Soumis par Revue Internationale le
Nous entamons, avec cet article, le troisième volume de notre série sur le communisme entreprise il y a presque 15 ans. Le deuxième volume de la série se terminait (dans la Revue internationale n°111) sur l'épuisement de la vague révolutionnaire internationale qui avait ébranlé le capitalisme mondial jusque dans ses fondations et, plus particulièrement, par une description audacieuse de la culture communiste du futur, esquissée par Trotsky dans ses travaux de 1924, Littérature et révolution. La clarification de ses buts généraux constitue un élément constant de la lutte du mouvement prolétarien. Au cours de cette série, nous avons cherché à apporter notre part dans cette lutte, non seulement en racontant à nouveau son histoire - et c'est déjà très important étant donné la terrible distorsion à laquelle l'idéologie dominante soumet l'histoire réelle du prolétariat - mais aussi en cherchant à explorer des domaines nouveaux et depuis longtemps négligés, à développer une compréhension plus profonde de l'ensemble du projet communiste. Dans les prochains articles, nous poursuivrons donc selon la ligne chronologique qu'a suivie la série jusqu'ici, en étudiant en particulier les contributions sur les problèmes de la période de transition qu'ont faites les fractions communistes de gauche pendant la période de contre-révolution qui a suivi cette défaite historique de la classe ouvrière. Mais, avant de démarrer tout de suite sur ces questions qui concernent les nouvelles élaborations théoriques dans le mouvement ouvrier sur les problèmes du communisme et de la période de transition à la lumière de la première expérience de prise du pouvoir par le prolétariat révolutionnaire, nous pensons qu'il est utile et nécessaire de clarifier les buts et la méthode de la série. D'une part, en revenant une fois de plus au début : à la fois au début de la série et au début du marxisme lui-même. D'autre part, en récapitulant les principaux arguments développés dans les deux premiers volumes de la série qui rendent compte des apports et de la clarification qui ont eu lieu sur le contenu du communisme avec le développement de l'expérience historique du prolétariat. Cela nous fournira ainsi un solide point de départ pour examiner les questions que les révolutionnaires des années 1930 et 1940 ont posées afin de poursuivre sur les conditions de la révolution prolétarienne à notre époque.
Dans ce n°123 de la Revue, nous examinerons en détail un texte fondamental du jeune Marx : la lettre à Arnold Ruge 1 de septembre 1843, un texte souvent cité mais rarement analysé en profondeur. Il y a plus d'une raison pour revenir sur la lettre à Ruge. Pour Marx comme pour la vision marxiste, il ne s’agit pas de simplement lutter pour une nouvelle forme d’économie qui remplacerait le capitalisme lorsque celui-ci atteint ses limites historiques. Il ne s’agit pas non plus de militer pour la simple émancipation de la classe ouvrière. Comme l’a dit Engels plus tard, il s’agit pour l’ensemble de l’espèce humaine de "passer du règne de la nécessité au règne de la liberté", de libérer la totalité des potentialités que l’homme porte en lui-même et qui se sont trouvées contenues, bridées, voire opprimées depuis la préhistoire d’abord du fait du faible développement des forces productives et de la civilisation ensuite de par l'existence de la société de classes. La lettre à Ruge nous ouvre une voie dans cette problématique, en insistant sur le fait que nous sommes à la veille d'un réveil général de l'espèce humaine. Et nous pourrions même aller plus loin : comme Marx devait le défendre dans Les Manuscrits économiques et philosophiques, dits Manuscrits de 1844, la résurrection de l'homme est en même temps la résurrection de la nature ; si l'homme devient conscient de lui-même à travers le prolétariat, alors la nature devient consciente d'elle-même à travers l'homme. Il est certain que ce sont des questions qui nous mènent à chercher à comprendre quelles sont les aspirations les plus profondes de l'être humain.
Les grandes lignes des réponses ne sont pas l'invention d'un brillant penseur individuel, Marx, mais la synthèse théorique des possibilités réelles présentes dans l'histoire. La lettre à Ruge illustre très bien le processus d'évolution de Marx du milieu philosophique au mouvement communiste. Nous avons déjà traité de cette question dans le deuxième article de la série ("Comment le prolétariat a gagné Marx au communisme", dans la Revue internationale n°69) dans lequel nous avons montré que la trajectoire politique de Marx constitue elle-même une illustration de la position adoptée dans Le Manifeste communiste : la vision des communistes n'est pas l'invention d'idéologues individuels mais l'expression théorique d'un mouvement vivant, le mouvement du prolétariat. Nous avons montré en particulier comment l'implication de Marx dans les associations ouvrières à Paris en 1844 a joué un rôle décisif pour gagner celui-ci à un mouvement communiste qui l'avait précédé et était né indépendamment de lui. L'étude de la lettre à Ruge et d'autres travaux de Marx avant son arrivée à Paris montre clairement qu'il ne s'agissait pas d'une "conversion" soudaine mais du point culminant d'un processus qui était déjà en développement. Mais cela ne change pas la thèse de base. Marx n'était pas un philosophe solitaire qui concoctait des recettes pour l'avenir dans la sécurité de sa cuisine ou de sa bibliothèque. Il a évolué vers le communisme sous l'attraction d'une classe révolutionnaire qui a su s'approprier et intégrer l'ensemble des talents indubitables de Marx comme penseur dans la lutte pour un monde nouveau. Et la lettre à Ruge, comme nous le verrons, constitue déjà le début d'une expression claire de cette réalité biographique à travers une démarche théorique cohérente sur la question de la conscience.
De la critique de l'aliénation au matérialisme historique
En septembre 1843, Marx a passé une période de "vacances" pendant plusieurs mois à Kreuznach, en partie du fait de la lourde censure prussienne qui l'avait privé de la responsabilité de publier Die Rheinische Zeitung (La Gazette rhénane). Le journal avait été fermé après avoir publié un certain nombre d'articles "subversifs" dont l'article de Marx sur les souffrances des vignerons de Moselle. Marx utilisa la liberté qui lui était de ce fait accordée pour réfléchir et écrire. Il traversait une période cruciale de son évolution, celle de la transition entre un point de vue démocrate radical et une position explicitement communiste qu'il allait déclarer l'année suivante à Paris.
