Sommes-nous sectaires ? Ce qui distingue les organisations révolutionnaires

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Au travers des différents articles de Révolution Internationale nous avons été maintes fois amenés à constater que, dans leur quasi-totalité, les groupes et partis qui se réclament actuellement de la révolution prolétarienne, des staliniens aux anarchistes, en passant par toutes les gammes de "socialistes", "tiers-mondistes" et divers "trotskysmes" n’ont rien de révolutionnaires.

Cette affirmation provoque souvent, nous le savons, toute une série d’accusations du style : "sectarisme", "puritanisme révolutionnaire", "isolement volontaire par rapport aux masses", etc.

Voici donc quelques rappels pour ces "révolutionnaires" de bonne volonté non-sectaires", que d’étranges soucis de "réalisme" semblent troubler au point de leur interdire toute compréhension de ce qu’est un principe révolutionnaire ou une organisation prolétarienne

Avant de parler de ce qu’est le "sectarisme", de ce que recèle l’accusation de "puriste" chez celui qui s’en sert, ou du sens de l’expression "se couper des masses", voyons les critères que l’histoire du mouvement ouvrier a permis de dégager pour définir une organisation de révolutionnaires[1]. Et en premier lieu, les critères qui se sont révélés ne peut pas en être.

Les faux critères

La composition sociale

En apparence, il semble logique de dire qu’une organisation politique dont la majorité des membres est constituée par des ouvriers est une "organisation ouvrière". L’histoire a cependant violemment démenti ce syllogisme superficiel.

Un des exemples les plus frappants est probablement celui du parti social-démocrate allemand. Ce parti, dont la fondation est liée à Marx et Engels, qui regroupa le plus d’ouvriers de l’histoire, ce parti qui constitua un authentique parti ouvrier passant définitivement dans le camp du capital, avec armes et bagages, au cours de la première guerre mondiale. C’est lui qui, à la fin de la guerre, se chargea de l’écrasement de l’insurrection prolétarienne de 1918-1919.

C’est l’ouvrier Noske qui dirigea personnellement les corps francs. C’est le gouvernement social-démocrate "ouvrier" d’Ebert qui assassina Rosa Luxembourg et Liebknecht.

Personne n’oserait affirmer que le parti des Ebert, Noske, Scheidemann continuait alors d’être un parti ouvrier. Et, pourtant, sa base demeurait encore essentiellement ouvrière. Qui plus est, il disposait d’une écrasante majorité au sein des conseils ouvriers à la veille de l’insurrection.

Parmi d’autres, citons un exemple tout aussi important et inéquivoque : celui du Parti menchevik en Russie en 1917. Il est connu que le parti de Tseretelli et Tchkeidze possédait une base ouvrière très importante pendant la période révolutionnaire qui aboutit à Octobre. Au début du mouvement son influence en milieu ouvrier était même plus importante que celle des mencheviks. C’est pourtant contre lui et le gouvernement dont il était un des principaux piliers que l’insurrection prolétarienne d’Octobre dut se faire.

Que l’on réalise simplement que presque toutes les insurrections prolétariennes de ce siècle ont été écrasées ouvertement ou détournées dans une impasse par des gouvernements de "gauche" et des partis "à large base ouvrière" (et, en premier lieu par les PC), et l’on comprendra à quel point ce critère de la "composition ouvrière" d’un parti est devenu totalement inopérant à notre époque, alors qu’il pouvait posséder une certaine validité lors des premiers pas du mouvement ouvrier, au XIXe siècle.

Ce raisonnement paraît insuffisant à certains experts "ès dialectiques". Pour ceux-ci, le fait d’avoir participé à l’écrasement d’une insurrection ouvrière ne suffit pas à prouver qu’on ne peut plus être une organisation prolétarienne. C’est ce que soutiennent tous les partisans de la métaphysique dite "de la double nature de classe" des organisations réformistes. L’explication du miracle de la transformation des organisations de la contre-révolution permanente en organes du prolétariat et "vice versa", sinusoïdalement en quelque sorte, est la suivant : en temps de calme social, des organisation réformistes défendraient tant bien que mal les intérêts immédiats de la classe. Mais, étant incapables d’en défendre les intérêts historiques globaux, du fait de l’essence même de leur rôle , en temps de lutte ouverte de la classe elles passeraient objectivement dans le camp des défenseurs du système. Puis le calme revenu, elles reprendraient leur place dans les rangs du prolétariat, et on recommencerait, etc....[2]

