Soumis par Revue Internationale le
C'est sur trois plans, complémentaires mais distincts, qu'il est nécessaire d'analyser la lutte de classe aujourd'hui pour en comprendre les caractéristiques et en dégager les perspectives :
- sur le plan historique général de la décadence du capitalisme,
- sur le plan de la reprise de la lutte du prolétariat à partir de la fin des années 60 à la suite d'un demi-siècle de contre-révolution,
- sur le plan du moment présent de ces luttes marquées par un nouveau déploiement qui succède à la pause observée par la classe à la suite de la première poussée des années 68-74.
1) Comme l'ensemble des luttes ouvrières dans la période de décadence du capitalisme, les luttes d'aujourd'hui ont les caractéristiques suivantes :
- elles se développent en même temps que s'aggrave la crise de la société capitaliste, contrairement à celles du siècle dernier (surtout sa 2e moitié) à qui les crises cycliques de cette époque étaient en général fatales,
- elles n'ont pas de ce fait, comme perspective une amélioration progressive des conditions de vie du prolétariat au sein du système mais elles participent directement des préparatifs de son renversement,
- leur dynamique les pousse à dépasser les catégories (métiers, branches industrielles) pour préfigurer et créer les conditions de l'affrontement révolutionnaire futur où ce ne sera pas une somme de secteurs partiels de la classe ouvrière qui entrera en action mais l'ensemble du prolétariat comme classe,
- comme en tous temps, elles sont organisées mais el les ne peuvent l'être de façon préalable : bien que les ouvriers ne puissent à aucun moment renoncer à la lutte pour la défense de leurs intérêts économiques, bien au contraire, toute organisation permanente basée sur la défense de ces intérêts (syndicats) est condamnée à être récupérée par le capitalisme et intégrée au sein de son Etat; depuis l'entrée du capitalisme dans sa phase de période de décadence, il n'est plus possible au prolétariat de s'organiser pour la lutte, il organise la lutte et cette organisation prend la forme des assemblées générales, des comités de grève élus et révocables, et, dans les périodes révolutionnaires, des conseils ouvriers,
- face à un capitalisme ultra-concentré, elles ne peuvent avoir d'efficacité réelle que si elles tendent à s'élargir; contrairement au passé, la durée n'est plus une arme véritable d'une lutte si elle reste isolée et de ce fait, la véritable solidarité prolétarienne ne peut plus s'exercer sous forme de collectes, de soutien aux grévistes mais bien par une extension du combat; dans la période de décadence du capitalisme, l'arme la plus importante du prolétariat pour repousser les attaques féroces d'un système aux abois et pour préparer son renversement, la véritable manifestation de la solidarité de classe, c'est la grève de masse.
2) Depuis 1847, il est clair pour les révolutionnaires que "la révolution communiste ...ne sera pas une révolution purement nationale, (qu') elle se produira en même temps dans tous les pays civilisés.." (Engels. "Les principes du communisme"). Et, effectivement, c'est à l'échelle mondiale que s'est déployée la première vague révolutionnaire de ce siècle (1917-23). Sur ce plan, la présente reprise de la lutte de classe qui devra culminer dans la révolution communiste ne se distingue pas de la précédente : d'emblée, elle a eu le monde entier pour théâtre. Mais les conditions spécifiques dans lesquelles elle se développe (crise économique aigue du capitalisme et non guerre impérialiste) lui donnent de bien meilleurs atouts que n'en a disposés la précédente pour conduire à son terme le processus de mondialisation du combat révolutionnaire.
En effet, si la guerre impérialiste a eu comme résultat de plonger brutalement le prolétariat des pays belligérants dans une situation commune de misère atroce et de massacres absurdes ce qui, lors de la première guerre, a provoqué une dislocation rapide des mystifications capitalistes et a contraint la classe à se poser d'emblée le problème de la politisation et du caractère mondial de sa lutte, cette même guerre impérialiste portait en elle toute une série d'obstacles à la généralisation des luttes révolutionnaires à 1'échelle mondiale :
- la division entre pays belligérants et pays "neutres" : dans ces derniers pays, le prolétariat ne subit pas de dégradation massive de ses conditions de vie;
- la division entre "pays vainqueurs" et "pays vaincus" : dans les premiers, le prolétariat a été le plus souvent une proie facile pour la fierté chauvine déversée massivement par la bourgeoisie; dans les seconds, si la démoralisation nationale créait de meilleures conditions pour le développement de l'internationalisme, elle ne fermait pas la porte, au contraire, au développement de sentiments de revanche (cf. "national bolchévisme" en Allemagne);
- face à un mouvement révolutionnaire né de la guerre impérialiste, il restait comme recours à la bourgeoisie d'interrompre celle-ci (cf. Allemagne en novembre 1918),
- une fois la guerre impérialiste terminée, la possibilité de reconstruction qui s'offre au capitalisme et donc d'une certaine amélioration du fonctionnement de son économie a brisé l'élan prolétarien en le privant de son aliment de base : la lutte économique et le constat de faillite du système.
