Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessite matérielle [4°partie]

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Le communisme : véritable commencement de la société humaine

Dans le précédent article de cette série, nous avons vu comment, dans ses premiers travaux, Marx a examiné le problème du travail aliéné en vue de définir les buts ultimes de la transformation sociale communiste. Nous avons no­tamment conclu que pour Marx, le travail salarié capitaliste constituait à la fois l'expression la plus élevée de l'aliénation de l'homme par rapport à ses ca­pacités réelles, et la prémisse du dépassement de cette alié­nation vers le surgissement d'une société véritablement humaine. Dans ce chapitre, nous voulons étudier les véri­tables contours d'une société communiste pleinement déve­loppée telle que Marx les a tra­cés dans ses premiers écrits, un tableau qu'il a approfondi et auquel il n'a jamais renoncé dans ses travaux ultérieurs.

Dans Les Manuscrits économiques et philosophiques, après avoir exa­miné les diverses facettes de l'aliénation humaine, Marx s'est ensuite attaché à critiquer les conceptions du communisme, ru­dimentaires et inadéquates, qui prédominaient dans le mouvement prolétarien de l'époque. Comme nous l'avons vu dans le premier ar­ticle de cette série, Marx a rejeté les conceptions héritées de Babeuf que les adeptes de Blanqui ont continué à défendre, car elles ten­daient à présenter le communisme comme un nivellement général par le bas, une négation de la culture dans laquelle « la condition de tra­vailleur n'est pas abolie, elle est étendue à tous les hommes. »([1]) Dans cette conception, tout le monde devait devenir travailleur salarié sous la domination d'un capital collectif, de la « communauté en tant que capitaliste universel. »([2]). En rejetant ces conceptions, Marx an­ticipait déjà sur les arguments que les révolutionnaires venus après ont dû développer pour démontrer la nature capitaliste des régimes soi-disant « communistes » de l'ex-bloc de l'Est (même si ces derniers étaient le produit monstrueux d'une contre-révolution bourgeoise et non l'expression d'un mouve­ment ouvrier immature).

Marx a également critiqué les ver­sions plus « démocratiques » et plus sophistiquées de communisme telles que Considérant et d'autres les ont développées, car elles étaient « de nature encore politique », c'est-à-dire qu'elles ne proposaient pas de changement radi­cal des rapports sociaux et res­taient donc « encore imparfaites, encore affligées de la propriété pri­vée. »([3])

Marx avait à cœur de montrer, à l'encontre de ces définitions res­trictives et déformées, que le com­munisme ne signifiait pas la réduc­tion générale des hommes à un philistinisme inculte, mais l'élévation de l'humanité à ses plus hautes capacités créatrices. Ce communisme, comme Marx l'annonce dans un passage souvent cité mais rarement analysé, se donnait les buts les plus élevés :

« Le communisme en tant que dépassement positif de la propriété privée, donc de l'auto aliénation humaine, et par conséquent en tant qu'appropriation réelle de l'essence humaine par et pour l'homme, c'est le retour total de l'homme à soi en tant qu'homme social, c'est-à-dire humain, retour conscient accompli dans toute la richesse du dévelop­pement antérieur. Ce communisme est un naturalisme achevé, et comme tel un humanisme ; en tant qu'humanisme achevé, il est un na­turalisme ; il est la vraie solution de la lutte entre l'existence et l'essence, entre l'objectification et l'affirma­tion de soi, entre la liberté et la né­cessité, entre l'individu et l'espèce. Il est l'énigme de l'histoire résolue et il sait qu'il est cette solution. »([4]).

Le communisme vulgaire avait compris assez correctement que les réalisations culturelles des sociétés antérieures étaient basées sur l'exploitation de l'homme par l'homme. Mais ce faisant, il les re­jetait de façon erronée alors que le communisme de Marx, au contraire, cherchait à s'approprier et à rendre vraiment fructueux tous les efforts culturels et, si l'on peut utiliser ce terme, spirituels anté­rieurs de l'humanité en les libérant des distorsions dont la société de classe les avait inévitablement marqués. En faisant de ces réalisa­tions le bien commun de toute l'humanité, le communisme les fu­sionnerait en une synthèse supé­rieure et plus universelle. C'était une vision profondément dialec­tique qui, même avant que Marx ait exprimé une claire compréhen­sion des formes communautaires de société ayant précédé la forma­tion des divisions de classe, recon­naissait que l'évolution historique, en particulier dans sa phase finale capitaliste, avait spolié l'homme et l'avait privé de ses rapports sociaux « naturels » originels. Mais le but de Marx n'était pas un simple re­tour à une simplicité primitive perdue mais l'instauration consciente de l'être social de l'homme, une accession à un niveau supérieur qui intègre toutes les avancées contenues dans le mouvement de l'histoire.

De la même façon, loin d'être sim­plement la généralisation de l'aliénation imposée au prolétariat par les rapports sociaux capita­listes, ce communisme se considé­rait comme le « dépassement posi­tif» des multiples contradictions et aliénations qui avaient tourmenté le genre humain jusqu'à présent.
 

