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Nous avons vu, dans le précédent article de cette série (1), comment la FAI tenta d'empêcher l'intégration définitive de la CNT au sein des structures capitalistes. Ce fut un échec. La politique insurrectionnelle de la FAI (1932-33) pour tenter de corriger les graves déviations opportunistes - dans lesquelles elles s'étaient toutes deux engagées en appuyant activement l'instauration de la République en 1931 (2) - provoqua une terrible saignée dans les rangs du prolétariat espagnol, épuisé par les violents combats dispersés et désespérés qu'elle impliquait.
Mais un tournant spectaculaire eut lieu en 1934 : le PSOE fit une volte-face et s'érigea, sous la direction de Largo Caballero et avec l'appui de son appendice syndical, l'UGT, en véritable champion de la "lutte révolutionnaire", poussant les ouvriers des Asturies dans le piège dévastateur de l'insurrection d'octobre. Ce mouvement fut réprimé par l'Etat républicain, qui déchaîna une véritable orgie de meurtres, de tortures et de déportations venant s'ajouter aux sanglantes répressions de l'année précédente.
Cette volte-face s'inscrit clairement dans l'évolution de la situation mondiale et ne peut se comprendre à travers le prisme étroit des événements nationaux. Après l'ascension d'Hitler en 1933, 1934 se caractérise par l'extension et la généralisation des massacres d'ouvriers. En Autriche, la main gauche du capital, la social-démocratie, pousse le prolétariat à une insurrection prématurée et condamnée à la défaite, ce qui permet à sa main droite - les partisans des nazis - de se livrer à un massacre innommable.
Mais 1934 est aussi l'année qui voit l'URSS signer des accords avec la France, s'intégrant avec tous les honneurs au sein de la "haute société" impérialiste, ce qui sera formellement confirmé par son admission dans la Société des nations (l'ancêtre de l'ONU). Les PC opèrent alors un changement radical : la politique "extrémiste" de la "troisième période", qui se caractérisait par une parodie grossière de la politique de "classe contre classe", se voit du jour au lendemain remplacée par une politique "modérée" de main tendue aux socialistes, de participation aux fronts populaires interclassistes dans lesquels le prolétariat doit se soumettre aux fractions "démocratiques" bourgeoises pour parvenir à l'objectif "suprême", "barrer la route au fascisme".
Les alliances ouvrières, arme du front antifasciste
Ce contexte international a influencé fortement la FAI et la CNT, les poussant vers l'intégration au sein de l'Etat capitaliste au moyen de la conjonction des antifascistes avec le reste des forces "démocratiques". L'idéologie antifasciste est devenue un ouragan qui a détruit les derniers restes de conscience prolétarienne, absorbé implacablement les organisations prolétariennes les unes après les autres, laissant dans un terrible isolement les quelques rares qui parvinrent à maintenir une position de classe. Dans le contexte de l'époque (défaite du prolétariat, développement de régimes totalitaires comme voie à l'instauration du capitalisme d'Etat), c'était l'idéologie qui permettait le mieux à la bourgeoisie "démocratique" de préparer la marche vers la guerre généralisée qui finit par être déclarée en 1939 et qui eut comme prélude la guerre d'Espagne en 1936.
Nous ne pouvons dans ces pages développer une analyse de cette idéologie (3), nous nous limiterons à tenter de comprendre l'influence qu'elle eut sur la CNT et sur la FAI, les précipitant dans la trahison en 1936. Les Alliances ouvrières ("Alianzas obreras") déblayèrent le chemin. Elles se présentaient comme un moyen pour atteindre l'unité ouvrière au travers d'accords entre les organisations (4). Mais "l'unité ouvrière" n'était en fait que l'hameçon qui conduisait à "l'unité antifasciste", laquelle encadrait le prolétariat vers la défense de la démocratie bourgeoise pour "barrer la route" au fascisme. L'Alliance ouvrière de Madrid (1934) le proclamait sans détours : "elle a comme objectif principal la lutte contre le fascisme dans toutes ses manifestations et la préparation de la classe ouvrière pour qu'elle instaure la paix publique socialiste fédérale en Espagne" (sic) (5).
