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Dans les discussions
menées par les différentes sections du CCI lors des réunions
publiques, des permanences ou des ventes de la presse, nos interlocuteurs
tombent en général assez vite d'accord avec notre appréciation
de la situation mondiale et reconnaissent que le capitalisme entraîne
l'humanité vers l'abîme. Mais quand il s'agit de comprendre
que la classe ouvrière est la seule force capable de sortir l'humanité
de cette impasse par un soulèvement révolutionnaire, de
gros doutes apparaissent rapidement : " La classe ouvrière
est aujourd'hui elle-même désespérément divisée.
Les secteurs centraux ne vivent plus maintenant aux limites du minimum
vital comme au siècle dernier, mais ont accès aux 'acquis'
de notre culture moderne et au bien-être, même si c'est
dans une mesure modeste. La plupart des ouvriers ne se sentent plus
des ouvriers et ressentent même l'expression 'ouvrier' comme insultante.
Les 'vrais prolétaires' comme il y a cent ans sont aujourd'hui
en partie éliminés et remplacés par les employés
du secteur des services qui ne sont plus productifs et, en tout cas,
ne sont plus de 'vrais' ouvriers. Avec l'effondrement de l'Est ainsi
qu'avec l'identification entretenue par les médias bourgeois
entre le communisme et le stalinisme, le dernier reste de sympathie
du monde du travail pour la théorie de la lutte des classes et
l'hostilité délibérée au capital s'est éteint
définitivement."
Nous pensons que nous devons répondre énergiquement à
de tels arguments. Aujourd'hui, pour les révolutionnaires, l'un
des devoirs les plus importants consiste justement à les réfuter,
surtout que de telles idées ne sont plus seulement colportées
par les habituels petits-bourgeois qui se croient supérieurs,
mais par des ouvriers conscients et combatifs, par des camarades qui
se dressent pour la disparition de ce système. En outre, ces
arguments aboutissent à une prétendue "réfutation
du marxisme", dont la défense revient en premier lieu à
l'organisation communiste.
La contradiction fondamentale du capital
La conception actuellement en vogue affirme que l'interprétation par Marx et Engels de la nature et du rôle du prolétariat pouvait correspondre à la réalité du siècle passé, mais n'a aujourd'hui plus aucune validité. Une telle conception ne s'appuie pas seulement sur le mépris coutumier de l'idéologie bourgeoise dominante pour la classe productrice, mépris qui a atteint de nouveaux sommets dans le dénigrement du socialisme par son identification avec le stalinisme. Elle repose également sur la méconnaissance fort répandue de ce que Marx, Engels et le mouvement ouvrier ont effectivement dit de la nature de la classe. Ainsi, leur conviction que le prolétariat est la dernière classe de l'histoire de l'humanité, et la plus révolutionnaire, ne se fonde aucunement sur les particularités de son exploitation à cette époque-là. Aujourd'hui, on répand partout l'affirmation selon laquelle, dans l'optique de Marx, la vocation révolutionnaire du prolétariat se fondait sur le fait que les ouvriers de son époque devaient s'éreinter jusqu'à 18 heures par jour, accomplir de durs travaux physiques, alors qu'ils ne disposaient d'aucune sorte d'assurance maladie, de retraite, ni de congés annuels. Le fait que tout cela ne concerne plus la majorité des ouvriers, au moins dans les pays industrialisés, signifierait que les rêves révolutionnaires sont dépassés. Voilà la fausse conclusion que l'on veut nous faire avaler. Tant que l'on se tient sur le terrain, indigent au possible, de ce genre "d'explications" que les critiques bourgeois de Marx affectionnent, il est impossible d'avancer. Qu'a dit réellement le marxisme à ce sujet ?
Les conditions de production dans le capitalisme
Dans un texte fondamental, "L'Anti-Dühring", Engels
a caractérisé la contradiction du capitalisme entre le
caractère social du processus de production et la forme privée
de l'appropriation capitaliste : "La production sociale est appropriée
par des capitalistes individuels, (une) contradiction fondamentale d'où
naissent toutes les contradictions dans lesquelles la société
actuelle se meut et que la grande industrie a mis ouvertement au jour."
Ce point est absolument décisif pour comprendre la nature révolutionnaire
de la classe ouvrière. Le capitalisme n'a pas seulement bouleversé
le processus de production, les moyens de production techniques et scientifiques,
mais il a créé de la sorte, pour la première fois,
les conditions pour un monde sans pénurie ni détresse
matérielle. Il a, en lien avec cela, radicalement transformé
et révolutionné la nature de la classe exploitée,
productrice, autant à travers la socialisation du travail que
par la séparation complète des producteurs par rapport
aux moyens de production. A travers ces deux mutations, le prolétariat
se différencie fondamentalement des classes productrices qui
l'ont précédé comme les esclaves ou les serfs,
lesquels étaient sans doute exploités, mais ne représentaient
pas une classe révolutionnaire qui porte en elle une nouvelle
société.