La production communiste en tant que réalisation de la nature sociale de l'homme 

Comme nous l'avons vu dans le précédent chapitre, la critique par Marx du travail aliéné présentait plusieurs aspects :

- le travail aliéné séparait le pro­ducteur de son propre produit : ce que l'homme créait de ses propres mains devenait une force hostile écrasant son créateur ; il séparait le producteur de l'acte de production : le travail aliéné était une forme de torture ([5]), une activité totalement extérieure au travailleur. Et comme la caracté­ristique humaine la plus fondamentale, l'« être générique de l'homme » comme dit Marx, était la production créatrice consciente, transformer celle-ci en source de tourment, c'était sé­parer l'homme de son véritable être générique ;

- il séparait l'homme de l'homme : il y avait une profonde séparation non seulement entre l'exploiteur et l'exploité, mais aussi entre les exploités eux-mêmes, atomisés en des individus rivaux par les lois de la concurrence capitaliste.

Dans ses premières définitions du communisme, Marx traitait ces as­pects de l'aliénation sous différents angles, mais toujours avec la même préoccupation de montrer que le communisme fournissait une solu­tion concrète et positive à ces maux. Dans la conclusion des Extraits des éléments d'économie po­litique de James Mill, commentaire qu'il a écrit à la même époque que les Manuscrits, Marx explique pourquoi le remplacement du tra­vail salarié capitaliste qui ne produit que pour le profit, par le tra­vail associé produisant pour les be­soins humains, constitue la base du dépassement des aliénations énu­mérées plus haut :

« En supposant la propriété privée, le travail est aliénation de la vie, car je travaille pour vivre, pour me procurer un moyen de vivre. Mon tra­vail n'est pas ma vie. (...) En sup­posant la propriété privée, mon individualité est aliénée à un degré tel que cette activité m'est un objet de haine, de tourment : c'est un simu­lacre d'activité, une activité purement forcée, qui m'est imposée par une nécessité extérieure, contin­gente, et non par un besoin et une nécessité intérieurs. »([6]).

En opposition à cela, Marx nous demande de supposer « que nous produisions comme des êtres hu­mains : chacun de nous s'affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l'autre. 1° Dans ma production, je réaliserais mon identité,         ma particularité ; j'éprouverais, en travaillant, la jouissance d'une manifestation individuelle de ma vie, et, dans la contemplation de l'objet, j'aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute. 2° Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j'aurais la joie spirituelle immédiate de satisfaire par mon travail un besoin humain, de réali­ser la nature humaine et de fournir au besoin d'un autre l'objet de sa nécessité. 3° J'aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d'être reconnu et res­senti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même; d'être accepté dans ton esprit comme dans ton amour. 4° J'aurais, dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c'est-à-dire de réaliser et d'affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, ma sociabilité hu­maine. Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l'un vers l'autre. (... ) Mon travail serait une manifesta­tion libre de la vie, une jouissance de la vie. »([7]).

Ainsi, pour Marx, les être humains ne produiraient de façon humaine que lorsque chaque individu serait capable de se réaliser pleinement dans son travail : accomplissement qui vient de la jouissance active de l'acte productif ; de la production d'objets qui non seulement aient une utilité réelle pour d'autres êtres humains mais qui méritent également d'être contemplés en eux‑mêmes, parce qu'ils ont été produits, pour utiliser une expression des Manuscrits, « selon les lois de la beauté » ; du travail en commun avec d'autres êtres humains, et dans un but commun.

Ici, il apparaît clairement que, pour Marx, la production pour les besoins qui est l'une des caractéris­tiques du communisme, est bien plus que la simple négation de la production capitaliste de marchandises, de la production pour le profit. Dès le début, l'accumulation de richesses comme capital a signifié l'accumulation de la pauvreté pour les exploités ; à l'époque du capitalisme moribond, c'est doublement vrai, et au­jourd'hui, il est plus évident que jamais que l'abolition de la pro­duction de marchandises est une pré condition pour la survie même de l'humanité. Mais pour Marx, la production pour les besoins n'a jamais constitué un simple mini­mum, une satisfaction purement quantitative des besoins élémen­taires de se nourrir, de se loger, etc. La production pour les besoins était également le reflet de la né­cessité pour l'homme de produire - pour l'acte de production en tant qu'activité sensuelle et agréable, en tant que célébration de l'essence communautaire du genre humain. C'est une position que Marx n'a jamais modifiée. Comme l'écrit, par exemple, le Marx « mûr» dans la Critique du Programme de Gotha (1874), quand il parle d'une «phase supérieure de la société commu­niste, quand auront disparu l'asservissante subordination des individus à la division du travail, et, avec elle, l'antagonisme entre le travail intellectuel et le travail ma­nuel, quand le travail sera devenu non seulement un moyen de vivre, mais même le premier besoin de l'existence ; quand avec le dévelop­pement en tous sens des individus, les forces productives iront s'accroissant, et que toutes les sources de la richesse collective jail­liront avec abondance... »([8]).

« ...Quand le travail sera devenu non seulement un moyen de vivre, mais même le premier besoin de l'existence»... De telles affirma­tions sont cruciales si l'on veut répondre à l'argument typique de l'idéologie bourgeoise selon lequel si l'appât du gain est supprimé, il ne reste plus de motivation pour que l'individu ou la société dans son ensemble produise quoi que ce soit. Une fois encore, un élément fondamental de réponse, c'est de montrer que, sans l'abolition du travail salarié, la simple survie du prolétariat, de l'humanité elle-même, n'est pas possible. Mais cela reste un argument purement négatif si les communistes ne met­tent pas en évidence que dans la société future, la principale moti­vation pour travailler sera que tra­vailler devient « le premier besoin de l'existence », la jouissance de la vie - cœur de l'activité humaine et accomplissement des désirs les plus essentiels de l'homme.
 

