Soumis par Revue Internationale le
Anarchisme ou communisme
Dans le dernier article de cette série, nous avons examiné le combat qu'a mené, dans l'Association internationale des travailleurs (AIT), la tendance marxiste contre les idéologies réformistes et «socialistes d'Etat» au sein du mouvement ouvrier, notamment dans le parti allemand. Pourtant, selon le courant anarchiste ou « antiautoritaire » de Mikhaïl Bakounine, Marx et Engels auraient incarné et inspiré la tendance socialiste d'Etat, et étaient les instigateurs les plus en vue de ce «socialisme allemand » qui avait pour but non pas de remplacer le capitalisme par une société libre et sans Etat, mais par une terrible tyrannie bureaucratique dont ils seraient eux-mêmes les gardiens. Jusqu'à aujourd'hui, les anarchistes de même que les libéraux présentent les critiques de Bakounine à Marx comme l'expression d'une profonde perspicacité sur la véritable nature du marxisme, comme une explication prophétique des raisons pour lesquelles les théories de Marx conduiraient inévitablement aux pratiques de Staline.
Mais, comme nous tenterons de le montrer dans cet article, la « critique radicale » du marxisme par Bakounine, comme toutes les critiques ultérieures, n'est radicale qu'en apparence. La réponse que Marx et son courant apportèrent à ce pseudo-radicalisme, allait nécessairement de pair avec la lutte contre le réformisme, car les deux idéologies représentaient la pénétration, dans les rangs du prolétariat, de points de |vue étrangers à la classe.
Le noyau petit-bourgeois de l'anarchisme
Le développement de l'anarchisme dans la seconde moitié du 19e siècle était le produit de la résistance des couches petites-bourgeoises -artisans, commerçants, petits paysans- à la marche triomphante du capital, résistance au processus de prolétarisation qui les privait de leur « indépendance » sociale passée. Plus fort dans les pays où le capital industriel s'est développé tardivement, à la périphérie orientale et méridionale de l'Europe, il exprimait à la fois la rébellion de ces couches contre le capitalisme, et leur incapacité à voir plus loin que celui-ci, vers le futur communiste ; au contraire, il énonçait leur désir de retour à un passé semi-mythique de communautés locales libres et de producteurs strictement indépendants, débarrassés de l'oppression du capital industriel et de l'Etat bourgeois centralisé.
Le «père» de l'anarchisme, Pierre-Joseph Proudhon, était l'incarnation classique de cette attitude, avec sa haine féroce non seulement envers l'Etat et les grands capitalistes, mais envers le collectivisme sous toutes ses formes, y compris envers les syndicats, les grèves et les expressions similaires de la collectivité de la classe ouvrière. A l'encontre de toutes les tendances profondes qui se développaient au sein de la société capitaliste, l'idéal de Proudhon était une société « mutualiste », fondée sur la production artisanale individuelle, liée par le libre-échange et le libre-crédit.
Marx avait déjà démoli les vues de Proudhon dans son livre Misère de la à Philosophie, publié en 1847, et l'évolution du capital lui-même, dans la seconde partie du siècle, avait fait la démonstration pratique de l'obsolescence des idées de Proudhon. Pour « l'ouvrier de masse» de l'industrie capitaliste, il était de plus en plus évident que, pour résister à l'exploitation capitaliste et l'abolir tout à la fois, seules une lutte collective et une appropriation collective des moyens de production pouvaient offrir un espoir.
Face à cela, le courant bakouniniste qui, à partir de 1860, a tenté de combiner « l'anti-autoritarisme » de Proudhon avec une approche collectiviste et même communiste des questions sociales, semble clairement constituer une avancée par rapport au Proudhonisme classique. Bakounine a même écrit à Marx pour exprimer son admiration vis-à-vis de son travail scientifique, déclarant être son disciple et lui offrant de traduire Le capital en russe. Et cependant, malgré son retard idéologique, le courant proudhonien avait, à certains moments, joué un rôle constructif dans la formation du mouvement ouvrier : Proudhon avait été un facteur de l'évolution de Marx vers le communisme dans les années 1840, et les proudhoniens avaient participé à la fondation de TAIT. L'histoire du Bakouninisme, au contraire, est quasiment entièrement une chronique du travail négatif et destructeur qu'il a mené contre l'Internationale. Même l'admiration que Bakounine professait envers Marx, faisait partie de ce syndrome : Bakounine confessait lui-même que « c'est également par tactique, par politique personnelle que j'ai tant honoré et loué Marx », son but ultime étant de briser la « phalange » marxiste qui dominait l'Internationale ([1]).
La raison essentielle en est que, tandis que le Proudhonisme précédait le marxisme, et les groupes proudhoniens la 1ère Première Internationale, le bakouninisme s'est développé, dans une large mesure, en réaction au marxisme et contre le développement d'une organisation prolétarienne internationale centralisée.
Dans le morceau suivant Marx et Engels expliquent cette évolution en se référant au problème général des « sectes », mais ce sont surtout les bakouninistes qui sont visés, puisque le passage vient du texte « Les prétendues scissions dans l'Internationale » (1872) qui était une réponse du Conseil général aux intrigues de Bakounine contre l'AIT :
« La première phase dans la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie est marquée par le mouvement sectaire. Il a sa raison d'être à une époque où le prolétariat n'est pas encore assez développé pour agir comme classe. Des penseurs individuels font la critique des antagonismes sociaux, et en donnent des solutions fantastiques que la masse des ouvriers n'a qu'à accepter, à propager, et à mettre en pratique. Par leur nature même, les sectes formées par ces initiateurs sont abstentionnistes, étrangères à toute action réelle, à la politique, aux grèves, aux coalitions, en un mot à tout mouvement d'ensemble...Ces sectes, leviers du mouvement à leur origine, lui font obstacle dès qu'il les dépasse. » ([2])
L'organisation prolétarienne contre les intrigues de la petite-bourgeoisie
Le principal enjeu de la lutte entre marxistes et bakouninistes était l'Internationale elle-même : rien ne démontre plus clairement l'essence petite-bourgeoise de l'anarchisme que son approche de la question organisationnelle, et ce n'est pas un hasard si la question qui a mené à la scission ouverte entre les deux courants, n'a pas été un débat abstrait sur la société future, mais a porté sur le fonctionnement de l'organisation prolétarienne, son mode d'opération interne. Mais, comme nous le verrons, ces différences organisationnelles étaient également liées à des visions différentes de la société future et des moyens de la créer.
A partir du moment où ils ont rejoint l'Internationale, à la fin des années 1860, mais surtout dans la période qui a suivi la défaite de la Commune, les bakouninistes ont crié haro sur le rôle du Conseil général, organe central de l'Internationale qui se trouvait à Londres et était donc fortement influencé par Marx et Engels. Pour Bakounine, le Conseil général n'était qu'une simple couverture pour Marx et « sa coterie » ; il se présenta donc comme le champion de la liberté et de l'autonomie des sections locales contre les prétentions tyranniques des « socialistes allemands ». Cette campagne fut liée à dessein à la question de la société future, puisque les bakouninistes défendaient que l'Internationale elle-même devait constituer l'embryon du nouveau monde, le précurseur de la fédération décentralisée des communes autonomes. Dans cette même perspective, la domination autoritaire des marxistes dans l'Internationale exprimait la vision qu'auraient ces derniers du futur : une nouvelle bureaucratie d'Etat traitant les ouvriers avec arrogance au nom du socialisme.
Il est parfaitement vrai que l'organisation prolétarienne, aussi bien pour ce qui est de son fonctionnement interne que pour sa fonction externe, est déterminée par la nature de la société communiste pour laquelle elle combat, ainsi que par la classe qui est porteuse de cette société. Mais contrairement à la vision anarchiste, le prolétariat n'a rien à craindre de la centralisation en soi : le communisme est effectivement la centralisation des capacités productives mondiales qui remplace l'anarchie de la concurrence capitaliste. Et afin d'atteindre cette étape, le prolétariat doit centraliser ses propres forces combattantes pour renverser un ennemi qui a souvent montré sa capacité à s'unir contre lui. C'est pourquoi les marxistes ont répondu aux sarcasmes de Bakounine en soulignant que son programme d'autonomie locale complète des sections signifiait la fin de l'Internationale en tant que corps uni. En tant qu'organisation de l'avant-garde prolétarienne, en tant qu' « organisation réelle et militante de la classe prolétaire dans tous les pays, unie dans la lutte commune contre les capitalistes, les propriétaires fonciers et leur pouvoir de classe organisé dans l'Etat » ([3]), l'Internationale ne pouvait parler de 100 voix différentes : elle devait être capable de formuler les buts de la classe ouvrière de façon claire et sans ambiguïté. Et pour qu'elle puisse le faire, l'Internationale avait besoin d'organes centraux effectifs - pas de façade, dissimulant les ambitions de dictateurs et de carriéristes ; de corps élus et rendant des comptes, chargés de maintenir l'unité de l'organisation entre ses Congrès.
De leur côté, les bakouninistes voulaient réduire le Conseil général à « un simple bureau de correspondance et de statistique. Ses fonctions administratives cessant, ses correspondances se réduiraient nécessairement à la reproduction des renseignements déjà publiés dans les journaux de l'Association. Le bureau de correspondance serait donc éludé. Quant à la statistique, c'est un travail irréalisable sans une puissante organisation, et surtout, comme le disent expressément les statuts originaux, sans une direction commune. Or, comme tout cela sent fortement "l'autoritarisme", il y aura peut-être un bureau, mais certainement pas de statistique. En un mot, le Conseil général disparaît. La même logique frappe conseils fédéraux, comités locaux et autres centres "autoritaires". Restent seules les sections autonomes. » ([4])
Plus loin dans le même texte, Marx et Engels argumentent que si l'anarchie voulait simplement dire le but ultime du mouvement de la classe - l'abolition des classes sociales et donc de l'Etat qui est le garant des divisions de classes - alors tous les socialistes étaient pour. Mais le courant de Bakounine y mettait autre chose dans sa pratique, puisqu'il proclamait « l'anarchie dans les rangs prolétaires comme le moyen le plus infaillible de briser la puissante concentration des forces sociales et politiques entre les mains des exploiteurs. Sous ce prétexte, elle demande à l'Internationale, au moment où le vieux monde cherche à l'écraser, de remplacer son organisation par l'anarchie. La police internationale ne demande rien de plus pour éterniser la république-Thiers, en la couvrant du manteau impérial ». ([5])
Mais dans le projet de Bakounine, il y avait bien plus qu'une opposition abstraite à toute forme d'autorité et de centralisation. En fait, ce à quoi s'opposait Bakounine avant tout, c'était à « l'autorité » de Marx et de son courant ; et ses tirades contre leur soi-disant propension aux manoeuvres secrètes et au complot étaient fondamentalement une projection de sa propre conception profondément hiérarchique et élitiste de l'organisation. Sa bataille contre le Conseil général était motivée en réalité par sa détermination à établir un centre de pouvoir alternatif, caché.
Quand Marx et Engels évoquaient l'histoire des organisations « sectaires », ils ne se référaient pas seulement aux idées utopiques floues qui ont souvent caractérisé de tels groupes, mais également à leurs pratiques politiques et à leur fonctionnement, hérités des sociétés secrètes bourgeoises et petites-bourgeoises, avec leurs traditions clandestines, leurs serments et autres rituels occultes, parfois combinés à une propension au terrorisme et à l'assassinat. Comme on l’a vu dans un précédent article ce cette série ([6]), la formation de la Ligue des Communistes en 1847 avait déjà marqué une rupture définitive avec ces traditions. Mais Bakounine était imprégné de ces pratiques et ne les a jamais abandonnées. Tout au long de sa carrière politique, il a toujours eu pour politique de former des groupes secrets directement sous son contrôle, plus fondés sur les « affinités » personnelles que sur tout autre critère politique, et il utilisait ces réseaux secrets d'influence pour gagner de l'hégémonie dans les organisations plus grandes.