Cette vision conduit, dans la pratique concrète, ses auteurs à adopter une attitude de défense des organisations réformistes en temps d’apathie de la classe (bien sûr défense critique) et en période d’effervescence sociale à des cris d’indignation "surprise", des dénonciations de "trahison", bref des larmes de crocodile. Mais dans les deux cas sa fonction contre-révolutionnaire est la même : masquer aux yeux des travailleurs la nature des organisations dites réformistes: des organes de la bourgeoisie au sein du prolétariat. 

Deux aberrations théoriques principales sous-tendent ce pragmatisme réactionnaire :

1) L’affirmation de la possibilité d’existence, dans une société déchirée en permanence par les antagonismes de classe, d’une organisation politique capable de représenter alternativement les intérêts des deux classes. Une telle idée est un non-sens du point de vue marxiste: un parti est toujours une fraction et une expression politique d’une classe sociale et d’une seule. Il arrive qu’un parti ou groupe politique change de nature de classe, mais,

- cette transformation, quand elle a lieu, se produit toujours en faveur de la classe dominante; on n’a jamais vu, et on ne verra jamais une organisation politique de la bourgeoisie devenir un organe du prolétariat. En effet, à l’époque de la décadence la classe ouvrière ne peut plus s’organiser de façon permanente à l’intérieur de la société capitaliste, et toutes ses organisations antérieures doivent, pour survivre, fonctionner au service du capital (de même que celles qui se créent sans dépasser les anciennes conceptions réformistes). Une fois qu’elles s’installent dans cette fonction, elles défendent bec et ongles leur existence et donc la conservation de l’ordre social dont elles se nourrissent.

- Une organisation politique ne "trahit" pas deux fois. La deuxième fois, ce n’est plus une trahison mais la continuation d’une politique déjà déterminée une fois pour toutes, non par tel ou tel chef, bureaucrate ou "mauvaise direction", mais par son intégration au capitalisme. Les chemins qui traversent les frontières de classe sont à sens unique et sans possibilité de retour.

L’opportunisme n’est pas un label d’appartenance à deux classes, mais la manifestation non équivoque d’une nature de classe : celle de la classe dominante. Parler de "trahison" quand les syndicats, les PC ou les partis socialistes sont systématiquement passés, dans toutes les luttes sérieuses, du côté du capital, c’est écrire un roman d’espionnage, pas une analyse marxiste.

2) L’affirmation qu’une organisation du prolétariat peut être réformiste dans la période de décadence du capitalisme est la seconde aberration. Avec la fin de l’ère progressive du capitalisme, avec l’entrée de celui-ci en crise permanente, la mise à l’ordre du jour de la révolution socialiste a rejeté dans le camp de la contre-révolution tous les programmes réformistes.

Dans le capitalisme sénile, le réformisme n’est pas réactionnaire seulement dans les moments où la classe se lance dans des luttes révolutionnaires, il est devenu en permanence l’arme principale de la bourgeoisie dans le camp du prolétariat. Il n’y a pas plus de terrain de conciliation économique réel entre prolétariat et bourgeoisie que de place pour les réformistes dans les rangs du prolétariat, autrement que pour embrigader la classe dans les intérêts du capital.

Les ouvriers ne peuvent plus trouver dans les organisations réformistes que le reflet de leur apathie, jamais celui de leur combativité, car les travailleurs sont, aujourd’hui, inévitablement contraints, pour s’affirmer comme classe, d’emprunter la voie révolutionnaire et donc de s’affronter aux organisations réformistes.

Par "temps calme", l’importance relative des organisations réformistes en milieu ouvrier est le résultat, non pas de leur prétendue nature de classe prolétarienne, mais, au contraire, de l’atomisation et de la non-combativité de la classe.