Dépasser la division du travail

Il faut noter comment Marx, dans cette dernière citation, commence sa description de la phase supé­rieure du communisme en envisa­geant     l'abolition de « l'asservissante subordination des individus à la division du travail, et, avec elle, l'antagonisme entre le travail intellectuel et le travail ma­nuel». C'est un thème constant de la dénonciation par Marx du tra­vail salarié capitaliste. Dans le premier volume du Capital, il passe des pages et des pages à fulminer contre la façon dont le travail à l'usine réduit l'ouvrier à un simple fragment de lui-même ; contre la façon dont il transforme les hommes en corps sans tête, dont la spécialisation a réduit le travail à la répétition des actions les plus mé­caniques engourdissant l'esprit. Mais cette polémique contre la division du travail se trouve déjà dans ses premiers travaux, et il est clair dans ce qu'il dit que, pour Marx, il ne peut être question de dépasser l'aliénation implicite dans le sys­tème salarié sans qu'il y ait une profonde transformation de la divi­sion du travail existante. Un passage fameux de l'Idéologie Alle­mande traite cette question :

« Enfin, et la division du travail nous en fournit d'emblée le premier exemple, aussi longtemps que les hommes se trouvent dans la société primitive, donc aussi longtemps que subsiste la division entre intérêt particulier et intérêt général, et que l'activité n'est pas divisée volontai­rement mais naturellement, le propre acte de l'homme se dresse devant lui comme une puissance étrangère qui l'asservit, au lieu que ce soit lui qui la maîtrise. En effet, du moment où le travail commence à être réparti, chacun entre dans un cercle d'activités déterminé et exclu­sif, qui lui est imposé et dont il ne peut s'évader ; il est chasseur, pê­cheur, berger ou "critique", et il doit le rester sous peine de perdre les moyens qui lui permettent de vivre. Dans la société communiste, c'est le contraire : personne n'est enfermé dans un cercle exclusif d'activités et chacun peut se former dans n'importe quelle branche de son choix ; c'est la so­ciété qui règle la production géné­rale et qui me permet ainsi de faire aujourd'hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, de m'occuper d'élevage le soir et de m'adonner à la critique après le repas, selon que j'en ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique. »([9]).

Cette merveilleuse image de la vie quotidienne dans une société communiste pleinement dévelop­pée utilise évidemment une cer­taine licence poétique, mais elle traite le point essentiel : étant donné le développement des forces productives que le capitalisme a apporté, il n'y a absolument pas besoin que les êtres humains passent la plus grande partie de leur vie dans la prison d'un genre unique d'activité - par-dessus tout dans le genre d'activité qui ne permet l'expression que d'une minuscule part des capacités réelles de l'individu. De la même façon, nous parlons de l'abolition de l'ancienne division entre la petite minorité d'individus qui ont le privilège de vivre d'un travail réellement créatif et gratifiant, et la vaste majorité condamnée à l'expérience du tra­vail comme aliénation de la vie :

« Le fait que le talent artistique soit concentré exclusivement dans quelques individus, et qu'il soit, pour cette raison, étouffé dans la grande masse des gens, est une conséquence de la division du tra­vail. (...) dans une organisation communiste de la société, l'assujettissement de l'artiste à l'esprit borné du lieu et de la nation aura disparu. Cette étroitesse d'esprit est un pur résultat de la division du travail. Disparaîtra également l'assujettissement de l'individu à tel art déterminé qui le réduit au rôle exclusif de peintre, de sculpteur, etc., de sorte que, à elle seule, l'appellation reflète parfaitement l'étroitesse de son développement professionnel et sa dépendance de la division du travail. Dans une société communiste, il n'y a pas de peintres, mais tout au plus des êtres humains qui, entre autres choses, font de la peinture. »([10]).

L'image héroïque de la société bourgeoise dans son aurore nais­sante est celle de 1' « Homme de la Renaissance » - d'individus tels que Léonard De Vinci qui a combiné les talents d'artiste, de scientifique et de philosophe. Mais de tels hommes ne sont que des exemples exceptionnels, des génies extraor­dinaires, dans une société où l'art et la science s'appuyaient sur le labeur éreintant de l'immense majo­rité. La vision du communisme de Marx est celle d'une société com­posée tout entière d'« Hommes de la Renaissance »([11])
 

L'émancipation des sens

Pour le genre de « socialistes » dont la fonction est de réduire le socia­lisme à un léger maquillage du sys­tème existant d'exploitation, de telles visions ne peuvent constituer une anticipation du futur de l'humanité. Pour le partisan du so­cialisme « réel » (c'est-à-dire le ca­pitalisme d'Etat pour la social-dé­mocratie, le stalinisme ou le trots­kisme), il ne s'agit vraiment que de visions, de rêves utopiques irréali­sables. Mais pour ceux qui sont convaincus que le communisme est à la fois une nécessité et une possi­bilité, l'extrême audace de la conception du communisme de Marx, son refus inflexible de s'en tenir au médiocre et au second ordre ne peuvent que constituer une inspiration et un stimulant pour poursuivre une lutte sans re­lâche contre la société capitaliste. Et le fait est que les descriptions par Marx des buts ultimes du communisme sont extrêmement hardies, bien plus que ne le soup­çonnent habituellement les
« réalistes », car elles ne considè­rent pas seulement les profonds changements qu'implique la transformation communiste (production pour l'usage, abolition de la division du travail, etc.) ; elles fouillent aussi dans les changements subjectifs que le communisme apportera, permettant une transformation spectaculaire de la perception et de l'expérience sensitive mêmes de l'homme.

Là encore la méthode de Marx est de partir du problème réel, concret posé par le capitalisme et de chercher la solution contenue dans les contradictions présentes de la so­ciété. Dans ce cas, il décrit la fa­çon dont le règne de la propriété privée réduit les capacités de l'homme de jouir véritablement de ses sens. D'abord, cette restriction est une conséquence de la simple pauvreté matérielle qui émousse les sens, réduit toutes les fonctions fondamentales de la vie à leur niveau animal, et empêche les êtres humains de réaliser leur puissance créatrice :

 « Prisonnier du besoin élémentaire, le sens n'a qu'un sens borné. Pour l'homme affamé, la nourriture n'a pas de qualité humaine ; il n'en per­çoit que l'existence abstraite : elle pourrait tout aussi bien se présenter sous sa forme la plus primitive sans que l'on puisse dire en quoi son acti­vité nourricière se distingue du pâ­turage. Le souci et le besoin rendent l'homme insensible au plus beau des spectacles. »([12])

Au contraire, « les sens de l'homme social sont autres que ceux de l'homme non social. C'est seulement grâce à l'épanouissement de la richesse de l'être humain que se forme et se développe la richesse de la sensibilité subjective de l'homme : une oreille musicienne, un oeil pour la beauté des formes, bref des sens capables de jouissance humaine, des sens s'affirmant comme maîtrise propre à l'être hu­main... une fois accomplie (sa ges­tation), la société produit comme sa réalité durable l'homme pourvu de toutes les richesses de son être, l'homme riche, l'homme doué de tous ses sens, l'homme profond. »([13])

Mais ce n'est pas seulement la pri­vation matérielle quantifiable qui restreint le libre jeu des sens. C'est quelque chose de plus profondé­ment incrusté par la société de propriété privée, la société d'aliénation. C'est la « stupidité » induite par cette société qui nous convainc que rien « n'est vraiment vrai » tant qu'on ne le possède pas :

« La propriété privée nous a rendus si sots et si bornés qu'un objet est nôtre uniquement quand nous l'avons, quand il existe pour nous comme capital, ou quand ils est immédiatement possédé, mangé, bu, porté sur notre corps, habité par nous, etc., bref quand il est utilisé par nous. Il est vrai que la propriété privée ne conçoit toutes ces réalisa­tions directes de la possession elle-même que comme des moyens de vivre, et la vie, à laquelle elles ser­vent de moyens, comme la vie de la propriété privée : le travail et le profit du capital. A la place de tous les sens physiques et intellectuels est apparue l'aliénation pure et simple des sens, le sens de l'avoir. »([14])

Et de nouveau, en opposition à cela :

« ...l'abolition positive de la pro­priété privée - c'est-à-dire l'appropriation sensible par l'homme et pour l'homme de la vie et de l'être humains, de l'homme objectif, des oeuvres humaines - ne doit pas être comprise dans le seul sens de la jouissance immédiate, partiale, dans le sens de la posses­sion, de l'avoir. L'homme s'approprie sa nature universelle d'une manière universelle, donc en tant qu'homme total. Chacun de ses rapports humains avec le monde, voir, entendre, sentir, goûter, tou­cher, penser, contempler, vouloir, agir, aimer, bref, tous les actes de son individualité, aussi bien que, sous leur forme directe, ses organes génériques sont, dans leur comportement envers l'objet, l'appropriation de celui-ci (...) L'abolition de la propriété privée est l'émancipation de tous les sens et de toutes les qualités humaines ; mais elle est cette émancipation précisément parce que ces sens et ces qualités deviennent humains, tant sub­jectivement qu'objectivement. L’œil devient l’œil humain, tout comme son objet devient un objet social, humain, venant de l'homme et aboutissant à l'homme. Ainsi les sens sont devenus "théoriciens" dans leur action immédiate. Ils se rapportent à l'objet pour l'amour de l'objet et inversement, l'objet se rapporte humainement à lui-même et à l'homme. C'est pourquoi le be­soin et la jouissance perdent leur nature égoïste, tandis que la nature perd sa simple utilité pour devenir utilité humaine. »([15])

Interpréter ces passages dans toute leur profondeur et leur complexité pourrait prendre un livre entier. Mais à partir de là, ce qui est clair, c'est que, pour Marx, le rempla­cement du travail aliéné par une forme réellement humaine de pro­duction mènerait à une modifica­tion fondamentale de l'état de conscience de l'homme. La libéra­tion de l'espèce du tribut paraly­sant payé à la lutte contre la pénu­rie, le dépassement de l'association de l'anxiété et du désir imposée par la domination de la propriété pri­vée libèrent les sens de l'homme de leur prison et lui permettent de voir, d'entendre et de sentir d'une nouvelle façon. Il est difficile de discuter de telles formes de conscience parce qu'elles ne sont pas « simplement » rationnelles. Cela ne veut pas dire qu'elles ont régressé à un niveau antérieur au développement de la raison. – cela veut dire qu'elles sont allées au-delà de la pensée rationnelle telle qu'elle a été conçue jusqu'à présent en tant qu'activité séparée et iso­lée, atteignant une condition dans laquelle « non seulement dans le penser, mais avec tous ses sens, l'homme s'affirme dans le monde des objets. »([16])

Une première approche pour com­prendre de telles transformations internes, c'est de se référer à l'état d'inspiration qui existe dans toute grande oeuvre d'art ([17]). Dans cet état d'inspiration, le peintre ou le poète, le danseur ou le chanteur entrevoit un monde transfiguré, un monde resplendissant de couleur et de musique, un monde d'une signi­fication élevée qui fait que notre état « normal » de perception appa­raît partiel, limité et même irréel - ce qui est juste quand on se rap­pelle que la « normalité » est préci­sément la normalité de l'aliénation. De tous les poètes, William Blake a peut-être le mieux réussi à faire connaître la distinc­tion entre l'état « normal » dans lequel « l'homme s'est enfermé jusqu'à voir toutes choses à travers les étroites fissures de sa caverne » et l'état d'inspiration qui, dans la perspective messianique mais par beaucoup d'aspects, très matéria­liste de Blake, «passera par une amélioration de la jouissance sensuelle» et par l'ouverture des «portes de la perception ». Si l'humanité ne pouvait accomplir que cela, « tout apparaîtrait à l'homme tel que c'est, infini. »([18])

L'analogie avec l'artiste n'est pas du tout fortuite. Lorsqu'il écrivait les Manuscrits, l'ami le plus estimé de Marx était le poète Heine et toute sa vie durant, Marx fut pas­sionné par les oeuvres d'Homère, Shakespeare, Balzac et autres grands écrivains. Pour lui, de tels personnages et leur créativité débridée, constituaient des modèles durables du véritable potentiel de l'humanité. Comme nous l'avons vu, le but de Marx était une société où de tels niveaux de créativité deviendraient un attribut « normal » de l'homme ; il s'ensuit donc que l'état élevé de perception sensitive décrite dans les Manuscrits devien­drait de plus en plus l'état « normal » de conscience de l'humanité sociale.

Plus tard, l'approche de Marx dé­veloppera plus l'analogie avec l'activité créatrice du scientifique qu'avec celle de l'artiste, tout en conservant l'essentiel : la libéra­tion de la corvée du travail, le dépassement de la séparation entre travail et temps libre, produisent un nouveau sujet humain :

«Au demeurant, il tombe sous le sens que le temps de travail immé­diat ne pourra pas toujours être opposé de manière abstraite au temps libre, comme c'est le cas dans le système économique bourgeois. (...) Le temps libre - qui est à la fois loisir et activité supérieure - aura naturellement transformé son pos­sesseur en un sujet différent, et c'est en tant que sujet nouveau qu'il en­trera dans le processus de la pro­duction immédiate. Par rapport à l'homme en formation, ce processus est d'abord discipline ; par rapport à l'homme formé, dont le cerveau est le réceptacle des connaissances socialement accumulées, il est exer­cice, science expérimentale, science matériellement créatrice et réalisa­trice. Pour l'un et l'autre, il est en même temps effort, dans la mesure où, comme en agriculture, le travail exige la manipulation pratique et le libre mouvement. »([19])

 

Au-delà du moi atomisé

 

L'éveil des sens par la libre activité humaine implique aussi la trans­formation du rapport de l'individu avec le monde social et naturel qui l'entoure. C'est à ce problème que Marx se réfère quand il dit que le communisme résoudra les contradictions « entre l'existence et l'essence... entre l'objectification et l'affirmation de soi... entre l'individu et l'espèce». Comme nous l'avons vu dans le chapitre sur l'aliénation, Hegel dans son exa­men du rapport entre le sujet et l'objet dans la conscience hu­maine, a reconnu que la capacité unique de l'homme de se concevoir en tant que sujet séparé était vécue comme une aliénation : l'« autre », le monde objectif, à la fois humain et naturel, lui apparaissait comme hostile et étranger. Mais l'erreur de Hegel était de voir cela dans l'absolu au lieu de le considérer comme un produit historique ; de ce fait, il n'y voyait pas d'issue sinon dans les sphères raréfiées de la spéculation philosophique. Pour Marx, d'un autre côté, c'est le tra­vail de l'homme qui avait créé la distinction sujet objet, la sépara­tion entre l'homme et la nature, l'individu et l'espèce. Mais jusqu'ici le travail avait été « le devenir pour soi de l'homme à l'intérieur de l'aliénation. »([20]) Et c'est pourquoi, jusqu'à présent, la distinction entre le sujet et l'objet avait aussi été vécue comme aliéna­tion. Ce processus, comme on l'a vu, avait atteint son point le plus avancé dans le moi isolé, profon­dément atomisé de la société capi­taliste ; mais le capitalisme avait également jeté la base de la résolu­tion pratique de cette aliénation. Dans la libre activité créatrice du communisme, Marx voyait la base d'un état de l'être dans lequel l'homme considère la nature comme humaine et lui-même comme naturel ; un état dans lequel le sujet a réalisé une unité consciente avec l'objet :

« ...dans la société, la réalité objec­tive devient pour l'homme la réalité de sa maîtrise en tant qu'être hu­main ; réalité humaine, cette maî­trise est par conséquent la réalité de son être propre, grâce à laquelle tous les objets deviennent pour lui l'objectification de lui-même, les objets qui confirment et réalisent son individualité, ses objets : il devient lui-même objet. »([21])