Par contre, le développement progressif d'une crise générale de l'économie capitaliste, s'il ne permet pas une prise de conscience aussi rapide des véritables enjeux de la lutte ni de la nécessité de l'internationalisme, élimine cependant les obstacles énumérés ci-dessus en ce sens :
- qu'il tend à mettre le prolétariat de tous les pays sur le même plan : la crise mondiale n'épargne aucune économie nationale,
- qu'il n'offre à la bourgeoisie aucune porte de sortie sinon celle d'une nouvelle guerre impérialiste qu'elle ne pourra déchaîner tant que le prolétariat n'aura pas été battu.
3) Si c'est dès le resurgissement historique de la lutte de la classe ouvrière à la fin des années 60 que se sont imposées à elle les exigences que nous avons signalées, ce n'est que progressivement, à travers tout un processus, que le prolétariat pourra acquérir une claire conscience de ces exigences. Dès les combats qui commencent en 1968 et s'étendent jusqu'en 74 (76 pour l'Espagne) la classe est confrontée à l'obstacle syndical, au besoin d'auto-organisation et d'extension de la lutte, de même qu'au caractère mondial de son combat. Cependant, c'est encore de façon tout à fait embryonnaire et minoritaire que se fait jour dans la classe une conscience de ces enjeux et de ces exigences (grève générale en France mais contrôlée par les syndicats; débordement des syndicats en Italie, mais récupération par les "comités de base"; mouvement des assemblées en Espagne mais canalisé vers un "syndicalisme de base"; impact international des grèves en France ou en Italie mais reçu de façon passive par les ouvriers des autres pays, etc.).
Et c'est en particulier en s'appuyant sur ces faiblesses du prolétariat, résultant notamment du poids du demi-siècle de contre-révolution d'où il sort.que la bourgeoisie a pu mener de façon efficace au milieu des années 70 sa contre-offensive basée sur la carte de la "gauche au pouvoir" ou sur "le chemin du pouvoir". Mais ce type d'offensive de la bourgeoisie était également permis par le caractère relativement supportable de la crise jusqu'en 74 et sur l'illusion amplement partagée dans toutes les couches de la société que l'effondrement de 74-75 n'était qu'un incident de parcours sans lendemain.
Avec la nouvelle aggravation de la crise économique qui prend place à la charnière des deux décennies 70 et 80 s'ouvre une situation nouvelle tant pour la vie de la bourgeoisie que pour celle du prolétariat. Après les "années d'illusion" viennent maintenant "les années de vérité", celles où se posera avec une bien plus grande acuité l'alternative historique guerre mondiale ou révolution, celles où seront balayées les illusions sur une possible "alternative" permettant au système de sortir de sa crise, celles où les exigences et les enjeux de la lutte de classe se poseront au prolétariat avec une insistance inconnue jusqu'à présent.
4) Ces "années de vérité" imposent à la bourgeoisie un autre type de contre-offensive face à la classe ouvrière, un type d'offensive beaucoup moins basée sur les illusions et la croyance en des "lendemains qui chantent" et beaucoup plus basée, justement, sur des "vérités" qu'on n'arrive plus â dissimuler et qu'on tente d'employer pour démoraliser le prolétariat.
Cette offensive se base également sur un partage systématique des tâches entre les différents secteurs de la bourgeoisie afin que cette classe puisse couvrir, à travers les diverses manifestations de son Etat, l'ensemble de la scène sociale, qu'elle puisse colmater du mieux possible les fissures que la crise provoque de plus en plus dans son système de domination.
Dans ce partage, il revient à la droite -c'est à dire le secteur politique qui, au delà des étiquettes n'est pas directement lié à l'encadrement et à la mystification des ouvriers- la tâche de 'parler franc" et d'agir en conséquence depuis la position gouvernementale qu'elle tend à occuper de plus en plus. De l'autre côté, il revient à la gauche -c'est à dire lés fractions bourgeoises qui, de par leur langage et leur implantation en milieu ouvrier ont pour tâche spécifique de mystifier et encadrer les travailleurs- depuis l'opposition où elle tend à passer dans presque tous les pays, de faire en sorte que ce "franc parler" ne puisse servir au prolétariat pour développer une conscience claire de la situation ni l'encourager à pousser plus avant sa riposte de classe.
C'est ainsi que lorsque la droite au pouvoir affirme que la crise est internationale et qu'elle n'a pas de solution à l'échelle nationale, la gauche dans l'opposition clame bien fort le contraire pour empêcher la classe ouvrière de prendre conscience de la faillite de l'économie capitaliste et de la dimension mondiale de ses luttes.
