Soumis par Revue Internationale le
Critique de la théorie du maillon le plus faible
“Question 19 : Cette révolution se fera-t-elle dans un seul pays?
Réponse : Non. La grande industrie, en créant le marché mondial, a déjà rapproché si étroitement les uns des autres les peuples de la terre, et notamment les plus civilisés, que chaque peuple dépend de ce qui se passe chez les autres. Elle a, en outre, uniformisé dans tous les pays civilisés le développement social à tel point que, dans tous ces pays, la bourgeoisie et le prolétariat sont devenus les deux classes décisives de la société, et que la lutte entre ces deux classes est devenue la principale lutte de notre époque. La révolution communiste, par conséquent, ne sera pas une révolution purement nationale ; elle se produira en même temps dans tous les pays civilisés, c’est à dire tout au moins en Angleterre, en Amérique, en France et en Allemagne.,...Elle exercera également sur tous les autres pays du globe une répercussion considérable et elle transformera complètement et accélérera le cours de leur développement. Elle est une révolution universelle ; elle aura par conséquent, un terrain universel”
(F. Engels, “Principes du
Communisme”, 1847)
1-Dès l’aube du mouvement ouvrier a été affirmé le caractère mondial de la révolution communiste. De tous temps, l’internationalisme a été la pierre angulaire des combats de la classe ouvrière et du programme de ses organisations politiques. Toute remise en cause de ce principe essentiel a toujours été synonyme de rupture avec le camp prolétarien, d’adhésion au camp bourgeois. Cependant, si depuis plus d’un siècle il est clair pour les révolutionnaires que le mouvement de la révolution communiste se confond avec le processus de généralisation mondiale des luttes ouvrières, les conditions et les caractéristiques de ce processus n’ont pas été clairement appréhendées à toutes les époques de l’histoire du mouvement ouvrier. On a même constaté sur cette question des régressions : c’est ainsi que pendant plus de 60 ans le mouvement ouvrier a traîné le boulet de deux idées :
- c’est la guerre impérialiste mondiale qui crée les conditions les plus favorables à l’éclatement d’un mouvement révolutionnaire,
- c’est dans les pays où la bourgeoisie est la plus faible (le “maillon le plus faible de la chaîne capitaliste”) que se déclenche d’abord un tel mouvement qui s’étend par la suite aux pays les plus développés.
Ces deux idées n’appartiennent pas au patrimoine classique du marxisme tel qu’il nous a été légué par Marx et Engels. Elles sont apparues au cours de la 1e Guerre Mondiale et font partie de ces erreurs auxquelles l’Internationale Communiste a accordé ses sacrements et que la défaite de la révolution mondiale a permis de transformer en dogme.
Cependant, contrairement à d’autres positions erronées de l’IC combattues énergiquement par la Gauche Communiste, ces deux idées ont trouvé très longtemps la faveur d’authentiques courants révolutionnaires([1]) et restent encore aujourd’hui l’alpha et l’oméga de la perspective des groupes bordiguistes. Cela résulte pour grande partie du fait que ces erreurs provenaient, comme cela est arrivé souvent dans le mouvement ouvrier, de la défense intransigeante d’authentiques positions de classe. C’est ainsi que :
- la première erreur découlait de la défense du mot d’ordre juste de “transformation de la guerre impérialiste en guerre civile” adopté par le Congrès international de Stuttgart en 1907 et repris pendant la 1ère guerre mondiale par Lénine et les bolcheviks contre les courants pacifistes qui en appelaient à un “arbitrage” pour mettre fin au conflit et les “jusqu’auboutistes” qui ne voyaient de paix possible qu’avec la victoire de leur pays ;
- la deuxième erreur découlait du combat mené par les révolutionnaires, et notamment les bolcheviks, contre les courants réformistes et bourgeois (mencheviks, Kautskistes, etc.) qui niaient toute possibilité de révolution prolétarienne en Russie et assignaient au prolétariat de ce pays la seule tâche d’appuyer la bourgeoisie démocratique.
