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Chaque jour qui passe témoigne un peu plus de la barbarie sans nom dans laquelle s'enfonce le monde capitaliste. « Plus que jamais, la lutte du prolétariat représente le seul espoir d'avenir pour la société humaine. Cette lutte, qui avait resurgi avec puissance à la fin des années 60, mettant un terme à la plus terrible contre-révolution qu'ai connue la classe ouvrière, a subi un recul considérable avec l'effondrement des régimes staliniens, les campagnes idéologiques qui l'ont accompagné et l'ensemble des événements (guerre du Golfe, guerre en Yougoslavie, etc.) qui l'ont suivi. C'est sur les deux plans de sa combativité et de sa conscience que la classe ouvrière a subi, de façon massive, ce recul, sans que cela remette en cause toutefois, comme le CCI l'avait déjà affirmé à ce moment-là, le cours historique vers les affrontements de classe. Les luttes menées au cours des dernières années par le prolétariat sont venues confirmer ce qui précède. Elles ont témoigné, particulièrement depuis 1992, de la capacité du prolétariat à reprendre le chemin du combat de classe, confirmant ainsi que le cours historique n'avait pas été renversé. Elles ont témoigné aussi des énormes difficultés qu'il rencontre sur ce chemin, du fait de la profondeur et de l'extension de son recul. C'est de façon sinueuse, avec des avancées et des reculs, dans un mouvement en dents de scie que se développent les luttes ouvrières. » ([1])
Les grèves et les manifestations ouvrières qui ont secoué la France à la fin de l'automne 1995 sont venues illustrer cette réalité : la capacité du prolétariat à reprendre le chemin du combat mais aussi les énormes difficultés qu'il rencontre sur ce chemin. Dans le précédent numéro de la Revue Internationale, nous avons déjà dégagé, à chaud, la signification de ces mouvements sociaux ([2])
« En réalité, le prolétariat en France est la cible d'une manoeuvre d'ampleur destinée à l'affaiblir dans sa conscience et dans sa combativité, une manoeuvre qui s'adresse également à la classe ouvrière des autres pays afin de lui faire tirer de fausses leçons des événements en France. (...)
Face à cela [les attaques brutales que le capitalisme en crise déchaîne contre la classe ouvrière] les prolétaires ne peuvent rester passifs. Ils n'ont d'autre issue que de se défendre dans la lutte. Mais, pour empêcher que la classe ouvrière n'entre dans le combat avec ses propres armes, la bourgeoisie a pris les devants et elle l'a poussée à partir prématurément en lutte sous le contrôle total des syndicats. Elle n'a pas laissé aux ouvriers le temps de se mobiliser à leur rythme et avec leurs moyens. (...)
Le mouvement de grèves qui vient de se dérouler en France, s'il révèle l'existence d'un profond mécontentement dans la classe, est avant tout le résultat d'une manoeuvre de très grande ampleur de la bourgeoisie visant à amener les travailleurs à une défaite massive et, surtout, à provoquer chez eux une profonde désorientation » ([3])
L'importance de ce qui s'est passé en France à la fin 1995
Le fait que les mouvements sociaux de la fin de l'année 1995 en France soient fondamentalement le résultat d'une manoeuvre de la bourgeoisie ne saurait en atténuer l'importance ni signifier que la classe ouvrière est aujourd'hui une troupe de moutons à la merci de la classe dominante. En particulier, ces événements apportent un démenti cinglant à toutes les « théories » (relancées abondamment lors de l'effondrement des régimes staliniens) sur la « disparition » de la classe ouvrière ainsi qu'à leur variantes évoquant soit la « fin des luttes ouvrières », soit (c'est la version « de gauche » de ces théories) la « recomposition » de la classe sensée porter avec elle une atteinte majeure à ces luttes. ([4]).
Ce témoignage des réelles potentialités de la classe à l'heure actuelle nous est apporté par le fait même de l'ampleur des grèves et des manifestations de novembre-décembre 1995 : des centaines de milliers de grévistes, plusieurs millions de manifestants. Cependant, on ne peut s'arrêter à ce simple constat : après tout, au cours des années 1930, on a assisté à des mouvements de très grande ampleur comme les grèves de mai-juin 1936 en France ou l'insurrection des ouvriers d'Espagne contre le coup d'Etat fasciste du 18 juillet de la même année. Ce qui différencie fondamentalement les mouvements de la classe aujourd'hui de ceux des années 1930 c'est que ces derniers s'inscrivaient dans une longue suite de défaites de la classe ouvrière au lendemain de la vague révolutionnaire qui avait surgi au cours de la première guerre mondiale, des défaites qui avaient plongé le prolétariat dans la plus profonde contre-révolution de son histoire. Dans ce contexte de défaite physique et surtout politique du prolétariat, les manifestations de combativité de la classe avaient été facilement dévoyées par la bourgeoisie sur le terrain pourri de l'antifascisme, c'est-à-dire de la préparation de la seconde boucherie impérialiste. Nous ne reviendrons pas ici sur notre analyse du cours historique ([5]), mais ce qu'il s'agit d'affirmer clairement c'est que nous ne sommes pas aujourd'hui dans la même situation que dans les années 1930. Les mobilisations actuelles du prolétariat ne peuvent être en aucune façon des moments de la préparation de la guerre impérialiste mais prennent leur signification dans la perspective d'affrontements de classe décisifs contre le capitalisme plongé dans une crise sans issue.
Cela dit, ce qui confère une importance de premier plan aux mouvements sociaux de la fin de l'automne 1995 en France, ce n'est pas tant la grève et les manifestations ouvrières par elles-mêmes, que l'ampleur de la manoeuvre bourgeoise qui se trouve à leur origine.
Bien souvent, on peut évaluer l'état réel du rapport de forces entre les classes, dans la façon dont agit la bourgeoisie face au prolétariat. En effet, la classe dominante dispose de multiples moyens pour évaluer ce rapport de forces : sondages d'opinion, enquêtes de police (par exemple, en France, c'est une des missions des Renseignements Généraux, c'est-à-dire de la police politique, que de « tâter le pouls » des secteurs de la population « à risque », en premier lieu de la classe ouvrière). Mais l'instrument le plus important est constitué par l'appareil syndical qui est bien plus efficace encore que les sociologues des instituts de sondage ou que les fonctionnaires de police. En effet, cet appareil, dans la mesure où il a comme fonction de constituer l'instrument par excellence d'encadrement des exploités au service de la défense des intérêts capitalistes, où il dispose, en outre, d'une expérience de plus de 80 ans dans ce rôle, est particulièrement sensible à l'état d'esprit des travailleurs, à leur volonté et à leur capacité à engager des combats contre la bourgeoisie. C'est lui qui est chargé d'avertir en permanence les patrons et le gouvernement de l'importance du danger représenté par la lutte de classe. C'est d'ailleurs à cela que servent les rencontres périodiques entre les responsables syndicaux et le patronat ou le gouvernement : se concerter pour préparer ensemble la meilleure stratégie permettant à la bourgeoisie de porter ses attaques contre la classe ouvrière avec le maximum d'efficacité. Dans le cas des mouvements sociaux de la fin de l'année 1995 en France, l'ampleur et la sophistication de la manoeuvre organisée contre la classe ouvrière suffisent, à elles seules, à souligner à quel point la lutte de classe, la perspective de combats ouvriers de grande envergure, constituent aujourd'hui pour la bourgeoisie une préoccupation centrale.
La manoeuvre de la bourgeoisie contre la classe ouvrière
L'article du précédent numéro de la Revue Internationale décrit par le détail les différents aspects de la manoeuvre et comment ont collaboré à celle-ci tous les secteurs de la classe dominante, depuis la droite jusqu'aux organisations d'extrême gauche. Nous nous contenterons ici d'en rappeler les éléments essentiels :
- depuis l'été 1995, avalanche d'attaques de tous ordres (depuis une aggravation brutale des impôts jusqu'à une remise en cause des régimes de retraite des travailleurs du secteur public, en passant par le blocages des salaires de ces derniers, le tout étant couronné par un plan de réforme de la Sécurité sociale, le « plan Juppé » destiné à augmenter les cotisations des salariés et à réduire les remboursements des frais de maladie ;
- véritable provocation contre les cheminots sous la forme d'un « contrat de plan » entre l'Etat et la SNCF (la société des chemins de fer) qui prévoit un allongement de 7 ans du travail des conducteurs et des milliers de suppressions d'emplois ;
- utilisation de la mobilisation immédiate des cheminots comme « exemple à suivre » par les autres travailleurs du secteur public : contrairement à leur pratique habituelle d'enfermement des luttes, les syndicats se font les propagandistes zélés de leur extension et réussissent à entraîner de nombreux autres travailleurs, notamment dans les transports urbains, la poste, les télécommunications, l'électricité et le gaz, l'enseignement, les impôts ;
- médiatisation extrême des grèves qui sont présentées de façon très favorable à la télévision, on voit même des intellectuels signer en masse des déclarations en faveur de ce « réveil de la société » contre la « pensée unique » ;
- contribution des gauchistes à la manoeuvre : ils approuvent totalement l'attitude des syndicats à qui ils reprochent seulement de ne pas avoir fait la même chose plus tôt ;
- attitude intransigeante, dans un premier temps, du gouvernement qui rejette dédaigneusement les appels des syndicats à la négociation : l'arrogance et la morgue du Premier Ministre Juppé, personnage antipathique et impopulaire, sert admirablement les discours « combatifs » et jusqu'au-boutistes des syndicats ;
- puis, après trois semaines de grève, retrait par le gouvernement du « contrat de plan » dans les chemins de fer et des mesures contre les régimes de retraite des fonctionnaires : les syndicats crient victoire et parlent du « recul » du gouvernement ; malgré des résistances dans quelques centres « durs », les cheminots reprennent le travail, donnant le signal de la fin de la grève dans les autres secteurs.
Au total, grâce à ce prétendu « recul » prévu à l'avance, la bourgeoisie a remporté une victoire en faisant passer l'essentiel des mesures qui touchent tous les secteurs de la classe ouvrière comme l'augmentation des impôts et la réforme de la Sécurité Sociale, et même des mesures concernant spécifiquement les secteurs qui se sont mobilisés comme le blocage des salaires des agents de l'Etat. Mais la plus grande victoire de la bourgeoisie est politique : les travailleurs qui ont fait trois semaines de grève ne sont pas prêts à se relancer dans un mouvement de ce type lorsque pleuvront les nouvelles attaques. De plus, et surtout, ces grèves et ces manifestations ont permis aux syndicats de redorer de façon considérable leur blason : alors qu'auparavant l'image qui collait aux syndicats en France était celle de la dispersion des luttes, des journées d'action poussives et de la division, ils sont apparus tout au long du mouvement (principalement les deux principaux d'entre eux : la CGT d'obédience stalinienne et Force Ouvrière dirigée par des socialistes) comme ceux sans qui rien n'aurait été possible, ni l'élargissement et l'unité du mouvement, ni l'organisation de manifestations massives, ni les prétendus « reculs » du gouvernement. Comme nous le disions dans l'article du précédent numéro de la Revue Internationale :
« Cette recrédibilisation des syndicats constituait pour la bourgeoisie un objectif fondamental, un préalable indispensable avant de porter les attaques à venir qui seront encore bien plus brutales que celles d'aujourd'hui. C'est à cette condition seulement qu'elle peut espérer saboter les luttes qui ne manqueront pas de surgir au moment de ces attaques. »
En fait, l'importance considérable que la bourgeoisie accorde à la recrédibilisation des syndicats s'est confirmée amplement à la suite du mouvement, notamment dans la presse avec de nombreux articles soulignant le « come back » syndical. Il est intéressant de noter que dans une des feuilles confidentielles que se donne la bourgeoisie pour informer ses principaux responsables, on peut lire : « Un des signes les plus clairs de cette reconquête syndicale est la volatilisation des coordinations. Elles avaient été perçues comme le témoignage de la non-représentativité syndicale. Qu'elles n'aient pas surgi cette fois montre que les efforts des syndicats pour mieux "coller au terrain" et restaurer un "syndicalisme de proximité" n'ont pas été vains. » ([6]). Et cette feuille se plaît à citer une déclaration, présentée comme « un soupir de soulagement », d'un patron du secteur privé : « Nous avons enfin à nouveau un syndicalisme fort. »
Les incompréhensions du milieu révolutionnaire
Le fait de constater que les mouvements de la fin 1995 en France résultent avant tout d'une manoeuvre très soigneusement élaborée et mise en place par tous les secteurs de la bourgeoisie ne constitue en aucune façon une quelconque remise en cause des capacités de la classe ouvrière à affronter le capital dans des combats de très grande ampleur, bien au contraire. C'est justement dans les moyens considérables mis en oeuvre par la classe dominante pour prendre les devants des combats futurs du prolétariat qu'on peut déceler à quel point celle-ci est préoccupée par cette perspective. Encore faut-il pour cela qu'on soit en mesure d'identifier la manoeuvre déployée par la bourgeoisie. Malheureusement si cette manoeuvre n'a pu être démasquée par les masses ouvrières, et elle était suffisamment sophistiquée pour qu'il en soit ainsi, elle a également trompé ceux dont une des responsabilités essentielles est de dénoncer tous les coups fourrés que les exploiteurs portent contre les exploités : les organisations communistes.
Ainsi les camarades de Battaglia Comunista (BC) pouvaient-ils écrire, dans le numéro de décembre 1995 de leur journal : « Les syndicats ont été pris à contre-pied par la réaction décidée des travailleurs contre les plans gouvernementaux. »
Et il ne s'agit pas là d'un jugement hâtif de BC résultant d'une information encore insuffisante puisque, dans le numéro de janvier 1996, BC revient à la charge avec la même idée :
« Contre le plan Juppé, les employés du secteur public se sont mobilisés spontanément. Et c'est bien de rappeler que les premières manifestations des travailleurs se sont déroulées sur le terrain de la défense immédiate des intérêts de classe, prenant par surprise les organisations syndicales elles-mêmes, démontrant encore une fois que lorsque le prolétariat bouge pour se défendre contre les attaques de la bourgeoisie, il le fait presque toujours en dehors et contre les directives syndicales. Ce n'est que dans une seconde phase que les syndicats français, surtout Force Ouvrière et la CGT, ont pris en marche le train de la protestation récupérant ainsi de leur crédibilité aux yeux des travailleurs. Mais l'implication aux apparences de radicalité de Force Ouvrière et des autres syndicats cachait de mesquins intérêts de la bureaucratie syndicale qu'on ne peut comprendre que si l'on connaît le système de protection sociale français [où les syndicats, particulièrement Force Ouvrière, assurent la gestion des fonds, ce qui est justement remis en cause par le plan Juppé] ».
C'est un peu la même thèse qu'on retrouve de la part de l'organisation-soeur de BC au sein du Bureau International pour le Parti Révolutionnaire, la Communist Workers' Organisation (CWO). Dans sa revue Revolutionary Perspectives n° 1, 3e Série, on peut lire :
« Les syndicats, particulièrement FO, la CGT et la CFDT ([7]) s'opposaient à ce changement. Cela aurait constitué un coup majeur porté contre les prérogatives des dirigeants syndicaux. Cependant, tous, à un moment ou à un autre, avant les annonces de Juppé, avaient soit accueilli favorablement le dialogue avec le Gouvernement, soit accepté la nécessité de nouveaux impôts. C'est seulement quand la colère ouvrière contre les dernières propositions est devenue claire que les syndicats ont commencé à se sentir menacés par plus important que la perte de leur contrôle sur des domaines financiers majeurs. »
Dans l'analyse des deux groupes du BIPR, il existe toute une insistance sur le fait que les syndicats ne cherchaient qu'à défendre des « intérêts mesquins » en appelant à la mobilisation contre le plan Juppé sur la Sécurité Sociale. Même si les dirigeants syndicaux sont évidemment sensibles à leurs petits intérêts de boutique, une telle analyse de leur attitude revient à observer la réalité par le petit bout de la lorgnette. C'est comme si on interprétait les disputes dont sont coutumières les centrales syndicales uniquement comme manifestation de la concurrence entre elles sans y voir l'aspect fondamental : un des moyens par excellence de diviser la classe ouvrière. En réalité, ces « intérêts mesquins » des syndicats ne peuvent s'exprimer que dans le cadre de ce qui constitue leur rôle dans la société d'aujourd'hui : celui de pompiers de l'ordre social capitaliste, de flics de l'Etat bourgeois dans les rangs ouvriers. Et s'il leur faut renoncer à leurs « intérêts mesquins » et de boutique pour pouvoir tenir ce rôle, ils n'hésitent pas à le faire car ils ont un parfait sens des responsabilités dans la défense des intérêts du capital contre la classe ouvrière. En menant leur politique de la fin 1995, les dirigeants syndicaux savaient parfaitement qu'elle allait permettre à Juppé de faire passer son plan qui les privait de certaines de leurs prérogatives financières, mais ils avaient fait leur deuil de celles-ci au nom des intérêts supérieurs de l'Etat capitaliste. En fait, il est de loin préférable pour les appareils syndicaux de laisser croire qu'ils prêchent pour leur propre chapelle (ils pourront toujours se réfugier derrière l'argument que leur propre force contribue à celle de la classe ouvrière) plutôt que de se démasquer pour ce qu'ils sont réellement : des rouages essentiels de l'ordre bourgeois.
En réalité, si nos camarades du BIPR sont tout à fait clairs sur la nature parfaitement capitaliste des syndicats, ils commettent une sous-estimation considérable du degré de solidarité qui les lient à l'ensemble de la classe dominante et, notamment, de leur capacité à organiser avec le gouvernement et les patrons des manoeuvres destinées à piéger la classe ouvrière.
Ainsi, tant pour la CWO que pour BC, il existe l'idée, bien qu'avec des nuances ([8]), que les syndicats ont été surpris, voire débordés, par l'initiative de la classe ouvrière. Rien n'est plus contraire à la réalité. S'il existe un exemple depuis ces dix dernières années en France où les syndicats ont parfaitement prévu et contrôlé un mouvement social, c'est bien celui de la fin 1995. Plus, c'est un mouvement qu'ils ont suscité de façon systématique, avec la complicité du gouvernement, comme nous l'avons vu plus haut et analysé par le détail dans notre précédent article. Et la meilleure preuve qu'il n'y avait aucun « débordement » ni aucune « surprise » pour la bourgeoisie et son appareil syndical, c'est la couverture médiatique que la bourgeoisie des autres pays a immédiatement donnée aux événements. Depuis longtemps, et particulièrement depuis les grandes grèves de Belgique qui, à l'automne 1983, avaient annoncé la sortie de la classe de la démoralisation et la désorientation qui avaient accompagné la défaite des ouvriers en Pologne, en 1981, la bourgeoisie s'est fait un devoir d'organiser au niveau international un black-out complet autour des luttes ouvrières. Ce n'est que lorsque ces luttes correspondent à une manoeuvre planifiée par la bourgeoisie, comme ce fut le cas en Allemagne au printemps 1992, que le black-out fait alors place à une profusion d'informations (orientées, évidemment). Dans ce cas déjà, les grèves du secteur public, et notamment dans les transports, avaient comme objectif de « présenter les syndicats, qui avaient systématiquement organisé toutes les actions, maintenant les ouvriers dans la plus grande passivité, comme les véritables protagonistes contre les patrons » ([9]). Dans le cas des mouvements de la fin 1995 en France, on a assisté, de ce point de vue, à un « remake » de ce que la bourgeoisie avait fomenté en Allemagne trois ans et demi plus tôt. En fait, l'intense bombardement médiatique qui a accompagné ces mouvements (même au Japon c'est de façon quotidienne que la télévision diffusait abondamment des images de la grève et des manifestations) ne signifie pas seulement que la bourgeoisie et ses syndicats les contrôlaient parfaitement et depuis le début, non seulement qu'ils avaient été prévus et planifiés par ces derniers, mais aussi que c'est à l'échelle internationale que la classe dominante avait organisé cette manoeuvre afin de porter un coup à la conscience de la classe ouvrière des pays avancés.
La meilleure preuve de cette réalité est la façon dont la bourgeoisie belge a manoeuvré à la suite des mouvements sociaux en France :
- alors que les médias parlent à propos de la France d'un « nouveau mai 68 », les syndicats lancent, fin novembre 1995, exactement comme en France, des mouvements contre les atteintes au secteur public, et particulièrement contre la réforme de la Sécurité Sociale ;
- c'est alors que la bourgeoisie organise une véritable provocation en annonçant des mesures d'une brutalité inouïe dans les chemins de fer (SNCB) et les transports aériens (Sabena) ; comme en France, les syndicats se portent résolument au devant de la mobilisation dans ces deux secteurs présentés comme exemplaires, et les cheminots belges sont invités à faire comme leurs collègues français ;
- la bourgeoisie fait alors mine de reculer ce qui est évidemment présenté comme une victoire de la mobilisation syndicale et qui permet le succès d'une grande manifestation de tout le secteur public, le 13 décembre, parfaitement contrôlée par les syndicats et où l'on note la présence d'une délégation de cheminots français de la CGT ; le quotidien De Morgen titre le 14 décembre : « Comme en France, ou presque » ;
- deux jours plus tard, nouvelle provocation gouvernementale et patronale à la SNCB et à la Sabena où la direction annonce le maintien de ses mesures : les syndicats relancent des luttes « dures » (il y a des affrontements avec la police sur l'aéroport de Bruxelles bloqué par les grévistes) et essaient d'élargir la manoeuvre aux autres secteurs du public et aussi dans le privé où des délégations syndicales venues « apporter leur solidarité » aux travailleurs de la Sabena affirment que « leur lutte constitue un laboratoire social pour l'ensemble des travailleurs » ;
- finalement, début janvier, le patronat fait de nouveau mine de reculer en annonçant l'ouverture du « dialogue social », tant à la SNCB qu'à la Sabena, « sous la pression du mouvement » ; comme en France, le mouvement se solde par une victoire et une crédibilisation des syndicats.
Franchement camarades du BIPR, pensez-vous que cette remarquable ressemblance entre ce qui s'est passé en France et en Belgique était le fruit du hasard, que la bourgeoisie et ses syndicats n'avait rien prévu à l'échelle internationale ?
En réalité, l'analyse de la CWO et de BC témoigne d'une dramatique sous-estimation de l'ennemi capitaliste, de sa capacité de prendre les devants lorsqu'il sait que les attaques de plus en plus brutales qu'il sera conduit à porter contre la classe ouvrière provoqueront nécessairement de la part de celle-ci des réactions de grande envergure dans lesquelles les syndicats devront être mis abondamment à contribution pour la préservation de l'ordre bourgeois. La position prise par ces organisations donne l'impression d'une naïveté incroyable, d'une vulnérabilité déconcertante face aux pièges tendus par la bourgeoisie.
Cette naïveté, nous l'avions déjà constatée à plusieurs reprises, notamment de la part de BC. C'est ainsi que cette organisation, lors de l'effondrement du bloc de l'Est, était tombée dans le piège des campagnes bourgeoisies sur les perspectives souriantes que cet événement était sensé représenter pour l'économie mondiale ([10]). Parallèlement, BC avait marché à fond dans le mensonge de la prétendue « insurrection » en Roumanie (en réalité un coup d'Etat permettant le remplacement par d'anciens apparatchiks à la Ion Iliescu d'un Ceaucescu honni). A cette occasion, BC n'avait pas craint d'écrire : « La Roumanie est le premier pays dans les régions industrialisées dans lequel la crise économique mondiale a donné naissance à une réelle et authentique insurrection populaire dont le résultat a été le renversement du gouvernement en place (...) en Roumanie, toutes les conditions objectives et presque toutes les conditions subjectives étaient réunies pour transformer l'insurrection en une réelle et authentique révolution sociale. » Camarades de BC, lorsqu'on est conduit à écrire de telles sottises, on doit essayer d'en tirer des leçons. En particulier, on se méfie un peu plus des discours de la bourgeoisie. Sinon, si l'on se laisse piéger par les trucs de la classe bourgeoise destinés à berner les masses ouvrières, comment peut-on se prétendre l'avant garde de celles-ci ?
La nécessité d'un cadre d'analyse historique
En réalité, les bourdes commises par BC (tout comme la CWO qui, en 1981, appelait les ouvriers de Pologne à « La révolution maintenant ! ») ne sont pas réductibles à des caractéristiques psychologiques ou intellectuelles, la naïveté, de leurs militants. Il existe dans ces organisations des camarades expérimentés et d'une intelligence correcte. La véritable cause des erreurs à répétition de ces organisations, c'est qu'elles se sont systématiquement refusées à prendre en compte le seul cadre dans lequel on puisse comprendre l'évolution de la lutte du prolétariat : celui du cours historique aux affrontements de classe qui a succédé, à la fin des années 1960, à la période de contre-révolution. Nous avons déjà, à plusieurs reprises mis en évidence cette grave erreur de BC à laquelle s'est ralliée la CWO ([11]). En réalité, c'est la notion même de cours historique que BC remet en cause : « Quand nous parlons d'un "cours historique" c'est pour qualifier une période... historique, une tendance globale et dominante de la vie de la société qui ne peut être remise en cause que par des événements majeurs de celle-ci... En revanche, pour Battaglia... il s'agit d'une perspective qui peut être remise en cause, dans un sens comme dans l'autre, à chaque instant puisqu'il n'est pas exclu qu'au sein même d'un cours à la guerre il puisse intervenir "une rupture révolutionnaire"... la vision de Battaglia ressemble à une auberge espagnole : dans la notion de cours historique chacun apporte ce qu'il veut. On trouvera la révolution dans un cours vers la guerre comme la guerre mondiale dans un cours aux affrontements de classe. Ainsi chacun y trouve son compte : en 1981, le CWO appelait les ouvriers de Pologne à la révolution alors que le prolétariat mondial était supposé n'être pas encore sorti de la contre révolution. Finalement, c'est la notion de cours qui disparaît totalement ; voila où en arrive BC : éliminer toute notion d'une perspective historique... En fait, la vision de BC (et du BIPR) porte un nom : l'immédiatisme. » ([12])
C'est l'immédiatisme qui explique la « naïveté » de BC : hors d'un cadre historique de compréhension des évènements, cette organisation en est conduite à croire ce que les medias bourgeois racontent à leur propos.
C'est l'immédiatisme qui permet de comprendre pourquoi, par exemple, en 1987-88 les groupes du BIPR, face aux luttes ouvrières, s'amusent à la balançoire entre un total scepticisme et un grand enthousiasme : la lutte de 1987 dans le secteur de l'école, en Italie, d'abord considérée par BC sur le même plan que celle des pilotes d'avion ou des magistrats devient par la suite le début « d'une phase nouvelle et intéressante de la lutte de classe en Italie. » A la même période, on peut voir la CWO osciller de la même façon face aux luttes en Grande-Bretagne. ([13])
C'est le même immédiatisme qui fait écrire à BC de janvier 1996 que « La grève des travailleurs français, au delà de l'attitude opportuniste (sic) des syndicats, représente vraiment un épisode d'une importance extraordinaire pour la reprise de la lutte de classe ». Pour BC, ce qui faisait cruellement défaut dans cette lutte, pour lui éviter la défaite, c'est un parti prolétarien. Si le parti qui, effectivement, devra être constitué pour que le prolétariat puisse réaliser la révolution communiste, devait s'inspirer de la même démarche immédiatiste que celle dont ne s'est pas départie, malgré toutes ses bourdes, le BIPR, alors, il faudrait craindre pour le sort de la révolution.
En fait, c'est justement en tournant fermement le dos à l'immédiatisme, en ayant la préoccupation constante de replacer les moments actuels de la lutte de classe dans leur contexte historique qu'on peut les comprendre et assumer un véritable rôle d'avant garde de la classe.
