Soumis par Révolution Inte... le
A plusieurs reprises, au cours de l'hiver, on a assisté dans les deux plus grands pays d'Europe occidentale à des mobilisations autour de la question du chômage. En France, c'est sur plusieurs mois que se sont succédées des manifestations de rue dans les principales villes du pays ainsi que des occupations de lieux publics (notamment les organismes chargés de verser les indemnités au chômeurs). En Allemagne, on a eu droit le 5 février à une série de manifestations dans tout le pays appelées par les organisatons de chômeurs et les syndicats. La mobilisation n'a pas connu la même envergure qu'en France mais elle a été abondamment rapportée par les médias. Faut-il voir dans ces mobilisations une manifestation authentique de la combativité ouvrière ? Nous verrons plus loin que ce n'est pas le cas. Cependant, la question du chômage est fondamentale pour la classe ouvrière puisque celui-ci constitue une des formes les plus importantes des attaques qu'elle subit du capital en crise. En même temps, la montée et la permanence du chômage constitue une des meilleures preuves de la faillite du système capitaliste. Et c'est justement l'importance de cette question qui se trouve en arrière plan des mobilisations que l'on connaît à l'heure actuelle.
Avant que de pouvoir analyser la signification de ces mobilisations, il nous faut situer l'importance du phénomène du chômage pour la classe ouvrière mondiale et les perspectives de ce phénomène.
Le chômage aujourd'hui et ses perspectives
Aujourd'hui, le chômage touche des secteurs énormes de la classe ouvrière dans la plupart des pays de la planète. Dans le tiers-monde, la proportion de la population sans emploi varie souvant entre 30 et 50 %. Et même dans un pays comme la Chine qui, au cours des dernières années était présenté par les « experts » comme un des grands champions de la croissance, il y aura au moins 200 millions de chômeurs dans deux ans ([1]). Dans les pays d'Europe de l'est appartenant à l'ancien bloc russe, l'effondrement économique a jeté à la rue des millions de travailleurs et si, dans quelques rares pays tel la Pologne, un taux de croissance assez soutenu permet, au prix de salaires misérables, de limiter les dégats, dans la majorité d'entre eux, et particulièrement en Russie, on assiste à une véritable clochardisation de masses énormes d'ouvriers contraints pour survivre d'exercer des « petits boulots » sordides comme de vendre des sacs en plastique dans les couloirs du métro. ([2])
Dans les pays les plus développés, même si la situation n'est pas aussi tragique que dans ceux qu'on vient d'évoquer, le chômage massif est devenu une plaie de la société. Ainsi, pour l'ensemble de la Communauté européenne, le taux officiel des « demandeurs d'emploi » par rapport à la population en âge de travailler est de l'ordre de 11% alors qu'il était de 8 % en 1990, c'est-à-dire au moment où le président américain Bush promettait, avec l'effondrement du bloc russe, une « ère de propérité ».
Les chiffres suivants donnent une idée de l'importance actuelle du fléau que constitue le chômage :
Pays
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Taux de chômage fin 1996
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Taux de chômage fin 1997
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Allemagne
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9,3
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11,6
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France
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12,4
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12,3
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Italie
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11,9
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12,3
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Royaume-Uni
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7,5
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5,0
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Espagne
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21,6
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20,5
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Pays-Bas
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6,4
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5,3
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Belgique
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9,5
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Suède
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10,6
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8,4
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Canada
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9,7
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9,2
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Etats-Unis
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5,3
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4,6
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Sources : OCDE et ONU.
Ces chiffres méritent cependant des commentaires.
En premier lieu, il s'agit de chiffres officiels calculés suivant des critères qui masquent une proportion considérable du chômage. Ainsi, ils ne prennent pas en compte (entre autres) :
– les jeunes qui poursuivent leur scolarité parce qu'ils ne réussissent pas à trouver un emploi ;
– les chômeurs qu'on oblige à accepter des emplois sous-payés sous peine de perdre leurs allocations ;
– ceux qui sont envoyés en formation ou en stage censés leur ouvrir le marché du travail mais qui ne servent en réalité à rien ;
– les travailleurs âgés qui ont été mis en pré-retraite avant l'âge légal de sortie de la vie active.
De même, ces chiffres ne tiennent pas compte du chômage partiel, c'est-à-dire de tous les travailleurs qui ne réussissent pas à trouver un emploi stable à plein temps (par exemple les intérimaires dont le nombre est en progression continue depuis plus de dix ans).
D'ailleurs, tous ces faits sont bien connus des « experts » de l'OCDE qui, dans leur revue pour spécialistes, sont obligés d'avouer que : « Le taux classique de chômage... ne mesure pas la totalité du sous-emploi. » ([3])
En second lieu, il importe de comprendre la signification des chiffres concernant les « premiers de la classe » que sont les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Pour beaucoup d'experts, ces chiffres seraient la preuve de la supériorité du « modèle anglo-saxon » par rapport aux autres modèles de politique économique. Ainsi on nous rebat les oreilles sur le fait qu'aux Etats-Unis le chômage atteint aujourd'hui les taux les plus bas depuis un quart de siècle. C'est vrai que l'économie américaine connaît actuellement un taux de croissance de la production supérieur à celui des autres pays développés et qu'elle a créé au cours des cinq dernières années 11 millions d'emplois. Cependant, il est nécessaire de préciser que la plupart de ces derniers sont des « emplois MacDonald », c'est-à-dire toutes sortes de petits boulots précaires et très mal payés qui font que la misère se maintient à des niveaux inconnus depuis les années 1930 avec, notamment, son cortège de centaines de milliers de sans abris et de millions de pauvres privés de toute couverture sociale.
Tout cela est clairement avoué par quelqu'un qu'on ne peut soupçonner de dénigrer les Etats-Unis puisqu'il s'agit du ministre du travail durant le premier mandat de Bill Clinton dont il est un ami personnel de longue date : « Depuis vingt ans, une grande partie de la population américaine connaît une stagnation ou une réduction des salaires réels, compte tenu de l'inflation. Pour la majorité des travailleurs, la baisse a continué malgré la reprise. En 1996, le salaire réel moyen se situait au dessous de son niveau de 1989, soit avant la dernière récession. Entre la mi-1996 et la mi-1997, il n'a augmenté que de 0,3 %, tandis que les plus bas revenus poursuivaient leur chute. La proportion d'Américains considérés comme pauvres, selon la définition et les statistiques officielles, est aujourd'hui supérieure à ce qu'elle était en 1989. » ([4])
Cela dit, ce que les laudateurs du « modèle » made in USA oublient aussi en général de préciser c'est que les 11 millions d'emplois nouveaux créés par l'économie américaine correspondaient à une augmentation de 9 millions de la population en âge de travailler. Ainsi, une très grande part des résultats « miraculeux » de cette économie dans le domaine du chômage résulte d'une mise en oeuvre à grande échelle des artifices, signalés plus haut, permettant de masquer celui-ci. D'ailleurs, aux Etats-Unis, le fait est reconnu aussi bien par les revues économiques les plus prestigieuses que par les autorités politiques elles-mêmes : « Le taux de chômage officiel aux Etats-Unis est devenu progressivement de moins en moins descriptif de la véritable situation prévalant sur le marché du travail ». ([5]) Cet article démontre que « dans la population masculine de 16 à 55 ans, le taux de chômage officiel ne réussit à saisir comme "chômeurs" que 37 % des sans emploi ; les 63% restant, bien qu'étant dans la force de l'âge, étant classé comme "non emploi", "hors de la population active". » ([6])
De même, la publication officielle du ministère du Travail américain expliquait : « Le taux de chômage officiel est commode et bien connu ; néanmoins, en nous concentrant trop sur cette seule mesure, nous pouvons obtenir une vision déformée de l'économie des autres pays, comparée à celle des Etats-Unis [...]. D'autres indicateurs sont nécessaires si l'on veut interpréter de manière intelligente les situations respectives sur les différents marchés du travail. » ([7])
En réalité, sur base d'études qui ne sont pas le fait d'abominables « subversifs », on peut considérer qu'aux Etas-Unis un taux du chômage de 13 % est beaucoup plus proche de la réalité que celui de moins de 5 % qui est agité partout comme la preuve du « miracle américain ». Peut-il en être autrement lorsque ne sont considérés comme chômeurs (suivant les critères du BIT, Bureau international du Travail) que ceux qui :
– ont travaillé moins d'une heure au cours de la semaine de référence ;
– ont recherché activement un emploi au cours de cette semaine ;
– sont immédiatement disponibles pour un emploi.
Ainsi, aux Etats-Unis, où la plupart des jeunes font des petits « jobs », ne sera pas considéré comme chômeur celui qui, pour quelques dollars, a tondu la pelouse de son voisin ou gardé ses enfants la semaine précédente. Il en sera de même de celui qui s'est découragé après des mois ou des années d'échecs auprès d'hypothétiques employeurs ou de la mère célibataire qui n'est pas « immédiatement disponible » puisqu'il n'existe pratiquement pas de crèches collectives.
La « succes story » de la bourgeoisie britannique est encore plus mensongère que celle de sa grande soeur d'outre-atlantique. L'observateur naïf est confronté à un paradoxe : entre 1990 et 1997, le niveau de l'emploi a décru de 4 % et, pourtant, durant la même période, le taux de chômage officiel est passé de 10 % à 5 %. En fait, comme le dit pudiquement une institution financière internationale des plus « sérieuses » : « le recul du chômage britannique semble dû en totalité à l'accroissement de la proportion des inactifs. » ([8])
Et pour comprendre le mystère de cette transformation des chômeurs en « inactifs », on peut lire ce qu'en dit un journaliste du Guardian, journal anglais qu'on aurait du mal à classer dans la presse révolutionnaire :
« Lorsque Mme Margaret Thatcher remporta sa première élection, en 1979, le Royaume-Uni comptait 1,3 million de chômeurs officiels. Si la méthode de calcul n'avait pas changé, il y en aurait actuellement un peu plus de 3 millions. Un rapport de la Middland's Bank, publié récemment, estimait même leur nombre à 4 millions, soit 14 % de la population active - plus qu'en France ou en Allemagne. »
« ... le gouvernement britannique ne comptabilise plus les sans-emploi, mais uniquement les bénéficiaires d'une allocation de chômage de plus en plus ciblée. Après avoir changé 32 fois la manière de recenser les chômeurs, il a décidé d'exclure des centaines de milliers d'entre eux des statistiques grâce à la nouvelle réglementation de l'indemnité chômage, qui supprime le droit à l'allocation après six mois au lieu de douze. »
« La majorité des emplois créés sont des emplois à temps partiel, dont, pour beaucoup, non choisi. Selon l'inspection du travail, 43 % des emplois créés entre l'hiver 1992-1993 et l'automne 1996 correspondaient à un temps partiel. Presque un quart des 28 millions de travailleurs sont embauchés pour un emploi de ce type. La proportion n'est que d'un travailleur sur six en France et en Allemagne. » ([9])
Les tricheries à grande échelle qui permettent à la bourgeoisie des deux « champions de l'emploi » anglo-saxons de plastronner bénéficient dans les autres pays d'un silence complaisant de la part de nombreux « spécialistes », économistes et politiciens de tous bords, et particulièrement de la part des médias de masse (ce n'est que dans des publications assez confidentielles que le pot aux roses est dévoilé). La raison en est simple : il faut ancrer l'idée que les politiques, pratiquées au cours de la dernière décennie dans ces pays avec une brutalité toute particulière, visant à réduire les salaires et la protection sociale, à développer la « flexibilité », sont efficaces pour limiter les dégats du chômage massif. En d'autres termes, il faut convaincre les ouvriers que les sacrifices sont « payants » et qu'ils ont tout intérêt à accepter les diktats du capital.
Et comme la bourgeoisie ne met pas tous ses oeufs dans le même panier, qu'elle veut quand même, afin de semer encore plus de confusion dans la tête des ouvriers, leur donner des consolations en leur affirmant qu'il peut exister un « capitalisme à visage humain », certains de ses hommes de confiance se revendiquent aujourd'hui de l'exemple néerlandais ([10]). Il est donc nécessaire de dire un mot du « bon élève » de la classe européenne, les Pays-Bas.
Là aussi, les chiffres officiels du chômage ne veulent rien dire. Comme en Grande-Bretagne, la baisse du taux de chômage est allée de pair avec une... baisse de l'emploi. Ainsi, le taux d'emploi (pourcentage de la population d'âge actif travaillant effectivement) est passé de 60 % en 1970 à 50,7 % en 1994.
Le mystère disparaît lorsque l'on constate que : « La part des postes à temps partiel dans le nombre total des emplois est passée, en vingt ans, de 15 % à 36 %. Et le phénomène s'accélère, puisque [...] les neuf dixièmes des emplois créés depuis dix ans totalisent entre 12 heures et 36 heures par semaine. » ([11]) Par ailleurs, une proportion considérable de la force de travail exédentaire est sortie des chiffres du chômage pour entrer dans ceux, plus élevés encore, de l'invalidité. C'est ce que constate l'OCDE lorsqu'elle écrit que : « Les estimations de cette composante "chômage déguisé" dans le nombre de personnes en invalidité varient grandement, allant d'un peu plus de 10 % à environ 50 %. » ([12])
Comme le dit l'article du Monde diplomatique cité plus haut : « A moins d'imaginer une faiblesse génétique frappant les gens d'ici, et eux seuls, comment expliquer autrement que le pays compte plus d'inaptes au travail que de chômeurs » Evidemment, une telle méthode qui permet aux patrons de « moderniser » à bon compte leur entreprise en se débarassant de leur personnel vieillissant et peu « malléable » n'a pu être appliquée que grâce à un système d'assurance sociale parmi les plus « généreux » du monde. Mais à l'heure où justement ce système est radicalement remis en cause (comme partout ailleurs dans les pays avancés), il sera de plus en plus difficile à la bourgeoisie de camouffler ainsi le chômage. D'ailleurs, les nouvelles lois exigent que ce soient les entreprises qui versent pendant cinq ans les pensions d'invalidité ce qui va les dissuader de déclarer « invalides » les travailleurs dont elles veulent se débarasser. En fait, dès à présent, le mythe du « paradis social » que représentaient les Pays-Bas est sérieusement égratigné quand on sait que, d'après une enquête européenne (citée par The Guardian du 28 avril 1997), 16 % des enfants néerlandais appartiennent à des familles pauvres, contre 12 % en France. Quant au Royaume-Uni, pays du « miracle », ce chiffre y est de 32 % !
Ainsi, il n'existe pas d'exception à la montée du chômage massif dans les pays les plus développés. Dès à présent, dans ces pays, le taux de chômage réel (qui doit notamment prendre en compte tous les temps partiels non souhaités ainsi que tous ceux qui ont renoncé à rechercher un emploi) va de 13 % à 30 % de la population active. Ce sont des chiffres qui s'approchent de plus en plus de ceux connus par les pays avancés lors de la grande « dépression » des années 1930. Au cours de cette période, les taux ont atteint les valeurs de 24 % aux Etats-Unis, 17,5 % en Allemagne et 15 % en Grande-Bretagne. A part le cas des Etats-Unis, on constate que les autres pays ne sont pas loin d'atteindre ces sinistres « records ». Dans certains pays, le chômage a même dépassé le niveau des années 1930. C'est le cas notamment de l'Espagne, de la Suède (8 % en 1933), de l'Italie (7 % en 1933) et de la France (5 % en 1936, ce qui est probablement tout de même un chiffre sous-estimé). ([13])
Enfin, il ne faut pas se laisser tromper par le léger recul des taux de chômage pour 1997 qui est aujourd'hui claironné par la bourgeoisie (et qui apparaît sur le tableau donné plus haut). Comme on l'a vu, les chiffres officiels ne signifient pas grand chose et surtout, ce recul qui est imputable à une « reprise » de la production mondiale au cours des dernières années va rapidement laisser la place à une nouvelle avancée dès lors que l'économie mondiale va de nouveau se confronter à une nouvelle récession ouverte comme celle que nous avons connue en 1974, en 1978, au début des années 1980 et au début des années 1990. Une récession ouverte qui est inévitable du fait que le mode de production capitaliste est absolument incapable de surmonter la cause de toutes les convulsions qu'il connaît depuis une trentaine d'années : la surproduction généralisée, son incapacité historique de trouver en quantité suffisante des marchés pour sa production. ([14])
D'ailleurs, l'ami de Clinton que nous avons cité plus haut est clair sur le sujet : « L'expansion est un phénomène temporaire. Les Etats-Unis bénéficient pour l'heure d'une croissance très élevée, qui entraîne avec elle une bonne partie de l'Europe. Mais les perturbations survenues en Asie, de même que l'endettement grandissant des consommateurs américains, laissent penser que la vitalité de cette phase du cycle pourraît ne pas durer très longtemps. »
Effectivement, ce « spécialiste » met le doigt, sans oser évidemment aller jusqu'au bout de son raisonnement, sur les éléments fondamentaux de la situation actuelle de l'économie mondiale :
– le capitalisme n'a pu poursuivre son « expansion » depuis trente ans qu'au prix d'un endettement de plus en plus astronomique de tous les acheteurs possibles (notamment les ménages et les entreprises ; les pays sous-développés au cours des années 1970 ; les Etats, et particulièrement celui des Etats-Unis, au cours des années 1980 ; les « pays émergents » d'Asie au début des années 1990…) ;
– la faillite de ces derniers, qu'on a connue depuis l'été 1997, a une portée qui dépasse amplement leurs frontières ; elle exprime celle de l'ensemble du système capitaliste qu'elle vient aggraver encore.