Le triomphe de la révolution en 1917 en Russie a démontré la validité des positions principielles défendues par les bolcheviks, notamment que la guerre mondiale, caractéristique du 20e siècle est la manifestation du fait que le système capitaliste comme un tout est entré dans sa phase de déclin historique ce qui pose la nécessité de la révolution socialiste comme unique alternative. Par contre, l’isolement international de cette première tentative prolétarienne a permis que soient masqués le caractère encore partiel des positions bolcheviques et la nature erronée de certains arguments employés dans leur défense. La victoire mondiale de la contre-révolution, enfin, a permis l’utilisation intensive de ces faiblesses dans la justification de la politique bourgeoise des partis soi-disant “ouvriers”. La dénonciation de cette politique bourgeoise ne peut donc se limiter à une simple réaffirmation des véritables positions de Lénine et de l’IC comme le proposent les bordiguistes. Elle passe nécessairement par la critique des erreurs héritées du passé, par le rejet de toutes les formulations qui prêtent le flanc à une exploitation par la bourgeoisie.
2-Le CCI a déjà engagé depuis un certain temps une critique de la thèse suivant laquelle les conditions optimales de la révolution et de la généralisation des combats qui la conditionne étaient données par la guerre impérialiste([2]). Par contre, tout en étant implicitement rejetée dans nos analyses, la thèse du “maillon le plus faible” n’a pas été jusqu’à présent explicitement, spécifiquement, combattue. C’est ce que se propose de faire le présent texte dans la mesure où :
-les deux thèses considérées sont étroitement liées, tant du point de vue des circonstances historiques de leur surgissement que de la vision du monde capitaliste et de la révolution qui les sous-tend : toute critique de l’une, pour être complète, a besoin de s’appuyer sur la critique de l’autre ;
-bien plus encore que la thèse de “la guerre condition de la révolution”, la thèse du “maillon le plus faible” ouvre la porte à des analyses dangereuses et même bourgeoises ; cette thèse s’appuie sur un avatar de la théorie du “développement inégal du capitalisme” qui contient tant l’idée du “socialisme dans un seul pays”([3]) que le tiers-mondisme des maoïstes et des trotskistes et qui, au sein même du camp prolétarien, a conduit les bordiguistes et un Mattick à affirmer que la révolution démocratique bourgeoise serait à l’ordre du jour dans certaines “aires géographiques” et à saluer “le progressisme de Che Guevara ou HO Chi Minh ([4] ) ;
-même des groupes qui ont rejeté sans ambiguïté toutes les tentations tiers-mondiste ont éprouvé quelques difficultés à se dégager de la conception du “maillon le plus faible” dans l’examen de la situation en Pologne à partir de l’été 80 et ont manifesté de ce fait des tendances à la surestimation du niveau des luttes (ce fut notamment le cas du Communist Workers’ Organisation qui en appelait à “la Révolution maintenant!”)comme à la surestimation de l’importance de la défaite pour le prolétariat mondial que constituait et exprimait 1’état de guerre.
En fait, si comme élément fondamental de sa perspective, le CCI a réaffirmé à plusieurs reprises avec force la nécessité de la généralisation mondiale des combats de classe, il n’avait pas jusqu’à présent explicité les caractéristiques de cette généralisation. Il n’avait pas, en particulier répondu expressément aux questions :
-cette généralisation se présente-t-elle comme la convergence d’une série de mouvements parallèles touchant tous les pays du monde ?
-si cette généralisation se présente comme un séisme avec des ondes de choc irradiant vers tous les pays, où se trouve l’épicentre de ce séisme? peut-il se trouver dans n’importe quelle zone du capitalisme et notamment hors de ses grandes concentrations industrielles (les prétendus “maillons faibles”)?
Derrière cette question du “maillon le plus faible” c’est toute la vision de la perspective historique vers la révolution qui est en cause. C’est donc le cadre des conditions générales de la révolution prolétarienne qu’il est nécessaire de reposer.
3- Suivant le point de vue classique du marxisme, tel qu’il nous est donné par le Manifeste Communiste par exemple, les conditions de la révolution communiste sont schématiquement les suivantes :
-développement suffisant des forces productives au point de transformer en carcan les rapports de production qui avaient permis leur épanouissement par le passé et au point de créer les conditions matérielles à la mise en marche d’un processus de bouleversement de ces rapports de production (nécessité et possibilité matérielles de la révolution) ;
-développement de la classe révolutionnaire, “chargée d’exécuter la sentence prononcée par l’histoire “, “fossoyeur” de la vieille société moribonde.