Ce cadre, c'est évidemment celui du cours historique, nous n'y reviendrons pas. Mais, plus précisément, c'est celui qui prévaut depuis l'effondrement des régimes staliniens à la fin des années 1980 et qui est sommairement rappelé au début de cet article. C'est dès la fin de l'été 1989, deux mois avant la chute du mur de Berlin que le CCI s'est attelé à élaborer le nouveau cadre d'analyse permettant de comprendre l'évolution de la lutte de classe :
« C'est donc à un recul momentané de la conscience du prolétariat... qu'il faut s'attendre. Si les attaques incessantes et de plus en plus brutales que le capitalisme ne manquera pas d'asséner contre les ouvriers vont les contraindre à mener le combat, il n'en résultera pas, dans un premier temps, une plus grande capacité pour la classe à avancer dans sa prise de conscience. En particulier, l'idéologie réformiste pèsera très fortement sur les luttes de la période qui vient, favorisant grandement l'action des syndicats.
Compte tenu de l'importance historique des faits qui le déterminent, le recul actuel du prolétariat, bien qu'il ne remette pas en cause le cours historique, la perspective générale aux affrontements de classe, se présente comme bien plus profond que celui qui avait accompagné la défaite de 1981 en Pologne. » ([14])
Par la suite, le CCI a été conduit à intégrer dans ce cadre les nouveaux événements de très grande importance qui se sont succédés :
« Une telle campagne [sur la "mort du communisme" et le "triomphe" du capitalisme] a obtenu un impact non négligeable parmi les ouvriers, affectant leur combativité et leur conscience. Alors que cette combativité connaissait un nouvel essor, au printemps 1990, notamment à la suite des attaques résultant du début d'une récession ouverte, elle a été de nouveau atteinte par la crise et la guerre du Golfe. Ces événements tragiques ont permis de faire justice du mensonge sur le "nouvel ordre mondial" annoncé par la bourgeoisie lors de la disparition du bloc de l'Est sensé être le principal responsable des tension militaires (...) Mais en même temps, la grande majorité de la classe ouvrière des pays avancés, à la suite des nouvelles campagnes de mensonges bourgeois, a subi cette guerre avec un fort sentiment d'impuissance qui a réussi à affaiblir considérablement ses luttes. Le putsch de l'été 1991 en URSS et la nouvelle déstabilisation qu'il a entraînée, de même que la guerre civile en Yougoslavie, ont contribué à leur tour à renforcer ce sentiment d'impuissance. L'éclatement de l'URSS et la barbarie guerrière qui se déchaîne en Yougoslavie sont la manifestation du degré de décomposition atteint aujourd'hui par la société capitaliste. Mais, grâce à tous les mensonges assénés par ses médias, la bourgeoisie a réussi à masquer la cause réelle de ces événements pour en faire une nouvelle manifestation de la "mort du communisme", ou bien une question de "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes" face auxquelles les ouvriers n'ont d'autre alternative que d'être des spectateurs passifs et de s'en remettre à la "sagesse" de leurs gouvernements. » ([15])
En fait, la guerre en Yougoslavie, par son horreur, sa durée et par le fait qu'elle se déroulait tout près des grandes concentrations prolétariennes d'Europe occidentale a constitué un des éléments essentiels permettant d'expliquer l'importance des difficultés rencontrées par le prolétariat à l'heure actuelle. En effet, elle cumule (même si à un niveau moindre) les dégâts provoqués par l'effondrement du bloc de l'Est, des illusions et un désarroi important parmi les ouvriers, et ceux provoqués par la guerre du Golfe, un profond sentiment d'impuissance, sans pour autant apporter, comme cette dernière, une mise en évidence des crimes et de la barbarie des grandes « démocraties ». Elle constitue une claire illustration de comment la décomposition du capitalisme, dont elle est aujourd'hui une des manifestations les plus spectaculaires, joue comme un obstacle de premier plan contre le développement des luttes et de la conscience du prolétariat.
Un autre aspect qu'il importe de souligner, notamment parce qu'il concerne l'arme par excellence de la bourgeoisie contre la classe ouvrière, les syndicats, c'est le fait qui était déjà signalé en septembre 1989 dans nos « thèses » : « l'idéologie réformiste pèsera très fortement sur les luttes dans la période qui vient, favorisant grandement l'action des syndicats. » Cela découlait du fait, non pas que les ouvriers se faisaient encore des illusions sur « le paradis socialiste », mais que l'existence d'un type de société présenté comme « non capitaliste » semblait signifier qu'il pouvait exister autre chose sur terre que le capitalisme. La fin de ces régimes a été présenté comme « la fin de l'histoire » (terme utilisé très sérieusement par des « penseurs » bourgeois). Dans la mesure où le terrain par excellence des syndicats et du syndicalisme est l'aménagement des conditions de vie du prolétariat dans le capitalisme, les événements de 1989, aggravés par toute la succession de coups portés à la classe ouvrière depuis, ne pouvaient qu'aboutir, comme on l'a constaté effectivement, à un retour en force des syndicats ; un retour en force célébré par la bourgeoisie lors des mouvements sociaux de la fin 1995.
En fait, cette remise en selle des syndicats ne s'est pas faite immédiatement. Ces organisations avaient amassé, tout au long des année 1980 notamment, un tel discrédit, du fait de leur contribution permanente au sabotage des luttes ouvrières, qu'il leur était difficile de revenir du jour au lendemain dans le rôle de défenseurs intransigeants de la classe ouvrière. Aussi, leur retour en scène s'est-il produit en plusieurs étapes au cours desquelles ils se sont de plus en plus présentés comme l'instrument indispensable des combats ouvriers.
Un exemple de ce retour en force progressif des syndicats nous est donné par l'évolution de la situation en Allemagne où, après les grandes manoeuvres dans le secteur public du printemps 1992, il y avait encore eu place pour les luttes spontanées, en dehors des consignes syndicales, de l'automne 1993, dans la Ruhr avant qu'au début 1995, les grèves dans la métallurgie ne les remettent beaucoup plus en selle. Mais l'exemple le plus significatif de cette évolution est celui de l'Italie. A l'automne 1992, l'explosion violente de colère ouvrière contre le plan Amato voit des centrales syndicales prises pour cible de cette même colère. Ensuite, un an plus tard, ce sont les « coordinations des conseils de fabrique », c'est-à-dire des structures du syndicalisme de base qui animent les grandes « mobilisations » de la classe ouvrière et les grandes manifestations qui parcourent le pays. Enfin, la manifestation « monstre » de Rome, au printemps 1994, la plus imposante depuis la seconde guerre mondiale, a constitué un chef d'oeuvre du contrôle syndical.
Pour comprendre ce retour en force des syndicats, il importe de souligner qu'il a été facilité et permis par le maintien de l'idéologie syndicale dont les syndicats « de base » ou « de combat » sont les ultimes défenseurs. En Italie, par exemple, ce sont eux qui ont animé la contestation des syndicats officiels (en apportant aux manifestations les oeufs et les boulons destinés aux bonzes) avant que d'ouvrir le chemin de la récupération syndicale de 1994 par leurs propres « mobilisations » de 1993. Ainsi, dans les combats à venir, après que les syndicats officiels se soient à nouveau discrédités du fait de leur indispensable travail de sabotage, la classe ouvrière devra encore s'attaquer au syndicalisme et à l'idéologie syndicaliste représentés par les syndicats de base qui ont si bien travaillé pour leurs grands frères au cours de ces dernières années.
Cela signifie que c'est encore un long chemin qui attend la classe ouvrière. Mais les difficultés qu'elle rencontre ne doivent pas être un facteur de démoralisation, particulièrement parmi ses éléments les plus avancés. La bourgeoisie, pour sa part, sait parfaitement quelles sont les potentialités que porte en lui le prolétariat. C'est pour cela qu'elle organise des manoeuvres comme celle de la fin 1995. C'est pour cela que, cet hiver, lors du colloque de Davos qui traditionnellement rassemble les 2000 « décideurs » les plus importants du monde dans le domaine économique et politique (et où participait Marc Blondel, chef du syndicat français Force Ouvrière) on a pu voir ces décideurs se préoccuper avec inquiétude de l'évolution de la situation sociale. C'est ainsi que parmi beaucoup d'autres, on a pu entendre des discours de ce genre : « Il faut créer la confiance parmi les salariés et organiser la coopération entre les entreprises afin que les collectivités locales, les villes et les régions bénéficient de la mondialisation. Sinon, nous assisterons à la résurgence de mouvements sociaux comme nous n'en avons jamais vus depuis la seconde guerre. » ([16])
Ainsi, comme les révolutionnaires l'ont toujours mis en évidence, et comme nous le confirme la bourgeoisie elle-même, la crise de l'économie capitaliste constitue le meilleur allié du prolétariat, celui qui lui ouvrira les yeux sur l'impasse du monde actuel et lui fournira la volonté de le détruire malgré les multiples obstacles que tous les secteurs de la classe dominante ne manqueront pas de semer sur son chemin.
FM, 12/03/96.
[1] « Résolution sur la situation internationale », 11e Congrès du CCI, point 14, Revue Internationale n° 82.
[16] Rosabeth Moss Kanter, ancien directeur de la Harvard Business Review, citée par Le Monde Diplomatique de mars 1996.