En présentant la défense des individus ouvriers contre quelques empiétements trop grossiers du capital (défense institutionnalisée et nécessaire au système) comme synonyme de défense des intérêts de la classe ouvrière, en jouant leur rôle d’assistante sociale, ces organisations cherchent à se faire décerner un label prolétarien. Ce faisant, elles ne défendent même pas les intérêts immédiats de la classe, mais se donnent par contre la crédibilité nécessaire pour avoir un minimum d’efficacité dans l’encadrement, et la répression au moment des luttes véritables, de la classe ouvrière.

Le soi-disant mouvement de va-et-vient entre les classes qui semble animer les organisations réformistes recouvre en fait les deux moments d’un même, rôle au service d’une seule classe : préparation de la répression, exercice de la répression. La défense de ces organisations, leur assimilation au mouvement ouvrier dans les périodes où elles ne le répriment pas ouvertement n’est ainsi qu’une participation effective à la préparation des futures repressions. "Critique" ou non, l’appui aux forces contrerévolutionnaires participe entièrement du rôle de celles-ci.

Toujours en quête des "masses" les gauchistes, et spécialement les léninistes, éprouvent une sincère admiration pour la capacité des organisations réformistes à "s’implanter en milieu ouvrier". Ils voient dans cette capacité une preuve de l’authenticité de classe d’une organisation. Quant à nous, nous affirmons que l’existence de masses ouvrières dans une organisation n’est plus depuis longtemps une preuve de sa nature de classe prolétarienne ; le capitalisme décadent ne peut plus vivre sans ses propres organisations ouvrières ; ses besoins de contrôle totalitaire le lui imposent. Le fait qu’une organisation bourgeoise possède une influence en milieu ouvrier n’a jamais poussé les révolutionnaires à la "ménager" ou à la défendre "par principe" ou solidarité. Au contraire, les forces les plus dangereuses de la contre-révolution sont celles qui parviennent à s’infiltrer dans les rangs de la classe révolutionnaire. Leur dénonciation, la destruction des illusions qu’elles entretiennent dans la classe sont, pour les révolutionnaires, des tâches d’autant plus importantes qu’ils sont les seuls à pouvoir les accomplir.

la violence

Une organisation révolutionnaire prolétarienne est obligatoirement amenée à préconiser la violence de sa classe contre le système et ses représentants. Elle est, tout aussi inévitablement, appelée à connaître la violence de la régression de la classe dominante. De là à déduire que toute organisation politique qui se dit socialiste -ou quelque chose dans le genre- et préconise ou subit la violence est une organisation révolutionnaire, il n’y a qu’un pas. Ceux qui le franchissent partent, la plupart du temps, de deux erreurs :

-l’ignorance totale des critères révolutionnaires. Incapables du moindre approfondissement théorique du point de vue prolétarien, les adeptes de ce type de raisonnement sont contraints aux "analyses" superficielles où l’apparence, le spectacle, tiennent lieu de réalité. "Ils sont violents, ils sont donc radicaux, donc révolutionnaires"; ou bien : "ils sont poursuivis par le gouvernement, le gouvernement est bourgeois, ils sont donc anti-capitalistes".

-la mauvaise conscience de l’impuissance. Face à l’apathie des travailleurs, ou face à sa propre impuissance, l’impatience se transforme en admiration sans bornes pour "ceux qui, au moins, font quelque chose" : détourner n’importe quel moyen de transport faire un hold-up, piller un magasin, mettre une bombe, kidnapper un bourgeois ou être violemment poursuivi par le gouvernement bourgeois en place, sont des actes qui, par eux-mêmes, octroient à la première organisation qui ne se dise pas ouvertement bourgeoise, un label de révolutionnaire. Plus grande est la sensation d’impuissance, plus s’exaspère l’impatience, et plus on réduit le contenu de l’action révolutionnaire à la violence pure et simple.

- En milieu étudiant cette absurdité atteint un tel degré, que le seul dessin d’une arme empoignée est compris comme symbole révolutionnaire ! Réaction impuissante mais "sincère" de la part d’éléments authentiquement révoltés par l’abjection du capitalisme décadent ? Peut-être[3]. Il n’en demeure pas moins que son seul aboutissement est la complicité avec n’importe quelle fraction de la bourgeoisie qui, s’affublant de l’épithète de socialiste pour parvenir à ses fins, prend les armes contre ses concurrents politiques -ou simplement subit la répression de ces derniers.

