Soumis par Révolution Inte... le
Nous publions ci-dessous de larges extraits d’un courrier reçu par une lectrice suivis de notre réponse.
Chers camarades,
Je souhaiterais réagir à l’article paru sur le prolétariat que j’ai relu à l’occasion d’une permanence sur ce qu’est la classe ouvrière (« Qui peut changer le monde ? – 2e partie » dans la Revue internationale n° 74).
Je partage globalement les positions de cet article et surtout je comprends les intentions d’un tel écrit. Face aux campagnes de dévoiement qui sévissent depuis plusieurs décennies pour démontrer par tous les moyens possibles que la classe ouvrière n’existe qu’en tant que catégorie socio-professionnelle en voie de disparition, il est essentiel de démontrer qu’elles sont le fruit de l’idéologie bourgeoise et non de la réalité. Ces campagnes reposent sur deux mensonges et deux grands dévoiements du marxisme. La première est de considérer la question des classes de manière sociologique. Quant au deuxième mensonge, il s’agit de faire croire que les ouvriers ne se résument qu’au travailleur en col bleu considérant que les employés faisant un travail plus intellectuel ne sont pas des ouvriers. […] Le prolétariat en tant que classe n’existe qu’au sein de la lutte, non dans le sens où il n’existerait que dans les périodes de mouvements ouvriers, mais que son existence ne peut se penser que dans le rapport de force qui l’oppose à la bourgeoisie. C’est pourquoi, choisir comme titre de paragraphe : « les critères d’appartenance à la classe ouvrière », ne me paraît pas pertinent et semble être en contradiction avec la première partie de l’article. Ce paragraphe commence en rappelant ceci :« À grands traits… le fait d’être privé de moyens de production et d’être contraint, pour vivre, de vendre sa force de travail à ceux qui les détiennent et qui mettent à profit cet échange pour s’accaparer une plus-value, détermine l’appartenance à la classe ouvrière ».
Je souscris à cette description qui pose clairement la place occupée par le prolétariat dans les rapports de production (elle est une classe exploitée) et qui détermine le caractère révolutionnaire de la classe ouvrière.
Ensuite, l’article précise que face à toutes les « falsifications », il est nécessaire d’apporter des précisions sauf que ces précisions très détaillées finissent par dénaturer l’analyse précédente puisqu’il s’agit de faire une liste de qui appartient à la classe ouvrière ou pas. En voici quelques-unes : « C’est pour cela qu’il est indispensable de signaler qu’une des caractéristiques du prolétariat est de produire de la plus-value. Cela signifie notamment deux choses : le revenu d’un prolétaire n’excède pas un certain niveau au-delà duquel il ne peut provenir que de la plus-value extorquée à d’autres travailleurs […] ».
Ou encore : « Ainsi, au sein du personnel d’une entreprise, certains cadres techniques (et même des ingénieurs d’études) dont le salaire n’est pas éloigné de celui d’un ouvrier qualifié, appartiennent à la même classe que ce dernier, alors que ceux dont le revenu s’apparente plutôt à celui du patron (même s’ils n’ont pas de rôle dans l’encadrement de la main-d’œuvre) n’en font pas partie. […] ».
Suivi de : « D’un autre côté, l’appartenance à la classe ouvrière n’implique pas une participation directe et immédiate à la production de plus-value. L’enseignant qui éduque le futur producteur, l’infirmière ou même le médecin salarié (dont il arrive maintenant que le revenu soit moindre que celui d’un ouvrier qualifié) qui « répare » la force de travail des ouvriers (même si, en même temps, elle soigne aussi des flics, des curés ou des responsables syndicaux, voire des ministres) appartient incontestablement à la classe ouvrière au même titre qu’un cuisinier dans une cantine d’entreprise […] ».
Ces passages ouvrent la voie d’une analyse qui ne peut conduire qu’à « du cas par cas » car la question soulevée est « qui est ouvrier ? » et non « qu’est-ce que la classe ouvrière ? ». Il s’agit de deux approches très différentes qui reposent sur deux méthodes antagoniques. L’une enferme la réflexion dans une approche sociologique et l’autre ouvre la réflexion sur la notion de classe qui permet de penser la question de la conscience de classe dans le processus révolutionnaire.
