1492 : « découverte de l'Amérique » : la bourgeoisie fête 500 ans de capitalisme

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Avec un faste grandiose la classe dominante célèbre le 500éme anniversaire de la décou­verte de l'Amérique par Chris­tophe Colomb. L'Exposition uni­verselle de Séville, ville d'où est partie l'expédition qui allait atteindre pour la première fois les îles des Caraïbes, est le point d'orgue de ces réjouis­sances hyper médiatisées. Mais le spectacle ne s'arrête pas là. La plus grande flotte de voiliers qui ait jamais traversé l'Atlantique, s'est élancée sur les traces de l'auguste décou­vreur ; plusieurs films ont été produits qui retracent l'épopée de Colomb ; des dizaines de livres, romans historiques et études universitaires ont été publiés pour raconter l'histoire de la découverte de l'Amérique, analyser la signification de l'événement ; sur les écrans de télévision du monde entier, des émissions sont consacrées à ce fait historique, la presse n'est pas en reste avec des cen­taines d'articles publiés. Rare­ment, un événement historique, que tous les écoliers étudient dans leurs livres d'histoire, aura polarisé autant de moyens dans sa célébration. Ce n'est pas un hasard.

L'arrivée de Christophe Co­lomb sur les côtes du Nouveau Monde ouvre les portes d'une période que les historiens de la classe dominante vont parer de toutes les vertus, qualifiant cette période historique, qui débute au milieu du 15éme siècle, de période des découvertes, de la Renaissance, car c'est celle qui voit le capitalisme s'imposer en Europe et commencer sa conquête du monde. Ce que fête la classe dominante, ce n'est pas seulement le 500éme an­niversaire d'un fait historique particulièrement important, c'est, symboliquement, un demi millénaire de domination du capitalisme.

 

Une découverte rendue possible par le développement du capitalisme

Au 15e siècle, le vent qui gonfle les voiles des caravelles et les propulse vers de nouveaux horizons est celui du capitalisme mercantile à la re­cherche de nouvelles routes com­merciales vers PInde et l'Asie, pour l'échange des épices et des soieries qui valent «plus que de l'or». Cela est tellement vrai que Colomb, jusqu'à sa mort en 1506, restera toujours persuadé que les rivages où ses navires ont accosté, sont ceux de l'Asie, de l'Inde qu'il cher­chait obstinément à joindre en ou­vrant une nouvelle route occiden­tale. Le nouveau continent dont il fit la découverte sans le savoir, ne portera jamais son nom, mais s'appellera Amérique, tiré du pré­nom du navigateur Amerigo Vespucci qui, le premier, établira, dans le compte-rendu de ses voyages publié en 1507, que les terres découvertes constituent un nouveau continent.

Il est aujourd'hui avéré que plu­sieurs siècles auparavant, les vikings ont déjà abordé les côtes de l'Amérique au nord, et il est même probable qu'à d'autres moments de l'histoire humaine, de hardis navi­gateurs ont déjà effectué la traver­sée de l'Atlantique d'Est en Ouest. Mais, ces «découvertes», parce qu'elles ne correspondaient pas, à ce moment-là, aux besoins du dé­veloppement économique, sont restées méconnues, ont sombré dans l'oubli. Il n'en a pas été de même pour l'expédition de Co­lomb. La découverte de l'Amérique {par Christophe Colomb n'est pas le fruit du hasard, d'une simple aventure individuelle extraordinaire. Colomb n'est pas un aventurier isolé, il est un navigateur parmi bien d'autres qui s'élancent à l'assaut des océans. Elle est le pro­duit des besoins du capitalisme qui se développe en Europe, elle s'insère dans un mouvement d'ensemble qui pousse les naviga­teurs à la recherche de nouvelles routes commerciales.

Ce mouvement d'ensemble trouve son origine dans les bouleverse­ments économiques, culturels et sociaux qui secouent l'Europe avec la décadence de la féodalité et l'essor du capitalisme mercantile.

Depuis le 13e siècle, les activités de commerce, de banque et de finance se sont épanouies dans les répu­bliques italiennes, qui ont le mo­nopole du commerce avec l'Orient. «Dès le 15e siècle, les bourgeois des villes étaient devenus plus indispen­sables à la société que la noblesse féodale. (...) Les besoins de la no­blesse elle-même avaient grandi et s'étaient transformés au point que, même pour que, les villes étaient de­venues indispensables ; ne tirait-elle pas des villes le seul instrument de sa production, sa cuirasse et ses armes ? Les tissus, les meubles et les bijoux indigènes, les soieries d Italie, les dentelles du Brabant, les fourrures du Nord, les parfums d'Arabie, les fruits du Levant, les épices des Inaes, elle achetait tout aux citadins. Un certain com­merce mondial s'était développé; les Italiens sillonnaient la Méditer­ranée et, au-delà, les côtes de l'Atlantique jusqu 'en Flandre ; malgré l'apparition de la concur­rence hollandaise et anglaise, les marchands de la Hanse dominaient encore la mer du Nord et la Bal­tique. (...) Tandis que la noblesse devenait de plus en plus superflue et gênait toujours plus l'évolution, les bourgeois des villes, eux, deve­naient la classe qui personnifiait la progression de la production et du commerce, de la culture et des ins­titutions politiques et sociales »([1])

Le 15e siècle est marqué par l'essor des connaissances qui signe le dé­but de la Renaissance, caractérisée non seulement par la redécouverte des textes antiques, mais aussi par les merveilles d'Orient, comme la poudre, qu'introduisent en Europe les commerçants, et les nouvelles découvertes, comme l'imprimerie et le progrès des techniques de la métallurgie, ou du tissage, per­mises par le développement de l'économie. Un des secteurs qui sera le plus bouleversé par le dé­veloppement des connaissances est celui de la navigation, secteur cen­tral pour le commerce dans la me­sure où il en est le principal vec­teur, avec l'invention de nouveaux types de navires, plus solides, plus grands, plus adaptés à la naviga­tion océanique hauturière, et avec le développement d'une meilleure connaissance de la géographie et des techniques de navigation, «De plus, la navigation était une indus­trie nettement bourgeoise, qui a im­primé son caractère antiféodal même à toutes les flottes mo­dernes.»([2])

