Soumis par Révolution Inte... le
Ce texte de tendance s’inscrit dans la perspective ouverte par les articles "Où va la lutte de classe en France ?"(n°4), "Lip : combativité et mystification” (n°5), "Situation actuelle, perspectives et activité des révolutionnaires" (n°7) et "Leçons de la lutte des ouvriers anglais" (n°8). Il a été rédigé avant que nous prenions connaissance de l'article du camarade Victor, auquel une réponse sera faite ultérieurement.
Précisons tout de suite les points suivants :
1) Nous employons les expressions de "classe-pour-soi" et de "classe-pour-le-capital" non parce que ça ferait bien, mais parce que nous n'avons pas trouvé, pour l’instant, de meilleures expressions pour nous exprimer. Voici dans quel sens nous les utilisons :
La classe-pour-le-capital est la classe telle qu'elle est constituée par le rapport capitaliste. Concrètement, ce sont des hommes qui sont matériellement unifiés dans la production sociale, dans le travail associé, mais qui sont socialement divisés par leur rapport au capital (travail salarié) . Leur unité sociale leur est extérieure, ils la retrouvent dans une puissance étrangère : le capital. Ils ne constituent pas une classe pour eux-mêmes, mais c'est à travers le rapport capitaliste, pour le capital, qu'ils sont une classe. Ils sont effectivement unis par le fait très simple que le rapport salarial les contraint à pointer tous les jours à l'usine, à faire la queue au bureau de chômage ou à s'embrigader dans un syndicat. Mais cette unité pour le capital produit précisément leur division pour eux-mêmes (division du travail, parcellisation des taches, fragmentation par usine, par corporations* hiérarchie, division en productifs/improductifs, travailleur s/chômeurs, concurrence entre les ouvriers, etc.). La contradiction qui est le moteur du mouvement de maturation de la classe pour le capital est celle qui oppose leur être matériel unifié au rapport social qui le divise : rapport salarié. Pour se défendre comme ensemble d'hommes confrontés à des besoins matériels, ils se heurtent d'emblée au rapport salarié et doivent donc commencer concrètement à détruire ce rapport, c'est-à-dire à remettre concrètement en cause leur être-pour-le- capital.
La classe-pour-soi est à la fois la même classe et une classe différente. Elle est la même parce que son unité sociale repose sur les mêmes caractéristiques matérielles que celles caractérisant la classe-pour-le-capital (bien qu'elle commence à les bouleverser en réorganisant la production). Mais cette unité matérielle n' est plus une unité sociale pour le capital, elle l'est pour elle-même, pour ses besoins propres. Elle n'est plus classe du point de vue du capital, mais par sa propre action contre lui, qui est un mouvement de destruction du salariat par l'association des travailleurs. Cette action est un processus qui va de l'unification révolutionnaire des catégories du travail salarié (surgissements) à l’accomplissement de premières tâches rudimentaires du communisme inférieur et, après la victoire militaire à l’échelle mondiale, jusqu’à la communisation complète de la société, qui est la réalisation ultime de la classe-pour-soi et sa dissolution finale : la communauté humaine.
La classe-pour-le-capital, c’est les prolétaires soumis concrètement au rapport salarial, luttant et organisés comme travail salarié ; la classe-pour-soi, c’est les prolétaires refusant concrètement le rapport salarial, luttant et s’organisant de façon unie comme travail collectif et mouvement de communisation, donc tendant à englober dans leur classe toute l’humanité.
2) Ce que nous cherchons à cerner, ce ne sont pas des catégories fixes, mais des processus. Il va de soi que ce que nous dégageons sont des approximations théoriques. Dans la réalité, il y a effectivement des enchevêtrements, des retours en arrière et, par exemple, la classe-pour-soi ne se présente jamais de façon pure. De même que la négation du prolétariat, l’affirmation de la classe-pour-soi est, surtout au départ, une tendance qui se présente de façon confuse, balbutiante, non explicitée clairement. Cependant, ce n’est qu’à partir d’une compréhension de la rupture qu’on peut comprendre le mouvement et ses moments.
