Soumis par Révolution Inte... le
Les élections parlementaires (Lok Sabha) en Inde se sont tenues d’avril à juin dernier. Le prolétariat, comme partout ailleurs, n’avait rien à attendre de ces échéances dont l’issue ne fait que déterminer quelle fraction de la bourgeoisie va assurer sa domination sur la société et sur les ouvriers qu’elle exploite. Ces élections se sont tenues dans un contexte où le capitalisme en déclin plonge toujours davantage l’humanité dans le chaos du fait d’une accélération de sa décomposition sociale, générant des crises multiples (guerre, crise économique, sociale, écologique, climatique…) qui se conjuguent et se renforcent mutuellement, alimentant un tourbillon toujours plus destructeur. En Inde comme ailleurs : « la classe dirigeante est de plus en plus divisée en cliques et en clans, chacun faisant passer ses propres intérêts avant les besoins du capital national. Cette situation fait que la bourgeoisie a de plus en plus de mal à se comporter comme une classe unifiée et à garder le contrôle global de son appareil politique. La montée du populisme au cours de la dernière décennie est le produit le plus clair de cette tendance : les partis populistes incarnent l’irrationalité et le « no future » du capitalisme, en promulguant les théories conspirationnistes les plus absurdes et une rhétorique de plus en plus violente à l’encontre de « l’establishment » politique. Les factions les plus « “responsables” de la classe dirigeante s’inquiètent de la montée du populisme parce que leurs comportements et leurs politiques sont en contradiction directe avec ce qu’il reste du consensus traditionnel de la politique bourgeoise ».1
Fragilisation de l’État indien
Les élections en Inde traduisent et confirment ces difficultés croissantes pour la classe dominante. En effet, les différents mandats de la faction Modi traduisaient déjà depuis ses débuts la confusion entre les intérêts de l’État indien et ceux d’une poignée d’oligarques issus principalement d’une même région, l’État du Gujarat (à l’ouest du sous-continent). Héraut de l’idéologie nationaliste hindoue, au discours à la fois martial et messianique, Narendra Modi reste le porteur d’une vieille tradition qui combattait déjà la vision unitaire et territoriale de la « nation indienne » incarnée par Gandhi (assassiné d’ailleurs en 1948 par un membre issu de cette mouvance hindouiste politique et religieuse radicalisée). À l’instar de Trump, une partie de la campagne de Modi s’était appuyée sur le slogan « rendre à l’Inde sa grandeur »2, faisant référence à l’histoire prétendument glorieuse de la culture hindoue avant qu’elle ne soit colonisée et détruite par les envahisseurs musulmans et chrétiens. Selon ce récit, même après l’indépendance de l’Inde en 1947, la population hindoue avait été freinée par les « élites corrompues » du Congrès national indien (INC).
Modi prétend que la civilisation hindoue est supérieure à toute autre civilisation et qu’elle devrait revendiquer et défendre un statut plus conforme à ses ambitions dans le monde. Modi accompagne ses délires politiques d’un véritable clientélisme et bon nombre de ceux qui avaient intérêt à propulser son idéologie et son parti aux premières loges s’en sont mis plein les poches, à l’image des milliardaires, tels l’ineffable Akshmi Mittal, Mukesh Ambani ou encore Gautam Adani, qui se retrouve par exemple à la tête d’un véritable conglomérat évalué en bourse à près de 240 milliards de dollars, et dont la fortune personnelle a augmenté de 230 % depuis l’arrivée au pouvoir de Modi en 2014 ! Les élections n’ont fait, naturellement, que conforter ces états de faits au détriment des intérêts de l’ensemble de l’État indien.
Au niveau politique, le résultat de ces nouvelles élections parlementaires, loin de marquer une stabilisation de la stucture politique, confirment les difficultés croissantes et une fragilisation du gouvernement, soumis à un discrédit grandissant. Les sondages à la sortie des urnes, prévoyaient une grande victoire du Bharatiya Janata Party (BJP) de Narendra Modi. Mais c’est le contraire qui s’est produit : le BJP a perdu 63 sièges. Cependant, la NDA, l’alliance dirigée par le BJP, a quand même obtenu la majorité absolue (293 des 543 sièges). En conséquence, pour la première fois, Narendra Modi devra gouverner avec une coalition qui s’avère très complexe à mettre en œuvre, car le BJP va désormais être dépendant de ses alliés, entre autres le Telugu Desam Party (TDP) et le Janata Dal (United) (JDU).3 Le poids croissant du chacun pour soi, de dirigeants ambitieux et de forces centrifuges feront que les négociations pour les futurs postes gouvernementaux de la coalition risquent d’être longues et très difficiles. Bon nombre de mesures très controversées que souhaitait prendre le BJP, comme la redistribution du nombre de sièges parlementaires par État, s’annonce désormais très difficile avec un risque de fortes tensions. Toute tentative de conciliation au sein de la coalition se fera nécessairement au détriment d’une autre composante. Ainsi, le risque est grand de voir l’affirmation d’une plus grande autonomie des composantes, notamment de la droite, avec l’organisation paranationaliste hindoue RSS jouant davantage sur son profil paramilitaire menaçant inspiré par les groupuscules violents et radicaux de l’extrême droite en Europe.4
Ainsi affaibli, âgé de 73 ans, le Premier ministre Modi risque donc d’être exposé à de nombreux problèmes, en dépit du mythe « d’invincibilité » qu’il avait voulu construire et de ses ambitions démesurées. L’Inde, comme pour les autres grands pays de la planète, devient de plus en plus instable et difficile à gouverner.