Dans le même temps, se sont créés et renforcés les grands Etats féodaux. Cependant, ce mouvement ne traduit pas le renforcement du féodalisme, mais sa régression, sa crise, sa décadence. «Il est évident que (...) la royauté était l'élément de progrès. Elle représentait l’ordre dans le désordre, la nation en formation en face de l’émiettement en Etats vassaux rivaux. Tous les élé­ments révolutionnaires, qui se constituaient sous la surface de la féodalité en étaient tout aussi réduits à s'appuyer sur la royauté que celle-ci en était réduite à s'appuyer sur eux.» ([3])

L'extension de la domination ot­tomane sur le Moyen-Orient et l'est de l'Europe, concrétisée par là prise de Constantinople en 1453, débouche sur la guerre avec la République de Venise à partir de 463, et coupe aux commerçants italiens, qui en avaient le quasi-monopole, les routes du commerce fort rémunérateur avec l'Asie. La nécessité économique d'ouvrir de nouvelles routes de commerce vers les trésors des mythiques Indes, Cathay (Chine) et Cipango (Japon), et la perspective de mettre la main sur la source des richesses de Gênes et de Venise, vont consti­tuer le stimulant qui va pousser les royaumes du Portugal et d'Espagne à financer des expéditions mari­times.

Ainsi, durant le 15e siècle, se sont réunies en Europe les conditions et les moyens qui vont permettre le développement de l'exploration maritime du monde :

- développement d'une classe mer­cantile et industrieuse, la bour­geoisie ;

- développement des connaissances et des techniques, concrétisées notamment sur le plan de la navi­gation ;

- formation des Etats qui vont sou­tenir les expéditions maritimes ;

- situation de blocage du com­merce traditionnel avec l'Asie, qui va pousser à la recherche de nouvelles routes.

Depuis le début du 15e siècle, Henri le Navigateur, roi du Portu­gal, finance des expéditions le long des côtes de l'Afrique et y établit les premiers comptoirs (Ceuta en 1415). Dans la foulée, les îles au large de l'Afrique sont colonisées : Madère en 1419, les Açores en 1431, les îles du Cap-Vert en 1457. Ensuite, sous le règne de Jean II, le Congo est atteint en 1482, et le «cap des Tempêtes», futur cap de Bonne Espérance, franchi par Bartolomeo Diaz, ouvre la route des Indes et des épices que Vasco de Gama va suivre en 1498. L'expédition de Colomb est donc une parmi beaucoup d'autres. Dans un premier temps, il avait offert ses services aux Portugais, pour explorer une route occiden­tale d'accès aux Indes, mais ceux-ci, qui avaient vraisemblablement atteint Terre-Neuve en 1474, les avaient refusés, car ils privilé­giaient la recherche d'une route qui contourne l'Afrique par le sud. De même que Colomb a profité de l'expérience des navigateurs portu­gais, sa propre expérience va bé­néficier à John Cabot qui, au ser­vice de l'Angleterre, atteint le La­brador en 1496. Pinzon et Lope, pour le compte de l'Espagne, dé­couvrent, en 1499, l'embouchure de l’Orénoque. Cabrai, en tentant de contourner l'Afrique, atteint, en 1500, les côtes du Brésil. En 1513, Balboa peut admirer les vagues de ce qui s'appellera l'océan Paci­fique. Et, en 1519, s'élancera l'expédition de Magellan, qui réa­lisera le premier tour du monde.

«Mais ce besoin de partir au loin à l'aventure, malgré les formes féo­dales ou à demi féodales dans les­quelles il se réalise au début, était, a sa racine déjà, incompatible avec la féodalité dont la base était l'agriculture et dont les guerres de conquête avaient essentiellement pour but /'acquisition de la terre.»([4])

Ce ne sont donc pas les grandes découvertes qui provoquent le dé­veloppement du capitalisme, mais au contraire, le développement du capitalisme en Europe qui permet ces découvertes, que ce soit sur le plan géographique ou sur le plan des techniques. Colomb, comme Gutenberg, est le produit du dé­veloppement historique du capital. Cependant, ces découvertes seront un puissant facteur accélérateur du développement du capitalisme, et de la classe qu'il porte avec lui, la bourgeoisie.

«La découverte de l'Amérique, la circumnavigation de l'Afrique offri­rent à la Bourgeoisie naissante un nouveau champ d'action. Les mar­chés des Indes orientales et de la Chine, la colonisation de l'Amérique, les échanges avec les colonies, l'accroissement des moyens d'échange et des marchan­dises en général donnèrent au com­merce, à la navigation, à l'industrie un essor inconnu jusqu'alors ; du même coup, ils hâtèrent le dévelop­pement de l'élément révolutionnaire au sein d'une société féodale en dé­composition.»([5])

«Les grandes découvertes géogra­phiques ont provoqué, aux 16e et 17 siècles, de profonds bouleverse­ments dans le commerce et accéléré le développement du capital mar­chand. Il est certain que le passage du mode féodal au mode capitaliste de production en fut lui aussi accé­léré, et c'est précisément ce fait qui est à l'origine de certaines conceptions foncièrement erronées. La soudaine extension du marché mondial, la multiplication des mar­chandises en circulation, la rivalité entre les nations européennes pour s'emparer des produits d'Asie et des trésors d'Amérique, le système co­lonial enfin, contribuèrent large­ment à libérer la production de ses entraves féodales. Cependant, dans sa période manufacturière, le mode de production moderne apparaît seulement là où les conditions appropriées se sont formées pendant le moyen Age, que l'on compare la Hollande avec le Portugal, par exemple. Si, au 16e siècle, voire, en partie du moins, au 17e siècle, l'extension soudaine du commerce et la création d'un nouveau marché mondial ont joué un rôle prépondé­rant dans le déclin de l'ancien mode de production et dans l'essor de la production capitaliste, c'est parce que, inversement, cela s'est produit sur la base du mode de production capitaliste déjà existant. D'une part, le marché mondial constitue la base du capitalisme; de l'autre, c'est la nécessité pour celui-ci de produire à une échelle constamment élargie qui l'incite à étendre conti­nuellement le marché mondial : ici, ce n'est pas le commerce qui révolu­tionne l'industrie, mais l'industrie qui révolutionne constamment le commerce »([6])

«L'extension du commerce, par suite de la découverte de l'Amérique et de la route maritime des Indes orientales, donna un essor prodi­gieux à la manufacture et, d'une fa­çon générale, au mouvement de la production. Les nouveaux produits importés de ces régions et, en parti­culier, les masses d'or et d'argent jetées dans la circulation, modifiè­rent radicalement la position mu­tuelle des classes et portèrent un rude coup à la propriété foncière féodale et aux travailleurs ; les ex­péditions d'aventuriers, la coloni­sation et, avant tout, la possibilité donnée aux marchés de s'étendre chaque jour, jusqu'à s'amplifier en marché  mondial, suscitèrent  une nouvelle phase de l'évolution histo­rique.»([7])

De fait, en 1492, avec la découverte de l'Amérique, symboliquement une page se tourne dans 1’histoire de l'humanité. Une nouvelle époque s'ouvre, celle où le capita­lisme entame sa marche triomphale vers la domination du monde. «Le commerce mondial et le marché mondial inaugurent au 16e siècle la biographie moderne du capita­lisme.» «L'histoire moderne du ca­pital date de la création du commerce et du marché des deux mondes au 16e siècle. » « Bien que les premières ébauches de la pro­duction capitaliste aient été faites de bonne heure dans quelques villes de la Méditerranée, l'ère capitaliste ne date que du 16e siècle. » ([8]) C'est l'ouverture de cette ère nouvelle, celle de sa domination, celle du début de la construction du marché mondial capitaliste, que la bour­geoisie fête avec tant de faste au­jourd'hui. «La grande industrie a fait naître le marché mondial que la découverte de l'Amérique avait préparé. Le marché mondial a donné une impulsion énorme au com­merce, à la navigation, aux voies de communication. En retour, ce dé­veloppement a entraîné l'essor de l'industrie. A mesure que l'industrie, le commerce, la naviga­tion, les chemins de fer prirent de l'extension, la bourgeoisie s'épanouissait, multipliant ses ca­pitaux et refoulant à l'arrière-plan toutes les classes léguées par le Moyen Age.»([9])

Avant les grandes découvertes du 15e et 16e siècle, évidemment les Incas ou les Aztèques ne sont pas connus, mais les civilisations des Indes, de la Chine, ou du Japon le sont à peine plus, le plus souvent de manière purement mythique, où l'affabulation l'emporte sur la connaissance réelle. La découverte de l'Amérique signe la fin d'une pé­riode de l'histoire marquée par le développement multipolaire de ci­vilisations qui s'ignorent, ou com­muniquent à peine par un com­merce relativement restreint. Ce ne sont pas seulement de nouvelles routes maritimes qui sont explo­rées, ce sont des voies de com­merce qui s'ouvrent aux marchan­dises européennes. Le développe­ment du commerce porte la fin des civilisations séculaires qui se sont développées en dehors de l'Europe, «Par suite du perfection­nement rapide des instruments de production et grâce à l'amélioration incessante des communications, la bourgeoisie précipite dans la civili­sation jusqu'aux nations les plus barbares. Le bas prix de ses mar­chandises est la grosse artillerie avec laquelle elle démolit toutes les murailles de Chine et obtient la ca­pitulation des barbares le plus opi­niâtrement xénophobes».([10]) «En ex­ploitant le marché mondial, la bourgeoisie a donné une forme cos­mopolite à la production et à la consommation de tous les pays. (...) Les produits industriels sont consommés non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du monde. Les anciens be­soins, satisfaits par les produits in­digènes, font place à de nouveaux lui réclament pour leur satisfaction es produits des pays et des climats les plus lointains. L'ancien isole­ment et l'autarcie locale et nationale font place à un trafic universel, une interdépendance universelle des na­tions. Et ce qui est vrai de la pro­duction matérielle ne l'est pas moins des productions de l'esprit. Les oeuvres spirituelles des diverses na­tions deviennent un bien commun. Les limitations et les particula­rismes nationaux deviennent de plus en plus impossibles, et les nom­breuses littératures nationales et lo­cales donnent naissance à une litté­rature universelle.» ([11]) Voilà le rôle éminemment révolutionnaire qu'a joué la bourgeoisie : elle a unifié le monde. En saluant comme elle le fait aujourd'hui la découverte de l'Amérique par Christophe Co­lomb, premier pas significatif de cette unification par la création du marché mondial, elle célèbre en fait sa propre gloire.

La bourgeoisie aime à honorer ce 16e siècle qui voit son affirmation en Europe et qui annonce sa domi­nation mondiale à venir, celui de la Renaissance, des grandes décou­vertes, de la floraison des Arts et des connaissances. La classe dominante aime à se reconnaître dans ces hommes de la Renaissance qui symbolisent et annoncent l'élan prodigieux de la technique qui va se concrétiser dans le développe­ment tumultueux des forces pro­ductives que va permettre le capitalisme. Elle salue en eux la quête d'universalité qui est sa propre ca­ractéristique qu'elle va imposer au monde en le façonnant à sa propre image. Et c'est une des plus belles images qu'elle puisse donner d'elle-même. Une de celles qui caracté­rise le mieux le progrès qu'elle a in­carné pour l'humanité.

Mais toute médaille a son revers, et au revers de la belle aventure de Colomb qui découvre le Nouveau Monde, il y a la colonisation bru­tale, l'asservissement impitoyable des indiens, la réalité du capita­lisme comme système d'exploitation et d'oppression. Les trésors issus des colonies qui refluent vers la mère patrie pour y fonctionner comme capital sont extorqués «par le travail forcé des indigènes réduits à l'esclavage, par la concussion, le pillage et le meurtre.» ([12])

Colonisation de l'Amérique : la barbarie capitaliste à l'oeuvre

Le capitalisme n'a pas seulement créé les moyens techniques et ac­cumulé les connaissances qui ont rendu possible le voyage de Co­lomb et la découverte de l'Amérique. Il a aussi fourni le nouveau Dieu, l'idéologie qui va pousser de l'avant les aventuriers qui s'élancent à la conquête des mers.

Ce n'est pas le goût de la décou­verte qui pousse Colomb de l'avant, c'est l'appât du gain : «L'or est la meilleure chose au monde, il peut même envoyer les âmes au paradis » déclare-t-il, tan­dis que Cortez surenchérit : «Nous, Espagnols, nous souffrons d'une maladie de coeur dont l'or est le seul remède »

«C'est l'or que les Portugais cher­chaient sur la côte d'Afrique, aux Indes, dans tout l'Extrême-Orient ; c'est l'or le mot magique qui poussa les Espagnols à franchir l'océan Atlantique pour aller vers l'Amérique; l’or était la première chose que demandait le blanc, dès qu'il foulait un rivage nouvellement découvert. »([13])

«D'après le rapport de Colomb, le Conseil de Castille résolut de prendre possession d'un pays dont les habitants étaient hors d état de se défendre. Le pieux dessein de le convertir au christianisme sanctifia l'injustice du projet. Mais l'espoir d'y puiser des trésors fut le vrai mo­tif qui décida l'entreprise. (...) Toutes les autres entreprises des Es­pagnols dans le Nouveau Monde postérieures à celles de Colomb pa­raissent avoir eu le même motif. Ce fut la soif sacrilège de l'or (...) » ([14]) La grande oeuvre civilisatrice du capitalisme européen prend d'abord la forme a'un génocide. Au nom de cette «soif sacrilège de l'or», les populations indiennes vont être soumises au pillage, au travail forcé, à l'esclavage dans les mines, décimées par les maladies importées par les Conquistadores : syphilis, tuberculose, etc. Las Ca­sas estimait qu'entre 1495 et 1503, plus de trois millions d'hommes avaient disparu sur les îles, massa­crés dans la guerre, envoyés comme esclaves en Castille ou épuisés dans les mines ou par d autres travaux : « Qui parmi les générations futures croira cela? Soi-même qui écrit ces lignes, qui j’ai vu de mes yeux et qui n’en ignore rien, je peux difficilement croire qu'une telle chose ait été pos­sible. » En un peu plus d'un siècle, la population indienne va être ré­duite de 90 % au Mexique, chutant de 25 millions à 1 million et demi, et de 95 % au Pérou. Le trafic d'esclaves, à partir de l'Afrique, va se développer pour compenser le manque de main-d'oeuvre qui dé­coule du massacre. Tout au long du 16e siècle, des centaines de milliers de nègres vont être déportés pour repeupler l'Amérique. Ce mouve­ment va encore s'intensifier aux siècles suivants. A cela, il faut ajouter l'envoi de milliers d'européens condamnés aux tra­vaux forcés dans les mines et les plantations d'Amérique. «La dé­couverte des contrées aurifères et argentifères de l'Amérique, la ré­duction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commen­cements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transfor­mation de l'Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d'accumulation primitive qui signalent l'ère capitaliste à son aurore.»([15])

Les milliers de tonnes d'or et d'argent qui se déversent en Eu­rope, en provenance des colonies américaines, et qui vont servir à fi­nancer le gigantesque essor du ca­pitalisme européen, sont souillés du sang de millions d'esclaves. Mais cette violence qui caractérise l'entreprise coloniale capitaliste n'est pas réservée en propre à la conquête des terres lointaines, elle caractérise le capitalisme dans tous les aspects de son développement, y compris dans sa terre d'élection l'Europe.

En Europe, le capitalisme s'impose avec la même violence

Les mêmes méthodes utilisées sans retenue pour l'exploitation force­née des indigènes dans les colonies d'Amérique, d'Afrique et d'Asie sont employées en Europe, pour arracher les paysans à la terre, et les transformer en esclaves salariés dont l'industrie manufacturière en plein essor a besoin. La période de a Renaissance, que la bourgeoisie se plaît à nous présenter sous le jour aimable de la multiplication des découvertes et de l'épanouissement artistique, est, pour des millions de paysans et de travailleurs, celle de la terreur et de la misère.

Le développement du capitalisme se caractérise en Europe par le mouvement d'expropriation des terres ; des millions de paysans vont être jetés sur les routes. «L'expropriation des producteurs immédiats s'exécute avec un vanda­lisme impitoyable qu'aiguillonnent les mobiles les plus infâmes, les passions les plus sordides et les plus haïssables dans leur petitesse. »([16]) «Les actes de rapine, les atrocités, les souffrances...depuis le dernier tiers du 15e siècle jusqu'à la fin du 18e, forment le cortège de l'expropriation violente des cultiva­teurs. »([17]) «La spoliation des biens d'église, l'aliénation frauduleuse des domaines de l'Etat, le pillage des terrains communaux, la trans­formation usurpatrice et terroriste de la propriété féodale ou même patriarcale en propriété moderne privée, la guerre aux chaumières, voilà les procédés idylliques de l'accumulation primitive. Ils ont conquis la terre à l'agriculture ca­pitaliste, incorporé le sol au capital et livré à l'industrie des villes les bras dociles d'un prolétariat sans feu ni lieu. »([18])

« Ainsi il arrive qu'un glouton avide et insatiable, un vrai fléau pour son pays natal, peut s'emparer de mil­liers d'arpents de terre en les entou­rant de pieux ou de haies, ou en tourmentant leurs propriétaires par des injustices qui les contraignent à vendre. De façon ou d'autre, de gré ou de force, il faut qu'ils déguerpis­sent, tous, pauvres gens, coeurs simples, hommes, femmes, époux, orphelins, veuves, mères avec leurs nourrissons et tout leur avoir ; peu de ressources, mais beaucoup de têtes, car l'agriculture a besoin de beaucoup de bras. Il faut qu'ils traînent leurs pas loin de leurs an­ciens foyers, sans trouver un lieu de repos. Dans d'autres circonstances, la vente de leur mobilier et de leurs ustensiles domestiques eût pu les ai­der, si peu qu'ils valent ; mais, jetés subitement dans le vide, ils sont for­cés de les donner pour une baga­telle. Et, quand ils ont erré çà et là et mangé jusqu'au dernier liard, que peuvent-ils faire autre chose que de voler, et alors, mon Dieu ! d'être pendu avec toutes les formes lé­gales, ou d'aller mendier ? Et alors encore on les jette en prison comme des vagabonds, parce qu'ils mènent une vie errante et ne travaillent pas, eux auxquels personne au monde ne veut donner du travail, si empressés qu'ils soient à s'offrir pour tout genre de besogne. »([19])

«La création d'un prolétariat sans feu ni lieu - licenciés des grands sei­gneurs féodaux et cultivateurs vic­times d'expropriations violentes et répétées - allait nécessairement plus vite que son absorption par les ma­nufactures naissantes. (...) Il en sortit donc une masse de mendiants de voleurs, de vagabonds. De là vers la fin du 15e siècle et pendant tout le 16e, dans l'ouest de l'Europe, une législation sangui­naire contre le vagabondage. Les pères de la classe ouvrière actuelle furent châtiés d'avoir été réduits à l'état de vagabonds et de pauvres.»([20]) Châtiés et de quelle manière ! En Angleterre, sous le règne de Henri VIII (1509-1547), les vagabonds robustes sont condamnés au fouet et à l'emprisonnement. A la première récidive, en plus du fouet de nou­veau appliqué, le vagabond a la moitié de l'oreille coupée ; à la se­conde récidive, il sera considéré comme félon et exécuté, comme ennemi de l'Etat. Sous le règne de ce roi, 72 000 pauvres hères furent exécutés. Sous son successeur Edouard VII, en 1547, un statut ordonne que tout individu réfractaire au travail sera adjugé comme esclave à la personne qui l'aura dé­noncé comme truand. En cas d'une première «absence» de plus de quinze jours, il sera marqué d'un « S » au fer rouge sur la joue et le front, et condamné à l'esclavage à perpétuité ; la récidive, c'est la mort. «Sous le règne aussi maternel que virginal de queen Bess" (la reine Elisabeth, 1572), on pendit les vagabonds par fournées, rangés en longues files. Il ne se passait pas d'année qu'il n'y en eût 300 ou 400 d'accrochés à la potence dans un endroit ou dans un autre. » ([21]) En France, à la même époque, «tout homme sain et bien constitué, âgé de 16 à 60 ans, et trouvé sans moyens d'existence et sans profes­sion, devait être envoyé aux ga­lères ». « Il en est de même du statut de Charles Quint pour les Pays-Bas (1537).»

«C'est ainsi que la population des campagnes, violemment expropriée et réduite au vagabondage, a été rompue à la discipline qu'exige le système du salariat par des lois d'un terrorisme grotesque, par le fouet, la marque au fer rouge, la torture et l'esclavage. »([22])

«Dans tous les pays développés, jamais le nombre de vagabonds n'avait été aussi considérable que dans la première moitié du 16e siècle. De ces vagabonds, les uns s'engageaient pendant les périodes de guerre, dans les armées; d'autres parcouraient le pays en mendiant ; d'autres enfin s effor­çaient, dans les villes, de gagner misérablement leur vie par des tra­vaux à la journée ou d’autres occu­pations non accaparées par les cor­porations.»([23]) Les paysans spoliés de leurs terres, jetés sur les routes ne vont donc pas seulement être réduits à la mendicité ou obligés de se soumettre à l'esclavage salarié. Ils vont aussi être abondamment employés comme chair à canon. Ces canons et escopettes infini­ment plus destructeurs que les piques, épées, masses, arcs et arbalètes des guerres féodales anté­rieures, réclament une masse tou­jours plus importante de soldats à sacrifier à l’appétit sanglant du ca­pitalisme naissant ; les progrès scientifiques et technologiques de la Renaissance vont être ample­ment utilisés dans le perfectionne­ment des armes et leur production de plus en plus massive. Le 16e siècle est un siècle de guerre : « les guerres et les dévastations étaient des phénomènes quotidiens à l'époque. »([24]) Guerres de conquêtes coloniales, mais aussi et surtout guerres en Europe même : guerres « italiennes » du roi de France, François 1er; guerre des Habs­bourg contre les Turcs qui font le siège de Vienne en 1529 et seront défaits par la marine espagnole à la bataille de Lépante en 1571 ; guerre d'indépendance des Pays-Bas contre la domination espagnole à partir de 1568 ; guerre entre 'Espagne et l'Angleterre qui abou­tit en 1588 à l'anéantissement par la marine anglaise de la grande Armada espagnole, la plus grande flotte de guerre réunie jusque là; guerres multiples entre les princes allemands ; guerres de religion, etc. Ces guerres sont le produit des bouleversements qui secouent l'Europe avec le développement du capitalisme.

«Même dans ce que l’on appelle les guerres de religion du 16e siècle, il s'agissait avant tout de très positifs intérêts matériels de classe, et ces guerres étaient des luttes de classes, tout autant que les collisions inté­rieures qui se produisirent plus tard en Angleterre et en France. » ([25]) L'acharnement que vont mettre les Etats nationaux, tout juste sortis du Moyen Age, les princes féodaux et les nouvelles cliques bourgeoises à s'affronter derrière l'étendard des religions, ils vont cependant savoir l'oublier lorsqu'il s agit de répri­mer avec la plus extrême férocité les révoltes paysannes que la mi­sère soulève. Face à la guerre des paysans en Allemagne, « Bourgeois et princes, noblesse et clergé, Luther et le Pape s'unirent "contre les bandes paysannes, pillardes et tueuses "([26]). "Il faut les mettre en pièces, les étrangler, les égorger, en secret et publiquement, comme on abat des chiens enragés !" s'écria Luther. » «"C'est pourquoi, mes chers seigneurs, égorgez-les, abattez-les, étranglez-les, libérez ici, sauvez là ! Si vous tombez dans la lutte, vous n'aurez jamais de mort plus sainte !" »([27])

Le 16e siècle n'est pas le siècle d'une liberté naissante comme aime à le faire croire la bourgeoi­sie. Il est celui d'une nouvelle op­pression qui s'installe sur les dé­combres du féodalisme en déli­quescence, celui des persécutions religieuses et de la répression san­glante des révoltes plébéiennes. Ce n'est certainement pas un hasard si la même année où le nouveau monde est découvert, 1492, l'Inquisition est fondée en Es­pagne. Dans ce pays, des millions de juifs et de musulmans seront christianisés de force et poussés vers l'exode pour fuir la mort qui menace ceux qui résistent. Mais cela n'est pas propre à une Es­pagne encore profondément mar­quée par les stigmates du féoda­lisme représenté par un christia­nisme catholique intransigeant qui constitue son pendant idéolo­gique ; dans toute l'Europe, les massacres religieux, les pogroms sont monnaie courante, la persécu­tion des minorités religieuses ou raciales une constante, et l'oppression des masses la règle. A l'horreur de l'Inquisition répond en écho la rage de Luther contre les paysans insurgés d'Allemagne : «Les paysans ont de la paille d'avoine dans la tête; ils n'entendent point les paroles de Dieu, ils sont stupides ; c'est pour­quoi il faut leur faire entendre le fouet, l arquebuse et c'est bien fait pour eux. Prions pour eux qu'ils obéissent. Sinon, pas de pitié!». Voila comment parlait le père de la Réforme, la nouvelle idéologie religieuse derrière laquelle s'avançait la bourgeoisie dans sa lutte contre le catholicisme féodal.

C'est à ce prix, par ces moyens, que le capitalisme impose sa loi qui permet, en sapant les bases de 'ordre féodal, de libérer les forces productives, de produire des ri­chesses comme jamais l'humanité n'en avait rêvé. Mais si le 16e est une période d'enrichissement gi­gantesque pour les bourgeois commerçants et les Etats, il n'en est pas de même pour les ouvriers. «Au 16e siècle, la situation des tra­vailleurs s'était, on le sait, fort empirée. Le salaire nominal s'était élevé, mais point en proportion de la dépréciation de l'argent et de la hausse correspondante du prix des marchandises. En réalité, il avait donc baissé. »([28]) En Espagne, les prix sont multipliés par trois ou quatre entre 1500 et 1600 ; en Italie le prix du blé est multiplié par 3,3 entre 1520 et 1599 ; entre le premier et le dernier quart du 16e siècle, les prix sont multipliés par 2,6 en An­gleterre et par 2,2 en France. La baisse du salaire réel qui en dé­coule durant cette période est esti­mée à 50 % ! La bourgeoisie mer­cantile et les princes régnants s'étaient vite chargés de concrétiser l'idée de Machiavel selon laquelle « Dans un gouvernement bien orga­nisé, l'Etat doit être riche et le ci­toyen pauvre. » ([29])

« Tantae molis erat ! (Qu'il a fallu de peines) Voilà de quel prix nous avons payé nos conquêtes ; voilà ce qu'il en a coûté pour dégager les « lois éternelles et naturelles » de la production capitaliste (...) chef-d'oeuvre de l'art, création sublime de l'histoire moderne. Si, d'après Augier, c'est "avec des taches natu­relles de sang sur une de ses faces" que "l'argent est venu au monde", le capital y arrive suant le sang et la boue par tous les pores. » ([30])

«Les différentes méthodes d'accumulation primitive que l'ère capitaliste fait éclore, se partagent d'abord, par ordre plus ou moins chronologique, entre le Portugal, l'Espagne, la Hollande, la France et l Angleterre, jusqu'à ce que celle-ci les combine toutes, au dernier tiers du 17é siècle, dans un ensemble systématique, embrassant à la fois le régime colonial, le crédit public, la finance moderne et le système protectionniste. Quelques unes de ces méthodes reposent sur l'emploi de la force brutale, mais toutes sans exception exploitent le pouvoir de l'Etat, la force concentrée et organi­sée de la société, afin de précipiter violemment le passage de l’ordre économique féodal à l’ordre économique capitaliste et d'abréger les phases de transition. Et, en effet, la force est l'accoucheuse de toute vieille société en travail. La force est un agent économique.»([31]) Rosa Luxemburg, à propos des relations entre le capital et les modes de production non capitalistes qui ont «le monde entier pour théâtre », constate :

«Les méthodes employées sont la politique coloniale, le système des emprunts internationaux, la poli­tique des sphères d'intérêts, la guerre. La violence, l'escroquerie, oppression, le pillage se déploient ouvertement, sans masque, et il est difficile de reconnaître les lois ri­goureuses du processus économique dans l'enchevêtrement des violences et des brutalités politiques. La théo­rie libérale bourgeoise n'envisage que l'aspect unique de la "concurrence pacifique", des mer­veilles de la technique et de l'échange pur de marchandises ; elle sépare le domaine économique du capital de l'autre aspect, celui des coups de force considérés comme des incidents plus ou moins fortuits de la politique extérieure. En réa­lité, la violence politique est, elle aussi, l'instrument et le véhicule du processus économique; la dualité des aspects de l'accumulation re­couvre un même phénomène orga­nique, issu des conditions de la re­production capitaliste. La carrière historique du capital ne peut être appréciée qu'en fonction de ces deux aspects. Le capital n 'est pas qu 'à sa naissance "dégouttant de sang et de boue par tous les pores", mais pen­dant toute sa marche à travers le monde; c'est ainsi qu'il prépare, dans des convulsions toujours plus violentes, son propre effondre­ment. »([32])