Ces conditions, qui sont valables pour toutes les révolutions de l’histoire (notamment la révolution bourgeoise), s’expriment plus particulièrement dans le cas de la révolution prolétarienne de la façon suivante :
-c’est à l’échelle mondiale (et non à celle d’un pays ou d’une région du monde comme c’était le cas pour les révolutions bourgeoises) que sont données (ou non encore données) les prémisses matérielles de la révolution : développement des forces productives, crise historique des rapports de production capitalistes ;
-cette crise des rapports de production s’exprime, dans le capitalisme, par une crise de surproduction, par une saturation des marchés solvables (et non des besoins humains évidemment) ;
-pour la première fois de l’histoire, la classe révolutionnaire est une classe exploitée de la vieille société : ne disposant d’aucun pouvoir économique dans celle-ci, cette classe, bien plus encore que les autres classes historiques, tire sa force de son nombre, de sa concentration sur les lieux de production, de son éducation, de sa conscience.
4- C’est effectivement à l’échelle du monde entier que sont données, depuis la 1ère guerre mondiale, les conditions matérielles de la révolution communiste (sur ce point la position de Lénine était parfaitement juste qui faisait découler la nature de la révolution en Russie de la situation mondiale et non des caractéristiques spécifiques de ce pays, comme le faisaient les mencheviks et l’ont fait par la suite, et jusqu’à aujourd’hui, de nombreux groupes conseillistes) Le fait que ce soit tout le capitalisme qui soit entré dans sa phase de décadence n’empêche pas cependant le fait, bien au contraire, qu’il existe d’énormes différences entre les diverses régions du monde sur le plan du développement des forces productives et en particulier de la principale d’entre elles, le prolétariat.
La loi du développement inégal du capitalisme, sur les extrapolations desquelles Lénine et ses épigones basent leur thèse du “maillon le plus faible”, se manifeste dans la période ascendante du capitalisme par une poussée impérieuse des pays retardataires vers un rattrapage et même un dépassement des pays plus développés. Par contre, ce phénomène tend à s’inverser au fur et à mesure que le système, comme un tout, approche de ses limites historiques objectives et se trouve dans l’incapacité d’étendre le marché mondial en rapport avec les nécessités imposées par le développement des forces productives. Ayant atteint ses limites historiques, le système en déclin n’offre plus de possibilité d’une égalisation dans le développement, mais au contraire dans la stagnation de tout développement, dans le gaspillage, dans le travail improductif et de destruction. Le seul “rattrapage” dont il peut être question est celui qui conduit les pays les plus développés à la situation qui existait auparavant dans les pays arriérés sur le plan des convulsions économiques, de la misère, et des mesures de capitalisme d’Etat. Si au 19ème siècle, c’est le pays le plus avancé, l’Angleterre, qui indiquait ce que serait l’avenir des autres, ce sont aujourd’hui les pays du tiers-monde qui indiquent d’une certaine façon, de quoi est fait l’avenir des pays plus développés.
Cependant, même dans ces conditions, il ne saurait exister de réelle “égalisation” de la situation des différents pays qui composent le monde. Si elle n’épargne aucun pays, la crise mondiale exerce ses effets les plus dévastateurs non dans les pays les plus développés, les plus puissants, mais dans les pays qui sont arrivés trop tard dans l’arène économique mondiale et dont la route au développement est définitivement barrée par les puissances plus anciennes ([5]).
Ainsi, la “loi du développement inégal” qui, en son temps, avait favorisé une certaine égalisation des situations économiques, se manifeste maintenant comme un facteur d’aggravation des inégalités entre pays. Si la solution aux contradictions de la société - la révolution prolétarienne mondiale - reste à l’instar du problème, unitaire et la même dans tous les pays, il n’en reste donc pas moins que c’est avec des différences notables entre les zônes géo-économiques que l’ensemble de la bourgeoisie entre comme un tout dans sa période de crise historique.
Il en est de même pour le prolétariat qui affronte sa tâche historique de façon unitaire tout en présentant des différences importantes entre les divers pays et contrées.
Ce deuxième point découle en effet du premier dans la mesure où les caractéristiques du prolétariat d’un pays et notamment celles qui déterminent, comme on l’a vu plus haut, sa force (son nombre, sa concentration, son éducation, son expérience) dépendent étroitement du développement du capitalisme dans ce pays.
5- C’est uniquement en tenant compte de ces différences que nous lègue le capitalisme, en les intégrant dans la perspective générale vers la révolution, qu’on peut établir celle-ci sur des bases solides. Encore faut-il pour cela ne pas tirer des conclusions fausses de prémisses justes et notamment ne pas attendre le point de départ de la révolution justement là où il ne peut pas se trouver comme le fait la théorie du “maillon le plus faible” développée par les “léninistes”.