Si les syndicats d'opposition de la CNT (6), qui voulaient se comporter comme des syndicats purs et durs et laisser de côté les "niaiseries anarchistes" (sic) participèrent activement aux Alliances ouvrières dès 1934 avec l'UGT-PSOE, ce ne fut cependant pas sans provoquer de fortes réticences au sein de la CNT et de la FAI, ce qui indubitablement exprimait un instinct prolétarien certain. Mais ces résistances tombèrent progressivement, soumises à une situation générale dominée par l'antifascisme, par le travail de sape d'amples secteurs de la CNT et par les manœuvres de séduction du PSOE.
Ce fut la Fédération Régionale asturienne de la CNT qui prit la tête du combat contre ces résistances. L'insurrection des Asturies d'octobre 1934 fut préparée par un pacte préalable entre la CNT régionale et l'UGT-PSOE (7). Bien que le PSOE n'ait que très peu armé les grévistes et ait marginalisé la CNT dans le mouvement, cette Régionale persista obstinément à faire partie de l'Alliance ouvrière. Au cours du Congrès décisif de Saragosse (8), son délégué rappela "qu'un camarade avait écrit dans CNT (9) un article qui reconnaissait la nécessité de l'alliance avec les socialistes pour réaliser l'action révolutionnaire. Une autre réunion plénière se tint un mois plus tard et cet article fut cité pour exiger l'application de sanctions. Nous avons déclaré alors que nous soutenions les positions défendues par cet article. Et nous avons réaffirmé notre point de vue sur l'importance de faire quitter le pouvoir aux socialistes pour les obliger à avancer dans la voie révolutionnaire. Nous avons envoyé des communiqués contre la position anti-socialiste défendue par le Comité national dans un Manifeste" (10).
De son côté, lors d'un discours prononcé à Madrid, Largo Caballero (11) tend de grosses perches à la CNT et à la FAI : "[je m'adresse] à ces groupes de travailleurs qui nous combattent par erreur. Leur objectif comme le nôtre est un système d'égalité sociale. Certains nous accusent d'inciter à croire que l'Etat est au-dessus de la classe ouvrière. Ceux-là n'ont pas bien étudié nos idées. Nous voulons que l'Etat disparaisse en tant qu'instrument d'oppression. Nous voulons le transformer en une entité purement administrative" (12).
Comme on peut le voir, la manœuvre de séduction est assez grossière. Il ne parle de "disparition de l'Etat" que pour dire que l'Etat sera réduit à n'être qu'un "simple organe administratif", c'est-à-dire qu'il reprend la vieille rengaine que nous vendent les démocrates qui chantent que l'Etat démocratique n'est pas un "instrument de répression" mais une "administration", que seuls les Etats totalitaires, les dictatures, seraient des "organes de répression".
Venant en outre d'un individu aussi peu sympathique que Caballero, puisqu'il avait été ministre du Travail au sein du gouvernement républicano-socialiste de 1931-33 et, à ce titre, directement responsable d'un nombre considérable de morts et de victimes dans la classe ouvrière, après avoir été conseiller d'Etat du dictateur Primo de Rivera, ces flatteries trouvèrent cependant un écho dans la CNT et la FAI qui étaient de plus en plus disposées à se laisser mener en bateau. Au cours d'un plenum sur le fascisme tenu en août 1934, le rapport adopté commence par une dénonciation claire du PSOE et de l'UGT et s'achève par une ouverture à l'entente avec eux : "Ceci ne signifie pas, évidemment, que si ces organisations [il parle de l'UGT et du PSOE], poussées par les événements, se voient obligées à lancer une action insurrectionnelle, nous devrions rester passifs, en aucun cas (...) nous voulons prévoir que ce sera là le moment pour tenter d'insuffler au mouvement antifasciste le caractère libertaire de nos principes" (13).
L'un des principes depuis toujours défendu par l'anarchisme - qu'il partage avec le marxisme - est que l'Etat, qu'il soit démocratique ou dictatorial, est un organe autoritaire d'oppression ; mais ce principe est foulé aux pieds dès qu'il s'agit de spéculer sur la possibilité "d'insuffler" ce principe au mouvement antifasciste, mouvement qui se fonde précisément sur le choix en faveur de la forme d'Etat démocratique, c'est-à-dire la variante la plus retorse et cynique qu'adopte cet organe autoritaire de répression !
Cet abandon progressif des principes par la combinaison de positions antagoniques ne fait alors que semer la confusion, affaiblir les convictions et préparer progressivement à la fameuse "unité antifasciste". Dès 1935, les syndicats d'opposition s'empressèrent d'apporter de l'eau à ce moulin de confusion en engageant une campagne de rapprochement avec la CNT et en proposant une réunification basée sur l'unité antifasciste avec l'UGT.
