Soumis par Revue Internationale le
(à propos de la critique des thèses de Rosa Luxembourg par Nicolas Boukharine)
"Si on veut savoir ce que sera le communisme, il faut commencer par savoir qu'est-ce qui ne va pas dans la société présente". Dans l'article précédent ([1]), nous avons montré comment d'un point de vue marxiste, l'idée que l'on se fait du socialisme dépend de l'analyse que l'on partage des contradictions internes du capitalisme. Derrière les critiques que formule en 1924 Nicolas Boukharine, bolchevik, "théoricien" de l'Internationale Communiste, aux analyses des contradictions capitalistes par Rosa Luxemburg ([2]), se dessinent les bases de la théorie de la possibilité du socialisme en un seul pays et de l'identification du capitalisme d'Etat avec le socialisme. Pour démontrer cela, nous avions commencé par rejeter certaines des principales objections avancées par Boukharine. Nous avons ainsi répondu à l'argument suivant lequel le problème de base posé par Rosa Luxemburg -l'incapacité du capitalisme de créer en permanence ses propres débouchés- n'existerait pas. Nous avons rappelé en quoi et pourquoi les crises de SURPRODUCTION étaient et restent une donnée essentielle et inévitable du capitalisme, et montré la vacuité de l'argument suivant lequel les ouvriers, leur consommation, pourraient constituer un débouché suffisant pour absorber la surproduction capitaliste.
Nous nous attacherons dans cette 2ème partie à répondre à un des arguments les plus fréquemment employés contre l'analyse de Rosa Luxemburg. Boukharine le formule ainsi : "Rosa Luxemburg se rend l'analyse trop aisée. Elle privilégie une contradiction, à savoir, celle entre les conditions de la production de la plus-value et les conditions de la réalisation, la contradiction entre la production et la consommation dans les conditions du capitalisme". (L'impérialisme et l'accumulation du capital. Chap.5).
Y-A-T-IL DANS LE CAPITALISME UNE CONTRADICTION PLUS DETERMINANTE QUE LES AUTRES ?
Comme tout ce qui est vivant, le système de production capitaliste est et a toujours été traversé de multiples contradictions, c'est-à-dire de nécessités s'excluant et s'opposant les unes aux autres. Sa vie, son développement, sa marche impétueuse dans l'histoire, bouleversant en quelques siècles des millénaires d'histoire et modelant un monde à son image, furent le résultat non pas d'une volonté idéaliste de domination en soi, mais le produit de sa lutte permanente pour dépasser ses contradictions internes.
Ce fut l'essentiel de l'oeuvre de Marx que de montrer comment et pourquoi ces contradictions devaient conduire un jour le capitalisme, tout comme les sociétés passées (esclavagisme antique, féodalisme) à connaître une phase de décomposition, de décadence, mettant à l'ordre du jour l'instauration de nouveaux rapports sociaux, l'avènement d'une nouvelle société qui devrait être le communisme.
Marx a mis en lumière un grand nombre de ces contradictions. Boukharine en reprochant à Rosa Luxemburg de "privilégier une contradiction" en cite quelques-unes que Rosa Luxemburg néglige selon lui : "La contradiction entre les branches de production; la contradiction entre 1'industrie et 1'agriculture limitée par la rente foncière ; 1'anarchie du marché et la concurrence ; la guerre en tant que moyen de cette concurrence ; etc." (Id.)
Il faudrait ajouter, parmi les plus importantes:
la contradiction entre d'une part le caractère de plus en plus social de la production (techniquement parlant, le monde tend à produire comme une seule usine, chaque produit contenant du travail des quatre coins de la planète) et d'autre part le caractère parcellarisé, limité, privé de l'appropriation de cette production ;
la contradiction entre le fait que le capital ne peut tirer de profit que de l'exploitation du travail vivant (le capitaliste ne peut pas "exploiter" la machine) alors que dans le processus de production, la part du travail vivant par rapport à celle du travail mort (les machines) tend à se restreindre au fur et à mesure du progrès technique (contradiction qui s'exprime dans la "baisse tendancielle du taux de profit");
enfin, et surtout, la contradiction vivante que constitue l'exploitation elle-même, l'antagonisme de plus en plus aigu entre les producteurs et le capital.