Dans ses commentaires sur les Manuscrits, Bordiga a particuliè­rement insisté sur ce point : la résolution des énigmes de l'histoire ne devenait possible que «parce qu'on est sorti de la tromperie mil­lénaire de l'individu seul face au monde naturel stupidement appelé externe par les philosophes. Externe à quoi ? Externe au moi, ce déficient suprême ; externe à l'espèce hu­maine, on ne peut plus l'affirmer, parce que l'homme espèce est interne à la nature, il fait partie du monde physique ». Et il continue en disant que « dans ce texte puissant, l'objet et le sujet deviennent, comme l'homme et la nature, une seule et même chose. Et même tout est objet : l'homme sujet "contre nature" disparaît avec l'illusion d'un moi singulier. »([22])

Jusqu'ici, le fait de cultiver volon­tairement des états (ou plutôt des étapes, puisque nous ne parlons ici de rien de définitif) de conscience qui aillent au-delà de la perception du moi isolé, s'est limité en grande partie à des traditions mystiques. Par exemple, dans le bouddhisme Zen, les comptes-rendus d'expérience de Satori dans lesquels s'exprime une tentative de dépasser la rupture entre le sujet et l'objet dans une unité plus vaste, comportent une certaine ressem­blance avec le mode d'être que Bordiga, à la suite de Marx, a tenté de décrire. Mais tandis que la so­ciété communiste trouvera peut-être à se réapproprier de ces tradi­tions, il ne faut pas déduire de ces passages de Marx ou de Bordiga que le communisme pourrait se définir comme une « société mys­tique » ou qu'il y a un « mysticisme communiste », comme on le trouve dans certains textes sur la question de la nature qui ont été publiés ré­cemment par le groupe bordiguiste Il Partito Comunista([23]). Inévitablement, 1' enseignement de toutes les traditions mystiques était plus ou moins lié aux diverses conceptions religieuses et idéologiques erronées résultant de l'immaturité des conditions historiques, tandis que le communisme sera capable de s'emparer du « noyau rationnel » de ces traditions et de les intégrer dans une véritable science de l'homme. De façon également inévitable, les vues et les tech­niques des traditions mystiques étaient, presque par définition, li­mitées à une élite d'individus pri­vilégiés, alors que dans le commu­nisme, il n'y aura pas de « secrets » à cacher aux masses vulgaires. En conséquence, l'extension de la conscience que réalisera l'humanité collective du futur, sera incomparablement supérieure aux éclairs d'illumination atteints par des individus dans les limites de la société de classe.

Les branches d'un arbre de la terre

Telles sont les recherches les plus lointaines dans la vision du com­munisme de Marx, une vision qui s'étend même au-delà du commu­nisme, puisque Marx dit à un mo­ment que « le communisme est la forme nécessaire et le principe dy­namique du proche avenir sans être en tant que tel le but du développement humain.»([24]) Le communisme, même sous sa forme pleinement développée, n'est que le début de la société humaine.

Mais ayant atteint ces hauteurs de l'Olympe, il est nécessaire de reve­nir sur terrain ferme ; ou plutôt de rappeler que cet arbre dont les branches s'élèvent vers le ciel, est fermement enraciné dans le sol de la Terre.

Nous avons déjà présenté plusieurs arguments contre l'accusation se­lon laquelle les divers tableaux pré­sentés par Marx de la société communiste seraient des schémas purement spéculatifs et utopiques : d'abord en montrant que même ses premiers écrits en tant que com­muniste se basent sur un diagnostic très complet et scientifique de l'aliénation de l'homme, et plus particulièrement sous le règne du capital. Le remède découle donc logiquement du diagnostic : le communisme doit fournir le « dépassement positif» de toutes les manifestations de l'aliénation humaine.

Deuxièmement, nous avons vu comment les descriptions d'une humanité qui a retrouvé sa santé, étaient toujours basées sur de réels aperçus d'un monde transformé, d'authentiques moments d'inspiration et d'illumination qui peuvent avoir lieu et ont lieu dans la chair et le sang d'êtres humains même dans les limites de l'aliénation.

Mais ce qui était encore peu déve­loppé dans les Manuscrits, c'est la conception du matérialisme histo­rique : l'examen des transforma­tions économiques et sociales suc­cessives qui ont jeté les bases de la société communiste future. Dans son travail ultérieur, donc, Marx a dû dépenser une grande partie de son énergie à étudier le mode d'action sous-jacent du système capitaliste, et l'opposer aux modes de production qui avaient précédé l'époque bourgeoise. En particu­lier, une fois qu'il eût mis à nu les contradictions inhérentes à l'extraction et à la réalisation de la plus-value, Marx fut capable d'expliquer comment toutes les so­ciétés de classe précédentes avaient péri parce qu'elles ne pouvaient produire suffisamment, tandis que le capitalisme était le premier à être menacé de destruction parce qu'il « surproduisait ».

Mais c'est précisément cette ten­dance inhérente à la surproduction qui a signifié que le capitalisme établissait les bases d'une société d'abondance matérielle ; une so­ciété capable de libérer les im­menses forces productives déve­loppées puis entravées par le capi­tal, une fois celui-ci parvenu dans sa période de déclin historique ; une société capable de les dévelop­per pour les besoins humains et concrets de l'homme et non pour les besoins inhumains et abstraits du capital.

