Grèves massives en Norvège, en Finlande, en Belgique : de la dispersion, vers l'unification

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Les luttes ouvrières qui, ce printemps 1986, en Scandinavie et surtout en Belgique, ont pris un carac­tère massif, au point de quasiment paralyser l'activité de ces pays, annoncent l'ouverture d'une nou­velle période de la lutte de classe. Une période où se conjugueront de plus en plus, d'une part la contrainte pour la bourgeoisie de se livrer à des attaques de plus en plus frontales et massives, et d'autre part, au niveau de la conscience ouvrière, les concrétisations des leçons apprises au cours des combats, nombreux mais dispersés, qui ont caractérisé, surtout en Europe occidentale, la période précé­dente.

Plus s'avance la décomposition d'une société décaden­te, et plus la vérité, la réalité sociale quotidienne, devient contradictoire avec l'idéologie dominante. L'idéologie qui défend et justifie l'existence d'un or­dre social et économique qui pourrit sur pied, provo­quant les plus grandes famines de l'histoire de l'hu­manité, la menace d'auto-destruction de l'espèce, la barbarie et le manque d'avenir partout, avec l'étreinte du plus insidieux totalitarisme politique, une telle idéologie ne peut plus que reposer sur le mensonge, car la vérité est sa négation.

Les luttes ouvrières sont les porteuses de cette vérité simple qui dit que le mode de production -capitaliste' doit et peut être détruit si l'humanité veut survivre et poursuivre son développement.

C'est pourquoi, avec une minutie scientifiquement pla­nifiée, la bourgeoisie internationale organise le silence sur les luttes ouvrières, en particulier sur le plan international.

Combien de prolétaires dans le monde savent-ils que dans la mythique Scandinavie, cette "patrie" du "socia­lisme à l'occidentale", la classe ouvrière connaît une attaque économique sans précédent, et que, en répon­se, les prolétaires du Danemark (printemps 85), de Suède (hiver 85-86), puis ceux de Finlande et de Nor­vège (printemps 86) viennent de déployer leurs com­bats les plus importants depuis le 2ème guerre mon­diale ? Combien de travailleurs savent que la Belgique connaît aux mois d'avril et mai 86 le développement d'une effervescence des luttes ouvrières qui a, à plu­sieurs reprises, pratiquement bloqué la vie économi­que du pays ? Que dans ce petit pays au coeur de l'Europe la plus industrialisée, au milieu de la plus grande concentration ouvrière du monde, les travail­leurs ont multiplié les grèves spontanées, éclatant hors des consignes syndicales, pour répondre à l'accélération et aux menaces de nouvelles attaques écono­miques du gouvernement ; qu'ils ont commencé à chercher l'unification des luttes en agissant collective­ment, sans attendre les syndicats, en envoyant des délégations massives - tels les 300 mineurs du Limbourg venus aux assemblées de travailleurs des services publics à Bruxelles - pour proposer l'unification des combats.

Les journaux, les médias n'en disent mot en dehors des pays concernés ; ils déversent à la place, à grands flots, les nauséabondes campagnes idéologiques orches­trées internationalement sur "l'anti-terrorisme", sur le besoin de "renforcement de l'ordre" (appelé pour la circonstance "sécurité") ou sur l'impuissance des pau­vres êtres humains devant la "fatalité de la crise éco­nomique". Sur la lutte ouvrière internationale, c'est le silence ([1]) organisé. Tout au plus quelque entrefilet ici et là, surtout pour annoncer la fin de telle ou telle grève. La bourgeoisie a peur de la réalité, et ses fanfaronna­des de matamore reaganien traduisent plus une sourde et croissante inquiétude que la sérénité d'une classe sûre de son pouvoir et de son avenir. Et pour cause.