Les humanistes bourgeois d'au­jourd'hui qui célèbrent avec ferveur et enthousiasme la découverte de l'Amérique voudraient faire croire que la brutalité extrême de la colo­nisation qui a suivi ne serait qu'un excès du capitalisme naissant, marqué par sa forme mercantile et empêtré dans les rets du féodalisme brutal de l'Espagne, un péché de jeunesse en quelque sorte. Mais cette violence est loin d'avoir été seulement l'apanage des espagnols et des portugais. Ce que les conquistadores ont commencé, les hollandais, les français, les an­glais, et la jeune démocratie nord- américaine qui naît de la guerre d'indépendance contre le colonia­lisme anglais à la fin du 18e siècle, vont le poursuivre : l'esclavagisme durera jusqu'au milieu du 19e siècle, et le massacre des indiens jusqu'à la fin de ce même siècle en Amérique du nord. Et cette vio­lence, comme on l'a vu, n'a pas été réservée au domaine colonial, elle a été générale et marque de son empreinte indélébile toute la vie du capital. Elle s'est perpétuée au-delà de la phase mercantile du ca­pitalisme dans le développement brutal de la grande industrie. Les méthodes expérimentées dans les colonies vont servir à intensifier l'exploitation dans les métropoles. «Dans le même temps que l'industrie cotonnière introduisait en Angleterre l'esclavage des en­fants, aux Etats-Unis eue transfor­mait le traitement plus ou moins patriarcal des noirs en un système d'exploitation mercantile. En somme, il fallait pour piédestal à l'esclavage dissimulé des salariés en Europe l esclavage sans phrase dans le Nouveau Monde. »([33])

Mais ce n'est évidemment pas ces hauts faits d'armes, ce massacre impitoyable, cette rapacité crimi­nelle que la bourgeoisie veut fêter avec le 500e anniversaire de la dé­couverte de l'Amérique. Cette réa­lité barbare du capitalisme, cette empreinte de « boue et de sang » qui marque le capitalisme depuis son origine, elle préfère la rejeter dans les oubliettes de l'histoire, la gommer pour présenter l'image plus convenable des grands pro­grès, des découvertes géographiques, technologiques et scientifiques, de l'explosion artistique et des douces poésies de la Renais­sance.

Un demi millénaire après Colomb : le capitalisme dans sa crise de décadence

Aujourd'hui, la classe dominante, en fêtant la découverte de l'Amérique, entonne donc un hymne à sa propre gloire, utilise ce fait historique pour sa propagande idéologique afin de justifier sa propre existence. Mais depuis la découverte de l'Amérique, depuis l'époque de la Renaissance, les choses ont bien changé.

La bourgeoisie n'est plus la classe révolutionnaire qui postule au remplacement du féodalisme déli­quescent et décadent. Depuis long­temps elle a imposé son pouvoir au moindre recoin de la planète. Ce que la découverte de l'Amérique par Colomb annonçait, la création du marché mondial capitaliste, est achevé depuis la fin du 19e siècle. La dynamique de colonisation inaugurée dans le Nouveau Monde s'est étendue à la terre entière, les civilisations pré-capitalistes d'Asie se sont effondrées comme les civili­sations précolombiennes d'Améri­que sous les coups de boutoir du développement de l'échange capi­taliste. Au début du 20e siècle, il n'existe plus de marché pré-capi­taliste qui ne soit contrôle ou pris dans les mailles d'une puissance capitaliste ou d'une autre. La dy­namique de colonisation qui a permis, par le pillage et 'exploitation forcenée des indigènes, l'enrichissement de l'Europe mercantile et qui a ouvert de nouveaux débouchés à l'industrie capitaliste, permettant ainsi son développement tumul­tueux, bute sur les limites mêmes de la géographie mondiale. «Du point de vue géographique, le mar­ché est limité : le marché intérieur est restreint par rapport à un mar­ché intérieur et extérieur, qui l'est par rapport au marché mondial, le­quel - bien que susceptible d'extension- est lui-même limité dans le temps. »([34]) Confronté à cette limite objective du marché depuis près d'un siècle, le capitalisme ne parvient plus à trouver des débou­chés solvables à la mesure de ses capacités de production, et s'enfonce dans une crise inexorable de surproduction. «La surproduc­tion est une conséquence particulière de la loi de la production générale du capital : produire en proportion des forces productives (c'est-à-dire selon la possibilité d'exploiter, avec une masse de capital donnée, la masse maximum de travail) sans tenir compte des limites réelles du marché ni des besoins sol­vables. .. » ([35])

«A un certain degré de leur déve­loppement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de pro­duction existants, ou avec les rap­ports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors, et qui n'en sont que l'expression juri­dique. Hier encore formes de déve­loppement des forces productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves. »([36]) Cette réalité, qui a déterminé naguère la fin dû système féodal et nécessité le dé­veloppement du capitalisme comme facteur progressiste de li­bération des forces productives, s'impose aujourd'hui au système capitaliste lui-même. Il n'est plus source de progrès, il est devenu une entrave au développement des forces productives, il est entré, à son tour, en décadence.

Les conséquences de cet état de fait sont dramatiques pour l'ensemble de l'humanité. A l’époque de Co­lomb, à l'époque de la Renais­sance, et par la suite jusqu'à l'achèvement de la construction du marché mondial, malgré la barba­rie, la violence qui caractérisent constamment son développement, le capitalisme est synonyme de progrès car il s'identifie avec la croissance des forces productives, avec l'incroyable explosion de dé­couvertes qui en découlent. Au­jourd'hui, tout cela est terminé, le capitalisme est devenu une entrave, un frein au développement des forces productives. Il n'est plus porteur de progrès, et il ne peut plus offrir que son visage barbare.

Le 20e siècle montre amplement cette sinistre réalité : des conflits impérialistes constants, ponctués par deux guerres mondiales, des répressions massives, des famines comme jamais l'humanité n'en avait connues, ont provoqué plus de morts en 80 ans que plusieurs siècles de développement brutal. La crise permanente qui se déve­loppe a plongé la majorité des ha­bitants de la planète dans la pénu­rie alimentaire. Partout dans le monde la population subit un pro­cessus de paupérisation accéléré, une dégradation tragique de ses conditions dévie.

De manière caractéristique, alors que le 19e siècle est marqué par le développement de la médecine, le reflux des grandes épidémies, l'accroissement de l'espérance de vie, le dernier quart du 20e siècle voit les grandes épidémies faire un retour en force : choléra, palu­disme et, évidemment, le SIDA. Le développement du cancer est le symbole de l'impuissance présente du capitalisme. Comme les grandes épidémies de peste du Moyen Age qui manifestaient le symptôme de la décadence du féodalisme, de la crise de ce système, ces épidémies traduisent aujourd'hui, dramatiquement, la décadence du capita­lisme, son incapacité à faire face aux calamités qui plongent l'humanité dans la souffrance. Quant à l'espérance de vie, sa croissance a été freinée, elle stagne maintenant dans les pays dévelop­pés et régresse depuis des années dans les pays sous-développés.

Les capacités de découvertes, d'innovation, qu'il serait néces­saire de mobiliser pour faire face à ces maux, sont de plus en plus frei­nées par les contradictions d'un système en crise, avec des crédits de recherche qui se réduisent comme peau de chagrin sous les coupes des budgets d austérité qui partout sont mis en place, l'essentiel du potentiel d'invention est mis au service de la recherche militaire, sacrifié sur l'autel de la course aux armements, consacré à la fabrication d'armes de destruc­tion toujours plus perfectionnées, toujours plus barbares. Les forces de la vie sont détournées au profit de celles de la mort.

Cette réalité du capitalisme devenu décadent, devenu un frein au progrès, s'illustre sur tous les plans de la vie sociale. Cela, la classe domi­nante doit absolument le masquer, le dissimuler. Pendant des siècles, la démonstration spectaculaire et concrète par la bourgeoisie des progrès, clés inventions, des réali­sations merveilleuses dont son système était capable était le support de sa domination idéologique sur la masse des exploités qu elle sou­ mettait à la loi bestiale du profit. Aujourd'hui, elle ne parvient plus à réaliser de tels exploits. Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple signifi­catif, la conquête de la Lune, pré­sentée il y a 20 ans comme la répé­tition moderne de l'aventure de Colomb, est restée sans lendemain, et la conquête de l'espace, la nou­velle frontière qui devait faire rêver les générations présentes et leur faire croire dans les possibilités toujours renouvelées de l'expansion capitaliste, s'est étiolée sous le poids de la crise écono­mique et des échecs technologiques. Elle apparaît maintenant comme une utopie impossible. L'espérance de voyage vers d'autres planètes et vers les étoiles lointaines, le grand projet, est au­jourd'hui réduit à une laborieuse et routinière utilisation mercantile et militaire de la haute atmosphère terrestre. Ce bond de l'humanité hors de son jardin terrestre, le ca­pitalisme est incapable de le réali­ser car il n'y a, dans l'espace proche qui nous environne, aucun marché à conquérir, aucun indi­gène à réduire en esclavage. Il n'y a plus d'Amérique, plus de Chris­tophe Colomb.

Le Nouveau Monde est devenu vieux. L'Amérique du nord qui du­rant des siècles a représente pour les opprimés du monde entier le monde nouveau, l'échappatoire à la misère et aux persécutions où tout paraissait possible, même si cela relevait pour une grande part de l'illusion, est devenue mainte­nant le symbole de la décomposi­tion putride du monde capitaliste, de ses contradictions aberrantes. Amérique, symbole par excellence du capitalisme, aujourd'hui, le rêve est terminé, il ne reste que l'horreur.

La bourgeoisie maintenant n'a plus, nulle part dans le monde, de réalisation à présenter pour justi­fier sa domination scélérate. Elle ne peut, pour justifier sa barbarie présente, que communier dans la messe au temps passé. Voilà le sens de tout ce vacarme autour du voyage de Colomb il y a cinq siècles. Pour redorer son blason terni, la classe dominante n'a plus que le souvenir de sa gloire passée à offrir, et, comme ce passé n'est, malgré tout, pas si magnifique, elle ne peut que l’enjoliver, le parer de toutes les vertus. Comme un vieil­lard sénile qui radote, la classe dominante est tournée vers ses sou­venirs, pour oublier elle-même et, faire oublier du même coup, que le présent lui fait peur car elle n'a plus d'avenir.

JJ, 1/06/1992



[1] Engels, La décadence de la féodalité et l'essor de la bourgeoisie, in La guerre des paysans, Ed. Sociales.

[2] Ibid.

[3] Ibid

[4] Ibid

[5] Marx-Engels, Le Manifeste communiste.

[6] Marx, Le Capital, IV-13, Ed. Sociales.

[7] Marx-Engels, L'idéologie allemande, Ed. Sociales.

[8] Marx, Le Capital VIII-26.

[9] Marx-Engels, Le Manifeste communiste.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] Marx, Le Capital, VIII-31.

[13] Engels, La décadence de la féodalité et l'essor de la bourgeoisie.

[14] Adam Smith, cité par Engels, Ibid.

 

[15] Marx, Le Capital, VIII-31.

[16] Ibid., VIII-32.

[17] Ibid.,VIII-27.

[18] Ibid.

[19] Thomas More : L'Utopie, 1516, cité par Marx dans Le Capital VIII-28. 

[20] Marx, Le Capital VIII-28.

[21] Ibid.

[22] Ibid.

[23] Engels, La guerre des paysans, I.

[24] Idib., VII.

[25] Ibid., II.

[26] Titre d'un pamphlet de Luther publié en 1525 en pleine guerre des paysans, note d'Engels.

[27] Engels, La guerre des paysans, I.

[28] Marx, Le Capital, VIII-28.

[29] Machiavel, Le Prince, 1514.

[30] Marx, Le Capital, VIII-31.

[31] Ibid., VIII-31.

[32] Rosa  Luxemburg,   L'accumulation  du capital, Ed. Maspéro.

[33] Marx, Le Capital VIII-31.

[34] Marx, Matériaux pour l’« économie »  "Limites du marché et accroissement de la consommation", Ed. La Pléiade, Economie Tome II.

[35] Ibid.

[36] Marx, Avant-propos à la critique de l'économie politique, Ed. Sociales.

 

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