Le communisme n'est pas un bel idéal, mais une nécessite matérielle [11e partie]

Afficher une version adaptée à l'édition sur imprimante

MARX DE LA MATURITE : COMMUNISME DU PASSE, COMMUNISME DE L'AVENIR
 

Au cours de cette série, nous avons montré comment le travail révolution­naire de Marx est passé par plusieurs phases, correspondant aux changements de conditions de la société bourgeoise et de la lutte de classes en particulier. La dernière décennie de sa vie, suite à la défaite de la Commune de Paris et à la dissolution de la Première Internatio­nale, a été en conséquence, comme dans les années 1850, consacrée en priorité à la recherche scientifique et à la ré­flexion théorique, plutôt qu'à l'activité militante ouverte.

Pendant cette période, une partie consi­dérable des énergies de Marx a été orientée vers sa gigantesque critique de l'économie politique bourgeoise, aux volumes restants du Capital, qu'il n'a jamais pu terminer lui-même. Une santé défectueuse a sans doute joué un rôle considérable là-dedans. Mais ce qui a été mis en lumière récemment, c'est le niveau jusqu'auquel Marx, dans cette période, a été « distrait » par des ques­tions qui, à première vue, pourraient apparaître comme étant une diversion par rapport à l'aspect noeudal du travail de sa vie : nous faisons référence à ses préoccupations anthropologiques et eth­nologiques, stimulées par la parution en 1877 du livre Ancient society ([1]) de Henry Morgan. Le degré auquel Marx a été absorbé par ces questions a été révé­lé par la publication en 1974 de ses Ca­hiers ethnologiques, sur lesquels il a travaillé dans la période 1881-82 et qui sont la base de L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, de Engels. Engels a écrit ce livre comme un « legs » de Marx, autrement dit en reconnaissance de l'importance que Marx accordait à l'élude scientifique des premières formes de sociétés humaines, en particulier celles précédant la forma­tion des classes et de l'Etat.

En lien étroit avec ces recherches, Marx manifestait un intérêt croissant pour la question russe, intérêt qui s'était déve­loppé depuis le début des années 1870, mais auquel la publication du livre de Morgan avait donné une impulsion considérable. Il est bien connu que les réflexions de Marx sur les problèmes posés par le mouvement révolutionnaire naissant en Russie l'ont incité à appren­dre le russe et à accumuler une immense bibliothèque de livres sur la Russie. Il a même été amené à dissimuler à Engels -qui devait le harceler constamment pour le presser de terminer Le Capital - la quantité de temps qu'il consacrait à la question russe.

Les préoccupations du Marx de la ma­turité ont fait surgir des interprétations contradictoires et des controverses qui s'appuient sur la comparaison avec les arguments des travaux du «jeune» Marx. C'est par exemple la vision de Riazanov qui, au nom de l'Institut Marx-Engels de Moscou, a publié la let­tre de Marx à Vera Zassoulitch (et les brouillons de cette lettre) en 1924, après qu'elles aient été « enterrées » par cer­tains éléments du mouvement marxiste russe (Zassoulitch, Axelrod, Plekhanov, etc.) D'après Riazanov, l'absorption de Marx dans ces questions, en particulier la question russe, était essentiellement due aux capacités intellectuelles décli­nantes de Marx. D'autres, en particulier des éléments qui avaient été à la « pointe » du mouvement politique prolétarien, tels que Raya Dunayevskaya et Franklin Rosement ([2]), ont justement répondu à de telles idées et ont tenté de dégager l'importance des préoccupations du Marx d'âge mûr. Mais, ce faisant, ils ont introduit de nombreuses confusions qui ont ouvert la porte en grand à l'utili­sation frauduleuse de cette phase des travaux de Marx.

L'article qui suit n'est pas du tout une tentative d'examiner les Cahiers ethno­logiques, les écrits de Marx sur la Rus­sie ni même L'origine de la famille de Engels au niveau de profondeur requis. Les Cahiers, en particulier, sont un ter­ritoire presque inexploré et requièrent une immense exploration et un « décodage » : ils sont, en grande par­tie, sous forme de notes, une série de notes marginales et d'extraits et, pour la plupart d'entre eux, écrits en un curieux mélange d'anglais et d'allemand. De plus, la majorité des «fouilles » qui y ont été faites concernent le livre de Morgan. C'est sans doute la partie la plus importante et elle a servi de base principale pour L'origine de la famille. Mais les Cahiers contiennent aussi les notes de Marx sur Le village aryen de J.-P. Phear (une étude des formes socia­les communautaires en Inde), sur les Lectures sur les institutions de l'histoire primitive de H.-S. Maine (qui sont cen­trées sur les vestiges des formations so­ciales communautaires en Irlande) et sur Les origines de la civilisation de J. Lubbock, ce qui révèle l'intérêt de Marx pour les créations idéologiques des sociétés primitives, en particulier le développement de la religion. Il y aurait beaucoup à dire, spécialement à propos de cette dernière, mais nous n'avons pas l'intention de nous engager sur ces problèmes ici. Notre but, beaucoup plus limité, est d'affirmer l'importance et la pertinence des travaux de Marx sur ces sujets en même temps que de critiquer certaines fausses interprétations qui en ont été faites.
 

La propriété privée, l'Etat et la famille ne sont pas éternels

Ce n'est pas la première fois que l'inté­rêt de Marx pour la question du « communisme primitif» est évoqué dans cette série d'articles. Nous avons montré, par exemple, dans la Revue In­ternationale n° 75, que les Grundrisse et Le Capital défendent déjà l'idée que les premières sociétés humaines étaient caractérisées par l'absence d'exploitation de classe et de propriété privée ; que des vestiges de ces formes communautaires avaient persisté dans tous les systèmes de classe pré-capitalistes ; et que ces vestiges, de concert avec les souvenirs à demi distordus qui survivent dans la conscience populaire, ont souvent fourni les bases des révoltes des classes exploi­tées de ces systèmes. Le capitalisme, en généralisant les rapports marchands et la guerre économique de tous contre tous, a effectivement dissout ces restes communautaires (au moins dans les pays où il a pris racine) ; mais ce fai­sant, il jetait les fondements d'une forme de communisme plus élevé. La recon­naissance du fait que plus on remonte loin dans l'histoire de la société hu­maine, plus on se rend compte qu'elle est basée sur les formes de propriété communautaire, était déjà un argument vital contre la vision bourgeoise selon laquelle le communisme va, d'une façon ou d'une autre, à rencontre les fonde­ments de la nature humaine.