3) Pour la énième fois et une fois pour toutes, nous ne sommes pas "pour” ou "contre” les luttes revendicatives. C’est un faux problème. Les luttes revendicatives existent et sont nécessaires. Nous l’avons assez rabâché pour ne plus avoir à le répéter. Mais notre tâche est de comprendre et d’exprimer qu’elle doit les dépasser en les niant et en détruisant l’organisation qui y correspondait (les syndicats). Il n’y a pa^ comme le croient les trotskystes, de "dynamique des luttes". Les luttes ne se trans- forment pas ; les luttes ne font rien du tout, ce sont les hommes qui sont obligés de lutter de façon différente, c’est-à-dire pratiquement de se transformer. Nous ne "condamnons" ni ne "dédaignons" rien ni personne. Nous sommes partis d’une classe qui essaie de comprendre les conditions de sa pratique. De même que nous n’"appelons" pas à voter, ou à ne pas se syndiquer, ou à ne pas vendre sa force de travail, nous n'"appelons" pas à refuser les luttes revendicatives. Nous tentons seulement d’exprimer l’expérience historique et quotidienne de leur échec, la nécessité de leur dépassement, ce qui nous amène à affirmer la nécessité de détruire les syndicats, etc.
4) Nous avons définitivement abandonné les termes de luttes "économiques" et "politiques" qui ne font qu’embrouiller les choses et étaient la première forme confuse à travers laquelle nous avions tenté de saisir le processus.
L’IMPASSE DES LUTTES REVENDICATIVES
À l’époque de la décadence, le prolétariat ne peut plus s’unifier et s’affirmer en tant que catégorie économique pour le capital, travail salarié. Tant que les travailleurs luttent, se conçoivent et s' organisent dans le but d’aménager les conditions de la vente de la force de travail, ils se heurtent inexorablement aux limites inhérentes au rapport capitaliste (corporatisme, sectionalisme, nationalisme, concurrence). Le problème-clé, la division de l’être de la classe, n’est pas un problème de plus ou moins d’ouvriers en lutte. Une lutte de huit millions de prolétaires peut être parfaitement fragmentée et n’exprimer que l’atomisation du travail salarié (Mai 68 après quelques jours), alors qu’une lutte limitée géographiquement, à un quartier par exemple, et à quelques milliers de travailleurs, peut parfois être qualifiée de surgissement de la classe-pour-soi (certaines insurrections en Espagne, et Gdansk,..) Se contenter de critiquer le sectionalisme sans faire la critique de la lutte revendicative, c’est faire la critique d’une forme de lutte sans essayer de voir au-delà que c'est le sujet lui-même (le travail salarié) qui reproduit la division et la concurrence comme quelque chose qui est propre à sa nature et qui donc engendre cette forme. Le travail salarié, les ouvriers salariés se présenteront toujours, tant qu' ils n'auront pas enclenché un processus de négation de cet état, comme enfermés dans l'usine, la branche, le particularisme régional ou national, la hiérarchie, la division entre ceux qui ont du travail et ceux qui n'en ont pas, entre les cols bleus et blancs, etc. La division de la classe n'est pas quelque chose qu'elle pourrait surmonter sans s'engager dans un processus de transformation d'elle-même. L’unification du travail salarié est une utopie réformiste. Vouloir que les travailleurs se posent comme échangistes d’une marchandise (la force de travail) tout en supprimant la concurrence, le protectionnisme et le particularisme dans leurs rapports est tout aussi impossible que l’unification du capital. Reprendre le slogan syndicalo-gauchiste de 1’"unité des luttes revendicatives", c’est sombrer dans l’illusion qu’on pourrait unifier ce qui est par nature divisé.
Il faut poser la question : si les ouvriers pouvaient s’unifier sur le terrain revendicatif, celui des luttes salariales, pourquoi ne pourrait-il pas y avoir des syndicats ? Si les syndicats, même créés par les travailleurs eux-mêmes, deviennent des instruments du capital, n’est-ce pas justement parce que le travail salarié est, à notre époque, complètement atomisé et que le rapport salarial ne peut plus être aménagé, négocié et encadré que par le capital lui-même et lui seul ? En ce sens, les syndicats sont des organes à travers lesquels le capital tente d’organiser le travail salarié. Les ouvriers ne s’organisent pas à travers eux ; c’est impossible, puisque le travail salarié ne peut plus s'unifier et s'organiser. Par contre, c’est vrai que les syndicats "organisent”, encadrent la force de travail dans le rapport salarié. Si la classe est contre les syndicats, c’est parce qu’elle se heurte à son embrigadement en travail salarié. Mais les ouvriers ne se battront pas "contre les syndicats”, ils les détruiront au passage, en s’affirmant contre le rapport salarial. Tant qu’ils restent ouvriers salariés, ils resteront, dans l'ensemble, "organisés" (c’est-à-dire atomisés, réprimés, étouffés) par les syndicats.