À la lecture du Manifeste [du Parti communiste], nous pouvons voir que Marx explore de manière approfondie la question du processus historique mais qu’il ne détaille pas qui est le prolétariat. Il détermine de manière matérialiste ce qu’est le prolétariat et non qui est le prolétariat. Je pense que ce garde-fou est nécessaire, car poser cette problématique en termes individuels est le meilleur moyen de noyer la compréhension des rapports de force. La question ne se pose pas à cette échelle, selon moi. La frontière de classe se réalise et se pense dans la lutte : quels sont les mouvements, les discours et les prises de position qui correspondent aux nécessités révolutionnaires du prolétariat et, de ce fait, apparaît qui appartient au prolétariat ou non. Certes, de par leur position dans le processus de production (exploité : extorsion d’une plus-value : salarié qui ne détient pas les moyens de production et qui ne participe pas à la réalisation de l’exploitation) ou la nature de leur travail (associé), certaines catégories de travailleurs portent et apportent la coloration révolutionnaire au mouvement qu’ils engendrent. C’est eux qui peuvent porter un mouvement révolutionnaire sans en être les seuls dépositaires : leur force est justement de rassembler car en s’émancipant, ils émancipent l’homme. […]
Qui appartient à la classe ouvrière n’est pas une question pertinente dans l’absolu et nécessite d’être sans cesse questionnée sur le terrain des idées, des combats et des revendications dans les moments d’opposition ou d’affrontement à la bourgeoisie. Il ne s’agit pas de mettre tout le monde dans le prolétariat mais de ne pas enfermer la définition de la classe ouvrière dans un carcan sociologique ou déterministe qui exclut de fait l’importance de la dynamique interne propre aux rapports de forces dans le capitalisme. Les débats sur cette question restent très importants en cette période où tout est fait pour détruire la pensée et surtout vider de sa substance toutes les perspectives révolutionnaires en niant jusqu’à l’existence même de la classe ouvrière. C’est pourquoi, je salue et veut contribuer à ces débats portés par le CCI.
Fraternellement.
Pomme
Notre réponse
Nous saluons tout d’abord la contribution de la camarade Pomme. Dans la tradition du mouvement révolutionnaire, le presse est un lieu de débat au sein de la classe ouvrière où toutes divergences, désaccords et questionnements sont de véritables contributions pour la clarification des questions politiques, un véritable ballon d’oxygène dans le monde mortifère de la société capitaliste en pleine décomposition.
Nous sommes tout à fait d’accord avec la camarade sur la nécessité de combattre l’idéologie de la bourgeoisie sur la disparition de la classe ouvrière alors qu’elle existe bel et bien, ne se résumant ni à des critères socio-professionnels ni aux seuls « cols bleus ». Tout en reconnaissant cette base objective, bien que, selon nous, sous-estimant les critères économiques qui déterminent l’appartenance à la classe des exploités, la camarade critique le titre d’un paragraphe : « Les critères d’appartenance à la classe ouvrière », mais aussi toute sa démarche en contradiction, selon elle, avec la première partie qui dénonçait les falsifications idéologiques de la bourgeoisie. Pour la camarade, il faut s’appuyer, au contraire, sur la méthode qu’utilisent Marx et Engels dans le Manifeste du Parti communiste, qui explore de manière approfondie un processus historique et ne détaille pas « qui est prolétaire » mais « ce qu’est le prolétariat ». Pour la camarade, poser cette problématique en termes individuels est le meilleur moyen de noyer la compréhension des rapports de force.
Nous aborderons la question du rapport de force entre les classes dans une deuxième partie. Il s’agit tout d’abord de répondre à la première critique : y a-t-il une contradiction entre les deux parties de l’article ?