N'ayant pas réussi à transformer la Ligue de la paix et de la liberté en sa propre version d'organisation socialiste, Bakounine forma l'Alliance de la démocratie socialiste en 1868. Elle avait des branches à Barcelone, Madrid, Lyon, Marseille, Naples et en Sicile ; la principale section se trouvait à Genève avec un Bureau central sous le contrôle personnel de Bakounine. L'aspect « socialiste » de l'Alliance était très vague et confus, définissant son but comme « l'égalisation sociale et économique des classes » (plutôt que leur abolition), et elle était fixée, de façon obsessionnelle, sur « l'abolition du droit d'héritage » comme clé du dépassement de la propriété privée.
Peu après sa formation, l'Alliance a posé sa candidature à l'Internationale. Le Conseil général a critiqué les confusions de son programme et insisté sur le fait qu'elle ne pouvait être admise dans l'Internationale comme organisation internationale parallèle ; elle devait se dissoudre et faire de chacune de ses sections, des sections de l'Internationale.
Bakounine était tout à fait d'accord avec ces termes pour la simple raison que l'Alliance n'était, pour lui, que la façade d'un dédale de plus en plus ésotérique de sociétés secrètes, certaines fictives et d'autres réelles ; d'une hiérarchie byzantine qui n'avait finalement à répondre que devant le « citoyen B. » lui-même. L'histoire complète des sociétés secrètes de Bakounine reste encore à découvrir, mais il est certain que, derrière l'Alliance (qui de toutes façons ne fut pas réellement dissoute lors de son entrée dans l'AIT), la « Fraternité Internationale » constituait un cercle interne qui avait déjà opéré dans la Ligue de la Paix et la Liberté. Il existait aussi une vague «Fraternité Nationale» à mi-chemin entre l'Alliance et la «Fraternité Internationale». Il peut y en avoir eu d'autres. La question est que de telles formations traduisent un mode de fonctionnement entièrement étranger au prolétariat. Là où les organisations prolétariennes fonctionnent à travers des organes centraux élus, rendant des comptes, la hiérarchie compliquée de Bakounine n'était redevable devant personne d'autre que lui-même. Là où les organisations prolétariennes, même lorsqu'elles doivent agir dans la clandestinité, sont fondamentalement ouvertes à leurs camarades, Bakounine traite les membres de niveau « moyen » de son organisation comme de simples fantassins qu'on manipule à volonté, et qui sont inconscients des buts qu'ils servent réellement.
Il n'est donc pas surprenant que cette conception élitiste des rapports au sein de l'organisation prolétarienne se trouve reproduite dans la vision de Bakounine de la fonction de l'organisation révolutionnaire dans l'ensemble de la classe. La polémique du Conseil général contre les bakouninistes, «L'Alliance de la Démocratie Socialiste et l'AIT », rédigée en 1873, met en évidence les perles suivantes dans les écrits de Bakounine :
« Il est nécessaire qu'au milieu de l'anarchie populaire qui constituera la vie même et toute l'énergie de la révolution, l'unité de la pensée et de l'action révolutionnaire se trouve un organe. Cet organe doit être l'association secrète et universelle des frères internationaux. » ([7]) Admettant que les révolutions ne puissent être faites par des individus ou des sociétés secrètes, ces derniers ont la tâche d'organiser « non l'armée de la révolution - l'armée doit toujours être le peuple - mais un état-major révolutionnaire composé d'individus dévoués, énergiques, intelligents et surtout amis sincères et non ambitieux ni vaniteux, du peuple, capables de servir d'intermédiaires entre l'idée révolutionnaire et les instincts populaires. Le nombre de ces individus ne doit donc pas être immense. Pour l'organisation internationale dans toute l'Europe, cent révolutionnaires sérieusement et fortement alliés suffisent... » ([8])
Marx et Engels qui ont écrit le texte en collaboration avec Paul Lafargue, font les commentaires suivants :
«Ainsi donc, tout se transforme. L'anarchie, la "vie populaire déchaînée, les mauvaises passions" et le reste ne suffisent plus. Pour assurer le succès de la révolution, il faut l'unité de la pensée et de l'action. Les Internationaux tâchent de créer cette unité par la propagande, par la discussion, et l'organisation publique du prolétariat, à Bakounine, il ne faut qu'une organisation secrète de cent hommes, représentants privilégiés de l'idée révolutionnaire, état-major en disponibilité de la révolution nommée par lui-même et commandée par le permanent "citoyen B.". L'unité de la pensée et de l'action ne veulent dire autre chose qu'orthodoxie et obéissance aveugle...Nous sommes en pleine Compagnie de Jésus. » ([9])
La haine véritable de Bakounine envers l'exploitation et l'oppression capitalistes n'est pas en question. Mais les activités dans lesquelles il s'engageait, étaient profondément dangereuses pour le mouvement ouvrier. Incapable d'arracher le contrôle de l'Internationale, il était réduit à un travail de sabotage et de désorganisation, à provoquer des querelles internes interminables qui ne pouvaient qu'affaiblir l'Internationale. Son penchant pour la conspiration et la phraséologie assoiffée de sang a fait de lui le dupe spontané d'un élément ouvertement pathologique comme Netchaïev dont les actes criminels ont menacé de porter le discrédit sur l'Internationale tout entière.