C'est l'ensemble de toutes ces contradictions qui -après avoir été pendant des siècles un stimulant à l'expansion- conduit dans sa décadence le capitalisme, à l'étouffement, à la paralysie et à la banqueroute historique.
L'objet du débat n'est pas de reconnaître ou non l'existence de ces contradictions. Mais d'abord de savoir pourquoi,à un moment donné de leur développement, ces contradictions internes, de stimulants, d'aiguillons du développement se transforment en entraves ?
Rosa Luxemburg y répond effectivement en "privilégiant" une contradiction : celle entre les conditions de la production de la plus-value et celles de sa réalisation sur le marché mondial; cette contradiction est elle-même un produit de celle entre valeur d'usage et valeur d'échange au sein de la marchandise capitaliste.
LA CONTRADICTION ENTRE LES CONDITIONS DE LA PRODUCTION ET CELLES DE LA REALISATION DE LA PLUS-VALUE COMMANDE A TOUTES LES AUTRES CONTRADICTIONS DU CAPITALISME.
Pour Rosa Luxemburg, c'est lorsque le capitalisme ne parvient plus à élargir ses marchés "par rapport aux besoins d'expansion des entreprises capitalistes existantes", que toutes ses contradictions internes tendent à éclater dans leur plus grande évidence. La contradiction découverte par Marx entre les conditions de production de la plus-value, (le profit) et les conditions de la réalisation de cette plus-value (la réalisation sous forme argent, la vente du sur-travail extirpé), cette contradiction commande à toutes les autres. Si la contradiction entre la nécessité de produire à une échelle toujours plus large et celle de réduire la part de la production qui revient à la masse des salariés est dépassée, surmontée, toutes les autres contradictions se trouvent atténuées, voire transformées en simples stimulants. Tant que le capitalisme trouve des marchés, des débouchés à la taille des nécessités de son expansion, toutes ses difficultés internes sont aplanies.
C'est ainsi que les crises éclatent lorsque les marchés sont devenus trop restreints, et elles sont dépassées lorsque de nouveaux débouchés sont ouverts. C'est au niveau du marché mondial et de ses crises que toutes les contradictions internes au mode de production éclatent ou sont aplanies. C'est ce qu'exprime Marx lorsqu'il écrit :
- "Les crises du marché mondial doivent être vues comme la synthèse réelle et l'applanissèment violent de toutes les contradictions de cette économie, dont chaque sphère manifeste les divers aspects réunis dans ces crises". ("Matériaux pour l'économie". Ed. La Pléiade. T.II p. 476)
Le caractère déterminant de cette contradiction sur les autres contradictions apparaît clairement lorsqu'on analyse les conditions concrètes dans lesquelles d'autres contradictions importantes se trouvent exacerbées ou atténuées. Considérons le cas des deux contradictions les plus fréquemment mises en avant par les critiques de Rosa Luxemburg : la concurrence entre capitalistes, la baisse tendancielle du taux de profit.
LA CONCURRENCE EST UN STIMULANT LORSQUE LES MARCHES SONT SUFFISANTS.
Tous ceux qui, d'une façon ou d'une autre, à un moment ou à un autre, ont cherché à théoriser l'idée de l'existence d'un système de production "non capitaliste" en URSS ont toujours -tel Boukharine- accordé une place prépondérante à la concurrence entre capitalistes parmi les contradictions internes du capitalisme.
L'URSS ne serait pas capitaliste parce qu'elle serait parvenue à éliminer la concurrence et donc l'anarchie dans la production. Et pourtant, il suffit d'analyser quelle est la réalité de cette concurrence pour comprendre qu'il s'agit d'une contradiction dont l'ampleur et la nature dépendent étroitement de l'abondance des débouchés solvables existants.
L'objet de la concurrence entre capitalistes, ce sont les marchés.