La violence préconisée ou subie ne peut en aucun cas constituer un critère suffisant (ni même important) pour juger de la nature de classe d’une organisation politique. Dans une société fondée sur l’exploitation, tous les rapports humains tendent à être des rapports de force. Dans la civilisation du capital qui connaît la traite des noirs dès sa naissance, s’épanouit dans le plus sanguinaire des impérialismes et vieillit dans les holocaustes des guerres mondiales, cette tendance atteint son paroxysme. Mais cette violence omniprésente ne régit pas seulement les rapports entre les classes antagonistes ; elle caractérise aussi l’essence même des rapports entre fractions de la classe dominante. Quand les moyens "pacifiques", "démocratiques" ne suffisent plus, les fractions de la bourgeoisie sont contraintes de recourir aux moyens de la violence armée (ceci est d’autant plus fréquent que les butins qu’elles ont à se partager s’amenuisent -crises et difficultés économiques). Ainsi, les pays capitalistes les plus pauvres sont les plus secoués par ce type de conflits dans lesquels, par ailleurs, les puissances impérialistes trouvent un moyen de s’affronter à peu de frais.

Sentimentalement, les victimes de l’État tendent souvent à bénéficier -a priori- d’une certaine sympathie de la part des exploités. A fortiori si elles sont présentées comme révolutionnaires. Mais rien n’est plus abject que l’utilisation de la haine de la répression du capital comme "couverture prolétarienne" pour les contre-révolutionnaires qui sont en conflit avec la clique de leurs confrères qui se trouve au pouvoir. C’est à travers ce genre de méthodes que les fractions de la bourgeoisie parviennent à recruter la chair à canon de leurs conflits. Ainsi, les trotskistes, qui, depuis plus de quarante ans ont toujours trouvé un camp à choisir ("le plus progressiste", le "moins réactionnaire", le "plus antifasciste", etc.) dans les conflits entre bourgeois, sont passés maîtres dans l’art de sergents-recruteurs de la contrerévolution -guerres de "libération nationale", conflits inter-impérialistes, guerres "anti-fascistes"... peu nombreux sont les événements de l’histoire bourgeoise où ils n «aient pas apporté leur grain de sable ou leur goutte de sang.

Mais peut-être nous dira-t-on : ce ne sont encore là que des raisonnements de "sectaires-puristes" : ce n’est pas la violence en soi qui est un critère mais la violence exercée ou subie par des éléments ou des organisations "sincèrement convaincus de leur volonté révolutionnaire". Voyons donc le contenu de cet autre avatar de la "dialectique gauchiste".

la sincérité des militants

Lorsque nous mettons en question la nature de classe d’une organisation politique qui se dit "ouvrière" ou "révolutionnaire", on nous répond avec l’argument de "la sincérité des militants" (surtout celle de la "base"). L’absurdité de cet argument repose sur une séparation métaphysique entre l’organisation et ses membres, entre "les bons militants" et les "mauvais dirigeants" -alors que les organisations n’ont que les chefs qu’elles méritent : on utilise des arguments concernant des problèmes de personnalité pour éviter de poser les problèmes en termes de classes.

Pour déterminer les camps en présence dans une société régie par les confits de classe, l’histoire ne laisse aucune place à la "psychologie individuelle". Les illusions ne cessent pas d’être des illusions du simple fait qu’elles soient "sincères". D’illusions et de bonnes intentions, le camp de la contre-révolution en est pavé. On ne juge pas un individu d’après l’idée qu’il a de lui-même, disait Marx ; on ne juge pas une organisation politique d’après ce qu’elle dit d’elle-même, ni même d’après l’idée qu’en ont ses membres.

Du point de vue individuel, Hitler pouvait être aussi sincère et dévoué que Marx ; le problème n’est pas d’être "sincère" ou "malhonnête" envers une cause, mais de savoir quelle cause on défend dans la réalité, et, plus exactement, les intérêts de quelle classe on sert.