On a beaucoup écrit sur le "jeune Marx", en particulier sur ses travaux des années 1843-44. Certains des documents les plus importants de cette période n'ont été connus que bien après sa mort : les Manuscrits de 1844 notamment, qu'il écrivit à Paris, ne furent publiés qu'en 1932.
De ce fait, beaucoup des premiers travaux de Marx n'étaient pas connus des marxistes eux-mêmes pendant une longue période du mouvement ouvrier - y compris toute la période de la 2e Internationale et de la formation de la 3e. Certaines explorations des plus audacieuses contenues dans les Manuscrits de 1844 - des éléments-clés concernant le concept d'aliénation ainsi que le contenu de l'expérience humaine dans une société qui a dépassé l'aliénation - n'ont pu être intégrés dans l'évolution de la pensée marxiste pendant toute cette période.
Ceci a donné lieu à un certain nombre d'interprétations idéologiques avec diverses gradations qui oscillent généralement entre deux pôles. Un pôle est personnifié par ce porte-parole de la forme la plus sénile de l'intellectualisme stalinien, Louis Althusser, pour qui les premiers écrits de Marx peuvent être relégués à la catégorie de l'humanisme sentimental et de l'inconscience de la jeunesse. Et c'est par "sagesse" qu'ils auraient été mis plus tard au rancart par un Marx scientifique mettant l'accent sur l'importance centrale des lois objectives de l'économie. Ce qui, si on parvient à passer du sublime charabia de la théorie althussérienne à son application bien plus compréhensible dans le monde de la politique, revient à se diriger non vers la fin de l'aliénation mais vers le programme bien plus réalisable du capitalisme d'Etat de la bureaucratie stalinienne. L'autre pôle en est l'image miroir, celle d'un Marx stalinien pragmatique : c'est l'idéologie qu'embrasse toute une congrégation de catholiques, d'existentialistes et autres philosophes qui, eux aussi, voient une continuité entre les derniers travaux de Marx et les plans quinquennaux en URSS, mais qui nous chuchotent qu'il existe un autre Marx, un Marx jeune, romantique et idéaliste, un Marx qui offre une alternative à l'appauvrissement spirituel que subit l'Occident matérialiste. Entre ces deux pôles existent toutes sortes de théoriciens, – dont certains sont proches de l'Ecole de Francfort 2 et des travaux de Lucio Colletti 3, tandis que d'autres sont partiellement influencés par certains aspects du communisme de gauche (par exemple, la publication Aufheben en Grande-Bretagne) - qui ont utilisé le fait que la 2e Internationale s'appuyait sur Engels plutôt que sur les premiers écrits philosophiques de Marx pour creuser un fossé infranchissable, pas tant entre le jeune et le vieux Marx qu’entre Marx et Engels ou entre Marx et les 2e et 3e Internationales. Dans les deux cas, les méchants de la pièce trahiraient la pensée de Marx par une distorsion mécaniste et positiviste.
Ces mauvaises recettes sont saupoudrées de quelques vérités. Il est vrai que la période de la 2e Internationale en particulier a vu le mouvement ouvrier devenir de plus en plus vulnérable à la pénétration de l'idéologie dominante, et c'était le cas autant sur le plan de la théorie générale (en philosophie, sur le problème du progrès historique, sur les origines de la conscience de classe) qu'au niveau de la pratique politique (comme sur la question parlementaire, sur le programme minimum et le programme maximum, etc.). Il est aussi possible que la non connaissance des premiers écrits de Marx ait accentué cette vulnérabilité, parfois par rapport aux problèmes les plus fondamentaux. Engels, entre autres, n'a jamais nié que Marx était le plus profond penseur des deux et, par endroits, le travail théorique d'Engels aurait certainement pu être plus approfondi s'il avait pleinement assimilé certaines questions que Marx pose avec insistance dans ses premiers travaux. Mais ce qui fait défaut à toutes ces démarches qui établissent des oppositions, c'est le sens de la continuité dans la pensée de Marx et de la continuité du courant révolutionnaire qui, avec toutes ses faiblesses et ses déficiences, s'est approprié la méthode marxiste pour faire avancer la cause du communisme. Dans de précédents articles de cette série, nous avons combattu l'idée qu'il existait un fossé infranchissable entre la 2e Internationale et le marxisme authentique, avant ou après celle-ci (voir la Revue internationale n°84, "La social-démocratie fait avancer la cause du communisme") ; nous avons également répondu à la tentative d'opposer Marx à Engels sur le plan philosophique (voir "La transformation des rapports sociaux" dans la Revue internationale n°85 qui rejette l'idée avancée par Schmidt - et Colletti - selon laquelle le concept de dialectique de la nature n'existerait pas chez Marx). Et, avec Bordiga, nous insistions sur la continuité qui existe fondamentalement entre Marx des Manuscrits de 1844 et Marx auteur du Capital qui n'a pas abandonné son point de vue de départ mais cherche à lui donner un fondement solide et une base plus scientifique, avant tout en développant la théorie du matérialisme historique et une étude plus profonde de l'économie politique du capitalisme (voir la Revue internationale n°75, "Le Capital et les principes du communisme").
Un coup d’œil aux travaux de Marx dans sa phase immédiatement "pré-communiste" de 1843 confirme pleinement cette façon d'aborder le problème. Durant la période précédente, Marx s'était trouvé de plus en plus confronté aux idées communistes. Par exemple, lorsqu'il publiait encore Die Rheinische Zeitung, il avait assisté dans les bureaux du journal de Cologne aux réunions d'un cercle de discussion, animé par Moses Hess 4 qui s'était déjà déclaré en faveur du communisme. Il est certain que Marx ne s'est jamais engagé envers une cause à la légère. De même qu'il avait longuement réfléchi avant de devenir un disciple de Hegel, de même il refusa d'adopter les théories communistes de façon superficielle et pensait que beaucoup des formes existantes de communisme étaient grossières et peu développées - se présentant comme des abstractions dogmatiques, comme il l'écrit dans sa lettre de septembre 1843 à Ruge. Dans une précédente lettre à Ruge (novembre 1842), il écrivait : "(…) je tenais pour déplacée, que dis-je, pour immorale, l'introduction subreptice de dogmes communistes et socialistes, donc d'une nouvelle conception de la vie, dans des compte-rendus de théâtre, etc., qui n'ont rien à voir avec elle, et que je désirais une discussion toute différente et plus approfondie du communisme, si ce sujet devait venir en discussion."
Le dépassement de la séparation entre l'individu et la communauté
Mais un examen rapide des textes qu'il a écrits pendant cette période montre que son évolution vers le communisme avait déjà commencé. Si on prend le principal texte qu'il a écrit pendant son séjour à Kreuznach, la Critique de la philosophie du droit de Hegel, un texte long et incomplet, difficile à lire, il montre que Marx bataille avec la critique de Hegel que fait Feuerbach. Marx était particulièrement influencé par la critique pertinente avancée par Feurerbach aux spéculations idéalistes de Hegel. Feuerbach mettait en évidence que c'est l'existence qui produit la conscience et non l'inverse. Cette méthode alimente la critique de l'Etat, considéré par Hegel comme l'incarnation de l'Idée et non comme le reflet des réalités les plus terrestres de la vie humaine. Les prémisses d'une critique fondamentale de l'Etat en tant que tel étaient déjà établies. Dans la Critique de 1843, Marx considérait déjà l'Etat - y compris l'Etat moderne avec ses députés - comme une expression de l'aliénation de la société humaine. Et bien que Marx comptât encore à l'époque sur l'avènement du suffrage universel et d'une république démocratique, il regardait dès le départ au-delà de l'idéal d'un régime politique libéral ; en effet, dans les formulations encore hybrides de la Critique, Marx défend l'idée que le suffrage universel ou plutôt la démocratie radicale annoncent le dépassement de l'Etat et de la société civile (c'est-à-dire bourgeoise). "Dans l'Etat politique abstrait, la réforme du droit de vote est une dissolution de l'Etat, mais de même la dissolution de la société civile."
De façon embryonnaire se dessine déjà le but qui a animé le mouvement marxiste dans toute son histoire : le dépérissement de l'Etat.
Dans le texte La question juive aussi, rédigé vers la fin 1843, Marx regarde au-delà de la lutte pour l'abolition des entraves féodales - il s'agissait, dans ce cas, des restrictions des droits civils des Juifs dont Marx considérait l'abolition comme un pas en avant, contrairement aux sophismes de Bruno Bauer. Marx montre les limites inhérentes à la notion même de droits civils qui ne signifient rien d'autre que les droits du citoyen atomisé dans une société d'individus en concurrence. Pour Marx, l'émancipation politique - en d'autres termes les buts que se donne la révolution bourgeoise qui était encore à accomplir dans une Allemagne arriérée - ne devait pas être confondue avec une émancipation sociale authentique qui permettrait à l'humanité de s'affranchir de la domination de pouvoirs politiques étrangers ainsi que de la tyrannie de l'échange. Cela impliquait le dépassement de la séparation entre l'individu et la communauté. Il n'utilise pas le terme de communisme, mais les implications de son point de vue sont déjà évidentes (voir "Marx et la question juive" dans la Revue internationale n°114).
Pour finir, dans son Introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel, un texte plus court mais bien plus centré (rédigé fin 1843 ou début 1844), les pas qu'accomplit Marx sont énormes - et cela prendrait un article à lui seul pour leur rendre justice. Pour les résumer aussi brièvement que possible, ils comportent deux volets : d'abord, Marx y développe sa fameuse critique de la religion qui va déjà bien au-delà des critiques rationalistes bourgeoises des Lumières et établit que la puissance de la religion provient de l'existence d'un ordre social qui doit nier les besoins humains ; ensuite, pour la première fois, le prolétariat y est identifié comme l'agent de la révolution sociale : "(…) une classe avec des chaînes radicales, une classe de la société bourgeoise qui ne soit pas une classe de la société bourgeoise, une classe qui soit la dissolution de toutes les classes, (…) une sphère (…) qui ne puisse s'émanciper, sans s'émanciper de toutes les autres sphères de la société et sans, par conséquent, les émanciper toutes, qui soit, en un mot, la perte complète de l'homme, et ne puisse donc se reconquérir elle-même que par le regain complet de l'homme."
L'émancipation du prolétariat est indissociable de l'émancipation de toute l'humanité : la classe ouvrière ne se libère pas seule de l'exploitation ; elle ne s'établit pas éternellement comme classe dominante ; elle agit en tant que porteur et expression de tous les opprimés ; de même, elle ne se contente pas de se débarrasser et de débarrasser l'humanité du capitalisme, mais elle doit permettre à l'humanité de surmonter le cauchemar que font peser sur elle toutes les formes d'exploitation et d'oppression qui ont existé auparavant.
Le prolétariat, agent du changement révolutionnaire
Il faut ajouter que ces deux derniers textes ainsi que la série de "Lettres à Ruge" ont été publiés dans l'unique édition des Deutsche-Französische Jahrbücher (Les Annales franco-allemandes) en février 1844. Ce journal était le fruit de la collaboration de Marx avec Ruge, Engels et d'autres 5. Marx avait mis beaucoup d'espoirs dans cette entreprise dont il espérait qu'elle pourrait remplacer les Deutsche Jahrbücher (Annales allemandes), interdites, de Ruge et permettre de développer des liens étroits entre révolutionnaires français et allemands ; en fin de compte, aucun collaborateur français ne répondit à ses espoirs et toutes les contributions vinrent des Allemands. Il est très intéressant de noter qu'en août-septembre 1843, Marx avait rédigé un court projet de programme pour l'orientation de cette publication :
"Les articles de nos Annales seront écrites par des Allemands ou des Français et traiteront :
1) des hommes et des systèmes qui ont acquis une influence, utile ou dangereuse, et des questions politiques d'actualité, qu'elles concernent les constitutions, l'économie politique ou les institutions publiques et morales.
2) Nous publierons une revue de presse qui, par certains aspects, sera une critique féroce de la servilité et de la bassesse que montrent certaines publications, et qui attirera l'attention sur les efforts valables manifestés par d'autres au nom de l'humanité et de la liberté.
3) Nous inclurons une revue de la littérature et des publications de l'ancien régime en Allemagne qui décline et se détruit lui-même et, pour finir, une revue des livres des deux nations qui marquent le commencement et la poursuite de l'ère nouvelle dans laquelle nous entrons."
De ce document, nous pouvons souligner deux aspects. Le premier, c'est que déjà à cette époque, la préoccupation de Marx était militante ; rédiger un projet de programme pour une publication, même bref et général, c'est considérer cette publication comme l'expression d'une action organisée. Cette dimension de la vie de Marx - l'engagement dans une cause et la nécessité de construire une organisation de révolutionnaires - constitue une marque fondamentale de l'influence du prolétariat sur Marx "l'homme et le combattant" - pour utiliser le titre de la biographie de Marx par Nicolaïevski écrite en 1936.
Le deuxième, c'est que lorsque Marx parle d'une "ère nouvelle", il faut garder à l'esprit le fait que, tandis qu'en Allemagne et dans une grande partie de l'Europe, l'ère nouvelle signifiait le renversement du féodalisme et la victoire de la bourgeoisie démocratique, l'engagement de Marx et Engels envers le communisme au départ comportait une forte tendance à combiner la révolution bourgeoise avec la révolution prolétarienne et qu'ils pensaient que cette dernière viendrait rapidement après la première. C'est clair dans le fait que Marx voit le prolétariat comme l'agent du changement révolutionnaire même dans l'Allemagne arriérée et c'est encore plus clair dans la démarche du Manifeste communiste comme dans la théorie de la révolution permanente élaborée dans le sillage des soulèvements de 1848. Si on applique cette vision aux travaux de Marx en 1843 et 1844, on doit déduire que lorsqu'il prévoyait une "ère nouvelle", Marx fixait moins son regard sur une lutte purement transitoire vers une république bourgeoise et bien plus sur la lutte qui devait s'ensuivre pour une société réellement humaine libérée de l'égoïsme et de l'exploitation capitalistes. Ce qui a animé Marx pendant toute sa vie, c'est avant tout la conviction qu'une telle société était possible. Il devait plus tard reconnaître avec plus de lucidité que la lutte immédiate pour un tel monde n'était pas encore à l'ordre du jour de l'histoire et que l'humanité devait encore passer par le calvaire du capitalisme pour que les bases matérielles de la nouvelle société soient établies. Il n'a cependant jamais dévié de son inspiration initiale.
Le marxisme n'est pas un système clos
Cela n'a donc pas de sens d'établir une distinction rigide entre le jeune et le vieux Marx. Les textes de 1843-44 constituent tous des étapes décisives vers une vision communiste pleinement développée du monde, avant même qu'il se soit lui-même consciemment ou explicitement défini comme communiste. De plus, la rapidité de l'évolution de Marx pendant cette période est tout à fait remarquable. Après avoir produit les textes déjà mentionnés, il déménagea à Paris. Pendant l'été 1844, manifestement influencé par son implication directe dans les associations ouvrières communistes de cette ville, Marx a rédigé les Manuscrits économiques et philosophiques (Manuscrits de 1844) dans lesquels il prit parti pour le communisme ; fin août, il rencontre Engels qui contribua à une compréhension bien plus directe du fonctionnement du système capitaliste. Leur collaboration eut un effet dynamisant sur le travail de Marx et, en 1845, avec les "Thèses sur Feuerbach" et L'idéologie allemande, il était capable de présenter l'essence de la théorie matérialiste de l'histoire. Et comme le marxisme, contrairement à ce que ses détracteurs prétendent, n'est pas un système clos, ce processus en évolution et en auto-développement devait continuer jusqu'à la fin de la vie de Marx (voir par exemple l'article de cette série sur "Marx de la maturité" dans la Revue internationale n°81 qui rapporte comment Marx s'est mis à apprendre le russe afin de traiter de la question russe sur laquelle il a apporté des réponses incomprises de certains de ses "disciples" les plus rigides).
C'est à la lumière de ce que nous venons de dire qu'il faut lire la lettre de septembre 1843 que nous reproduisons entièrement ci-dessous. Ce n'est pas par hasard si toute la série de lettres a été publiée dans les Deutsche-Französische Jahrbücher ; à l'époque elles étaient déjà considérées comme une contribution à l'élaboration d'un nouveau programme ou, au moins, d'une nouvelle méthode politique ; la dernière lettre est la plus "programmatique" de toutes. Au cours des lettres, on peut suivre comment Marx décide de quitter l'Allemagne où ses perspectives sont de plus en plus précaires à la fois à cause de désaccords familiaux et de tracasseries de la part des autorités. Dans la lettre de septembre, Marx confesse qu'il est de plus en plus difficile de respirer en Allemagne et pense aller en France - le pays des révolutions où la pensée socialiste et communiste se développait à profusion dans toutes sortes de directions. Ruge, ancien éditeur des Deutsche Jahrbücher interdites, était volontaire pour participer à la création d'Annales franco-allemandes - même si leurs points de vue allaient diverger lorsque Marx adopta un point de vue explicitement communiste. Ruge avait fait part auparavant à Marx de son sentiment de découragement à la suite de son expérience avec la censure allemande et à cause de l'atmosphère philistine qui prévalait en Allemagne. Aussi, l'avant-dernière lettre de Marx à Ruge (écrite à Cologne en mai 1843) est-elle dédiée en partie à l'état d'esprit de Ruge et nous donne une bonne vision de l'optimisme de Marx à l'époque : "Nous devons pour notre part mettre le vieux monde en pleine lumière et travailler positivement à la formation du nouveau. Plus les événements propres à l'humanité pensante nous laisseront du temps pour réfléchir et ceux propres à l'humanité souffrante le temps pour nous rassembler, plus achevé sera le produit qui fera son apparition dans le monde et que notre époque porte présentement en son sein".
La lutte contre le dogmatisme
Quand Marx écrit la lettre de septembre, le moral de Ruge est remonté. Marx esquisse avec enthousiasme la démarche politique qui doit sous-tendre l'entreprise qu'ils proposent. Pour commencer, il insiste pour éviter les démarches dogmatiques. Il faut se rappeler que c'était l'âge d'or du socialisme utopique dont les diverses variantes se basaient, presque toutes, sur des spéculations abstraites concernant la façon de gérer une société nouvelle et plus équitable, et avaient peu de rapport, sinon aucun, avec les luttes concrètes qui se déroulaient dans le monde alentour. Dans bien des cas, les utopistes manifestaient un mépris dédaigneux à la fois pour les revendications de l'opposition démocratique au féodalisme et pour les revendications économiques immédiates de la classe ouvrière naissante ; et pour faire aboutir le nouvel ordre social, ils parvenaient rarement à avoir d' autre projet que celui de mendier auprès de riches philanthropes bourgeois. C'est pourquoi Marx rejette la plupart des types de socialisme qui lui sont contemporains en les considérant comme des formes dogmatiques qui affrontent le monde avec des schémas pré-établis et qui jugent indignes de leur attention les luttes politiques concrètes. En même temps, Marx montre clairement qu'il connaît les différentes tendances du mouvement communiste et qu'il considère certaines d'entre elles - il mentionne Proudhon et Fourier 6 - dignes d' attention. Mais la clé de sa vision reste la conviction qu'un monde nouveau ne peut venir du ciel mais sera le résultat des luttes qui se déroulent dans le monde. D'où le fameux passage : "Rien ne nous empêche donc de prendre pour point d'application de notre critique la critique de la politique, la prise de position en politique, c'est-à-dire les luttes réelles, de l'identifier à ces luttes. Nous ne nous présentons pas au monde en doctrinaires avec un principe nouveau : voici la vérité, à genoux devant elle ! Nous apportons au monde les principes que le monde a lui-même développés en son sein. Nous ne lui disons pas : laisse là tes combats, ce sont des fadaises ; nous allons te crier le vrai mot d'ordre du combat. Nous lui montrons simplement pourquoi il combat exactement, et la conscience de lui-même est une chose qu'il devra acquérir, qu'il le veuille ou non".
Au fond, comme Lukacs le souligne dans son texte de 1920, "La conscience de classe", c'est déjà une analyse matérialiste : il ne s'agit pas d'apporter la conscience à quelque chose d'inconscient - l'essence de l'idéalisme - mais de rendre conscient un processus qui évolue déjà dans cette direction, un processus conduit par une nécessité matérielle qui contient aussi la nécessité de devenir conscient de lui-même.
Il est vrai que Marx parle en grande partie de la lutte pour l'émancipation politique - pour l'achèvement de la révolution bourgeoise, avant tout en Allemagne. L'insistance qu'il porte sur la critique de la religion, sur la nécessité d'intervenir dans les questions politiques du moment, concernant par exemple la différence entre le système des grands propriétaires et celui du gouvernement de représentants, le confirme, tout comme l'idée selon laquelle il est possible que ces activités critiques "intéressent pratiquement un grand parti" - c'est-à-dire influencent la bourgeoisie libérale. Mais n'oublions pas que Marx était à la veille de concevoir le prolétariat comme l'agent de la transformation sociale, conclusion qui devait vite être appliquée à l'Allemagne féodale et aux pays plus développés d'un point de vue capitaliste. De ce fait, la méthode peut aussi être appliquée - et en fait l'est plus spécifiquement - à la lutte prolétarienne pour des revendications immédiates, qu'elles soient économiques ou politiques. Ceci constitue en fait un profonde anticipation de la lutte contre une vision sectaire du socialisme que Bakounine allait incarner plus tard ; on peut aussi faire le lien avec la formulation de L'idéologie allemande qui définit le communisme comme "le mouvement réel qui abolit l'état de choses existant", qui situe la conscience révolutionnaire dans l'existence d'une classe révolutionnaire et qui définit explicitement la conscience communiste comme une émanation historique du prolétariat exploité. La continuité avec les "Thèses sur Feuerbach" - où il est dit que les éducateurs doivent aussi être éduqués - est aussi évidente. L'ensemble de ces travaux apporte un avertissement de première heure à tous ceux qui plus tard allaient se considérer comme les "sauveurs" du prolétariat - tous ceux qui voient la conscience socialiste apportée aux humbles ouvriers d'en bas depuis un lieu exalté en haut.
Le communisme en continuité de toute l'histoire de l'humanité
Les derniers paragraphes résument la démarche de Marx vis-à-vis de l'intervention politique, mais nous emmènent aussi vers une réflexion plus profonde :
"Il nous faut donc prendre pour devise : réforme de la conscience, non par des dogmes, mais par l'analyse de la conscience mythifiée et obscure à elle-même, qu'elle apparaisse sous une forme religieuse ou politique. Il sera avéré alors que le monde possède une chose d'abord et depuis longtemps en rêve et que pour la posséder réellement, seule lui manque la conscience claire. Il sera avéré qu'il ne s'agit pas d'une solution de continuité profonde entre le présent et le passé, mais de la réalisation des idées du passé. Il sera avéré enfin que l'Humanité ne commence pas un travail nouveau, mais qu'elle parachève consciemment son travail ancien.
Nous pouvons donc résumer d'un mot la tendance de notre journal : prise de conscience, clarification opérée par le temps présent sur ses propres luttes et ses propres aspirations. C'est là un travail et pour le monde et pour nous. Il ne peut être que l’œuvre de beaucoup de forces réunies. Il s'agit de se confesser, rien de plus. Pour se faire remettre ses péchés, l'Humanité n'a besoin que de les appeler enfin par leur nom".
Dans le très grand roman de George Eliot, dans la vie sociale anglaise du milieu du 19e siècle, Middlemarch, il y a un personnage qui s'appelle Casaubon, rat de bibliothèque érudit, homme d'église indépendant qui dédie sa vie à écrire un travail monumental et qui se veut définitif intitulé The Key of All Mythologies (La clé de toutes les mythologies).
Ce travail ne sera jamais achevé et exprime symboliquement le divorce entre la vie humaine réelle et les passions. Mais nous pouvons aussi considérer cette histoire comme celle de l'érudition bourgeoise en général. Dans sa phase d'ascendance, la bourgeoisie a développé le goût des questions universelles et la recherche de réponses universelles mais, dans sa phase de décadence, elle a de plus en plus abandonné cette recherche qui menait à la conclusion inconfortable selon laquelle, en tant que classe, elle était destinée à disparaître. L'échec de Casaubon est une anticipation de l'impasse intellectuelle de la pensée bourgeoise.
Marx, au contraire, en quelques brèves remarques, nous offre les débuts d'une démarche qui donne vraiment la clé de toutes les mythologies ; car de la même manière que, dans sa lettre de septembre, Marx écrit que la religion est l’abrégé des combats théoriques de l’humanité, nous pouvons dire que la mythologie est l’abrégé de la vie psychique de l’humanité depuis ses origines, de ses limites comme de ses aspirations, et l’étude des mythes peut nous éclaircir quant aux besoins qui les ont fait surgir.
David McLellan, auteur d’une des meilleures biographies de Marx depuis Mehring, commente que "la notion de salut à travers une "réforme de la conscience" était évidemment très idéaliste. Mais c'était très typique de la philosophie allemande de l'époque" (Karl Marx, His Life and Thought, 1973). Mais c'est certainement une façon très statique de considérer cette formulation de Marx. Si on prend en compte le fait que Marx voyait déjà cette "réforme de la conscience" comme le produit de luttes réelles, si on se rappelle que Marx commençait déjà à voir le prolétariat comme le porteur de cette conscience "réformée", il est évident que Marx évoluait déjà au-delà des dogmes de la philosophie allemande de l'époque. Comme Lukacs l'a clairement montré plus tard dans les articles du recueil Histoire et conscience de classe, le prolétariat, première classe à être exploitée et révolutionnaire à la fois, n'a pas besoin de mystifications idéologiques. Sa conscience de classe est donc pour la première fois une conscience claire et lucide qui marque une rupture fondamentale avec toutes les formes d'idéologies 7. La notion d'une conscience claire, intelligible à elle-même, est intimement liée au mouvement de Marx vers le prolétariat. Et c'est ce même mouvement qui devait permettre à Marx et Engels d'élaborer la théorie matérialiste de l'histoire qui reconnaissait que le communisme n'était plus un "bel idéal" parce que le capitalisme avait créé les prémisses matérielles d'une société d'abondance. Les bases de cette compréhension allaient être développées deux ans plus tard seulement, dans L'idéologie allemande.
Le prolétariat se considère comme le défenseur de tout ce qui est humain
On pourrait aussi reprocher aux formulations utilisées par Marx dans la lettre de septembre d'être encore prisonnières d'un cadre humaniste, d'une vision de l'humanité "au-dessus de toutes les classes", mais comme on l'a montré, Marx tendait déjà vers le mouvement prolétarien, et il semble clair que les restes d'humanisme ne constituaient pas un obstacle à l'adoption d'un point de vue de classe. A côté de cela, il est non seulement autorisé mais nécessaire de parler de l'humanité, de l'espèce comme une réalité et non comme une abstraction si nous voulons comprendre la vraie dimension du projet communiste. Car tout en étant la classe communiste par excellence, le prolétariat ne commence pas pour autant "une nouvelle oeuvre". Les Manuscrits de 1844, comme on l'a vu, posent clairement que le communisme se base sur toute la richesse du passé de l'humanité ; de même, ils défendent que "Le mouvement entier de l'histoire est donc, d'une part, l'acte de procréation réel de ce communisme - l'acte de naissance de son existence empirique - et, d'autre part, il est pour sa conscience pensante, le mouvement compris et connu de son devenir".
Le communisme est donc l’œuvre de l'histoire et le communisme du prolétariat constitue la clarification et la synthèse de toutes les luttes passées contre la misère et l'exploitation. C'est pourquoi Marx, entre autres, a désigné Spartacus comme la figure historique qu'il admirait le plus. Si on regarde encore plus loin en arrière, le communisme du futur, retrouvera à un degré bien supérieur l'unité dans laquelle l'humanité a vécu pour la plus grande part de son existence historique et qui prévalait dans les communautés tribales primitives, avant l'avènement des divisions de classe et l'exploitation de l'homme par l'homme. Le prolétariat se considère comme le défenseur de tout ce qui est humain. Tout en dénonçant férocement l'inhumanité de l'exploitation, il ne prêche pas une attitude de haine envers des exploiteurs individuels, pas plus qu'il ne considère avec mépris et supériorité les autres classes et couches sociales opprimées, du passé et du présent. La vision selon laquelle le communisme veut dire la suppression de toute culture car, jusqu'ici, elle aurait appartenu aux exploiteurs, a été vigoureusement combattue comme du communisme "vulgaire" dans les Manuscrits de 1844. Cette tradition négative a toujours été un fléau pour le mouvement ouvrier, par exemple dans certaines formes d'anarchisme qui trouvent leurs délices à saccager et à détruire les symboles culturels du passé ; et la décadence du capitalisme, en particulier quand elle s’est trouvée combinée à la contre-révolution stalinienne, a engendré des caricatures encore plus hideuses telles que les campagnes maoïstes contre Beethoven et autres artistes pendant la prétendue "révolution culturelle". Mais des attitudes simplistes et destructrices envers la culture du passé se sont manifestées aussi pendant les jours héroïques de la Révolution russe, lorsque les organes de répression, comme la Tcheka notamment ont souvent exhibé une attitude dure et vengeresse envers les "non prolétaires", parfois quasiment considérés comme congénitalement inférieurs à de "purs" prolétaires. La reconnaissance marxiste du rôle historique de la classe ouvrière n'a rien de commun avec ce genre "d'ouvriérisme", avec l'adoration du prolétariat en toutes circonstances pas plus qu’avec le philistinisme qui rejette toute la culture du vieux monde (voir notamment l'article de cette série sur "Trotsky et la culture prolétarienne" dans la Revue internationale n°109). Le communisme du futur intégrera tout ce qu'il y a de meilleur dans les tentatives culturelles et morales de l'espèce humaine.