L'objet des luttes entre tribus primitives anthropophages, c'était les corps humains à dévorer; les cités esclavagistes se battaient pour piller les richesses d'autres populations et pour des esclaves; les seigneurs féodaux pour des terres, des serfs, des animaux. Les capitalistes, eux, se battent pour quelque chose de beaucoup plus abstrait et universel : des marchés. Certes, ils ne se privent pas de piller lorsqu'ils le peuvent, à la façon de leurs ancêtres, mais ce qui leur est plus spécifique, c'est de s'affronter sans pitié et par tous les moyens pour le contrôle des marchés.
De ce fait, 1'exacerbation de la concurrence entre capitalistes et l'intensité de ses effets dépendent étroitement de l'ampleur des marchés qui sont l'objet de cette concurrence. Dans les périodes où le capitalisme dispose de débouchés solvables suffisants pour l'élargissement de la production, la concurrence joue un rôle de stimulant pour la compétition. Sans limite de marchés, la "libre concurrence" pourrait apparaître comme un simple affrontement sportif entre capitalistes. Mais dès que ces débouchés se restreignent, les capitalistes s'entre-déchirent dans des affrontements meurtriers, les survivants se nourrissant des cadavres des victimes du manque de débouchés. La concurrence se transforme alors en une entrave au développement du capital et des forces productives de la société en général. Ainsi, depuis plus d'un demi-siècle, la concurrence capitaliste, non seulement conduit la société à des guerres mondiales de plus en plus destructrices, mais en outre, en temps de "paix", elle provoque des frais de plus en plus lourds, destinés non pas à entretenir ou accroître la production, mais à"faire face à la concurrence" : développement de la bureaucratie d'Etat, des dépenses militaires, des dépenses en "marketing" ou publicité.
Ce n'est pas la concurrence qui engendre la pénurie des marchés, c'est la pénurie des marchés qui exacerbe et rend destructrice la concurrence.
C'est de la capacité du capitalisme à faire reculer les limites du marché mondial que dépend le degré d'exacerbation et de "nocivité" de la concurrence capitaliste.
LA BAISSE TENDANCIELLE DU TAUX DE PROFIT DEVIENT EFFECTIVE EN PRESENCE D'UNE INSUFFISANCE DES MARCHES.
Il en est de même de la tendance permanente à la baisse du taux de profit. Cette tendance, mise en lumière pour la première fois par Marx, est une tendance provoquée par :
{C}{C}{C}{C}1) {C}{C}{C}{C}la nécessité pour le capitalisme de "moderniser" en permanence sa production, introduisant dans le processus de production une part toujours plus grande de machines par rapport au travail vivant;
{C}{C}{C}{C}2) {C}{C}{C}{C}l'impossibilité pour les capitalistes d'extraire du surtravail d'autre source que de l'exploitation du travail vivant lui-même.
Mais, si cette loi est dite "tendancielle", c'est justement parce qu'elle est constamment contrecarrée, freinée, ou compensée par d'autres tendances au sein du système. Marx a aussi clairement mis en évidence les facteurs qui la contrecarrent et ceux qui en compensent les effets.
La tendance à la baisse elle-même est freinée principalement par la baisse des coûts réels de" production (salaires, machines, matières premières) que provoque l'accroissement de la productivité du travail. Il faut moins de temps de travail pour produire les biens nécessaires à l'entretien d'un ouvrier, une machine ou telle matière première.
Les effets de cette baisse du taux de profit lui-même, tendent à être compenses par l'accroissement de la masse de profit. Un taux de 20% de profit est plus faible qu'un taux de 22%, mais un profit de 20% sur 2 millions de dollars investis, c’est beaucoup plus que 22% sur un million. Mais pour le capitaliste la capacité d’augmenter sa productivité comme celle d’accroître la masse de son profit, sont étroitement dépendantes de sa capacité à élargir l’échelle de sa production et donc de sa capacité de « vendre plus » (cette question est plus longuement développée dans l’article « les théories des crises de Marx à l’Internationale Communiste » déjà cité).
La baisse du taux de profit, de TANDANCIELLE devient EFFECTIVE et DESTRUCTRICE de capital, lorsque que les forces qui la contrecarrent et la compensent « en temps normal » s’affaiblissent, ce qui se produit essentiellement lorsque l’élargissement de la production est devenu impossible par l’insuffisance des marchés solvables où réaliser la plus-value. Tout comme pour la concurrence, la baisse tendancielle du taux de profit, est une contradiction qui DEPEND elle-même de celle qui existe au niveau des conditions de réalisation de la plus-value.