Comme le souligne la camarade, contrairement aux discours sur la « disparition de la classe ouvrière » ou son « embourgeoisement » depuis l’avènement de la « société de consommation », jamais le marxisme n’a identifié la classe ouvrière aux seuls « cols bleus ». Même du temps de Marx, et ce alors que le gros bataillon de la classe ouvrière était constitué par le prolétariat industriel, d’autres secteurs, comme les correcteurs d’imprimerie, faisaient aussi partie du prolétariat, quelquefois à l’avant-garde des luttes. En fait, cette distinction entre « cols bleus » et « cols blancs » est destinée à diviser les ouvriers, et c’est ce même discours que la bourgeoisie utilise aujourd’hui, afin de faire croire à beaucoup « d’employés » qu’ils ne font pas partie de la classe ouvrière.
En réalité, ce sont fondamentalement des critères économiques qui déterminent l’appartenance à la classe ouvrière. Du fait de l’évolution du capitalisme et de sa crise, ce qu’on appelle les « cols blancs » représentent la majorité des salariés dans nombre de pays européens, ce qui permet à la bourgeoisie de les présenter comme la « classe moyenne ». Autrement dit, ils n’appartiendraient plus à la classe ouvrière.
Contrairement à ce que pense la camarade, la question de qui produit et de qui dispose de la plus-value une fois celle-ci réalisée est centrale dans les rapports de classe. Il ne s’agit donc nullement de faire du « cas par cas » mais de définir un cadre permettant de caractériser une appartenance de classe de manière rigoureuse. C’est justement en mettant au cœur du problème la plus-value et sa dimension politique qu’on peut poser la question en termes de classes. Comme l’article critiqué l’a montré, ce n’est pas le niveau de salaire en soi qui fait la nature du prolétaire, mais sa place dans un rapport de production et dans un processus lié à l’exploitation. En ce sens, notre démarche, ici, n’est ni « individuelle » ni « sociologique », elle est conforme à la critique de l’économie politique.
Cet article est-il contradictoire avec la méthode du Manifeste ? Marx montre comment, sous la poussée du développement et de l’évolution de la production capitaliste, le prolétariat ne cesse lui aussi de se transformer : quittant l’artisanat et la paysannerie, l’ouvrier intègre la classe ouvrière naissante en vendant sa force de travail dans les premiers ateliers à l’âge de la manufacture, dans les premières fabriques, puis dans les usines des grandes concentrations industrielles. En 1880, Marx lança une grande enquête destinée aux ouvriers français sur la base de toute une série de questions, seuls les prolétaires pouvant « décrire, en toute connaissance de cause, les maux qu’ils endurent ; eux seuls, et non des sauveurs providentiels, peuvent appliquer énergiquement les remèdes aux misères que l’exploitation capitaliste leur font subir ». Kautsky, dans son Programme socialiste, lorsqu’il était encore marxiste, avait analysé l’évolution du prolétariat de la fin du XIXe siècle, période de pleine expansion du capitalisme dans sa recherche de nouveaux marchés à travers la colonisation de grandes zones qui n’étaient pas encore sous sa domination. C’est cette méthode que nous reprenons dans un contexte particulier : la phase de décomposition du capitalisme où sa survie est menacée. Pour Marx et Kautsky, il s’agissait de participer à la prise de conscience de la classe ouvrière comme force sociale. L’objectif aujourd’hui n’est plus le même. Le capitalisme n’est plus dans sa phase d’épanouissement mais dans une lutte pour sa survie afin d’éviter de sombrer dans le chaos, ce face à quoi la bourgeoisie est impuissante, mais surtout cherche à entraver la marche révolutionnaire du prolétariat qui, même affaibli, constitue un danger. Pour dénoncer les campagnes idéologiques de la bourgeoisie qui visent à entretenir, au sein de la classe ouvrière, un sentiment d’impuissance du fait de la perte momentanée de son identité de classe, nous sommes obligés de rentrer plus dans le détail afin de montrer que la classe ouvrière existe bel et bien. Or, celle-ci doit prendre appui sur la réalité sociale du capitalisme, d’une société divisée en classes.
(À suivre)
RI, 2 janvier 2022