Fondamentalement, les esclaves ou les serfs ne produisaient pas dans
la perspective de l'échange, du marché, mais pour satisfaire
les besoins locaux et personnels de leurs maîtres. Dans les sociétés
esclavagistes et féodales, les instruments de travail étaient
des instruments individuels. La base de la production était,
de ce fait, le travail isolé, limité localement, individuel.
C'est principalement par la violence que les producteurs étaient
contraints de travailler. Ces derniers n'avaient aucun intérêt
pour leur travail et ne possédaient aucune véritable instruction.
Et avant tout, ils étaient à peine unis les uns aux autres,
alors qu'ils étaient assujettis à leurs maîtres
par une relation personnelle.
Le bouleversement majeur apporté par le capital provient justement
du remplacement, en tant que base prépondérante de la
production, du travail individuel par le travail collectif. Cela signifie
que, pour la première fois dans l'histoire, presque tous les
producteurs sont, par l'échange et une division du travail toujours
plus prononcée, réunis les uns et les autres dans le processus
de production. A la place du travail individuel isolé, la fabrication
de biens s'est développée par l'association dans le travail
de milliers d'êtres humains, souvent accompagnée d'une
division du travail réalisée à l'échelle
du globe terrestre (par exemple, une automobile moderne se compose de
pièces détachées produites dans d'innombrables
usines et pays). Avec l'arrivée de l'ère du machinisme,
le capital a remplacé les instruments de travail individuels
par des systèmes de production collectifs, mis en mouvement par
de véritables armées du travail. De cette sorte, le capital
a créé, à la place des exploités éparpillés,
isolés les uns des autres, une classe qui se trouve unie par
son travail collectif (et ceci à un niveau mondial) et qui ne
peut vivre et travailler que grâce à cette union. C'est
avant tout cette socialisation du travail qui a permis au capital de
renforcer autant la compétitivité de ses produits et de
faire reculer les autres formes de production précapitalistes.
C'est seulement ainsi qu'il a pu commencer sa marche triomphale dans
la production et son expansion géographique. Mais, en même
temps, il a engendré, avec le prolétariat moderne, son
propre fossoyeur.
Par la généralisation de la production marchande, le capital
a bouleversé en même temps les rapports politiques entre
les classes. Les capitalistes ne produisent plus pour des besoins individuels,
mais pour le marché. De ce fait, les rapports entre exploiteurs
et exploités sont totalement dépersonnalisés, tout
en devenant hautement politiques. Les rapports des esclaves et des serfs
avec leurs maîtres étaient principalement des relations
personnelles, c'est-à-dire que les conditions de l'exploitation
dépendaient en premier lieu de la capacité de l'exploiteur
à mobiliser un certain nombre de soldats et de gardiens des travaux
pour s'attacher des forces de travail et les contraindre à produire.
A l'opposé dans le capitalisme, les conditions de production,
de travail et d'exploitation dépendent fondamentalement du marché,
c'est-à-dire selon que l'économie est en plein boom, en
récession, ou que les forces de travail inondent le marché
ou ne sont disponibles qu'en quantités limitées. Fondamentalement,
les travailleurs ne sont plus exploités et mis au supplice par
des individus mais, au contraire, par le système lui-même.
De ce fait, la lutte des classes entre exploiteurs et exploités
dans sa forme actuelle, pleinement développée, classe
contre classe, est devenue possible. En même temps, la séparation
complète entre les producteurs (en tant que travailleurs salariés)
et les moyens de production (en tant que capital) entraîne le
remplacement de la violence par une coercition économique dans
la contrainte au travail. Les ouvriers doivent vendre leur force de
travail pour pouvoir travailler et vivre.
C'est seulement de la naissance d'une main d'oeuvre "libre",
"mobile", "librement" motivée par la contrainte
économique, que peut résulter la possibilité de
généraliser et d'exploiter systématiquement la
science et la technique dans le processus de production. Il en découle
que le prolétariat moderne ne se distingue pas par sa grossièreté
et son ignorance (comme le pensent les nostalgiques des révolutions
romantiques qui postulent que la disparition des ouvriers des premiers
temps du capitalisme équivaut désormais à l'impossibilité
de la révolution), mais par un haut niveau d'instruction et d'éducation.
La voiture, l'assurance maladie et les congés annuels ne sont
pas des cadeaux ni des tentatives de corruption par le capital, mais
les conditions minimales pour que les ouvriers puissent produire et
reconstituer leurs forces dans le monde du travail d'aujourd'hui, très
complexe et exigeant.
Travail social et appropriation privée
Selon Marx et Engels, la principale contradiction du capitalisme réside
dans l'opposition entre, d'un côté, la prédominance
du travail social et, de l'autre, l'orientation totalement privée
et dirigée vers le profit maximal de la vie économique,
sur la base de la propriété privée. En apparence,
il s'agit d'une contradiction entre les choses. En vérité,
cette contradiction s'exerce à l'intérieur de la société,
entre les classes.
Ainsi, le caractère social du travail est incarné par
le prolétariat. La classe ouvrière se distingue par son
caractère collectif, organisé, discipliné, méthodique,
unitaire et avant tout conscient, caractère visible autant dans
le processus de travail lui-même que dans le combat collectif.
La société actuelle, privée, individuelle, chaotique,
anarchique, avec son caractère concurrent et guerrier, représentée
et incarnée par la bourgeoisie, en est le pôle contraire.
Alors que le monde du travail se montre toujours plus méthodique,
scientifique, "rationnel" et discipliné, l'anarchie
de la production capitaliste explose et le chaos s'exacerbe, conditionné
par la concurrence. Chaque secteur capitaliste, et particulièrement
chaque capital national, continue sa guerre contre tous, et cela prend
des formes toujours plus destructrices. En fin de compte, c'est l'existence
de l'humanité qui est menacée par la survivance d'un tel
système.
Cette contradiction entre le travail toujours plus productif et l'appropriation
privée toujours plus destructrice ne peut être réglée
que par son dépassement opéré par la lutte des
classes. Il revient au prolétariat la tâche de résoudre
cette contradiction, en associant au caractère social de la production
l'appropriation sociale des produits.
Cela veut dire que, pour parvenir à une conscience révolutionnaire,
il ne s'agit pas pour la classe ouvrière de laisser pénétrer
en son sein une théorie venue de l'extérieur ou des données
étrangères à sa propre vie. Pour elle, il s'agit
"seulement" de comprendre sa nature propre.
Puisque le prolétariat n'est pas propriétaire de moyens
de production et comme il est intégré dans la trame mondiale
du travail social, il ne peut accomplir sa tâche qu'en contrôlant
et en socialisant les moyens de production en tant que représentant
de l'humanité, non pas en agissant individuellement mais seulement
collectivement. Face aux couches qui produisent encore sur la base d'une
organisation individuelle du travail, comme les paysans, les artisans,
les professions libérales, les "producteurs intellectuels",
etc., et qui revendiquent encore les fruits de leur travail individuel
- voulant ainsi faire tourner la roue de l'histoire à l'envers,
le prolétariat est, par la force des choses, tourné vers
le futur. Comme il ne peut trouver de solution à la crise du
capital, puisqu'une telle solution n'existe pas, il lui faut forcément
rechercher et trouver une solution en dehors de ce système.
Il doit être clair que ni ses conditions d'exploitation, ni sa
composition (sociologique) momentanée, ni la nature des instruments
employés au travail, ni l'opinion que tel ouvrier "moyen"
a de lui-même ou de sa classe, ne permettent de comprendre la
nature profonde du prolétariat. C'est quelque chose de bien plus
important qui autorise à le faire : la nature collective, consciente,
massive, internationale et tournée vers le futur du prolétariat.
Une nature qui apparaît spontanément dans sa théorie
révolutionnaire, mais qui, aussi, resurgit dans ses gigantesques
combats. La classe, dans son ensemble, ne peut révéler
au grand jour sa véritable nature à volonté, n'importe
quand, dans n'importe quelles conditions. Il est nécessaire pour
cela qu'elle approfondisse et étende sa théorie et son
programme ; qu'elle se mobilise massivement sous les coups de la crise
; qu'il y ait des actions de masse créatrices dans les luttes.
Il n'y a absolument aucune garantie que le prolétariat trouvera
son chemin à temps avant que le capitalisme ne détruise
l'humanité. Ce que nous savons cependant, c'est que si les conditions
subjectives et objectives se réunissent dans cette perspective,
si la classe entre en bouillonnement révolutionnaire, sa nature
se dévoilera comme le socialisme scientifique l'a annoncé
il y a cent cinquante ans.
(D'après Weltrevolution n°53)