Rosa Luxemburg ne privilégie pas une contradiction au hasard parmi d'autres. Elle souligne celle où se concentrent toutes les autres, celle qui traduit la pression et les tensions de l'ensemble des contradictions internes au capitalisme. Et cela permet de déterminer à quel moment l'ensemble des contradictions du capitalisme se transforme en entrave.
Boukharine, après avoir affirmé qu'il ne faut privilégier aucune contradiction du capitalisme pour comprendre ses crises, se trouve cependant confronté à la question : à quel moment ces contradictions deviennent des limites définitives ? Et la seule réponse qu'il peut donner, c'est :
- "Des limites sont données par un degré déterminé de tensions des contradictions capitalistes".(Idem. p.134).
"Un degré déterminé" ? Mais quel degré ? Quel est le degré de "concurrence" à atteindre ? Quel est le taux de profit minimum ? Ce sont des questions auxquelles Boukharine ne répond pas, parce qu'il n'y a pas de réponse à ces questions sans se référer spécifiquement à la capacité du capitalisme à trouver des débouchés.
L'analyse de Luxemburg permet par contre de déterminer comment ces limites sont celles du marché mondial, et en son sein, plus particulièrement «les marchés extra-capitalistes.
LA CONTRADICTION MISE EN AVANT PAR ROSA LUXEMBURG EST-ELLE "EXTERIEURE" AU PROCESSUS DE PRODUCTION CAPITALISTE?
Comment -d'après Rosa Luxemburg- le capitalisme a-t-il pu surmonter la contradiction entre sa nécessité d'élargir toujours plus ses débouchés et la nécessité de réduire toujours plus la part de production revenant aux exploités? En trouvant des acheteurs en dehors du processus de production capitaliste. Pour l'entreprise capitaliste mondiale, vendre et racheter elle-même ses propres produits n’a aucun sens. Il lui faut des "clients" extérieurs à son entreprise auxquels vendre ce surplus, cette part de la plus value que ne peuvent acquérir ni l’ouvrier, ni le capitaliste. Ces clients, ces « tierces personnes » -explique Rosa Luxembourg– le capitaliste les a trouvé dans les premiers temps du capitalisme, principalement dans les seigneurs féodaux.
Dans la période de la révolution industrielle, il la trouve surtout dans les secteurs agricoles et artisanaux demeurés en dehors de son contrôle, en particulier dans les territoires coloniaux que les puissances finirent par se disputer dans deux guerres mondiales.
Dans sa phase de décadence, c’est dans la reconstruction des centres industriels détruits pendant les guerres que le capitalisme trouvera une compensation momentanée à son manque de débouchés extérieurs. Et depuis la fin des années soixante, depuis la fin de la reconstruction consécutive à la seconde guerre mondiale, le capitalisme a eu recours à une fuite en avant par des crédits de plus en plus massifs aussi bien aux pays moins développés qu'aux capitaux des métropoles.
L'introduction dans l'analyse des contradictions du capital de cet élément que constituent les secteurs extra-capitalistes, l'élargissement du cadre de l'analyse au niveau de sa réalité la plus globale, celle du marché mondial, est considérée par les critiques de Luxemburg comme une "hérésie" par rapport à Marx, et comme une recherche des contradictions du capitalisme en dehors du processus de production capitaliste. Ainsi, pour Boukharine par exemple, le manque de clients n'appartenant pas aux entreprises capitalistes, de "tierces personnes" est une contradiction qui ne serait pas "interne". "Le capitalisme -oppose-t-il à Luxemburg- développe ses contradictions internes. Ce sont elles et non le manque de "tierces personnes" qui la fait finalement périr". (Idem. p. 140).
En d'autres termes, pour comprendre les contradictions du capitalisme, il faudrait s'en tenir à la réalité du capitalisme dans 1'usine et ignorer ce qui se passe sur le marché mondial ; le marché mondial serait en quelque sorte "extérieur" à la réalité profonde du capitalisme!