Ces dangers furent amplifiés dans la période qui suivit la Commune, lorsque le mouvement prolétarien était en plein désarroi et que la bourgeoisie, convaincue que l'Internationale avait « créé » le soulèvement des ouvriers de Paris, persécutait partout ses membres et cherchait à détruire l'organisation. L'Internationale, dirigée par le Conseil général, devait réagir très fermement aux intrigues de Bakounine, affirmant le principe d'une organisation ouverte en opposition à celui du secret et de la conspiration : « Contre toutes ces intrigues, il n'y a qu'un seul moyen, mais il est d'une efficacité foudroyante ; c'est la plus complète publicité. Dévoiler ces menées dans leur ensemble, c'est les rendre impuissantes. » ([10])
Le Conseil a aussi appelé et obtenu, au Congrès de La Haye en 1872, l'expulsion de Bakounine et de son associé Guillaume - non à cause des nombreuses différences idéologiques qui existaient sans aucun doute, mais à cause de leurs pratiques politiques qui mettaient en danger l'existence même de l'Internationale.
En fait, la lutte pour la préservation de l'Internationale avait, à ce moment-là, plus une signification historique qu'immédiate. Les forces de la contre-révolution donnaient le ton, et les intrigues de Bakounine ne faisaient qu'accélérer un processus de fragmentation qu'imposaient les conditions générales auxquelles la classe était confrontée. Dans la mesure où ils étaient conscients de ces conditions défavorables, les marxistes considéraient qu'il valait mieux que l'Internationale soit (au moins temporairement) démantelée que de tomber aux mains de courants politiques qui auraient sapé son but essentiel et fait tomber dans le discrédit jusqu'à son nom même. C'est pourquoi -toujours au Congrès de La Haye - Marx et Engels demandèrent que le Conseil général soit transféré à New York. C'était la fin effective de l'Internationale, mais lorsque le renouveau de la lutte de classe permit la formation de la deuxième Internationale, presque 20 ans après, ce devait être sur une base politique bien plus claire.
Le matérialisme historique contre l'idéalisme a-historique
De façon immédiate, la question organisationnelle était au coeur de la scission dans l'Internationale. Mais intimement liées aux divergences entre marxistes et anarchistes sur l'organisation, il existait toute une série de questions théoriques plus générales qui, elles aussi, révélaient les origines de classe différentes de ces deux points de vue.
Au niveau le plus «abstrait», Bakounine, malgré ses déclarations sur le matérialisme contre l'idéalisme, rejetait ouvertement la méthode matérialiste historique de Marx. Le point de départ était la question de l'Etat. Dans un texte rédigé en 1872, Bakounine établit tout à fait ouvertement les divergences :
« ...les sociologues de l'école de M. Marx, tels que M. Engels vivant, tels que feu Lassalle, par exemple, m'objecteront que l'Etat ne fut point la cause de cette misère, de cette dégradation et de cette servitude des masses ; que la situation misérable des masses, aussi bien que la puissance despotique de l'Etat, furent au contraire, l'une et l'autre, les effets d'une cause plus générale, les produits d'une phase inévitable dans le développement économique de la société, d'une phase qui, au point de vue de l'histoire, constitue un véritable progrès, un pas immense vers ce qu'ils appellent, eux, la révolution sociale. » ([11])
De son côté, Bakounine défend non seulement la vision que l'Etat est la « cause » de la souffrance des masses, et son abolition immédiate la pré-condition de leur délivrance : il rejette aussi logiquement la vision matérialiste de l'histoire qui considère que le communisme n'est possible que comme résultat de toute une série de développements dans l'organisation sociale et les capacités productives de l'homme développements qui incluent la dissolution des communautés humaines originelles, ainsi que la montée et la chute d'une succession de sociétés de classe. En opposition à cette approche scientifique, Bakounine y substitue une approche morale :
« Matérialistes et déterministes, comme M. Marx lui-même, nous aussi nous reconnaissons l'enchaînement fatal des faits économiques et politiques dans l'histoire. Nous reconnaissons bien la nécessité, le caractère inévitable de tous les événements qui se passent, mais nous ne nous inclinons pas indifféremment devant eux, et surtout nous nous gardons bien de les louer et de les admirer lorsque, par leur nature, ils se montrent en opposition flagrante avec le but suprême de l'histoire, avec l'idéal foncièrement humain qu'on retrouve, sous des formes plus ou moins manifestes, dans les instincts, dans les aspirations populaires et sous les symboles religieux de toutes les époques, parce qu'il est inhérent à la race humaine, la plus sociable de toutes les races animales sur la terre. Ce but, cet idéal, aujourd'hui mieux conçus que jamais, peuvent se résumer en ces mots : c'est le triomphe de l'humanité, c'est la conquête et l'accomplissement de la pleine liberté et du plein développement matériel, intellectuel et moral de chacun, par l'organisation absolument spontanée et libre de la solidarité économique et sociale aussi complète que possible de tous les êtres humains vivant sur la terre. Maintenant, tout ce qui dans l'histoire se montre conforme à ce but, du point de vue humain - et nous ne pouvons pas en avoir d'autre - est bon ; tout ce qui lui est contraire est mauvais. » ([12])
II est vrai, comme nous l'avons en fait montré dans cette série d'articles, que « l'idéal » du communisme est apparu dans les luttes des opprimés et des exploités tout au long de l'histoire, et que cette lutte correspond aux besoins les plus fondamentaux de l'homme. Mais le marxisme a démontré pourquoi, jusqu'à l'époque capitaliste, de telles aspirations étaient condamnées à rester un idéal ; pourquoi, par exemple, non seulement les rêves communistes de la révolte des esclaves de Spartacus, mais aussi la nouvelle forme féodale d'exploitation qui sortait la société de l'impasse de l'esclavage, constituaient des moments nécessaires de l'évolution des conditions qui font du communisme une possibilité réelle aujourd'hui. Pour Bakounine, cependant, alors que les premiers peuvent être considérés comme « bons », la seconde ne pouvait être considérée que comme « mauvaise », Aussi argumente-t-il, dans le texte qu'on vient de citer, que, tandis que la « liberté comparativement si hautement humaine » dans la Grèce antique était bonne, la conquête ultérieure de la Grèce par les romains plus barbares était mauvaise, et ainsi de suite à travers les siècles.