La pression ne faisait qu'augmenter. Peirats remarque que "le drame asturien a alimenté le programme allianciste au sein de la CNT. L'alliancisme commence à se propager en Catalogne, une des régions confédérales qui y était parmi les plus opposées" 14). Le PSOE et Largo Caballero redoublèrent leurs chants de sirène, Peirats rappelle que "pour la première fois depuis très longtemps, le socialisme espagnol invoquait publiquement le nom de la CNT et la fraternité dans la révolution prolétarienne" (idem). Bien que soit maintenue la réticence à tout type d'alliance politique, l'idée de pactiser avec l'UGT devint de plus en plus majoritaire dans la CNT. Elle était vue comme une façon de déjouer le principe "de l'apolitisme". C'est ainsi que l'UGT est devenue le cheval de Troie qui finit par embrigader la CNT dans l'alliance antifasciste de toutes les fractions "démocratiques" du capital. Les dirigeants de la CNT et de la FAI pouvaient ainsi sauver la face puisqu'ils maintenaient le "principe" de rejeter tout pacte avec les partis politiques. L'antifascisme n'entra pas par la grande porte des accords politiques bruyamment rejetés, mais par la petite porte de derrière, celle de l'unité syndicale.
Les élections de février 1936
Ces élections, présentées comme "décisives" pour la lutte contre le fascisme, balayèrent les dernières résistances qui existaient encore dans la CNT et la FAI. Le 9 janvier, le secrétaire du Comité régional de Catalogne transmet une circulaire aux syndicats qui les convoque le 25 à une Conférence régionale au cinéma Meridiana, à Barcelone, "pour discuter de deux thèmes concrets : 1) Quelle doit être la position de la CNT sur la question de l'alliance avec des institutions qui, sans être voisines, ont une coloration ouvrière ? 2) Quelle attitude concrète doit adopter la CNT face à la période électorale ?" 15(idem). Peirats souligne que, pour la plupart des délégations, "abandonner la position anti-électorale de la CNT était plutôt une question de tactique que de principe" et que "la discussion révéla une situation d'hésitation idéologique"16) (idem).
Les positions favorables à l'abandon de l'abstentionnisme traditionnel de la CNT grandissent. Miguel Abós, de la Régionale de Saragosse, déclare dans un meeting que "tomber dans la maladresse de faire une campagne abstentionniste revient à favoriser le triomphe de la droite. Et nous savons tous, après l'amère expérience de deux ans de persécutions, ce que veut la droite. Si elle triomphe, je vous assure que la féroce répression des Asturies s'étendrait à toute l'Espagne" (17) .
La réalité était déformée systématiquement dans cette intervention. La répression barbare de la gauche capitaliste de 1931-33 était oubliée, pour ne mettre en avant que la répression de droite de 1934. La nature répressive de l'Etat capitaliste dans son ensemble, quelle que soit la fraction au pouvoir, est soigneusement passée sous silence, sans aucune rationalité, en évitant toute analyse, pour n'attribuer son monopole qu'à la fraction fasciste du capital.
Emportée par l'antifascisme qui proposait une analyse aussi irrationnelle et aberrante que celle du fascisme lui-même, la CNT choisit clairement son camp, celui de la défense de l'Etat bourgeois, en soutenant le vote en faveur du Front populaire dont le programme avait été dénoncé en son temps par Solidaridad obrera comme étant "profondément conservateur", qui détonnait avec "la fièvre révolutionnaire qui poussait en Espagne" (18). Le Manifeste publié par le Comité national deux jours avant les élections constitua un pas crucial : "Nous, qui ne défendons pas la République mais qui combattons sans trêve le fascisme, mettrons à contribution toutes les forces dont nous disposons pour défaire les bourreaux historiques du prolétariat espagnol (...) L'action insurrectionnelle [des militaires, ndlr] dépend du résultat des élections. Ils mettront leurs plans en pratique si la gauche gagne les élections. Nous n'hésitons pas à appeler, en outre, à la collaboration avec les secteurs antifascistes partout où se manifesteront les légionnaires de la tyrannie par l'insurrection armée, pour faire en sorte que l'action défensive des masses évolue vers la révolution sociale sous les auspices du communisme libertaire" (19).
Cette déclaration eut d'énormes répercussions car elle se fit au moment le plus opportun, à quelques jours des élections, pour influencer clairement le vote de beaucoup d'ouvriers. Elle traduit l'engagement de la CNT dans l'énorme mystification électorale à laquelle fut soumis le prolétariat espagnol et qui permit tant le triomphe du Front populaire qu'une adhésion pratiquement inconditionnelle au mouvement antifasciste.
Cette position de la CNT fut clairement partagée par la FAI puisque, selon Gómez Casas : "En accord avec les procès-verbaux du Plénum national de la FAI, cette organisation confirma son attitude antiparlementaire et anti-électorale. Mais à la différence de 1933, la façon dont fut menée la campagne fit que l'abstentionnisme fut pratiquement nul dans la pratique. Se référant à l'accord entre les militants de la CNT et ceux de la FAI quant à la nécessité de ne pas mettre l'accent sur l'anti-électoralisme, Santillán lui-même dira que ‘l'initiative de ce changement circonstanciel avait été donné par le Comité péninsulaire de la FAI, l'entité qui pouvait encore grâce à la plus rigoureuse des clandestinités faire face à la situation et qui se disposait à réaliser les actions offensives les plus risquées'" (20).
Alors que le secteur syndicaliste de la CNT, malgré une opposition coriace (entre autres de la part de la FAI), avait fait de la haute voltige en 1931 pour que la CNT participe aux élections, c'était à présent l'ensemble de la CNT - pourtant formellement libérée du poids du secteur syndicaliste qui était parti avec les Syndicats d'opposition - et la FAI qui, ne prenant plus la peine de faire encore des simagrées, allaient bien plus loin en soutenant le Front populaire dont le nouveau gouvernement fera tout pour retarder l'amnistie de plus de 30 000 prisonniers politiques (dont la plupart étaient d'ailleurs membres à la CNT (21)), poursuivra avec la même férocité que les précédents la répression brutale des grèves et s'opposera à la réintégration des ouvriers licenciés à leur poste de travail (22). Le gouvernement que la CNT soutenait, comme rempart à l'avancée du fascisme, conserva aussi à leurs postes tous les généraux connus pour leurs velléités putschistes, parmi lesquels l'illustre Franco, qui devint par la suite le "Grand dictateur".
La CNT et la FAI avaient planté un poignard dans le dos du prolétariat. Dans le précédent article, nous disions que la CNT s'était préparée à consommer ses noces avec l'Etat bourgeois lors du Congrès de 1931 mais qu'elles avaient été retardées. L'heure était à présent venue ! On trouve une preuve de la conscience qu'avaient les dirigeants de la CNT du pas qu'ils venaient d'accomplir dans les déclarations faites, à peine un mois après les élections de février, le 6 mars, par Buenaventura Durruti, un des éléments les plus radicaux de la CNT, à propos des grèves des transports et de l'eau potable à Barcelone que le gouvernement s'apprêtait à réprimer. On trouve dans ces déclarations tous ces reproches complices qu'utilisent régulièrement les syndicalistes et parfois les partis d'opposition : "Nous venons dire aux hommes de gauche que c'est nous qui avons été déterminants dans leur victoire et que c'est nous qui soutenons deux conflits qui doivent être immédiatement résolus". Pour que ce soit encore plus clair, il rappelait les services rendus aux nouveaux gouvernants : "La CNT, les anarchistes - et les hommes d'Esquerra le savent très bien -nous étions dans la rue après le récent triomphe électoral pour empêcher la rébellion des fonctionnaires qui n'ont pas accepté le résultat de la volonté populaire. Tant qu'ils occupaient les ministères et les postes de commandement, la CNT fut présente dans la rue pour empêcher la victoire d'un régime que nous refusons tous"23 (idem).
Ces déclarations furent citées par la délégation du Port de Sagunto, une des rares qui osèrent exprimer une réflexion critique au cours du Congrès de Saragosse : "Après avoir écouté ces paroles, quelqu'un peut-il encore douter de la direction tortueuse, saugrenue et collaborationniste au moins d'une grande partie de l'organisation confédérale ? Les paroles de Durruti semblent indiquer que l'organisation de Catalogne s'est transformée en quelques jours en laquais honoraire de Esquerra catalana" (idem).
Le Congrès de Saragosse : le triomphe du syndicalisme
Célébré en mai 1936, ce Congrès a été présenté comme celui du triomphe de la position révolutionnaire la plus extrême pour avoir adopté le fameux rapport sur le communisme libertaire.