La démarche de ces derniers consiste à transposer telle quelle une donnée de la physique : “la chaîne soumise à une tension se rompt au point le plus faible”, au domaine du mouvement social. De ce fait, ils négligent totalement la différence, et qui est ici essentielle, existant entre le monde inorganique et le monde organique vivant, et surtout le monde humain qui est social.
Une révolution sociale ne consiste pas simplement en la rupture d’une chaîne, dans l’éclatement de l’ancienne société. Elle est encore et simultanément une action pour 1’édification d’une nouvelle société. Ce n’est pas un fait mécanique mais un fait social indissolublement lié à des antagonismes d’intérêts humains, à la volonté et aux aspirations des classes sociales et de leur lutte.
Prisonnière d’une vision mécaniste, la théorie du maillon le plus faible scrute les points géographiques où le corps social est le plus faible et c’est sur eux qu’elle fonde sa perspective. C’est là où se trouve la racine de son erreur théorique.
Le marxisme - celui de Marx et Engels - n’a jamais conçu une telle démarche de l’histoire. Pour eux, les révolutions sociales ne se produisent pas là où l’ancienne classe dominante est la plus faible et où sa structure est la moins développée, mais au contraire là ou sa structure a atteint son plus grand achèvement compatible avec les forces productives et ou la classe porteuse des nouveaux rapports de production appelés à se substituer aux anciens devenus caducs est la plus forte. Alors que Lénine cherche et mise sur les point où la bourgeoisie est la plus faible, Marx et Engels cherchent et misent sur les points où le prolétariat est le plus fort, le plus concentré et le plus apte à opérer la transformation sociale. Car si la crise frappe en premier lieu et plus brutalement les pays sous-développés en raison même de leur faiblesses économique et de leur manque de marge de manœuvre, il ne faut jamais perdre de vue que la crise a sa source dans la surproduction et donc dans les grands centres de développement du capitalisme. C’est là une autre raison pour laquelle les conditions d’une réponse à cette crise et à son dépassement résident fondamentalement dans ces grands centres.
6- Les défenseurs inconditionnels de la théorie du haillon le plus faible répliqueront à ces arguments que la révolution d’octobre 17 confirme la validité de leurs conceptions puisqu’on sait bien depuis Marx que “c’est dans la pratique que l’homme démontre la vérité, la validité de sa pensée”. La question est de savoir comment on lit et on interprète cette “pratique”, comment on distingue la règle de l’exception. Et, de ce point de vue, il ne faut pas faire dire à la révolution de 17 plus qu’elle ne peut dire. De même qu’elle ne prouve pas que les conditions les plus favorables à la révolution prolétarienne sont données par la guerre, elle ne prouve nullement la validité de la “loi du maillon le plus faible” et pour les raisons suivantes :
a) Malgré son arriération économique d’ensemble, la Russie de 17 est la 5ème puissance industrielle du monde avec, dans quelques villes, notamment Petrograd, d’immenses concentrations ouvrières : Poutilov est à l’époque, avec 40 000 ouvriers, la plus grande usine du monde.
b) La révolution de 17 se produit en plein milieu de la guerre mondiale, ce qui limite les possibilités pour la bourgeoisie des autres pays de prêter immédiatement main forte à la bourgeoisie russe.
c) Le pays concerné est, par ailleurs, le plus étendu du monde ; il représente 1/6 de la superficie du globe, ce qui complique d’autant plus la riposte de la bourgeoisie mondiale (comme on peut le constater lors de la guerre civile).
d) C’est la première fois (si l’on excepte les tentatives prématurées et sans espoir de la Commune et même de 1905)que la bourgeoisie est confrontée à une révolution prolétarienne, aussi est-elle surprise :
-en Russie même, où elle ne comprend pas à temps la nécessité de se retirer de la guerre impérialiste ;
-à l’échelle internationale, où elle prend des risques importants en poursuivant pendant plus d’une année cette guerre.