DES LUTTES QUI MONTRENT LE CHEMIN

La caractéristique majeure des luttes de ce printemps 1986, c'est leur caractère massif : en Norvège, il y a eu jusqu'à 120 000 travailleurs touchés par les grèves, y compris les lock-outés (10 % de la population acti­ve) ; en Finlande, ce sont 250 000 grévistes qui, en­semble, ont affronté l'Etat ; en Belgique, c'est aussi par centaines de milliers qu'il faut compter le nombre de travailleurs qui, au moment où nous écrivons, ont déjà pris part aux luttes contre l'accélération de l'at­taque économique du capital.

Il ne s'agit plus ici d'une série de luttes isolées, éparpillées, enfermées dans des usines en faillite. Ce sont des mobilisations massives qui parviennent à paralyser en grande partie l'économie. Des plateformes pétrolières de la Mer du Nord en Norvège, aux mines du Limbourg, des postes finlan­daises aux transports ferroviaires et urbains en Bel­gique, le prolétariat vient de déployer en quelques se­maines, dans des pays hautement industrialisés, une puissance et une force qui annoncent que les politi­ques bourgeoises de dispersion des luttes commencent à atteindre les limites de leur efficacité. La situation en Belgique est plus particulièrement significative pour dégager les caractéristiques de la période qui s'ouvre. D'une part parce qu'il s'agit d'un des pays industrialisés qui a été depuis longtemps parmi les plus frappés par la crise, d'autre part du fait de ses caractéristiques historiques. Le capitalisme belge, situé entre l'Allemagne, la Grande-Bretagne et la France, est un des plus anciens du monde. Le pro­létariat y est un des plus expérimentés et possède une longue tradition de luttes contre une bourgeoisie qui dispose d'un vieil et très expérimenté arsenal d'enca­drement politique et syndical des ouvriers. Aussi les luttes ouvrières actuelles y possèdent une puissance d'exemple particulièrement importante -plus que celles de Norvège ou Finlande- quant aux moyens de la lutte de classe. Et cela d'autant plus que c'est en Belgique, a l'automne de" 1983, que les grèves massives des travailleurs du secteur public ont marqué la fin du recul qui suivit la défaite en Pologne et le début d'une nouvelle reprise de luttes ouvrières au niveau international.

Mais que ce soit par les conditions objectives écono­miques qui ont fait surgir ces luttes (obligation pour la bourgeoisie de porter des attaques de plus en plus massives et frontales), ou que ce soit par les conditions subjectives qui les ont caractérisées surtout en Belgique (maturation de la conscience ouvrière, ten­dance à l'unification), elles traduisent le début d'une nouvelle accélération de la lutte de classes : l'ouver­ture d'une nouvelle phase du combat historique du prolétariat mondial pour  son émancipation.

I - LES CONDITIONS OBJECTIVES : LA BOURGEOI­SIE PEUT DE MOINS EN MOINS DISPERSER SON ATTAQUE ECONOMIQUE

Dans le numéro précédent de la Revue Internationale, nous avons montré comment, au cours de l'année 1985 la bourgeoisie des pays industrialisés du bloc occiden­tal avait mené une politique consciente de dispersion de son attaque économique (licenciements planifies dans le temps, attaques secteur par secteur, etc.) afin d'empêcher des réactions frontales, unifiées, de la part des travailleurs.

Nous insistions sur le fait que la bourgeoisie tirait les leçons d'expériences telles celle de la Pologne en 1980 ou des combats qui ont marqué l'ouverture de ce que nous appelons "la troisième vague internationale de luttes" depuis 1968 (après celles de 1968-74 et de 1978-80), à savoir les grèves du secteur public en Belgique et Hollande à l'automne 1983. Mais nous soulignions aussi que cette politique menée en étroite coopération par gouvernements, partis poli­tiques et syndicats, reposait en grande partie sur la marge de manoeuvre économique qu'a donnée à l'Europe la mini-reprise américaine.

Or, cette "marge se réduit aujourd'hui de façon ac­célérée sous la pression du ralentissement de l'éco­nomie américaine, et sous la pression de l'affaiblis­sement de la compétitivité des produits d'exportation européens face aux produits nord-américains (voir la page 6 : "Où en est la crise économique ?") La "nouvelle politique" américaine dont la forte baisse du dollar n'est que l'aspect le plus spectaculaire, n'est pas un cadeau pour l'Europe, mais une déclara­tion de guerre commerciale à l'échelle de la planète. Quelles que soient les économies que peuvent faire les pays européens sur la "facture pétrolière" dans l'immédiat, ils sont plus que jamais contraints de baisser leurs dépenses et leurs coûts de production, ce qui veut dire en premier lieu s'attaquer plus vio­lemment aux revenus des exploités.

Qui plus est, cette attaque implique -surtout en Europe- des réductions drastiques de dépenses "sociales" de l'Etat (en Europe occidentale, surtout dans les pays du Nord, les dépenses des administrations publiques équivalent à plus de la moitié du produit natio­nal !) Cela veut dire prendre des mesures qui tou­chent immédiatement et simultanément l'ensemble des prolétaires :

-     les chômeurs car leur seule source de revenus, quand ils en  ont,  ce  sont  les allocations gouvernementales ;

-     l'ensemble des salariés car c'est la part du salaire dite "sociale" qui se trouve attaquée (sécurité sociale, allocations familiales, éducation, etc.)

-     les employés de l'Etat parce que ce sont des mil­liers d'emplois qui sont supprimés.

C'est cette réalité qui est la toile de fond des agres­sions économiques globales qui ont provoqué les luttes en Scandinavie et en Belgique. Les faiblesses économiques spécifiques de ces pays n'en font pas des "cas exceptionnels" ; ces faiblesses expliquent seule­ment pourquoi les gouvernements y ont été parmi les premiers en Europe à porter de telles attaques ([2]). L'impossibilité de continuer à organiser la dispersion des attaques économiques, le recours à des attaques de plus en plus frontales et massives contre la classe ouvrière, tel est l'avenir pour l'ensemble des gouver­nements européens.

II - LES CONDITIONS SUBJECTIVES : LA   MATURATION   DE   LA   CONSCIENCE  DE  CLASSE

De même que les politiques gouvernementales qui ont déclenché les luttes de ce printemps sont une indica­tion de l'avenir pour tous les gouvernements capitalis­tes, de même les pas en avant réalisés par le proléta­riat dans ces luttes, en particulier en Belgique, mon­trent le chemin au reste du prolétariat mondial.

La volonté de se battre

L'ensemble de ces luttes confirme la tendance au dé­veloppement d'une simultanéité internationale des combats de classe.

La Suède, la Grande-Bretagne, l'Espagne, pour ne par­ler que de l'Europe, connaissent au même moment un développement des luttes ouvrières. Et l'on a pu voir des travailleurs des plateformes pétrolières britanni­ques se joindre à la grève de leurs collègues norvé­giens ([3]). C'est internationalement qu'existe un ras-le-bol profond, non résigné, une combativité qui dément quotidiennement les propagandes officielles d'après lesquelles les ouvriers auraient enfin - avec la crise -compris que leurs intérêts sont les mêmes que ceux de "leur" capital national.

Dans la pratique, ces luttes sont la négation vivante des lots économiques basées sur le profit marchand du capital, où l'on répond au développement de la misère par plus de misère (baisse des salaires, des alloca­tions ; chômage, etc.) et par la destruction des moyens de combattre la misère (fermetures d'usines, destruction de stocks d'invendus, production d'arme­ment et frais militaires, etc.), toujours aux dépens des exploités.

Cette volonté de se battre montre que pour les ou­vriers, il est de plus en plus clair que la question de leurs moyens de subsistance est posée en termes sim­ples : ou la vie du capital ou la leur. Il n'y a pas de conciliation possible entre les intérêts du capi­tal décadent et ceux des exploités. C'est d'abord en cela que les luttes de ce printemps annoncent l'avenir en montrant le chemin.

Les moyens de se battre

Ne pas attendre les consignes syndicales pour faire démarrer les luttes

Une des principales armes dont dispose l'Etat à tra­vers son appareil syndical contre les luttes ouvrières, c'est le pouvoir de décider du moment du combat. La force de la classe ouvrière repose en premier lieu sur son unité, sa capacité à frapper ensemble. Les syn­dicats, en décidant de faire partir des luttes de façon dispersée, échelonnée dans le temps, évitant la simul­tanéité source d'unité, en empêchant que le combat n'éclate au moment où la colère est la plus généra­lisée ont un grand pouvoir de division et d'affai­blissement du mouvement. Pouvoir dont ils hésitent rarement à se servir.

En Belgique les syndicats n'ont cessé de tenter de le faire. C'est ainsi que, parmi tant d'autres exemples, ils ont appelé les travailleurs des services publics à faire grève le 6 mai ; les enseignants le 7 mai ; les ouvriers des chantiers navals trois jours après, etc. Systématiquement, minutieusement, ils tentent d'or­ganiser...la dispersion du mouvement. La réponse des ouvriers a été -comme c'est de plus en plus le cas dans tous les pays- les grèves "spon­tanées", c'est-à-dire en dehors des consignes syn­dicales.

C'est ainsi que la grève des 16 000 mineurs du Limbourg, qui marque le début de toute la période de grèves qui allait suivre, éclata à la mi-avril, spontanément, contre l'avis des syndicats qui considéraient toute grève "prématurée". Il en est de même de la plupart des mouvements qui depuis lors, dans les che­mins de fer, les postes, les télécommunications, l'en­seignement, les transports urbains, les ministères, les hôpitaux, les chantiers navals, certaines parties du secteur privé, etc., ont démarré ou se sont arrêtées pour redémarrer peu de temps après, spontanément, en dehors - parfois contre- les consignes syndicales.

A partir du mois de mai, les syndicats ont organisé, sous la pression ouvrière, des journées de "grève géné­rale" (le 6, le 16 puis le 21 mai) en vue de reprendre un contrôle plus efficace sur les événements. Mais ces journées pour importante qu'ait été la mobili­sation qu'elles ont connue, restent comme des mo­ments particuliers au  milieu d'une effervescence géné­rale qui cherche souvent de façon maladroite et heurtée à gagner la maîtrise d'elle-même. La bourgeoisie belge ne se trompe pas sur les risques que de telles formes de l'action ouvrière impliquent pour son pouvoir. Et, par la bouche d'un responsable syndical de la FGTB (J.C. Wardermeeren) elle déclarait le 23 mai au journal "Le Soir" "Le gouvernement pourra  imposer sa volonté par la force jusqu'au  moment où le ras-le-bol provoquera des   explosions qui ne seront plus contrôlées par le mouvement syndical. Et qui seront de plus en plus difficiles à rattraper par la concertation. Voyez toute la différence entre des négociations précises, menées sur un cahier de revendications, et celles qui suivent des actions spontanées. Et calculez les risques." (Souligné par nous) Les syndicats connaissent mieux que quiconque "les risques" de laisser la force de vie prolétarienne échapper au carcan syndicaliste professionnel de l'encadrement et du sabotage, ils sont maîtres dans l'art de "prendre le train en marche". Face aux explosions spontanées, ils savent parfaitement "radicaliser" autant que nécessaire leur langage, pour reprendre le plus ra­pidement possible la direction et l'organisation du mouvement. Ils sont puissamment aidés en cela par le "syndicalisme de base" dont les critiques aux centrales constituent un dernier filet pour retenir les prolétai­res dans la logique syndicaliste.

Le prolétariat en Belgique n'est pas encore parvenu à se débarrasser suffisamment de toutes les entraves syndicalistes (nous y reviendrons plus loin). Mais la "dynamique des actions qu'il a entreprises s'oriente clairement dans le bon sens.

La nécessité et la possibilité de développer la capaci­té à engager le combat sans attendre le feu vert des centrales syndicales, tel est un premier enseignement sur les moyens de se battre que confirment les luttes en Belgique. Nous disons "confirme" parce que la ten­dance à la multiplication des grèves spontanées n'a cessé de se confirmer, depuis 3 ans, depuis le début de la troisième vague.

Rechercher  l'extension et  l'unité

Mais probablement les enseignements principaux qui, resteront des luttes de ce printemps en Belgique, se situent au niveau des moyens de construire pratique­ment l'unité des prolétaires. Les luttes en Belgique montrent clairement :

1°) que cette unité ne peut se faire qu'à travers la lutte. Le capital divise les ouvriers, son ap­pareil politique et syndical organise la dispersion des forces ouvrières. L'unité, les prolétaires ne peuvent la bâtir qu'en combattant ce qui les divise, en combat­tant le capital et ceux qui le représentent;

2°) que cette unité ne tombe pas du ciel, ni des syndicats qui  en sont les principaux saboteurs. Elle doit être bâtie pratiquement, volontairement, consciemment La recherche de cette unité doit constituer un objectif permanent. L'envoi de délégations massives pour re­chercher la solidarité active, celle de l'extension et l'unification des luttes brisant les divisions catégoriel­les, linguistiques ou professionnelles, comme l'ont fait les mineurs du Limbourg qui ont, des le début de la lutte envoyé des délégations massives, d'une à plu­sieurs centaines de grévistes vers d'autres secteurs de la classe : la grande usine de Ford-Genk (10 000 ou­vriers), vers les travailleurs des Postes, vers les che­minots de la SNCB, vers les lycéens en tant que fu­turs chômeurs pour les appeler à la grève ; comme l'ont fait les ouvriers des chantiers navals de Boel , près d'Anvers , qui ont envoyé des délégations vers les mineurs en se joignant à la lutte. Après l'explosion de la lutte elle-même, c'est le premier pas pratique pour répondre à la nécessité de la constitution des prolétaires en classe, en force unie capable d'agir sur le cours de la société ;

3°) que "la rue", les manifestations, les meetings, jouent un rôle essentiel dans la constitution de l'unité de classe. Il ne suffit pas que les luttes démarrent ; il ne suffit pas que par le moyen de délégations massives, les secteurs en lutte se rencontrent, il faut aussi que l'ensemble des forces au combat se reconnaissent dans l'action commune, qu'elles puissent se compter, mesurer et sentir l'am­pleur de leur puissance. En Belgique, dans la rue, les chômeurs ont rencontré leur classe ; dans la rue, les mineurs et les enseignants, les sidérurgistes et les con­ducteurs de transports publics ont cherché à agir com­me ce qu'ils sont, comme une seule classe. Dans la rue se rencontrent les énergies qui naissent dans les combats de mille lieux de travail. Si la dynamique de fond du mouvement est suffisante, si elle parvient à neutraliser les forces de division et de dispersion des appareils syndicaux et politiques de la bourgeoisie, ces énergies  reviennent  sur  les lieux de travail, décuplées. ([4])

A travers la recherche de l'unité, les luttes de Bel­gique tirent les leçons des défaites passées, de celle des mineurs britanniques en 84-85, comme de toutes celles, petites ou grandes, mortes dans l'isolement. Il existe une mémoire collective dans les classes qui ont une mission historique. Il y a un progrès de la cons­cience collective, une maturation, tantôt explicite tantôt souterraine, qui fait le lien entre les principaux moments d'action collective de la classe. "Ne pas se faire avoir comme en 83 !" Par cette phrase, si sou­vent entendue dans les discussions entre grévistes en Belgique (référence à l'isolement des grèves du servi­ce public en septembre 83), était posé explicitement le problème de la recherche de l'extension et de l'unité comme une priorité qu'il fallait assumer consciemment si on voulait aller plus loin que par le passé.

C'est ainsi que progresse l'expérience, la conscience collective de la classe révolutionnaire. Les réponses pratiques apportées par les prolétaires de Belgique concernent les problèmes de toute la classe ouvrière mondiale ; leurs luttes actuelles auront des consé­quences aussi en dehors de Belgique. Car ici encore, elles montrent l'avenir.

Rechercher l'auto-organisation : la lutte pour la maîtrise de sa propre force.

En déclenchant des grèves, en unifiant les luttes, en prenant la rue ensemble, le prolétariat crée une force gigantesque, redoutable. Mais à quoi peut-elle lui ser­vir s'il n'en a pas la maîtrise ? Sans un minimum de maîtrise sur elle-même, sur le cours des événements, cette force ne tarde pas à s'effriter, d'abord et avant tout sous l'impact du torpillage systématique et dé­moralisateur des manoeuvres syndicales. Si les prolétaires en Belgique ont pu déployer une telle force, ce n'est pas grâce aux syndicats mais malgré ou contre eux. Ce  n'est  pas la une interpréta­tion exagérée des faits. Le principal responsable des forces d'encadrement politique et syndical en Belgique le leader du Parti Socialiste (qui contrôle le plus grand syndicat du pays, la FGTB) le reconnaît le 30 mai clairement, dans un interview au journal "Le Soir" ""le mouvement part des gens et non des appareils syndicaux. Chez nous, les gens veulent la peau de Martens. Ceux qui croient que les organisations syndicales ont prémédité des plans ou ceux qui croient que les partis contrôlent les actions commettent une erreur  monumentale. En beaucoup d'en­ droits, les travailleurs ne suivent pas les mots d'ordre syndicaux. Ils ne veulent pas reprendre le travail." C'est clair.

Cependant, s'il est vrai qu'"en beaucoup d'endroits les travailleurs (en lutte) ne suivent pas les mots d'ordre syndicaux", il n'en a pas découlé pour autant, du moins jusqu'au moment où nous écrivons, la création par les ouvriers d'une forme d'organisation centralisée regroupant des délégués de comités de grève élus par les assemblées, capable de donner des orientations pour l'ensemble des forces en lutte, capable de per­mettre au mouvement de devenir effectivement maî­tre de sa force.

Les travailleurs en Belgique ne sont pas encore parve­nus à ce stade de la lutte. Mais ils ont avancé dans ce sens. Ils ont développé leur capacité à déjouer les manoeuvres démobilisatrices des syndicats : par la ca­pacité à démarrer les luttes sans attendre les consi­gnes syndicales, ils ont su limiter les dégâts que pro­voque l'effort permanent des syndicats pour disperser les luttes dans le temps ; en prenant en main eux-mêmes l'organisation de l'extension par des déléga­tions sans se reposer, sur les structures syndicales, ils limitent l'effet de l'action des syndicats pour disper­ser les luttes dans l'espace. En faisant des assemblées de vrais centres de décision de la lutte, ils déjouent les manoeuvres des syndicats pour ramener les ou­vriers au travail ([5]).

Et c'est là encore une source de riches enseignements pour les luttes à venir du prolétariat mondial.

L'AFFRONTEMENT AVEC L'ETAT, C'EST AUSSI L'AFFRONTEMENT AVEC LES SYNDICATS.

Les travailleurs belges affrontent une bourgeoisie qui s'est longuement préparée à cette attaque, qui se pré­sente en rangs de bataille, avec ses forces de gauche, les forces "ouvrières" de la bourgeoisie, non pas au gouvernement (où l'obligation de prendre de violentes mesures anti-ouvrières les dévoilerait dangereusement) mais dans l'opposition, au milieu des ouvriers en lutte, pour mieux saboter de l'intérieur. Les "socialistes" n'ont aucune intention pour le moment d'abandonner leurs responsabilités étatiques de policiers dans les rangs ouvriers. Cela se voit clairement dans leur pra­tique dans la rue :

"L'imposant cortège a défilé dans le calme et "là sérénité" écrit un article du "Soir" racontant, le 23 mai, une manifestation de 10 000 personnes à Charle­roi (les syndicats s'attendaient à 5000 personnes seulement). "Parmi   les  manifestants proches des milieux socialistes, on s'inquiétait pourtant de voir la 'tiédeur' des discours ou  l'absence des chefs de 1'état-major du PS. Beaucoup voyaient là le signe d'un  'renoncement au pouvoir'."

La bourgeoisie a besoin d'une gauche dans l'opposition et continuera de s'en donner les moyens. La politique de dispersion des luttes -telle que nous l'analysions dans le numéro précédent de cette revue- repose d'une part sur l'action concertée de l'Etat et du patronat privé qui dispersent les attaques, d'autre part sur l'action de division des forces politiques et syndicales de la gauche du capital. L'impossibilité croissante dans laquelle se trouvent Etat et patronat de continuer à disperser l'attaque économique conduit à ce que ce soit de plus en plus essentiellement sur l'action des syndicats et partis de gauche que repose­ra l'action de la bourgeoisie pour empêcher l'unifica­tion et le renforcement de la résistance prolétarienne.

Les ouvriers belges ont trouvé devant eux, tout au long de leur lutte, dans leurs propres rangs, le syn­dicalisme, avec ses trois volets : le "modéré" syndi­cat chrétien), le "combatif" (socialistes), celui "de base" (les maoïstes -en particulier dans les mines du Limbourg).

En cela aussi les luttes en Belgique annoncent l'avenir.

Les ouvriers de Belgique comme ceux du monde entier ont encore un long processus de combat à mener pour se débarrasser véritablement des entraves syndicalis­tes et avoir une entière maîtrise de leur force. Mais cette maîtrise sera le résultat des combats actuels.

Le mouvement de classe en Belgique est un mouve­ment politique, non parce qu'il nierait ses objectifs économiques mais parce qu'il assume les aspects po­litiques de ce combat : ce n'est pas contre le pro­priétaire d'une petite entreprise de province que com­battent les travailleurs ; c'est contre l'Etat et à tra­ders lui, contre toute la classe dominante. C'est la politique économique de la classe exploiteuse que combat le prolétariat. Le mouvement est politique parce qu'il affronte l'Etat sous toutes ses formes : le gouvernement, la police dans les nombreux affronte­ments de rue et enfin les syndicats.

"La lutte économique est l'élément qui conduit perpétuellement d'un noeud politique à l'autre, la lutte politique est la fécondation périodique pour la lutte économique. Cause et effet permutent à tous instants de place, et ainsi l'élément écono­mique et l'élément politique, dans la période de grèves en masse, bien loin de se distinguer nettement ou même de s'exclure comme le veut le pédantisme schématique,   ne constituent, au contraire, que deux faces entremêlées de la lutte de classe prolétarienne" (Rosa Luxemburg "Grève de masses, parti et syndicats", chap. 4)

C'est là un trait des luttes prolétariennes particu­lièrement renforcé dans le capitalisme décadent où la classe ouvrière doit affronter un capitalisme étatisé à l'extrême.

L'Etat belge a entrepris une attaque particulièrement forte sur la classe ouvrière pendant ces dernières années. Il a imposé des sacrifices économiques tout en organisant un gigantesque renforcement de la répression sous prétexte d"'anti-terrorisme". La bourgeoisie a suivi de près le déroulement de cette attaque : certains journaux parlaient même de "test belge" ; comment réagirait la classe ouvrière ? Celle-ci vient de leur répondre et, ce faisant, elle a indiqué  la voie au reste de ses frères de classe.

