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"Mai 68, premiers signes de la crise et du réveil prolétarien, Mai 78, approfondissement de la crise et montée de la lutte de classe".
Cette formule lapidaire, qui résume à elle seule toute l'évolution de ces dix dernières années, nous permet à la fois d'affirmer notre position et d'infirmer toutes les interprétations, les bavardages de la gauche et des gauchistes sur la signification réelle qu'a recouvert Mai 68. Car Mai 68, loin d'être un accident de l'histoire, une révolte fortuite, est en fait une des premières réactions de la classe ouvrière face à l'apparition de la crise du capitalisme.
LES EVENEMENTS DE MAI 68
Il va 10 ans, le 3 mai, un meeting rassemblant quelques centaines d'étudiants, était organisé dans la cour intérieure de la Sorbonne, à Paris, par l'UNEF (Syndicat étudiant) et le "Mouvement du 22 Mars" (formé à la Faculté de Nanterre quelques semaines avant). Rien de très exaltant dans les discours théorisateurs des "leaders" gauchistes, mais une rumeur persistante : "Occident va attaquer". Le mouvement d'extrême droite donnait ainsi le prétexte aux forces de police de "s'interposer" officiellement entre les manifestants. Il s'agissait surtout de briser l'agitation étudiante, qui, depuis quelques semaines se poursuivait à Nanterre. Simple fait divers du ras-le-bol des étudiants, constitue par des mobiles aussi divers que la contestation du mandarinat universitaire, de la revendication d'une plus grande liberté individuelle et sexuelle dans la vie interne de l'université.
Et pourtant, "l'Impensable est advenu" : pendant plusieurs jours, l'agitation va se poursuivre au Quartier Latin. Elle va monter d'un cran tous les soirs : chaque manifestation, chaque meeting rassemblera un peu plus de monde que la veille : dix mille, trente mille, cinquante mille personnes. Les heurts avec les forces do l'ordre sont aussi de plus en plus violents. Dans la rue, de jeunes ouvriers se joignent au combat, et, malgré l'hostilité déclarée ouvertement du PCF qui traîna dans la boue les "enragés" et "l'anarchiste allemand" Daniel Cohn-Bendit, la CGT se verra contrainte pour ne pas être débordée complètement de "reconnaître" la grève déclarée spontanément et qui se généralise : dix millions de grévistes secouent la torpeur de la Ve République et marquent d'une manière exceptionnelle le réveil du prolétariat.
En effet, la grève déclenchée le 14 mai à Sud-Aviation et qui s'est étendue spontanément, a pris dès le départ un caractère radical par rapport à ce qu'avaient été jusque là les "actions" orchestrées par les syndicats. Dans les secteurs essentiels de la métallurgie et des transports, la grève est quasi générale. Les syndicats sont dépassés par une agitation qui se démarque de leur politique traditionnelle et sont débordés par un mouvement qui prend d'emblée un caractère illimité et souvent peu précis comme le fait remarquer ICO (Informations et Correspondance Ouvrières) : "A la base, il n'existe en fait aucune revendication précise. Tout le monde, c'est évident, est pour une augmentation de salaire, le raccourcissement de la semaine de travail. Mais les grévistes, ou du moins la majorité d'entre eux, n'ignorent pas que ces avantages seront précaires, la meilleure preuve c'est qu'ils ne se sont jamais résolus à une action pareille. La vraie raison, toute simple, les panneaux accrochés aux portes de petites usines de la banlieue parisienne la donnent clairement : "Nous en avons assez !" (La grève généralisée en France : mai -Juin 63. N° 72 - juillet 78). Dans les affrontements qui ont eu lieu, un rôle important a été joué par les chômeurs. Ce que la presse bourgeoise appelait les "déclassés". Or, ces "déclassés", ces "dévoyés" sont de purs prolétaires. En effet, ne sont pas seulement prolétaires les ouvriers et les chômeurs ayant déjà travaillé, mais aussi ceux qui n'ont pas encore pu travailler et sont déjà au chômage. Ils sont les purs produits de l'époque de décadence du capitalisme : nous voyons dans le chômage massif des jeunes une des limites historiques du capitalisme, qui, de par la surproduction généralisée, est devenu Incapable d'intégrer la génération montante dans le procès de production. Mais ce mouvement déclenché en dehors des syndicats, et dans une certaine mesure contre eux, puisqu'il rompt avec les méthodes de lutte qu'ils préconisent en toute occasion, les syndicats ne vont pas tarder à le reprendre en mains. Dès le vendredi 17 mai, la CGT diffuse partout un tract qui précise bien les limites qu'elle entend donner à son action,: d'une part, revendications traditionnelles couplées à la conclusion d'accords de type Matignon garantissant l'existence de la section syndicale d'entreprise, d'autre part, changement de gouvernement, c'est-à-dire, les élections. Méfiants à l'égard du syndicat avant la grève, la déclenchant par dessus sa tête, l'étendant de leur propre initiative, les ouvriers ont pourtant agi pondant la grève comme s'ils trouvaient normal que le syndicat reste charge de la conduire à son terme.
Pourtant, la grève générale, malgré ses limites, a contribué avec un immense élan à la reprise mondiale de la lutte de classe. Apres une suite ininterrompue de reculs, depuis son écrasement après les événements révolutionnaires des années 1917-23, les émeutes de mai-juin 68 constituent un tournant décisif, non seulement en France, mais encore en Europe et dans le monde entier où les grèves ont non seulement ébranlé le pouvoir on place mais aussi ce qui représente son rempart le plus efficace et le plus difficile à abattre : la gauche et les syndicats,
UNE CRISE DE LA JEUNESSE ?
La première surprise passée, la première panique écartée, la bourgeoisie a pu s'atteler à trouver les explications aux événements qui remettaient en cause sa quiétude. Il n'est donc pas étonnant que la gauche ait utilisé le phénomène de l'agitation étudiante pour exorciser le spectre réel qui se lève devant les yeux de la bourgeoisie apeurée - le prolétariat - et que les événements sociaux aient été limités à leur aspect de querelle idéologique entre générations. Mai 68 nous est présenté comme étant le résultat du désoeuvrement d'une jeunesse face aux inadaptations créées par le monde moderne. Ainsi, le sociologue français Edgar Morin déclarait dans un article publié dans "Le Monde"du 5 juin 68 : "Tout d'abord, c'est un tourbillon où une lutte de classes d'âge a fait rage (jeunes contre gérontes, jeunes contre société adulte), mais a déclenché en même temps une lutte de classes, c'est à dire une révolte des dominés, les travailleurs. En fait, la lutte jeunes-vieux a déclenché par résonance la lutte travaiIleurs-autorité (patronale-étatique)". Le même type d'explication nous est donné par le journal anarchiste de Liège "Le Libertaire" qui affirme que : "S'ils refusent les structures et les responsables, c'est qu'ils se méfient d'un monde adulte où la démocratie a été bafouée, la révolution trahie. Avec eux, nous assistons à un retour extraordinaire du socialisme utopique du XIXème siècle." (n°6, juin 68). Quant au Parti Communiste International, dans son organe "Le Prolétaire" de mai 68, il mettait en évidence les causes du mouvement : "Dans ces agitations, se mêlent divers motifs, parmi lesquels émergent la guerre du Vietnam et la revendication pour le moins ingénue d'une participation directe des étudiants à la "direction de 1'université, c'est à dire aux réformes de sa structure."
Parmi les innombrables analyses qui ont été publiées sur les événements de mai 68, certaines expliquent que les occupations d'usines qui se sont soudain multipliées à travers le pays répondaient à l'occupation de la Sorbonne par les étudiants. Il y aurait eu de la part des travailleurs en grève une sorte de phénomène de mimétisme à l'égard des étudiants parisiens, alors que d'autres comme ICO, mettaient en évidence 1’incompréhension politique de la Vieme République à l'égard de la jeunesse : ".., le maillon le plus faible du capitalisme français, c'est bien en définitive la Jeunesse et les problèmes qu'elle se pose et pose à des classes dirigeantes incapables même de les apercevoir, enfermées qu'elles sont dans une politique où les promesses tiennent lieu d'actes et où l’immobilisme et le respect des puissances d'argent se parent de formules dynamiques."
L'INTEGRATION DE LA CLASSE OUVRIERE
Toutes ces "analyses" ou explications mettent l'accent sur le rôle spectaculaire du mouvement étudiant et tentent de minimiser le rôle de la classe ouvrière, allant jusqu'à nier tout rôle révolutionnaire à la classe ouvrière : "Il est de première importance de dire bien haut et avec calme qu'en mai 68, le prolétariat n'était pas 1'avant-garde révolutionnaire de la société, qu'il n'était que l'arrière-garde muette." (Coudray, alias Cardan -Castoriadis- dans "La Brèche"). Ce n'est pas un hasard. La bourgeoisie, avec ses idéologues attitrés d'une part et avec l'appui des utopistes marginaux d'autre part, a toujours cherché à occulter la réalité de l'exploitation capitaliste. Elle a toujours tout mis en oeuvre pour dévier la classe ouvrière de sa prise de conscience en distillant diverses mystifications qui démobilisent ou démoralisent le prolétariat. Les sources de ces attitudes et de ces explications qui cherchent à mettre en évidence la négation du caractère révolutionnaire du prolétariat viennent de l'intelligentsia gauchiste en retraite, pulvérisée par le déclin du capitalisme mondial. Dans les années 30 et 40, les sympathisants staliniens de "L'Institut de Recherche Sociale" de Francfort (Marcuse, Horkheimer, Adorno) ont commencé à édifier l'ossature qu'utilisent aujourd'hui les théoriciens "radicaux" récupérés par la bourgeoisie : ces idéologues prétendaient que le capitalisme "avancé" ou "moderne" a éliminé les différences entre la base économique de la société et sa superstructure. Implicitement, cette notion signifie que la classe ouvrière s'est fait "acheter" par un capitalisme qui ne souffre lui-même d'aucune contradiction économique fondamentale. Il s'ensuit alors que les contradictions du capitalisme se sont déplacées de la base vers la superstructure. Ainsi, la critique de la vie quotidienne a pris une importance prépondérante pour ses idéologues. Marcuse analyse les divers aspects du phénomène des sociétés de consommation en expliquant que si le citoyen est désormais assuré du confort, il se voit dénié tout droit à l'exercice de sa liberté et de ses responsabilités, toute possibilité de contestation, en un mot, la quasi totalité de ses dimensions humaines, d'où le titre de son livre : "L'Homme Unidimensionnel". La révolte étudiante aux yeux de Marcuse est l'un des premiers signes d'une révolte de l'homme contre ce mécanisme qui le nie puisqu'il lui refuse toute liberté et tout contrôle de ses actes; "cette révolte, souligne-t’i1, n'est pas dirigée contre les malheurs que provoque cette société mais contre ses bénéfices." C'est un phénomène nouveau propre à ce qu'on appelle la civilisation de l'opulence. Il ne faut pas avoir d'illusions mais on ne doit pas être défaitiste non plus. Il est inutile d'attendre dans un tel débat, que les masses viennent se joindre au mouvement, participent au processus. Tout a toujours commencé par une poignée d'intellectuels en révolte." Marcuse constate que la société do consommation se montre particulièrement habille dans l'art d'intégrer les révoltes. Elle produit des "esclaves" qui sont d'autant plus asservis qu'ils n'ont pas conscience d'être opprimés. La classe ouvrière, en particulier, n'est plus dans cette optique une force révolutionnaire puisque toutes ses revendications sont acceptées et assimilées par la société. Seuls restent révolutionnaires les intellectuels possédant un esprit critique suffisant pour déceler les pièges de la société de 1'opulence et les marginaux qui ne bénéficient pas de ses"bienfaits".
LA REAFFIRMAT ION DE LA NATURE REVOLUTIONNAIRE DU PROLETARIAT
"Le prolétariat est mort. Vive le prolétariat !" scandaient les jeunes marginaux d'Amsterdam. Funérailles prématurées, le mouvement de mai 68 a remis les choses en place rappelant la nature réelle du prolétariat : à la conception d'une humanité agissant sous la conduite d'idéaux éternels et inexplicables, le prolétariat oppose celle des sociétés divisées en classes économiques et évoluant sous la pression dos luttes économiques qui les opposent. Le projet révolutionnaire ne peut être défini que par une classe, c'est-à-dire une partie de la société définie par sa position spécifique au sein des rapports de production, cette classe, c'est la classe ouvrière. "L'antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie est une lutte de classe à classe, lutte qui portée à sa plus haute expression, est une révolution totale" écrira Marx dans "Misère de la Philosophie". La spécificité du prolétariat par rapport aux autres classes de la société réside dans le fait qu'elle constitue la force vivante du travail associé. C'est face aux crises économiques de la société que les classes révèlent leur véritable nature historique. De par sa situation de producteur collectif, le prolétariat ne peut envisager, face à une crise économique, de solution individuelle. Situé au coeur même de la production de l'essentiel des richesses de la société, travaillant de façon associée, n'ayant de rapport avec les moyens de production que de façon collective, le prolétariat industriel est bien la seule classe de la société à pouvoir comprendre, désirer et réaliser la collectivisation effective de la production. L'essence de la vie sociale capitaliste se résume en fait dans la lutte pour la plus-value entre ceux qui la créent et ceux qui la consomment et l'utilisent. Le moteur de l'action du prolétariat est ce combat contre l'extraction de la plus-value, contre le salariat. Tant que le capital existe, toute l'action du prolétariat est et reste déterminée par l'antagonisme fondamental qui le lie à celui-ci. C'est donc à cause des contradictions objectives existant au sein du système capitaliste et parce qu'elles correspondent au mouvement du prolétariat que le communisme est une possibilité. Ce sont les conditions historiques concrètes qui déterminent quelles sont les possibilités réelles dans une période déterminée, bien que la décision entre les diverses possibilités objectives dépend toujours de la conscience, de la volonté et de l'action des travailleurs.
LE MOUVEMENT ETUDIANT
Il est plus qu'évident que Mai 68 a pu être marqué par une décomposition certaine des valeurs de l'idéologie dominante, mais cette révolte "culturelle" n'est pas la cause du conflit : Marx nous a montré, en effet, dans son avant-propos à "La critique de l’économie politique" que "le changement dans les fondations économiques s'accompagne d'un bouleversement plus ou moins rapide dans tout cet énorme édifice. Quand on considère ces bouleversements. Il faut toujours distinguer deux ordres de choses. Il y a bouleversement matériel des conditions de production économiques. On doit le constater dans l'esprit de rigueur des sciences naturelles. Mais il y a aussi les formes juridiques, politiques, religieuses, bref les formes idéologiques dans lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le poussent jusqu'au bout."
Toutes les manifestations de crise idéologique trouvent leurs racines dans la crise économique et non le contraire. C'est l'état de crise qui peut nous indiquer le cours actuel des choses. Le mouvement étudiant fut donc bien une expression de la décomposition générale de l'idéologie bourgeoise, il fut l'annonciateur d'un mouvement social plus fondamental, mais en raison même de la place de l'université dans un système de production et des éléments qui la composent, celle-ci n'a qu'exceptionnellement un lien avec la lutte de classe. Croire que les émeutes, avec barricades et affrontements entre étudiants et policiers sont une découverte récente, serait faux. L'histoire de toutes les grandes universités européennes est marquée depuis le Moyen-Âge par des incidents violents et une activité politique intense. La grève des cours a été "inventée" il y a huit cents ans. Au XII ième siècle, les étudiants reprochaient à l'enseignement de ne pas avoir évolué depuis Charlemagne, comme les révoltés de 68 dénonçaient une université encore construite sur le modèle arrêté par Napoléon. Un campus avant la lettre, la cité étudiante de Corbell, qui regroupait hors de Paris 3000 étudiants, a été à l'origine d'un phénomène de contestation en 1104. D'ailleurs quand on regarde ainsi en arrière, on constate que les étudiants contemporains sont allés moins loin que certains de leurs prédécesseurs. En 1893, ceux-ci avaient par exemple, donné l'assaut à la Préfecture de Police. Les étudiants, cependant, ne sont pas une classe, pas même une couche sociale, leur mouvement n'est pas un mouvement de classe. Les revendications que posent les étudiants, sont liées à l'existence de la division bourgeoise du travail et de la société capitaliste en général. En outre, ce mouvement n'a nullement une vision historique et économique du développement objectif des contradictions au sein de la société. Pourtant, des étudiants allemands ou français, ont cru ouvrir la voie des révolutions du XXIème siècle en minant les communes et les barricades du XIXème. La révolte étudiante s'est épuisée à reporter ses espoirs sur les modèles "radicaux" du capitalisme d'Etat, de Cuba au Chili, de Chine au Portugal, en une longue marche désespérée. Les sectes gauchistes préexistantes, trotskystes, maoïstes ou anarchistes, se sont un temps regonflées de militants généreux hier encore anti-autoritaires, mystifiés ou insécurisés par leur impuissance à assumer un quelconque débouché à leurs rêves petit-bourgeois. Au bout de l'isolement, au bout du désespoir, les plus marginaux d'entre eux auront été jusqu'au terrorisme.
Mal 68 ne fait que montrer l'étroite relation existant entre les conflits sociaux et la dégradation économique, entre les décompositions de l'idéologie dominante et cette morne crise économique. En ce sens, mal 68 n'est pas un moment inattendu, une sorte d'accident de l'histoire : les grèves et les émeutes n'ont fait que répondre aux premiers symptômes de la nouvelle phase de la crise mondiale du capitalisme.
LA CRISE OU CAPITALISME
Marx a déjà expliqué que le capitalisme ne pouvait survivre qu'en détruisant périodiquement l'excès de capital des périodes de surproduction, afin de rajeunir et de connaître de nouveau des taux d'expansion élevés : "Cependant, ces catastrophes qui le régénèrent régulièrement, se répètent à une échelle toujours plus grande et finiront par provoquer son renversement violent," Dans la destruction massive en vue de la reconstruction, le capitalisme découvre une issue dangereuse et provisoire, mais momentanément efficace pour ses nouveaux problèmes de débouchés. Ainsi, au cours de la première guerre, les destructions n'ont pas été "suffisantes" : les opérations militaires n'affectèrent directement qu'un secteur Industriel représentant moins d'un dixième de la production mondiale. L'autodestruction de l'Europe au cours de la première guerre mondiale s'est accompagnée d'une croissance de 15 % de la production américaine. Mais dès 1929, le capitalisme mondial se heurte de nouveau à la crise. Tout comme si la leçon avait été retenue, les destructions de la seconde guerre sont beaucoup plus importantes en étendue et en intensité. Et lorsque s'ouvre la période de reconstruction de la deuxième guerre, il y a donc déjà longtemps que le capitalisme "ne peut plus s'agrandir au moyen de brusques poussées expansionnistes". Depuis des décennies, la productivité du travail s'accroît trop vite pour être contenue dans les rapports de production capitaliste, il y a déjà trente ans que les assauts répétés et de plus en plus violents des forces productives contre les "barrières qui endiguent leur développement" ravagent sauvagement la société entière, il n'y a que la misère et la barbarie de ces années de dépression croissante qui peuvent expliquer I'éblouissement général par le développement économique qui s'annonce avec la reconstruction.
Cet éblouissement n'a d'ailleurs pas épargné ceux qui se "proposaient d'être le plus haut degré do la conscience révolutionnaire", l'Internationale Situationniste : dans un ouvrage publié on 1969, "Enragés et Situationnistes dans le mouvement des occupations", l'I.S. écrivait qu'"on ne pouvait observer aucune tendance à la crise économique... L'éruption révolutionnaire n'est pas venue d'une crise économique... ce qui a été attaqué de front en mai, c'est l'économie capitaliste fonctionnant bien."
Après 1945, l'aide des USA va permettre la relance de la production de l'Europe qui paie en partie ses dettes en cédant ses entreprises aux compagnies américaines. Mais après 1955 ? Les USA cessent leur aide "gratuite", la balance commerciale des USA est excédentaire alors que celle de la majorité des autres pays est déficitaire. Les capitaux américains continuent de s'investir plus rapidement en Europe que dans le reste du monde, ce qui équilibre la balance des paiements de ces pays, mais va bientôt déséquilibrer celle des USA. Cette situation conduit à un endettement croissant du trésor américain, puisque les dollars émis et investis en Europe ou dans le reste du monde constituent une dette de celui-ci à l'égard des détenteurs de cette monnaie. A partir des années 60, cette dette extérieure dépasse les réserves d'or du trésor américain, mais cette non couverture du dollar ne suffit pas encore à mettre les USA en difficulté tant que les autres pays sont endettés vis-à-vis dos USA. Les USA peuvent donc continuer à s'approprier le capital du reste du monde en payant avec du papier. Cette situation se renverse avec la fin de la reconstruction dans les pays européens. Celle-ci se manifeste par la capacité acquise par les économies européennes de lancer sur le marché international des produits concurrents aux produits américains : vers le milieu des années 60, les balances commerciales de la plupart des anciens pays assistés deviennent positives alors que, après 1964, celle des USA ne cesse de se détériorer. Dès lors que la reconstruction des pays européens est achevée l'appareil productif s'avère pléthorique et trouve en face d'elle un marché sursaturé obligeant les bourgeoisies nationales à accroître les conditions d'exploitation de leur prolétariat pour faire face à I'exacerbation de la concurrence internationale.
La France n'échappe pas à cette situation et dans le courant, de l'année 67, la situation économique de la France doit faire face à l'inévitable restructuration capitaliste : rationalisation, productivité améliorée ne peuvent que provoquer un accroissement du chômage. Ainsi, au début de 1968, le nombre de chômeurs complets dépasse les 500 000. Le chômage partiel s'installe dans de nombreuses usines et provoque des réactions parmi les ouvriers. De nombreuses grèves éclatent, grèves limitées et encore encadrées par les syndicats mais qui manifestent un malaise certain (voir ICO). Car la récession dans l'emploi tombe d'autant plus mal que se présente sur le marché de l'emploi cette génération de l'explosion démographique qui a suivi la fin de la seconde guerre mondiale.
En liaison avec cette situation de chômage, le patronat s'efforce d'abaisser le niveau de vie des ouvriers. Une attaque en règle contre les conditions de vie et de travail est menée par la bourgeoisie et son gouvernement. Et pourtant, la France, avec ses réserves d'or, occupe encore une place sur l'échiquier mondial, place qui sera, compte tenu du contexte d'essoufflement à l'échelle mondiale, rapidement abandonnée, obligeant la bourgeoisie française à opérer un revirement politique spectaculaire. Ainsi, dans tous les pays industriels, le chômage se développe insensiblement, les perspectives économiques s'assombrissent, la concurrence internationale se fait plus acharnée. La Grande-Bretagne devra procéder, fin 67, à une première dévaluation de la livre afin de rendre ses produits plus compétitifs. Mais cette mesure sera annulée par la dévaluation successive des monnaies de toute une série d'autres pays. La politique d'austérité imposée par le gouvernement travailliste de l'époque fut particulièrement sévère : réduction massive des dépenses publiques, retrait des troupes britanniques de l'Asie, blocage des salaires, premières mesures protectionnistes. Les USA, principale victime de l'offensive européenne ne manque pas de réagir sévèrement et, dès le début de janvier 68, des mesures économiques sont annoncées par Johnson, alors qu'en mars 68, en réponse aux dévaluations de monnaies concurrentes, le dollar chute à son tour. Telle est la toile de fond de la situation économique d'avant mai 68. Il ne s'agit pas encore d'une crise économique ouverte, mais seulement des prémisses certaines qu'il fallait entrevoir pour comprendre la situation exacte.
LES LEÇONS DE MAI 68
Ainsi, nous pouvons réaffirmer que les événements de mai 68, résultaient de la crise économique du capitalisme. Loin de vouloir faire l'apologie de mai 68, les révolutionnaires doivent pouvoir en tirer les leçons et mettre on évidence les points forts et les points faibles. Premier sursaut du prolétariat face au surgissement de la crise, mai 68 ne peut être caractérisé comme moment révolutionnaire; bien des faiblesses subsistaient. Une faiblesse de taille fut I'inexpérience totale du prolétariat. Si la bourgeoisie a trouvé devant elle une détermination certaine dans la lutte, due essentiellement à un prolétariat qui n’avait pas connu les défaites de la contre-révolution et I'écrasement de la seconde guerre mondiale, la victoire de la bourgeoisie fut facilitée par l'inexpérience des ouvriers. Le mouvement spontané de la classe semble s'être Immobilisé laissant le temps aux syndicats de reprendre les choses en main, laissant le temps à la bourgeoisie, une fois sa peur passée, de passer à l'offensive.
Paradoxalement, en apparence du moins, le moyen de cette reprise en main, ce sont les grévistes eux-mêmes qui l'ont offert en occupant les usines. De l'expression maladroite et incomplète d'une radicalisation du mouvement ouvrier, les syndicats ont réussi à faire une arme pour la défense pour la défense de l'ordre. Que voulaient les grévistes en occupant les usines ? Obtenir d'abord que la grève soit totale, manifester leur détermination en agissant massivement et donc éviter la dispersion. Utilisant habilement une limitation corporative du mouvement, se manifestant justement par le repli sur l'entreprise, les syndicats ont délibérément emprisonné les ouvriers dans l'usine, obtenant ainsi qu'un mouvement quasi-général reste finalement cloisonné. Ainsi, la rue demeurait interdite à l'ouvrier de même que le contact avec d'autres entreprises.
Cinquante ans de rupture organique avec la vague do luttes des années 20 et l'absence d'un pole révolutionnaire clair et cohérent synthétisant les acquis du passé, ont pesé très lourdement dans la balance du rapport de force.
Malgré toutes les limites de l'action du prolétariat en mai 68, cette manifestation de la vie prolétarienne a suffi à rendre caduques toutes les théories d'inspiration marcusienne. L'après-mai 68 a vu l'effritement de l'école moderniste en de multiples sectes qui ont rejoint aujourd'hui le néant de leurs élucubrations passées. Cependant les idées réactionnaires meurent difficilement et la bourgeoisie s'est efforcée, par l'intermédiaire d'une idéologie plus appropriée, de poursuivre son oeuvre de mystification. Affirmer froidement que le prolétariat était intégré au capitalisme devant des ouvriers en grève, n'avait pas beaucoup de portée. Par contre, il fallait poursuivre la tâche de démoralisation, dénaturer le cours historique do l'activité prolétarienne, rendre incompréhensible le rapport existant entre la classe ouvrière et son avant-garde.
LES CONFUSIONS D’APRES MAI
Alors que les armes fondamentales du prolétariat dans, sa lutte contre le capitalisme sont sa conscience et son organisation, alors que dans l'affrontement décisif contre le capital, la classe ouvrière se dote, comme traduction de cette double nécessité, d'une part d'une organisation générale et unitaire, les conseils ouvriers et, d'autre part, d'organisations politiques, les partis prolétariens, regroupant les éléments les plus avancés de la classe et dont la tache est de généraliser et d'approfondir le processus de prise de conscience dont ils sont une expression, on a vu apparaître et refleurir les théories de la méfiance en l'action révolutionnaire du prolétariat : le léninisme et l’autonomistes Pour ces conceptions, l'organisation politique et la classe sont deux entités indépendantes, extérieures l'une à l'autre. Le léninisme déclarant la classe "trade-unioniste" accorde la primauté au parti qui aurait pour fonction essentielle de lutter contre cette autonomie ou cette spontanéité et donc de diriger la classe. Pour les autonomistes, toute tentative d'organisation des éléments les plus conscients distincte de l'organisation unitaire de la classe, aboutit nécessairement à la constitution d'un organe extérieur à celle-ci et à ses intérêts. Henri Simon, ancien animateur d'ICO, exprimait clairement cette position dans une brochure intitulée "Le nouveau mouvement" : "L'apparition du nouveau mouvement autonome a fait évoluer la notion de parti» Le parti "dirigeant" d'hier, se définissant lui-même comme "avant-garde révolutionnaire", s'identifiait au prolétariat ; cette "fraction consciente du prolétariat" devait jouer un rôle déterminant pour élever la "conscience de classe", marque essentielle des prolétaires constitués en classe. Les héritiers modernes du parti se rendent bien compte de la difficulté de maintenir une telle position ; aussi, chargent-ils le parti ou le groupe d'une "mission" bien précise pour suppléer à ce qu'ils considèrent comme des carences des travailleurs ; d'où le développement des groupes spécialisés dans l'intervention, les liaisons, I'action exemplaire, l'explication théorique, etc. Mais même ces groupes ne peuvent plus exercer cotte fonction hiérarchique de spécialistes dans le mouvement de lutte. Le nouveau mouvement, celui des travailleurs en lutte, considère tous ces éléments, les anciens groupes comme les nouveaux, en parfaite égalité avec ses propres actions. Il prend ce qu'il peut emprunter à ce qui se présente et rejette ce qui ne lui convient pas. Théorie et pratique n'apparaissent plus qu'un seul et même élément du processus révolutionnaire ; aucune ne précède ou ne domine l'autre. Aucun groupe politique n'a donc un rôle essentiel à jouer." (Liaisons N° 26, déc. 1974).
L'autonomie de la classe ouvrière n’a rien à voir avec le rejet de la part des travailleurs des partis et organisations politiques. Elle n'a rien à voir non plus avec l'autonomie de chaque fraction de la classe ouvrière (usines, régions, quartiers, nations...) par rapport aux autres, en un mot, le fédéralisme. Contre ces conceptions, nous affirmons le caractère nécessairement unitaire, mondial et centralisé du mouvement de la classe ouvrière. De même l'effort incessant de prise do conscience de la classe ouvrière secrète des organisations politiques regroupant ses éléments les plus avancés, lesquelles sont un facteur actif dans l'approfondissement, la généralisation et l'homogénéisation de la conscience au soin de la classe. Si l'autonomie du prolétariat, c'est-à-dire son indépendance vis-à-vis dos autres classes de la société, se manifeste par son organisation propre, générale et unitaire -les conseils ouvriers- elle se manifeste également sur le plan politique et programmatique par la lutte contre les Influences idéologiques des autres classes. Les leçons d'un demi siècle d'expériences depuis la vague révolutionnaire des années 1917-23 sont claires. L'organisation unitaire de la classe ne peut exister de façon permanente qu'aux moments des luttes révolutionnaires. Elle regroupe alors l'ensemble des travailleurs et constitue l'organe de la prise du pouvoir par le prolétariat. En dehors de telles périodes, dans ses différentes luttes de résistance contre l'exploitation, les organes unitaires que se donne la classe ouvrière, les comités de grèves basés sur les assemblées générales, ne peuvent exister qu'aux moments des luttes elles-mêmes. Par contre, les organisations politiques de la classe peuvent, comme expression d'un effort constant de celle-ci vers sa prise de conscience, exister dans les différentes phases de la lutte. Leur base d'existence est nécessairement un programme élaboré et cohérent, fruit de l'ensemble de l'expérience de la classe. Cette problématique est complètement escamotée par le léninisme qui dans l'action du prolétariat ne volt qu'un moteur : le parti. Parti qui d'ailleurs, indépendamment des circonstances pourrait mettre le prolétariat en mouvement, Krivine, le leader trotskyste, résume assez bien cette vision lorsqu'il écrit : "Pour en rester l'explosion révolutionnaire de mai 68, il ne lui manqua pour réussir que l'existence d'une organisation révolutionnaire bien implantée, reconnue par la masse des travailleurs et en quoi Lénine voyait la condition subjective indispensable de la crise révolutionnaire. Une telle organisation aurait fait en sorte que toutes les luttes convergent et s'étendent. Elle aurait avancé des mots d'ordre capables de faire progresser les luttes, comme celui de la grève générale illimitée, entraînant inéluctablement des mots d'ordre de combat pour la prise du pouvoir politique. Si mai 68 n'a pas abouti, n'a été qu'un "répétition générale", c'est précisément parce qu'un tel parti n'existait pas...".
La méme idée se retrouve chez les bordiguistes du PCI qui, dans leur manifeste sur la grève générale diffusé en Juin 68, appellent le prolétariat à s'organiser sous la bannière du parti et à créer des syndicats rouges : "Il les préparera, sous la direction du parti communiste mondial, en chassant de ses propres rangs les divers prophètes du pacifisme, du réformisme, du démocratisme, en imprégnant les organisations syndicales de l'idéologie communiste pour en faire sa courroie de transmission de l'organe de direction politique, le parti..". Ces idées introduisent au niveau de la lutte du prolétariat une séparation qualitative : la lutte de classe "politique" d'une partie extérieure à la lutte "économique" d'autre part. Le passage de l'économique au politique ne pouvant s'opérer que par la médiation du parti. La lutte du prolétariat ne peut donc relever dans cette optique de l'idéologie et de l'initiative du parti. Il est donc logique pour les défenseurs de cette position que le prolétariat ne se manifeste que lorsque existe le parti : ainsi Battaglia Comunista nie le caractère prolétarien des grèves en mai-juin parce que le parti n'était pas à leur tête ! (Voir compte-rendu de la Conférence Internationale de Milan en mai 1977, p.59).
Ainsi, entre lutte de classe "économique " et "politique", entre la défense de l'intérêt de classe et la révolution, il n'y a pas de continuité, un même mouvement qui se transforme en se radicalisant, mais intermédiaire obligé du parti. Loin d'envisager le mouvement révolutionnaire comme un processus de rupture des formes de l'économie capitaliste, le léninisme les considère comme la base matérielle historique du socialisme, celui-ci est dès lors projette comme leur continuité.
Opposés à cette conception, nous réaffirmons que le prolétariat fait son histoire dans les limites imposées par le développement économique et social, dans une situation donnée, dans des conditions déterminées, mais que c'est lui qui le fait, qui la décide par sa praxis qui est le lien dialectique entre le passé et l'avenir, en même temps cause et conséquence du processus historique. Il existe donc une objectivité et une obligation d'agir pour la classe et non un quelconque mouvement idéal. La lutte pour de meilleurs conditions de travail (salaires et durée) est une nécessité immédiate pour la classe ouvrière. La lutte du prolétariat, telle que nous la comprenons, est d'abord une lutte de résistance aux effets de l'accumulation du capital, une tentative d'empêcher la dépréciation de la force de travail que le développement capitaliste entraîne avec lui. L'action de résistance contre l'exploitation du capital est bien le soutien et le moteur de l'action révolutionnaire de la classe révolutionnaire. Mais ce qui donne toute son importance à la lutte au delà de la revendication, c'est la réalité nouvelle qu'elle eut inaugurer : la résistance à l'exploitation favorisant au sein du combat de l'association qui met fin momentanément à la division, à l'atomisation, qui annule les effets de la concurrence. C'est la poursuite de cette dynamique propre à la lutte qui ouvre la voie au véritable terrain de l'affrontement qui oppose le prolétariat à la bourgeoisie et laisse apparaître le fait politique. Il convient donc de prolonger, d'étendre, d'organiser ce mouvement réel de résistance afin qu'il devienne un véritable mouvement continu vers le communisme. C'est à cela que s'attachent les organes qui naissent au sein de la classe, agissant de manière collective, provoquant l'association des travailleurs, renforçant la solidarité, élément combien important de la conscience de classe prolétarienne.
C'est dans ce processus que les révolutionnaires interviennent en clarifiant le sens de la lutte, en indiquant les buts généraux du mouvement, dépassant par là la revendication parcellaire, en participant dans la lutte à l'organisation de la classe, sous la direction des organes que celle-ci se donne, en défendant les formes d'action les plus adéquates pour étendre le mouvement. En ce sens, si les communistes sont parmi les plus décidés comme le rappelle le Manifeste Communiste, Ils remplissent aussi un rôle décisif dans la clarification qu'ils apportent au mouvement, ce qui par contre n'a rien à voir avec le pouvoir de décision, qui pour nous reste aux mains des organe unitaires de la classe. Les révolutionnaires, produits du mouvement de la classe, on tant qu'éléments les plus conscients -renforçant d'ailleurs leur conscience par le mouvement de la classe- accélère la maturation de ce mouvement par la clarification théorique.
Si de la défaite des mouvements prolétariens de la fin des années 60 et du début des années 70 la bourgeoisie a pu reprendre l’initiative au travers des syndicats et des partis de gauche et gauchistes, portant ainsi l’attention sur la "solution" de la bourgeoisie à la crise : une nouvelle guerre mondiale, il n'en reste pas moins que la classe ouvrière n'est pas battue et les mouvements de lutte qui se sont développés ces derniers temps un peu partout dans le monde, sont la résultante des perspectives ouvertes par mai 68 : la réponse de la classe ouvrière contre la crise de plus en plus aiguë du capitalisme dont l'approfondissement inéluctable conduira, au travers des périodes de flux et de reflux à la radicalisation des combats prolétariens qui déboucheront sur l'embrasement révolutionnaire.
F.D.