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Nous publions ci-dessous une lettre que nous a adressé un militant syndicaliste, JM, sur la question du rôle des syndicats dans les luttes et de la réelle volonté de combattre des syndiqués, ainsi que de larges extraits de notre réponse.
Courrier du lecteur
Chers camarades,
Je suis infirmier de secteur psychiatrique dans un hôpital (de province) où travaillent près de 2000 agents. J’ai 47 ans et suis à la tête du syndicat CGT local (75 % aux élections professionnelles) dont sont adhérents 350 salariés actifs et 1000 retraités. J’ai découvert par hasard votre revue dans un supermarché Casino. Mon attention s’est d’autant plus portée sur elle qu’un article concernait l’ordre infirmier.
Nous avons combattu, localement, la création de cet ordre (tracts, assemblées générales) mais nous nous sommes heurtés à grande indifférence de la part des collègues… Nous avons, contre l’avis de la fédération Santé CGT, décidé de présenter quelques candidats qui se sont fait élire pour contrer de l’intérieur cette instance corporative et répressive, inutile à la profession. Votre article rend très bien compte du sujet.
En ce qui concerne le syndicalisme, ses permanents et ses travers, je ne peux que reconnaître que tout n’est pas faux. Moi-même, je suis détaché à 80 % et ne “travaille plus” qu’un jour par semaine sur un groupe de pré-adolescents. Mais ces quatre jours de détachement ne sont pas suffisants et je suis obligé de continuer mon activité syndicale le soir à la maison, les week-ends, voire pendant les vacances… Aussi quelquefois, lorsqu’un permanent, éloigné du terrain, se met à me donner des leçons, j’ai un peu les “boules”…
Par contre, votre haine irrépressible vis-à-vis du syndicalisme “institutionnel” vous aveugle, au point de tenir des propos simplificateurs qui entachent la rigueur intellectuelle que vous vous efforcez d’affecter… Dire : “92 % de salariés estiment ne pas ressentir le besoin de se syndiquer”, c’est un propos digne du pire partisan du Medef ou de l’UMP. C’est méconnaître totalement le terrain. A croire que vous n’avez jamais rencontré un salarié du privé !
Récemment, à quelques militants, nous avons soutenu un petit syndicat CGT d’une clinique privée du groupe ORPEA. Elles étaient quatre jeunes filles, infirmières et aide-soignantes. La direction les a tellement harcelé qu’elles ont fini par démissionner…
Autre exemple : ma belle-fille travaille dans un magasin d’une enseigne de prêt-à-porter. Les heures supplémentaires ne sont pas payées, les contrats sont précaires et à temps partiel. Bientôt le dimanche sera un jour comme un autre…
Inutile de dire qu’il n’y a aucun délégué syndical, aucun élu du personnel, que toutes (ce sont des jeunes filles) “ferment leur gueule”. Monter un syndicat ? Personne n’ose en faire partie…
Dans mon unité de soins à l’hôpital, je travaille avec un jeune éducateur (30 ans) qui était adhérent à la CNT pour finalement rejoindre la CGT. Etonné de sa décision, je lui en faisais la remarque. “Mais, JM, il faut être logique, ici la CGT est la seule à faire quelque chose concrètement”, me répondit-il.
Enfin vous relayez : “les syndicats canalisent les révoltes…”. Là encore, cela participe à la décrédibilisation qui tente de nous faire disparaître. A l’hôpital, la direction a voulu sécuriser les cours des unités d’accueil et de crise (coupes des arbres, érection de murs d’enceinte). Les agents qui y travaillent ont râlé quelque peu… Nous avons décidé d’une action symbolique pour protester : un rassemblement avec la plantation d’un arbre contre le tout sécuritaire et une conférence de presse.
Désolé de vous dire que les “jeunes en révolte” ne nous ont guère “poussé au cul”, c’est peu dire…
Si à Caterpillar la base pousse, c’est qu’elle n’a plus rien à perdre. Ailleurs, ce n’est pas encore le cas.
Et on ne fera pas la révolution en tapant plus souvent qu’il ne faut sur ceux qui tentent de faire quelque chose contre le système. Pendant ce temps, ceux qui l’érigent en modèle à leur seul profit, sont bien tranquilles…
Bien cordialement.
Notre réponse
Camarade,
[…] Comme tu le montres dans ta lettre, un certain nombre de membres de syndicats sont totalement de bonne foi et nous sommes tout à fait d’accord avec toi quand tu montres l’énergie qu’ils consacrent à ce qu’ils pensent être la défense de leurs camarades ouvriers ; le problème est de savoir si cette énergie dépensée sert cette cause ou si, au contraire, elle la dessert.
De la même manière, tu as aussi raison quand tu mentionnes que dans un certain nombre de petites entreprises, y compris dans le secteur de la santé, des membres des syndicats sont réprimés par le patron de multiples manières. Mais là aussi, toute l’histoire nous montre que ce n’est pas parce que la répression s’abat sur des hommes qui se battent que leur combat est orienté vers un mieux pour l’humanité. A titre d’exemple, les nombreux combats nationalistes qui existent dans le monde sont le plus souvent violemment réprimés, et pourtant ces combats n’apportent que chaos et barbarie sans aucune amélioration pour les ouvriers et les autres opprimés.
Ce n’est donc pas le fait qu’en telle ou telle circonstance, des membres des syndicats sont réprimés qui permet de savoir si leur positionnement sert à améliorer le sort des ouvriers. Ce qui doit nous guider, c’est l’examen du sens de l’action des syndicats dans l’ensemble des luttes qui ont eu lieu dans le passé ou qui se déroulent actuellement. C’est seulement de cette manière que nous pourrons avoir une vue globale, générale de l’action des syndicats et que nous pourrons donc l’analyser et savoir si elle sert les intérêts de la classe ouvrière.
Il est certain qu’au xixe siècle, dès que les ouvriers ont pu imposer l’existence des syndicats, ces derniers ont réellement organisé les luttes contre le patronat et contre l’Etat. Ils avaient certaines limites qui ont été montrées par les communistes, mais, malgré cela, ils furent de réels moyens de lutte de la classe ouvrière.
Or, pendant la plus grande partie du xxe siècle, nous ne constatons pas la même chose. Il faut tout d’abord souligner que, même en se limitant à la crise économique que le capitalisme connaît depuis le début des années 1970, l’action des syndicats n’a pas permis d’empêcher la dégradation des conditions de vie et de travail des ouvriers. Et, d’après nous, non seulement, elle n’a pas permis d’empêcher cette dégradation mais, au contraire, les syndicats ont systématiquement agi dans le sens d’empêcher la lutte en la divisant et en la sabotant.
La condition majeure de la force des ouvriers en lutte est la solidarité qu’ils peuvent mettre en oeuvre car c’est la base de l’unité entre ouvriers d’un même établissement ou d’usines, de corporations ou de secteurs différents. Or, dans la pratique, on voit que les syndicats provoquent systématiquement toutes sortes de divisions qui empêchent cette solidarité et cette unité.
Donnons quelques exemples. Tout d’abord, les querelles qui existent entre syndicats divisent les ouvriers et souvent en démoralisent une partie. Mais les divisions provoquées par les syndicats ne s’arrêtent pas là, loin de là. Ainsi, dernièrement, alors que des ouvriers sont licenciés dans de nombreuses entreprises, les syndicats n’ont rien fait pour que les luttes se rassemblent et s’unifient. Au contraire, ils ont montré le fait de travailler dans telle ou telle usine comme une spécificité : ainsi, les ouvriers de l’usine Molex sont devenus “les Molex”, ceux de l’usine Continental sont devenus “les Conti”, etc. Ce faisant, ils ont poussé les ouvriers de chacune de ces usines à lutter de manière isolée. Dans de telles conditions, ces ouvriers se sont épuisés, ce qui a permis aux directions des entreprises de faire passer les licenciements et de n’accorder que des indemnités très basses.
Et ces divisions par usine, par corporation ou par secteur, entretenues ou provoquées par les syndicats, ne datent pas d’hier. Par exemple, en 2003, lors de la grève des enseignants contre l’allongement des annuités nécessaire pour obtenir la retraite prévue par la loi Fillon, non seulement les syndicats ont empêché que d’autres corporations (RATP, La Poste) du secteur public se mettent en grève avec le personnel de l’éducation nationale, mais en plus, ils ont fait reprendre le travail à tout le personnel technique (dit IATOS) des établissements lorsque le gouvernement a reporté la décision qui faisait dépendre l’emploi de ces personnels du Conseil régional (mesure qui a, d’ailleurs, été appliquée quelques temps plus tard). En faisant cesser la grève à ces personnels, ils ont laissé les enseignants en lutte tous seuls ; un tel isolement a rendu leur défaite inévitable.
On peut aussi citer l’exemple du secteur dans lequel tu travailles car il est édifiant. Lors de la grève des infirmières en 1988, la CFDT avait mis en place une nouvelle structure, “la coordination infirmière”, qui a mis systématiquement en avant la revendication selon laquelle les infirmières n’avaient pas le salaire qu’elles auraient dû avoir du fait de leur niveau d’étude (bac + 3) ; une telle revendication ne pouvait que gêner ou décourager tous les ouvriers qui n’avaient pas ce même niveau de diplômes d’être solidaires avec elles. D’autre part, au moment où la grève a éclaté, c’est-à-dire au moment où le mouvement était le plus fort, la CGT avec les autres syndicats ont découragé l’entrée en lutte des ouvriers des autres entreprises du secteur public pour laisser le secteur de la santé tout seul, et ce alors que le mécontentement était partout très fort (1).
Quand de telles manœuvres de division qui aboutissent à isoler des luttes ne suffisent pas, les syndicats procèdent au sabotage de la lutte. Par exemple, en 1986, lors de la grève des cheminots, les syndicats disaient aux cheminots de leur dépôt, en vue de les démoraliser et de leur faire reprendre le travail, que ceux de tel ou tel autre dépôt avaient repris le travail, ce qui s’avérait faux lorsqu’on s’en informait par téléphone. Cette méthode a été reprise en 2003 en donnant de fausses informations sur la soi-disant reprise du travail dans des lycées.
Nous voudrions souligner qu’une nécessité première des luttes est la discussion la plus libre et la plus large dans les assemblées générales ; cette discussion la plus large est nécessaire pour que la lutte se développe, pour que la solidarité se construise et se renforce, pour que les ouvriers prévoient les modalités de leur lutte et s’organisent. C’est d’ailleurs lorsqu’il y a eu de tels débats, que ce soit en mai 1968 ou en 2006 dans la lutte contre le CPE, que les luttes ont fait réellement reculer la classe dominante. Si on examinait des luttes dans d’autres pays, on s’apercevrait de la même chose. Or, dans les assemblées générales, les syndicats essaient d’empêcher ou au moins de limiter les prises de parole qu’ils ne contrôlent pas. D’ailleurs, des membres du CCI se sont fait expulser manu militari d’assemblées générales lors de la lutte des infirmières de 1988, quand ils ont voulu s’exprimer sur la manière dont la lutte était menée.
L’énumération pourrait continuer, car les exemples sont innombrables et ils signifient que même si les intentions d’une grande partie des ouvriers qui adhérent au syndicat sont de se donner les moyens de se défendre et de lutter, ils sont trompés parce qu’ils sont entraînés dans un combat qui ne va pas dans le sens qu’ils souhaitent ; il va, en fait, dans le sens contraire : celui de la défense des intérêts de la classe dominante contre la lutte que tente de développer la classe ouvrière.
Bien sûr, les défenseurs des syndicats nous répondent, lorsque nous mettons en évidence tous ces faits, que nous oublions que dans l’immense majorité des cas, ce sont eux – les syndicats – qui déclenchent et sont à la tête des luttes. Formellement c’est vrai ; mais si les syndicats lancent des actions, que ce soit dans une entreprise, dans une corporation ou nationalement (ce sont alors, le plus souvent, des “journées d’action”), c’est parce qu’ils sentent que le mécontentement ou la colère ouvrière commencent à devenir forts et qu’il est nécessaire de lancer ce qu’ils font apparaître aux yeux des ouvriers comme une “lutte” pour les empêcher de déclencher la lutte eux-mêmes. Les “journées d’action” de 2009 en sont une illustration frappante.
A partir de tous ces constats, il est nécessaire de se poser la question des raisons d’un tel changement dans la politique des syndicats au début du xxe siècle, changement qui ne s’est pas démenti depuis. Pourquoi, de manière aussi systématique, l’action des syndicats vise-t-elle à empêcher la lutte ou, lorsqu’elle a lieu, à tout faire pour qu’elle ne puisse pas se développer ? La question est trop importante pour les luttes présentes et à venir contre un capitalisme qui ne cesse de généraliser la misère, pour que nous ne nous donnions pas les moyens d’y répondre.
Bien sûr, dans le cadre de cette lettre dont la taille est forcément limitée, nous ne pouvions pas expliquer quelles sont les réponses que nous apportons à ces questions. Nous voulions simplement exprimer les questions que pose l’action des syndicats. Pour trouver ces explications détaillées, tu peux lire notre presse, notamment notre article “Dans quel camp sont les syndicats”.
Et si tu le veux, nous pourrons revenir de manière plus détaillée sur ces questions dans des courriers ultérieurs.
Fraternellement,
CCI, 21 octobre
1) Nous avons dressé un bilan de cette lutte au sein d’un recueil d’articles nommé Bilan de la lutte des infirmières. Octobre 1988.