De deux choses l’une : ou bien on raisonne en termes de classe et on fonde la nature politique d’une organisation sur des critères de classe -et, dès lors, la seule attitude révolutionnaire face aux illusions qui surgissent inévitablement parmi les éléments en rupture avec la société actuelle, est celle de la dénonciation sans fard de leurs illusions et du rôle qu’objectivement celles-ci les amènent à jouer. Ou bien on s’embourbe dans le terrain individualiste pour patauger inévitablement dans les métaphysiques moralisantes des "motivations individuelles", On commence par affirmer le "droit à l’erreur[4]" et on finit toujours par confondre le respect de l’individu qui se trompe avec le respect de son erreur. On se prétend "compréhensif" et, ne sachant plus ce qu’il faut comprendre, on ne contribue qu’à enfermer "l’incompris" dans son erreur. Toute cette attitude "non-sectaire" a sa source dans la confusion et ne peut servir que la confusion ; elle se nie d’avance tous les moyens pour aborder la question de la nature de classe d’une organisation politique, puisqu’elle quitte dès le départ la problématique de classe.

Une telle façon d’envisager le problème serait une simple confusion, une simple "incapacité", si cette confusion n’était pas une force contre-révolutionnaire, si son résultat concret n’était pas, encore une fois, de permettre la défense des organisations de la bourgeoisie au sein du mouvement ouvrier.

Posséder une origine historique prolétarienne, avoir une composition sociale ouvrière, être victime de la répression de l’État, préconiser ou pratiquer la violence, s’auto-proclamer révolutionnaire ou être constituée de militants sincèrement dévoués, aucun de ces traits (pris isolément ou dans leur ensemble) ne fait d’une organisation politique un organe de classe du prolétariat.

Aucun de ces arguments n’est politique . Ce sont pourtant eux qui tiennent le haut du pavé dans les milieux dits "gauchistes" et, de façon générale, partout où le marxisme est absent, ou présenté uniquement sous la forme d’une idéologie livresque. C’est pourquoi toute attitude politique, toute recherche de cohérence révolutionnaire y est automatiquement taxée de sectarisme.

Le vrai critère

Le rattachement d’une organisation politique à une classe est une question objective, qui se résout indépendamment des intentions et des illusions subjectives des membres qui la composent.

Être l’organe politique d’une classe, C’est tendre, dans le mouvement de cette classe, à exprimer et à défendre les positions des intérêts historiques de cette classe. La question n’est pas de savoir : si telle ou telle organisation croit ou non, cherche ou non à défendre les intérêts du prolétariat, mais objectivement, le fait-elle ? Ceci soulève au préalable deux questions :

1°- Comment se définissent ces intérêts ?

2°- En quoi consiste la défense de ces intérêts ?

Définir les intérêts de la classe

Pour beaucoup, c’est ce problème qui est au centre de la question du sectarisme. Définir les intérêts de la classe ? Oui, mais toute organisation qui se dit révolutionnaire, prolétarienne, est convaincue de posséder la vraie définition de ces intérêts. Le sectarisme ne serait, justement, rien d’autre que la conviction d’être les seuls à détenir cette vérité. Qu’est-ce qui prouve que telle pensée est celle qui correspond à la réalité objective des intérêts du prolétariat ?

La réponse ne peut être donnée que par la pratique.

"La discussion sur la réalité ou l’irréalité de la pensée, isolée de la pratique, écrit Marx, est purement scolastique.

La question de savoir si la pensée humaine peut aboutir à une réalité objective n’est pas une question théorique mais une question pratique. C’est dans la pratique qu’il faut que l’homme prouve la vérité, c’est-à-dire la réalité et la puissance, l’en-deçà de sa pensée". (Marx, Thèses sur Feuerbach)

Mais de quelle pratique peut-il s’agir dans la question qui nous préoccupe ?

La pratique immédiate de l’organisation ? Elle ne suffit pas. D’abord, parce qu’elle n’a aucun sens pratique matériel en dehors de celle de la classe, ensuite parce que cette pratique immédiate de l’organisation est réduite à son expression la plus faible tant que le prolétariat n’a pas entrepris, dans son ensemble, une action révolutionnaire .

La pratique des individus ouvriers ? Non plus. Ce serait croire à la démarché ouvriériste, qui voit dans l’intérêt de chaque ouvrier individuel, ou salarié, l’expression des intérêts généraux du prolétariat. La réalisation des besoins historiques d’une classe entraîne la satisfaction de ceux de ses membres. Mais l’inverse est totalement faux. C’est uniquement à partir de la pratique de la classe en tant que classe, face aux intérêts des autres classes, qu’un critère d’authenticité prolétarienne peut être établi.

