Soumis par ICConline le
Depuis l’implosion de l’URSS, la guerre est revenue au premier plan dans cette partie du monde. Qu’il s’agisse de la situation en Tchétchénie, du déchaînement du militarisme entre la Géorgie et la Russie en 2008, ou de la tendance larvée dans plusieurs régions du Caucase à déraper vers le chaos, tous ces drames posent à la classe ouvrière et aux minorités politiques qui se réclament de son combat, la question de leur réaction envers la guerre impérialiste et les campagnes nationalistes permanentes.
Dans un forum en Ukraine en juillet 2009 dans lequel intervenait le CCI, une partie des discussions a abordé ce que la classe devrait faire en de telles circonstances. Différentes positions qui prétendent représenter les intérêts de la classe ouvrière, aux contenus très différents et parfois complètement antagoniques, y ont été développées. Nous laissons momentanément de coté (pour la traiter ultérieurement) la défense par de nombreux courants trotskistes et certains groupes anarchistes du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes qui prétend permettre de lutter contre l’impérialisme. Nous allons examiner les propositions faites au prolétariat contre les abominations de la guerre consistant à solliciter son soutien en faveur des actions pour la paix. Ainsi, lors du forum, partant du constat qu’« aucun conflit récent, que les autorités ont essayé de résoudre par la force, n'a jamais été réglé ; ni en Afghanistan, ni en Yougoslavie, en Irak ou en Tchétchénie », les participants, à l’exception de notre organisation qui s’est exprimée contre, ont majoritairement soutenu l’initiative du Moscow Helsinki Group for Northern Caucasus pour la création d’un ‘Centre Civil International pour le Rétablissement de la Paix’ à Grozny en Tchétchénie, « une structure spéciale, engagée dans l’investigation sur les causes du conflit »i pour élaborer des techniques internationales pour résoudre les ‘conflits gelés mais non réglés’.
Naturellement, l’aspiration à la paix existe au sein du prolétariat, d’autant plus que c’est la classe ouvrière qui paie toujours le prix le plus élevé de la guerre dans ses conditions d’existence et dans son sang. Comme classe dépourvue de toute propriété et de tout moyen de production dans la société capitaliste, le prolétariat ne dispose dans sa lutte que des armes de sa conscience et de son organisation. Dans son combat contre l’exploitation et contre la barbarie guerrière, il est pour lui vital de penser et d’agir de façon autonome pour défendre ses intérêts de classe spécifiques : la condition sine qua non pour s’affirmer contre l’Etat capitaliste comme force révolutionnaire agissant pour la défense de ses propres intérêts et comme classe porteuse de la perspective d’une nouvelle société, c’est d’accéder à une conscience claire des buts finaux de sa lutte et des moyens pour les atteindre : dans cette perspective, lui est-il possible d’intégrer à sa lutte les initiatives pacifistes et de leur apporter son soutien ? Lui est-il possible de faire progresser sa cause en prenant pour alliés ceux qui prétendent agir pour la paix ?
Le pacifisme, une issue pour la classe ouvrière ?
Suivons la logique des buts que poursuit la proposition pacifiste et examinons ce que peut en retirer la classe ouvrière dans son combat.
La paix, quelle paix ? Cette paix n’est absolument pas émancipatrice, c’est celle de la « normalisation » par la terreur imposée par la clique Kadyrov-Poutine. Elle s’établit sur les cadavres des 200 000 à 300 000 victimes des bombardements intensifs de Grozny en 1999-2000 et livre la population à l’arbitraire et aux rivalités meurtrières des clans mafieux des « Kadyrovtsy » et des forces du ministère de l’intérieur. La déstabilisation qu’a provoquée ce « conflit, longtemps circonscrit à la République même, [qui] a fini par développer des métastases dans les républiques voisine [et] semble se déplacer vers des républiques voisines, russe, l’Ingouchie et le Daghestan, »ii ne fait que préparer d’autres convulsions. La « normalisation » a conduit à une recrudescence de la violence dans toutes les républiques du Caucase, y compris là où il n’y a jamais eu historiquement de troubles antirusses par le passé. Depuis l'été 2009, les attentats, les embuscades et les fusillades se multiplient partout et sont devenus quotidiensiii à tel point que certains voient l’imminence d’une troisième guerre de Tchétchénie. Cette « paix » n’est rien d’autre que la paix des cimetières et ressemble plutôt à un état de guerre permanent !
