Comme en France, il y a 40 ans, un mai 68 se produisait en Afrique, au Sénégal

Afficher une version adaptée à l'édition sur imprimante
« Le mois de mai 1968 est resté dans l'histoire pour avoir été marqué, à travers le monde, par des bouleversements de grande ampleur dont les étudiants et lycéens ont servi de fer de lance. En Afrique, le Sénégal a été le théâtre très remarqué de la contestation universitaire et scolaire. De nombreux observateurs de l'époque en ont conclu que les événements de Dakar n'étaient rien d'autre que le prolongement de mai 68 français. (...) Ayant participé directement, et à partir du niveau le plus élevé, à la lutte des étudiants de Dakar, en mai 68, cette thèse m'a toujours paru erronée. (...) L'explosion de Mai 68 a été sans aucun doute, préparée par un climat social particulièrement tendu. Elle fut l'aboutissement d'une agitation sans précédent des salariés des villes, des opérateurs économiques nationaux mécontents du maintien de la prépondérance française, des membres de la bureaucratie face au contrôle des rouages de l'Etat par l'assistance technique. La crise agricole contribua elle aussi à l'aggravation de la tension dans les villes et à Dakar, notamment en intensifiant l'exode rural (...). Le mémorandum de l'UNTS du 8 mai estimait la dégradation du pouvoir d'achat depuis 1961 à 92,4 % » 1

C'est donc dans ce contexte que Dakar a connu lui aussi un « mai 68 rampant » qui dura une douzaine de jours, entre le 18 mai et le 2 juin, qui a failli ébranler définitivement le régime profrançais de Senghor, avec grèves générales illimitées du monde scolaire puis du monde du travail avant que le pouvoir en place n'arrivât à bout du mouvement par une féroce répression policière et militaire tout en bénéficiant de l'appui décisif de l'impérialisme français.

Le « Mai sénégalais » fut précédé par plusieurs heurts avec le gouvernement Senghor, notamment entre 66 et 68 où les étudiants organisaient des manifestations de soutien aux luttes de « libération nationale » et contre le « néo-colonialisme » et « l'impérialisme ».

De même qu'avant le déclenchement du mouvement de mai, il y a eu en milieu scolaire des « grèves d'avertissement », par exemple, une grève des cours a été déclenchée le 26 mars 1968 par les élèves du lycée de Rufisque (banlieue de Dakar), suite aux sanctions disciplinaires infligées à certains de leurs camarades de classe, mouvement qui dura 3 semaines. Cela avait fini par installer dans les établissements scolaires de la région un climat d'agitation et de contestation du gouvernement.

Le détonateur du mouvement

Le déclenchement du mouvement de mai 68 a eu pour origine immédiate la décision du gouvernement du président Senghor de réduire les mensualités des bourses d'études de 12 à 10 mois tout en diminuant fortement le montant alloué, sous prétexte de « la situation économique difficile que traversait le pays ».

« La nouvelle de la décision du gouvernement se répandit comme une traînée de poudre à la cité universitaire, causant partout l'inquiétude et suscitant un sentiment général de révolte. C'était le seul objet de conversations partout sur le campus. Dès son élection, le nouveau comité exécutif de l'UDES (syndicat étudiant) s'employa à développer l'agitation autour de la question des bourses en milieu étudiant, parmi les élèves des lycées et auprès des syndicats. » (ibid.)

En effet, dès cette annonce gouvernementale, l'agitation s'installe et la contestation du gouvernement s'intensifie, notamment à la veille des élections que les étudiants dénoncent, comme le montre le titre d'un de leurs tracts : « De la situation économique et sociale du Sénégal à la veille de la mascarade électorale du 25 février... ». L'agitation continue : le18 mai, les étudiants décident d'une « grève générale d'avertissement » suite à l'échec des négociations avec le gouvernement sur les conditions d'études, grève massivement suivie dans toutes les facultés.

Galvanisés par le franc succès de la grève et chauffés à bloc par le refus du gouvernement de satisfaire leurs revendications, les étudiants lancent un mot d'ordre de grève générale illimitée des cours et de boycott des examens à partir du 27 mai. Déjà, à la veille de cette date, les meetings se succèdent dans le campus et en milieu scolaire en général, bref, c'est l'épreuve de force avec le pouvoir. De son côté, le gouvernement se saisit de tous les médias officiels pour annoncer une série de mesures d'intimidation contre les grévistes, tout en visant à opposer les étudiants, qualifiés de « privilégiés », aux travailleurs et aux paysans. Et l'UPS (parti de Senghor) dénonce la « position antinationale » du mouvement des étudiants, mais sans rencontrer aucun écho. Au contraire, les campagnes du gouvernement ne font qu'aggraver la colère des étudiants et susciter la solidarité des salariés et de la population.