Au moment où nous terminons cet article la vague de luttes en Belgique semble encore loin d'être épuisée. Mais dès à présent, et quel que soit le développement ultérieur des événements, on peut affirmer que les combats de classe qui secouent ce pays depuis plu­sieurs semaines sont les plus importants en Europe depuis la Pologne 80.

Leur signification est cruciale. Ils confirment, après les luttes ouvrières qui viennent d'ébranler la Norvège et la Finlande, qu'en Europe occidentale et dans le monde, la lutte de classe entre dans une nouvelle phase.

R.V., le 30 mai 86.



[1] Revue Internationale n°46, 2ème trim.86, "La lutte ouvrière en 1985 : bilan et  perspectives".

[2] Le capital norvégien, qui tire une grande part de ses profits de l'exportation du pétrole, a vio­lemment subi les conséquences de la surproduction et de la chute des cours mondiaux de l'or noir (chute de 70 % de ses revenus pétroliers). La bourgeoisie n'a pas tardé à répercuter ces pertes à travers une attaque sans précédent sur la classe ouvrière. Quant à l'économie belge (certainement une des plus sen­sibles à la conjoncture économique internationale puisqu'elle importe de l'étranger 70 % de ce qu'elle consomme et exporte 70 % de ce qu'elle produit !), c'est une des plus frappées par la crise mondiale, et cela depuis le début des années 80 : les secteurs industriels qui avaient fait la force de la Belgi­que (sidérurgie, textile, charbon) sont parmi les plus frappés par la surproduction mondiale ; le taux de chômage (14 %) est un des plus élevés d'Europe ; le déficit des Administrations publiques atteint en 1985 10 % du PNB, taux qui n'est dépassé en Europe que par  l'Italie (13,4%), l'Irlande(12,3  %) et la Grèce (11,6 %). Le capital belge est aussi un des plus endettés internationalement, puisque sa dette équivaut à 100 % du PNB annuel ! Le gouvernement Martens s'est fait voter par 1'Assemblée des "Pouvoirs spéciaux" pour décréter un nouveau plan d'austérité draconien, afin de mieux rentabiliser l'exploita­tion de la force de travail : licenciements massifs, en particulier dans la Fonction publique, les mi­nes, les chantiers navals ; réduction drastique de toutes les allocations sociales, en particulier sup­pression de  1'allocation chômage pour  les moins de 21  ans,   etc.

[3] La bourgeoisie suédoise, certainement consciente du danger de contagion, a appliqué au niveau national un black-out quasi total sur les informations concernant les grèves en Norvège et en Finlande, pays limitrophes. Lorsque le besoin s'en fait ressentir, les très "modernes" gouvernements démocra­tiques européens   savent  se comporter comme n'importe quel  Duvalier.

Se donner les moyens d'informer internationalement le reste du prolétariat mondial est un objectif que les  prochains  mouvements de masses devront se fixer dès les  premiers moments.

[4] Les syndicats savent ce qu'ils font lorsqu'ils organisent dans chaque manifestation -avec une minu­tie et des moyens matériels dignes d'une meilleure cause- un quadrillage serré séparant les manifestants par paquets (par usine, ville, région, secteur, organisation syndicale, tout et n'importe quoi qui permette de diviser en catégories).

[5] C'est l'assemblée de cheminots de Charleroi qui le soir du 22 mai fut capable de dire non aux appels du syndicat chrétien à l'arrêt de la grève ; non à la proposition de la FGTB d'organiser un vote car, d'après elle le "lâchage" du compère syndical était un terrible affaiblissement pour le mouvement. Quelques jours après,  à La Louviere, près de Charleroi, un local du syndicat chrétien subit les dégâts de la colère d'une manifestation ouvrière qui passait par là. Ce ne fut pas le seul cas d'affrontement brutal  entre ouvriers et  forces syndicales en Belgique.

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