Améliorer le sort des populations sur place ? La seule ‘amélioration’ possible dans le cadre de tout état national, pour les populations et les ouvriers, du fait de la crise économique et de la guerre au niveau international comme au niveau local se traduit par l’exploitation féroce, des sacrifices toujours plus grands imposés par la classe dominante pour la défense des intérêts du capital national, leur prise en otage par les différentes cliques bourgeoises dans leurs affrontements sanglants. De plus « en dépit d’une reconstruction de façade, la Tchétchénie est toujours en ruines, mise en coupe réglée par le clan Kadyrov, et le conflit (…) a engendré une génération de desperados qui n’ont rien connu d’autre que la guerre, des vagues de réfugiés et la diffusion d’un islam radical. (…) les infrastructures sont détruites, une génération entière de Tchétchènes n’a pas connu autre chose que le chaos et n’a pas été scolarisée. »ivUne partie de ces jeunes sans perspective condamnés au chômage continue à rejoindre les maquis de « boeviki » dans les montagnes. Le capital ne sera pas plus mesure ici qu’ailleurs d’apporter une solution au problème social à l’intérieur de ses seules frontières nationales !
Servir de ‘think tank’ pour la paix ? En quoi ce rôle revendiqué par le Centre se différencie-t-il de celui des organismes internationaux, tels l’ONU et autres ONG, avec l’effet que l’on sait ? L’histoire des 80 dernières années nous montre à quel point la Société des Nations, puis l’Organisation des Nations Unies ont non seulement été impuissantes à rétablir la « paix » où que ce soit, mais n’ont servi que de couverture idéologique aux nations instigatrices des guerres pour ensanglanter le monde. Peut-on s’imaginer qu’à jouer les bons offices à la manière de ces repaires de brigands impérialistes, sous le seul prétexte d’agir ‘local’ parce qu’« il n'est pas réaliste de traiter de Bruxelles ou de New York les problèmes des zones de conflit dans la région du Caucase du nord »v il puisse parvenir à un autre résultat ? C’est se condamner par avance à n’être que la marionnette aux mains d’intérêts qui ne sont pas ceux du prolétariat et à opérer contre les intérêts de ce dernier.
Permettre un arbitrage entre les protagonistes de la guerre ? Dans ce monde de gangsters bourgeois qui s’entredéchirent, où seule règne la loi du plus fort, il ne résulte que de la loi du vainqueur, du diktat du grand parrain qui impose ses conditions à tous les autres maffieux. Faire miroiter aux autorités de Grozny que la création du Centre est « une opportunité unique de montrer au monde qu’elles entreprennent tous les efforts pour mettre un terme au conflit, et qu’elles agissent pour le développement pacifique de la région » vi, constitue une belle proposition d’allégeance, et leur offre à bon compte la respectabilité dont elles ont bien besoin pour couvrir leurs crimes perpétrés au nom de la ‘paix’ et de la lutte contre le terrorisme !
Agir conjointement avec les autorités et les organisations publiques ? « Soumis aux présidents d’Ingouchie, de Tchétchénie et du Daghestan », le projet de Centre propose de s’acoquiner avec les sanguinaires cliques de Poutine, les bandes criminelles de Kadyrov et du soudard Beck-Evkurov, installées pour garantir par tous les moyens l’emprise impérialiste de la Russie sur le Caucase. Il racole en faveur d’une clique hystériquement belliciste qui défend que « la Russie doit se doter d’une stratégie militaire pour résister aux Etats-Unis et aux autres puissances occidentales, qui impulsent le désordre dans le Caucase du nord pour détruire la Russie » qui « devrait attaquer la Géorgie et l’Ukraine afin d’éradiquer pour de bon cette affliction qui touche la Russie » !vii Il n’y a aucun terrain commun possible entre la classe ouvrière et cette racaille nationaliste !
Décidément, le prolétariat n’a vraiment rien à gagner à soutenir ce type d’initiative pacifiste, mais tout à y perdre : non seulement elle condamne les ouvriers à l’impuissance mais elle ne fait que les pousser à pactiser avec l’Etat capitaliste, les amener poings et pieds liés à se soumettre au nationalisme de ses exploiteurs et à les faire entrer dans le jeu impérialiste de la bourgeoisie !
D’ailleurs, dans tous les moments cruciaux de la guerre impérialiste, le prolétariat a été confronté à la mystification pacifiste pour récupérer la crainte et l'aversion des ouvriers face à la guerre afin d’empoisonner leur conscience et les amener à soutenir un camp bourgeois contre un autre. Ainsi, par exemple, les gigantesques manifestations pacifistes de l’été 1914 à Paris n’ont-elles servi qu’à illusionner et démoraliser le prolétariat face au danger de guerre pour lui faire accepter son sacrifice dans les tranchées comme une fatalité. L’expérience du mouvement ouvrier montre que le pacifisme constitue le meilleur complice du bourrage de crâne belliciste. Il fait partie, comme chaque fois que la bourgeoisie a eu besoin de faire accepter aux prolétaires sa logique meurtrière, d'un partage du travail entre différentes fractions du capital.
La lutte pour la paix sans lutter pour la destruction du capitalisme a toujours constitué une tromperie maintes fois dénoncée par les révolutionnaires. La lutte contre l’impérialisme ne passe que par la lutte contre le système capitaliste dont il est indissociable. La classe ouvrière, lors de la Première Guerre mondiale, a fait la preuve d’une telle aptitude en Russie en 1917, en Allemagne en 1918 : en développant sa perspective révolutionnaire et ses organes de luttes, les conseils ouvriers, elle s’est affirmée comme la seule force capable de mettre un terme aux carnages guerriers perpétrés par la bourgeoisie et à offrir une perspective à la société humaine.viii Mais elle n’a pu faire aboutir son combat, non pas en le menant avec les "pacifistes" mais malgré et contre eux. A partir du moment où il devint clair que seule la lutte révolutionnaire permettait d'arrêter la boucherie impérialiste, les prolétaires de Russie et d'Allemagne se sont trouvés confrontés non seulement aux "faucons" de la bourgeoisie mais aussi et surtout aux pacifistes de tout poil (socialistes-révolutionnaires, sociaux-patriotes, etc.) qui, armes à la main, ont défendu le monde capitaliste au nom de ce qui leur est le plus cher : rendre inoffensive pour le capital la révolte des exploités contre la guerre.
L’internationalisme, la seule position véritablement contre la guerre
Les seuls alliés sur lesquels la classe ouvrière peut compter dans son opposition à la guerre ce sont sur ses frères et sœurs de classe de chaque côté des frontières nationales, culturelles et religieuses, et la seule communauté d’intérêt c’est celle qu’elle partage avec eux, dans la lutte contre l’exploitation et pour la création d’une société véritablement humaine, débarrassée du profit capitaliste et de la guerre. C’est ce qu’a proclamé par exemple le KRAS (Confédération révolutionnaire des anarcho-syndicalistes) dans sa prise de position internationaliste lors de la guerre en Géorgie : « Ces combats n'apporteront rien aux travailleurs, qu'ils soient Géorgiens, Ossètes, Abkhazes ou Russes, rien d'autre que du sang et des larmes, d'incalculables désastres et privations. (…) Nous ne devons pas tomber sous l'influence de la démagogie nationaliste qui nous demande l'unité avec « notre » gouvernement et déploie le drapeau de la « défense de la patrie ». L'ennemi principal des gens simples n'est pas le frère ou la sœur de l'autre côté de la frontière ou d'une autre nationalité. L'ennemi, c'est les dirigeants, les patrons de tout poil, les présidents et ministres, les hommes d'affaire et les généraux, tous ceux qui provoquent les guerres pour sauvegarder leur pouvoir et leurs richesses. Nous appelons les travailleurs en Russie, Ossétie, Abkhazie et Géorgie à rejeter le joug du nationalisme et du patriotisme pour retourner leur colère contre les dirigeants et les riches, de quelque côté de la frontière qu'ils se trouvent. »ix Cette position correspond aux intérêts immédiats comme historiques de la classe ouvrière.
Cependant, tout en disant partager cette position internationaliste, certains participants au forum ont été perméables à des arguments dénigrant celle-ci comme « dogmatique » et « superficielle ». Cédant aux arguments qu’il faut « oser s’impliquer sur le terrain » et de « faire des choses pratiques pour changer les choses, d’agir même petitement, pour la paix » ils ont appuyé la proposition de création de Centre pour la paix. Considérant la position internationaliste « valable en principe », celle-ci, selon eux, « n’est pas formellement applicable à la Tchétchénie » et ne voient pas de contradiction à appuyer l’initiative du Centre, même si « elle ne peut fournir de réponse définitive sur le fond ». En s’engageant dans cette logique, les camarades se rendent-ils compte qu’ils répudient complètement leur dénonciation des Etats capitalistes et du nationalisme pour se retrouver à cautionner et à préconiser la collaboration avec ceux qu’ils condamnent (et donc à leur prêter main forte) ? Contrairement à ce que pensent ces camarades, cette initiative pacifiste ne forme pas pour le prolétariat une voie possible complémentaire à la lutte des classes ‘en attendant mieux’ ni ne créent ou préparent une dynamique pour sa lutte, mais le détourne de la lutte des classes et des buts du mouvement ouvrier. En répandant la mystification de l’existence au sein du monde bourgeois « d’une solution pour la paix », le pacifisme ne trompe pas seulement les ouvriers otages directs de la guerre sur place, mais également les prolétaires de tous les autres pays sur la signification des guerres, sur leurs responsabilités et les moyens de s’y opposer vraiment.
L’un des principaux arguments qui a permis d’emporter leur adhésion affirme que « se revendiquer de l’unité de la classe ouvrière n’a aucun sens alors qu’il n’y a pas de classe ouvrière en Tchétchéniex, comme partout ailleurs dans le Caucase ». Poser ainsi cette question sous l’angle uniquement national pose un important problème de méthode pour aborder le combat de la classe ouvrière et la perspective qu’elle renferme. C’est négliger, que pour la classe exploitée, par définition internationale du fait des conditions universelles qui lui sont imposées par le capitalisme au niveau mondial, la dimension de son combat (ainsi que toutes les questions qui s’y rattachent) est d’abord internationale. Si effectivement le drame de la Tchétchénie n’a pu avoir lieu qu’en raison de la faiblesse du prolétariat, incapable d’opposer un frein à la barbarie capitaliste, les révolutionnaires doivent avoir la lucidité de reconnaître qu’il n’existe pas de solution locale ou immédiate au drame de la guerre impérialiste. Le problème de la guerre se pose à la classe ouvrière d’un point de vue international, non pas local et d’un point de vue historique, non pas immédiat. Les révolutionnaires ont la responsabilité d’indiquer à leur classe la direction dans laquelle elle doit engager sa lutte. Pour cela, ils doivent s’appuyer sur la classe ouvrière au plan mondial, en particulier sur ses fractions les plus fortes et les plus expérimentées dans les grands pays d’Europe et d’Amérique, pour préparer à l’échelle internationale le développement politique de sa force et de son action afin qu’elle impose, par l’essor de sa lutte, la seule alternative viable aux guerres impérialistes, le renversement du système capitaliste par la révolution prolétarienne et l’instauration du Communisme au plan mondial.xi
Il est très important pour les internationalistes de tous les pays compte tenu de la prolifération des conflits militaires et de la domination de l’idéologie impérialiste pro-russe, que s’élève une voix internationaliste en ex-URSS. Dans la situation présente, ce n'est pas le succès immédiat qui importe. Il s'agit plutôt de parvenir à rester fermement à contre-courant de l’opinion publique et y compris, le cas échéant, de l'atmosphère empoisonnée régnant au sein de sa propre classe, pour être capable de s’opposer à la guerre et surtout de se lier aux réactions de classe du prolétariat. Séparée de la lutte des classes, la lutte contre la guerre ne peut que s’enliser dans un mouvement interclassiste, impuissant. Depuis 2008, l’aggravation sans précédent de la crise économique ne peut que provoquer la riposte du prolétariat et, à terme, des luttes massives, en Russie comme au niveau international. La lutte internationale de la classe ouvrière face à la crise de l'économie mondiale a le potentiel de devenir un mouvement apte, par un processus de politisation croissante, à intégrer la question de la lutte contre la guerre à la lutte des classes : c’est le même système qui l’exploite, la condamne à la misère et qui provoque les guerres et perpètre les massacres qui ensanglantent le monde et qui doit être détruit.
Svetlana
i International peacemaking centre to be set up in Northern Caucasus, May 23, 2009, "Caucasian Knot",
ii www.vie-publique.fr/eclairage
iii Depuis la tenue du forum, « Entre juin et août (2009), 436 personnes ont été tuées, contre 150 pendant les mêmes mois en 2008. Et le nombre d’attentats a bondi de 265 à 452. (…) Des hauts fonctionnaires sont mitraillés à l’arme automatique, pris pour cible par des snipers (…) ou attaqués avec des véhicules bourrés d’explosifs. (…). Et les attentats- suicide sont de retour en Tchétchénie après une pause de plusieurs années. » https://www.nytimes.com/2009/08/30/world/europe/30chechnya.html?pagewanted=1&_r=3&hp
iv www.vie-publique.fr/eclairage
v Peacekeeping Center is proposed to establish in the North Caucasus, May 23, 2009, “Islamic News”.
vi Idem
vii Dixit Kadyrov en décembre 2009.
viii Voir notre article, К 90-летию революции в Германии.
ix Prise de position du KRAS : NON À LA NOUVELLE GUERRE CAUCASIENNE ! Été 2008
x C’est faire peu de cas des ouvriers employés dans l’industrie du pétrole et du bâtiment !
xi Voir l’article Почему пролетариат есть коммунистический класс.