« Les meetings de l'UED (Union des étudiants de Dakar) constituaient des temps forts de l'agitation dans le campus. Ils enregistraient une influence considérable d'étudiants, d'élèves, d'enseignants, de jeunes chômeurs, d'opposants et, bien entendu, de nombreux agents de renseignement. Au fil du temps, ils constituaient le baromètre qui indiquait les mouvements de la contestation politique et sociale. Chaque meeting était une sorte de messe de l'opposition sénégalaise et de celles des autres pays présents dans le campus. Les interventions étaient ponctuées des morceaux de musique révolutionnaire du monde entier ». (ibid.)

Effectivement, on assiste là à une véritable veillée d'armes. Dès minuit le 27 mai, les étudiants en éveil entendent le bruit des bottes et voient l'arrivée massive d'un cordon policier autour de la cité universitaire. Dès lors, une foule d'étudiants et d'élèves se rassemblent et convergent vers les résidences en vue de monter des piquets de grève.

En fait, par cette intervention, le pouvoir, en encerclant le campus universitaire par les forces de l'ordre, cherche à empêcher tout mouvement de l'extérieur vers l'intérieur et inversement.

« Ainsi, des camardes se virent privés de leurs repas et d'autres de leur lit car, comme l'UDE a eu souvent à le dire, les conditions sociales sont telles que nombre de camarades mangent en ville (non boursiers) ou y dorment faute de logement à la cité universitaire. Même les étudiants en médecine qui soignaient leurs malades à l'hôpital restaient bloqués à la Cité en même temps que d'autres étudiants en urgence médicale. C'était l'exemple type de violation des franchises universitaires. » (ibid.)

Le 28 mai, lors d'une entrevue avec le recteur et les doyens de l'université, l'UDE demande la levée du cordon policier, tandis que les autorités universitaires exigent que les étudiants fassent une déclaration sous 24 heures « certifiant que la grève n'a pas pour but de renverser le gouvernement Senghor ». Les organisations étudiantes répondent qu'elles n'étaient pas liées à un régime donné et que le temps qui leur est imparti ne permet pas de consulter leur base. Dès lors, le président du gouvernement ordonne la fermeture totale des établissements universitaires.

« Le groupe mobile d'intervention, renforcé par la police, sonna une nouvelle charge et investit les pavillons les uns après les autres. Il avait reçu l'ordre de dégager les étudiants par tous les moyens. Ainsi à coups de matraque, de crosses de fusils, baïonnettes, de grenades lacrymogènes et quelquefois offensives, défonçant portes et fenêtres, les sbires allèrent chercher les étudiants jusque dans leurs chambres. Les gardes et les policiers se comportèrent en véritables pillards. Ils volèrent tout et brisèrent ce qui leur paraissait encombrant, déchirèrent les vêtements, les livres et les cahiers. Des femmes enceintes furent maltraitées et des travailleurs malmenés. Au pavillon des mariés, femmes et enfants furent frappés. Il y a eut sur le champ un mort et beaucoup de blessés (une centaine) selon les chiffres officiels. » (ibid.)

L'implosion

La brutalité de la réaction du pouvoir se traduit par un élan de solidarité et renforce la sympathie envers le mouvement des étudiants. Dans tous les milieux de la capitale s'exprime une forte réprobation du comportement brutal du régime, contre les sévices policiers et l'internement d'un grand nombre d'étudiants. Au soir du 29 mai, tous les ingrédients sont réunis pour un embrasement social car l'effervescence est à son comble parmi les élèves et les salariés. Ce sont les lycéens (qui étaient déjà massivement présents lors des « grèves d'avertissement » du 26 mars et du 18 mai) qui se mettent les premiers en grève illimitée. Dès lors, la jonction est faite entre le mouvement universitaire et le mouvement dans le secondaire. Les uns après les autres, tous les établissements de l'enseignement secondaire se déclarent en grève totale et illimitée tout en formant des comités de lutte qui appellent à manifester avec les étudiants.

Inquiet de l'ampleur de la mobilisation de la jeunesse, le même jour, le 29 mai, le président Senghor fait diffuser un communiqué dans les médias annonçant le fermeture sine die de tous les établissements scolaires (facultés, lycées, collèges) de la région de Dakar et de Saint- Louis et appelant les parents d'élèves à retenir leurs enfants à la maison. Mais sans le succès escompté.