La publication de l'étude de Morgan sur la société américaine « indienne » (en particulier les Iroquois) a donc été d'une importance considérable pour Marx et Engels. Bien que Morgan ne fût pas ré­volutionnaire, ses études empiriques ont apporté une confirmation éclatante de la thèse du communisme primitif, rendant évident que des institutions qui, comme les fondations de l'ordre bourgeois, étaient considérées comme éternelles et immuables, ont une histoire : qu'elles avaient été totalement inexistantes à des époques reculées, n'avaient émergé qu'au travers d'un processus long et tor­tueux, que leur forme avait changé quand la forme de la société changeait et qu'elles pouvaient donc changer en­core et même être abolies dans une so­ciété différente.

La conception de l'histoire de Morgan n'était pas tout à fait la même que celle de Marx et Engels, mais elle n'était pas incompatible avec la conception maté­rialiste. En fait, il a insisté fortement sur l'importance centrale de la production des moyens d'existence comme facteur d'évolution d'une forme sociale vers une autre et a tenté de systématiser une série de stades dans l'histoire humaine {« sauvagerie », « barbarie », « civili­sation », ainsi que divers sous-phases au sein de ces époques) qu'Engels a, pour l'essentiel, repris dans L'origine de la famille. Cette périodisation a été ex­trêmement importante pour comprendre l'ensemble du processus de développe­ment historique et les origines de la so­ciété de classe. De plus, dans les travaux antérieurs de Marx, le matériel de base utilisé pour étudier le communisme primitif était principalement tiré de formes sociales européennes archaïques et disparues (par exemple, teutonnes et classiques) ou bien des vestiges com­munautaires qui persistaient dans le sys­tème asiatique et qui furent anéanties par le développement colonial. Mainte­nant, Marx et Engels pouvaient élargir le champ en étendant leur étude à des peuples qui étaient encore à un stade « pré-civilisé », mais dont les institu­tions étaient assez avancées pour per­mettre de comprendre les mécanismes de la transition d'une société primitive, ou plutôt barbare, à une société basée sur les divisions de classe. En somme, c'était un laboratoire vivant pour l'étude de formes sociales en évolution. Pas étonnant que Marx ait été aussi enthou­siaste et se soit efforcé de le comprendre avec tant de profondeur. Des pages et des pages de ses notes traitent dans le moindre détail du mode de parenté, des coutumes et de l'organisation sociale des tribus que Morgan étudie. C'est comme si Marx cherchait à se faire une image aussi claire que possible d'une formation sociale qui apporte la preuve empirique que le communisme n'est pas un rêve futile mais une possibilité concrète, en­racinée dans les conditions matérielles de l'humanité.

L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat : le titre de Engels reflète les principales subdivisions des notes de Marx sur Morgan, dans les­quelles Marx cherche à établir comment, d'un côté, ces piliers « sacrés » de l'ordre bourgeois n'ont pas toujours exis­té et comment, d'autre part, ils ont évo­lué depuis l'intérieur des communautés archaïques.

Ainsi, les notes de Marx se centrent sur le fait que, dans la société sauvage (c'est-à-dire les société de chasse-cueillette),  il  n'y a virtuellement pas d'idée de propriété à part pour quelques objets personnels. Dans les sociétés plus avancées (barbares), en particulier avec le développement de l'agriculture, la propriété reste d'abord essentiellement collective, il n'y a pas encore de classe vivant du travail d'une autre. Mais les germes de la différenciation peuvent être distingués dans l'organisation de la « gens », des systèmes de clans, au sein de la tribu, où la propriété peut être transmise dans un groupe plus restreint. « L'héritage : son premier grand règne commença avec l'institution de la gens, qui distribua les effets d'une personne morte parmi ses gentilices. » ([3]) Le « ver » de la propriété privée est donc déjà présent « dans le fruit » de l'ancien système communautaire, dont l'exis­tence n'est pas causé par la bonté innée de l'humanité, mais parce que les con­ditions matérielles dans lesquelles les premières communautés humaines évoluaient ne permettaient aucune autre forme ; en changeant les conditions ma­térielles, en lien avec le développement des forces productives, la propriété communautaire se transformait éven­tuellement en barrière au développe­ment et était remplacée par des formes plus compatibles avec l'accumulation des richesses. Mais le prix à payer pour ce développement a été l'apparition de la division en classes, l'appropriation des richesses sociales par une minorité privilégiée. Et, là encore, c'est à travers la transformation du clan, ou de la gens, en castes puis en classes que ce déve­loppement fatidique eut lieu.

L'apparition des classes aboutit aussi à l'apparition de l'Etat. La reconnaissance par Marx d'une tendance, au sein des institutions « de gouvernement » iroquoises, vers la séparation entre la fic­tion publique et la pratique réelle est développée par Engels dans la thèse se­lon laquelle l'Etat « n'est en aucune fa­çon une puissance imposée de l'exté­rieur à la société » (L'origine de la fa­mille) ; qu'il n'est pas le résultat d'une conspiration imposée par une minorité mais émerge du sol de la société à un certain niveau de développement (une thèse magnifiquement confirmée par l'expérience de la révolution russe et l'émergence de l'Etat transitoire des Soviets, du sein de la situation post-révolutionnaire). Comme la propriété pri­vée et les classes, l'Etat surgit des con­tradictions   apparaissant   dans   l'ordre communautaire originel. Mais en même temps, et cela ne fait aucun doute, avec l'expérience de la Commune de Paris encore très présente à son esprit, Marx est à l'évidence fasciné par les système des « conseils » iroquois, s'intéressant en détail à la structure des prises de décision et des coutumes et traditions qui accompagnent les assemblées tribales : « Le Conseil - instrument de gouverne­ment et autorité suprême sur la gens, la confédération tribale (...) la forme du Conseil la plus simple et la plus basse - celle de la Gens ; une assemblée dé­mocratique, où chaque membre adulte mâle et femelle avait une voix sur toutes les questions posées devant elle ; elle élisait et déposait ses sachems et chefs (...) Elle était le germe du conseil de la tribu, plus élevé, et de celui, encore plus élevé, de la confédération, chacun d'eux étant composé exclusivement de chefs et de représentants. » ([4])

Ainsi, de même que la notion de pro­priété, qui était à l'origine collective, porta un coup aux notions bourgeoises d'économie politique - les « Robinsonnades » qui voyaient l'envie de propriété privée comme inhérente à la nature hu­maine - les travaux de Morgan ont confirmé que les être humains n'ont pas toujours eu besoin d'une autorité con­trôlée par une minorité spécialisée, un pouvoir d'Etat, pour diriger leur vie so­ciale. Comme la Commune, les conseils iroquois étaient la preuve de la capacité de l'humanité à se gouverner elle-même.