Cette critique de Luxemburg est formulée de façon particulièrement nette par Raya Dunayevskaya (ancienne collaboratrice de Trotsky) dans un article écrit à la fin de la seconde guerre mondiale sur les analyses "de l'Accumulation du Capital" :
"Pour Marx, le conflit fondamental dans une société capitaliste, c'est celui entre le capital et le travail ; tout autre élément lui est subordonné. S'il en est ainsi dans la vie, la première nécessité dans la théorie, beaucoup plus même que dans la société, c'est de poser le problème comme un problème entre le capitaliste et 1'ouvrier, purement et simplement. D'où l'exclusion des "tierces personnes" et, comme il le dit lui-même à plusieurs reprises, 1'exclusion du marché mondial comme n'ayant rien à voir avec le conflit entre ouvriers et capitalistes". (Raya Dunayevskaya "Analysis of R.Luxemburg's Accumulation of capital". Publié en 1967 en appendice de la brochure "State Capitalism and Marx's Humanism").
Il est vrai que pour expliquer comment le capitaliste extirpe du surtravail à l'ouvrier, il n'est pas nécessaire de faire intervenir le marché mondial et plus particulièrement les secteurs extra-capitalistes. Mais si l'on veut comprendre les conditions pour que cette exploitation puisse se prolonger et se développer, ou être bloquée dans le temps, il est indispensable d'avoir en vue le processus global de reproduction et d'accumulation du capital. Cela ne peut être fait qu'à l'échelle d'existence réelle du capital : celle du marché mondial
En lui-même, le marché constitué par les secteurs extra-capitalistes n'est pas le produit de l'exploitation de l'ouvrier par le capital, mais sans lui, l'exploitation ne peut se reproduire à une échelle élargie.
Si le capital a un besoin vital de ce type de marchés pour survivre, c'est parce que le rapport entre ouvrier et capital est tel que, ni l'ouvrier, ni le capitaliste ne peuvent constituer une demande solvable pour réaliser la part du profit destiné à être réinvesti. Sans la consommation des masses limitée par le salaire, sans l'exploitation de l'ouvrier par le capitaliste, si les ouvriers pouvaient consommer directement ou indirectement tout ce qu'ils produisent, bref, si le salaire n'existait pas, le problème des marchés extérieurs ne se poserait pas; mais ce ne serait plus du capita1isme.
L'extension du marché mondial n'est pour le capitalisme une limite que dans la mesure où il est indispensable à l'existence de la reproduction du capitalisme dans des conditions contradictoires.
En ce sens, il n'y a pas une opposition entre ce que seraient "les contradictions internes" du capitalisme et la nécessité de ces débouchés extra-capitalistes. Aussi bien la nécessité de ces débouchés, que l'incapacité du capitalisme de les élargir indéfiniment jusqu'à intégrer l'ensemble de l'humanité directement au sein du processus de production capitaliste, ne sont pas des phénomènes déterminés par des forces ou des lois extérieures au capitalisme, mais par le caractère contradictoire de ses lois internes.
Pour mieux éclairer cet aspect de la question, considérons le cas des convulsions de la fin du mode de production féodal.
Pour beaucoup d'historiens bourgeois, les catastrophes qui caractérisent la société féodale, en particulier au cours du XIVème siècle, trouvent leur explication dans le manque de terres défrichables. Les famines, les épidémies, les guerres, la stagnation ou le recul général qui couvraient l'Europe au XIVème siècle, auraient ainsi traduit une limite en quelque sorte "naturelle".
Il est vrai que le féodalisme s'est heurté -entre autre- à la difficulté d'étendre les surfaces cultivables dans sa période de déclin. Mais s'il en était ainsi, ce n'était pas du fait d'une mauvaise volonté de la "mère nature" mais parce que les rapports sociaux de production ne permettaient pas la mise en place des moyens techniques et humains indispensables pour entreprendre des défrichements plus difficiles.
L'économie féodale était trop cloisonnée en millions de fiefs, de corporations, de privilèges pour permettre la concentration des forces productives qu'exigeait la situation. Ce n'est pas "la nature" qui explique l'effondrement historique du féodalisme, mais les incapacités propres, les contradictions internes de celui-ci.