« La fermeture de l'université et des écoles ne fit qu'augmenter la tension sociale. Les étudiants, qui avaient échappé aux mesures d'internement, les élèves et les jeunes se mirent à ériger des barricades dans les quartiers populaires comme la Médina, Grand Dakar, Nimzat, Baay Gainde, Kip Koko, Usine Ben Talli, Usine Nyari Talli, etc. Dans la journée des 29 et 30 notamment, des cortèges imposants composés de jeunes occupaient les principales artères de la ville de Dakar. Les véhicules de l'administration et des personnalités du régime étaient particulièrement recherchés. Selon la rumeur, de nombreux ministres furent ainsi contraints de renoncer à utiliser leurs voitures de fonction, les fameuses voitures de marque Citroën appelées DS 21. En effet, ce type de véhicule officiel symbolisait, aux yeux de la population et des étudiants et élèves en particulier, le « train de vie insolent de la bourgeoisie politico- bureaucratique et ‘ compradore' ». » (ibid.)

Face à la combativité montante et à la dynamique du mouvement, le gouvernement décide de renforcer ses mesures répressives en les étendant à toute la population. Ainsi dès le 30 mai, un décret gouvernemental indique, d'une part, que jusqu'à nouvel ordre, tous les établissements recevant du public (cinéma, théâtres, cabarets, restaurants, bars) sont appelés à fermer nuit et jour. Et, d'autre part, les réunions, manifestations et attroupements de plus de 5 personnes sont interdits.

Grève générale des travailleurs

Face à ces mesures et à la poursuite des brutalités policières contre la jeunesse en lutte, tout le pays s'agite et la révolte s'intensifie partout, cette fois-ci, plus amplement chez les salariés. C'est à alors que les appareils syndicaux traditionnels, notamment l'UNTS (un regroupement de plusieurs syndicats) décident d'entrer en scène pour ne pas se faire déborder par la base.

« La base des syndicats pressait les directions à l'action. Le 30 mai, à 18 heures, l'union régionale UNTS du Cap-Vert (région de Dakar), à la suite d'une réunion conjointe avec le bureau national de l'UNTS, lança un mot d'ordre de grève illimitée à partir du 30 mai à minuit. »

Face à la situation explosive pour son régime, le président Senghor décide de s'adresser au pays, en tenant un discours menaçant envers les travailleurs en les exhortant de désobéir au mot d'ordre de grève générale, tout en accusant les étudiants d'être « téléguidés de l'étranger ». Mais en dépit des menaces réelles du pouvoir allant jusqu'à donner des ordres de réquisition de certaines catégories de travailleurs, le mouvement de grève s'avère très suivi dans le public comme dans le privé.

Le 31 mai à 10 heures, des AG sont organisées à la bourse du travail auxquelles sont invités les délégations des secteurs en grève afin de décider de la suite à donner au mouvement.

« Mais les forces de l'ordre avaient déjà bouclé le quartier. A 10 heures, l'ordre fut donné de charger les travailleurs à l'intérieur de la Bourse. Les portes et fenêtres furent défoncées, les armoires éventrés, les archives détruites. Les bombes lacrymogènes et les coups de matraque eurent raison des travailleurs les plus téméraires. En réponse aux brutalités policières, les travailleurs auxquels se mêlèrent les élèves et le lumpenprolétariat, s'attaquèrent aux véhicules et magasins dont plusieurs furent incendiés. Le lendemain Abdoulaye Diack, secrétaire d'Etat à l'information, révélait devant la presse que 900 personnes avaient été interpellées dans la Bourse du Travail et ses environs. Parmi celles-ci, on comptait 36 responsables syndicaux dont 5 femmes. En réalité, au cours de la semaine de crise, pas moins de 3.000 personnes avaient été interpellées. Certains dirigeants syndicaux furent déportés (...). Ces actes ne firent qu'accentuer l'indignation des populations et la mobilisation des travailleurs. » (ibid.)

En effet, aussitôt après cette conférence de presse au cours de laquelle le porte-parole du gouvernement donne ses chiffres sur les victimes, grèves, manifestations et émeutes ne font que s'intensifier jusqu'à ce que la bourgeoisie décide d'arrêter les dégâts.

« Les syndicats alliés du gouvernement et le patronat sentaient la nécessité de lâcher du lest pour éviter un durcissement au sein des travailleurs, qui au cours des manifestations, avaient pu prendre conscience de leur poids. »

Dès lors, après une série de réunions entre le gouvernement et les syndicats, le 12 juin, le président Senghor annonce un accord de fin de grève basé sur 18 points dont un qui préconise une augmentation de 15% des salaires. En conséquence, le mouvement prend fin officiellement à cette date-là, ce qui n'empêche pas la poursuite du mécontentement et le resurgissement d'autres mouvements sociaux, car la méfiance est de mise chez les grévistes par rapport aux promesses du pouvoir de Senghor. Et, de fait, quelques semaines après la signature de l'accord mettant fin aux grèves, des mouvements sociaux repartent de plus belle et vont se poursuivre avec une certaine vigueur jusqu'au début des années 1970.

En fin de compte, il convient de souligner l'état de désarroi dans lequel s'est trouvé le pouvoir sénégalais au plus fort de sa confrontation au « mouvement de mai de Dakar », à l'instar du chercheur (Abdoulaye Bathily), l'auteur largement cité :

« Du 1e au 3 juin, on avait l'impression que le pouvoir était vacant. L'isolement du gouvernement était démontré par l'inaction du Pari au pouvoir. Devant l'ampleur de l'explosion sociale, les structures de l'UPS n'ont pas réagi. La fédération des étudiants UPS s'est contentée de la distribution furtive de quelques tracts contre l'UDES au début des événements. Cette situation était d'autant plus frappant que l'UPS s'était vantée, trois mois plus tôt, d'avoir été plébiscitée à Dakar lors des élections législatives et présidentielles du 25 février 1968. Or, voilà qu'elle était incapable de trouver une riposte populaire face à ce qui se passait.

Selon la rumeur, les ministres avaient été consignés au building administratif, siège du gouvernement, et de hauts responsables du pari et de l'Etat s'étaient cachés dans leurs maisons. C'était là un bien curieux comportement pour des dirigeants d'un parti qui se disait majoritaire dans le pays. En un moment, le bruit avait couru que le président Senghor se serait réfugié à la base militaire française de Ouakam. Ces rumeurs étaient d'autant plus vraisemblables que les informations concernant la « fuite » du général De Gaulle en Allemagne, le 29 mai, étaient connues à Dakar. » (ibid.)

Le gouvernement de Senghor a donc fortement tremblé devant la vague de luttes menée par la jeunesse et la classe ouvrière qui lui a apportée son soutien décisif. Par ailleurs, Abdoulaye Bathily semble trop prudent dans l'évocation des « rumeurs », sans doute à cause même de ses fonctions (professeur d'université à Dakar) au moment de la publication de son ouvrage. En effet, à l'époque, d'autres rumeurs plus insistantes indiquaient clairement que ce fut l'armée française sur place qui arrêta brutalement les manifestants qui marchaient sur le palais présidentiel en causant plusieurs victimes, y compris des morts.

Rappelons aussi que le pouvoir sénégalais, pour venir à bout du mouvement social, n'a pas seulement utilisé ses chiens de gardes habituels, à savoir ses forces policières, mais il a aussi eu recours aux forces les plus réactionnaires que sont les chefs religieux et les paysans des campagnes reculées. Au plus fort du mouvement (le 30 et le 31 mai), les chefs de cliques religieuses avaient été invités par Senghor à occuper les médias nuit et jour pour faire des déclarations condamnant la grève et exhortant les travailleurs à reprendre le travail.

Quant aux paysans, le gouvernement a essayé de les dresser contre les grévistes en les faisant venir en ville pour soutenir les manifestations progouvernementales. Comme Bathily l'indique, cette tentative fut un fiasco : « Les recruteurs avaient fait croire à ces paysans que le Sénégal avait été envahi à partir de Dakar par une nation appelée « Tudian » (étudiant) et qu'on faisant appel à eux pour défendre le pays. Par groupes, ces paysans furent déposés aux allées du Centenaire (actuel boulevard du général De Gaulle) avec leurs armes blanches (haches, coupe-coupe, lances, arcs et flèches). Mais ils se rendirent bien vite compte qu'ils avaient été menés en bateau. (...) Les jeunes les dispersèrent à coups de pierres et se partagèrent les victuailles. (...) D'autres furent lapidés lors de leur passage à Rufisque. En tout état de cause, l'émeute révéla la fragilité des bases politiques de l'UPS et du régime en milieu urbain, à Dakar en particulier. » (ibid.)

Décidemment, le pouvoir de Senghor aura utilisé tous les moyens y compris les plus barbares pour venir à bout du soulèvement social contre son régime. Cependant, pour éteindre définitivement le feu, l'arme la plus efficace pour le pouvoir fut sans doute le rôle joué par le chef du principal syndicat de l'époque (UNTS), Doudou Ngom (l'équivalent de Séguy, dirigeant CGT en France en 68) qui « négocia » les conditions de l'étouffement de la grève générale. D'ailleurs, en guise de remerciement, le président Senghor le nomma ministre quelques années plus tard.

 Amina ( 4 mai 2008)

 

1 Abdoulaye Bathily, Mai 1968 à Dakar ou la révolte universitaire et la démocratie, Edit. Chaka, Paris 1992.

Géographique: 

Histoire du mouvement ouvrier: