Soumis par ICConline le
L’histoire de la Turquie, particulièrement dans la période récente, est complexe et nous ne pouvons pas traiter ce sujet dans un seul article. Nous avons publié un autre article sur la “question kurde” inséparable de cette thématique, dans laquelle nous montrons que la revendication pour l’auto-détermination nationale était déjà un anachronisme au tournant du siècle précédent.
Si nous jetons un œil sur quelques exemples significatifs des opérations menées par l’État turc depuis sa création, et particulièrement depuis les années 1990, le développement général de la crise économique, de la répression, du militarisme et de l’irrationalité, facteurs qui ont marqué le XXe siècle et le début du XXIe, sont clairement identifiables. Quels ingrédients de la décadence du capitalisme ? Quels éléments spécifiques au passé de la Turquie affectent et influent la situation présente de cet État totalitaire, militarisé et toujours plus islamisé ? La gravité de cette situation est-elle le résultat de l’ambition débridée d’un seul homme et de sa “vision” ou ne reflète-t-elle pas plutôt les dernières contorsions de l’impérialisme turc dans le chaos grandissant au Moyen-Orient, imposé par le capitalisme en décomposition ?
Le “nouvel Empire turc” resurgit du passé
Tout d’abord, revenons presque 1000 ans en arrière avec la bataille de Manzikert en 1071, où une tribu turcique originaire d’Asie Centrale mis en déroute les chrétiens à Byzance, provoquant une chaîne d’événements qui permirent aux Turcs seldjoukides de prendre possession des terres correspondant au territoire de la Turquie moderne et de créer un empire s’étendant jusqu’à la Palestine actuelle, l’Irak, l’Iran et la Syrie, jetant dès lors les bases pour la construction du grand Empire ottoman transcontinental. La bataille de Manzikert (fait pour le moins obscur) est importante pour notre investigation car elle a été de nombreuses fois mentionnée récemment par Erdogan, le président de la Turquie. Que cette histoire ne soit en grande partie que mensonges, exagérations et idées chimériques lui importe peu, tout comme à n’importe quel autre politicien calomnieux qui voudrait nous transporter vers le mythique “passé glorieux de la nation”. Cela n’empêchera pas Bilal Erdogan, le fils de Recip, en charge de la politique éducative en Turquie (qui à cause de ses tractations financières – et celles de sa famille – avec Daesh, a gagné le surnom de “ministre du pétrole de l’État islamique”), de marteler l’exemple de Manzikert dans les désormais très islamisées écoles turques.
Les écoles religieuses, les Imam Hatip Lisesi (IHL), sont passées de 23 000 à plus d’un million d’élèves en l’espace d’un an. Dans la plupart des cas, la théorie de l’évolution et la physique ont été abandonnées ou reléguées au second plan, avec des milliers d’enseignants intimidés, limogés ou emprisonnés afin que le djihad puisse être enseigné, sous la surveillance d’une police religieuse, à ce que le président Erdogan appelle désormais la “génération pieuse”. Le Wall Street Journal a d’ailleurs récemment appelé la Turquie “l’autre État islamique”.
En dehors des préparatifs d’Erdogan pour le millième anniversaire de 1071, il a également exposé sa vision des défis à venir pour la “Nouvelle Turquie” dans les deux prochaines décennies. Lors de manifestations férocement nationalistes, imprégnées des attributs de l’Empire ottoman, incluant des soldats en tenue traditionnelle s’exerçant au maniement du cimeterre alors que d’autres jouaient sur des instruments ottomans, Erdogan a parlé de l’émergence de la “Nouvelle Turquie” ainsi que des projets pour les vingt prochaines années, tout cela basé sur la “Grande Vision” qu’il a présentée au 4e Congrès de son Parti de la Justice et du développement (AKP). Il a par conséquent prédit que la Turquie deviendrait l’“épicentre” d’un nouveau Moyen-Orient dans lequel elle aura un rôle central de modèle : “Une grande nation, un grand pouvoir (…) où les frères et sœurs arabes soudés par une même civilisation et une histoire commune […] travailleront ensemble”.
Erdogan est souvent enclin aux vociférations, à la versatilité et l’exagération mais il n’y a aucun doute sur le fait que, sous son règne, l’impérialisme turc va tenter de se réaffirmer au Moyen-Orient et au-delà.