Cela est prouvé par les luttes ouvrières des dernières années. Dès que le processus d’unification de la classe-pour- soi s’épuise et que les ouvriers se replient, faute de pouvoir aller au-delà, sur des revendications, le syndicat, ancien ou nouveau, réémerge comme direction de la lutte et, à partir de ce moment, à moins d’un événement nouveau (répression policière, provocation, etc., l’unification qu’aurait pu provoquer le 14 août 1973 à Besançon, par exemple) qui crée les conditions d’un resurgissement du processus, c’est le déclin, plus ou moins chaotique mais inexorable. Dès que la lutte est posée comme moyen de pression des ouvriers pour aménager leur condition de travailleurs salariés, une place est offerte à un organe qui "négocie" la défaite et "organise", par la violence "démocratique" ou physique, le retour des prolétaires à leur division antérieure. À propos de la grève de Renault en 1947, "Internationalisme", dans son numéro du 15 mai, exprimait-on ne peut plus clairement l’impasse des grèves revendicatives :
- "La grève de Renault démontre une fois de plus l’impossibilité d’asseoir désormais les luttes du prolétariat sur une base économique. Les staliniens peuvent reprendre en main d’autant plus facilement le mouvement qu’il se confine dans les revendications économiques. C’est là une voie d’impasse uniquement favorable à la bourgeoisie qui; au travers des tractations et des marchandages, parvient à fourvoyer le mouvement. C’est sur ce terrain que le syndicat a ses racines solidement accrochées et sur lequel il est irremplaçable." (Souligné par nous.)
Et un peu plus loin : "Toute action menée sans direction syndicale et dans le cadre syndical ne peut en définitive être qu’une lutte contre la classe ouvrière[1]." (Souligné par nous.) (Voir note page 26)
Mai 68 est un autre exemple de ce processus. Dès que le mouvement d’unification, qui n’était essentiellement que 1’affirmation embryonnaire, silencieuse mais indéniable, de la classe-pour-soi, s’est heurté aux limites de sa propre immaturité, on a vu simultanément : 1) le cloisonnement par les syndicats de la lutte sur le plan revendicatif ; 2) l’isolement des travailleurs dans leurs usines transformées en prisons ; 3) l’unité des premières heures, forgée de manière informelle à travers l'initiative des plus avancés, voler en éclats : les ouvriers les moins combatifs sont restés chez eux et les plus combatifs se sont divisés en clans staliniens, cédétistes, gauchistes, pendant qu’ une infime minorité allait aux universités. Plusieurs aspects s’entremêlent dans la façon dont le caractère revendicatif fragmente la lutte :
- À partir du moment où il s’agit d'aménager les conditions du travail salarié, inconsciemment, mais parfois consciemment, les ouvriers tirent de leur expérience collective et individuelle un scepticisme extrêmement sain quant aux possibilités réelles d’améliorations .
- "0n n’obtiendra de toute façon pas grand-chose, donc autant ne pas s’attirer d’ ennuis, ne pas risquer l’aventure et laisser le représentant patenté du travail salarié faire son boulot.”
- Si la question est d’obtenir quelques revendications, les travailleurs tendent à se concevoir selon ce que le capital fait d’eux, c’est-à-dire non comme membres d’une force de travail associée mondiale, mais comme 0S2 de tel atelier, de telle usine, etc., ou comme chômeur français qui aurait du travail si les algériens n’étaient pas là, ou comme col blanc qui croit avoir échappé à l’enfer de la chaîne, etc. Par exemple, souvent ils pensent que leur force n’est pas dans une extension mais, au contraire, dans la position de force de tel ou tel groupe (voir le phénomène fréquent de catégories ou de branches qui n’acceptent pas de "noyer" leurs revendications dans les luttes d’ensemble, comme récemment dans la grève des banques où les services informatique ne comptaient que sur leurs positions strictement corporatistes, ou la métallurgie en juin 68 qui prolongea sa grève quinze jours de plus pour obtenir plus que les accords de Grenelle).
Nous pensons qu’il était nécessaire de préciser cela, qui n’était pas clair dans les articles que nous avons cités au début, ce qui leur donnait un tour parfois indéfini. Pour le reste, on peut renvoyer aux articles.
QU’EST-CE QUE L’UNIFICATION DE LA CLASSE-POUR-SOI ?
Il n’y a pas de définition statique et sociologique de la classe ouvrière. Le problème n’est d’ailleurs pas de ”définir” la classe ouvrière. Les classes ne sont pas définies, elles se définissent dans la lutte de classe. Au XIXè siècle, parce qu’une lutte de classe pour l’aménagement du rapport salarial était possible et relativement unificatrice, Marx et Engels ont misé sur un développement de la conscience et de l’organisation communistes au sein du mouvement syndical, c’est-à-dire sur un développement continu de la classe révolutionnaire au sein du mouvement de la classe-pour-le-capital. Leur vision était : en se définissant comme classe salariée aux intérêts distincts, les ouvriers tendent en même temps à se définir comme classe-pour-soi. Le passage de l'un à l’autre est continu. En se définissant comme classe au sein de la société bourgeoise, le prolétariat se prépare organisationnellement à la détruire. Cette vision détermine toute leur pratique : la classe peut se définir comme classe par rapport au capital. Au XXè siècle, au cours de la décadence, c'est le capital et la contre-révolution qui l’ont définie comme classe-pour-le-capital, complètement incapable de s’affirmer et de s'unifier comme travail salarié, ce qui exige d’elle qu’elle renverse brutalement ce rapport et se redéfinisse comme classe-pour-soi. La classe, au sens historique global du terme, est un mouvement de la classe pour-le-capital (travail salarié) à la classe-pour soi, qui s’affirme et se nie en même temps. Cela Marx le disait déjà; ce qui change à notre époque, c’est la forme que devra revêtir ce processus.
Dans la société capitaliste, la classe ouvrière se présente à la fois comme du travail salarié, un simple moment du rapport capitaliste (capital variable) et comme un ensemble d’hommes travaillant dans des rapports matériels donnés (travail associé, production de masse, rapports universels, etc.). Lorsque la contradiction entre les rapports sociaux capitalistes et ces rapports matériels éclate, les hommes qui vivent cette contradiction au cœur du système (les prolétaires) sont contraints, par l’échec répété des tentatives de se défendre comme catégorie du capital, de s'affirmer comme négation du travail salarié, comme un ensemble d'hommes qui se définissent non par le fait qu'ils vendent leur force de travail, mais par leur position matérielle. Tous ceux qui, parce qu’ils vendaient leur force de travail sous la domination d'une puissance sociale et mondiale, le capital, sont séparés des moyens de production, parce qu’ils travaillent de façon collective, associée -tous ceux-là tendent, sous la contrainte des conditions matérielles, à se défendre autrement.
Lorsque, sans revendications, sans organisation préétablie, poussés par un besoin irrémédiable, les travailleurs d’un atelier arrêtent le travail, partent en cortège dans l’usine et entraînent l’ensemble des ouvriers pris par une passion subite de s’affirmer comme une classe associée lorsque les ouvriers d’une usine sortent de l’entreprise, entraînent les badauds, les chômeurs, des couches semi-prolétariennes et appellent, sans aucune revendication, les autres travailleurs des autres usines à les rejoindre (Espagne) ; lorsque, au mépris de tout "sectionalisme”, ils attaquent des locaux syndicaux, des postes de police -c’est le début, le tout petit début de la classe- pour-soi.
La révolte n’est pas moins matérielle et sociale qu’une grève salariale ; ce qui change, ce qui s’affirme, c’est bien une classe (un ensemble d’hommes occupant une position déterminée par rapport aux moyens de production). Cependant, cette classe ne se définit pas à l’intérieur du rapport capitaliste, mais contre lui, et ce qu’elle affirme, c’est sa nature de classe matériellement et socialement collective, dépossédée, mondiale, et son besoin d’affirmer des rapports communistes inférieurs pour survivre.
Ce premier moment de la classe prolétarienne révolutionnaire est fragile, instable, comme une boule en haut d’une pyramide. D’une part, c’est une classe qui tend à se poser comme destructrice du rapport salarié, non que les prolétaires disent tous : "nous nous riions comme travail salarié", mais parce que la classe fait d’emblée reposer sa force sur une base qui est la négation de ce rapport (tendance à l’unité avec les chômeurs, à la destruction des barrières des entreprises, à l’"oubli" de toutes les caractéristiques du rapport salarié: hiérarchie, productifs-improductifs, consommation collective, production de valeurs d’ usage pour elle-même, etc.). D’autre part, cette classe reste, objectivement et subjectivement, modelée par la division du travail capitaliste et n’a fait encore que nier le rapport salarié, sans pourtant se transformer en transformant mondialement les rapports de production, les forces productives, etc. On peut donc dire qu’il s’agit de l’amorce du processus de la révolution. Jusqu’à présent, et peut-être encore pour longtemps, ces surgissements de la classe-pour-soi se cogneront très vite à cette contradiction et laisseront, après peu de temps, la place aux revendications (mai 68z Gdansk, Turin) ou seront écrasés militairement (Espagne, Cordoba, etc.). Le retour sur le terrain revendicatif, et donc syndical, n’est pas quelque chose à condamner, mais à comprendre: il exprime une impuissance, à la fois une lucidité sur l’absence de maturation de la classe et un retour aux illusions qui avaient été momentanément dépassées .