A partir de là, il devient impossible de juger si une formation sociale ou une classe sociale joue un rôle progressif ou régressif dans le processus historique ; à la place, tout est mesuré en fonction d'un idéal abstrait, d'un absolu moral qui reste inchangé tout au long de l'histoire.
Aux marges du mouvement révolutionnaire aujourd'hui, il y a nombre de courants « modernistes » qui se sont spécialisés dans le rejet de la notion de décadence du capitalisme : les plus cohérents de ceux-ci (comme le Groupe Communiste Internationaliste, ou le groupe Wildcat au Royaume Uni) en sont arrivés à rejeter la conception marxiste de progrès, puisque argumenter qu'un système social est en déclin, signifie évidemment qu'il a été en ascendance à un moment. Ils concluent que le progrès est une notion complètement bourgeoise et que le communisme était possible à n'importe quel moment de l'histoire.
Il s'avère que ces modernistes ne sont pas si modernes après tout : ils sont de fidèles épigones de Bakounine qui a également été amené à rejeter l'idée de progrès et disait que la révolution sociale était possible à n'importe quel moment. Dans son travail de base, Etatisme et Anarchie (1873), Bakounine développe que les deux conditions essentielles d'une révolution sociale sont : la souffrance poussée à l'extrême, presqu'au point du désespoir, et l'inspiration d'un « idéal universel ». C'est pourquoi, dans le même passage, il affirme que l'Italie constitue le lieu le plus mûr pour une révolution sociale, en opposition aux pays industriellement plus développés où les ouvriers sont « relativement nombreux » et « si imprégnés de divers préjugés bourgeois qu'ils ne diffèrent pas de la bourgeoisie, sauf par le revenu ».
Mais le « prolétariat » révolutionnaire italien de Bakounine consiste en « deux ou trois millions d'ouvriers des villes, principalement dans les usines et les petits ateliers, et approximativement vingt millions de paysans totalement dépossédés ». En d'autres termes, le prolétariat de Bakounine est en fait un nouveau nom pour la notion bourgeoise de « peuple » - tous ceux qui souffrent, quelle que soit leur place dans les rapports de production, quelle que soit leur capacité à s'organiser, à devenir conscients d'eux-mêmes en tant que force sociale. En fait, Bakounine chante ailleurs les louanges du potentiel révolutionnaire des peuples slaves ou latins (en opposition aux allemands vis-à-vis desquels Bakounine a gardé une haine chauvine toute sa vie durant) ; il défend même, comme le note le Conseil général dans le texte « L'Alliance de la démocratie socialiste et l'AIT », que « le brigand, en Russie, est le véritable et l'unique révolutionnaire. »
Tout cela est totalement cohérent avec le rejet du matérialisme par Bakounine : si la révolution sociale est possible à tout moment, alors n'importe quelle force opprimée peut la réaliser, les brigands ou les paysans. En fait non seulement la classe ouvrière dans son sens marxiste n'a pas de rôle particulier à jouer dans ce processus, mais encore Bakounine se répand en injures contre les marxistes parce qu'ils affirment que la classe ouvrière doit exercer sa dictature sur la société :
« Si le prolétariat devient la classe dominante, qui, demandera-t-on, dominera-t-il ? C'est donc qu'il restera encore une classe soumise à cette nouvelle classe régnante, à cet Etat nouveau, ne fût-ce, par exemple, que la plèbe des campagnes qui, on le sait, n'est pas en faveur chez les marxistes et qui, située au plus bas degré de la civilisation, sera probablement dirigée par le prolétariat des villes et des fabriques. » ([13])
Ce n'est pas le lieu ici de traiter la question des rapports entre la classe ouvrière et la paysannerie dans la révolution communiste. Il suffit de dire que la classe ouvrière n'a aucun intérêt à établir un nouveau système d'exploitation après avoir renversé la bourgeoisie. Mais, ce que les peurs de Bakounine révèlent, c'est précisément le fait qu'il n'aborde pas la question du point de vue du prolétariat, mais ce celui des « opprimés en général » - du point de vue de la petite-bourgeoise, pour être précis.
Incapable de saisir que le prolétariat est la classe révolutionnaire dans la société, non seulement parce qu'il souffre mais aussi parce qu'il contient en lui-même les germes d'une organisation sociale nouvelle et plus avancée, Bakounine n'est pas non plus capable d'envisager la révolution autrement que comme un «grand feu de joie », un épanchement de « mauvaises passions », un acte de destruction et non de création :
« Une insurrection populaire, par sa nature même, est instinctive, chaotique et destructrice... les masses sont toujours prêtes à se sacrifier, et ceci les transforme en une horde sauvage et brutale, capable de réaliser des exploits héroïques et apparemment impossibles...Cette passion négative, c'est vraie, est loin d'être suffisante pour atteindre le niveau élevé de la cause révolutionnaire ; mais sans elle, la révolution serait impossible. La révolution requiert une destruction étendue et générale, une destruction féconde et rénovatrice, car c'est par cette voie et uniquement par elle que naissent de nouveaux mondes ». ([14])
De tels passages confirment non seulement que Bakounine a, de façon générale, une vision non prolétarienne ; mais ils nous permettent aussi de comprendre pourquoi il n'a jamais rompu avec une vision élitiste du rôle de l'organisation révolutionnaire. Tandis que, pour le marxisme, l'avant-garde révolutionnaire est le produit d'une classe devenant consciente d'elle-même, pour Bakounine les masses populaires ne peuvent jamais aller au-delà du niveau de la rébellion instinctive et chaotique : en conséquence, s'il faut réaliser plus que cela, cela nécessite le travail d'un « quartier général» qui agit derrière la scène. Bref, c'est la vieille notion idéaliste du Saint-Esprit qui descend sur quelque chose d'inconscient. Les anarchistes qui ne manquent jamais d'attaquer la mauvaise formulation de Lénine sur la conscience révolutionnaire introduite dans le prolétariat de l'extérieur, sont curieusement silencieux sur la version bakouniniste de la même notion...
La lutte politique contre l’indifférentisme politique
En lien étroit avec la question organisationnelle, l'autre grand point de dispute entre les marxistes et les anarchistes était la question de la « politique ». Le Congrès de La Haye fut un champ de bataille sur cette question : la victoire du courant marxiste (soutenu à cette occasion par les Blanquistes) a été formulée dans une résolution qui disait « le prolétariat ne peut agir en tant que classe qu'en se constituant en parti politique distinct, opposé à tous les vieux partis formés par les classes possédantes » et que « la conquête du pouvoir politique devient le grand devoir du prolétariat » dans la lutte pour son émancipation.
Cette discussion contenait deux dimensions. La première fait écho à la question de la nécessité matérielle. Puisque pour Bakounine, la révolution était possible à tout moment, toute lutte pour des réformes constituait fondamentalement une diversion par rapport à cette grande fin ; et si cette lutte allait au-delà de la sphère strictement économique (que les Bakouninistes acceptaient à contrecoeur sans jamais en comprendre vraiment la signification), sur le terrain de la politique bourgeoise -du parlement, des élections, des campagnes pour changer les lois - elle ne pouvait signifier autre chose qu'une capitulation face à la bourgeoisie. Aussi, selon Bakounine, « l'Alliance, prenant le programme de l'Internationale au sérieux, avait repoussé avec dédain toute transaction avec la politique bourgeoise, si radicale qu'elle se dise et si socialiste qu'elle se grime, recommandant au prolétariat comme la seule voie d'une émancipation réelle, comme la seule politique pour lui vraiment salutaire, la politique exclusivement négative de la démolition des institutions politiques, du pouvoir politique, du gouvernement en général, de l'Etat... » ([15])
Derrière ces phrases hautement radicales, gît l'incapacité des anarchistes à saisir que la révolution prolétarienne, la lutte directe pour le communisme, n'était pas encore à l'ordre du jour parce que le système capitaliste n'avait pas encore épuisé sa mission historique, et que le prolétariat était face à la nécessité de se consolider comme classe, pour arracher toutes les réformes qu'il pouvait à la bourgeoisie afin, avant tout, de se renforcer pour la lutte révolutionnaire future. Dans une période où le parlement était une véritable arène de lutte entre fractions de la bourgeoisie, le prolétariat avait les moyens d'y entrer sans se subordonner à la classe dominante ; cette stratégie n'est devenue impossible qu'avec l'entrée du capitalisme dans sa phase décadente, totalitaire. Evidemment, la pré-condition en était que la classe ouvrière eût son propre parti politique, distinct et opposé à tous les partis de la classe dominante, comme le dit la résolution de l'Internationale, sinon, il agirait simplement comme un appendice des partis bourgeois plus progressifs au lieu de les soutenir de façon tactique à certains moments. Tout cela n'avait aucun sens pour les anarchistes. Mais leur opposition « puriste » à toute intervention dans le jeu politique bourgeois ne les armait pas pour défendre l'autonomie du prolétariat dans les situations réelles et concrètes : un exemple de premier ordre en est donné dans l'article d'Engels : « Les bakouninistes à l'oeuvre » écrit en 1873. Analysant les soulèvements d'Espagne qui ne pouvaient certainement pas avoir un caractère socialiste prolétarien étant donnée l'arriération du pays, Engels montre comment l'opposition des anarchistes à la revendication d'une république, leurs phrases sonnantes sur l'établissement immédiat de la Commune révolutionnaire, ne les avaient pas empêchés, dans la pratique, d'être à la queue de la bourgeoisie. Les commentaires acerbes d'Engels sont comme une prédiction de ce que les anarchistes allaient faire en Espagne 1936, quoique dans un contexte historique différent :
« Les bakouninistes furent forcés, dés qu'ils se trouvèrent en face d'une véritable situation révolutionnaire, de jeter par-dessus bord tout leur programme antérieur. Tout d'abord, ils ont sacrifié la théorie faisant un devoir de s'abstenir de toute activité politique, et notamment, de la participation aux élections. Puis ce fut l'anarchie, l'abolition de l'Etat ; au lieu d'abolir l'Etat, ils ont tenté plutôt de créer une multitude d'Etats nouveaux et petits. Ensuite ils ont laissé tomber le principe selon lequel les ouvriers ne doivent prendre part à aucune révolution qui n'ait pour but l'émancipation immédiate et complète du prolétariat, et ils prirent eux-mêmes part à un mouvement de toute notoriété purement bourgeois. Enfin, ils foulèrent aux pieds le principe qu'ils venaient eux-mêmes de proclamer: à savoir que l'instauration d'un gouvernement révolutionnaire n'est qu'une nouvelle duperie et une nouvelle trahison à l'égard de la classe ouvrière, alors qu'ils figuraient fort tranquillement dans les comités gouvernementaux des diverses villes et cela presque partout comme une minorité impuissante dominée et politiquement exploitée par les bourgeois. » ([16])
La seconde dimension de cette discussion sur l'action politique était la question du pouvoir. Nous avons déjà vu que, pour les marxistes, l'Etat constitue un produit de l'exploitation, non sa cause. Il est l'émanation inévitable d'une société divisée en classe et il ne peut disparaître qu'une fois que les classes auront cessé d'exister. Mais, contrairement à la vision des anarchistes, cela ne peut être le résultat d'une grande « liquidation sociale » faite en une nuit. Cela nécessite une période plus ou moins longue de transition durant laquelle le prolétariat doit d'abord prendre en mains le pouvoir politique, et utiliser ce pouvoir pour lancer la transformation économique et sociale.
En défendant, au nom de la liberté et de l'opposition à toute forme d'autorité, que la classe ouvrière devait s'abstenir de conquérir le pouvoir politique, les anarchistes empêchaient donc la classe ouvrière d'établir sa base première. C'était nécessairement un acte « autoritaire ». Selon les fameux termes d'Engels :
« Ont-ils jamais vu une révolution, ces messieurs ? Une révolution est certainement la chose la plus autoritaire qui soit ; c'est l'acte par lequel une partie de la population impose sa volonté à l'autre au moyen de fusils, de baïonnettes et de canons, moyens autoritaires s'il en est ; et le parti victorieux s'il ne veut pas avoir combattu en vain, doit maintenir son pouvoir par la peur que ses armes inspireront aux réactionnaires. La Commune de Paris aurait-elle duré un seul jour, si elle ne s'était pas servie de cette autorité du peuple armé envers les bourgeois ? Ne peut-on, au contraire, lui reprocher de ne pas s'en être servi assez largement ? Donc, de deux choses l'une : ou les antiautoritaires ne savent pas ce qu'ils disent, et, dans ce cas, ils ne sèment que la confusion ; ou bien, ils le savent et, dans ce cas, ils trahissent le mouvement du prolétariat. Dans un cas comme dans l'autre, ils servent la réaction. » ([17])
Ailleurs, Engels souligne que la revendication par Bakounine de l'abolition immédiate de l'Etat avait montré sa véritable valeur dans la farce de Lyon en 1870 (c'est-à-dire peu de temps avant le soulèvement véritable des ouvriers à Paris). Bakounine et une poignée de ses supporters s'étaient établis sur les marches de la Mairie de Lyon et avaient déclaré l'abolition de l'Etat et son remplacement par une fédération de communes ; malheureusement, « l'Etat, sous la forme et l'espèce de deux compagnies de gardes nationaux bourgeois, entra par la porte qu'on avait oublié de garder, balaya la salle, et fit reprendre à la hâte le chemin de Genève à Bakounine », son décret miraculeux en poche. ([18])
Mais si les marxistes niaient que l'Etat puisse être supprimé par décret, cela ne voulait pas dire qu'ils voulaient établir une nouvelle dictature sur les masses : l'autorité qu'ils défendaient était celle du prolétariat en armes, non celle d'une faction ou d'une clique particulière. Et à la suite des écrits de Marx sur la Commune, c'était tout simplement une calomnie de proclamer, comme le faisait sans cesse Bakounine, que les marxistes voulaient prendre le contrôle de l'Etat existant, que, tout comme les Lassaliens, ils étaient pour un « Etat du peuple » - notion violemment critiquée par Marx dans sa Critique du Programme de Gotha ([19]). La. Commune avait mis au clair que la première action de la classe ouvrière révolutionnaire était la destruction de l'Etat bourgeois et la création de nouveaux organes de pouvoir dont la forme correspondait aux besoins et aux buts de la révolution. C'est évidemment une légende anarchiste de proclamer que, dès le lendemain de la Commune, Marx aurait laissé tomber, de façon opportuniste, ses visions autoritaires et aurait adopté les positions de Bakounine, que l'expérience de la Commune aurait donné raison aux principes anarchistes et réfuté les principes marxistes. En fait, à lire les écrits de Bakounine sur la Commune (en particulier dans L'empire allemand du Knout et la révolution sociale), on ne peut qu'être marqué par le caractère abstrait de ses réflexions, par l'absence de tentatives d'assimiler et lier entre elles les leçons essentielles de cet événement, comment il se perd en divagations floues sur Dieu et la religion. On ne peut les comparer aux leçons concrètes que Marx a tirées de la Commune, leçons sur la forme réelle de la dictature prolétarienne (l'armement des ouvriers, les délégués révocables, la centralisation « par en bas » ([20]). En fait, même après la Commune, Bakounine était tout à fait incapable de voir comment le prolétariat pouvait s'organiser comme force unie. Dans Etatisme et Anarchie, Bakounine argumente contre l'idée de la dictature du prolétariat par des questions naïves comme « Est-ce à dire que le prolétariat sera tout entier à la direction des affaires publiques ? », ce à quoi Marx répond, dans les notes qu'il a écrites sur le livre de Bakounine (rédigées en 1874-75, mais publiées seulement en 1926) : « Le comité exécutif d'un syndicat le compose-t-il à lui tout seul ? ». Ou quand Bakounine écrit « On compte environ quarante millions d'allemands. Se peut-il que ces quarante millions fassent partie du gouvernement ? », Marx répond « Certainement ! Car la chose commence par l'autonomie de la Commune » ([21]). En d'autres termes, Bakounine n'a rien compris à la signification de la Commune en tant que nouvelle forme de pouvoir politique qui n'était pas basé sur le divorce entre une minorité de gouvernants et une majorité de gouvernés, mais permettait que la majorité exploitée exerce un pouvoir réel sur une minorité d'exploiteurs, participe au processus révolutionnaire et assure que les nouveaux organes de pouvoir n'échappent pas à son contrôle. Cette immense découverte pratique de la classe ouvrière fournissait une réponse réaliste à la question souvent posée sur les révolutions : comment empêcher un nouveau groupe de privilégiés d'usurper le pouvoir au nom de la révolution ? Les marxistes furent capables de tirer cette leçon, même si cela nécessitait de corriger leur position précédente sur la possibilité de s'emparer de l'Etat existant. Pour leur part, les anarchistes ne furent capables de voir dans la Commune qu'une confirmation de leur principe éternel, qui ne se différencie pas des préjugés bourgeois libéraux : tous les pouvoirs sont corrompus et le mieux est ne rien avoir à faire avec la conception indigne d'une classe qui a pour but de faire la révolution la plus radicale de tous les temps.
La société future : la vision artisanale de l'anarchisme
Ce serait une erreur de simplement ridiculiser les anarchistes ou de croire qu'ils ont toujours manqué de perspicacité. Si l'on se plonge dans les écrits de Bakounine ou d'un de ses proches associés comme James Guillaume, on peut certainement trouver des images d'une grande force avec des éclairs de sagesse sur la nature du processus révolutionnaire, en particulier à travers l'insistance permanente sur le fait que « la révolution ne doit pas être faite pour le peuple mais par le peuple et ne peut réussir si elle n'implique pas de façon enthousiaste toutes les masses du peuple » ([22]). Nous pouvons même présumer que les idées des bakouninistes qui parlaient des Communes révolutionnaires basées sur « des mandats impératifs, responsables et révocables » dès 1869 (dans le «Programme de la Fraternité internationale » que Marx et Engels citent dans « l’Alliance de la démocratie socialiste et l'Internationale » eurent un impact direct, en particulier sur la Commune de Paris, puisque certains de ses dirigeants étaient des adeptes de Bakounine (Varlin, par exemple).
Mais comme on l’a dit à plusieurs occasions, les idées justes de l'anarchisme sont comparables à une horloge arrêtée qui donne l'heure juste deux fois par jour ; ce qui manque, c'est une méthode cohérente qui permette de saisir, du point de vue du prolétariat, une réalité mouvante. Nous avons déjà vu que c'est le cas lorsque l'anarchisme traite des questions d'organisation et de pouvoir politique. Ce n'est pas moins le cas quand il fait ses prescriptions pour la société future qui, dans certains textes (Le catéchisme révolutionnaire de Bakounine, 1866, ou La construction du nouvel ordre social de Guillaume, 1876) ressemblent à des « recettes de cuisine pour les marmites de l'avenir » telles que Marx a toujours refusé d'en écrire. Néanmoins, ces livres sont utiles pour démontrer que les « pères » de l'anarchisme n'ont jamais saisi les problèmes du communisme à la racine - et en premier lieu, la nécessité d'abolir le chaos des rapports marchands et de mettre les forces productives du monde dans les mains d'une communauté humaine unifiée. Dans la description du futur par les anarchistes, malgré toutes les références au collectivisme et au communisme, le point de vue de l'artisan n'est jamais dépassé. D'après le texte de Guillaume, par exemple, ce serait une bonne chose que la terre soit labourée en commun, mais la question cruciale c'est que les paysans gagnent leur indépendance ; qu'ils l'obtiennent par la propriété individuelle ou collective « est d'importance secondaire » ; de même, les ouvriers deviendront propriétaires des moyens de production à travers des corporations de commerce séparées, et la société dans son ensemble sera organisée à travers une fédération de communes autonomes. En d'autres termes, c'est un monde encore divisé en une multitude de propriétaires indépendants (individus ou corporations) qui ne peuvent avoir de lien qu'au moyen de l'échange, à travers des rapports marchands. Dans le texte de Guillaume, ceci est tout à fait explicite : les diverses associations de producteurs et les communes doivent être liées au moyen des bons offices d'une « Banque d'échange » qui organisera l'achat et la vente au nom de la société.
Guillaume défend l'idée que la société sera capable de produire des biens en abondance et que l'échange sera remplacé par la simple distribution. Mais n'ayant pas de véritable théorie du capital et de son mode d'opération, les anarchistes sont incapables de voir qu'une société d'abondance ne peut émerger qu'à travers une lutte incessante contre la production marchande et la loi de la valeur, puisque ces dernières sont précisément ce qui maintient les forces productives de l'humanité en esclavage. Un retour à un système de simple production marchande ne peut certainement pas conduire à une société d'abondance. En fait, un tel système ne peut exister sur une base stable, puisque la production simple de marchandises engendre inévitablement une production élargie de marchandises - et toute la dynamique de l'accumulation capitaliste. Aussi, tandis que le marxisme, parce qu'il exprime le point de vue de la seule classe de la société capitaliste qui ait un véritable avenir, voit la libération des forces productives comme le fondement d'un développement illimité du potentiel de l'homme, l'anarchisme, et son point de vue artisanal, est prisonnier dans la vision d'un ordre statique d'échange libre et égal. Ce n'est pas une véritable anticipation du futur, mais la nostalgie d'un passé qui n'a jamais été.
CDW.
[1] Cité dans La vie de Marx, l'homme et le lutteur, B. Nicolaïevski, Ed. Gallimard, p. 332.
[2] Marx/Bakounine, Socialisme autoritaire ou libertaire, Editions 10 18, Tome I, p. 279.
[3] Ibid.
[4] Ibid, p. 290.
[5] Ibid, p. 300.
[6] Revue Internationale, n° 71, 4e trim. 1992.
[7] Marx/Bakounine, Socialisme autoritaire ou libertaire, Editions 10 18, Tome II, p. 148.
[8] Ibid
[9] Ibid,p. 149.
[10] Ibid., p. 130
[11] Ecrit contre Marx, ibid., Tome II, p. 49.
[12] Ibid, pp. 50-51.
[13] Etatisme et Anarchie cité dans la critique de Marx, ibid. Tome II, p. 375.
[14] Etatisme et Anarchie.
[15] Ecrit contre Marx, ibid., Tome II, p. 11.
[16] Les bakouninistes au travail, IV, in Sur l'anarcho-syndicalisme. Ed. du Progrès, p. 159.
[17] De l'autorité, ibid. Tome II, p. 120.
[18] L'Alliance de la Démocratie Socialiste et l’AIT, ibid., Tome II, p. 159.
[19] Voir l'article de la Revue Internationale, n° 78, 3etrim. 1994.
[20] Voir l'article de la Revue Internationale, n° 77, 2e trim. 1994.
[21] Ibid Marx/Bakounine, Tome II, p. 378.
[22] Le catéchisme national, 1866.