La louange du passé par Erdogan jette les bases de sa vision du nouvel “Empire” turc. Le centenaire de la fondation de l’État turc en 2023, thème très souvent vanté par Erdogan et au sujet duquel il fait lui-même campagne, porte l’idée que son pays deviendra aussi puissant et influent que l’Empire ottoman l’était durant son apogée. Aujourd’hui, la Turquie devient bel et bien “l’épicentre” mais l’épicentre de la décomposition capitaliste où les tendances centrifuges, la corruption, l’utilisation cynique des réfugiés, la dette et la guerre prédominent.
La position géostratégique de la Turquie et son rôle dans la naissance du pays sur les restes de l’Empire ottoman
La Turquie est à la fois une barrière et un pont entre deux continents, au centre même des rivalités impérialistes qui remontent bien avant l’existence de ce pays. Par ailleurs, sa position géographique ainsi que sa taille lui permettent de façonner les événements se produisant au Moyen-Orient, dans les Balkans et le Caucase. Son emplacement la rend apte à retenir la Russie car elle bloque le passage entre la mer Noire et les eaux chaudes de la Méditerranée.
Ce point fut d’une importance capitale au XIXe siècle pour la France et la Grande-Bretagne dans leur rivalité avec l’État tsariste. Cela était en effet un élément déterminant durant la guerre de Crimée qui se solda par la défaite russe et la signature du traité de Paris en mars 1856. Cette guerre marqua l’ascendance de la France comme grande puissance et la poursuite du déclin de l’Empire ottoman qui connut néanmoins un bref répit grâce à la Grande-Bretagne qui souhaitait le maintenir contre la Russie. Ce fut également le début de la fin pour le régime tsariste.
La Grande-Bretagne parvint à réduire et confiner la flotte russe à la mer Noire et eut le champ libre pour contrôler les mers durant les deux ou trois décennies suivantes. La guerre accéléra la décadence des parties eurasiennes et africaines de l’Empire ottoman, avec la montée des ambitions nationalistes dans les différentes parties qui le constituaient, soutenues ou influencées par la Grande-Bretagne et la France. L’Empire avait déjà été affaibli dans les années 1820 par la décadence interne de sa propre classe dominante, cette dernière trouvant son origine dans des entraves plus apparentées à du despotisme asiatique qu’à du féodalisme pré-capitaliste. Il fut incapable d’arrêter la marée du capitalisme dont le cadre est l’État-Nation et les mouvements nationalistes, qui entraînèrent l’indépendance de la Grèce en 1832, de la Serbie en 1867 et de la Bulgarie en 1878 et accélérèrent plus encore le déclin de l’Empire.
Il y existait également des tensions au sein de l’appareil d’État ottoman lui-même, avec des éléments favorables au développement du capitalisme qui, une fois implantées, fit surgir des luttes ouvrières à partir des années 1860 jusqu’au début des années 1900, comme celles des ouvriers chrétiens et musulmans des chantiers navals luttant ensemble à Kasimpasha (dans l’actuelle Turquie) et des grèves de plus grande importance à Constantinople dans différentes industries impliquant des ouvriers d’ethnies et de religions différentes combattant côte à côte. Le démantèlement ultérieur de l’Empire, depuis la Bulgarie jusqu’à l’Arabie, sera exploité par les grandes puissances pendant et après la Première Guerre mondiale et, à l’image de sa décadence, l’impérialisme établira les nouvelles frontières. Le conflit mondial fut en fait le coup de grâce. La Turquie entra en guerre aux côtés de l’Allemagne après que ses ressources eurent été en grande partie appauvries durant la guerre des Balkans de 1912-13.
L’influence allemande sur les Ottomans se faisait déjà ressentir avant la guerre avec la construction de la ligne de chemin de fer Berlin-Bagdad et, de fait, l’attaque que ces derniers menèrent contre la Russie en tant que membres des Empires Centraux amena les nouveaux alliés de la Russie, la France et la Grande-Bretagne, à leur déclarer la guerre en novembre 1914.(1)
La montée du nationalisme kurde est entièrement liée à la dissolution de l’Empire ottoman. Il fit son apparition en 1880, lorsque les dirigeants ottomans usèrent principalement de forces kurdes pour protéger leurs frontières contre la Russie. Dans ce but, ils cooptèrent de puissants leaders kurdes dans leur gouvernement et ceux-ci apportèrent un soutien considérable au régime, participant au massacre des Arméniens à la fin du XIXe siècle et combattant pour lui durant la Première Guerre mondiale.
Les velléités d’indépendance kurde, encouragées par les Britanniques dans leurs propres intérêts impérialistes, furent anéanties par le traité de Lausanne en 1923. L’indépendance kurde ne pouvait survivre au choc de la Première Guerre mondiale ni à ses convulsions ultérieures et plusieurs milliers de Kurdes furent déplacés et périrent, suivant le modèle qui avait précédé la guerre.
Les Kurdes étaient majoritairement contre les politiques de laïcisation de Kemal Atatürk et son nouveau régime. De nombreuses révoltes kurdes furent brutalement réprimées par l’État turc tout au long des années 1920 et 1930.
Le nouvel État turc naît dans la violence et le génocide
Les restes de l’Empire ottoman en décomposition furent désossés par les puissances coloniales européennes. En 1916, les Français et les Britanniques, avec le consentement de la Russie impériale, signèrent les accords secrets de Sykes-Picot. Ces accords prévoyaient une division selon des zones d’intérêts et imposaient des frontières arbitraires, donnant ainsi naissance à la Palestine, la Syrie, l’Irak, l’Arménie, le Liban et permettant la formation de l’État turc moderne, la République de Turquie, fondée par son premier président Mustafa Kemal Atatürk en 1923. Les termes de la mise en place de la République furent codifiés par les principales puissances à travers le Traité de Lausanne en juillet 1923. Il consacra la fin officielle des conflits liés à la “Grande Guerre” et définirent les frontières de la Turquie ainsi que ses relations avec ses voisins. Celle-ci devait en outre abandonner tout droit de regard sur les restes de l’Empire ottoman.(2)
La dissolution de l’Empire, entraînant la création de “nations” sur ses cendres, illustre l’inéluctable dynamique propre à la décadence du capitalisme et son basculement total dans l’impérialisme, comme le soulignait Rosa Luxemburg en 1915 dans sa Brochure de Junius : “La politique impérialiste n’est pas l’œuvre d’un pays ou d’un groupe de pays. Elle est le produit de l’évolution mondiale du capitalisme à un moment donné de sa maturation. C’est un phénomène international par nature, un tout inséparable qu’on ne peut comprendre que dans ses rapports réciproques et auquel aucun État ne saurait se soustraire”.
De fait, le nouvel État turc naquit sur les cendres de l’Empire ottoman et fut aussitôt entraîné dans le tourbillon décadent du capitalisme, un tourbillon de violences, de guerres, de capitalisme d’État et de nettoyages ethniques. Un des premiers génocides capitalistes eut lieu sous le nouveau régime, avec la mort d’un million et demi d’Arméniens à travers les marches forcées, les viols et les meurtres en mai 1915. Un nombre similaire de Grecs furent tués par les Turcs et plus de 250 000 Assyriens à la fin de la Première Guerre mondiale. Des pogroms eurent lieu également en Turquie, comme ceux contre l’importante minorité alévie.(3)
La religion était réprouvée par la nouvelle classe dominante, la bourgeoisie naissante, ses cadres dirigeants qui avaient lutté contre l’ancien régime. Le Califat ottoman fut aboli en même temps que les tribunaux islamiques. Ils mirent à bas tous les attributs des oulémas (chefs religieux islamiques), les exclurent de l’appareil d’État et transférèrent leurs richesses et leurs propriétés vers le Trésor public.
Le combat du kémalisme contre la religion était également celui mené contre l’ancien régime. Kemal faisait partie de ceux qui, dès le début, étaient farouchement déterminés à écraser toute tentative de résistance kurde. “Il n’y eut aucun représentant kurde à la conférence de Lausanne et les Kurdes n’eurent aucun rôle à jouer parmi les minorités non-musulmanes en Turquie, c’est-à-dire les Arméniens, les Grecs et les Juifs”. Le régime de Kemal Atatürk fut renforcé par le soutien des Bolcheviks dans leur désastreuse politique étrangère qui fut rendue officielle en 1921.(4)
La république laïque était une expression des débuts du capitalisme d’État et elle fut une réponse au besoin de survie et de lutte des derniers partisans du vieil Empire. La concentration précoce du pouvoir dans l’État laïc turc explique pourquoi l’armée a toujours été centrale dans la vie politique turque.