La nature par elle-même n'est ici, ni une contradiction "externe", ni une contradiction "interne". Elle n'est que le mi1ieu dans lequel et face auquel les contradictions du système s'exacerbent.
Il est un peu de même avec le capitalisme et sa pénurie de marchés extra-capitalistes. La vie même du capitalisme, son expansion, est synonyme de transformation de nouveaux hommes en prolétaires et le remplacement d'anciennes formes de production en rapports de production capitalistes. Une entreprise capitaliste qui se développe est une entreprise qui embauche plus de prolétaires. Une entreprise particulière peut prendre des ouvriers à une autre.
Mais l'ensemble constitué par tout le capitalisme mondial ne peut embaucher que des travailleurs non-capitalistes. Le capital, doit, pour vivre, absorber le monde non-capitaliste (artisans, petits commerçants, paysans) comme sa nourriture. Mais ce n'est pas uniquement pour se procurer de la main d'oeuvre que la capital vit aux dépens du secteur non-capitaliste. Comme on l'a vu, c'est surtout parce qu'il y trouve des clients, une demande solvable pour la part du surproduit qu'il ne peut acheter lui-même.
Malheureusement pour lui, le capital ne peut faire du commerce avec des clients non-capitalistes sans les ruiner. Qu'il vende des biens de consommation ou des moyens de production, il détruit automatiquement l'équilibre précaire de toute économie pré-capitaliste (donc moins productive que lui). Introduire des habits bon marchés, implanter un chemin de fer, installer une usine suffisent à détruire toute organisation économique pré-capitaliste.
Le capital aime ses clients pré-capitalistes comme l'ogre aime les enfants : en les dévorant.
Le travailleur des économies pré-capitalistes qui a eu "le malheur de toucher au commerce avec les capitalistes" sait que tôt ou tard, il finira, dans le meilleur des cas, prolétarisé par le capital, dans le pire -et c'est chaque jour le plus fréquent depuis que le capitalisme s'enfonce dans la décadence- dans la misère et l'indigence, au milieu de champs stérilisés, ou marginalisés, dans les bidonvilles d'une agglomération.
Le capital est ainsi confronté à la situation suivante : d'une part, il a besoin de plus en plus de clients non-capitalistes pour écouler une partie de sa production; d'autre part, au fur et à mesure qu'il commerce avec eux, il les ruine. L'impérialisme, la décadence du capitalisme, la vie suivant le cycle crise-guerre-reconstruction- sont la manifestation du fait que, depuis plus d'un demi-siècle, les débouchés non-capitalistes sont devenus insuffisants en égard aux nécessités d'expansion du capital mondial.
Mais, tout comme la nature par rapport aux rapports de production féodaux, les secteurs non-capitalistes ne sont ni une contradiction "interne" ni un élément "externe" aux rapports capitalistes. Ils font partie du milieu dans lequel et face auquel le capital existe.
En formulant sa critique à Rosa Luxemburg : ce sont les contradictions internes du capitalisme et non le manque de "tierces personnes" qui font finalement périr le capitalisme, Boukharine bataille contre des hommes de paille. Rosa Luxemburg n'a pas plus prétendu que c'étaient les économies pré-capitalistes qui "faisaient périr" le capitalisme qu'el le n'a affirmé que c'était les cailloux des terres européennes qui ont fait périr le féodalisme.
Ce qu'elle a fait, c'est replacer les contradictions internes du capitalisme, découvertes non par elle, mais par Marx, dans leur milieu vivant : le marché mondial.
LE MILIEU DU CAPITAL, C'EST LE MARCHE MONDIAL
Boukharine comme Raya Dunayevskya prétendent pouvoir comprendre les mécanismes les plus fondamentaux du capitalisme, ceux qui le conduisent à la crise, sans se soucier du milieu dans lequel vit le système. Autant vouloir comprendre le fonctionnement d'un poisson sans tenir compte du fait qu'il vit dans l'eau ou d'un oiseau, sans intégrer dans l'analyse ses rapports avec l'air. Ne pas comprendre l'importance du marché mondial pour l'analyse des crises du capitalisme, c'est en fait ne pas comprendre la nature même du capitalisme.