Sur ce dernier point, il faut constater que la bourgeoisie a tiré rapidement les enseignements d’octobre 17. Dès que la révolution commence en Allemagne en novembre 18 elle arrête immédiatement la guerre et instaure une collaboration étroite entre ses différents secteurs afin d’écraser la classe ouvrière (libération des prisonniers allemands par les pays de l’Entente, dérogation aux accords d’armistice et de paix permettant la garde par l’armée allemande d’un contingent de 5000 mitrailleuses)
Cette prise de conscience par la bourgeoisie du danger prolétarien se confirme par la suite avant ([6]) et au cours ([7]) de la seconde guerre mondiale, aussi les révolutionnaires lucides n’ont-ils pas été surpris de constater la formidable collaboration qu’ont mis en place les divers secteurs de la bourgeoisie mondiale face à la lutte de classe en Pologne en 1980-81.
Ne serait-ce qu’à cause de ce dernier élément -la bourgeoisie d’aujourd’hui ne sera pas surprise comme par le passé- il est tout à fait vain de s’attendre à une réédition d’un événement comme la révolution de 17.
Tant que les mouvements importants de la classe ne toucheront que des pays de la périphérie du capitalisme (comme ce fut le cas en Pologne) et même si la bourgeoisie locale est complètement débordée, la Sainte Alliance de toutes les bourgeoisies du monde, avec à leur tête les plus puissantes, sera en mesure d’établir un cordon sanitaire tant économique que politique, idéologique et même militaire autour des secteurs prolétariens concernés. Ce n’est qu’au moment où la lutte prolétarienne touchera le cœur économique et politique du dispositif capitaliste :
-lorsque la mise en place d’un cordon sanitaire économique deviendra impossible, car ce seront les économies les plus riches qui auront été touchées,
-lorsque la mise en place d’un cordon sanitaire politique n’aura plus d’effet parce que ce sera le prolétariat le plus développé qui affrontera la bourgeoisie la plus puissante, c’est alors seulement que cette lutte donnera le signal de l’embrasement révolutionnaire mondial.
Ce n’est donc pas lorsque le prolétariat s’attaquera à un “maillon faible” du capitalisme mondial que celui-ci sera menacé et en voie d’être renversé. C’est uniquement lorsqu’il s’attaquera à ses “maillons forts”, si on reprenait l’image de Lénine, qu’il pourra réellement l’ébranler.
Mais comme il a été dit plus haut, l’image de la chaîne pour représenter la réalité du monde capitaliste est fausse. C’est plutôt l’image d’un réseau ou mieux d’un tissu organique, d’un corps vivant, qu’il faut évoquer. Toute blessure qui n’atteint pas les fonctions vitales, finit par se cicatriser (et on peut faire confiance au capital pour sécréter tous les anti-corps nécessaires à l’élimination du risque d’infection). Ce n’est qu’en l’attaquant à son cœur et à son cerveau que le prolétariat pourra venir à bout de la bête capitaliste.
7- Ce cœur et ce cerveau du monde capitaliste, l’histoire l’a situé depuis des siècles en Europe occidentale. C’est là ou le capitalisme a fait ses premiers pas, que la révolution mondiale fera les siens, l’un et l’autre étant d’ailleurs liés. C’est là en effet où sont réunies sous leur forme la plus avancée, toutes les conditions de la révolution énumérées plus haut.
Les forces productives les plus développées, les concentrations ouvrières les plus importantes, le prolétariat le plus cultivé (de par les nécessités technologiques de la production moderne) sont réparties dans trois grandes zones du monde :
-l’Europe
-l’Amérique du nord
-le Japon.
Cependant, ces trois zones ne sont pas sur un pied d’égalité quant aux potentialités révolutionnaires.
D’une part, l’Europe Centrale et de l’Est est rattachée au bloc impérialiste le plus arriéré : les importantes concentrations ouvrières qui peuvent s’y trouver (la Russie est le pays du monde où il y a le plus d’ouvriers industriels) mettent en œuvre un potentiel industriel retardataire, sont confrontés à des conditions économiques (en particulier la pénurie) qui ne sont pas les plus propices au développement d’un mouvement ayant en vue l’établissement de la société socialiste. Par ailleurs, ces pays sont ceux sur lesquels continue de peser le plus fortement le poids de la contre-révolution sous la forme d’un régime politique totalitaire, certes rigide et donc fragile, mais où les mystifications démocratiques syndicales, nationalistes et même religieuses seront beaucoup plus difficilement surmontées par le prolétariat (*). Ces pays, comme cela a été le cas jusqu’à présent, connaîtront très probablement d’autres explosions violentes, avec, à chaque fois que nécessaire, l’apparition de forces de dévoiement du style de “Solidarité”, mais ne pourront être le théâtre du développement de la conscience ouvrière la plus avancée.