Mais cette pratique de classe peut-elle se résumer à la pratique immédiate de la classe ? Et si les travailleurs se font mobiliser pour aller à la guerre impérialiste ? Ou s’ils demeurent dans la plus parfaite indifférence ou, du moins, dans une apathie larvée (ce qui est le cas le plus fréquent, puisque les périodes de véritable lutte de la classe sont rares dans l’histoire) ? C’est encore insuffisant.

La seule pratique qui permette de trancher sur l’authenticité de la définition des intérêts du prolétariat que peut donner une organisation, c’est la PRATIQUE DU MOUVEMENT HISTORIQUE de la classe, tel1e qu’elle s’est déroulée depuis plus d’un siècle et demi de luttes.

C’est au cours de la pratique de sa lutte historique que le prolétariat définit et prend conscience de ses intérêts. C’est en affrontant les autres classes que son propre "programme de classe" s’est forgé et continue de se définir. Les travailleurs rejoignent le véritable combat de leur classe lorsqu’ils retrouvent la ligne générale que les acquis du passé ont tracée et quand ils l’enrichissent par leur propre expérience.

Contrairement à ce que pensent les fanatiques de l’anti-sectarisme, la façon dont une organisation définit les intérêts du prolétariat ne vaut donc pas celle de n’importe quelle autre. Une idée n’en vaut une autre que tant que toutes deux ne sont pas confrontées à la pratique.

L’expérience historique du prolétariat a créé des critères objectifs, réels, capables de trancher impitoyablement parmi les subjectivités des différentes organisations qui se proclament révolutionnaires.

Lorsque nous formulons dans notre plate-forme politique les intérêts actuels du prolétariat mondial, nous ne le faisons pas à partir d’inventions théoriques nouvelles ou de découvertes de tel ou tel militant; nos positions sont toutes le résultat clair, indiscutable, de l’expérience de la lutte historique du prolétariat.

Lorsque nous affirmons que telle ou telle question constitue une frontière de classe (c’est-à-dire une question dont la réponse situe son auteur à l’intérieur ou à l’extérieur du camp prolétarien), c’est qu’il s’agit d’un problème que la pratique de la classe a déjà résolu de façon indiscutable et définitive.

Deux exemples importants permettront d’illustrer ce que nous affirmons :

La question de savoir si le prolétariat doit, pour son émancipation définitive, conquérir l’appareil d’État bourgeois ou le détruire, était une question théorique, ouverte, au sein du mouvement ouvrier avant la Commune de Paris. Avec la première expérience insurrectionnelle politique du prolétariat, la question fut tranchée définitivement.

La Commune coûta des milliers de morts au prolétariat. Mais, si elle fut une défaite, elle n’en fut pas moins utile à la lutte historique de la classe qui la réalisa. Avec elle, le prolétariat mondial s’était enrichi d’une expérience fondamentale, dont les acquis devaient devenir de précieuses armes pour ses futurs combats. Et parmi ces acquis, la certitude de l’impossibilité de conquérir l’appareil d’État bourgeois au profit de la révolution prolétarienne, donc la nécessité de le détruire.

La question syndicale fournit un autre exemple. Si, aujourd’hui, les révolutionnaires du monde entier peuvent affirmer que la forme d’organisation syndicale est devenue un simple instrument d’encadrement de la classe ouvrière au service du capital, ce n’est pas parce que quelques "puristes" géniaux auraient inventé ce principe à partir de leurs réflexions théoriques abstraites.

C’est parce que soixante années de répressions syndicales, larvées ou sanglantes, soixante années d’échecs sanctionnant toute tentative de former de "bons" syndicats, soixante années d’affrontements violents avec les syndicats à chaque fois qu’une lutte sérieuse s «est engagée, ont permis de savoir définitivement à quoi s «en tenir sur la question syndicale.

"Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne font qu’exprimer en termes généraux les conditions réelles d’une lutte de classes qui existe, d’un mouvement historique qui se déroule sous nos yeux." (Marx et Engels : Manifeste...)