Lorsque la droite avance de plus en plus l'idée que la guerre est une menace réelle, il revient à la gauche de masquer cette réalité à travers toutes sortes de bavardages pacifistes et empêcher le prolétariat de comprendre le véritable enjeu de la situation présente. Lorsque la droite présente comme inévitable l'augmentation de l'austérité et du chômage, il revient à la gauche de prétendre le contraire en parlant de la "mauvaise gestion" des partis de droite, du "rôle des grands monopoles" et en appellent à "faire payer les riches", afin de masquer aux ouvriers le fait qu'il n'y a pas de solution de rechange, que, quel que soit le remède, c'est le capitalisme sous toutes ses formes qui est condamné et porte avec lui une misère croissante.
Lorsque la droite au pouvoir augmente les moyens et mesures de répression au nom de "l'insécurité, de la menace "terroriste" ou même "fasciste", il revient à la gauche de les faire accepter par la classe ouvrière en évoquant fébrilement ces mêmes dangers ou, en appelant à une utilisation plus "démocratique" de cette répression, de l'empêcher de prendre conscience que c'est toute la société d'exploitation, quelles que soient les forces qui la dirigent, qui porte en elle l'oppression et la répression.
Ainsi, dans tous les domaines où la bourgeoisie mène son offensive, il appartient aux secteurs de gauche, ceux en qui la classe ouvrière garde le plus d'illusions, de faire en sorte que cette offensive ne rencontre pas une résistance croissante, qu'elle n'ouvre de plus en plus les yeux des prolétaires jusqu'à leur faire comprendre qu'il n'y a d'autre issue que le renversement du capitalisme, de faire en sorte que cette offensive ne provoque et ne rencontre que désorientation, résignation et désespoir.
Le fait qu'aujourd'hui, la bourgeoisie soit conduite à jouer la carte de "la gauche dans l'opposition" contre la classe ouvrière ne signifie pas que cette carte soit la seule jouable en tout temps et toutes circonstances. En particulier, dans certaines situations, la gauche joue mieux son rôle en participant au pouvoir : soit dans des gouvernements "d'union nationale" lors des guerres impérialistes, soit directement à la tête du gouvernement dans des périodes révolutionnaires. D'autre part, si sa prise en charge d'un rôle d'opposition "décidée" correspond à une exigence générale pour la bourgeoisie dans la période actuelle de reprise des luttes de classe à la suite de la pause du milieu des années 70, cela ne veut pas dire que cette exigence trouve en toutes circonstances une concrétisation immédiate ou optimale. Mais tous les exemples spécifiques d'incapacités (qu'elles soient de nature électorale ou autre) pour la bourgeoisie de mettre résolument ses partis de gauche dans l'opposition doivent être compris comme expression des faiblesses particulières de cette classe qui manifestent sa crise politique et ne peuvent que l'aggraver à terme,
5) Seul le passage ou le maintien de la gauche dans l'opposition lui permet de se faire encore écouter par les travailleurs, de leur faire avaler ses mensonges, seul ce passage ou ce maintien lui permet également de saboter efficacement, de l'intérieur, les luttes que l'aggravation de la misère provoque et provoquera nécessairement.
Libérée de ses responsabilités gouvernementales, la gauche peut aujourd'hui tenir un langage plus "radical", plus "ouvrier". Elle peut reprendre à son compte, afin de pouvoir mieux les détourner, certaines aspirations de la classe. Elle peut appeler à la lutte, appeler à l'extension de celle-ci, même à son "auto-organisation" quand elle a la garantie que ses syndicats contrôlent bien cette "extension" ou que cette "auto-organisation" reste isolée.
Dans la période qui vient, la gauche et les syndicats, comme ils ont commencé à le faire, ne ménageront aucun effort pour assourdir les prolétaires d'un tapage "combatif", pour les désorienter par une intransigeance de façade et par un adroit partage des tâches entre les appareils syndicaux et le syndicalisme "de base". Tout cela dans le but d'épuiser la combativité prolétarienne, de l'épar piller, de lui interdire d'accéder à une classe consciente des véritables enjeux de la lutte.
6) Même si elle est menée de façon préventive, systématique et coordonnée à l'échelle mondiale, cette nouvelle offensive de la bourgeoisie n'a pas rencontré jusqu'à présent un succès complet. En effet, depuis deux ans, avec la grève de Rotterdam (septembre 1979), celle des sidérurgistes de Grande-Bretagne (janvier-avril 80), celle des métallurgistes du Brésil (avril 80), celle des transports à New York et des ouvriers de Gorki et Togliatti rad en URSS (mai 80), les affrontements en Corée du Sud (mai 80), et surtout l'immense mouvement des ouvriers de Pologne, s'est trouvée confirmée la perspective dégagée par le 3ème Congrès du CCI : "... Après une période de relatif recul des luttes couvrant le milieu, des années 70, la classe ouvrière tend â renouer aujourd'hui avec une combativité qui s'était manifestée de façon généralisée et souvent spectaculaire à partir de 1968" (Résolution sur la situation internationale).
Ainsi, si le passage de la gauche dans l'opposition a pu représenter pour la bourgeoisie un renforcement de ses positions, il s'agit d'un renforcement par rapport à la formule antérieure de "gauche au gouvernement" qui devenait caduque face à l'aggravation de la crise et la reprise des combats de classe et nullement d'un renforcement absolu face à la classe ouvrière.
7) De la même façon, ce renforcement, s'il est pour le moment indiscutable, ne saurait être que momentané. Au fur et à mesure que les luttes vont se développer, seront dépassés les obstacles que la gauche oppose à la prise.jie conscience de la classe. Ainsi dans les deux années passées s'est également trouvée confirmée l'analyse du 3ëme Congrès : "Bien qu'elle n'apparaisse vas immédiatement en pleine lumière, une des caractéristiques essentielles de cette nouvelle vague de luttes sera de redémarrer au niveau qualitatif le plus élevé atteint par la vague précédente. Cette caractéristique se manifestera essentiellement par une tendance plus marquée que par le passé à un débordement des syndicats, à l'élargissement des combats au-delà des limites catégorielles et professionnelles} à une conscience plus claire du caractère international de la lutte de classe". (Résolution sur la situation internationale).
Cette confirmation, c'est essentiellement la lutte des ouvriers de Pologne qui l'a apportée. En effet, cette lutte a donné une réponse à toute une série de questions que les luttes précédentes avaient posée sans pouvoir y répondre ou le faire clairement :
- la nécessité de l'extension de la lutte (grève des dockers de Rotterdam) ;
- la nécessité de son auto-organisation (sidérurgie en Grande-Bretagne) ;
- l'attitude face à la répression (lutte des sidérurgistes de Longwy-Denain).
Sur tous ces points, les combats de Pologne représentent un grand pas en avant de la lutte mondiale du prolétariat et c'est pour cela que ces combats sont les plus importants depuis plus d'un demi-siècle. Mais ces combats ont à leur tour posé une nouvelle question, fondamentale, au prolétariat à laquelle les ouvriers de Pologne ne peuvent répondre par eux-mêmes : la nécessité de la généralisation mondiale du combat de classe.
Cette question, c'est le capitalisme qui a déjà commencé à y répondre par son unité face à la classe ouvrière, unité au sein des blocs impérialistes, et également, malgré tous les antagonismes inter-impérialistes, entre les blocs. De l'ouest à l'est, face à la menace prolétarienne, tous les pays capitalistes font passera l'arrière-plan leurs divisions internes; ils tirent des leçons communes au niveau de l'efficacité des mesures à prendre face à la classe ouvrière : utilisation de la mystification nationaliste, démocratique, syndicaliste; menaces d'interventions militaires ; répression.
Dans des zones comme l'Amérique Centrale (El Salvador), le Moyen-Orient, l’Asie du Sud-est, le prolétariat se trouve isolé, n'étant pas fortement concentré et avec des traditions de lutte moindres qu'en Europe ou en Amérique du Nord. Dans ces zones se mène une répression féroce et sanglante derrière les larmes hypocrites des ai de-fossoyeurs, les chefs d'Etat des grandes puissances.
Il importe de souligner par conséquent que c'est en Europe et dans les principaux pays industrialisés que seront posés les réels solides jalons pour la prochaine vague révolutionnaire qui concernera et entraînera par contrecoup le prolétariat de tous les pays "sous-développés" ou faiblement industrialisés. Il n'est jamais possible d'envisager une simultanéité complète, mais c'est dans le sens d'une généralisation de la lutte de classe à plusieurs pays à la fois que se trouvera posé sérieusement le chemin de l'internationalisation de la lutte de classe mondiale.
De la réponse à cette question de la généralisation de la lutte, dépend un nouveau développement et approfondissement de la lutte prolétarienne internationale. Et cela y compris en Pologne même où les obstacles présents : menaces d'intervention, nationalisme, illusions syndicales et illusions démocratiques, ne pourront être levés que par le développement des luttes mondiales et plus particulièrement dans le bloc russe pour les deux premiers, dans le bloc occidental pour les deux autres.
En Pologne, le problème crucial de la généralisation mondiale de la lutte de classe ne pouvait être que posé. Il appartient au prolétariat mondial d'y répondre.