Dans les Grundrisse, Marx a exa­miné ce problème en se référant spécifiquement à la question du temps de surtravail, observant que : « Ainsi, réduisant à son mini­mum le temps du travail, le capital contribue malgré lui à créer du temps social disponible au service de tous, pour l'épanouissement de chacun. Mais, tout en créant du temps disponible, il tend à le transformer en surtravail. Plus il réussit dans cette tâche, plus il souffre de surproduction ; et sitôt qu'il n'est pas en mesure d'exploiter du surtravail, le capital arrête le travail nécessaire.         Plus cette contradiction s'aggrave, plus on s'aperçoit que l'accroissement des forces productives doit dépendre non pas de l'appropriation du sur-travail par autrui, mais par la masse ouvrière elle-même. Quand elle y sera parvenue - et le temps disponible perdra du coup son ca­ractère contradictoire - le temps de travail nécessaire s'alignera d'une part sur les besoins de l'individu so­cial, tandis qu'on assistera d'autre part à un tel accroissement de forces productives que les loisirs augmen­teront pour chacun, alors que la production sera calculée en vue de la richesse de tous. La vraie richesse étant la pleine puissance productive de tous les individus, l'étalon de mesure en sera non pas le temps de travail, mais le temps disponible. »([25])

Nous reviendrons sur cette ques­tion du temps de travail dans d'autres articles, en particulier quand nous examinerons les pro­blèmes économiques de la période de transition. Ce sur quoi nous voulons insister ici, c'est que, quelles que soient la radicalité et la profondeur de vue des tableaux présentés par Marx du futur com­muniste de l'humanité, ils étaient basés sur une sobre affirmation des possibilités réelles contenues dans le système de production existant. Mais plus que cela : l'émergence d'un monde qui mesure la richesse en termes de « temps disponible » plutôt qu'en temps de travail, un monde qui dédie consciemment ses ressources productives au plein dé­veloppement du potentiel humain, n'est pas une simple possibilité : c'est une nécessité brûlante si l'humanité veut trouver une issue face aux contradictions dévasta­trices du capitalisme. Ces derniers développements théoriques mon­trent donc par eux-mêmes qu'ils sont en totale continuité avec les premières descriptions audacieuses de la société communiste : ils démontrent de façon évidente que « le dépassement positif» de l'aliénation décrit avec une telle profondeur et une telle passion dans les premiers travaux de Marx n'était pas un choix parmi beaucoup d'autres pour le futur de l'humanité, mais son seul futur.

Dans le prochain article, nous sui­vrons les pas de Marx et Engels, après leurs premiers textes souli­gnant les buts ultimes du mouve­ment communiste : la montée de la lutte politique qui constituait la pré-condition indispensable aux transformations économiques et sociales qu'ils envisageaient. Nous examinerons donc comment le communisme est devenu un programme politique explicite avant, pendant et après les grands soulè­vements sociaux de 1848.

CDW.



[1] Manuscrits économiques et philosophiques, « Communisme et propriété », p. 77, Ed. La Pléiade, T.11.

[2] Ibid, page 78.

[3] Ibid, page 79.

[4] Ibid.

[5] D'ailleurs en français, travail vient du bas-latin trepalium, un instrument de torture...

[6] « Notes de lecture », p. 34, Ed. La Pléiade, T.II.

 

[7] Ibid. , p. 33.

[8] Critique du Programme de Gotha, p. 24, Ed. Spartacus

[9] L'idéologie Allemande, « I. Feuerbach », « Division du travail et aliénation », p. 1065, Ed. La Pléiade, T.III.

[10] Ibid. , « III Saint Max », « Organisation du travail », p. 1289

[11] La terminologie utilisée ici est inévita­blement marquée de préjugé sexuel, parce que l'histoire de la division du travail est également l'histoire de l'oppression des femmes et de leur exclusion effective de bien des sphères d'activité sociale et politique. Dans ses premiers travaux, Marx a souligné que le rapport naturel des sexes « permet de juger de tout le degré du développement hu­main » et que « du caractère de ce rapport, on peul conclure jusqu'à quel point l'homme est devenu pour lui-même un être générique, hu­main, et conscient de l'être devenu.... » (Manuscrits, « Communisme et propriété », p. 78, Ed. La Pléiade, T.II)).

Ainsi, il était évident pour Marx que l'abolition communiste de la division du travail était également l'abolition de tous les rôles restrictifs imposés aux hommes et aux femmes. Le marxisme ne s'est donc jamais réclamé du soi-disant « mouvement de libé­ration des femmes » dont la renommée se base sur le fait qu'il serait le seul à voir que les visions « traditionnelles » (c'est-à-dire staliniennes et gauchistes) de la révolution seraient trop limitées à d'étroits buts politiques et économiques et « rateraient » de ce fait la nécessité d'une transformation radi­cale des rapports entre les sexes. Pour Marx, il était évident dès le début qu'une ré­volution communiste signifiait précisément une transformation profonde de tous les as­pects des rapports humains.

[12] Manuscrits, « Communisme et propriété », p. 85, Ed. La Pléiade, T.II.

[13] Ibid. , p. 84-85

 

[14] Ibid., p. 83

[15] Ibid., p. 82-83

[16] Ibid. , p. 84

[17] Dans son autobiographie, Trotsky, rappelant les premiers jours de la révolution d'octobre, souligne que le processus révolutionnaire lui-même s'exprime comme une ex­plosion massive d'inspiration col­lective :

« Le marxisme est à considérer comme l'expression consciente d'un processus historique inconscient. Mais le processus "inconscient", au sens historico-philosophique du terme et non psychologique, ne coïncide avec son expression consciente qu'en ses plus hauts sommets, lorsque la masse, par la poussée de ses forces élémentaires, force les portes de la routine sociale et donne une expression victorieuse aux plus profonds besoins de l'évolution historique. La conscience théorique la plus élevée que l'on a de l'époque fusionne, en de tels moments, avec l'action di­recte des couches les plus profondes, des masses opprimées les plus éloignées de toute théorie. La fusion créatrice du conscient avec l'inconscient est ce qu'on appelle d'ordinaire, l'inspiration. La révo­lution est un moment d'inspiration exaltée de l'histoire.