Les kémalistes furent dans l’obligation de créer une Turquie laïque qui existait à peine dans les esprits. Il fallut donc du temps pour que celle-ci se stabilise et son emprise était loin d’être solide. La ferveur religieuse qui marqua l’incident de Menemen, une révolte d’inspiration islamiste en 1930 et les divers soulèvements kurdes, sont des exemples de ces soubresauts. Les kémalistes autorisèrent deux partis d’opposition officiels (Le Parti Républicain Progressiste en 1924, et le Parti Républicain Libre en 1930) mais les deux comportaient de nombreux et puissants éléments religieux en leur sein et furent rapidement dissous par l’État.
Concernant le prolétariat, ce dernier poursuivit et accentua les luttes qui avaient émergé sous l’ancienne classe dominante ottomane. L’apparition d’une Gauche communiste, l’aile gauche du Parti communiste de Turquie, accompagna le développement de ces luttes et les deux prirent place dans un contexte très dangereux voire mortel pour les révolutionnaires et les ouvriers. C’était une expression de la vague révolutionnaire qui avait embrasé le monde et certains des militants de l’aile gauche avaient été impliqués dans les soulèvements spartakistes en Allemagne et la Révolution russe. La réalité de la situation dans laquelle se trouvaient les prolétaires démontra qu’ils étaient désormais clairement confrontés à la nature réactionnaire de la “libération nationale” et, cela, dès le début. Le 1er mai 1920 et durant une grande partie des années 1920, les grèves et les manifestations éclatèrent parmi les ouvriers de Turquie avec, fréquemment, des slogans internationalistes et des drapeaux brandis en solidarité avec les luttes de classe partout dans le monde.(5)
La Turquie demeura un puissant élément de l’impérialisme jusqu’à et pendant la Seconde Guerre mondiale. Du fait des conditions historiques, les tensions impérialistes s’étaient d’abord accentuées en Extrême-Orient et commençaient juste à resurgir en Europe. C’est pourquoi dans les années 1930, la politique de Kemal Atatürk put rester à l’écart de toute intervention étrangère, lui laissant le champ libre pour asseoir son propre pouvoir. En 1937-38, il risqua cependant la guerre avec la France en tentant d’annexer la province d’Alexandrette appartenant à la Syrie et sous contrôle français. Il y eut également des conflits avec Mossoul comme enjeu principal, mais sa politique de “non-intervention” perdura après sa mort et durant la guerre de 1939-45.
Avant cela, des factions au sein de la bourgeoisie turque désiraient s’aligner sur l’Allemagne et il y eut un pacte de non-agression entre les deux pays, mais il existait également des accords et des pactes secrets avec les Britanniques. Les Alliés furent en général satisfaits de la neutralité turque durant la guerre et de sa position empêchant à l’Allemagne l’accès au pétrole du Moyen-Orient. La Turquie refusa également que l’Allemagne puisse accéder à ses vastes ressources en chrome, élément vital pour la production militaire que les Alliés se procuraient en grande quantité ailleurs.(6) En février 1945, elle déclara la guerre aux puissances de l’Axe.
1945-1990 : Guerre Froide, coups d’État et conséquences
L’importante position géostratégique de la Turquie au début de la décadence du capitalisme se confirma encore davantage durant la guerre froide. Sous les auspices américaines et britanniques, la Turquie devint un des membres originels des Nations Unies en 1945, combattit pour le bloc de l’Ouest en Corée et dès 1952 était membre de l’OTAN. Juste après la Seconde Guerre mondiale, la Russie fit lourdement pression sur la Turquie afin d’établir des bases militaires sur son territoire et que sa marine puisse librement accéder aux détroits des Dardanelles et du Bosphore (la dénommée “Crise des Détroits”). Cette manœuvre fut contenue par la doctrine Truman en 1947 par laquelle l’Amérique garantissait la sécurité de la Grèce et de la Turquie contre la Russie. S’ensuivit une aide américaine considérable, à la fois économique et militaire qui fit de la Turquie un allié sûr du bloc de l’Ouest. La Turquie fut ainsi l’un des premiers pays à prendre part à l’opération Stay-behind, une structure clandestine rattachée à l’OTAN, en lien avec les services secrets, les élites bourgeoises et le crime organisé.