La classe-pour-soi est à la fois continuation de la classe-pour-le-capital et rupture avec elle. Continuation d’un point de vue matériel, parce que son noyau son élément moteur, la source d’où se diffuse la communisation de la société, recouvre, en général, ce qui était le cœur de la classe-pour-le-capital (travailleurs productifs concentrés dans la grande industrie moderne). C’est en effet là que le capital a accumulé une masse de capital constant gigantesque et des masses de travailleurs salariés, c’est-à-dire du point de vue communiste, c’est-à-dire de la valeur d’usage, les forces productives et l’association du travail, qui permettent l’amorce d’un processus de communisation immédiate de la production et de la consommation, qui tend à révolutionner à son tour, les forces productives et cette association en produisant autre chose que la merde actuelle et d’une autre façon. Continuité, maïs aussi rupture, parce que le rapport salarial qui enserrait la classe-pour-le-capital dans la logique de ce dernier, est brisé. Désormais, on a la plus grande contradiction qui puisse s’imaginer : une classe ouvrière qui n’est plus une classe définie par son rapport au capital et qui, dans ce sens, commence à se nier comme classe salariée en même temps qu’elle devient une classe pour elle-même; une classe qui s’affirme comme distincte du reste de la société et qui, pourtant, par le fait même qu’elle se définit comme un mouvement mondial , universel de socialisation, tend à englober toute l’humanité; une classe qui dit: "est prolétaire quiconque est prêt à travailler de façon associée et donc à consommer de façon socialisée”, c’est-à-dire une classe qui, au même moment, se limite et s’ouvre. C’est pourquoi on peut dire que la classe-pour- soi n’est pas seulement la destruction de la classe-pour-le-capital, mais également un mouvement simultané d’affirmation et de négation de soi. La classe-pour-le-capital était un mouvement sans cesse reproduit de prolétaires salariés. Désormais la tendance est renversée. La classe-pour-soi est un mouvement de création élargie de membres de la classe-pour-soi, de travailleurs associés et communistes (intégration des autres classes).
On nous dira : "Tout cela n’est vrai qu’après l’insurrection.” Il faudrait plutôt dire que ce mouvement ne prend son essor complet et libre qu’après l’insurrection mondiale, car s’il est vrai que c’est seulement après avoir violemment détruit l’État qu’il l’empêche de s’étendre et de prendre racine qu’il peut transformer matériellement les forces productives, le travail, universaliser les rapports communistes en incorporant à lui les secteurs précapitalistes -il n’en reste pas moins que ce qui détruit l’État, c’est CE mouvement vers le communisme et non le travail salarié. La vision classique était que le prolétariat resterait classe-pour-le-capital et s’organiserait de façon purement politique pour l’insurrection. En fait, pour avoir une politique révolutionnaire, il faut déjà qu’ il soit un mouvement social révolutionnaire une pratique consciente de transformation des rapports sociaux, qui tente de s’effectuer, un mouvement communiste.