Tout véritable écrivain connaît des moments de création où quelqu'un de plus fort que lui guide sa main. Tout véritable orateur a connu des minutes où quelque chose de plus fort que lui ne l'était à ses heures ordinaires s'exprimait par ses lèvres. C'est cela "l'inspiration". Elle naît d'une suprême tension créatrice de toutes les forces. L'inconscient remonte de sa profonde tanière et se subordonne le travail conscient de la pensée, se l'assimile dans une sorte d'unité su­périeure.

Les heures où la tension des forces spirituelles est poussée à son plus haut degré s'emparent quelques fois de l'activité individuelle sous tous ses aspects, car elle est liée au mouvement des masses. Telles fu­rent les journées d'Octobre pour les "leaders". Les forces latentes de l'organisme, ses instincts profonds, tout le flair hérité de fauves an­cêtres, tout cela se souleva, rompit les guichets de la routine psychique et - à côté des généralisations histo­rico-philosophiques les plus élevées - se mit au service de la révolution.

Ces deux processus, celui des indi­vidus et celui des masses, étaient basés sur une combinaison du conscient avec l'inconscient, de l'instinct, qui donne du ressort à la volonté, avec les plus hautes géné­ralisations de l'esprit.

Extérieurement, cela n'avait pas du tout l'air pathétique : des hommes circulaient, las, affamés, non lavés, les yeux enflammés, les joues héris­sées de poils parce qu'ils ne s'étaient pas rasés. Et chacun d'eux ne fut en mesure, plus tard, de raconter que très peu de chose sur les jours et les heures les plus critiques. » (Trotsky, Ma Vie, chap.19, ed.Gallimard).

Ce passage à propos de l'émancipation des sens est également remarquable parce que, dans la continuité des écrits de Marx, il soulève la question du lien entre le marxisme et la théorie psychanaly­tique. Selon l'auteur de cet article, les conceptions de Marx de l'aliénation et sa notion d'émancipation des sens ont été confirmées, à partir d'un point de vue différent, par les découvertes de Freud. Tout comme Marx voyait l'aliénation de l'homme comme un processus accumulatif atteignant son point culminant dans le capi­talisme, Freud a décrit le processus de la répression atteignant son pa­roxysme dans la civilisation ac­tuelle. Et pour Freud, ce qui est réprimé est précisément la capacité de l'être humain de jouir de ses sens - le lien érotique avec le monde que nous savourons dans la prime enfance mais qui est pro­gressivement « réprimé » à la fois dans l'histoire de l'espèce et dans celle de l'individu. Freud a également compris que la source ultime de cette répression résidait dans la lutte contre la pénurie matérielle. Mais alors que Freud, en tant que penseur bourgeois honnête, l'un des derniers à avoir apporté une réelle contribution à la science humaine, était           incapable d’envisager une société ayant dépassé la pénurie et donc la nécessité de la répression, la vision de l’émancipation des sens de Marx considère la restauration du monde d’être érotique « infantile » à un niveau supérieur. Comme Marx lui-même le souligne, « Un homme ne peut redevenir un enfant sans être puéril. Mais ne se réjouit-il pas de la naïveté de l’enfant, et ne doit-il pas lui-même s’efforcer, à un niveau plus élevé, de reproduire sa vérité ? ». (Introduction générale à la critique de l’économie politique, p 266, Ed. La Pléiade, T.I.).

[18] in « The Marriage of Heaven and Hell U.

[19] Principes d'une critique de l'économie politique, « Le Capital », p. 311, Ed. La Pléiade, T.11.

[20] Manuscrits, « Critique de la philosophie hégélienne », p. 126, Ed. La Pléiade, T.II.

[21] Manuscrits, « Communisme et pro­priété «, p. 84, Ibid.

[22] Bordiga et la passion du communisme, «Tables immuables de la théorie communiste de parti », J. Camatte, 1972

[23] Voir en particulier le Rapport de la réunion des 3/4 février 1990 à Florence, Communist Left n°3 et l'article « Nature et révolution communiste » dans Communist Left n°5. Nous ne sommes pas surpris que les bordiguistes tombent ici dans le mysti­cisme : toute leur notion d'un programme communiste invariant en est déjà fortement imprégnée. Nous devons savoir également que dans certaines de ses formulations sur le dépassement du moi atomisé, c'est-à-dire de l'aliénation entre soi et les autres, Bor­diga s'égare dans la négation pure et simple de l'individu ; que le point de vue de Bor­diga sur le communisme et également sur le parti qu'il voyait, dans un certain sens, comme une préfiguration de celui-là, glisse souvent vers une suppression totalitaire de l'individu par le collectif. Au contraire, Marx a toujours rejeté de telles conceptions comme l'expression de déformations gros­sières et primitives du communisme. Il parlait du communisme qui résolvait la contradiction entre l'individu et l'espèce - pas de l'abolition de l'individu, mais de sa réalisation dans la collectivité, et de la réali­sation de celle-ci dans chaque individu.

[24] Manuscrits, « Propriété privée et communisme », p. 90, Ed. La Pléiade, T.II.

[25] Principes d'une critique de l'économie politique, « Le Capital «, p. 307-308, Ed. La pléiade, T.II.

 

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