La classe des marchands et des petits producteurs turcs s’enrichit grâce à la guerre et leurs intérêts s’élevèrent contre les impératifs capitalistes d’État des kémalistes. Leur capacité à investir et à accumuler était entravée par les restrictions que leur imposait la mainmise centralisée des kémalistes sur le pouvoir. Consécutivement à cela se développa l’opposition légale du Parti démocratique, détrônant le Parti républicain du peuple (kémaliste) qui avait dominé la “période du parti unique” de 1923 à 1945. Le premier était en partie composé d’éléments du second et bien qu’il ait facilité le développement de l’Islam, il ne fit rien qui puisse compromettre l’appartenance de la Turquie à l’OTAN et encouragea même les rapprochements avec l’Ouest. De même, il ne soutint pas le nationalisme kurde. Les difficultés et les pénuries provoquées par la guerre couplées aux mesures d’urgence du gouvernement, affectèrent gravement de larges couches de la paysannerie. Le nouveau processus électoral donna au vote rural un poids notable.
Le seul élément de différence entre les deux partis était la position du Parti démocrate à l’égard de la religion, ce dernier exigeant un plus grand respect dans ce domaine et moins d’interférence de la part de l’État. Cela mobilisa de larges proportions de la population rurale, dont des éléments islamistes. Le PRP fut obligé d’aller courtiser les électeurs ruraux et religieux et cela entraîna un assouplissement dans la relation de l’État avec la religion.
Le bail du Parti démocrate au pouvoir prit fin avec le coup d’État de 1960, le premier d’une série de “réajustements” opérés par l’État turc entre 1960 et 1997. Le coup d’État fut mené par des éléments militaires issus de la cellule turque stay-behind. Un des héritages que légua le Parti démocrate fut le renforcement et l’expansion de l’islamisme en Turquie, phénomène également lié à l’augmentation de la production agricole, de la prospérité des marchands et de la petite bourgeoisie ainsi que du poids du vote rural. Ces derniers éléments se servirent de l’Islam comme cri de ralliement contre le régime et ils se rassemblèrent finalement en fondant le Parti du salut national en 1972.
Alors que la crise économique frappait à la fin des années 1960 et que l’aide américaine se réduisait, la rapide industrialisation et l’exode rural en Turquie entraîna des vagues toujours plus fortes de manifestations et des mouvements d’occupation de travailleurs agricoles. L’Islam non-officiel se développa parallèlement à sa version “officielle”, créant des madrasas, des clubs de jeunesse, des associations et de nombreuses publications. Divers confréries religieuses prospérèrent et des affrontements de rue armés eurent lieu entre celles-ci, les forces de sécurité, et des groupes fascistes comme gauchistes. C’est à cette époque que les Frères musulmans(7) firent leur première apparition en Turquie.
La classe ouvrière, de manière significative, resta à l’écart de ce terrain empoisonné, prenant en main ses propres moyens de lutte, les grèves et les manifestations, etc. malgré l’emprise plus ou moins grande des syndicats.
Un événement dans les années 1970 laissa présager la période à venir de décomposition dans laquelle les structures des blocs devaient devenir de plus en plus instables et les tendances centrifuges prévaloir. La Turquie envahit en effet la République de Chypre en 1974, donnant naissance à la République turque de Chypre du Nord, reconnue seulement par la Turquie à ce jour. Cela fut significatif dans la mesure où c’était une guerre entre deux pays membres de l’OTAN. C’était déjà une indication de la manière dont les tendances au “chacun pour soi” allaient s’imposer par l’éclatement du bloc russe quinze ans plus tard.
Un autre signe annonciateur de la décomposition, qui n’était pas lié directement aux ambitions impérialistes de l’État turc, fut la “troisième voie” (entre les deux blocs)” prônée par des groupes maoïstes turcs. Ces forces menèrent une “guerre populaire” dans les années 1970 et 1980, influencèrent le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) kurde et (ce ne serait pas la dernière fois) rassemblèrent des éléments de la gauche capitaliste et du fondamentalisme islamique.
Le coup d’État militaire de 1971 avait pour but la gestion d’un état de chaos qui englobait à la fois une agitation ouvrière et la montée de mouvements fascistes et islamistes foncièrement agressifs. Le haut commandement militaire prit le pouvoir avec le soutien des États-Unis et poursuivi la guerre de classe contre les travailleurs tout en établissant des politiques visant à juguler les groupes gauchistes et séparatistes kurdes.
La Turquie devint particulièrement importante pour les États-Unis dans la région suite au renversement d’un de ses pions majeurs dans la région, le Shah d’Iran, à la fin des années 1970, tout en étant elle-même proche du chaos avec à la fois les manifestations et grèves ouvrières, une inflation à trois chiffres, l’agitation maoïste et la montée du groupe fasciste les “Loups Gris” travaillant ouvertement main dans la main avec l’État. Le 1er mai 1977 sur la place Taksim, un demi-million de personnes manifesta. La répression d’État fit des dizaines de morts, de nombreux blessés et des milliers d’arrestations. Ces bouleversement amenèrent le coup d’État militaire de 1980 appuyé par les États-Unis et la Grande-Bretagne et impliquant la CIA, la firme américaine ITT et des forces de la cellule stay-behind. L’ordre militaire fut restauré. En 1997, la Turquie possédait alors la deuxième plus grande armée de l’OTAN avec plus de 700 000 soldats.
Le reste des années 1980 montra une bourgeoisie turque contrôlant relativement la situation, procédant même à une demande d’adhésion à la CEE (dont elle était un membre associé depuis 1963). L’événement principal de cette période (que nous détaillons dans un autre article) fut l’insurrection du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) fondé en 1978 et la réponse musclée que l’État turc offrit à la terreur que le PKK propagea. (A suivre…)
Boxer, 25 novembre 2017
1 L’analyse de Rosa Luxemburg sur la Question Polonaise en 1896 est à ce titre éclairante, ainsi que des passages de sa Brochure de Junius. Tout aussi pertinente est La Guerre des Balkans, 1912-1913 par Léon Trotski.
2 Erdogan a récemment exprimé son “amertume pour ce que nous avons perdu à Lausanne” et a déclaré que le traité “n’était pas irréfutable” tout en l’estampillant de “honte pour la nation”.
3 Les Alévis forment environ un quart de la population turque. C’est une branche étendue et plutôt souple de la religion chiite, qui n’accepte pas la Charia et dans laquelle les femmes bénéficient d’une plus grande égalité que dans l’Islam traditionnel. Sa direction a eu tendance à soutenir des éléments laïques en Turquie, plus pour se protéger que pour autre chose.
Plusieurs pogroms éclatèrent contre eux dans les années 1980 et 1990. Erdogan déclara qu’il les soutiendrait (tout comme il le prétendit pour les Kurdes) mais, au lieu de cela, il les a marginalisés et isolés davantage.
4 Cette politique désastreuse de l’IC conduisit à livrer les communistes turcs pieds et poings liés à Kemal Atatürk qui a mené très rapidement une politique de répression impitoyable contre eux, mettant le PC hors-la-loi et jetant ses membres par milliers dans les geôles du pays ou en les faisant pendre.
5 Voir brochure du CCI en anglais sur l’aile gauche du Parti Communiste turc : The Left Wing of the Turkish Communist Party.
6 La Turquie possède les plus larges stocks de chrome, essentiel pour renforcer l’acier et par conséquent indispensable pour la production d’armement. Pour une étude plus approfondie, voir : The Sinews of War : Turkey, Chromite and the Second World War.
7Les Frères Musulmans sont une branche dure de l’Islam sunnite qui, depuis au moins les années 1930, a construit la base de son pouvoir à travers les œuvres de “charité” islamiques. L’administration Trump tente actuellement de la faire reconnaître comme “organisation terroriste étrangère” alors que le gouvernement britannique l’a reconnue et l’a supportée jusque très récemment. Elle était à la base financée par les Saoudiens mais ils ne la reconnaissent plus désormais. Erdogan était proche des Frères Musulmans lorsque ceux-ci furent élus en Égypte en 2012. Par la suite, leur éviction du pouvoir eut un coût élevé en vies humaines, a fait s’abattre une nouvelle vague de répression et coûta cher aux Saoudiens. L’élection du président Mohamed Morsi des Frères Musulmans secoua l’Occident. Ce fut à la fois une expression de l’affaiblissement des États-Unis dans la région et de l’irrationalité grandissante du capitalisme. La Confrérie demeure influente au Qatar, où la Turquie possède une base militaire et au sein du Hamas, duquel Erdogan fut l’un des principaux soutiens.