C'est oublier qu'avant d'être producteur, le capitaliste est d'abord et avant tout UN MARCHAND, UN COMMERÇANT.
Dans la mythologie bourgeoise, le capitaliste est toujours présenté comme un petit producteur qui, grâce à son travail, est devenu un grand producteur. Ce serait le petit artisan du Moyen-Âge devenu le grand industriel ou l'Etat patron de nos jours. La réalité historique est autre.
Dans le féodalisme en décomposition, ce ne sont pas tant les artisans des villes qui se dégagent comme la classe capitaliste, c'est plutôt les marchands. Qui plus est, les premiers prolétaires n'ont souvent été autres que les artisans soumis à la "domination formelle".
Le capitaliste est un marchand dont le commerce principal est celui de la force de travail. Il achète du travail sous la forme de marchandises de force de travail et il le revend sous la forme de produits ou services. Son profit, la plus-value, c'est la différence entre le prix de la marchandise force de travail et celui des marchandises que celle-ci produit. Le capitaliste est contraint de s'occuper du processus de production dont il est le maître mais il n'en reste pas moins ainsi un marchand. Le monde d'un marchand, c'est le marché et dans le cas du capitaliste : le marché mondial.
Les secteurs non-capitalistes font partie du marché mondial.
Ceux qui rejettent l'analyse de Rosa Luxemburg ont généralement du marché mondial -lorsqu'ils finissent par en admettre l'existence- une vision totalement fausse. Celui-ci est considéré que comme l'ensemble des capitalistes et des salariés des capitalistes. Ce faisant, ils nient les conditions pour comprendre la réalité des crises capitalistes et pourquoi elles prennent la forme de crise du marché mondial.
L'ensemble des capitalistes et leurs salariés constituent le marché de la plus grande partie de la production capitaliste; c'est le marché "intérieur" du capitalisme; mais il y a aussi tous les secteurs non-capitalistes : le marché "extérieur". Voici comment Rosa Luxemburg définit ces deux parties du marché mondial :
- "Le marché intérieur et le marché extérieur tiennent certes une place importante et très différente l'une de l'autre dans la poursuite du développaient capitaliste; mais ce sont des notions non pas de géographie, mais d'économie sociale. Le marché intérieur du point de vue de la production capitaliste est le marché capitaliste, il est cette production elle-même dans le sens où elle achète ses propres produits et où elle fournit ses propres éléments de production. Le marché extérieur pour le capital est le milieu social non-capitaliste qui l'entoure, qui absorbe ses produits et lui fournit des éléments de production et des forces de travail."
Le marché mondial c'est tout cet ensemble et c'est comme tel qu'il doit être intégré dans toute analyse de ses crises.
L'ANALYSE DE ROSA LUXEMBURG PERMET DE MIEUX COMPRENDRE POURQUOI A LA BASE DE TOUTES LES CONTRADICTIONS DU CAPITALISME, IL Y A LA MARCHANDISE ET DONC LE SALARIAT.
Dans les travaux du "Capital", Marx a très souvent fait abstraction du marché mondial, car il s'attachait, dans cette partie de ses travaux essentiellement à analyser les rapports internes du fonctionnement du système. Certains épigones y ont vu un argument contre les analyses de Rosa Luxemburg. En intégrant cette analyse dans son cadre plus général, et plus concret du marché mondial, Rosa Luxemburg n'a fait que développer les travaux inachevés de Marx, poursuivant le cheminement que celui-ci s'était méthodologiquement fixé :
- "S'élever de l'abstrait au concret"
Qu'on la privilégie ou pas, la contradiction entre les conditions de production de la plus-value et celle de sa réalisation, cet antagonisme "interne" découvert par Marx, ne peut être réellement compris si on ne connaît pas toutes les "conditions de sa réalisation". Or la réalisation de la plus-value induit la vente d'une part de celle-ci à des clients autres que les capitalistes ou leurs salariés, c'est à dire à des secteurs non-capitalistes. En introduisant ces derniers dans l'analyse des contradictions du capitalisme, Rosa Luxemburg ne nie pas les contradictions internes au mode de production capitaliste ; au contraire, elle donne les moyens de les comprendre dans toute leur réalité concrète et historique.
Mais en privilégiant la contradiction entre production et réalisation de la plus-value, elle "privilégie" la contradiction de base du capitalisme : celle entre la valeur d'usage et la valeur d'échange de la marchandise en général, et de la principale marchandise en particulier : la force de travail et son prix en argent : le salaire. C'est l'existence même du salariat qui apparaît à la base de l'impasse capitaliste.
La réalisation de la plus-value, la métamorphose en argent des marchandises produites par le surtravail des ouvriers, est contradictoire parce que le salariat limite inévitablement la consommation des ouvriers eux-mêmes.
Dans les théories sur la plus-value, Marx écrivait :
"... C'est la métamorphose de la marchandise elle-même qui renferme, en tant que mouvement développé, la contradiction -impliquée dans l'unité de la marchandise- entre valeur d'échange et valeur d'usage, puis entre argent et marchandise. "
La contradiction entre la valeur d'usage de la force de travail et sa valeur d'échange, le salaire, n'est autre que celle de l'exploitation du prolétaire par le capital.
Aussi est-ce seulement dans le cadre de l'analyse de Rosa Luxemburg que l'élimination du salariat apparaît de façon cohérente comme la caractéristique PREMIERE du dépassement du capitalisme.
La question prend toute son importance politique lorsqu'il s'agit d'un problème comme l'évaluation de la nature de classe de l'URSS: "socialiste" ou "en marche vers le socialisme" selon les partis "socialistes ou "communistes" et l'ensemble des partis de centre et de droite ; "Etat ouvrier dégénéré" selon Trotsky et les trotskystes; il revient à la "gauche allemande" des années 20 d'avoir la première analysé d'un point de vue marxiste l'URSS comme du capitalisme d'Etat ; ce n'est pas un hasard si c'était un des seuls courants dans le mouvement ouvrier à connaître et partager l'analyse des crises de Rosa Luxemburg.
Dans sa brochure de critique à l'"Accumulation du Capital", Boukharine affirme nettement la nature non capitaliste de l'URSS :
"A toutes les contradictions du système capitaliste mondial s'ajoute encore une autre contradiction cardinale: la contradiction entre le monde capitaliste et le nouveau système économique de l'Union Soviétique."(Idem p.136)
Ce n'est pas non plus un hasard. Lorsque, dans l'analyse des crises du capitalisme, on "privilégie" des contradictions telles que "la concurrence et l'anarchie capitaliste", on tend inévitablement à voir dans les nationalisations d'entreprises, dans le développement 'du pouvoir d'Etat, dans la planification, des preuves de rupture réelle avec le capitalisme. Lorsqu'on ignore la réalité du marché mondial et son importance dans la vie du capitalisme, on laisse la porte ouverte à l'idée de la possibilité du socialisme en un seul pays.
A travers la critique théorique de l'analyse de Rosa Luxemburg, Boukharine jetait les bases des théories qui sous le stalinisme serviront à présenter avec un verbiage marxiste un régime d'exploitation capitaliste, comme du socialisme.
La compréhension des problèmes économiques de la période de transition du capitalisme au communisme est étroitement dépendante de l'analyse des crises du capitalisme. Il faudra demain avoir tiré toutes les leçons de l'expérience pratique de la révolution russe dans ce domaine. Cela comporte aussi d'avoir dépassé toutes les aberrations théoriques que la dégénérescence de la révolution a engendrées.
R.V.
Sont déjà parus sur les théories des crises dans la Revue Internationale, les articles suivants :
Marxisme et théories des crises - n° 13
Théories économiques et lutte pour le socialisme - n°16
Sur l'impérialisme (théories de Marx, Lénine, Boukharine, R.Luxemburg) - n°19.
Les théories des crises, de Marx à l'Internationale Communiste - n°22.
{C}{C}{C}{C}
{C}{C}{C}{C}[1]{C}{C}{C}{C} Revue Internationale N°29. Voir aussi "Lesthéories des crises,de Marx à l'Internationale Communiste" dans la Revue Internationale N°22, 3ème trimestre 80).
{C}{C}{C}{C}[2]{C}{C}{C}{C} Nicolas Boukharine. "L'impérialisme et l'accumulation du capital". Ed.EDI.