La meilleure preuve que la classe-pour-soi est processus de négation du travail salarié dès qu’elle surgit sur la scène, c’est sa façon même de lutter qui dissout toute l’organisation de la classe-pour le-capital. Il faut, en surgissant, faire voler en éclats toute l’organisation antérieure. Pour étendre la lutte, même si les ouvriers manuels d’industrie restent le moteur de l’action, le noyau autour duquel se condensent les autres éléments de la classe-pour-soi (employés, chômeurs, ménagères, etc.), il faut "oublier" qui est ouvrier manuel ou intellectuel, productif ou non, syndiqué ou non, étranger ou non. Par exemple, la lutte militaire part des centres ouvriers mais englobe, en les fondant dans la classe-pour-soi, les chômeurs, les couches prolétarisées marginales (tous les sans-réserves). Il y a bien un noyau matériellement déterminé, une avant-garde pratique de la classe-pour-soi (ouvriers des grandes entreprises), mais ce noyau , en sortant du rapport capitaliste, tend, d’emblée, à précipiter" l’imminence du passage des classes moyennes au prolétariat"(Marx) en processus effectif. Concrètement, cela veut dire que le prolétariat ne demandera pas aux participants de la révolution s’ils ont un prix de leur force de travail à défendre ou des mains calleuses, mais s’ils sont prêts à participer à la lutte avec tout ce que cela implique: organisation militaire, participation à la production(d’armes, de nourriture) de façon communiste, participation à la distribution communautaire des valeurs d’usage. C’est ainsi que, dans la guerre civile mondiale, le prolétariat puise sa force de sa situation matérielle et de sa capacité à y attirer tous les éléments potentiels de la classe-pour-soi. Les usines restent le point de départ de l'action, mais ils sont les centres d’où s’effectue la destruction des usines comme entités juridiques séparées.
Le "danger” de "dissolution" du prolétariat dans la population non prolétarienne n’existe pas. Le vrai danger, c’est que le prolétariat n’arrive pas à se hisser à la classe-pour-soi, ce qui le contraindrait à passer des "alliances", des "fronts" avec les couches petites-bourgeoises, au lieu de commencer, à travers des taches militaires et sociales, à les assimiler aux rapports communistes. Cette dissolution-là ne serait que la dissolution dans les rapports marchands, la régression à l’état de classe-pour-le-capital, c’est-à-dire l’emprisonnement du prolétariat, travail salarié, dans la "population" de la société capitaliste. Le prolétariat ne peut s’affirmer qu’en commençant à se nier, c’est* à-dire à dissoudre dans les rapports communistes les couches semi-prolétariennes. Il n’a que l’alternative suivante: commencer à se dissoudre comme travail salarié ou être dissous comme classe révolutionnaire par le capital dans l’atomisation du travail salarié!
Cependant, à ce stade, le mouvement n’est qu’une tendance inachevée, incomplète qui ne peut se réaliser complètement. Très vite, l’unification de la classe-pour-soi entre en contradiction avec l’État, personnification du capital. C’est donc bien le mouvement social communiste qui ressent les superstructures capitalistes comme une entrave à son libre développement. Par exemple: on a distribué la nourriture des supermarchés, on a occupé les logements, on a commencé à produire pour la classe-pour-soi elle-même les biens de première nécessité, on a mis en place un rudiment de distribution gratuite(transports, gaz, électricité, etc.), mais ce processus fragile, mal coordonné, confus ne peut se généraliser aux autres secteurs, prendre véritablement son essor, s’unifier définitivement, sans se concentrer sur le terrain politique et ramasser toutes ses forces pour les diriger contre l’État capitaliste. C’est pourquoi le parti devra, au cours de la période révolutionnaire, indiquer à la fois la perspective d’une extension maximale des rapports communistes et celle d’ une préparation à la guerre civile, en liant indissolublement les deux aspects, car c’est de sa position matérielle que dépend la capacité militaire du prolétariat.
Derrière la vision de type social-démocrate classique: le travail salarié s’organise politiquement pour prendre le pouvoir puis, après l’"insurrection", commence à se nier, il n’y a pas seulement une conception purement "politique" du processus révolutionnaire et une incompréhension de la nature sociale de la révolution(dont la politique est un moment), il y a aussi une conception purement nationale de la révolution. Dès qu’on considère la révolution mondiale comme une guerre civile sociale et militaire, la séparation rigide et abstraite qu’on effectue "avant" et "après" l’"insurrection" s’évanouit. Le prolétariat impose sa dictature dans un ou plusieurs pays, une ou plusieurs régions, se trouve confronté à l’organisation de la production de la répartition, de la guerre, qu’il doit effectuer de façon communiste, lesquels rapports communistes embryonnaires étouffent dans le cadre local et sont en butte à la contre-révolution, ce qui mène à la nécessité de l’extension militaire de la révolution, laquelle permet le développement du mouvement communiste, etc. Ainsi 1’ internationalisme n’est pas une idée, un idéal, pour le prolétariat, il est un besoin qui découle de la nature même de son mouvement social. Le "danger" n’est pas que la révolution devienne sociale! Il est qu’ elle ne devienne pas assez sociale pour acquérir une force militaire invincible fondée sur l’unité matérielle de la classe- pour-soi, débarrassée de la fragmentation marchande. Au lieu de faire de l’ironie sur nos termes "philosophiques", que les camarades "concrets" nous expliquent comment l’organisation politique du travail salarié pourrait mener à bien une guerre civile mondiale. Une fois la guerre civile finie à l’échelle mondiale, alors débarrassé des taches militaires, le mouvement social trouve sa piste d’élan propre, son terrain de plein épanouissement: la planète et l’humanité.
LE PASSAGE DES LUTTES REVENDICATIVES DE LA CLASSE-POUR-LE-CAPITAL AUX SURGISSEMENTS REVOLUTIONNAIRES DE LA CLASSE-POUR-SOI
Définir la classe ouvrière seulement comme le mouvement de la classe-pour- soi sans montrer le processus qui forge la possibilité du surgissement de ce mouvement serait transformer le prolétariat en une idée. Nous avons essayé de montrer, dans l’article sur la Grande-Bretagne (RI n°8), quelle était la nature de ce processus: les ouvriers tentent de se défendre comme classe-pour-le-capital et devant l’échec des luttes salariales sont contraints de surgir comme classe-pour-soi. Puisqu’on a préféré nous chercher des poux dans la tête et caricaturer notre position en s’appuyant sur des formulations floues et maladroites au lieu de chercher à comprendre le problème que nous posions, voici quelques précisions.
A. - Le processus de maturation de la conscience à travers l’échec des luttes revendicatives n’est pas purement subjectif. Il est alimenté par le développement de la crise et par la nécessité matérielle de lutter autrement qui s’accumulent. Bien que cette maturation puisse sécréter des petits groupes d’ouvriers radicaux, annonciateurs des surgissements futurs, elle est essentiellement silencieuse et inconsciente ou préconsciente. Le processus n’est pas, comme on a voulu complaisamment nous le faire dire : les ouvriers se rendent compte explicitement qu'ils ne peuvent plus lutter sur le terrain salarial et décident de surgir . Il est : l’accumulation des défaites contraint, à travers un enchevêtrement inextricable de dégradation matérielle et sociale, de besoins exacerbés et insatisfaits et de conscience diffuse et latente, le prolétariat à utiliser le seul moyen qui lui reste pour satisfaire ses besoins : l’affirmation de la classe-pour-soi. Cette affirmation se présente au début sous la forme de feux de paille brefs, mais tendra de plus en plus à dévoiler son contenu communiste. Dans la classe-pour-le-capital, la conscience du processus de maturation est encore embryonnaire, non développée, fragmentaire, partielle, et trouve son expression la plus avancée, et donc la plus explicite à ce moment, dans les fractions communistes, et son expression implicite, atomisée et plus hétérogène dans la désertion des syndicats, les grèves sauvages, la méfiance à l’égard du capital, le cynisme envers le patriotisme, etc.
B. - Quand nous disons que la classe s’unifie en dehors du terrain revendicatif, nous ne décrivons pas une forme précise de lutte, mais nous explicitons l’essence du processus. Un surgissement peut apparaître à partir de n’importe quoi: 2 centimes, 20 centimes, une répression policière, un accident du travail, une décision du gouvernement, un événement politique, le meurtre d’un ouvrier ou, comme cela arrive très souvent, rien du tout : une rumeur, un chef qui insulte un ouvrier, et même un mot d’ordre syndical. Ce qui caractérise le mouvement de la classe-pour-soi, ce n’est pas ce qui le déclenche, mais que ce qui le déclenche est secondaire, fortuit -un véritable prétexte. Ce qui est frappant, c’est que même lorsqu’il subsiste une revendication, celle-ci passe à l’arrière-plan, et que l’énergie, l'"irréalisme", l’extension, les moyens mis en œuvre n’ont aucune commune mesure avec la revendication. Ces surgissements sont inéquivoques et il faut être un bonze syndical ou un nostalgique du passé pour ne pas déceler leurs traits caractéristiques: ou bien il n’y a pas de revendication ou bien tout le monde se fout des ”revendications” ; ce n’est pas que les besoins matériels ne s’expriment pas, au contraire, la révolte sociale, générale, exprime la seule véritable nécessité matérielle que peut ressentir la classe en tant que classe face à la dégradation de toute la vie sociale, c’est-à-dire la transformation des rapports sociaux. Et la classe tente de répondre à ses besoins matériels de la seule façon possible à notre époque, en étendant la lutte, en dépassant la fragmentation de la classe-pour-le-capital, en "oubliant” le rapport salarié et en s’affirmant de manière révolutionnaire, c’est-à-dire : communiste.
C. - Pour ceux qui lisent de travers, rappelons qu’il a déjà été indiqué ("Perspectives...", n°7) qu’il ne faut pas considérer qu’il y aura un seul surgissement, mais bien des cycles : luttes revendicatives / défaites de la classe-pour-le-capital / exaspération-apathie / surgissements de la classe révolutionnaire / nouvelles tentatives de se défendre comme travail salarié / etc. Nous n’avons formulé aucun pronostic sur la forme précise, le nombre et le rythme de ces cycles, car c’est impossible. Tout au plus pourrait-on avoir des hypothèses intuitives à ce sujet. Par contre, ce dont on ne nous fera pas départir, à moins de nous apporter des arguments sérieux, c’est de la discontinuité fondamentale, de la rupture entre classe-pour-le-capital et classe-pour-soi, travail salarié et négation du travail salarié. Ce qui est commun, continu, qui fait le "pont” entre la fin d’un cycle de luttes revendicatives et le début du mouvement de la classe-pour-soi, ce qui, dans la négation, assure l’identité de la classe, c’est la position matérielle du noyau (grandes usines, etc.) de la classe- pour-le-capital et de la classe-pour-soi, qui est le même. C’est la continuité dans la négation.
D.- Le rôle des fractions qui se disent communistes au sein du prolétariat est d’indiquer la perspective de cette rupture en explicitant le processus de maturation silencieux au sein de la classe. Si les révolutionnaires ne le disent pas, qui le dira ? Ils n’ont pas l’illusion qu’ils pourraient avoir une influence très large tant que la classe elle-même n’a pas entamé un processus de dépassement des combats salariaux, mais ils font partie du mouvement de décantation, l’accélèrent dans la mesure de leurs moyens et, surtout, accomplissent sérieusement leur fonction spécifique, qui reste essentiellement d’indiquer et d’approfondir ce que le mouvement dans son ensemble sera contraint de faire. Même lorsque ce travail reste sur tout théorique, ils sont pratiquement, activement une partie intégrante du mouvement qui se déroule dans les cerveaux et la pratique de millions d’hommes. Ceux qui en douteraient exprimeraient simplement leur mauvaise conscience de ne pas faire ce travail. Quant à la question de savoir s’il faut intervenir plus ou moins, où, comment, est une question qu’il ne leur appartient pas de résoudre abstraitement, mais que le mouvement leur impose. De même que le mouvement oblige tous les prolétaires à réfléchir à certains moments, à intervenir à d’autres, de même il impose aux révolutionnaires de doser leur activité "théorique” et "pratique" en fonction du moment de la lutte de classe. Là encore, les fractions communistes sont "coupées" de la classe lorsque celle-ci est coupée d’elle-même (division de la classe-pour- le-capital) . Les "révolutionnaires" sont isolés des "ouvriers" parce que les ouvriers sont isolés les uns des autres. Les révolutionnaires sont contraints à un travail de réflexion, de maturation, d’intervention réduite, comme toutes les fractions de la classe. Ceux qui ne le comprennent pas sombrent dans l’activisme, le volontarisme et l’organisation artificielle.
[1] Cette phrase très profonde éclaire la question des comités de grèves sauvages (organes temporaires qui se dissolvent après la lutte). S’ils agissent comme des organes de négociation, ils sont en fait des syndicats et se retournent contre la classe. Par contre, s’ils sont un moment dans le dépassement de la lutte salariale, alors ils ont une fonction pour la classe. La formation d’un comité de grève contre les syndicats existants exprime un moment contradictoire dans le processus de maturation de la classe-pour- le-capital : les ouvriers accèdent pratiquement à la conscience de la nécessité de détruire la forme syndicale, mais continuent à tenter de lutter comme travail salarié. Cette contradiction est insoutenable : soit le comité de grève se transforme en syndicat et c’est son arrêt de mort comme agent prolétarien, soit il se transforme en organe de la classe-pour-soi et son contenu change complètement. Le rôle des révolutionnaires n’est pas de préconiser ou d’encenser de tels comités, mais, lorsqu'ils naissent, d’œuvrer à ce que la classe les dépasse. Il n’y a pas de syndicat "anti-syndical". C’est très logiquement que les ouvriers de Renault, en 1947, étaient conséquents en exigeant que le comité de grève aille jusqu’au bout de sa logique d’instrument revendicatif : se transformer en un syndicat (le Syndicat Démocratique Renault, S.D.R., trotskyste).