Ainsi, le chômage massif qui résulte directement de l'incapacité du capitalisme à surmonter les contradictions que lui imposent ses propres lois ne saurait disparaître, ni même reculer. Il ne peut que s'aggraver inexorablement, quels que soient les artifices que va déployer la bourgeoisie pour tenter de le masquer. Il va continuer à jeter des masses croissantes de prolétaires dans le misère et le dénuement le plus insupportable.
La classe ouvrière devant la question du chômage
Le chômage est un fléau pour l'ensemble de la classe ouvrière. Il ne frappe pas seulement ceux de ses membres qui se retrouvent sans emploi mais affecte tous les ouvriers. D'une part, il conduit à un appauvrissement radical des familles ouvrières – de plus en plus nombreuses – qui comptent un chômeur dans leurs rangs, voire plusieurs. D'autre part, il se répercute sous forme d'une augmentation des prélévements sur tous les salaires destinés à verser des indemnités aux sans emploi. Enfin, il est utlisé par les capitalistes pour exercer sur les ouvriers un chantage brutal au salaire et à leurs conditions de travail. En fait, tout au cours des dernières décennies, depuis que la crise ouverte a mis fin à la « prospérité » illusoire du capitalisme des « trente glorieuses », c'est principalement à travers le chômage que la bourgeoisie des pays les plus développés s'est attaquée aux conditions de vie des exploités. Elle savait pertinemment, depuis les grandes grèves qui ont secoué l'Europe et le monde à partir de 1968, que des réductions ouvertes du salaire direct ne pourrait que provoquer des réactions extrêment violentes et massives du prolétariat. Dès lors, elle a concentré ses attaques contre le salaire indirect versé par l'Etat du « welfare state » en réduisant de plus en plus toutes les prestations sociales, notamment au nom de la « solidarité avec les chômeurs », et elle a radicalement réduit la masse salariale en jetant à la rue des dizaines de millions d'ouvriers.
Mais le chômage n'est pas que le fer de lance des attaques que le capitalisme en crise est obligé de porter contre ceux qu'il exploite. Dès lors qu'il s'installe de façon massive et durable, que, sans retour, il rejette du salariat des proportions immenses de la classe ouvrière, il constitue le signe le plus évident de la faillite définitive, de l'impasse d'un mode de production dont la tâche historique avait été justement de transformer une masse croissante des habitants de la planète en salariés. En ce sens, bien qu'il représente pour des dizaines de millions de prolétaires une véritable tragédie, où la détresse économique est encore aggravée par la détresse morale, dans un monde où le travail constitue le principal moyen d'intégration et de reconnaissance sociale, il peut constituer un puissant facteur de prise de conscience pour la classe ouvrière de la nécessité de renverser le capitalisme. De même, si le chômage prive les prolétaires de la possibilité d'utiliser la grève comme moyen de lutte, il ne les condamne pas nécessairement à l'impuissance. La lutte de classe du prolétariat contre les attaques que lui porte le capitalisme en crise constitue le moyen essentiel lui permettant de regrouper ses forces et de prendre conscience en vue du renversement de ce système. Mais cette lutte de classe peut revêtir bien d'autres moyens que la grève. Les manifestations de rue où les prolétaires se retrouvent ensemble par dessus leurs entreprises et leurs divisions sectorielles en sont un autre des plus importants, et qui a été amplement employé dans les périodes révolutionnaires. Et là, les ouvriers au chômage peuvent prendre toute leur place. De même ces derniers, à condition qu'ils soient capables de se regrouper en dehors du contrôle des organes bourgeois destinés à les encadrer, peuvent se mobiliser dans la rue pour empêcher les expulsions ou les coupures d'électricité, pour occuper des mairies ou des lieux publics afin d'exiger le versement d'indemnités d'urgence. Comme nous l'avons souvent écrit, « en perdant l'usine les chômeurs gagnent la rue » ([15]), et ils peuvent, ce faisant, surmonter plus facilement les divisions catégorielles que la bourgeoisie entretient au sein de la classe ouvrière, notamment au moyen des syndicats. Il ne s'agit nullement ici d'hypothèses abstraites mais d'expériences déjà vécues par la classe ouvrière, notamment au cours des années 1930 aux Etats-Unis où s'étaient constitués de nombreux comités de chômeurs en dehors du contrôle syndical.
Cependant, malgré l'apparition d'un chômage massif au cours des années 1980, nous n'avons assisté nulle part à la constitution de comités de chômeurs significatifs (sinon à quelques tentatives embryonnaires rapidement vidées de leur contenu par les gauchistes et qui ont fait long feu) et encore moins à des mobilisations massives d'ouvriers au chômage. Pourtant, ces années étaient celles où se développaient d'importantes luttes ouvrières qui se rendaient de plus en plus capables de se dégager de l'emprise des syndicats. L'absence de véritable mobilisation des ouvriers au chômage jusqu'à présent, contrairement à ce qu'on avait vu au cours des années 1930, s'explique par plusieurs raisons.
D'une part, la montée du chômage à partir des années 1970 a été beaucoup plus progressive que lors de la « grande dépression ». A cette époque, on a assisté, avec la débandade qui caractérise les débuts de la crise, à une explosion sans égal du nombre des chômeurs (par exemple, aux Etats-Unis, le taux de chômage passe de 3 % en 1929 à 24 % en 1932). Dans la présente crise aiguë, même si on a assisté à de rapides progressions de ce fléau (particulièrement au milieu des années 1980 et au cours des dernières années), la capacité de la bourgeoisie à ralentir le rythme de l'effondrement de l'économie lui a permis d'étaler ses attaques contre le prolétariat, notamment sous la forme du chômage. D'autre part, dans les pays avancés, la bourgeoisie a appris à affronter le problème du chômage de façon beaucoup plus adroite que par le passé. Par exemple, en limitant les licenciements « secs », qui ont été remplacés par des « plans sociaux » envoyant pour un certain temps les ouvriers « en recyclage » avant qu'ils se retrouvent totalement à la rue, en leur attribuant des indemnités temporaires qui leur permettent de survivre dans un premier temps, la classe dominante a en bonne partie désamorçé la bombe du chômage. Aujourd'hui, dans la plupart des pays industriels, ce n'est souvent qu'au bout de six mois ou un an que l'ouvrier privé d'emploi se retrouve complètement privé de ressources. A ce moment là, après qu'il se soit enfoncé dans l'isolement et l'atomisation, il peut beaucoup plus difficilement se regrouper avec ses frères de classe pour mener des actions collectives. Enfin, l'incapacité des secteurs, pourtant massifs, de la classe ouvrière au chômage à se regrouper trouve son origine dans le contexte général de la décomposition de la société capitaliste qui encourage le « chacun pour soi » et le désespoir :
« Un des facteurs aggravants de cette situation est évidemment le fait qu'une proportion importante des jeunes générations ouvrières subit de plein fouet le fléau du chômage avant même qu'elle n'ait eu l'occasion, sur les lieux de travail et de lutte, de faire l'expérience d'une vie collective de classe. En fait, le chômage, qui résulte directement de la crise économique, s'il n'est pas en soi une manifestation de la décomposition, débouche, dans cette phase particulière de la décadence, sur des conséquences qui font de lui un élément singulier de cette décomposition. S'il peut en général contribuer à démasquer l'incapacité du capitalisme à assurer un futur aux prolétaires, il constitue également, aujourd'hui, un puissant facteur de "lumpénisation" de certains secteurs de la classe, notamment parmi les jeunes ouvriers, ce qui affaiblit d'autant les capacités politiques présentes et futures de celle-ci. Cette situation s'est traduite, tout au long des années 1980, qui ont connu une montée considérable du chômage, par l'absence de mouvements significatifs ou de tentative réelles d'organisation de la part des ouvriers sans emploi. » ([16])
Cela dit, le CCI n'a considéré à aucun moment que les chômeurs ne pourraient jamais s'intégrer dans le combat de leur classe. En réalité, comme nous l'écrivions déjà en 1993 :
« Le déploiement massif des combats ouvriers constituera un puissant antidote contre les effets délétères de la décomposition, permettant de surmonter progressivement, par la solidarité de classe que ces combats impliquent, l'atomisation, le "chacun pour soi" et toutes les divisions qui pèsent sur le prolétariat : entre catégories, branches d'industrie, entre immigrés et nationaux, entre chômeurs et ouvriers au travail. En particulier, si, du fait du poids de la décomposition, les chômeurs n'ont pu, au cours de la décennie passée, et contrairement aux années 1930, entrer dans la lutte (sinon de façon très ponctuelle), s'ils ne pourront jouer un rôle d'avant garde comparable à celui des soldats dans la Russie de 1917 comme on aurait pu le prévoir, le développement massif des luttes prolétariennes leur permettra, notamment dans les manifestations de rue, de rejoindre le combat général de leur classe, et cela d'autant plus que, parmi eux, la proportion de ceux qui ont déjà une expérience du travail associé et de la lutte sur le lieu de travail ne pourra aller qu'en croissant. Plus généralement, si le chômage n'est pas un problème spécifique des sans travail mais bien une question affectant et concernant toute la classe ouvrière, notamment en ce qu'il constitue une manifestation tragique et évidente de la faillite historique du capitalisme, c'est bien ces mêmes combats à venir qui permettront à l'ensemble du prolétariat d'en prendre pleinement conscience. » ([17])
Et c'est justement parce que la bourgeoisie a compris cette menace qu'elle fait aujourd'hui la promotion des mobilisations de chômeurs.
La signification véritable des « mouvements de chômeurs »
Pour comprendre la signification de ce qui s'est passé ces derniers mois, il importe de mettre en évidence un premier élément d'une importance capitale : ces « mouvements » n'étaient nullement une expression d'une véritable mobilisation du prolétariat sur son terrain de classe. Pour s'en convaincre, il suffit de constater que les médias bourgeois ont couvert ces mobilisations avec un maximum de moyens, allant même quelques fois jusqu'à en gonfler l'importance. Et cela non seulement au niveau des pays où ils se déroulaient, mais aussi à l'échelle internationale. Depuis le début des années 1980, notamment quand s'est amorcée une reprise des combats de classe avec la grève du secteur public en Belgique, à l'automne 1983, l'expérience a montré que lorsque la classe ouvrière engage des combats sur son propre terrain, des combats qui menacent réellement les intérêts de le bourgeoisie, cette dernière les recouvre d'un black-out médiatique complet. Quand on voit les journaux télévisés consacrer une part considérable de leur temps à couvrir des manifestations, quand la télévision allemande montre les chômeurs français en train de défiler et que sa consoeur d'outre-Rhin fait la même chose peu après pour les chômeurs allemands, on peut être sûr que la bourgeoisie a intérêt à donner le maximum de publicité à ces événements. En fait, nous avons assisté au cours de cet hiver à un petit « remake » de ce qui s'était passé à la fin de l'automne 1995 en France avec les grèves dans le secteur public qui, elles aussi, avaient été amplement médiatisées dans tous les coins du monde. Il s'agissait de mettre sur les rails une manœuvre à l'échelle internationale visant à crédibiliser les syndicats avant que ces derniers n'aient à intervenir comme « pompiers sociaux » quand se développeraient de nouveaux combats de classe massifs. La réalité de la manœuvre s'était manifestée rapidement avec la copie conforme des grèves de décembre 1995 en France que les syndicats belges avaient mise en place en se reférant ostensiblement à « l'exemple français ». Elle s'était confirmée quelques mois après, en mai-juin 1996 en Allemagne, où les dirigeants syndicalistes aussi en appelaient ouvertement, au moment où ils préparaient « la plus grande manifestation de l'après guerre » (le 15 juin 1996) à « faire comme en France » ([18]). Cette fois-ci encore, les syndicats et organisations de chômeurs d'Allemagne se sont appuyés explicitement sur « l'exemple français » en venant à la manifestation du 6 février avec… des drapeaux bleu-blanc-rouge.
La question qui se pose n'est donc pas si les mouvements de chômeurs qu'on a vus en France et en Allemagne correspondent à une réelle mobilisation de classe mais quel objectif vise la bourgeoisie en les organisant et en les popularisant.
Car c'est bien la bourgeoisie qui est derrière l'organisation de ces mouvements. Une preuve ? En France, un des principaux organisateurs des manifestations est la CGT, la centrale dirigée par le Parti « Communiste » qui a trois ministres au sein du gouvernement chargé de gérer et de défendre les intérêts du capital national. En Allemagne, les syndicats traditionnels, dont la collaboration avec le patronat est ouverte, étaient aussi de la partie. A leurs côtés, il y avait des organisations plus « radicales », par exemple, en France, le mouvement AC (Action contre le Chômage) patronné principalement par la Ligue Communiste Révolutionnaire, une organisation trotskiste qui se veut une sorte d'opposition « loyale » au gouvernement socialiste.
Quel était donc l'objectif de la classe dominante en promouvant ces mouvements ? S'agissait-il de prendre les devants face à une menace immédiate de véritable mobilisation des ouvriers au chômage ? En fait, comme on l'a vu, de telles mobilisations ne sont pas aujourd'hui à l'ordre du jour. En réalité, la bourgeoisie visait un double objectif.
D'une part, face aux ouvriers au travail dont le mécontement ne peut que se développer face aux attaques toujours plus brutales qu'ils subissent, il s'agissait de créer une diversion, visant notamment à les culpabiliser face aux ouvriers « qui n'ont pas la chance d'avoir un travail ». Dans le cas de la France, cette agitation sur la question du chômage était un excellent moyen pour tenter d'intéresser la classe ouvrière (qui se fait un peu prier) aux projets gouvernementaux d'introduction de la semaine de 35 heures supposés permettre la création de nombreux emplois (et qui permettront surtout de bloquer les salaires et d'augmenter l'intensité du travail).
D'autre part, il s'agissait pour la bourgeoisie, comme elle l'a déjà fait en 1995, de prendre les devants par rapport à une situation qu'elle devra affronter dans le futur. En effet, même si aujourd'hui on n'assiste pas, comme durant les années 1930, à des mobilisations et des luttes d'ouvriers au chômage, cela ne signifie pas que les conditions du combat prolétarien soient moins favorables qu'alors. Bien au contraire. Toute la combativité exprimée par la classe ouvrière dans les années 1930 (par exemple en mai-juin 1936 en France, en juillet 1936 en Espagne) ne pouvait rien pour soulever la chape de plomb de la contre-révolution qui s'était abattue sur le prolétariat mondial. Cette combativité était condamnée à être dévoyée sur le terrain de l'antifascisme et de la « défense de la démocratie » préparant la guerre impérialiste. Aujourd'hui, au contraire, le prolétariat mondial est sorti de la contre-révolution ([19]), et même s'il a subi, à la suite de l'effondrement des prétendus régimes « communistes », un recul politique sérieux, la bourgeoisie n'a pas réussi à lui infliger une défaite décisive remettant en cause le cours historique aux affrontements de classe.
Et cela, la classe dominante le sait pertinemment. Elle sait qu'elle devra faire face à de nouveaux combats de classe ripostant aux attaques de plus en plus brutales qu'elle devra asséner contre les exploités. Et elle sait que ces futurs combats que vont mener les ouvriers au travail risquent d'entraîner de plus en plus les ouvriers au chômage. Or, jusqu'à présent, ce secteur de la classe ouvrière est très faiblement encadré par les organisations de type syndical. Il importe à la bourgeoisie que lorsque ces secteurs vont s'engager, dans les sillage des secteurs au travail, dans les mouvements sociaux, ils n'échappent pas au contrôle des organes qui ont pour fonction d'encadrer la classe ouvrière et de saboter ses luttes : les syndicats de tout poil, y compris les plus « radicaux ». En particulier, il importe que le formidable potentiel de combativité porté par les secteurs au chômage de la classe ouvrière, le peu d'illusions qu'ils se font sur le capitalisme (et qui s'exprime pour le moment sous forme de désespoir) ne viennent « contaminer » les ouvriers au travail lorsqu'ils développerons leurs luttes. Avec les mobilisations de cet hiver, la bourgeoisie a commencé cette politique de développement de son contrôle sur les chômeurs au moyen des syndicats et des organisations qui s'y sont faites connaître.
Ainsi, mêmes s'ils résultent de manœuvres bourgeoises, ces mobilisations constituent un indice supplémentaire du fait, non seulement que la classe dominante elle-même ne se fait aucune illusion sur sa capacité à réduire le chômage, encore moins à surmonter sa crise, mais qu'elle s'attend à des combats de plus en plus puissants de la part de la classe ouvrière.
Fabienne
[19]. Voir l'article sur Mai 1968 dans ce numéro.