Parce qu’elle est la seule classe révolutionnaire de l’Histoire à être simultanément une classe exploitée, la classe ouvrière est la seule dont la victoire finale n’est pas le résultat d’une série de victoires partielles, mais, au contraire, d’une série de défaites fécondes. Cette suite de défaites ne peut contribuer à la victoire finale que si le prolétariat parvient à s’en approprier les résultats historiques.

Ces acquis, payés du prix de la vie de millions de prolétaires, sont la principale richesse du mouvement révolutionnaire prolétarien. Ce sont eux qui définissent de manière stricte le cadre minimal dans lequel s’inscrivent des "conceptions théoriques communistes". Ce sont eux qui obligent les révolutionnaires à dénoncer comme étrangères au mouvement prolétarien toutes les organisations qui, pour une raison ou pour une autre, ne les ont pas faits leurs.

Et il est évident que si, de ce qui précède, il découle que les questions autres que celles que 1«Histoire a tranchées restent ouvertes à la discussion, il n’en demeure pas moins que tout enrichissement, tout dépassement de notre plateforme ne peut se faire qu’en intégrant les acquis minimaux qui délimitent, sans aucune tergiversation possible, les frontières que l’histoire de ses luttes impose aujourd’hui à la classe prolétarienne. Défendre les intérêts historiques de la classe

En tant qu’organisation distincte, les révolutionnaires n’agissent pas directement, matériellement, contre le système qu’ils combattent. Seule la classe dans son ensemble peut entreprendre la transformation matérielle de la société. C’est pourquoi la "défense des intérêts historiques du prolétariat" consiste pour les révolutionnaires, d’abord et avant tout, à défendre au sein de leur classe l’acquis historique de sa propre lutte.

Aussi, ce qui garantit l’authenticité du lien d’une organisation politique avec le prolétariat, ce n’est :

- ni le "contact physique" avec les ouvriers (mythe de l’ouvriérisme gauchiste) ;

- ni l’affrontement violent avec l’État (mythe du terrorisme anarchiste), mais la capacité à faire siennes les positions politiques que l’histoire de la lutte prolétarienne a définies.

L’importance primordiale des positions politiques, des conceptions théoriques, ne transforme en aucune manière l’organisation révolutionnaire en un laboratoire théorique, un groupe d’études sociologiques. Le marxisme n’est pas une "interprétation du monde" mais la "théorie de sa transformation"

LA COHERENCE THEORIQUE REVOLUTIONNAIRE NE PEUT SURGIR ET SE DEVELOPPER QUE SOUS L’IM- PUISION PERMANENTE DU SOUCI MILITANT DE L’INTERVENTION POLITIQUE.

Il faut donc qu’il n’y ait aucune équivoque sur ce que nous défendons : nous ne sous-estimons en rien les responsabilités militantes d’une organisation prolétarienne. Ce que nous cherchons à mettre au clair, c’est que le souci politique d’intervention militante, s’il est nécessaire, ne suffit pas, à lui seul, à faire d’une organisation politique un organe véritable du prolétariat.

Sectarisme et intransigeance révolutionnaire

L’intransigeance révolutionnaire ne peut être comprise comme nécessité que par les révolutionnaires eux-mêmes. Pour l’esprit philistin, pour la pensée opportuniste, elle apparaît comme du "sectarisme".

La pensée révolutionnaire ne peut se former qu’en opposition aux idéologies dominantes. C’est pourquoi les organisations politiques que l’histoire du mouvement ouvrier a consacrées comme authentiquement prolétariennes (l’A.I.T. pendant la Commune de Paris, le parti bolchevik en 1917» le Spartakusbund en 1918-1919» par exemple) ont toutes été des organisations ultra-minoritaires pendant la quasi-totalité de leur existence. Le développement de leur influence ne s’est produit qu’au cours des phases avancées du mouvement révolutionnaire. En fait, seul le parti bolchevik connut un véritable épanouissement de son importance, du fait que le mouvement révolutionnaire du prolétariat russe fut le seul à vivre suffisamment de temps avant la défaite. Toutes ces organisations, sans exception,’ ont entendu en permanence les accusations de "sectaires", de "puristes romantiques", etc., de la part de partis que leur "tolérance" devait conduire hors du terrain de classe. Et il ne pouvait en être autrement.