Mystification démocratique et divisions nationalistes
Si les faiblesses croissantes de la bourgeoisie indienne touchent son jeu politique et le rendent plus fragile, cela ne saurait signifier pour autant que le prolétariat pourrait en tirer un quelconque bénéfice. C’est même l’inverse, au vu des mystifications démocratiques renforcées. Les élections du printemps 2024 ont été présentées à la fois par le président du Parti du Congrès, Mallikarjun Kharge comme « une victoire du public et une victoire pour la démocratie », par le Premier ministre Modi comme « la victoire de la plus grande démocratie du monde », mais aussi par Rahul Gandhi comme un effort extraordinaire dans lequel « vous êtes tous venus voter pour la défense de la démocratie et de la constitution » de même que par le Deccan Chronicle5 comme « un témoignage de la résilience de la démocratie indienne ». Toute la bourgeoisie n’est que trop heureuse de jouer à l’unisson de cette mystification démocratique contre la classe ouvrière qui repose sur l’idée que la démocratie est progressiste, qu’elle est un remède à tous les malheurs en affirmant que les très mauvaises conditions de vie de la majorité de la population indienne peuvent être améliorées en élisant un autre gouvernement. De plus, cette idéologie s’accompagne d’une forte propagande nationaliste. Bien entendu, tous les partis bourgeois promettent que les choses iront mieux s’ils sont élus, mais cela est totalement impossible dans les conditions historiques actuelle du capitalisme. Toutes les promesses de prospérité et de libertés démocratiques sont des mensonges cherchant à masquer la dictature du capital et sa faillite. D’ailleurs, malgré un taux de croissance économique annuel moyen de 8 %, les travailleurs souffrent toujours davantage d’années d’exploitation et d’une pauvreté effroyable. Le gouvernement exige pourtant que les travailleurs serrent encore davantage les dents et acceptent encore de nouvelles attaques. Modi demande aux travailleurs du BJP de « faire également des sacrifices pour le pays ». Il mène aussi une croisade religieuse, divisant les travailleurs, favorisant un repli ethnique opposant hindous, chrétiens, sikhs et musulmans. Ces derniers sont présentés comme la cinquième colonne en Inde. Le Cachemire et le Jammu, où vivent presque exclusivement des musulmans, sont soumis à une sorte de loi martiale. Dans le reste du pays, les musulmans, qui représentent 15 % de la population, sont pourchassés par les suprémacistes hindous. Du point de vue des intérêts de la bourgeoisie dans son ensemble, une telle politique est complètement irrationnelle, car au lieu de renforcer la cohésion de la nation, l’une des fonctions principales de l’État, elle l’affaiblit en alimentant un désordre meurtrier.
Contrairement à une personnalité comme Indira Gandhi, qui n’à jamais avancé le projet de faire de l’Inde une « nation hindoue » Modi s’appuie sur de nombreuses milices de terrain en semant partout la terreur. Ainsi, non seulement son gouvernement ne parvient pas à apporter la prospérité et le développement promis, mais il apporte également davantage d’instabilité : sa politique élargit les fissures et accroît les tensions dans la société. En 2023, 428 incidents ont été enregistrés dans 23 États, notamment des intimidations communautaires, des violences envers les vaches sacrées et des lynchages.6 La Cour suprême indienne a signalé à juste titre que la violence des fondamentalistes hindous était en train de devenir « la nouvelle norme ». L’Inde est en train de devenir une poudrière sociale de plus en plus dangereuse, comme l’a affirmé l’évaluation statistique des risques 2023-24, révélant que l’Inde se classe au cinquième rang des pays les plus à risque de massacres parmi les 166 répertoriés.
Le prolétariat : seule véritable alternative
Face à cette situation catastrophique et aux menaces liées à l’instabilité croissante, seule les travailleurs qui font partie de la classe ouvrière internationale sont capables d’avancer une alternative Au cours des cinq dernières années, les travailleurs de différents secteurs ont mené une lutte sur leur propre terrain : dans le secteur de la santé, des transports, dans l’automobile, dans les différents secteurs agricoles, parmi les employés des banques publiques, ainsi que les travailleurs du textile. Il y a même eu trois grèves à l’échelle de l’Inde où les travailleurs hindous et musulmans se sont battus côte à côte. Mais la classe ouvrière en Inde est isolée et n’a pas la conscience de classe et l’expérience de la classe ouvrière d’Europe occidentale ou des États-Unis. Le poison de la campagne idéologique bourgeoise en cours martelant le slogan « les hindous d’abord » (et tous les autres ensuite) et la propagande démocratique qui l’accompagne constituent un obstacle à la reconquête de son identité de classe. Néanmoins, les travailleurs indiens ont montré qu’ils sont capables malgré les campagnes bourgeoises nauséabondes de lutter contre la détérioration de leurs revenus, non pas en termes de religion, de caste ou d’appartenance ethnique, mais en tant que classe dont les intérêts sont partout les mêmes : l’opposé de ceux de la classe exploiteuse, et qui possède la capacité de développer ses luttes à l’échelle mondiale pour la destruction du système capitaliste
D/WH
1Lire sur notre site l’article : La gauche du capital ne peut pas sauver ce système à l’agonie.
2Modi n’a probablement pas formellement prononcé ce slogan, mais c’est le discours de son parti, le BJP.
3Respectivement : les partis du nouveau ministre en chef de l’État fédéral de l’Andhra Pradesh, N. Chandrababu Naidu et celui du ministre en chef chef de l’État fédéral du Bihar Nitish Kumar.
4Il s’agit du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) (“organisation patriotique nationale”, une organisation paramilitaire de nationalistes hindous au riche palmarès d’émeutes sanglantes et meurtrières.
5Quotidien indien de langue anglaise.
6Voir : Rising Tide of Hate : India's Decade of Increasing Communal Violence and Discrimination, 6 juin 2024.