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Nous publions ci-dessous la suite de l'article paru dans le numéro précédent de notre Revue internationale. Dans cette première partie, nous avions mis en évidence le changement de période dans la vie du capitalisme ayant constitué la toile de fond au déroulement des événements de 1905 en Russie, le passage de son ascendance à sa décadence. Nous avons également insisté sur les conditions favorables à la radicalisation de la lutte prévalant alors en Russie : l'existence d'une classe ouvrière moderne et concentrée, dotée d'un haut niveau de conscience face aux attaques capitalistes aggravées par les conséquences désastreuses de la guerre russo-japonaise. C'est directement à l'Etat qu'est amenée à se confronter la classe ouvrière pour la défense de ses conditions d'existence et c'est dans les soviets qu'elle s'organise pour assumer cette nouvelle phase historique de sa lutte. La première partie de l'article décrivait comment se sont formés les premiers conseils ouvriers et à quels besoins ils ont correspondu. La seconde partie analyse plus en détail comment se sont constitués les soviets, leur lien avec le mouvement d'ensemble de la classe ouvrière, de même que leurs relations avec les syndicats. En fait, ces derniers, qui ne correspondent déjà plus à la forme d'organisation dont la classe ouvrière a besoin dans la nouvelle période de la vie du capitalisme qui s'ouvre, n'ont pu jouer un rôle positif que parce qu'ils étaient entraînés par la dynamique du mouvement, dans le sillage des soviets et sous leur autorité.
Le point culminant de la révolution de 1905 : le Soviet des députés ouvriers
Les tendances qui s’étaient manifestées à Ivanovo-Vosnesensk trouvèrent leur achèvement dans le Soviet des députés ouvriers de Saint-Pétersbourg.
Le Soviet était le produit du développement des luttes ouvrières à Saint-Pétersbourg. Contrairement à celui d’Ivanovo-Vosnesensk, il n’avait pas surgi directement d’une lutte particulière mais à l’initiative des Mencheviks qui avaient convoqué sa première réunion. Il était tout autant enraciné dans les luttes ouvrières mais était une expression de l'ensemble du mouvement plutôt que d'une partie de celui-ci. Ce fait constituait une avancée, et l’idée qu’il aurait été moins authentiquement prolétarien ou, d’une certaine manière, la créature de la social-démocratie, est l'expression d'un formalisme superficiel. En fait, les révolutionnaires étaient emportés par la vague des évènements et par le développement spontané de la lutte à un rythme qu’ils ne trouvaient pas toujours à leur gré.
Dès son apparition, le Soviet a exprimé sa nature politique : "On décida d’appeler immédiatement le prolétariat de la capitale à la grève politique générale et à l’élection des délégués. "La classe ouvrière, disait l’appel rédigé lors de la première séance, a dû recourir à l’ultime mesure dont dispose le mouvement ouvrier mondial et qui fait sa puissance : la grève générale (…) Dans quelques jours, des évènements décisifs doivent s’accomplir en Russie. Ils détermineront pour de nombreuses années le sort de la classe ouvrière ; nous devons donc aller au-devant des faits avec toutes nos forces disponibles, unifiées sous l’égide de notre commun Soviet (…)." 1 La seconde réunion du Soviet envisageait déjà d'avancer des revendications face à la classe dominante : "Une députation spéciale fut chargée de formuler devant la douma municipale les revendications suivantes : 1°) prendre des mesures immédiates pour réglementer l’approvisionnement des masses ouvrières ; 2°) ouvrir les locaux pour les réunions ; 3°) suspendre toute attribution de provisions, de locaux, de fonds à la police, à la gendarmerie, etc. ; 4°) assigner les sommes nécessaires à l’armement du prolétariat de Pétersbourg qui lutte pour la liberté." 2 Très rapidement, le Soviet devint le point de ralliement des luttes et dirigea la grève de masse ; les syndicats et les comités de grève spécifiques adhéraient à ses décisions. Le Manifeste constitutionnel, signé par le tsar et publié le 18 octobre, peut sembler ne pas être un document particulièrement radical mais, dans le contexte politique de l’époque, il était une expression du rapport de forces entre les classes pendant la révolution et sa portée était significative. Comme l'écrit Trotsky : "Le 17 octobre, le gouvernement du tsar, couvert du sang et des malédictions des siècles, avait capitulé devant le soulèvement des masses ouvrières en grève. Aucune tentative de restauration ne pourrait jamais effacer de l’histoire cet événement considérable. Sur la couronne sacrée de l’absolutisme, la botte du prolétaire avait appliqué sa marque ineffaçable." 3
Les deux mois et demi suivants furent le théâtre d’une épreuve de force entre le prolétariat révolutionnaire, dirigé par le Soviet à qui il avait donné naissance, et la bourgeoisie. Le 21 octobre, confronté à un fléchissement de la grève, le Soviet mit fin à celle-ci et organisa le retour de tous les ouvriers au travail à la même heure, montrant ainsi sa puissance. Une manifestation, en faveur d’une amnistie pour ceux qui avaient été emprisonnés par l’Etat, avait été planifiée pour la fin octobre. Elle fut décommandée face aux préparatifs de la classe dominante pour provoquer des incidents. Ces actions étaient des tentatives de prendre l’avantage dans le conflit de classe qui se dirigeait vers un affrontement inévitable : "Telle était précisément, dans sa direction générale, la politique du Soviet : il regardait bien en face et marchait au conflit inévitable. Cependant, il ne se croyait pas autorisé à en hâter la venue. Mieux vaudrait plus tard." 4 Fin octobre, mobilisant les Cent Noirs de même que la lie du lumpen et des criminels de la société, une vague de pogroms fit quelque 3500 à 4000 tués et 10 000 blessés. Même à Saint-Pétersbourg, la bourgeoisie se préparait à l’affrontement final à travers des attaques ponctuelles et des batailles isolées. La classe ouvrière répondit en renforçant sa milice, prenant les armes et instaurant des patrouilles, ce qui obligea le gouvernement, à son tour, à envoyer des soldats dans la ville.
En novembre, une nouvelle grève se développa, en partie en réponse à l’instauration de la loi martiale en Pologne et d’une cour martiale pour les soldats et les marins de Cronstadt qui s’étaient rebellés. De nouveau confronté à une perte d’élan du mouvement après qu’il eut obtenu quelques concessions, le Soviet mit fin à la grève et les ouvriers retournèrent au travail comme un corps discipliné. Le succès de la grève résidait dans le fait qu’elle avait mis en mouvement de nouveaux secteurs de la classe ouvrière et avait établi le contact avec les soldats et les marins : "D’un seul coup, elle remua les masses de l’armée et, au cours des journées qui suivirent, occasionna une série de meetings dans les casernes de la garnison de Pétersbourg. Au Comité Exécutif, et même aux séances du Soviet, on vit apparaître non seulement des soldats isolés, mais des délégués de la troupe qui prononcèrent des discours et demandèrent à être soutenus ; la liaison révolutionnaire s’affermit parmi eux, les proclamations se répandirent à profusion dans ce secteur." 5 De la même façon, une tentative de consolider le gain de la journée de 8 heures ne put être non plus soutenue et les acquis réalisés furent rapidement perdus une fois que la campagne fut décommandée, mais l’impact sur la conscience de la classe ouvrière demeurait : "Lorsqu’il défendait au Soviet la motion qui devait terminer la lutte, le rapporteur du Comité Exécutif résumait de la manière suivante les résultats de la campagne : "si nous n’avons pas conquis la journée de huit heures pour les masses, nous avons du moins conquis les masses à la journée de huit heures. Désormais, dans le cœur de chaque ouvrier pétersbourgeois retentit le même cri de bataille : Les huit heures et un fusil !"" 6
Les grèves continuaient, avec en particulier un nouveau mouvement spontané chez les cheminots et les télégraphistes, mais la contre-révolution gagnait aussi progressivement en force. Le 26 novembre, le président du Soviet, Georgiy Nosar, était arrêté. Le Soviet reconnaissait alors que l’affrontement était inévitable et prenait une résolution déclarant qu’il continuerait à préparer l’insurrection armée. Les ouvriers, les paysans et les soldats affluèrent au Soviet, soutinrent son appel aux armes et entreprirent les préparatifs. Cependant, le 6 décembre, le Soviet était encerclé et ses membres arrêtés. Le Soviet de Moscou monta alors au créneau, appelant à la grève générale et essayant de la transformer en insurrection armée. Mais déjà la réaction mobilisait massivement et la tentative d’insurrection se transforma en combat d’arrière-garde et en action défensive. Mi-décembre, elle était écrasée. Dans la répression qui suivit, 14 000 personnes furent tuées dans les combats, 1000 exécutées, 20 000 blessées et 70 000 arrêtées, emprisonnées ou exilées.
La bourgeoisie elle-même s'interroge sur les événements de 1905. Comme la nature révolutionnaire de la classe ouvrière est quelque chose qui lui est étranger, le développement de la lutte en une confrontation armée et la défaite du prolétariat lui paraissent être un acte de folie : "Porté par le succès, le Soviet de Pétersbourg succombait à l’hybris 7, à un orgueil démesuré... Au lieu de consolider ses acquis, il devint de plus en plus combatif et même téméraire. Beaucoup de ses dirigeants tenaient le raisonnement selon lequel, si l’autocratie pouvait si facilement être mise à genoux, ne serait-il pas possible d’obtenir de plus en plus de concessions pour la classe ouvrière et de forcer le pas avec une révolution socialiste ? Ils préféraient ignorer le fait que la grève générale n’avait réussi que parce qu’il y avait eu un effort unifié de tous les groupes sociaux ; et ils n’arrivaient pas à comprendre qu’ils ne pouvaient compter sur la sympathie de la classe moyenne que tant que le Soviet concentrait son feu contre l’autocratie." 8 Mais pour les révolutionnaires, la signification de 1905 ne se trouve pas dans des gains immédiats, quels qu’ils soient, mais dans les leçons qui peuvent en être tirées sur le développement des conditions de la révolution, sur le rôle du prolétariat et de l’organisation révolutionnaire et, en particulier, sur les moyens que le prolétariat utilisera pour mener sa lutte : les soviets. Ces leçons n’ont pu être tirées que grâce à "l’orgueil démesuré" et à "la témérité" du prolétariat, qualités dont il aura grand besoin pour parvenir à renverser le capitalisme.
Les Bolcheviks hésitèrent face à la constitution des soviets. A Saint-Pétersbourg, tout en ayant participé à la formation du Soviet, l’organisation bolchevique de la ville adopta une résolution appelant celui-ci à accepter le programme social-démocrate. A Saratov, ils s’opposèrent à la création d’un soviet jusqu’à la fin de novembre ; à Moscou en revanche, après quelque retard, ils participèrent activement au Soviet. Lénine avait beaucoup mieux saisi quelles étaient les potentialités des soviets et, dans une lettre à la Pravda qui n’a pas été publiée, tout début novembre, il critiquait ceux qui opposaient le parti à ces derniers pour défendre l’idée "qu’il [fallait] aboutir absolument à cette solution : et le Soviet des députés ouvriers et le Parti" et argumentait : "Il me paraît inutile d’exiger du Soviet des députés ouvriers qu’il adopte le programme social-démocrate et adhère au Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie." 9 Il continuait en expliquant que le Soviet était issu de la lutte, était le produit de l’ensemble du prolétariat et que son rôle était de regrouper le prolétariat et ses forces révolutionnaires ; toutefois, en voulant regrouper la paysannerie et des éléments de l’intelligentsia bourgeoise au sein du Soviet, il introduisait une confusion significative : "A mon sens, le Soviet des députés ouvriers, en tant que centre révolutionnaire de direction politique, n’est pas une organisation trop large, mais au contraire trop étroite. Le Soviet doit se proclamer gouvernement révolutionnaire provisoire, ou bien en constituer un, en attirant absolument à cet effet de nouveaux députés, non pas seulement désignés par des ouvriers, mais, d’abord par les matelots et les soldats qui partout tendent déjà à la liberté ; en second lieu, par les paysans révolutionnaires, en troisième lieu par les intellectuels bourgeois révolutionnaires. Nous ne craignons pas une composition aussi étendue et aussi diverse, nous la souhaitons même, car sans alliance du prolétariat et de la paysannerie, sans un rapprochement combatif des social-démocrates et des démocrates révolutionnaires, le plein succès de la grande révolution russe serait impossible."
La position de Lénine à l’époque de la révolution et juste après n’était pas toujours claire, et c’était en bonne partie parce qu’il établissait un lien entre les soviets et la révolution bourgeoise, et considérait ceux-ci comme la base d’un gouvernement révolutionnaire provisoire. Cependant, il saisissait de façon claire quelques-uns des aspects les plus fondamentaux caractéristiques des soviets : ils étaient une forme surgissant dans la lutte elle-même, de la grève de masse ; ils regroupaient la classe ; ils étaient une arme de la lutte révolutionnaire ou insurrectionnelle et ils avançaient et reculaient avec la lutte : "Les soviets des députés ouvriers sont des organes de la lutte directe des masses. Ils ont été créés comme des organes de lutte par la grève. Sous la pression de nécessité, ils sont rapidement devenus des organes de lutte révolutionnaire générale contre le gouvernement. Ils se sont trouvés irrésistiblement transformés, par la suite des événements – la grève devenant un soulèvement-, en organes insurrectionnels. Tel est bien le rôle que jouèrent en décembre de nombreux "soviets" et "comités", c’est un fait absolument incontestable. Et les évènements ont montré de la façon la plus claire et la plus convaincante qu’en temps de lutte, la force et la valeur de ces organes dépendent entièrement de la force et du succès de l’insurrection". 10
En 1917, cette compréhension devait permettre à Lénine de saisir le rôle central joué par les soviets.
Les syndicats et les soviets
Une des leçons majeures de 1905 concerne la fonction des syndicats. Nous avons déjà mentionné ce point fondamental : le sugissement des soviets a montré que la forme syndicale était dépassée par le développement de l’histoire ; cependant, il est important de considérer cette question plus en détail.
En Russie, le contexte immédiat était celui où les associations ouvrières avaient été interdites par l’Etat pendant de nombreuses années. C’était le contraire de ce qui se passait dans les pays capitalistes plus avancés dans lesquels les syndicats avaient gagné le droit d’exister et regroupaient des milliers, sinon des millions d’ouvriers. La situation particulière qui prévalait en Russie n’empêchait pas les ouvriers de lutter mais elle impliquait que leurs mouvements tendaient à être tout à fait spontanés et, en particulier, que leurs organisations surgissaient directement de la lutte sous la forme de comités de grève et disparaissaient avec la grève elle-même. La seule forme légale permise était la récolte de fonds de secours.
En 1901, une Association d’aide mutuelle des travailleurs de l’Industrie mécanique fut fondée à Moscou par Sergei Zoubatov et cet exemple fut suivi par la création d’organisations semblables dans d’autres villes. Le but de ces syndicats (créés et montés par la police tsariste) était de séparer les revendications économiques de la classe ouvrière de ses revendications politiques et de permettre la satisfaction des premières afin d'empêcher le surgissement des dernières. Ils n’y arrivèrent pas, d’une part parce que l’Etat ne voulait pas faire la moindre concession qui aurait permis à ces syndicats d'acquérir un minimum de crédibilité et, d'autre part, parce que la classe ouvrière et les révolutionnaires s'employaient à les utiliser à leurs propres fins : "Les zoubatovistes de Moscou trouvèrent une audience dans les ateliers des chemins de fer de la ligne Moscou-Koursk, mais contrairement aux plans de ces "socialistes de la police", les contacts qui se nouaient dans les cantines et les librairies zoubatovistes renforçaient aussi l’organisation des groupes sociaux-démocrates." 11 Confrontés à la vague de grève de masse de 1902-03, qui se répandit dans tout le sud du pays et impliqua quelque 225 000 travailleurs, les syndicats zoubatovistes furent balayés.
A leur place, l’Etat permit la création de "starostes" 12, ou de doyens de fabrique, pour négocier avec la direction. De telles délégations avaient surgi dans le passé à cause de l’absence de toute autre forme d’organisation ; mais, avec la nouvelle loi, afin d’éviter l’apparition de délégués représentant véritablement les intérêts des ouvriers, ces individus ne pouvaient être nommés qu’avec la permission de leurs employeurs, dont ils dépendaient entièrement. Ils ne bénéficiaient d’aucune impunité et pouvaient ainsi être licenciés par les employeurs ou écartés directement par le gouverneur de la région, appointé par l’Etat.
Lorsque la révolution éclata, les syndicats étaient toujours illégaux. Néanmoins, de nombreux syndicats se constituèrent à la suite de la première vague de luttes. A la fin de septembre, 16 syndicats s’étaient constitués à Saint-Pétersbourg, 24 à Moscou et d'autres dans différentes parties du pays. A la fin de l’année, ce nombre s’élevait à 57 à Saint-Pétersbourg et à 67 à Moscou. L’intelligentsia et les professions libérales constituèrent elles aussi des syndicats, y compris les avocats, le personnel médical, les ingénieurs et les techniciens et, en mai, 14 de ces syndicats formèrent l’Union des syndicats.
Quels étaient alors les rapports entre les syndicats et les soviets ? Tout simplement, c’était les soviets qui dirigeaient la lutte, les syndicats étant entraînés et radicalisés sous leur direction. "Au fur et à mesure du développement de la grève d’octobre, le Soviet devenait tout naturellement le centre qui attirait l’attention générale des hommes politiques. Son importance croissait littéralement d’heure en heure. Le prolétariat industriel avait été le premier à serrer les rangs autour de lui. L’Union des syndicats, qui avait adhéré à la grève dès le 14 octobre, dut presque immédiatement se ranger sous son protectorat. De nombreux comités de grève - ceux des ingénieurs, des avocats, des fonctionnaires du gouvernement - réglaient leurs actes sur ses décisions. En s’assujettissant les organisations indépendantes, le Soviet unifia autour de lui la révolution." 13
L’exemple du syndicat des cheminots est instructif parce qu’il montre à la fois l’étendue la plus large et les limites du rôle des syndicats dans cette période révolutionnaire.
Comme nous l’avons déjà vu, les cheminots avaient acquis une réputation de combativité avant 1905 et les révolutionnaires, y compris les Bolcheviks, avaient une influence significative parmi eux. Fin janvier, des vagues de grèves de cheminots se développèrent, d’abord en Pologne et à Saint-Pétersbourg, ensuite en Biélorussie, en Ukraine et sur les lignes de chemin de fer à destination de Moscou. Les autorités firent d’abord quelques concessions, puis essayèrent d’imposer la loi martiale mais ni l’une ni l’autre de ces tactiques ne parvinrent à mettre les ouvriers à genoux. En avril, le Syndicat des employés et des ouvriers des chemins de fer de toutes les Russies fut fondé à Moscou. Au début, le Syndicat semblait être dominé par lestechniciens et les employés de bureau, les ouvriers gardant leurs distances à son égard ; mais cela changea au cours de l’année. En juillet, une nouvelle vague de grèves démarra à la base et, de façon significative, prit immédiatement une forme plus politique. En septembre, comme on l’a déjà rappelé, la Conférence sur les retraites se transforma en "Premier Congrès des délégués des employés des chemins de fer de toutes les Russies ". Cette marée montante de combativité commença à se heurter aux limites du syndicat avec le déclenchement de grèves spontanées en septembre, qui forcèrent les syndicats à agir, comme le remarquait un délégué au Congrès sur les retraites : "Les employés firent grève spontanément ; reconnaissant l’inévitabilité d’une grève dans le chemin de fer Moscou-Kazan, le syndicat pensa nécessaire de soutenir une grève sur les autres voies des connexions avec Moscou." 14 Ces grèves furent l’étincelle qui mit le feu à la grève de masse d’octobre : "Le 9 octobre également, dans une séance extraordinaire du congrès des délégués cheminots à Pétersbourg, on formule et on expédie immédiatement par télégraphe sur toutes les lignes les mots d’ordre de la grève des chemins de fer : la journée de huit heures, les libertés civiques, l’amnistie, l’Assemblée Constituante.
La grève s’étend maintenant à tout le pays et le domine. Elle se défait de toutes ses hésitations. A mesure que le nombre de grévistes augmente, leur assurance devient plus grande. Au dessus des revendications professionnelles, s’élèvent des revendications révolutionnaires de classe. En se détachant des cadres corporatifs et locaux, la grève commence à sentir qu’elle est elle-même la révolution, et cela lui donne une audace inouïe.
Elle court sur les rails et, d’un geste autoritaire, ferme la route derrière elle. Elle prévient de son passage par le fil télégraphique du chemin de fer "La grève ! Faites la grève !" crie-t-elle dans toutes les directions." 15
Les ouvriers de la base passaient au premier plan, submergeant les syndicats de leur passion révolutionnaire : "Entre le 9 et le 18 octobre, il n'a existé aucune note émanant du Bureau central donnant la moindre instruction aux syndicats locaux, et les mémoires des leaders sont remarquablement silencieuses en ce qui concerne les événements de ces jours là. En fait, l’apparition d’une organisation des ouvriers à la base, suscitée par la grève, tendait à renforcer l’influence à la fois des groupes dirigeants locaux et des partis révolutionnaires aux dépens du Bureau central qui n’avait d’indépendant que le nom, en particulier parce que la grève en arrivait à impliquer de nouvelles catégories d’ouvriers." 16 Et même la police tsariste remarquait que "pendant la grève, des comités étaient formés par les grévistes sur chacune des lignes de chemin de fer, pour assurer l’organisation et la direction". 17 Une caractéristique de la grève était l’apparition de "délégués de trains" qui étaient employés pour élargir la grève et maintenir les communications entre les centres de luttes.
Entre octobre et décembre, un grand nombre de nouveaux syndicats furent formés mais, comme le notait un rapport du gouvernement, ils s’engageaient immédiatement dans la lutte politique : "Les syndicats se formaient au début pour réguler les rapports économiques des employés mais, très vite, sous l’influence de la propagande hostile à l’Etat, ils prenaient un aspect politique et commençaient à lutter pour le renversement de l’Etat et de l’ordre social existants." 18 Il s'agit sûrement là d’une description fidèle de l'attitude des ouvriers des chemins de fer qui restèrent sur le devant de la scène de la révolution, participant à la grève et à l’insurrection armée de décembre à Moscou.
Après la révolution, le syndicat des cheminots déclina rapidement. Dans son Troisième Congrès en décembre 1906, alors que le nombre d’ouvriers représentés était manifestement le double de celui de l’année précédente, son activité avait fortement diminué. En février 1907, les sociaux-démocrates se retiraient du syndicat et, en 1908, celui-ci s'effondra.
En Grande-Bretagne, au 19e siècle, la classe ouvrière s’était battue pour créer des syndicats. Au début, ceux-ci ne regroupaient que les ouvriers les plus qualifiés et il a fallu attendre les grandes luttes de la deuxième moitié du siècle pour que les travailleurs non qualifiés puissent surmonter leur dispersion et leur faiblesse et former leurs propres syndicats. En Russie, en 1905, ce sont aussi les ouvriers les plus qualifiés qui les premiers créèrent des syndicats mais, contrairement à ce qui s’était passé en Angleterre, le manque de participation des non qualifiés, des ouvriers de la base, n’était pas une expression d’un manque de conscience de classe et de combativité, mais du niveau élevé de celles-ci. L’absence de syndicats n’avait pas empêché le développement de la conscience de classe et de la combativité qui devaient encore progresser en 1905, en créant les conditions favorables à la grève de masse et à l'apparition du soviet. La forme syndicale a effectivement vu le jour, mais son contenu tendait à s’inscrire dans la nouvelle forme de lutte. Dans le bouillonnement révolutionnaire, les ouvriers ont créé des nouvelles formes de lutte mais ont aussi injecté ce nouveau contenu dans les anciennes formes, les ont submergées et entraînées dans le flot révolutionnaire. L'activité révolutionnaire de la classe ouvrière a clarifié la situation dans la pratique bien des années avant que celle-ci ne soit comprise en théorie : en 1917, c'est vers les soviets que la classe ouvrière s’est tournée quand elle est partie à l’assaut du capital.
1905 annonce la fin de la forme syndicale d'organisation de la classe ouvrière
La révolution de 1917 venait ainsi confirmer la forme d'organisation soviétique comme étant la seule adaptée aux besoins de la lutte de la classe ouvrière dans "l'ère des guerres et des révolutions" (selon les termes utilisés par l'Internationale communiste pour caractériser la période ouverte par la Première Guerre mondiale dans la vie du capitalisme).
La grève de masse de 1905 et sa tentative insurrectionnelle avaient démontré que les conseils ouvriers étaient capables de prendre en charge toutes les fonctions essentielles assumées jusque-là par les syndicats, à savoir constituer des lieux où le prolétariat s'unifiait et développait sa conscience de classe, en particulier sous l'influence de l'intervention des révolutionnaires 19. Mais, alors que dans toute la période précédente, où la classe ouvrière était encore en cours de constitution, les syndicats devaient le plus souvent leur existence à l'intervention des révolutionnaires qui organisaient leur classe, la création du soviet, prise en charge spontanément par les masses ouvrières en lutte, correspond tout à fait à l'évolution même de la classe ouvrière, à sa maturité, à l'élévation de son niveau de conscience et aux conditions nouvelles de sa lutte. En effet, alors que l'action syndicale se concevait essentiellement en étroite collaboration avec les partis parlementaires de masse et autour de la lutte systématique et progressive pour les réformes, le conseil ouvrier correspond au besoin d'une lutte à la fois économique, politique et frontale contre le pouvoir d'Etat, devenue incapable desatisfaire les revendications ouvrières. C'est-à-dire une lutte qui, à travers la forme d'organisation qui ne peut plus être celle du syndicat, soit capable de rallier et d'unir étroitement dans l'action des fractions croissantes et diverses de la classe ouvrière et de constituer le creuset du développement général de sa conscience.
Les événements de 1905 eux-mêmes démontrent dans la pratique que le syndicat, cet outil pour la construction duquel les ouvriers s'étaient battus pendant des décennies, était en train de perdre son utilité pour la classe ouvrière. Si les circonstances en 1905 avaient donné au syndicat la possibilité de jouer encore un rôle positif en faveur de la classe ouvrière, cela n'a été rendu possible que grâce à l'existence même des conseils ouvriers dont les syndicats n'ont cnstitué que des appendices. La sanction de l'histoire a été beaucoup plus cruelle dans les années suivantes envers cet outil désormais inadapté pour la lutte de classe. En effet, dans la première boucherie mondiale, c'est la bourgeoisie des principaux pays belligérants qui s'emparera des syndicats en les mettant au service de l'Etat bourgeois et de l'effort de guerre pour l'encadrement de la classe ouvrière.
Conclusion
La révolution de 1905 est riche de leçons qui sont d’une importance vitale aujourd’hui pour comprendre la période historique, pour dégager quelles sont les tâches et les formes de la lutte révolutionnaire. Les éléments essentiels de la lutte du prolétariat en période de décadence du capitalisme ressortent de la lutte de 1905. Le développement de la crise du capitalisme donné comme objectif à la lutte, le renversement révolutionnaire du capitalisme, tandis que les conséquences de la crise, la guerre, la pauvreté et l’exploitation accrue imposaient à toute lutte réelle de prendre une forme politique. Telle était la situation qui fit surgir les soviets. Ces derniers n’étaient pas spécifiques à la Russie ; ils se sont développés sous différentes formes et à des rythmes différents dans tous les principaux pays capitalistes. Dans les prochains articles de cette série, nous reviendrons sur la signification internationale de la révolution de 1905 et nous nous pencherons sur les leçons que le mouvement ouvrier a été capable d’en tirer.
North, 14/06/05
1 Trotsky, 1905, Chapitre 8 : "La formation du Soviet des députés ouvriers". (Les Editions de Minuit)
2 Ibid.
3 Trotsky, 1905, Chapitre 10 : "Le ministère De Witte".
4 Trotsky, 1905, Chapitre 11 : "Les premiers jours de 'la Liberté' ".
5 Trotsky, 1905, Chapitre 15 : "La grève de novembre".
6 Trotsky, 1905, Chapitre 16 : "Les huit heures et un fusil".
7 Ndlr : L’hybris est une notion de la Grèce antique qui désigne la démesure et la punition dont sont frappés les hommes qui veulent ressembler aux Dieux ou se prétendre leurs égaux.
8 Abraham Ascher, The revolution of 1905, Chapitre 10, "The days of liberty", Stanford University Press 1988.
9 Lénine : Oeuvres complètes, volume 10 : "Nos tâches et le Soviet des députés ouvriers".
10 Lénine, Œuvres complètes, volume 11 : "Dissolution de la Douma et tâches du prolétariat".
11 Henry Reichman, Railwaymen and Revolution : Russia, 1905, Chapitre 5 : "First assaults and Petitioning". (Notre traduction)
12 A l’origine, ce terme désigne un ancien, nommé par les paysans, pour faire la police dans le village, régler les différends et prendre en compte leurs intérêts. On se soumettait toujours aux décisions du staroste.
13 Trotsky, 1905, Chapitre 8 : "La formation du Soviet des députés ouvriers".
14 Henry Reichman, Railwaymen and Revolution : Russia, 1905, Chapitre 7, "The Pension Congress and the October Strike".
15 Trotsky, 1905, Chapitre 7 : "la grève d’octobre".
16 Reichman, ibid.
17 Ibid.
18 Ibid, Chapitre 8 : "The rush to organise".
19 L'attitude des révolutionnaires se distinguait de celle des réformistes particulièrement en ceci : face à toutes les luttes locales et parcellaires, ils mettaient en avant les intérêts communs de tout le prolétariat comme classe mondiale et comme classe historiquement révolutionnaire et non pas la perspective d'un capitalisme social