L’intransigeance d’un Lénine en avril 1917 celle d’un Liebknecht en novembre 1918 demeurent parmi les plus grands exemples d’efficacité révolutionnaire dans le mouvement prolétarien. Et leur force ne leur venait pas d’un mystérieux talent pour "inculquer la conscience aux masses passives", ou d’un "magnétisme personnel", mais de leur capacité à exprimer clairement et sans concessions la volonté révolutionnaire qui mûrissait dans les entrailles de la classe, dont ils n’étaient qu’une fraction.

Si sectarisme veut dire intransigeance impitoyable envers tous les courants étrangers à la lutte historique du prolétariat, capacité à aller "contre le courant", quitte à se retrouver encore plus minoritaires lorsque les idées de la classe dominante aveuglent les travailleurs, alors toutes les organisations révolutionnaires ont été "sectaires".

Contrairement au lieu commun si cher aux "réalistes" de la bourgeoisie, la secte ne naît pas de la faiblesse numérique ou de l’intransigeance théorique, mais de l’incapacité à rattacher sa propre existence au mouvement réel, apparent ou non, qui anime la vie des sociétés.

Lorsque Lénine, Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg se retrouvaient seuls, isolés, avec une petite poignée de révolutionnaires, mais combattant sans pitié ni faiblesse la gigantesque marée chauvine qui inondait le prolétariat européen embrigadé dans la première boucherie impérialiste mondiale, lorsqu’ils misaient sur l’inévitable réveil du prolétariat mondial, ils ne s’enfermaient pas dans une "secte". Les sectes ne pouvaient plus naître dans leur camp mais dans celui des défenseurs d’un système social qui venait de signer dans la plus horrible barbarie sa propre condamnation à mort.

Ceux qui ne voient dans l’intransigeance révolutionnaire que du "sectarisme" ne sont que ceux que 1» Histoire a définitivement condamnés à mourir dans des sectes.

Quant aux révolutionnaires, l’Histoire leur a appris que leur pensée est comme la révolution elle-même : elle est intransigeante ou elle n’est rien !

R. Victor


[1] Nous parlons ici des organisations minoritaires, fractions de la classe regroupant les révolutionnaires sur des positions politiques (groupes partis) et non des organisations unitaires de la classe (syndicats au XIX0 siècle, soviets) réunissant les membres de la classe de façon unitaire, sans autre critère que cel1u de la participation à l’action du prolétariat.

[2]  "Pouvoir ouvrier", en 1968, a été une des seules organisations à avoir eu le courage de publier dans sa presse, dans des termes aussi clairs, un pareil raisonnement. Ce fut d’ailleurs dans le dernier numéro de son journal. Cela n’est pas moins le raisonnement implicite de l’ensemble des organisations gauchistes, professionnelles du syndicalisme de gauche.

[3] Le sentiment de révolte est commun à toute classe exploitée, mais dans le capitalisme, entre l’attitude de simple révolte et sa transformation en attitude révolutionnaire il y a l’écart qui sépare la petite-bourgeoisie du prolétariat. Seule classe à porter en elle le projet révolutionnaire de la nouvelle société, la classe ouvrière tend inévitablement à transformer sa révolte en œuvre révolutionnaire , constructive, ouvrant des perspectives infinies à l’humanité. Sa violence révolutionnaire demeure un moyen, jamais un but en soi. Incapable de véritable cohérence, révoltée essentiellement par la menace de disparition que fait peser sur elle le capitalisme, la petite-bourgeoisie sombre au contraire inévitablement dans le désespoir sans issue de l’impuissance. La violence pour la violence, caractéristique du mouvement petit-paysan, des petits commerçants et des étudiants n’a pas d’autre fondement.

[4] Nous ne disons pas que nous ne commettons pas d’erreurs sur d’autres points non encore élaborés. La conscience révolutionnaire n’est certes pas achevée. Mais ce que nous disons, c’est que la confusion sur les questions déjà réglées maintes et maintes fois par la pratique du prolétariat est devenue contre-révolutionnaire.

 

Conscience et organisation: 

Heritage de la Gauche Communiste: