ne peut parler de "capitalisme d’Etat" sous la dictature du prolétariat, qui exclut en principe toute possibilité de ce genre.» [12] Et il développe cela avec l’argument suivant : «Dans le système de capitalisme d’Etat, le sujet administrant l’économie est l’Etat capitaliste, le capitalisme collectif. Sous la dictature du prolétariat, le sujet qui administre l’économie est l’Etat prolétarien, le collectif de la classe ouvrière organisée, "le prolétariat institué en pouvoir d’Etat". Dans le capitalisme d’Etat, le processus de production est une processus de production de plus-value, accaparée par la classe des capitalistes, qui a tendance à transformer cette valeur en surproduit. Avec la dictature prolétarienne, le processus de production sert de moyen pour la satisfaction planifiée des besoins sociaux. Le système du capitalisme d’Etat est la forme la plus accomplie de l’exploitation des masses par une poignée d’oligarques. Le système de la dictature du prolétariat rend inconcevable toute forme d’exploitation puisqu’elle transforme la propriété capitaliste collective et sa forme capitaliste-privée en "propriété" collective-prolétarienne. Par conséquent, en dépit d’une similitude formelle ces deux formes sont par essence diamétralement opposées.» [13] Et pour finir, «si l’on ne considère pas - contrairement aux représentants de la science bourgeoise - l’appareil d’Etat comme une organisation neutre et mystique, alors il faut aussi admettre que ce sont toutes les fonctions de l’Etat qui ont un caractère de classe. Il s’ensuit qu’il est nécessaire de distinguer rigoureusement la nationalisation bourgeoise de la nationalisation prolétarienne. La nationalisation bourgeoise conduit au système du capitalisme d’Etat. La nationalisation prolétarienne conduit à une structure étatique du socialisme. De même que la dictature prolétarienne est précisément la négation, l’opposé de la dictature bourgeoise, de même la nationalisation prolétarienne est la négation, la contradiction la plus radicale de la nationalisation bourgeoise.» ([14]
Parmi les nombreuses faiblesses de ces arguments, deux ressortent plus clairement. En premier, il y a, une fois de plus, la confusion, chez Boukharine, entre la période de la guerre civile où des bastions prolétariens peuvent exister temporairement dans des pays ou des régions et la période de transition à proprement parler qui commence une fois que le prolétariat a pris le pouvoir à l’échelle mondiale. Toute l’expérience de la révolution russe nous enseigne que l’appropriation par l’Etat des moyens de production, même par un Etat soviétique, ne supprime pas l’exploitation. Ce serait vrai dans une dictature prolétarienne opérant dans des conditions «optimales» (un processus révolutionnaire qui s’étend, un maximum de démocratie prolétarienne, etc.), sinon les exigences mondiales de la loi de la valeur exerceraient encore leur pression sans pitié sur les ouvriers. C’est encore plus vrai dans un bastion prolétarien souffrant de l’isolement et de privations matérielles extrêmes : dans de telles circonstances, une tendance à la dégénérescence apparaîtrait directement comme elle l’a fait en Russie. Les ouvriers seraient confrontés au danger imminent de perdre leur autorité et leur indépendance politiques tandis que, sur le terrain économique, ils seraient sujets à des exigences toujours plus draconiennes dans leurs conditions de vie et de travail. Parler en de telles circonstances de l’«impossibilité de l’exploitation» simplement parce que les capitalistes privés ont été expropriés, ne peut qu’affaiblir les efforts du prolétariat pour se défendre tant sur le plan économique que sur le plan politique.
Deuxièmement, l’histoire a vraiment confirmé que l’organe à travers lequel ce processus de dégénérescence s’exprime le plus facilement est précisément l’Etat «prolétarien». La définition simpliste, avancée par Boukharine, de l’Etat comme simple «instrument» de la classe dominante ignore la vision marxiste profonde selon laquelle l’origine historique de l’Etat ne réside pas dans sa création ex-nihilo par une classe dominante mais dans son «surgissement» à partir d’une situation d’antagonismes de classe croissants qui menacent de faire exploser la société. Ceci ne veut pas dire qu’il est d’une «neutralité mystique» : il surgit pour défendre un ordre divisé en classe et ne peut donc opérer qu’au nom de la classe économiquement dominante. Mais cela ne veut pas dire non plus que l’Etat n’est rien d’autre qu’un outil passif entre les mains d’une telle classe. En fait, le capitalisme d’Etat est précisément l’expression du fait que, dans son époque de déclin, le capital doit fonctionner de plus en plus «sans capitalistes». Même dans les prétendues économies mixtes, ce sont les capitalistes privés, les «capitalistes financiers» et les autres qui doivent subordonner leurs intérêts particuliers aux besoins impersonnels et généraux du capital national imposés avant tout par l’Etat.
Dans la période d’instabilité qui suit la destruction de l’ancien Etat bourgeois, un nouvel Etat surgit parce qu’existe encore la nécessité de maintenir la cohésion de la société, d’empêcher les antagonismes de classe de la faire éclater. Mais cette fois-ci, il n’y a pas de classe «économiquement dominante». La classe dominante est elle-même une classe exploitée, ne possédant pas de moyens de production. Par conséquent, il y a encore moins de raison de supposer que le nouvel Etat agisse automatiquement au nom du prolétariat. Il ne le fera que si la classe ouvrière est organisée, consciente et que si elle impose sa direction révolutionnaire au nouveau pouvoir étatique. Quand le moment de la révolution reflue, les forces de conservation sociale tendent à se réunir autour de l’Etat et à en faire leur instrument contre les intérêts du prolétariat. Et c’est pourquoi le capitalisme d’Etat reste un profond danger même sous la dictature du prolétariat.
Pour se garder de tels dangers, le prolétariat doit maintenir ses propres organes de classe aussi intacts et vivants que possible, autant ses organes unitaires (conseils, comités d’usine, etc.) que son avant-garde politique, le parti. Mais l’Economique de la période de transition, loin de comprendre qu’ils doivent éviter de se mêler à l’Etat, appelle ces organes de classe authentiques du prolétariat à fusionner avec lui, à se subordonner entièrement à l’Etat : «Il nous faut alors poser le problème du principe général qu’anime le système organisationnel de l’appareil prolétarien, c’est-à-dire des rapports réciproques entre les différentes formes d’organisation prolétariennes. Il est clair, d’un point de vue formel, que la méthode nécessaire à la classe ouvrière est la même que celle de la bourgeoisie à l’époque du capitalisme d’Etat. Cette méthode d’organisation consiste en la coordination la plus universelle, c’est-à-dire avec l’organisation étatique de la classe ouvrière, avec l’Etat soviétique du prolétariat. "L’étatisation" des syndicats et l’étatisation effective de toutes les organisations de masse du prolétariat découle de la logique interne du processus de transformation lui-même. Les plus petites cellules de l’appareil ouvrier doivent se transformer en structure porteuse du processus général d’organisation qui sera dirigé de façon planifiée, et conduite par la raison collective de la classe ouvrière qui trouve son incarnation matérielle dans l’organisation suprême et universelle, celle de l’appareil d’Etat. Le système du capitalisme d’Etat se transforme ainsi dialectiquement en son propre contraire, sous la forme étatique du socialisme ouvrier.» [15]
Par la même «dialectique», Boukharine explique ailleurs que le système de direction par un seul homme, de nomination par en haut pour la marche de l’industrie - une pratique qui se généralisa quasiment durant la période de communisme de guerre et qui était, en réalité, un recul résultant de l’effondrement du prolétariat industriel et de la perte de son auto-organisation - exprime en fait une phase supérieure de maturation révolutionnaire. C’est parce que «le centre de gravité ne réside pas dans la transformation de principe des rapports de production, mais dans la recherche d’une forme d’administration qui garantisse un maximum d’efficacité. Au principe de l’éligibilité étendu de la base au sommet (appliqué ordinairement même par les travailleurs dans les usines) se substitue le principe d’une sélection soigneuse qui dépend des capacités techniques et administratives, de la compétence et de la crédibilité des candidats.» [16] En d’autres termes, puisque les rapports capitalistes ont déjà été abolis par «l’Etat prolétarien», le principe militaire du «maximum d’efficacité» peut remplacer le principe politique de l’auto-éducation du prolétariat à travers sa participation directe et collective à la direction de l’économie et de l’Etat.
Et par la même dialectique, la fonction coercitive de l’Etat sur le prolétariat devient la forme supérieure de l’auto-activité de la classe. «Il va sans dire que cet élément de contrainte, qui correspond ici à une auto-contrainte de la classe ouvrière, se développe à partir du centre de cristallisation vers la périphérie de plus en plus amorphe et atomisée. C’est une force qui pousse à la cohésion des différentes particules de la classe ouvrière, qui apparaît subjectivement à certaines catégories comme une pression extérieure, mais qui pour l’ensemble de la classe ouvrière, est objectivement un élément d’auto-organisation accélérée.» [17] Par «la périphérie amorphe» Boukharine entend non seulement les autres couches non-exploiteuses de la société mais également les couches «moins révolutionnaires» de la classe ouvrière elle-même pour lesquelles «une discipline contraignante devient absolument indispensable et son caractère contraignant est d’autant plus fortement ressenti que la discipline interne est moins volontairement acceptée.» [18] Il est certainement vrai que la classe ouvrière, dans une révolution, doit mettre en oeuvre une autodiscipline prodigieuse, et assurer que les décisions majoritaires sont acceptées. Mais il ne peut être question d’utiliser la force pour contraindre les couches plus arriérées de la classe à adhérer au projet communiste ; et l’expérience de la tragédie de Cronstadt nous a enseigné que traiter les conflits, même les plus aigus, au sein de la classe ouvrière par la violence ne peut qu’affaiblir l’emprise du prolétariat sur la société. La dialectique de Boukharine, au contraire, apparaît déjà comme une apologie d’une militarisation de plus en plus intolérable du prolétariat. Poussée jusqu’à sa conclusion logique, elle mène tout droit à l’erreur terrible commise à Cronstadt où le «centre de cristallisation» - l’appareil du parti-Etat qui s’était de plus en plus éloigné des masses - avait imposé une «discipline contraignante» à ce qu’il jugeait être «la périphérie amorphe», les couches «moins révolutionnaires» du prolétariat, alors que ces dernières appelaient, en fait, à la régénérescence tout à fait nécessaire des soviets et à la fin des excès du communisme de guerre.
La trajectoire de Boukharine : reflet du cours de la révolution
Après avoir été très critique par rapport à la NEP au début, Boukharine devint rapidement son avocat le plus enthousiaste. Tout comme l’Economique de la période de transition tendait à considérer le communisme de guerre comme la voie «enfin trouvée» vers la nouvelle société, les écrits suivants de Boukharine présentent de plus en plus la NEP et sa démarche prudente, pragmatique comme le modèle exemplaire de la période de transition. Sa conversion soudaine à une sorte de «socialisme de marché» trouve chez certains économistes bourgeois actuels, staliniens repentis et autres, un regain d’intérêt pour Boukharine, mais naturellement pas pour ses écrits authentiquement révolutionnaires de la première période. En 1924, Boukharine était même allé plus loin. Pour lui, la NEP avait déjà réalisé le socialisme, le socialisme en un seul pays. A ce moment-là, il avait commencé à oeuvrer contre la gauche, en partenaire de Staline et comme son théoricien de service, même si, quelques années plus tard, lui-même devait être écrasé par les forces criminelles du stalinisme.
Cette volte-face n’est pas si surprenante qu’elle pourrait paraître. L’apologie du communisme de guerre et celle de la NEP s’appuyaient sur des concessions significatives à l’idée que quelque chose de socialiste avait été construit dans les frontières de la Russie ou, pour le moins, qu’une «accumulation socialiste primitive» (terme utilisé dans l’Economique de la période de transition) s’y était réalisée. Entre ce point de vue et la conclusion que le socialisme était réalisé, le saut n’était pas si vertigineux, même s’il a eu besoin du tremplin de la contre-révolution.
Néanmoins, la trajectoire de Boukharine, de l’extrême-gauche du parti entre 1915 et 1919 à l’extrême-droite après 1921, nécessite une explication. Dans La tragédie de Boukharine (1994), Donny Gluckstein traite la question du point de vue du SWP trotskiste. C’est un travail extrêmement sophistiqué qui contient beaucoup de critiques de la pensée de Boukharine, y compris de l’Economique de la période de transition, critiques qui, d’un point de vue formel, sont identiques à celles portées par la Gauche communiste. Mais la démarche fondamentalement gauchiste du livre de Gluckstein se révèle lorsque, pour répondre à la question de la trajectoire de Boukharine, elle se centre sur la méthode «philosophique» de ce dernier, sur sa tendance à la scholastique, à la logique formelle, à poser des alternatives rigides «ou bien/ou bien», ainsi que sur son penchant pour la philosophie «moniste» de Bogdanov et à amalgamer le marxisme et la sociologie. Ainsi le saut entre la défense acritique du communisme de guerre à l’adhésion tout aussi acritique à la NEP trahit un manque de pensée dialectique, une incapacité à saisir la nature toujours changeante de la réalité. De même, l’appel de Boukharine à la guerre révolutionnaire dans le débat sur Brest-Litovsk est également fondé sur une série d’erreurs méthodologiques, puisqu’il prend pour point de départ un choix absolu et immédiat que devait faire la Russie, entre «se vendre» à l’impérialisme allemand ou accomplir un acte héroïque quoique condamné face au prolétariat mondial. Et, si dans l’Economique de la période de transition, Boukharine réduisit l’extension de la révolution mondiale à une sorte de dernier ornement, un après-coup faisant suite à la création de rapports communistes en Russie, en 1918 il était prêt à sacrifier tout le bastion prolétarien russe à une révolution mondiale qui n’était pas encore une réalité immédiate et était donc traitée comme une sorte d’idéal abstrait. Il est certain que Lénine et Trotsky firent un certain nombre de critiques incisives à la méthode de Boukharine. Certaines qu’a faites Lénine apparaissent dans ses notes marginales à l’Economique de la période de transition. Mais derrière son insistance sur ce point, Gluckstein, lui, a un autre programme : montrer que la méthode rigide de Boukharine du «ou/ou» serait fondamentalement celle du communisme de gauche. La critique de Boukharine, dans le livre de Gluckstein, est donc une sorte d’«avertissement» contre ce qui arrive à ceux qui se frottent aux positions et à la politique des communistes de gauche.
Nous n’avons pas l’intention de réfuter ici les attaques de Gluckstein contre «les racines théoriques du communisme de gauche». Bien qu’il y ait sans aucun doute un lien entre les erreurs politiques de Boukharine et certaines de ses conceptions «philosophiques» sous-jacentes, ces dernières ne sont en aucune façon identiques à celles du communisme de gauche et en sont le plus souvent l’antithèse. De toutes façons, il est bien plus instructif de considérer la trajectoire d’ensemble de Boukharine comme reflet du cours global de la révolution. Il arrive souvent que la trajectoire «personnelle» d’un révolutionnaire ait un rapport quasi symbolique avec la trajectoire plus générale des événements. Trotsky, par exemple, a été expulsé de Russie à la suite de la défaite de la révolution de 1905 ; il y est revenu pour diriger la victoire d’Octobre et fut à nouveau expulsé en 1929, une fois que la contre-révolution eût tout balayé devant elle. La trajectoire de Boukharine est différente, mais également significative : sa meilleure contribution au marxisme a eu lieu dans les années 1915-19, lorsque la vague révolutionnaire se développait, atteignait son point culminant et que le parti bolchevik agissait comme un véritable laboratoire de la pensée révolutionnaire. Mais bien que, comme nous l’avons mentionné, le nom de Boukharine ait été étroitement associé au groupe communiste de gauche en 1918, après 1919, il a pris une voie différente des autres dirigeants communistes de gauche. En 1918, le traité de Brest-Litovsk constituait la principale pomme de discorde pour lui. Une fois ce débat clos, d’autres «gauches» engagées ont étudié avec attention les problèmes internes du régime, en particulier le danger d’opportunisme et de bureaucratie dans le parti et dans l’Etat. Certains de ces éléments comme Sapranov et V.Smirnov ont maintenu et développé leurs critiques pendant la période de dégénérescence jusque pendant la période de contre-révolution la plus profonde. Boukharine, lui, devait de plus en plus devenir un «homme d’Etat», on pourrait dire «le théoricien de l’Etat». Il est certain que cette trajectoire explique les ambiguïtés et les incohérences de l’Economique de la période de transition, avec son mélange de théorie radicale et d’apologie conservatrice du statu quo. De plus, la révolution russe elle-même avait atteint un moment critique où le mouvement montant et le mouvement descendant étaient en contradiction. Après 1921, le mouvement descendant a clairement prédominé, et Boukharine devint alors de plus en plus le porte-parole et le justificateur du processus de dégénérescence même si, à la fin, il en a lui-même été l’une des innombrables victimes. Derrière sa trajectoire personnelle de déclin intellectuel réside l’histoire du parti bolchevik qui, plus il fusionnait avec l’Etat, plus il devenait incapable de jouer son rôle d’avant-garde politique et théorique. Les prochains articles de cette série traiteront de l’histoire de la résistance à ce cours des éléments les plus clairvoyants du parti bolchevik et du mouvement communiste international.
CDW.
[1] Bergman Publishers, New York, et Pluto Press.
[2] Cité dans The tragedy of Bukharin, D.Gluckstein, Pluto press, 1994.
[3] E.D.I., Paris 1976, pages 182, 183.
[4] Idem, pages 77-78.
[5] Idem, page 74.
[6] Idem, page 196.
[7] E.D.I., Paris 1976, page 205, (Postface à l’édition allemande, Moscou, décembre 1921).
Dans la même postface, Boukharine dit aussi que son travail a été utilisé de façon fausse comme une justification de la théorie de «l’offensive en toutes circonstances», qui avait eu une suite considérable dans le parti allemand et qui avait contribué au désastre de l’Action de mars en 1921. Néanmoins, il y a certaines connexions, notamment dans la façon dont l’Economique de la période de transition tend à présenter le déclin du capitalisme non comme l’ensemble d’une époque mais comme une crise finale, mortelle une fois pour toute, d’où l’idée qu’une « restauration de l’industrie à laquelle rêvent les utopistes du capitalisme, est impossible. » La théorie de l’offensive était basée précisément sur l’idée qu’il n’y avait pas de perspective de reconstruction capitaliste et que la crise ouverte ne pourrait qu’empirer.
Peut-être plus en rapport avec le sujet, la vision apocalyptique de Boukharine amène aussi à soutenir sa tendance à faire une équation entre effondrement du capitalisme et émergence du communisme. Face à la bourgeoisie, Boukharine avait raison d’insister que la révolution prolétarienne impliquait immédiatement un certain niveau d’anarchie sociale, d’effondrement des activités productives de la société. Mais il y a dans l’Economique de la période de transition une sous-estimation nette des dangers posés au prolétariat si ce processus d’effondrement allait trop loin -dangers qui étaient très réels dans la Russie de 1920 où la classe ouvrière avait été décimée et, dans une certaine mesure, avait subi un certain niveau de décomposition par les ravages de la guerre civile. Certains passages du livre donnent l’impression que plus l’économie se désintègre, plus c’est salutaire, plus cela active le développement de rapports sociaux communistes.
[8] E.D.I., page 173.
[9] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.
[10] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.
[11] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.
[12] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.
[13] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.
[14] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.
[15] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.
[16] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.
[17] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.
[18] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.