La citation ci-dessus mentionne l'égalité des hommes et des femmes dans la dé­mocratie tribale. De nouveau, Marx note que, même là, on peut voir des signes de différenciation : « Dans cette aire comme ailleurs, Marx distingue des germes de stratification au sein de l'or­ganisation gentilice, à nouveau en ter­mes de séparation entre sphères "publique" et "privée", ce qu'il voit à son tour comme un reflet de l'émer­gence graduelle d'une caste tribale propriétaire et privilégiée. Après avoir reproduit l'observation de Morgan se­lon laquelle, dans le Conseil des Chefs, les femmes sont libres d'exprimer leurs souhaits et opinions "par l'intermédiaire d'un orateur de leur choix", // ajoute, en le soulignant, que la "décision (était) prise par le Conseil (composé d'hom­mes)". » ([5])

Mais Rosemont continue en disant « Marx était néanmoins indubitable­ment impressionné par le fait que, chez les Iroquois, les femmes bénéficiaient d'une liberté et d'un niveau d'implica­tion sociale beaucoup plus élevé que les femmes (ou les hommes !) de toute na­tion civilisée. » Cette compréhension participe de la véritable percée que les recherches de Morgan ont permis à Marx et Engels de faire, sur la question de la famille.

Dès le Manifeste Communiste, la ten­dance autour de Marx et Engels a dé­noncé la nature hypocrite et oppressive de la famille bourgeoise et a ouverte­ment défendu son abolition dans une société communiste. Mais désormais, les travaux de Morgan permettaient aux marxistes de démontrer, par l'exemple historique, le fait que la famille patriar­cale monogame n'était pas le fondement moral irremplaçable de tout ordre so­cial ; en fait, son arrivée est assez tar­dive dans l'histoire de l'humanité et, là encore, plus on regarde loin en arrière, plus il devient évident que le mariage, l'éducation des enfants étaient à l'ori­gine des fonctions communautaires, qu'un « communisme vivant » ([6]) préva­lait au sein des peuples tribaux. Ce n'est pas le lieu ici de rentrer dans les détails complexes sur l'évolution des institu­tions du mariage relevés par Marx et ré­sumés par Engels, ou de juger la vision de Engels à la lumière de recherches ethnologiques plus récentes. Mais, même si certaines de leurs hypothèses sur l'histoire de la famille étaient faus­ses, le point essentiel reste : la famille patriarcale, où l'homme considère la femme comme sa propriété privée, n'est pas « la façon dont les choses ont tou­jours été », mais le produit d'un type particulier de société - une société fon­dée sur la propriété privée (en fait, comme Engels le souligne dans L'ori­gine de la famille, le terme même de famille, venant du latin «familias », est totalement lié à l'esclavage, dans la me­sure où à l'origine, dans la Rome Anti­que, il désignait la maisonnée d'un pro­priétaire d'esclaves, ceux sur qui il avait le pouvoir de vie et de mort ( esclaves et femmes compris). Dans une société où n'existaient ni les classes ni la propriété privée, les femmes ne pouvaient pas être considérées comme des biens ou des servantes mais jouissaient réellement d'un statut bien plus élevé que dans les société « civilisées » ; l'oppression des femmes se développe donc avec l'émer­gence graduelle de la société de classe même si, comme pour la propriété pri­vée et l'Etat, les germes peuvent déjà en être relevés dans la vieille communauté.

Cette vision sociale et historique de l'oppression des femmes a été une réfu­tation de toutes les visions ouvertement réactionnaires qui admettaient une quel­conque base inhérente, biologique, au statut « inférieur » des femmes. La clef du statut inférieur de la femme à travers les âges ne se trouve pas dans la biolo­gie (même si des différences biologiques ont eu un effet sur le développement de la domination mâle), mais dans l'his­toire - dans l'évolution de formes socia­les particulières, correspondant au déve­loppement matériel des forces producti­ves. Mais cette analyse va aussi à l'encontre de l'interprétation féministe qui (bien qu'elle emprunte beaucoup à la position marxiste) tend aussi inévita­blement à faire de l'oppression des femmes quelque chose de biologiquement inhérent, bien que cette fois ce soit chez le mâle plutôt que chez la femelle. En tout cas, à la fois le féminisme et la vision réactionnaire achevée conduisent à la même conclusion : que l'oppression des femmes ne pourra jamais être abolie tant que la société sera composée d'hommes et de femmes (le « séparatisme radical », malgré toute son absurdité, est réellement la forme la plus consistante du féminisme). Pour les communistes, par contre, si l'oppression des femmes a eu son début dans l'his­toire, elle peut aussi y avoir sa fin - par la révolution communiste qui procure aux hommes et aux femmes les condi­tions matérielles pour entrer en relation les uns avec les autres et pour éduquer les enfants, en dehors des pressions so­ciales et économiques qui les ont jus­qu'ici enfermés dans leurs rôles respec­tifs et restrictifs. Nous reviendrons sur ce point dans un article ultérieur.
 

La dialectique de l'histoire : Marx contre Engels ?
 

Dunayevskaya et Rosemont ont tous deux noté, dans leurs commentaires sur les Cahiers, que l'intérêt du Marx de la maturité pour le communisme primitif représentait un retour à certains des thèmes de sa  jeunesse, en  particulier ceux des Manuscrits économiques et philosophiques de 1844. Ces derniers représentaient une anthropologie plutôt « philosophique » ; dans les Cahiers, Marx s'orientait vers une anthropologie historique, mais sans renoncer aux pré­occupations de ses travaux antérieurs. De même que le thème des rapports homme-femme avait été posé de façon un peu abstraite en 1844, et qu'il était traité maintenant « dans la chair ». Ces commentaires sont justes tant que l'on garde en tête, comme nous l'avons mon­tré dans la Revue Internationale n° 75, que les « thèmes de 1844 » ont continué d'être un élément vital de la pensée de Marx dans ses travaux de la maturité, comme Le Capital et les Grundrisse, et qu'ils n'ont pas soudain ressurgi en 1881. En tout cas, ce qui ressort d'une lecture des Cahiers, c'est le respect de Marx, non seulement pour l'organisa­tion sociale des « sauvages » et des « barbares », mais aussi pour leur réussite culturelle, leur mode de vie, leur « vitalité », qu'il considérait comme étant « incomparablement supérieure (...) à celle des Sémites, des Grecs, des Romains et a fortiori à celle des socié­tés capitalistes modernes » ([7]). Ce res­pect peut se constater dans sa défense fréquente de leur intelligence, contre les « têtes de pioche » bourgeois (et racis­tes) comme Lubbock et Maine, des qua­lités imaginatives inhérentes à leurs my­thes et légendes ; on peut le voir, sur­tout, dans la description détaillée de leurs coutumes, de leurs banquets, fêtes et danses, d'un mode de vie dans lequel travail et jeu, politique et célébration ne sont pas encore devenus des catégories totalement séparées. C'est là une con­crétisation d'un des thèmes centraux qui ont vu le jour dans les Manuscrits de 1844 et dans les Grundrisse : que dans les sociétés pré-capitalistes, et en parti­culier dans les pré-civilisées, la vie hu­maine était, sous bien des aspects, moins aliénée que ce qu'elle est devenue sous le capitalisme ; que les peuples du communisme primitif nous donnent une idée de l'être humain complet du com­munisme de demain. Ainsi Marx, dans sa réponse à Vera Zassoulitch sur la commune russe (voir plus loin) était tout disposé à souscrire à la vision selon laquelle « le nouveau système vers le­quel tend la société moderne "sera une reprise, sous une forme supérieure, d'un type social archaïque". » ([8]) Marx citait ici, probablement de mémoire, les lignes de Morgan par lesquelles Engels clos L'origine de la famille.

