Soumis par CCI le
LA DÉCADENCE DU CAPITALISME
Avec le début du XXe siècle les conditions qui avaient permis l'extraordinaire épanouissement du capitalisme commencent à disparaître. La constitution du marché mondial s'achève et avec elle, les antagonismes entre puissances capitalistes pour la domination des marchés s'exacerbent dans la mesure où les besoins de débouchés pour leur production croit plus vite que la capacité d'absorption du marché mondial. Le développement même du capital a cumulé les difficultés pour la continuation de son expansion. IL y a "trop de capitalistes" pour les marchés existants. Les dernières puissances arrivées sur le marché, en particulier l'Allemagne, l'Italie, la Russie ne peuvent ouvrir des débouchés pour leur développement qu'aux dépens des vieilles puissances dominantes. Dès le début du siècle, les accrochages entre puissances impérialistes se multiplient.
La vie économique et sociale de chaque nation s'en trouve de plus en plus bouleversée. Pour faire face à une concurrence qui se développe aussi bien dans le domaine de la compétitivité des marchandises sur le marché mondial que sur le terrain militaire, toute l'économie doit être tendue au maximum vers la baisse des coûts de production et vers le dégagement des ressources nécessaires su développement d'armées et d'appareils militaires à la taille des techniques modernes. La marge de manœuvre que possédaient les capitaux nationaux et qui permettait au prolétariat de mener un combat sur le terrain même de la société bourgeoise pour des réformes, se réduit comme une peau de chagrin. La guerre impitoyable à laquelle se livrent entre elles les nations capitalistes se traduit tout naturellement par une guerre interne du capital contre toute amélioration des conditions d'existence de la classe productrice : l'efficacité économique et militaire de chaque capital contre les autres dépend, plus que jamais, en premier lieu de sa capacité à extraire de ses exploités le surtravail maximum. Aucun capital national ne peut accorder de concessions à son prolétariat sans reculer sur l'arène internationale.
Les bases économiques objectives qui avaient entraîné le prolétariat à axer son activité de classe autour de la conquête systématique de réformes, s'effritent irréversiblement mettant à nu et exacerbant jusqu'aux dernières limites les antagonismes fondamentaux de classe. Sur le plan politique, les secteurs les plus puissants de chaque bourgeoisie nationale s'imposent au reste de leur classe et concentrent progressivement tout le pouvoir aux mains de l'exécutif de l'État, le Parlement devenant une simple chambre d'enregistrement, maintenue en vie aux seules fins de la duperie politique.
L'ère d'apogée du capitalisme s'achève et s'ouvre celle de son déclin historique.
Mais avec ce bouleversement essentiel, les conditions de la lutte prolétarienne se trouvent totalement transformées. Fini le temps où le prolétariat pouvait négocier dans les enceintes parlementaires des améliorations de son sort, fini le temps où il pouvait se servir des divergences entre fractions de la bourgeoisie à son profit, fini le temps où des améliorations de sa condition pouvaient constituer des stimulants au développement capitaliste, finie l'époque où il pouvait s'attacher à la conquête d'un "programme minimum". Désormais, il n'a plus devant lui qu'un État de plus en plus centralisé, omniprésent et puissant qui ne peut lui offrir qu'une exploitation de plus en plus impitoyable et l'enrôlement comme chair à canon dans les conflits inter-impérialistes. Désormais, les méthodes de lutte politique indirecte, consistant à faire pression par le biais de partis parlementaires et de syndicats sur l'État capitaliste pour Modifier son comportement, ne peuvent que se briser devant les impératifs auxquels est soumise la survie de chaque capital national. Tout programme de réformes devient une utopie irréalisable et toutes les méthodes de luttes qui s'étaient élaborées en fonction de cette perspective se tournent en entraves à l'expression des intérêts prolétariens.
La première guerre mondiale, en marquant définitivement l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence, met violemment le prolétariat et ses organisations devant l'alternative "guerre ou révolution", "socialisme ou barbarie". Soit le prolétariat engage le combat direct révolutionnaire de masses, abandonnant ses anciennes formes de lutte et d'organisation devenues inadaptées, soit il se soumet à la barbarie capitaliste.
Le vieil appareil syndical et parlementaire de la IIe Internationale, rongé jusqu'au plus profond de lui-même par le réformisme, hésitera à peine. Il passe avec armes et bagages dans le camp de la bourgeoisie et lui sert immédiatement d'agent recruteur pour la boucherie impérialiste.
Au cours des explosions révolutionnaires qui secouent l'Europe à la fin de la guerre, les travailleurs se dotent de formes de lutte et d'organisation, annoncées dès le début du siècle par les combats du jeune prolétariat russe ; luttes de masse organisées en conseils. Ils trouvent devant eux, aux côtés de la bourgeoisie et des partis parlementaires, les syndicats.
LES SYNDICATS INTÉGRÉS DANS L'ÉTAT CAPITALISTE
Depuis la Ire guerre mondiale, la décadence du capitalisme a plongé l'humanité dans la barbarie d'un cycle de vie fait de "crises‑guerres‑reconstructions". Ce faisant elle n'a fait que renforcer les conditions historiques qui, simultanément, rendent impossible toute défense des intérêts prolétariens par la lutte pour des réformes et forcent toute organisation qui se place sur ce terrain à devenir des forces de la bourgeoisie, intégrées aux rouages de l'État. Ces conditions sont, principalement, l'impossibilité des réformes et le développement du totalitarisme étatique
L'impossibilité des réformes
Pour affronter une concurrence internationale qui s'est exacerbée jusqu'à ses dernières limites ; pour faire face à des dépenses improductives qui s'accroissent en proportion de l'approfondissement des contradictions du système :
- maintien de l'appareil administratif et policier de l'État, devenant monstrueux ;
- dépenses gigantesques de la production militaire (jusqu'à 50 %. du budget de l'État dans des pays comme l'U.R.S.S. ou les U.S.A.) ;
- frais de subventions aux secteurs de plus en plus nombreux à devenir déficitaires de façon chronique ;
- pour faire face à toutes les dépenses d'une gestion économique devenue d'autant plus coûteuse qu'elle est contradictoire et absurde : marketing, publicité, et,plus généralement l'essentiel du secteur dit "tertiaire" ; enfin, pour affronter tous ces frais improductifs, caractéristiques du capitalisme en déclin, le capital est contraint de pousser à ses ultimes extrêmes, en permanence, l'exploitation du prolétariat.
Dans ce contexte, la bourgeoisie ne peut plus, même sous la pression des plus fortes luttes ouvrières, concéder de véritables réformes.
Il est ainsi devenu courant de constater que depuis plus d'un demi siècle, toutes les luttes pour des revendications salariales n'aboutissent à rien. Sur le terrain économique, les augmentations de salaires ne sont que des rattrapages de la hausse constante du niveau des prix. L'élévation des salaires arrachée en France en juin 1936 (accords de Matignon : 12 % en moyenne) était annulée en six mois : rien que de septembre 1936 à janvier 1937, les prix montèrent en moyenne de 11 %. On sait aussi, par exemple, ce qui resta un an plus tard des augmentations obtenues en juin 68 avec les accords de Grenelle.
Sur le plan des conditions de travail, le phénomène est le même. Alors que dans la période ascendante du capitalisme, le temps de travail diminuait effectivement sous la pression des luttes ouvrières ‑de 1850 à 1900 la durée hebdomadaire de travail dans l'industrie est passée de 72 à 64,5 heures en France et de 63 à 55,3 heures aux U.S.A.‑, dans le capitalisme décadent, celui-ci va connaître une stagnation, sinon un accroissement (sans parler du temps de transport qui augmente de jour en jour). En mai ‑ juin 1968, la classe ouvrière devait reprendre la revendication qui soi-disant avait été satisfaite en 1936 : les quarante heures de1936 étaient devenues 44,3 h en 1949, 45,7 h en 1962 !
La période de reconstruction qui s'ouvre en 1945 après les misères de la crise et de la guerre, a pu faire croire cependant qu'un aménagement des conditions de travail et de vie était encore possible : la relative prospérité que connaissait le capital était parvenue à résorber en partie le chômage, offrant une certaine sécurité de l'emploi. Partout, les défenseurs du système parlaient de la "spectaculaire augmentation du niveau de vie" dans les pays industriels. Quelle réalité recouvre donc cette "amélioration" qui a même amené certains à dire que le prolétariat avait disparu, dilué par une prétendue société de consommation" ?
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- Une exploitation accrue :
Ce qui détermine les conditions de vie des travailleurs, c'est en priorité le temps de travail et le degré d'intensification de son exploitation. Dans ces domaines aucune concession significative n'a été accordée dans le capitalisme décadent. La durée du temps de travail n'a diminué officiellement que pour être compensée par l'obligation de faire des heures supplémentaires et l'allongement du temps de transport.
"Dans le domaine strictement économique, la situation de la classe ouvrière ne fut jamais pire. Dans de nombreux pays, le refus de faire des heures supplémentaires est cause immédiate de renvoi et partout l'introduction du soi-disant salaire de base, délibérément mesquin, des primes et bonifications à la productivité, etc., forcent le travailleur à accepter de "son plein gré" des journées de 10 à 12 heures... Dans l'aspect le plus profond de l'exploitation, celui de la "productivité par tête et par heure, le prolétariat se voit "acculé à une situation terrifiante. La production qu'on lui "soutire chaque jour s'accroît prodigieusement. D'abord les "innovations techniques, qui retirent à l'ouvrier toute intervention créatrice dans son travail, mesurent tous ses mouvements à la seconde et le transforment en un "mécanisme "de servitude vivant, assujetti à la même cadence que les "mécanises métalliques. Ensuite, le chronométrage, traquenard atroce et répugnant, force les hommes à travailler chaque fois d'avantage avec le même outillage et dans la même unité de temps. En troisième lieu, la discipline de chaque établissement rogne sur la plus petite suspension de travail, même pour allumer une cigarette ou pour déféquer. La production qu'on arrache par ces moyens à chaque homme est énorme, comme dans la même proportion son épuisement physique et psychique." (MUNIS "Les syndicats contre la révolution")
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‑ L'augmentation du pouvoir d'achat :
Cette augmentation tant vantée par les adulateurs du capital n'est qu'une supercherie. Elle consiste en gros dans la capacité d'acquérir la télévision, la voiture et le "confort" des appareils électroménagers. Mais il ne s'agit là que du minimum nécessaire pour le maintien de l'exploitation dans les conditions de vie moderne. Le meilleur exemple en est la télévision, qui en plus d'être le plus triste moyen de faire oublier au travailleur son épuisement pendant les trois ou quatre heures qui lui restent après sa journée de travail, constitue un instrument idéologique dont la réputation n'est plus à faire. Si les ouvriers refusaient de posséder la télévision du fait de son prix, le capital les rendrait gratuites. La voiture, les appareils électroménagers, sont des moyens de rentabiliser le temps "libre" du travailleur pour lui permettre de reproduire sa force de travail dans les rythmes de vie de plus en plus harassants qui lui sont imposés par le capital. Ils sont aussi indispensables au prolétaire moderne que les congés payés pour récupérer une année de labeur inhumain. Tout ce que l'on veut peindre comme un luxe n'est en fait que le strict minimum de l'époque moderne.
Les discours creux des défenseurs du capital ne peuvent cacher cette réalité que les travailleurs sentent quotidiennement depuis des décennies : le capitalisme ne fait que détériorer irréversiblement leurs conditions d'existence. Devant cet état de fait, devant les échecs systématiques des luttes pour de véritables réformes, quel rôle reste-t-il aux syndicats ? Reconnaître cet état de choses correspondrait, pour eux, à reconnaître leur inefficacité et donc à se saborder.
Ils se trouvent donc amenés, pour subsister, à devenir immanquablement des "consolateurs" de la classe ouvrière, tout comme l'église le fut pendant des siècles pour les serfs. Ils ne promettent pas le bonheur dans le ciel, mais inventent des "victoires" là oh il y a des défaites, parlent de conquêtes ouvrières là où il y a renforcement de l'exploitation et transforment en procession lénifiante toute lutte ouvrière. Tout comme l'église au Moyen-âge, ils constituent le fer de lance des classes dominantes au sein de la classe exploitée.
Le développement du totalitarisme étatique.
Développement des conflits entre capitalistes d'une même nation, des conflits entre différentes fractions du capital mondial. des conflits entre classes antagonistes, et de façon générale, exacerbation du conflit global entre le développement des forces productives et le cadre social devenu trop étroit pour les contenir ; de par ses propres mécanismes, la société capitaliste en décadence tend à se désagréger de toutes parts. Et, comme ce fut le cas dans les décadences de l'esclavagisme et du fédéralisme, la force totalitaire de l'État, intervenant à tous les niveaux, contrôlant tout, devient le facteur essentiel du maintien du vieil édifice social.
Si, dans la prospérité du XIXe siècle, le règne du "libre échange" et du non interventionnisme économique était possible, dans sa phase de décadence, le capital développe un État renforcé, coordinateur et contrôleur direct de tous les aspects de la vie sociale, et en premier lieu des rapports entre classe.
Depuis la première guerre mondiale, parallèlement au développement du rôle de l'État dans l'économie, les lois régissant les rapports entre capital et travail se sont multipliées, créant un cadre strict de "légalité" au sein duquel la lutte prolétarienne est circonscrite et réduite à l'impuissance. Ces règles prennent des formes dictatoriales brutales dans des cas comme ceux des régimes staliniens ou fascistes, ou des formes plus adroites ‑mais tout aussi efficaces‑ dans les régimes dits "démocratiques". Mais dans tous, elles constituent un véritable système d'encadrement de la classe ouvrière.
Dans ces conditions, toute organisation syndicale, contrainte par la nature même de sa fonction à rechercher la légalité, subit de façon permanente une pression qui tend à la transformer en courroie de transmission de l'État par le seul jeu du respect des lois capitalistes qu'elle doit dès lors faire accepter aux travailleurs. Dans le totalitarisme du capitalisme décadent, les rouages de l'État possèdent un pouvoir d'intégration dont la puissance ne peut être combattue que par l'action révolutionnaire directe contre l'État lui-même. Les syndicats, qui par définition n'assoient pas leur activité sur ce terrain, n'ont aucune force pour lui résister.
L'intégration des syndicats à l'État prend fréquemment des formes directes, sans nuances : ils deviennent officiellement partie intégrante de l'appareil étatique et dans beaucoup de cas la syndicalisation des travailleurs est rendue obligatoire par la loi. C'est ce qui se produit dans la plupart des pays nés des soi-disant "luttes de libération nationale" sous les formes les plus séniles du capitalisme décadent, tout comme dans des régimes fascistes ou ceux dits "socialistes".
Dans les régimes "démocratiques", et en particulier lorsque les syndicats sont liés à des partis politiques d'opposition (ou dans les régimes où ils sont soumis à la clandestinité) l'intégration peut prendre des formes moins voyantes. Mais du fait même qu'ils acceptent le cadre de la légalité étatique (ou qu'ils cherchent à s'y faire accepter, dans le cas des syndicats clansdestins, comme par exemple en Espagne) ils se trouvent de fait intégrés dans les rouages de l'appareil d'État. Les oppositions entre fractions de l'appareil politique de la bourgeoisie ne servent ici qu'à donner aux organisations syndicales un vernis de combativité, du moins verbal, qui leur permet de mieux paraître comme "organisations ouvrières".
Que cela se fasse grossièrement, ou que cela prenne les formes du jeu des comédies politiques de la bourgeoisie, dans le capitalisme décadent les syndicats sont inévitablement absorbés par l'État. Au même moment où les syndicats ne peuvent plus subsister comme organisations ouvrières par l'impossibilité de leur tâche originelle, le capitalisme décadent crée au sein de l'État la nécessité d'une série de fonctions pour lesquelles les syndicats sont parfaitement appropriés (encadrement de la classe ouvrière, gestion du ‑marché de la force de travail, régularisation et désamorçage des conflits entre capital et travail, etc.) ; c'est pourquoi, comme on l'a vu dans la première partie de ce texte, on voit souvent l'appareil d'État les créer, les défendre, les subventionner... C'est seulement comme rouages de ces appareils associés à la gestion quotidienne de l'exploitation capitaliste, qu'ils peuvent survivre dans un monde où leur fonction originale est devenue impossible.
Les syndicats : police de l'État dans les usines.
C'est dans les usines et face aux explosions de la lutte ouvrière que les syndicats sont le plus indispensables à l'État capitaliste. Plongés au sein même de la classe révolutionnaire ils sont le mieux placés pour désamorcer, démoraliser, diviser toute tendance révolutionnaire dans la classe. Dans les pays à vieille tradition syndicaliste, ils sont devenus des experts dans la matière.
La principale faiblesse de toute classe exploitée est le manque de confiance en elle-même. Tout est bâti dans les sociétés de classe pour inculquer dans l'esprit des exploités l'idée de l'inévitabilité de leur situation et de leur impuissance à bouleverser l'ordre des choses. Le syndicalisme, en n'offrant d'autre perspective à la classe que celle d'aménagements illusoires de leur condition d'exploités et présentant en permanence la lutte comme un "terrible sacrifice pour les travailleurs", faisant de la négociation le seul but des luttes, chantant en permanence les louanges de l'idéal du "bon ouvrier", père de famille, responsable et sérieux dans son travail, est un des plus efficace colporteurs de l'idéologie de la classe dominante parmi les travailleurs. L'esprit qu'ils diffusent est celui de la démoralisation, de l'abnégation, il est l'inverse même de l'esprit combatif d'une classe révolutionnaire.
Les syndicats excellent dans la tâche de diviser toute lutte de la classe ouvrière, en l'enfermant dans des formes de lutte parfaitement inefficaces (grèves de quelques heures, grèves tournantes, grèves de rendement, etc.) et en cloisonnant tout combat prolétarien par atelier, par usine, par secteur. Empêcher l'unification des luttes, empêcher leur généralisation, te1 est l'art principal des syndicats.
Enfin, lorsque des éléments révolutionnaires se dégagent dans une usine, mettant en question les syndicats et leurs agissements, la bureaucratie syndicale sait jouer le rôle de police se livrant à la répression physique lorsqu'ils le peuvent, recourant à la calomnie ("agents provocateurs du gouvernement", "agents de la CIA'', etc.) dans les autres occasions. Dans tous les cas, ils se comportent en fidèles chiens du système.
On pourrait écrire des livres et des livres racontant les diverses méthodes de sabotage des luttes employées par les syndicats. Il suffirait pour cela de raconter les grèves des dernières décennies..., mais ce n'est pas notre objet ici. Il s'agit désormais de comprendre pourquoi il en est ainsi, comment faire pour combattre l'empoisonnement syndical, et d'abord comment ne pas faire.
Le syndicalisme révolutionnaire
Étant donné que c'est leur incapacité à sortir du cadre des luttes pour des réformes qui amènera les syndicats à être intégrés dans l'État bourgeois, ne peut-on concevoir un syndicalisme qui se donne des buts révolutionnaires et qui de ce fait pourrait échapper à la force d'absorption de l'appareil étatique ? C'est ce qu'ont essayé de faire, dès le début de ce siècle les anarcho-syndicalistes avec leur syndicalisme révolutionnaire.
Le syndicalisme révolutionnaire constitua une réaction contre la dégénérescence parlementaire et réformiste des syndicats. Aussi dans les premiers temps put-il exprimer, du moins partiellement, un véritable courant au sein du mouvement ouvrier. Mais, pour s'opposer au parlementarisme, le syndicalisme révolutionnaire, reprenant la vieille idée anarchiste tant combattue par Marx, préconisait le rejet de la lutte politique (dans laquelle il croyait voir la source de toute la dégénérescence réformiste). Il retrouvait ainsi, par son souci d'apolitisme" ses ennemis réformistes qui, comme on l'a vu, défendaient aussi, mais par d'autres chemins, l'apolitisme des syndicats.
Syndicalisme et parlementarisme sont étroitement liés à une forme de lutte correspondant à une période historique. Rejeter l'un sans l'autre c'est inévitablement tomber dans une attitude incohérente, qui ne peut déboucher que sur des impasses.
Dans le capitalisme décadent la lutte révolutionnaire ne peut prendre des formes syndicales : la lutte révolutionnaire est une lutte directe, de masses, généralisée, qui ne peut rentrer dans le moule d'une organisation bâtie en fonction de la lutte permanente et systématique pour des réformes, encore moins pour des réformes impossibles.
Le syndicalisme révolutionnaire devait soit adopter une politique s'adaptant à la forme syndicale ‑et dans le capitalisme décadent cela le condamne à passer dans le camp du capital, soit se saborder comme organisation syndicale pour s'intégrer à une lutte révolutionnaire, soit disparaître de la scène sociale. Aux USA, les IWW disparaissent. En France et en Espagne, malgré des résistances parfois puissantes, ils tombèrent dans le premier cas dans la participation à la guerre impérialiste, dans le second dans la participation au gouvernement de la République bourgeoise pendant la guerre civile[1].
Dans tous les cas, l'expérience du syndicalisme révolutionnaire n'a pu démontrer qu'une seule chose : l'impossibilité de construire des syndicats révolutionnaires dans la décadence capitaliste. C'est à dire l'impossibilité de construire des syndicats vraiment ouvriers.
[1] La CNT d'Espagne, seul exemple d'organisation syndicale à avoir tenté plusieurs fois la réalisation de son programme maximum, la "révolution sociale" (en 1933 et 34), ne le fit qu'après que les anarchistes de la FAI aient mené à l'intérieur de cette organisation une lutte sévère. Pendant toute la dictature de Primo de Ribera, la CNT, qui se caractérisait pourtant par son "apolitisme révolutionnaire" était en contact avec toute sorte de conspirateurs : Macia, l'Alliance Républicaine et les militants d'opposition dans le pays.
En juillet 1927 fut fondée le FAI. Ses membres, repoussant toute sorte de compromission d'ordre tactique, se proposaient la conquête de la CNT, afin de réaliser la révolution sociale. Elle fut le point de ralliement de tous ceux qui désapprouvaient l'orientation réformiste de l'anarcho-syndicalisme.
Lors de congrès national de 1930 les deux tendances s'affrontèrent. Les leaders de la CNT qui mettaient surtout l'accent sur le syndicalisme de la CNT, et proposaient de s'allier avec d'autres groupes et fractions pour faciliter l'implantation de la république, et les "purs" de la FAI insistant sur l'anarchisme de la confédération, refusant toute compromission. Ceux-ci l'emportèrent, les vieux leaders furent délogés de leurs postes, puis quittèrent avec leur fraction (les "trentistes" organisèrent leur propre syndicat) la confédération. La CNT ne participa donc pas de justesse à cette ébauche de front populaire en 1930.
Sous l'impulsion de la FAI, elle aussi "apolitique", la CNT alla de grève générale en tentative d'insurrection jusqu'en 1936. Fortement affaiblie par la répression, découragée par ses échecs successifs, la confédération avait suffisamment payé de sa personne l'impossibilité du syndicalisme révolutionnaire. Le congrès de 1935 vit revenir les "trentistes", qui entre temps avaient contracté toute sorte d'alliances avec la bourgeoisie. La tentative d'insurrection des "droites" le 18 juillet 36 et le soulèvement du prolétariat le 19 sonnèrent le glas de l'organisation ; les forces "ouvrières" montèrent au pouvoir, CNT et FAI en tête. En Catalogne, la place forte, la CNT fit partie du Comité des Milices Antifascistes en marge du "Gobierno de la Generalidad", puis entra dans ce dernier, lui donnant ainsi l'appui ouvrier tant recherché. L'apolitisme syndicaliste avait triomphé, les "purs" de la FAI eux mêmes n'allaient pas tarder à accepter d'être ministres de la république tant combattue.
Les "anti-autoritaires", partisans d'une "révolution sociale apolitique", agissant au nom de sacro-saints principes moraux, n'ont jamais compris la destruction de l'appareil de l'État comté un moment de la lutte politique du prolétariat contre son ennemi de classe, la bourgeoisie.
Défendant des positions révolutionnaires (anti-frontisme, anti-parlementarisme au nom de la pureté d'une idéologie, les transgresser sous la pression des événements ne revêtait pas grande importance à leurs yeux, l'idéologie étant toujours "pure". Ainsi, la CNT et la FAI s'allièrent aux partis bourgeois, participèrent au gouvernement de la république bourgeoise, laissèrent massacrer le prolétariat lors des journées de Barcelone en 1937 "pour ne pas briser l'unité". En d'autres termes, ils révélèrent ce qui peut sembler une évidence, à savoir que l'apolitisme, le refus des frontières de classe institutionnalisé en principe, est une arme pour la bourgeoisie.
Dès 1936, la politique d'unité antifasciste de la CNT lui fait tenir le rôle de tous les autres syndicats réformistes l'encadrement de la classe ouvrière au service du capital. Malgré l'honnêteté de ses militants, l'organisation "apolitique" a rejoint les rangs de la bourgeoisie.
D'avoir tant lutté et sacrifié tant de militants révolutionnaires pour en arriver à siéger dans des ministères de la république, voilà le triste destin du "syndicalisme révolutionnaire apolitique".
S'alliant avec ceux qui ne cessèrent jamais de tirer sur les ouvriers révolutionnaires (dont la plupart étaient ses propres militants) la CNT enterrait l'anarcho-syndicalisme dans les poubelles de l'histoire aux côtés des partis parlementaires, des syndicats réformistes, des trotskystes et des staliniens.