Amos
Lettre de Marx à Arnold Ruge, septembre 1843
Kreuznach, septembre 1843.
J’ai le plaisir de voir que vous êtes résolu et qu’après avoir tourné vos regards vers le passé, vous tendez vos pensées vers l’avenir, vers une entreprise nouvelle. Donc vous êtes à Paris, vieille École supérieure de la philosophie -obsit omen ! (sans vouloir en cela voir un mauvais présage) - et capitale du nouveau monde. Ce qui est nécessaire finit toujours par se faire. En conséquence, je ne doute pas que l’on vienne à bout de tous les obstacles, dont je n’ignore pas qu’ils sont sérieux. Mais, que l’entreprise soit menée ou non à bien, je serai de toute façon à la fin de ce mois à Paris, car avec l’air d’ici on attrape une mentalité d’esclave et il n’y a absolument pas place en Allemagne pour une activité libre.
En Allemagne tout est réprimé par la force ; une véritable anarchie de l’esprit, le règne de la bêtise incarnée se sont abattus sur nous, et Zurich obéit en cela aux consignes de Berlin. Il devient de plus en plus clair qu’il faut chercher un nouveau point de rassemblement pour les têtes qui pensent vraiment et les esprits vraiment libres. Je suis persuadé que notre projet irait au-devant d’un besoin réel, et en fin de compte il faut bien que les besoins réels trouvent une satisfaction réelle. Je ne doute donc pas de la réussite de l’entreprise, pour peu qu’on s’y mette avec sérieux.
Il semble y avoir plus grave encore que les obstacles extérieurs : ce sont les difficultés intérieures au mouvement.
Car si personne n’a de doute sur le "d’où venons-nous ?", il règne en revanche une confusion d’autant plus grande sur le "où allons-nous ?". Non seulement une anarchie générale fait rage parmi nos réformateurs sociaux, mais chacun de nous devra bientôt s’avouer à lui-même qu’il n’a aucune idée exacte de ce que demain devra être. Au demeurant c’est là précisément le mérite de la nouvelle orientation : à savoir que nous n’anticipons pas sur le monde de demain par la pensée dogmatique, mais qu’au contraire nous ne voulons trouver le monde nouveau qu’au terme de la critique de l’ancien. Jusqu’ici, les philosophes gardaient dans leur tiroir la solution de toutes les énigmes, et ce brave imbécile de monde exotérique 8 n’avait qu’à ouvrir tout grand le bec pour que les alouettes de la Science absolue y tombent toutes rôties. La philosophie s’est sécularisée et la preuve la plus frappante en est que la conscience philosophique elle-même est impliquée maintenant dans les déchirements de la lutte non pas seulement de l’extérieur, mais aussi en son intérieur. Si construire l’avenir et dresser des plans définitifs pour l’éternité n’est pas notre affaire, ce que nous avons à réaliser dans le présent n’en est que plus évident; je veux dire la critique radicale de tout l’ordre existant, radicale en ce sens qu’elle n’a pas peur de ses propres résultats, pas plus que des conflits avec les puissances établies.
C’est pourquoi je ne suis pas d’avis que nous arborions un emblème dogmatique. Au contraire, nous devons nous efforcer d’aider les dogmatiques à voir clair dans leurs propres thèses. C’est ainsi en particulier que le communisme est une abstraction dogmatique, et je n’entends pas par là je ne sais quel communisme imaginaire ou simplement possible, mais le communisme réellement existant, tel que Cabet, Dézamy, Weitling 9, etc. l’enseignent. Ce communisme-là n’est lui-même qu’une manifestation originale du principe de l’humanisme. Il s’ensuit que suppression de la propriété privée et communisme ne sont nullement synonymes et que, si le communisme a vu s’opposer à lui d’autres doctrines socialistes, comme celles de Fourier, Proudhon, etc., ce n’est pas par hasard, mais nécessairement, parce que lui-même n’est qu’une actualisation particulière et partielle du principe socialiste.
Et le principe socialiste dans son ensemble n’est à son tour que l’une des faces que présente la réalité de la véritable essence humaine. Nous devons nous occuper tout autant de l’autre face, de l’existence théorique de l’homme, autrement dit, faire de la religion, de la science, etc., l’objet de notre critique. De plus nous voulons agir sur nos contemporains, et plus particulièrement sur nos contemporains allemands. La question est : comment s’y prendre ? Deux ordres de fait sont indéniables. La religion d’une part, la politique de l’autre, sont les sujets qui sont au centre de l’intérêt dans l’Allemagne d’aujourd’hui ; il nous faut les prendre comme point de départ dans l’état où elles sont et non pas leur opposer un système tout fait du genre du Voyage en Icarie. La raison a toujours existé, mais pas toujours sous sa forme raisonnable. On peut donc rattacher la critique à toute forme de la conscience théorique et pratique et dégager, des formes propres de la réalité existante, la réalité véritable comme son Devoir-Être et sa destination finale. En ce qui concerne la vie réelle même, l’État politique, là même où il n’est pas pénétré consciemment par les exigences socialistes, renferme dans toutes ses formes modernes les exigences de la raison. Et il ne s’en tient pas là. Il suppose partout la raison réalisée, mais par là même sa destination idéale entre en contradiction avec ses prémisses réelles.
A partir de ce conflit de l’État politique avec lui-même se développe donc partout la vérité des rapports sociaux. De même que la religion est l’abrégé des combats théoriques de l’humanité, l’État politique est l’abrégé de ses combats pratiques. L’État politique est donc l’expression, sous sa forme propre - sub specie rei publicœ [sous forme politique] - de toutes les luttes, nécessités et vérités sociales. Ce n’est donc nullement s’abaisser et porter atteinte à la hauteur des principes que de faire des questions spécifiquement politiques -par exemple la différence entre le système des trois ordres et le système représentatif- l’objet de la critique. Car cette question ne fait qu’exprimer en termes de politique la différence entre le règne de l’Homme et le règne de la propriété privée. Donc non seulement la critique peut, mais elle doit entrer dans ces questions politiques (qui dans l’idée des socialistes vulgaires sont bien au-dessous d’elle). En démontrant la supériorité du système représentatif sur le système des ordres, elle intéresse pratiquement un grand parti dans la Nation. En élevant le système représentatif de sa forme politique jusqu’à sa forme généralisée et en dégageant la signification véritable qu’il renferme, elle oblige du même coup ce parti à aller au-delà de lui-même, car triompher reviendrait pour lui à se supprimer.
Rien ne nous empêche donc de prendre pour point d’application de notre critique la critique de la politique, la prise de position en politique, c’est-à-dire les luttes réelles, de l’identifier à ces luttes. Nous ne nous présentons pas au monde en doctrinaires avec un principe nouveau : voici la vérité, à genoux devant elle ! Nous apportons au monde les principes que le monde a lui même développés dans son sein. Nous ne lui disons pas : laisse là tes combats, ce sont des fadaises ; nous allons te crier le vrai mot d’ordre du combat. Nous lui montrons seulement pourquoi il combat exactement, et la conscience de lui-même est une chose qu’il devra acquérir, qu’il le veuille ou non.
La réforme de la conscience consiste simplement à donner au monde la conscience de lui-même, à le tirer du sommeil où il rêve de lui-même, à lui expliquer ses propres actes. Tout ce que nous visons ne peut rien être d’autre que de réduire, comme Feuerbach l’a déjà fait avec sa critique de la religion, les questions religieuses et politiques à leur forme humaine consciente d’elle-même.
Il nous faut donc prendre pour devise : réforme de la conscience, non par des dogmes, mais par l’analyse de la conscience mythifiée et obscure à elle-même, qu’elle apparaisse sous une forme religieuse ou politique. Il sera avéré alors que le monde possède une chose d’abord et depuis longtemps en rêve et que pour la posséder réellement seule lui manque la conscience claire. Il sera avéré qu’il ne s’agit pas d’une solution de continuité profonde entre le présent et le passé, mais de la réalisation des idées du passé. Il sera avéré enfin que l’Humanité ne commence pas un travail nouveau, mais qu’elle parachève consciemment son travail ancien.
Nous pouvons donc résumer d’un mot la tendance de notre journal : prise de conscience, clarification opérée par le temps présent sur ses propres luttes et ses propres aspirations. C’est là un travail et pour le monde et pour nous. Il ne peut être que l’oeuvre de beaucoup de forces réunies. Il s’agit de se confesser, rien de plus. Pour se faire remettre ses péchés, l’Humanité n’a besoin que de les appeler enfin par leur nom.
Karl Marx
1 Arnold Ruge (1802-1880) : jeune hégélien de gauche, collabora avec Marx aux Deutsche-Französische Jahrbücher puis rompit avec lui. En 1866, il devint bismackien.
2 L'Ecole de Francfort a été fondée en 1923. Elle avait au départ comme objectif d'étudier les phénomènes sociaux. Plus qu'un institut de recherche sociale, elle est devenue, après la guerre, l'expression d'un courant de pensée d'intellectuels (Marcuse, Adorno, Horkheimer, Pollock, Grossmann, etc.) se réclamant d'une pensée "marxienne".
3 Lucio Colletti (1924-2001) : philosophe italien qui a établi une filiation de Marx avec Kant (et non avec Hegel). Auteur de plusieurs écrits dont Le marxisme et Hegel et une Introduction aux premiers écrits de Marx. Membre du PC d'Italie, il s'est rapproché de la social-démocratie pour finir sa carrière politique comme député du gouvernement Berlusconi.
4 Moses Hess (1812-1875) : jeune hégélien, cofondateur et collaborateur de la Rheinische Zeitung. Fondateur du "socialisme vrai" dans les années 1840.
5 En plus des textes mentionnés, les Deutsche-Französische Jahrbücher contenaient aussi la lettre de Marx à l'éditeur de la Allgemeine Zeitung d'Augsburg, (La Gazette universelle), deux articles d'Engels : "Esquisse d'une Critique de l'économie politique" et une revue de presse par Thomas Carlyle "Passé et présent". Marx avait écrit en octobre 1843 à Feuerbach dans l'espoir qu'il participe à la revue, mais apparemment Feuerbach n'était pas prêt à passer du terrain de la théorie à celui de l'action politique.
6 Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) : économiste français. Marx a fait dans son ouvrage, Misère de la philosophie, une critique de ses doctrines économiques. Charles Fourier (1772-1837) : socialiste utopiste français qui a exercé une influence considérable sur le développement des idées socialistes.
7 Ce n'est pas par hasard si, dans ces articles, Lukacs a aussi été un des premiers - bien qu'il ne connût pas les Manuscrits de 1844 à l'époque - à revenir sur la question de l'aliénation qu'il a étudiée à travers le concept de réification.
8 C’est-à-dire les non-initiés, par opposition à l’ésotérisme des philosophes.
9 Wilhelm Weitling : (1808-1871) : ouvrier tailleur, leader des débuts du mouvement ouvrier allemand et qui prônait le communisme égalitaire. Théodore Dézamy (1803-1850) : un des premiers théoriciens du communisme. Etienne Cabet (1788-1856) : communiste utopique français, auteur du Voyage en Icarie.