Ce concept de « reprise » à un niveau supérieur est partie intégrante de la pen­sée dialectique, mais constitue un véri­table casse-tête pour la perspective bourgeoise qui nous propose le choix entre une vision linéaire de l'histoire et une idéalisation naïve du passé. A l'époque où Marx écrivait, la tendance dominante de la pensée bourgeoise était un évolutionnisme simpliste dans lequel le passé, et surtout le passé primitif, était rejeté dans un brouillard d'ombre et de superstition infantile, le plus à même de justifier la « civilisation actuelle » et la soumission ou l'extermination des primitifs qui se trouvaient sur son che­min. Aujourd'hui la bourgeoisie conti­nue d'exterminer ce qui reste de peuples primitifs, mais elle n'a plus la même foi inébranlable dans sa mission civilisa­trice et il y a une forte contre-tendance, en particulier au sein de la petite-bour­geoisie, vers le « primitivisme », le dé­sire désespéré de retourner au mode de vie primitif, imaginé maintenant comme une sorte de paradis perdu.

Dans ces deux perspectives, il est im­possible de voir la société primitive avec lucidité en reconnaissant à la fois sa « grandeur », comme Engels l'a montré, et ses limites : l'absence d'individualité et de liberté réelles dans une commu­nauté dominée par la pénurie ; la res­triction de la communauté à la tribu et donc la fragmentation essentielle de l'espèce à cette époque; l'incapacité pour l'espèce humaine, dans ces formations, de se saisir elle-même comme un être actif, créateur, et donc sa soumission aux projections mythiques et aux tradi­tions ancestrales immuables. La vision dialectique est résumée par Engels dans L'origine de la famille : « La puissance de ces communautés primordiales de­vait être brisée, et elle a été brisée », permettant ainsi à l'humanité de se libé­rer des limites énumérées ci-dessus. « Mais elle a été brisée par des influen­ces qui, depuis le début, nous apparais­sent comme une dégradation, une chute de la grandeur morale simple de l'an­cienne société gentilice ». Une chute qui est aussi une avancée ; ailleurs dans la même oeuvre, Engels écrit : « La mo­nogamie a été une grande avancée his­torique  mais  en  même   temps  elle  a inauguré, de concert avec l'esclavage et le bien-être privé, cette époque, qui dure jusqu'à aujourd'hui, dans laquelle chaque avancée est en même temps une régression relative, dans laquelle le bien être et le développement d'un groupe sont atteint par la misère et la répression de l'autre. » Ce sont là des concepts scandaleux pour le sens com­mun bourgeois mais, exactement comme « la reprise à un niveau supé­rieur » qui les complète, ils sont parfai­tement sensés du point de vue dialecti­que qui voit l'histoire avancer à travers le heurt des contradictions.

Il est important de citer Engels à ce propos parce qu'il y a beaucoup de gens qui considèrent qu'il a dévié de la vision de l'histoire de Marx vers une version de l'évolutionnisme bourgeois. C'est une question plus large que nous devrons aborder ailleurs ; qu'il nous suffise de dire pour le moment que toute une masse de littérature, allant du « marxisme » académique à l'anti-marxisme académique et à diverses tendan­ces du modernisme et du conseillisme, a éclos dans les dernières années pour es­sayer de prouver le niveau auquel En­gels était accusé d'être tombé dans le dé­terminisme économique, le matéria­lisme mécanique et même le réfor­misme, faisant subir une distorsion à la pensée de Marx sur tout un ensemble de questions vitales. L'argument est sou­vent étroitement lié à l'idée d'une rup­ture totale de continuité entre la Pre­mière et la Deuxième Internationale, conception chère au conseillisme. Mais ce qui est particulièrement significatif à ce propos c'est le fait que Raya Dunayevskaya. à qui Rosemont fait écho, a aussi accusé Engels d'avoir échoué dans la transmission du legs de Marx en transposant les Cahiers ethnologiques dans L'origine de la famille.

D'après Dunayevskaya, le livre de En­gels est coupable quand il parle d'une « défaite historique mondiale du sexe féminin » coïncidant avec l'apparition de la civilisation. Pour elle, il s'agit là d'une simplification de la pensée de Marx ; dans les Cahiers, ce dernier dit que les germes de l'oppression des fem­mes sont déjà en cours de développe­ment dans la stratification de la société barbare, avec le pouvoir croissant des chefs et la transformation, qui en ré­sulte, des conseils tribaux en organes de décision formels, plus que réels. Plus généralement, elle pense que Engels perd de vue la vision dialectique de Marx, réduisant sa vision du dévelop­pement historique complexe, multilinéaire, en une vision unilinéaire du progrès, à travers des stades définis de façon rigide.

Il est possible que l'utilisation par En­gels de la phrase « défaite historique mondiale du sexe féminin » (qu'il a prise à Bachofen plutôt qu'à Marx) donne l'impression d'un événement his­torique concret et unique au lieu d'un processus très long, qui avait déjà son origine dans la communauté primitive, et en particulier dans les dernières pha­ses de celle-ci. Mais cela ne prouve pas que l'approche fondamentale de Engels dévie de celle de Marx ; tous les deux sont conscients du fait que « la famille, la propriété privée et l'Etat » émergent des contradictions du vieil ordre gentilice. En réalité, dans le cas de l'Etat, Engels a fait des avancées considérables au niveau théorique : les Cahiers eux-mêmes ne contiennent que très peu de matériel brut pour les arguments impor­tants sur l'émergence de l'Etat, contenus dans L'origine de la famille. Et nous avons déjà montré comment, sur ces questions, Engels était complètement d'accord avec Marx sur la vision de l'Etat comme produit d'une longue évo­lution historique au sein des vieilles communautés.

