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Nous publions ici un article d'intervention que la section du CCI en Espagne (Acción Proletaria) a mis sur Internet dans un Forum sur l'autonomie du prolétariat [www.alasbarricadas.org, en langue espagnole].
A l'origine de ce Forum, il y a la reproduction de la part d'un camarade que nous ne connaissons pas, d'un article-bilan que nous avions écrit [1] à propos d'une rencontre sur l'autonomie ouvrière et notre intervention au sein de celle-ci. Cette rencontre, qui a eu lieu à Barcelone, a provoqué un débat passionnant, profond et loyal. Tous les participants partageaient la même volonté d'en finir avec le système capitaliste qui entraîne tant de souffrances de toutes sortes (économique, psychique, morale, écologique) à la grande majorité de l'humanité. Mais c'est sur la question suivante: "qui peut être le moteur d'une si gigantesque transformation sociale ?" que le débat se situe. D'une façon synthétique, deux réponses sont apparues clairement : c'est la classe ouvrière, le prolétariat pour les uns. Pour les autres, dont un camarade qui se fait appeler Piti [2] et d'autres camarades, c'est une communauté d'individus rebelles, qu'ils nomment prolétariat.
Nous défendons résolument, bien sûr, la première réponse. Et nous allons exposer ci-dessous les arguments qui la justifient.
La lutte de classe est le moteur de l'histoire
À la suite de la dissolution graduelle du communisme primitif tribal, la société humaine s'est divisée en classes et le moteur de son évolution a été la lutte de classe.
Cette guerre sociale a eu lieu dans un contexte historique des modes de production successifs (esclavagisme, féodalisme, capitalisme). C'est aussi dans ce cadre général que le développement des forces productives a pu se réaliser d'une façon contradictoire.
Voilà l'explication la plus cohérente de l'histoire humaine. Voilà le moyen de compréhension que les générations actuelles pourront utiliser pour la faire progresser face aux dilemmes que la situation actuelle du capitalisme nous pose : ou la destruction de l'humanité ou sa libération et le commencement d'une nouvelle étape historique basée sur l'abolition des classes sociales, des Etats et des frontières nationales, l'unification des êtres humains dans une communauté humaine qui vit et agit pour et par elle-même.
Face à cette explication, dont le marxisme est le défenseur le plus cohérent, on a opposé une quantité de théories dont le dénominateur commun n'est pas tant le refus de l'existence des classes – une évidence que seuls les plus bornés osent nier -, mais le refus du fait que la lutte de classe soit le moteur de l'histoire.
Comme moteurs alternatifs, on nous a présenté Dieu, l'Esprit Universel, des princes et autres individus possédant des pouvoirs spéciaux, des groupements d'individus de bonne volonté, une minorité de conspirateurs, d'illuminés ou des prêcheurs de toutes sortes de systèmes sociaux et philosophiques, tous investis pour rendre compte des maux de ce bas monde…
La lutte de classe, tout au long de l'histoire, a mis face à face une classe révolutionnaire porteuse d'une nouvelle organisation de la vie sociale et une classe réactionnaire accrochée à la défense des privilèges et des intérêts attachés à l'ordre ancien. En général, ces conflits se dénouent par le triomphe de la nouvelle classe révolutionnaire et la disparition plus ou mois rapide de l'ancienne classe. Mais ce n'est jamais décidé à l'avance par on ne sait quel déterminisme irrévocable. Il y a eu des moments de l'histoire où se sont produites des situations de blocage dans l'évolution sociale, où les deux classes principales de la société se saignaient mutuellement dans des conflits stériles sans trouver d'issue. C'est pour cela que le Manifeste Communiste conçoit la lutte de classe comme une guerre sociale "qui finira toujours en transformation révolutionnaire de la société toute entière ou en destruction des deux classes en lutte".
Aucune classe sociale n'est le moyen aveugle d'un destin historique préétabli, ni l'exécutant forcé d'une nécessité déterminée par l'évolution de la société. Pour libérer la société des entraves imposées par l'ordre ancien, les classes révolutionnaires ont besoin d'un certain degré de conscience et de volonté. Si celles-ci manquent, la nécessité objective, qui n'existe qu'en tant que potentialité historique, ne pourra pas se réaliser et l'évolution sociale stagnera en pourrissant dans le chaos et la destruction.
Dans le passage de la vieille société esclavagiste à l'ordre féodal qui lui succéda, le facteur déterminant était l'évolution objective, alors que la conscience et l'action subjective ont joué un rôle très limité. Dans la destruction du féodalisme et l'avènement du capitalisme, les forces objectives ont été le facteur central, mais la conscience – une conscience surtout idéologique - a eu un rôle important, surtout lors de la dernière étape, celle de la prise du pouvoir politique par la bourgeoisie une fois que la domination économique de la société était assurée.
Par contre, lors de la révolution qui en finira avec le capitalisme, le rôle décisif appartiendra à la conscience, à l'enthousiasme, à la solidarité, à l'héroïsme et à la combativité des grandes masses prolétariennes. Sans cette force subjective, sans cet engagement d'un grand nombre d'individus conscients, la révolution ne sera pas possible. Piti insiste sur la nécessité de la conscience (il l'appelle, lui, nécessité "d'individus auto-conscients", de la solidarité et de la confiance mutuelle (qu'il appelle "communauté de rebelles")… Nous partageons cette préoccupation : pour nous, une des tâches cruciales d'aujourd'hui c'est que les générations actuelles de la classe ouvrière cultivent et développent, dans la lutte, pour la lutte et par la lutte, la conscience, la solidarité, leur critère propre. Sans un développement massif des forces mentales et morales, la révolution mondiale ne pourra pas avoir lieu.
Piti pense, par contre, que la classe ouvrière n'est plus la classe révolutionnaire. Il ne dit pas que la lutte de classe a disparu, il ne nie pas que cette lutte ait pu exister, dans d'autres étapes du capitalisme, le moteur du changement historique, mais sa prémisse est péremptoire: "Ce que j'appelle le "premier assaut à la société de classe", (je parle là du début du 20e siècle et de ses révolutions : Russie, Kronstadt, Allemagne, par exemple), et le "deuxième assaut à la société de classe", mai 68, révoltes autonomes en Allemagne, Autonomia Operaia en Italie, les grèves ouvrières en Pologne, le mouvement des assemblées en Espagne. Ces mouvements ont été défaits, l'autonomie ouvrière a été défaite."
Certes, la vague révolutionnaire mondiale fut défaite et cette défaite laissa la porte ouverte à la plus terrible contre-révolution de toute l'histoire humaine. Il est vrai aussi que l'impulsion initiale des luttes ouvertes en 1968 s'est diluée peu à peu jusqu'à ce qu'en 1989 se produise un fort recul de la conscience et de la combativité ouvrières.
Cependant, pourquoi Piti tire-t-il de ces échecs la conclusion que la classe ouvrière a perdu son caractère révolutionnaire ? Il l'explique en se basant sur deux éléments : d'un côté, le capitalisme a vécu un tel changement que nous nous trouverions face à un nouveau "modèle économique" et ce nouveau modèle économique apporterait une telle quantité de changements sociaux que ceux-ci auraient signé la fin de la classe ouvrière comme classe révolutionnaire. "C'est alors (dans les années 1980) que les changements commencent. Les syndicats, en tant qu'instruments d'intégration de la classe ouvrière agissent directement au service de leurs propres intérêts en négociant avec le patronat et l'État, en acceptant sans broncher les politiques de réductions sociales et du personnel. Ceci brise toute une génération rebelle, une communauté rebelle héritée de l'étape précédente, brise sa conscience. La classe ouvrière est jetée des usines, il y a des reconversions industrielles et une tertiairisation de l'économie (changement du modèle économique), et la délocalisation d'entreprises à la recherche d'une main-d'œuvre bon marché et esclave (...) La technologie joue un rôle fondamental, il y a une révolution technologique qui fait que beaucoup d'ouvriers sont obligés de faire des stages de formation. La technologie favorise la mondialisation de l'économie et l'automatisation. Cependant, ces nouvelles conditions permettent d'augmenter le bien-être d'une minorité de travailleurs. Des cadres techniciens apparaissent, des ouvriers-proprietaires, des petits entrepreneurs, etc. (...) L'époque actuelle est unique et il n'y aura pas de retour en arrière dans le système productif, on ne reviendra pas à "l'identité usine".
Un nouveau modèle économique ?
Tout au long de son histoire, le capitalisme a vécu de nombreux changements technologiques, d'organisation, sociologiques... Le capitalisme est un mode de production dynamique, toujours contraint à changer continuellement son organisation, les méthodes et les outils de production... Le Manifeste communiste reconnaît que "La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l'ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes."
Mais ce dynamisme, signifie-t-il un changement de nature du capitalisme, une modification des bases mêmes de ce système d'exploitation ?
Le capitalisme est passé par de nombreuses étapes : manufacture, machinisme, grande industrie, capital monopoliste, impérialisme, capitalisme d'Etat, etc. Le régime de propriété capitaliste s'est modifié constamment (marchands, propriété individuelle des patrons de l'industrie ; propriété collective par le biais des sociétés par actions ; propriété étatique totale – comme dans les soi-disant pays "socialistes"- ou mixte ; propriété multinationale...) ; les technologies ont vécu des changements spectaculaires (machinisme, chemins de fer, bateaux à vapeur, aviation, télécommunications, informatique, énergie pétrolière ou nucléaire etc.); l'organisation du travail est passée par des stades différents (extensif, intensif, organisation scientifique du travail et taylorisme, industries géantes, décentralisation, délocalisations, sous-traitance, etc.); le régime de travail prend plusieurs formes (travail à domicile, travail des femmes et des enfants, travail à durée indéterminé, fonctionnaires, travail forcé, journaliers, précaires, travail à la tâche, à la pièce, etc.). Cependant, un fil conducteur traverse comme un noyau inaltérable cette multiplicité toujours changeante :
1º) L'expropriation des producteurs, de telle sorte que les paysans et les artisans sont séparés de leurs moyens de production et de vie, devenus ouvriers et obligés de passer sous les fourches caudines du travail salarié pour subvenir à leurs besoins ;
2º) L'exploitation de la force de travail de l'ouvrier dont le salaire tend à couvrir sa reproduction individuelle et celle de sa famille, en produisant une plus-value servant à l'accumulation du capital;
3º) L'accumulation du capital. Le but de la production n'est pas tant de satisfaire les besoins de consommation de la classe dominante mais le réinvestissement de la plus-value reproduisant un nouveau capital.
Quand Piti évoque la mondialisation comme un grand changement fondamental qui se produit tout au long des années 80, il faut lui dire qu'il vient de découvrir quelque chose qui a eu lieu plus d'un siècle plus tôt : "Par l'exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. (…) A la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. A la place de l'ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. Et ce qui est vrai de la production matérielle ne l'est pas moins des productions de l'esprit. Les oeuvres intellectuelles d'une nation deviennent la propriété commune de toutes. L'étroitesse et l'exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles et de la multiplicité des littératures nationales et locales naît une littérature universelle. Par le rapide perfectionnement des instruments de production et l'amélioration infinie des moyens de communication, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu'aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers. Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les force à introduire chez elle la prétendue civilisation, c'est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à son image." Ce passage n'est pas tiré d'un texte pro- ou anti-mondialiste acharné, mais du Manifeste communiste, écrit en 1848 !
Révolution technologique ? Il est vrai que les télécommunications se sont développées ainsi que l'informatique et les réseaux télématiques ; on parle de biotechnologie et de cellules souches ; il est vrai que de larges étendues de terres agricoles tombent sous le charme d'une spéculation immobilière qui fait surgir des gratte-ciel imposants, des logements intelligents et des barres et des barres sans fin de logements…vides. Mais ces changements "fascinants" ne représentent pas de véritable développement ; ils ressemblent plutôt aux derniers soubresauts d'une société malade. Par ailleurs, aucun de ces changements ne peut se comparer aux transformations radicales qui se sont produites dans la phase ascendante du capitalisme : "La bourgeoisie, au cours de sa domination de classe à peine séculaire, a créé des forces productives plus nombreuses; et plus colossales que l'avaient fait toutes les générations passées prises ensemble. La domestication des forces de la nature, les machines, l'application de la chimie à l'industrie et à l'agriculture, la navigation à vapeur, les chemins de fer, les télégraphes électriques, le défrichement de continents entiers, la régularisation des fleuves, des populations entières jaillies du sol - quel siècle antérieur aurait soupçonné que de pareilles forces productives dorment au sein du travail social ?" (Manifeste Communiste).
Le mode de production capitaliste ne se définit pas essentiellement par les technologies, les formes d'organisation de l'entreprise ou du travail... Celles-ci peuvent tourner comme un manège parce qu'elles ne sont que la peau qui couvre un mécanisme : des rapports de production fondés sur le travail salarié et l'extraction de plus-value. Ces mécanismes centraux n'ont pas du tout changé. Ils constituent toujours les piliers qui tiennent tout l'édifice. Piti, qui critique tant la société du spectacle, est victime de l'effet d'optique typique du capitalisme : face à l'immobilisme rigide des sociétés précédentes, le capitalisme apparaît comme un spectacle incessant de changements, mais qui laissent toujours les fondements intacts.
Ces formes ne sont pas non plus déterminantes pour la dynamique réelle du capitalisme. Celui-ci cherche toujours désespérément une masse de plus en plus grande de plus-value et un marché toujours plus grand à la mesure de ses besoins d'accumulation. Quand le capitalisme se rend maître du marché mondial au début du 20e siècle, cette dynamique inexorable le fait entrer dans l'étape historique de décadence et de dégénérescence. Cette étape est toujours, bien sûr, celle de la société actuelle, avec ses guerres sans fin, sa barbarie sans limites, ses crises et ses convulsions économiques, son totalitarisme étatique et sa décomposition idéologique et morale, etc. Ces changements, dont on parle tant, sont superficiels (technologie, finances, services), mais on oublie totalement ce "changement" autrement significatif et déterminant pour la vie quotidienne d'énormes masses humaines. Ce changement entre la période ascendante du capitalisme et sa phase de décadence qui s'est déroulée tout le long du 20e siècle nous permet de comprendre la terrible souffrance, la profonde détresse que des milliers d'êtres humains subissent, nous aide à comprendre la réalité d'une société à l'agonie, nous donne des forces et de la conscience pour lutter vers la construction d'une nouvelle société. Par contre, l'autre vision nous aveugle avec une "modernité" et un "progrès" qui cachent le terrible enfer dans lequel vit la plus grande partie de l'humanité.
Acción Proletaria (16 mai 2005)