D’autre part, des zones comme le Japon et l’Amérique du nord, si elles réunissent la plupart des éléments nécessaires à la révolution, ne sont pas les plus favorables au déclenchement du processus révolutionnaire du fait du manque d’expérience et de l’arriération idéologique du prolétariat. C’est particulièrement clair en ce qui concerne le Japon, mais c’est valable aussi en Amérique du nord où le mouvement ouvrier s’est développé comme appendice du mouvement ouvrier d’Europe et où , à travers des éléments spécifiques comme le mythe de “la frontière” et ensuite le niveau de vie de la classe ouvrière le plus élevé du monde, la bourgeoisie s’est assurée une emprise idéologique sur les ouvriers beaucoup plus solide qu’en Europe. Une des expressions de ce phénomène est l’absence en Amérique du nord de grands partis bourgeois à coloration ouvrière. Non pas que ces partis soient une expression de la conscience prolétarienne comme le prétendent les trotskistes, mais tout simplement parce que le degré d’expérience, de politisation et de conscience plus faible des prolétaires, leur plus grande adhésion aux valeurs classiques du capitalisme, permet à celui-ci de se passer des formes les plus élaborées de mystification et d’encadrement de la classe.
Ce n’est donc qu’en Europe occidentale, là où le prolétariat a la plus vieille expérience des luttes, où il est confronté d’ores et déjà depuis des décennies à ces mystifications “ouvrières” les plus élaborées, qu’il pourra développer pleinement sa conscience politique indispensable à sa lutte pour la révolution.
Ce n’est nullement là une vision “européocentriste”. C’est le monde bourgeois qui s’est développé à partir de l’Europe, qui y a développé le plus vieux prolétariat, lequel a été doté de ce fait de son expérience la plus grande. C’est le monde bourgeois qui a concentré sur un petit espace de terre autant de nations avancées, ce qui facilite d’autant l’épanouissement d’un internationalisme pratique, la jonction des luttes prolétariennes de différents pays (ce n’est pas par hasard si c’est le prolétariat anglais qui se trouve à la base de la fondation de la 1ère Internationale, comme ce n’est pas par hasard si c’est le prolétariat allemand qui se trouve à la base de la fondation de la 2ème Internationale). C’est l’histoire bourgeoise enfin, qui a placé la frontière entre les deux grands blocs impérialistes de la fin du 20ème siècle en Europe (et même en Allemagne, pays “classique” du mouvement ouvrier).
Cela ne veut pas dire que la lutte de classe, ou l’activité des révolutionnaires, n’a pas de sens dans les autres régions du monde. La classe ouvrière est une. La lutte de classe existe partout où se font face prolétaires et capital. Les enseignements des différentes manifestations de cette lutte sont valables pour toute la classe quel que soit le lieu où elles prennent place ; en particulier l’expérience des luttes dans les pays de la périphérie influencera la lutte des pays centraux. De même, la révolution sera mondiale et concernera tous les pays. Les courants révolutionnaires de la classe seront précieux dans tous les lieux où le prolétariat s’affrontera à la bourgeoisie, c’est-à-dire dans le monde entier.
Cela ne veut pas dire non plus que le prolétariat aura gagné la partie dès lors qu’il aura terrassé l’Etat capitaliste dans les grands pays d’Europe occidentale : le dernier grand acte de la révolution, celui qui sera probablement décisif se jouera dans les deux grands monstres impérialistes : l’URSS et surtout les Etats-Unis (**).
Cela veut dire simplement et fondamentalement :
- que la généralisation mondiale des luttes ne prendra pas la forme de la convergence d’une série de luttes parallèles dans les divers pays, toutes sur un même plan et d’égale importance, mais se développera à partir de combats affectant les centres vitaux de la société ; que l’épicentre du séisme révolutionnaire à venir se trouve placé dans le cœur industriel de l’Europe occidentale ou sont réunies les conditions optimales de la prise de conscience et de la capacité de combat révolutionnaire de la classe, ce qui confère au prolétariat de cette zone un rôle d’avant-garde du prolétariat mondial.
Cela veut dire aussi que ce n’est qu’au moment où le prolétariat de ces pays aura déjoué tous les pièges les plus sophistiqués tendus par la bourgeoisie, et notamment celui de la gauche dans l’opposition, qu’aura sonné l’heure de la généralisation mondiale des luttes prolétariennes, l’heure des affrontements révolutionnaires.
Le chemin est long et difficile qui y conduit, et il n’y a pas de raccourci. La grève de masse pouvait se développer en Pologne et sombrer ensuite dans l’impasse syndicaliste. C’est parce que cette impasse aura été surmontée que la grève de masse et avec elle (comme le constatait Rosa Luxembourg) la révolution pourront se déployer, en Europe occidentale et dans le monde entier.
Le chemin est long mais il n’y en a pas d’autre.
.
Notes placées a posteriori sur cet article
(*) Le fait que l’URSS ait éclaté et le stalinisme se soit effondré ne change pas fondamentalement la réalité des handicaps auxquels le prolétariat de ces pays doit faire face depuis lors.
(**) Bien que le bloc de l’Est se soit effondré et celui de l’ouest désagrégé la nécessité pour le prolétariat, dans la dynamique de la révolution mondiale, de renverser la bourgeoisie du pays le plus puissant économiquement et militairement au monde, à savoir les Etats-Unis, demeure tout aussi vitale. Et si aujourd’hui l’importance de la Russie sur la scène mondiale est d’équivaloir à celle de l’ancienne URSS, rendant moins décisive pour le rapport de force entre les classes au niveau mondial, le renversement de la bourgeoisie dans ce pays, il s’agit néanmoins d’une étape importante sur le chemin qui mène à la victoire de la révolution mondiale.
[1] En mai 1952, notre “ancêtre direct” Internationalisme, écrivait encore : “Le procès de prise de conscience révolutionnaire par le prolétariat est directement lié au retour des conditions objectives à l’intérieur desquelles peut s’effectuer cette prise de conscience. Ces conditions peuvent se ramener à une seule, la plus générale, que le prolétariat soit éjecté de la société, que le capitalisme ne parvienne plus à lui assurer ses conditions matérielles d’existence. C’est au point culminant de la crise que cette condition peut être donnée. Et ce point culminant de la crise, au stade du Capitalisme d’Etat, se situe dans la guerre”.
[2] voir les textes dans la Revue Internationale n°26 notamment.
[3] La préface du Tome 1 des Oeuvres Choisies de Lénine en français est éclairante : “Dans les articles « le mot d’ordre des Etats-Unis d’Europe » et « Le programme militaire de la révolution prolétarienne », partant de la loi du développement inégal du capitalisme, découverte par lui, Lénine a tiré la conclusion géniale de la possibilité de victoire du socialisme au début dans quelques pays capitalistes voire dans un seul. L’inégalité du développement économique et politique est une loi absolue du capitalisme. Il s’ensuit que la victoire du socialisme est possible au début dans un petit nombre de pays capitalistes ou même dans un seul pays capitaliste pris à part (p.651 de l’édition en français).
C’était la plus grande découverte de notre époque. Elle devint le principe directeur de toute l’action du Parti Communiste dans sa lutte pour la victoire de la révolution socialiste et la construction du socialisme dans notre pays. La théorie de Lénine sur la possibilité de victoire du socialisme dans un seul pays traça au prolétariat la claire perspective de la lutte, donna libre cours à l’énergie et à l’initiative des prolétaires de chaque pays pour marcher contre leur bourgeoisie nationale, inspira au parti et à la classe ouvrière la ferme confiance en la victoire”. (Institut du Marxisme-Léninisme près le C.C. du P.C.U.S. 1960).
[4] Les bordiguistes ont atteint un sommet dans l’aberration lorsqu’ils ont blâmé la pusillanimité et le manque de combativité de Allende et de la bourgeoisie démocratique chilienne et lorsqu’ils ont chanté le “radicalisme” des massacres commis par les “Khmers Rouges”.
[5] ) Le développement spectaculaire de certains pays du tiers-monde (Singapour, Taiwan, Corée du Sud, Brésil) grâce à des conditions géo-économiques très particulières ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt. D’ailleurs, pour certains de ces pays, c’est aujourd’hui l’heure de vérité, d’une chute encore plus spectaculaire que l’ascension.
[6] Voir Rapport sur le Cours Historique au Sème Congrès du CCI (Revue Internationale n°18)
[7] Voir le texte sur “les conditions de la généralisation” pour le 4ème Congrès du CCI (Revue Internationale n°26).