Nous avons aussi montré que Engels était en accord avec Marx pour réfuter l'évolutionnisme linéaire bourgeois qui ne parvient pas à comprendre le « prix » que l'humanité a payé pour le progrès, et la possibilité de réappropriation, à un niveau supérieur, de ce qui a été « perdu ».

C'est plutôt Dunayevskaya qui ne par­vient pas à faire la critique la plus perti­nente à la présentation de l'histoire de la société de classe par Engels dans son li­vre : son échec à intégrer le concept de mode de production asiatique, l'image d'un mouvement rectiligne et universel depuis la société primitive jusqu'à l'es­clavage, la féodalité et le capitalisme. Même en tant que description des origi­nes de la civilisation « occidentale », c'est simplificateur, dans la mesure où les sociétés esclavagistes de l'antiquité étaient influencées, sur de nombreux plans, par les formes asiatiques qui les précédaient et étaient contemporaines. L'omission de Engels, ici, ne fait pas que biffer un vaste chapitre de l'histoire de la civilisation, mais elle donne aussi l'impression d'une évolution fixe, unilinéaire, valable pour toutes les parties du globe et, en ce sens, apporte de l'eau au moulin de l'évolutionnisme bourgeois. Plus important encore, son erreur a été exploitée, par la suite, par les bureau­crates staliniens qui étaient directement intéressés à obscurcir toute la con­ception du despotisme asiatique, dans la mesure où celle-ci prouvait qu'une ex­ploitation de classe peut exister sans aucune forme discernable de propriété privée « individuelle » - et donc que le système stalinien pouvait être considéré lui-même comme un système d'exploi­tation de classe. Et bien sûr, en tant que penseurs bourgeois, les staliniens se sentaient beaucoup plus sur leur terrain avec une vision linéaire, d'un progrès avançant inexorablement de l'esclavage au féodalisme et au capitalisme, et culminant dans la réussite suprême de l'histoire : le « socialisme réel » de l'URSS. En dépit de cette erreur impor­tante, la tentative d'enfoncer un coin en­tre Marx et Engels est en contradiction fondamentale avec la longue histoire de collaboration entre eux. En réalité, quand il a été question d'expliquer le mouvement dialectique de l'histoire, et de la nature elle-même, Engels nous a donné certaines des explications les plus claires de toute la littérature marxiste. L'évidence historique et celle des textes donnent peu de base à ce « divorce » entre Marx et Engels. Ceux qui défen­dent cela se posent souvent en défen­seurs radicaux de Marx et en fustigateurs du réformisme. Mais ils finissent généralement par détruire la continuité essentielle du mouvement marxiste.

Marxisme et question coloniale

La défense de la notion de communisme primitif était une défense du projet communiste en général. Mais ce n'était pas seulement le cas au niveau le plus historique et global. Cela avait aussi une signification politique plus concrète et immédiate. Il est nécessaire de rappeler ici le contexte historique dans lequel Marx et Engels ont élaboré leurs tra­vaux sur la question « ethnologique ». Dans les années 1870 et 1880, une nou­velle phase de la vie du capitalisme s'ouvrait. La bourgeoisie venait juste de vaincre la Commune de Paris ; et, si cela ne signifiait pas déjà que tout le système capitaliste était entré dans son époque de sénilité, cela mettait sans au­cun doute un terme définitif à la période des guerres nationales dans les centres du capitalisme et, plus généralement, à la période dans laquelle la bourgeoisie pouvait jouer un rôle révolutionnaire sur la scène de l'histoire. Le système capi­taliste entrait alors dans sa dernière phase d'expansion et de conquête mon­diales, non plus à travers la lutte de classes bourgeoises naissantes, cher­chant à établir des Etats nationaux via­bles, mais à travers la méthode de l'im­périalisme, des conquêtes coloniales. Les trois dernières décennies du 19e siècle ont ainsi vu virtuellement la tota­lité du globe être conquise et partagée entre les grandes puissances impérialis­tes.

Et partout, les victimes les plus immé­diates de cette conquête ont été les « peuples coloniaux » - essentiellement des paysans encore liés aux vieilles for­mes de production communautaires et de nombreux groupes tribaux. Comme Rosa Luxemburg l'explique, dans son livre L'accumulation du capital : « Le capitalisme a besoin de couches socia­les non-capitalistes comme débouchés pour sa plus-value, comme source d'ap­provisionnement pour ses moyens de production et comme réservoir de main d'oeuvre pour son système de salariat. Pour toutes ces raisons, les formes de production basées sur l'économie natu­relle ne sont d'aucune utilité pour le capital. » ([9])

D'où la nécessité pour le capital de ba­layer, par tous les moyens militaires et économiques dont il dispose, ces restes de production communiste qu'il rencon­tre partout dans les territoires nouvelle­ment conquis. Parmi ces victimes du monstre impérialiste, les « sauvages », ceux vivant dans la forme de commu­nisme primitif la plus élémentaire, sont de loin les plus nombreux : comme l'a montré Luxemburg, tandis que les communautés paysannes pouvaient être détruites par le « colonialisme de la marchandise », par les impôts et autres pressions économiques, les chasseurs primitifs ne pouvaient être qu'extermi­nés ou mis de force au travail parce que, non seulement, ils occupaient de vastes territoires convoités par l'agriculture capitaliste, mais qu'ils ne produisaient pas de plus-value susceptible d'entrer dans le processus de circulation capita­liste.

Les « sauvages » ne se sont pas couchés et soumis à ce processus. L'année avant que Morgan ne publie son étude sur les iroquois, tribu indienne de la partie est des Etats-Unis, les tribus de « l’ouest » ont vaincu Custer à Little Big Horn. Mais la « dernière résistance de Cus­ter » fut en réalité la dernière résistance des indigènes américains contre la des­truction définitive de leur ancien mode de vie.

