Russie : le pogrom, une arme de l'Etat pour diviser la classe ouvrière

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La véritable débauche de haine, les émeutes accompagnées d'incendies et de pillages, qui s'est déchaînée contre les Caucasiens et les Tchétchènes à Kondopoga, petite ville industrielle proche de la frontière russo-finlandaise, a eu un large retentissement au plan national, en Russie, et même internationalement.

Les événements de Kondopoga sont loin d'être un cas isolé. Surtout depuis la guerre en Tchétchénie qui a commencé en 1994. Mais ces derniers mois, des pogroms ont éclaté dans plusieurs régions de Russie. Au mois de mai 2006, à Novossibirsk, 20 autochtones ont incendié une dizaine de maisons tsiganes sous prétexte de lutte contre le trafic de drogue ; dans la ville de Kharagun (région de Tchita), des heurts ont opposé Russes et Azerbaïdjanais, résultat : un mort ; dans la région d'Astrakhan, à la suite du meurtre d'un jeune Kalmouke lors d'une bagarre avec des Tchétchènes, 300 Kalmoukes ont agressé les Tchétchènes et ont incendié leurs maisons. Un mois après, dans le village de Targuis (région d'Irkoutsk), un pogrom anti-Chinois s'est conclu par l'expulsion de 75 Chinois. Quelques jours plus tard, c'est contre les Daghestanais que les habitants de Salsk (région de Rostov) se sont mobilisés ; les troubles ont fait un mort. Le 21 août, une bombe a explosé sur le marché Tcherkizovo à Moscou, où la plupart des commerçants viennent d'Asie centrale ou d'Extrême-Orient ; bilan : 12 morts et plus de 40 blessés. Les Tchétchènes, cherchant refuge contre la guerre, concentrent sur eux la plus forte hostilité, ainsi que les Tsiganes.

A Kondopoga, le pogrom anti-Caucasiens a pris une intensité sans précédent. Pendant cinq jours, du 30 août au 5 septembre 2006, une foule de plusieurs centaines d'individus (en majorité des jeunes hommes de 15 à 20 ans) se déchaîne. Elle porte sa vindicte d'abord contre le marché de la ville où, comme dans toutes les villes de Russie, des Caucasiens tiennent les stands de fruits et légumes. Les stands sont dévastés, les commerces pillés et incendiés. Puis, les émeutes se répètent plusieurs nuits de suite, attaquant échoppes, garages et voitures appartenant aux Caucasiens, à coups de pierres, de bouteilles et de cocktails Molotov. On tente aussi d'incendier l'école où plusieurs familles d'Asie centrale avaient trouvé refuge ! Plusieurs mouvements nationalistes se sont impliqués et ont publiquement appelé à la "déportation" immédiate des Caucasiens. Les troubles se sont terminés par un départ massif de la population immigrée de la ville prise de panique. 200 Caucasiens et des dizaines de Tchétchènes ont quitté les lieux et trouvé refuge dans une autre ville à 50 kilomètres de là, pour protéger leur vie.

La complicité des groupes néo-nazis et de l'Etat

De nombreuses voix ont stigmatisé la responsabilité des ultranationalistes du Mouvement contre l'immigration illégale (DPNI). Venus de Moscou et de Saint-Pétersbourg, les militants de ce groupuscule xénophobe pro-slave, épaulés par des néo-nazis, ont joué un rôle central pour chauffer à blanc les jeunes cerveaux et pour organiser les manifestations dans le pogrom qui a déferlé sur Kondopoga. Cependant, s'ils ont pu agir ainsi, c'est parce qu'ils n'ont pas agi seuls. Leur action n'a été possible qu'avec l'aval des autorités et de la bourgeoisie locales. Le leader ultranationaliste du DPNI, Belov, s'est même rendu sur place à l'invitation du député local du parti populiste LDPR, Nikolaï Kourianovitch, appelant à la formation d'une milice d'anciens combattants russes en Tchétchénie pour y rétablir l'ordre !

Les autorités publiques font des Caucasiens les boucs émissaires responsables de tous les maux qui accablent la population. Elles stigmatisent leur "richesse ostentatoire" et "leur Mercedes roulant à tombeau ouvert" sans parler de leurs "combines mafieuses" ou des pots-de-vin versés à la police pour qu'elle ferme les yeux. Le gouverneur de la région, Katanandov, membre de Russie Unie, le parti de Poutine, étalant le racisme ordinaire propre à sa classe, a largement contribué à souffler sur les braises pour attiser la vindicte et l'irrationalité pogromistes : "La raison principale [des troubles] est que des représentants d'un autre peuple se sont conduits de façon impertinente et provocatrice, ignorant la mentalité de notre peuple." Les Caucasiens auraient ainsi pris l'habitude "de ne pas faire la queue au contrôle technique" en cas d'accident de voiture, "montrant que tout leur est permis" [sic]1 Il en rajoute dans la surenchère nationaliste, justifiant le pogrom en dénonçant "ces jeunes gens venus du Caucase et d'autres régions" qui se comportent "en occupants" pour clamer : "Ils font profil bas ou ils partent."2

La collusion entre les autorités officielles et les groupes néo-nazis n'est pas un dérapage de sous-fifres locaux des échelons inférieurs de l'État. En vérité, l'État russe possède lui-même ses propres raisons pour faire des Caucasiens des boucs émissaires. L'atmosphère de pogrom entre parfaitement dans l'intérêt de l'État russe. Elle est en réalité directement encouragée par la grande bourgeoisie et l'Etat. C'est l'un des moyens les plus répugnants utilisés dans la défense de ses intérêts impérialistes. Les groupes néo-nazis, s'ils ne sont pas directement des émanations du pouvoir, sont largement manipulés par le Kremlin. D'une part, celui-ci se sert d'eux comme d'une police officieuse et parallèle pour leur sous-traiter la sale besogne de la répression contre tout genre d'opposition. D'autre part, ils constituent de précieux auxiliaires pour propager au sein de la population la haine et l'hystérie nationalistes, propices aux exactions barbares de l'impérialisme russe en Tchétchénie.

Dans le bras de fer entre requins impérialistes qui oppose Géorgie et Russie, c'est en attisant cette atmosphère pogromiste que l'État russe a pris des mesures de rétorsions contre les Géorgiens présents en Russie, pour exercer ses représailles contre Tbilissi, suite à la brusque aggravation des tensions entre les deux Etats après l'arrestation de quatre officiers russes accusés d'espionnage, le 27 septembre. Ainsi Poutine, début octobre, donne-t-il lui-même dans la dénonciation des "groupes criminels ethniques" qui régissent le commerce de détail exigeant que l'on "mette de l'ordre" sur les marchés, qualifiés de lieux les "plus ethniquement pollués" du pays, pour défendre "les intérêts des producteurs russes et de la population autochtone"3 afin de procéder à l'expulsion du territoire russe de plusieurs milliers de Géorgiens, "criminalisés" et prétendument en situation irrégulière.

L'autre utilité, et non la moindre, que trouvent la bourgeoisie et l'État en attisant l'esprit de pogrom, c'est le moyen de semer la division dans les rangs de son ennemi mortel, le prolétariat, et pour empêcher les classes opprimées de voir où se trouvent leurs réels ennemis. Ces campagnes abjectes répétées contre les immigrés qui "volent le travail aux Russes et les pervertissent" (credo de l'État comme des groupes ultranationalistes) constituent l'arrière-plan idéologique des attaques et des multiples agressions physiques dont sont victimes les immigrés. Faire porter sur les immigrés la responsabilité du déclin général des conditions de vie de la classe ouvrière, pour en faire les boucs émissaires, est consciemment destiné à saper l'identité et la solidarité de classe du prolétariat.