Ce rapport mériterait en soi d'être étudié, mais notre intérêt ici est de voir comment s'était déroulé ce Congrès, analyser l'ambiance qui y régnait, considérer ses décisions et ses résultats. De ce point de vue, le Congrès vit le triomphe indubitable du syndicalisme et paracheva l'implication de la CNT dans la politique bourgeoise par le biais de l'antifascisme (dont nous avons traité antérieurement). On y fit taire les tendances et positions prolétariennes qui tentèrent de s'y exprimer, les affaiblissant radicalement par la démagogie liant la "révolution sociale" et "l'implantation du communisme libertaire" au syndicalisme, à l'antifascisme et à l'union avec l'UGT.
Une des rares délégations qui exprima un semblant de lucidité à ce Congrès, celle du Port de Sagunto dont nous avons déjà parlé, fut pratiquement la seule à mettre en garde sur le fait que "l'organisation, entre octobre et aujourd'hui, a radicalement changé : la sève anarchiste qui coulait dans ses artères a fortement diminué, quand elle n'a pas disparu. A défaut d'une réaction salutaire, la CNT avance à pas de géant vers le réformisme le plus castrateur. La CNT d'aujourd'hui n'est plus la même qu'en 1932 et 33, ni dans son essence ni dans sa vitalité révolutionnaire. Les virus morbides de la politique ont laissé de profondes traces dans son organisme. Elle est malade de l'obsession de recruter toujours plus d'adhérents, sans examiner tous les torts causés par beaucoup d'individus en son sein. Nous avons laissé de côté la formation idéologique de l'individu et nous ne visons qu'à la croissance numérique, alors que la première est plus essentielle que la seconde"24 (idem).
La CNT de Saragosse n'a rien à voir avec la CNT de 1932-33 (pourtant déjà considérablement affaiblie en tant qu'organe prolétarien, comme nous l'avons vu dans le précédent article) mais, surtout, n'a plus rien à voir avec la CNT de 1910-23 qui était un organisme vivant, qui se consacrait aux luttes immédiates et à la réflexion pour une révolution prolétarienne authentique. Ce n'est plus qu'un syndicat totalement absorbé par l'antifascisme.
C'est ainsi que la délégation du Syndicat des cheminots de la CNT put affirmer tranquillement sans provoquer la moindre protestation que "les cheminots résoudront leurs problèmes comme les autres ouvriers qui revendiquent, mais jamais en mettant en avant que nous avons pour principe d'aller vers un mouvement révolutionnaire" (Procès-verbal, op. cit., p.152).
Cette déclaration à propos du bilan des mouvements insurrectionnels de décembre 1933 qui s'étaient vu privés de la force qu'aurait pu apporter l'entrée en grève des cheminots annulée par les syndicats au dernier moment, montre bien ce qu'est le syndicalisme : l'enfermement de chaque secteur ouvrier dans "ses problèmes", le laissant prisonnier des structures de la production capitaliste qui empêche toute solidarité ou unité de la classe ouvrière. Le mot d'ordre syndical "Que chacun commence par régler ses propres problèmes !" n'est que la forme "ouvriériste" pour enchaîner les ouvriers au capital et empêcher toute solidarité de classe.
La délégation de Gijon dénonça, lors de ce Congrès, un cas flagrant de refus de la plus élémentaire solidarité envers les camarades cénétistes exilés, victimes de la répression lors de l'insurrection des Asturies en 1934 (idem, p. 132). Impensable ne serait-ce que quelques années plus tôt, cette grave faute du Comité national ne souleva pas la moindre réflexion. Visiblement embarrassée, la délégation des Textiles (Barcelone) tenta d'esquiver l'affaire par la diplomatie ; "Nous avons des bases suffisamment solides pour clore ce débat de façon totalement satisfaisante. La Régionale asturienne a visiblement tiré un trait sur l'incident, puisque les ex-exilés sont présents dans ce Congrès en tant que délégués. Par ailleurs, s'il existe une lettre du Comité national dans laquelle l'aide à porter est déconseillée, il en existe une autre postérieure où il revient sur cette position (25). Les délégués qui posent ce problème veulent en fait qu'on les reconnaisse comme des camarades et qu'on leur rende notre entière confiance. Le Congrès satisfait cette requête et la question est résolue".
Cet abandon de la plus élémentaire solidarité ouvrière donna lieu à des attitudes réellement incroyables, comme le dénonça la délégation de Sagunto : "Nous protestons contre le passage qui fait référence à l'attitude du Comité national auprès du gouvernement à propos de la "loi des vagabonds et malfaiteurs", pour qu'elle ne soit pas appliquée contre la Confédération nationale du travail. Nous devons exiger l'abrogation de cette loi pour tous, il n'est pas acceptable que ce que nous considérons mauvais pour nous soit bon pour les autres" (idem, p. 106). Cette loi inique et répugnante, dénoncée dans l'intervention de cette délégation, accordait d'énormes pouvoirs répressifs au gouvernement et fut adoptée par la "très démocratique" République espagnole "des travailleurs" et conservée quasi intégralement par la dictature franquiste.
On entendit même dans ce Congrès une intervention préconisant que "en ce qui concerne les grèves, nous n'avons pas eu la prudence d'économiser les énergies qui doivent se concentrer sur d'autres luttes. Ce défaut peut être corrigé si, au moment où les travailleurs présentent des revendications à la bourgeoisie, on prenait en compte les Sections et Comités des relations industrielles afin, grâce à l'étude préalable de la situation, d'éviter des situations de grèves désordonnées" (idem, p. 196, déclaration de Hospitalet). En d'autres termes, c'est le retour de ce qui avait été le cheval de bataille du secteur syndicaliste en 1919-23 : la régulation des grèves par le biais "d'organismes paritaires". C'est le retour des tribunaux mixtes par lesquels le gouvernement républicano-socialiste de 1931-33 avait tenté de juguler les luttes mais aussi la CNT elle-même.
Mais la délégation du bâtiment de Madrid va plus loin encore : "Les circonstances sont à présent différentes et il devient nécessaire de freiner les mouvements de grèves et de profiter des énergies pour franchir le pas vers d'autres réalisations au moyen de ce courant subversif" (idem, p. 197).
Ces interventions sont le produit typique de la mentalité syndicaliste qui tente de contrôler et de dominer la lutte ouvrière pour la saboter de l'intérieur. Quand les ouvriers tentent de défendre leurs revendications, le syndicalisme devient pessimiste et dénonce partout les "conditions défavorables", il devient mesuré et insiste pour "économiser les énergies". Mais quand il s'agit de ses propres mouvements planifiés, généralement destinés à refroidir la combativité ouvrière pour la conduire vers une défaite toujours amère, alors il devient soudain optimiste et exagère les potentialités de victoire, allant jusqu'à reprocher aux ouvriers leur manque de mobilisation.
Une des manifestations les plus flagrantes de cette mentalité syndicale fut le rapport sur le chômage, adopté par le Congrès. Il contient des réflexions plus ou moins justes sur les causes du chômage et insiste avec raison sur la nécessité de la "révolution sociale" pour mettre un terme à la misère du prolétariat. Ces affirmations de principe deviennent malheureusement des phrases creuses dès qu'est abordé le "programme minimum", qui propose "la semaine de 36 heures", "l'abolition du travail à la tâche", la "retraite obligatoire à 60 ans pour les hommes et 40 pour les femmes avec 70 % du salaire". Au-delà de la radinerie des mesures proposées, le problème central se trouve dans le maintien même d'un programme minimum qui contredit ces affirmations de principe en maintenant l'illusion que des améliorations durables pourraient s'obtenir au sein du capitalisme. Le syndicalisme est incapable d'échapper à cette illusion, car celle-ci se trouve au cœur même de son activité : œuvrer au sein des rapports de production capitalistes pour améliorer la condition ouvrière. Ce qui était possible durant la période ascendante du capitalisme est devenu impossible pendant sa décadence.
Mais on trouve dans ce rapport une affirmation bien plus grave, d'autant plus qu'elle ne suscita ni commentaire ni amendement. Il affirme le plus tranquillement du monde dans son préambule que "l'Angleterre a tenté de recourir à des allocations contre le chômage et cette politique a été un échec absolu, car parallèlement à la misère des masses secourue par ces allocations indignes, se développe la ruine économique du pays, qui doit soutenir de façon parasitaire ses millions de chômeurs avec des sommes qui, bien qu'elles ne soient pas fabuleuses par leur importance, représentent néanmoins l'investissement de réserves économiques du pays dans une œuvre philanthropique" (idem, p. 215).
Voilà que le même Congrès qui consacre une partie de ses travaux à définir la "révolution sociale" et le "communisme libertaire" adopte, en même temps, un préambule dont la préoccupation est de sauver l'économie nationale, qui traite de parasitaires les allocations de chômage et se lamente sur le gaspillage dans de "bonnes œuvres philanthropiques" des richesses de la nation !
Comment une organisation qui se prétend "ouvrière" peut-elle traiter de parasitaires les allocations chômage ? Ne comprend-elle pas l'ABC qui consiste dans le fait que les allocations perçues par un chômeur sont le fruit des quantités d'heures que lui et ses camarades de classe ont passé à travailler et en aucun cas une œuvre philanthropique ? De tels raisonnements sont plus le fait d'hommes politiques de droite ou de patrons que de syndicalistes ou d'hommes politiques de gauche, qui ne se distinguent de toute façon des premiers que parce qu'ils sauvent les apparences, ne disent pas franchement ce qu'ils pensent, et qu'ils sont plus retors.
On ne doit cependant pas être surpris qu'un syndicat qui s'apprêtait dans ses discours à "réaliser la révolution sociale" adopte de telles positions. Le syndicat ne peut avoir comme terrain que celui de l'économie nationale et son objectif est la défense des intérêts globaux de celle-ci, plus encore que ses partenaires et adversaires du patronat. Le syndicat ne se propose d'obtenir des améliorations qu'au sein des rapports de production capitalistes. Cela lui permit durant toute la phase ascendante du système capitaliste d'être un instrument de la lutte ouvrière dans la mesure où, globalement et malgré de fortes contradictions, l'amélioration de la condition ouvrière et la prospérité de l'économie pouvaient avoir un développement parallèle. L'entrée du système dans sa phase de déclin met un terme à cette possibilité : dans une société marquée par des crises constantes, par l'effort de guerre permanent et par les guerres elles-mêmes, la sauvegarde de l'économie nationale exige comme condition absolue l'augmentation permanente de l'exploitation des travailleurs et leur sacrifice.
En 1931, la scission de la tendance syndicaliste organisée en Syndicats d'opposition fit croire aux anarchistes que le danger syndicaliste avait disparu. Ils pensèrent que la bête était morte et avec elle le venin. Mais la réalité était tout autre : le sang qui courait dans les veines de la CNT était syndicaliste et loin de s'affaiblir, la mentalité syndicaliste se renforça progressivement. L'activisme de la période insurrectionnelle 1932-33 ne fut qu'un dangereux mirage. A partir de 1934, la réalité s'imposa inexorablement : le syndicalisme et l'antifascisme, se renforçant mutuellement, avaient piégé la CNT - et avec elle la FAI - dans les engrenages de l'Etat bourgeois. La délégation de Métiers divers d'Igualada le reconnaissait amèrement : "Beaucoup de ceux que nous pensions être de vigoureux défenseurs des thèses de la CNT sont devenus insensiblement, inconsciemment, les défenseurs d'un régime républicain profondément bourgeois" (idem, p. 71).
Le Congrès de Saragosse consacra une bonne partie de ses sessions à la réunification avec les Syndicats d'opposition. De nombreux reproches mutuels fusèrent, quoique accompagnés d'échanges plutôt rhétoriques "saluant" et "tendant la main", mais le sol sur lequel se faisait cette réunification était celui du syndicalisme et de l'antifascisme. Pour se mentir à soi-même et mentir aux autres, le secteur anarchiste accentua les proclamations sur la "révolution sociale" et fit adopter sans presque de discussion le fameux rapport sur le communisme libertaire. Ce dernier était destiné, à travers de grandes déclarations radicales sur le communisme libertaire, à faire passer dans la pratique quotidienne la camelote réformiste de soumission à l'idéologie du capital. Il s'agissait en fait de la même manœuvre que le secteur syndicaliste avait pratiquée en 1919 puis en 1931, manœuvre alors fortement critiquée par le secteur anarchiste et que ce dernier à son tour reprenait à son propre compte : emballer la politique syndicaliste de collaboration avec le capital dans une enveloppe attractive à base de "rejet de la politique" et de "révolution".
Les deux secteurs, anarchistes et syndicalistes, se réunissaient sur le terrain du capitalisme. Le délégué de l'Opposition de Valence put alors défier l'assemblée sans provoquer la moindre objection.
Conclusion
Les événements spectaculaires qui se produisent à partir de 1936, et où la CNT joua un rôle de premier plan, sont suffisamment connus : l'annulation et le sabotage du mouvement de lutte des ouvriers à Barcelone et ailleurs en Espagne en riposte au pronunciamiento fasciste ; soutien inconditionnel à la Generalitat catalane et participation, indirectement puis ouvertement, à son gouvernement ; envoi de ministres au gouvernement républicain, etc. (26).
Ces faits démontrent largement la trahison de la CNT. Mais ils ne sont pas une tempête qui surgit dans un ciel d'azur. Tout au long de cette série d'articles, nous nous sommes efforcés de comprendre les raisons qui conduisirent à cette terrible et tragique situation, la perte d'un organisme qui avait tant coûté d'efforts au prolétariat. Il ne s'agit pas de lancer de grands anathèmes mais d'analyser à l'aide d'une méthode globale et historique le processus et les causes qui favorisèrent ce dénouement. La série d'articles sur le syndicalisme révolutionnaire et la série sur la CNT (27) tentent de fournir les matériaux pour ouvrir un débat qui nous permette de tirer les leçons afin de nous armer pour les futurs combats. Face à la tragédie de la CNT, il nous faut faire nôtres les paroles du philosophe, "ni rire, ni pleurer, mais comprendre".
RR y C.Mir 12-3-08
1 Voir en particulier le cinquième article de cette série dans la Revue internationale no 132, "L'échec de l'anarchisme pour empêcher l'intégration de la CNT dans l'Etat bourgeois (1931-1934)".
2 Voir le quatrième article de cette série dans la Revue internationale no 131, "La contribution de la CNT à l'instauration de la République espagnole (1921-1931)".
3 Parmi les différents textes que nous avons publiés, le lecteur peut aussi consulter ceux qui furent écrits par les rares groupes révolutionnaires qui résistèrent alors à la marée "antifasciste" : "Le fascisme, formule de confusion", Revue internationale no 101 ; "Les origines économiques, politiques et sociales du fascisme", Revue internationale no 3 ; "Nationalisme et antifascisme", Revue internationale no 72.
4 Il faut ici préciser que l'unité ouvrière ne peut s'atteindre au moyen d'accords entre les organisations politiques ou syndicales. L'expérience de la Révolution russe de 1905 montre que l'unité ouvrière se réalise directement, à travers la lutte massive, et qu'elle s'organise par les Assemblées générales dans un premier temps, puis par les Conseils ouvriers quand s'ouvre une période révolutionnaire.
5 Olaya, Historia del movimiento obrero español, T. II, op. cit.
6 Scission qui dura de 1931 à 1936, dominée par les éléments ouvertement syndicalistes de la CNT. Voir Revue internationale no 132, op. cit.
7 Ce Pacte avait été caché au Comité national de la CNT qui se trouva placé devant le fait accompli.
8 Tenu en mai 1936. Voir plus loin.
9 Second journal quotidien, le premier étant la légendaire Solidaridad obrera.
10 El Congreso Confederal de Zaragoza, Editions ZYX, 1978.
11 Ce personnage était alors le principal dirigeant du PSOE et de l'UGT.
12 Cité par Olaya, op. cit.
13 Olaya, op. cit., p. 887.
14 Peirats, La CNT en la revolución española, T. I, p. 106. Op. cit.
15 Idem.
16 Idem.
17 Cité dans El Congreso Confederal de Zaragoza,Le Congrès de Saragosse, op. cit., p. 171.
18 Articles publiés le 17 janvier et le 2 avril 1936.
19 Cité par Peirats, op. cit., p. 113.
20 Gómez Casas, Historia de la FAI, p. 210.
21 Il faut rappeler que l'amnistie des emprisonnés syndicalistes fut alors un des motifs les plus fréquemment invoqués sans la moindre honte par les leaders de la CNT et de la FAI pour préconiser le soutien au Front populaire.
22 Ajoutons à ceci que la timide et restreinte loi sur la réforme agraire fut repoussée sine die malgré les promesses faites, et que le gouvernement "populaire", entre février et juillet, maintint pratiquement l'état d'exception ainsi qu'une censure rigide qui affectait surtout la CNT.
23 Cité dans les procès-verbaux du Congrès de Saragosse de la CNT, en espagnol, page 171.
24 Procès-verbal du Congrès de Saragosse, op. cit., p. 171
25 Ceci reste incertain et confus dans le procès-verbal du congrès. Pendant le débat, le Comité national en arrive cependant à affirmer: "Nous avons tout au plus dit que nous ne pouvions conseiller aucun type de solidarité".
26 Nous les avons amplement analysés dans notre livre (en espagnol) Franco y la República masacran a los trabajadores.
27 La première commence dans la Revue internationale no 118 et la seconde dans la 128.