La question de la compréhension de la nature de la société primitive était donc d'une importance politique immédiate pour les communistes dans cette pé­riode. D'abord parce que, de même que le christianisme avait été l'excuse idéo­logique pour les conquêtes coloniales dans la première période de la vie du capitalisme, les théories ethnologiques bourgeoises du 19e siècle étaient sou­vent utilisées comme justification « scientifiques » de l'impérialisme. C'est la période qui a vu le début des théories racistes sur la Responsabilité de l'Homme Blanc et sur la nécessité d'ap­porter la civilisation aux sauvages plon­gés dans les ténèbres. L'ethnologie évolutionniste bourgeoise, qui posait comme principe l'ascension linéaire des sociétés primitives aux sociétés moder­nes, fournissait une justification plus subtile pour la même « mission civilisa­trice ». Ensuite, ces notions commen­çaient déjà à infiltrer le mouvement ou­vrier, bien qu'elles n'aient atteint leur plein épanouissement qu'avec la théorie du « colonialisme socialiste » à la pé­riode de la Deuxième Internationale, avec le socialisme « chauvin » de figu­res telles que Hynderman en Grande-Bretagne. En fait, la question de la po­litique coloniale devait être une ligne de démarcation claire entre les fractions de droite et de gauche de la social-démocratie, un test d'identité internationa­liste, comme dans le cas du Parti Socia­liste Italien. ([10])

Quand Marx et Engels écrivaient sur les questions ethnologiques, ces problèmes ne faisaient que commencer à émerger. Mais les contours de l'avenir prenaient déjà forme. Marx avait déjà compris que la Commune de Paris marquait la fin de la période des guerres nationales révolutionnaires. Il avait reconnu la con­quête britannique de l'Inde, la politique coloniale française en Algérie (où il se rendit pour une cure de repos peu avant sa mort), le pillage de la Chine, le mas­sacre des indigènes américains; tout cela montre que son intérêt croissant pour la communauté primitive n'était pas simplement un intérêt « archéologique »; pas plus qu'il se ra­menait à la nécessité bien réelle de dé­noncer l'hypocrisie et la cruauté de la bourgeoisie et de sa « civilisation ». En fait, cet intérêt était directement lié à la nécessité d'élaborer une perspective communiste pour la période qui s'ou­vrait alors. Cela est surtout montré par l'attitude de Marx sur la question russe.

 

La question russe et la perspective communiste

 

L'intérêt de Marx pour la question russe ressurgit au début des années 1870. Mais l'aspect le plus curieux du déve­loppement de sa pensée sur cette ques­tion est fourni par sa réponse à Vera Zassoulitch alors membre de cette frac­tion du populisme révolutionnaire qui plus tard, avec Plékhanov, Axelrod et d'autres, forma le groupe Emancipation du travail, le premier courant vraiment marxiste en Russie. La lettre de Zassou­litch, datée du 16 février 1881, deman­dait à Marx de clarifier sa position sur l'avenir de la commune rurale, l'obschina : devait-elle être dissoute par l'avancée du capitalisme en Russie ou était-elle capable, « libérée des impôts exorbitants, des paiements à la noblesse et à une administration arbitraire ..., de se développer dans une direction socia­liste, c'est-à-dire d'organiser graduel­lement sa production et sa distribution sur une base collective. »

Les écrits précédents de Marx tendaient à voir la commune russe comme une source directe de la « barbarie » russe : et dans une réponse au jacobin russe Tkachev (1875), Engels avait souligné la tendance à la dissolution de l'obschina.

Marx passa de nombreuses semaines à réfléchir à sa réponse, qui occupa quatre brouillons séparés, tout ceux qu'il a reje­tés étant beaucoup plus longs que la let­tre de réponse qu'il envoya finalement. Ces brouillons sont pleins de réflexions importantes sur la commune archaïque et le développement du capitalisme, et montrent explicitement le niveau auquel ses lectures de Morgan l'avaient conduit à repenser certaines suppositions qu'il avait faites auparavant. A la fin, admet­tant que sa santé défectueuse l'empê­chait d'achever une réponse plus élabo­rée, il résuma sa réflexion, premièrement en rejetant l'idée que sa méthode d'analyse conduisait à la conclusion que chaque pays ou région était mécaniquement condamnée à passer par la phase bourgeoise de production ; et deuxièmement en concluant que « l'étude spéciale que j'en ai faite, y compris une recherche de sources ma­térielles originales, m'a convaincu que la commune est le pivot de la régénérescence sociale en Russie. Mais pour qu'elle puisse jouer ce rôle, les influen­ces néfastes l'assaillant de tous côtés doivent d'abord être éliminées, et elle doit ensuite être assurée des conditions normales pour un développement spon­tané. » (8 mars 1881)

Les brouillons de la réponse n'ont été découverts qu'en 1911 et n'ont pas été publiés avant 1924 ; la lettre elle-même a été « enterrée » par les marxistes rus­ses pendant des décennies. Riazanov, qui était responsable de la publication des brouillons, a essayé de trouver des motifs psychologiques à cette « omission » mais il apparaît que les «fondateurs du marxisme russe » n'étaient pas très satisfaits de cette lettre du «fondateur du marxisme ». Une telle interprétation est renforcée par le fait que Marx tendait à soutenir l'aile terro­riste du populisme russe, la Volonté du Peuple, contre ce à quoi il faisait réfé­rence comme les « doctrines assomman­tes » du groupe Répartition Noire de Plékhanov et Zassoulitch, même si, comme nous l'avons vu, c'est ce dernier qui a constitué la base du groupe Emancipation du Travail sur un pro­gramme marxiste.

Les gauchistes académistes qui sont spécialisés dans l'étude du Marx de la maturité, se sont beaucoup occupés de cette modification de la position de Marx dans les dernières années de sa vie. Shanin, l'éditeur de Marx de la ma­turité et le chemin de la Russie, la principale compilation de textes sur cette question, voit correctement les brouillons et la lettre finale comme un magnifique exemple de la méthode scientifique de Marx, de son refus d'im­poser des schémas rigides à la réalité, de sa capacité à changer d'avis quand les théories précédentes ne correspondent pas aux faits. Mais, comme pour toutes les formes de gauchisme, cette vérité de base est alors déformée au service de fins capitalistes.

Pour Shanin, les interrogations de Marx sur l'idée linéaire, évolutionniste, selon laquelle la Russie devait passer par la phase de développement capitaliste, avant de pouvoir être intégrée au socialisme, prouve que Marx était un maoïste avant Mao ; ce socialisme pourrait être le résultat de révolutions paysannes dans la périphérie. « Tandis que, au ni­veau de la théorie, Marx allait être "engelsisé" et Engels, par la suite, "kautskisé" et "plékhanovisé" dans un moule évolutionniste, les révolutions se développaient, au tournant du siècle, dans les sociétés arriérées/ « en dévelop­pement » .- Russie 1905 et 1917, Turquie 1906, Iran 1909, Mexique 1910, Chine 1910 et 1927. Les insurrections paysan­nes étaient centrales dans la plupart d'entre elles. Aucune n'était une "révolution bourgeoise" au sens ouest-européen et certaines d'entre elles se sont révélées, en fin de compte, être so­cialistes dans la direction et les résul­tats. Dans la vie politique des mouve­ments socialistes du vingtième siècle il y avait un besoin urgent de réviser les stratégies ou de disparaître. Lénine, Mao et Ho ont choisi la première solu­tion. Cela signifiait parler un "double langage" - un pour la stratégie et la tac­tique, l'autre pour les ersatz concep­tuels et de doctrine, au nombre desquels les "révolutions prolétariennes" en Chine ou au Viêt-nam, réalisées par des paysans et des "cadres", sans ouvriers d'industrie, ne sont que des exemples particulièrement dramatiques. » ([11])

Toutes les rêvasseries sophistiquées de Shanin à propos de la dialectique et de la méthode scientifique révèlent alors leur véritable objet : faire une apologie de la contre-révolution stalinienne dans les pays périphériques du capital et rat­tacher les horribles distorsions du mar­xisme, de Mao ou Ho, à rien moins que Marx lui-même.