L'instigation des pogroms par l'État s'inspire directement d'une longue tradition nationale, notamment des crimes du tsarisme envers les Juifs. L'État russe, qui institue la xénophobie comme idéologie officielle, ne fait que remettre au goût du jour la sinistre ‘tradition' des "règlements provisoires destinés à soustraire les Chrétiens de l'exploitation juive" d'Alexandre III (1882) dans la défense de la domination de classe de la bourgeoisie. Prévoyant qu'"un tiers de Juifs émigrera, un tiers se convertira, un tiers périra" , ceux-ci ont été promulgués en grande partie dans le but d'attiser le déchaînement de pogroms antisémites, pour servir de dérivatif afin de paralyser et empêcher toute lutte contre le pouvoir monarchique. C'est pourquoi le mouvement ouvrier dénonçait dans les pogroms le rôle de l'État et de "l'autocrate de toutes la Russie qui sert de protecteur suprême à cette camorra à demi-gouvernementale de brigands et de massacreurs, soutenue par la bureaucratie officielle (...) et qui a pour état-major la camarilla des courtisans" (Trotsky, 1905). Les têtes couronnées ne servent plus de décorum à l'État capitaliste mais celui-ci préside toujours aux mêmes scénarios barbares !

Les pogroms n'ont rien à voir avec la lutte du prolétariat

Dans une prise de position, "Kondopoga - un soulèvement populaire qui tourne au pogrom", publiée sur Internet en septembre 20064 et dont nous ne savons pas si elle constitue une initiative individuelle de son auteur (M. Magid) ou si elle reflète la position officielle de l'organisation dont il se revendique (section russe de l'AIT) se trouvent développées de dangereuses confusions tant concernant la nature de classe du mouvement que sur les perspectives dont il est porteur. Bien plus, l'auteur s'évertue même à en faire un mouvement, si ce n'est de la classe ouvrière elle-même, à tout le moins utile à son combat. "Partout, ou presque partout dans la province russe se répand la destruction causée par les bandits de toutes les nationalités qui contrôlent les marchés locaux, les entreprises et les banques. (...) A Kondopoga, nous avons assisté à une tentative des gens pour mettre sur pied un organe d'auto-administration, une assemblée régulière populaire qui prendrait des décisions que les autorités devraient exécuter conformément à l'opinion des gens. Mais les émeutes se sont transformées en émeutes nationalistes. (...) Est-ce que ce mouvement était sous la conduite ou à l'initiative des fascistes ou des négociants locaux ? Non, cette assertion est un mensonge des médias officiels. C'était une émeute populaire, des travailleurs, qui s'est développée dans une direction nationaliste, sans danger pour les autorités, en partie à cause des événements eux-mêmes, en partie à cause de l'initiative des commerçants locaux."

Au final, l'auteur institue les moyens utilisés, l'émeute et le pogrom, comme des armes valables que le prolétariat peut utiliser. Le seul regret critique qu'il émet, c'est le qu'il aurait fallu ne pas se contenter de cibler ceux qu'il nomme les bandits caucasiens mais élargir l'action aux bandits russes. Le plus frappant, c'est qu'il prend sans barguigner pour argent comptant les campagnes nationalistes de l'État capitaliste faisant des Caucasiens "tous des mafieux". A aucun moment il ne lui vient à l'idée que cela pourrait être une idée fausse. C'est clairement céder aux mensonges répugnants de l'État, lui apporter sa caution en se faisant le complice de la désignation raciste des Caucasiens comme boucs émissaires.

Cette attitude est en complète contradiction avec celle que doivent prendre les révolutionnaires en continuité du mouvement ouvrier. Face au pogrom antisémite de Kichinev en 1903, le Congrès de fondation du POSDR recommandait aux militants "d'utiliser tous les moyens en leur possession pour combattre de tels mouvements et pour expliquer au prolétariat la nature réactionnaire et classiste des incitations antisémites ou national-chauvines en général." L'attitude de la classe ouvrière et des révolutionnaires a toujours été d'apporter sa solidarité aux victimes des pogroms et de leur offrir sa protection. C'est une partie du rôle exercé par les soviets en 1905 et 1917 : "Le soviet organisait les masses ouvrières, dirigeait les grèves et les manifestations, armait les ouvriers, protégeait la population contre les pogroms." (Trotsky, 1905) Sous la direction des conseils, dans un grand nombre de villes, les ouvriers organisèrent des milices armées pour réprimer les débordements des voyous pogromistes. Les bolcheviks eux-mêmes se sont constamment et fortement impliqués dans la formation de groupes révolutionnaires armés pour s'opposer à eux. Voici un exemple de l'action bolchevique dans la ville d'Odessa : "Là, je fus témoin de la scène suivante : un groupe de jeunes hommes, âgés de 20 à 25 ans, parmi lesquels se trouvaient des agents de police en civil et des membres de l'Okhrana, raflait quiconque ressemblait à un Juif - hommes, femmes, enfants - les dépouillant de leurs vêtements et les battant sans merci... Nous organisâmes immédiatement un groupe de révolutionnaires armés de revolvers... Nous courûmes à eux et fîmes feu sur eux. Ils déguerpirent. Mais, entre les pogromistes et nous, apparut soudain un solide mur de soldats armés jusqu'aux dents et nous faisant front. Nous battîmes en retraite. Les soldats s'en allèrent et les pogromistes réapparurent. Cela se produisit plusieurs fois. Il était clair pour nous que les pogromistes agissaient de concert avec l'armée." 5 Aujourd'hui, le prolétariat n'a pas la force d'adopter de telles mesures, mais pour retrouver sa force, c'est cette attitude des bolcheviks qu'il faut adopter, et non pas celle que nous propose M. Magid. Si les ouvriers se laissent diviser et se laissent entraîner dans des pogroms, ils courent à leur perte. Pour la classe ouvrière, c'est une véritable question de vie ou de mort.

La vision, que développe Magid, qui autorise la désignation de boucs émissaires sur lesquels on fait porter la responsabilité de la situation insupportable créée par la crise économique capitaliste, procède d'une vision complètement étrangère au prolétariat. Cette ambiguïté sur la nature des pogroms condamne ceux qui l'acceptent à faire le jeu politique de l'État. Ce qui explique ces errements, c'est l'absence de critères de classe pour aborder la réalité de la société capitaliste et les luttes qui la traversent, dissolvant le prolétariat dans le tout indifférencié du "peuple" ainsi que le culte bakouniniste de la violence et du déchaînement des passions destructrices, conçu comme le viatique de la révolution, typiques de l'anarchisme. C'est dans ses fondements mêmes que résident les racines de ces confusions dangereuses pour le combat de classe et les bases qui en font le soutien du pogromisme.

Le prolétariat ne peut parvenir à assumer son avenir révolutionnaire qu'en développant sa solidarité et qu'en rejetant toutes les formes de divisions que le capitalisme lui impose. Toutes les formes de nationalisme et de racisme ne peuvent qu'affaiblir son combat pour son émancipation. La révolution n'est pas et ne peut pas être une vengeance exercée contre une partie de la population rendue responsable de sa situation. La lutte de la classe prolétarienne se développe en vue de la destruction du capitalisme comme système, basé sur l'exploitation du travail salarié dans le cadre des rapports de production capitaliste. Son objectif final est la transformation de l'ordre des choses existant dans la société afin de "créer des conditions de vie pour tous les êtres humains tels qu'ils puissent développer leur nature humaine avec leurs voisins dans des conditions humaines, et ne plus avoir peur que de violentes crises bouleversent leurs vie"6


A bas tous les pogroms !

A bas le système capitaliste qui les engendre et les utilise pour sa préservation!


Vive la solidarité internationale de tous les travailleurs!


1Libération du 8 septembre 2006.

2Le Monde du 21 septembre 2006.

3Le Figaro du 17 novembre 2006.

5 Piatnitsky, O., Zapiski Bol'shevika, (Mémoires d'un bolchevik), Moscou, 1956.

6 Engels, Deux discours à Eberfeld, 1845.


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