Des écrivains comme Dunayevskaya et Rosement considèrent le stalinisme comme une forme de capitalisme d'Etat. Mais ils sont pleins d'admiration pour le livre de Shanin : « un travail d'une impeccable érudition qui est aussi une contribution majeure pour la clarifica­tion de la perspective révolutionnaire aujourd'hui. » ([12]). Et cela pour une bonne raison : ces écrivains peuvent ne pas partager l'admiration de Shanin pour Ho, Mao et leurs semblables, mais ils considèrent eux aussi que le coeur de la synthèse du Marx « de la maturité » est la recherche d'un sujet révolution­naire autre que la classe ouvrière. Pour Rosemont, le Marx de la maturité était «plongé jusqu'au cou dans l'étude d'expériences nouvelles (pour lui) de résistance et de révolte contre l'oppres­sion - par les indiens nord-américains, les aborigènes australiens, les paysans égyptiens et russes » ; et cet intérêt « concerne aussi l'avenir des mouve­ments révolutionnaires d'aujourd'hui, pleins de promesse dans le tiers-monde, le quart-monde et le notre. » ([13]) Le « quart-monde » est celui des peuples tribaux restant ; ainsi, les peuples pri­mitifs d'aujourd'hui, comme ceux de l'époque de Marx, font partie d'un nou­veau sujet révolutionnaire. Les écrits de Dunayevskaya sont, eux aussi, remplis d'une recherche de nouveaux sujets ré­volutionnaires et ils sont généralement constitués d'un fatras de catégories comme les femmes, les homosexuels, les ouvriers d'industrie, les noirs et les mouvements de « libération nationale » du tiers-monde.

Mais toutes ces lectures du Marx « de la maturité » sortent ses contributions de leur contexte historique. La période dans laquelle Marx se débattait avec le problème de la communauté archaïque était, comme nous l'avons vu, une pé­riode de « transition » dans la mesure où, alors qu'elle montrait la mort future de la société bourgeoise (la Commune de Paris étant le signe avant-coureur de la future révolution prolétarienne), il y avait encore de vastes étendues pour l'expansion du capital à la périphérie. La reconnaissance, par Marx, de la na­ture ambiguë de cette période est résu­mée dans une phrase du « second brouillon » de sa réponse à Zassoulitch : « le système capitaliste a dépassé son apogée à l'Ouest, approchant du mo­ment où il ne sera plus qu'un système social régressif. » ([14])

Dans cette situation, où les symptômes du déclin sont déjà apparents dans le centre du système mais où le système comme un tout continue à s'étendre à une allure extraordinaire, les commu­nistes étaient confrontés à un véritable dilemme. Parce que, comme nous l'avons déjà dit, cette expansion ne peut plus prendre la forme de révolutions bourgeoises contre les féodaux ou d'au­tres classes dépassées, mais la forme de conquêtes coloniales, d'annexions im­périalistes toujours plus violentes, vis-à-vis des zones du globes restées non-capitalistes. Il ne peut pas être question que le prolétariat « soutienne » le colo­nialisme comme il avait soutenu la bourgeoisie contre la féodalité ; la pré­occupation de Marx dans ses investi­gations sur la question russe était plutôt celle-là : l'humanité pouvait-elle, dans ces zones, s'épargner le passage par l'enfer du développement capitaliste ? Il est certain que rien, dans l'analyse de Marx, ne suggère que chaque pays par­ticulier doive mécaniquement passer par la phase du développement capitaliste avant que la révolution communiste mondiale soit possible ; il avait, en fait, rejeté la déclaration de son critique russe, Mikhailovsky, selon laquelle sa théorie serait « une théorie historico-philosophique du Progrès Universel » ([15]), et qui insistait sur le fait que le pro­cessus par lequel les paysans étaient ex­propriés et transformés en prolétaires devait inévitablement être le même dans tous les pays. Pour Marx et Engels la question clef était la révolution proléta­rienne en Europe, comme Engels l'avait déjà montré dans sa réponse à Tkachev et comme cela avait été rendu parfaitement explicite dans l'introduction à l'édition russe du Manifeste Commu­niste, publié en 1882. Si la révolution était victorieuse dans les centres indus­trialisés du capital, alors l'humanité pourrait s'épargner quantité de souffran­ces sur tout le globe et les formes vesti­ges de propriété communautaire pour­raient être directement intégrées dans le système communiste mondial : « Si la révolution russe devient le signal d'une révolution prolétarienne à l'Ouest, de telle sorte que les deux peuvent se com­pléter, alors l'actuelle propriété com­munautaire du sol russe pourra servir de point de départ à un développement communiste. »

C'était une hypothèse parfaitement rai­sonnable à cette époque. En fait, il est évident aujourd'hui que, si les révolu­tions prolétariennes de 1917-23 axaient été victorieuses - si la révolution prolé­tarienne à l'Ouest était venue en aide à la révolution russe -, les terribles rava­ges du « développement » capitaliste à la périphérie auraient pu être évités, les formes résiduelles de la propriété com­munautaire auraient pu être intégrées à un communisme global et nous ne se­rions pas confrontés aujourd'hui à la ca­tastrophe sociale, économique et écolo­gique qui est le lot du « tiers-monde ».

En outre, il y a une bonne part de vision prophétique dans la préoccupation de Marx à propos de la Russie. Déjà, de­puis la guerre de Crimée, Marx et En­gels avaient la profonde conviction qu'une espèce de soulèvement social était sur le point d'avoir lieu en Russie (ce qui explique en partie leur soutien à La Volonté du Peuple, qu'ils jugeaient comme le plus sincère et le plus dyna­mique des mouvements révolutionnaires de Russie) ; et que, même s'il ne revêtait pas un caractère clairement prolétarien, il serait indubitablement l'étincelle qui allumerait l'affrontement révolution­naire général en Europe. ([16])

Marx se trompait à propos de l'immi­nence de ce soulèvement. Le capitalisme s'est développé en Russie, même sans l'émergence d'une classe bourgeoise forte et indépendante ; il a en grande partie, même si incomplètement, dissout la communauté paysanne archaïque ; et le principal protagoniste de la véritable révolution russe a été, en fait, la classe ouvrière industrielle. Mais surtout, la révolution en Russie n'a pas éclaté avant que le capitalisme, comme un tout, ne soit devenu un « régime social régres­sif», c'est-à-dire qu'il soit entré dans sa phase de décadence, réalité démontrée par la guerre de 1914-18.

Néanmoins, le rejet par Marx de la né­cessité pour chaque pays de passer mé­caniquement par des stades, sa répu­gnance à soutenir les formes naissantes du capitalisme en Russie, son intuition d'après laquelle un soulèvement social en Russie serait le coup d'envoi de la ré­volution prolétarienne internationale ; dans tout cela il anticipait brillamment la critique du gradualisme menchevik et du « phasisme » initié par Trotski, con­tinué par les bolcheviks et justifié prati­quement  par  la  révolution  d'Octobre.

Dans le même sens, ce n'est pas un ha­sard si les marxistes russes, qui avaient eu formellement raison en voyant que le capitalisme se développerait en Russie, ont « perdu » la lettre de Marx : la ma­jorité d'entre eux, après tout, furent les pères fondateurs du menchevisme.

Mais, ce qui pour Marx était une série d'anticipations profondes dans une pé­riode particulièrement complexe de l'histoire du capitalisme devient, avec les « interprètes » actuels du Marx de la maturité, une apologie a-historique des nouvelles « voies de la révolution » et des nouveaux « sujets révolutionnai­res », à une époque où le capitalisme est dans un profond déclin depuis huit dé­cennies. Un des plus clairs indicateurs de ce déclin est précisément la manière suivant laquelle le capitalisme, à la pé­riphérie, a détruit les vieilles économies paysannes, les vestiges de l'ancien système communautaire, sans être capable d'intégrer la masse des paysans sans terre, qui en résultait, au travail pro­ductif. La misère, les taudis, les famines et les guerres qui ravagent le « tiers-monde » aujourd'hui sont une consé­quence directe de cette limite atteinte par le « développement » capitaliste. En conséquence, il ne peut pas être ques­tion aujourd'hui d'utiliser les vestiges de la communauté archaïque comme tremplin pour la production commu­niste, parce que le capitalisme les a effectivement détruit sans rien mettre d'autre à la place. Et il n'y a pas de nou­veau sujet révolutionnaire attendant d'être découvert parmi les paysans ou parmi les restes tragiques de peuples primitifs. L'implacable « progrès » de la décadence, au cours de ce siècle, a au moins rendu plus évident que, non seu­lement la classe ouvrière est le seul sujet révolutionnaire, mais encore que la classe ouvrière des nations capitalistes les plus développées est la clef de la ré­volution pour le monde entier.

CDW.
 

Le prochain article de cette série exami­nera de plus près la façon dont les fon­dateurs du marxisme ont traité la ques­tion de la «femme ».



[1] Ancient society, or Researches in the line of Human Progress from Savagery. through Barbarism to Civilisation. H-L. Morgan. London 1877.

[2] Raya Dunayevskaya était une dirigeante de la tendance Johnson-Forest qui a rompu avec le trotskysme après la deuxième guerre mondiale sur la question du capitalisme d'Etat et de la défense de l'URSS Mais c'était une rupture très partielle qui a conduit Dunayevskaya dans l'impasse du groupe News and Letters. groupe qui a amalgamé de l'hégelianisme, du conseillisme, du féminisme et le vieux gauchisme ordinaire, en un mélange aboutis­sant à un étrange culte de la personnalité autour des innovations « philosophiques » de Raya. Elle a écrit sur les Cahiers ethnologiques dans son livre RosaLuxemburg, la libération de la femme et la philo­sophie de la révolution de Marx (New-Jersey, 1981), où elle cherchait à récupérer à la fois Luxemburg et les Cahiers ethnologiques derrière l'Idée de la Libération de la Femme. Rosemont, dont l'article Karl Marx et les iroquois' contient un tas d'éléments intéressants, est un dirigeant du Groupe Surréaliste Américain, qui a dé­fendu certaines positions prolétariennes mais qui, de par sa nature même, a été incapable de faire une cri­tique claire du gauchisme et, encore moins, de l'esprit de rébellion petit-bourgeois duquel il a émergé au début des années 70.

[3] Les Cahiers ethnologiques de Karl Marx, édités par Lawrence Krader aux Pays-Bas en 1974, p. 128.

[4] Ibid p. 150.

[5] Rosement,   « Karl Marx  et   les  Iroquois »   in Arsenal. Surrealist Subversion, n° 4, 1989.

[6] Cahiers, p. 115.

[7] « Brouillons de réponse » à Vera Zassoulitch. in Théodore Shanin. Marx de la maturité et le chemin de la Russie : Marx et la périphérie du capita­lisme. New-York 1983. p. 107 et suivantes.

[8] Ibid p.107.

[9] Chapitre 27.

[10] Voir notre brochure sur La Gauche Communiste d'Italie.

[11] Marx de la maturité et le chemin de la Russie, pp. 24-25.

[12] Rosemont. Karl Marx et les Iroquois.

[13] Ibid.

[14] Karl Marx et le chemin de la Russie, p. 103.

[15] Lettre à  l'éditeur de Otechesvenneye  Zapiski, 1878.

[16] D'après un autre gauchiste académiste cité dans le livre de Shanin. Haruki Wada. Marx et Engels au­raient même soutenu la perspective d'une sorte de développement socialiste « séparé » en Russie, basé sur la commune paysanne et plus ou moins indépen­dant de la révolution ouvrière européenne. Il prétend que la formulation du Manifeste n'est pas défendue dans les brouillons pour Zassoulitch et que ces derniers correspondent plus au point de vue particu­lier de Engels qu'à celui de Marx. L'indigence de l'argumentation de Wada sur le sujet est déjà expo­sée dans un autre article du livre - « Marx de la maturité, continuité, contradiction et enseigne­ments », par Derek Sayer et Philip Corrigan. En tout cas comme nous t'avons montré dans notre article de la Revue Internationale n° 72 (« 1848 : Le communisme comme programme politique ») l'idée du socialisme dans un seul pays, même quand il est basé sur une révolution prolétarienne, est complète­ment étranger à la fois à Marx et à Engels.

Approfondir: 

Questions théoriques: 

Heritage de la Gauche Communiste: