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La presse s'est récemment fait
l'écho de prétendus bouleversements du système de l'échange, en particulier en
Argentine où pendant des mois il n'était plus possible de retirer des pesos et
plus généralement de l'argent dans les banques."En Argentine, le troc est devenu un moyen de survie face à la crise
économique. Ils sont plus de 6 millions, près du quart de la population à s'y
adonner et à participer ainsi à une véritable économie parallèle. Un essor
exceptionnel qui accompagne celui du chômage et de la pauvreté." (Libération du 22 août 2002) D'après cet
article,"il existe à présent 8 000
clubs (de troc) dans le pays. Le premier d'entre eux est né en 1995, dans la
banlieue de Buenos Aires, à l'initiative d'une dizaine de personnes (...) La
vitesse avec laquelle (cette expérience) se développe en Argentine est sans
précédent." En quoi consiste ce "troc" ? "Pour faciliter les échanges, les membres
peuvent échanger des biens contre des creditos, une monnaie officieuse qui se
présente sous forme de coupons d'une à cinquante unités. On peut s'en servir
pour acheter des biens ou se procurer des services, s'offrir des leçons
d'anglais, des consultations de médecins ou d'avocats."
Le phénomène actuel n'est pas le véritable troc
Que signifie ce "retour au troc" ? Le
troc direct peut-il exister dans la société actuelle ? Non, car le troc
véritable ne correspond qu'à une forme ancestrale, à une forme primitive de la
production et de l'échange. Marx soulignait que "le troc direct qui est la
forme primitive de l'échange représente plutôt le début de la transformation
des valeurs d'usage en marchandises que celle des marchandises en argent. C'est
seulement lorsqu'elles dépassent la quantité exigée pour la consommation que
les valeurs d'usage deviennent des moyens d'échange(...) ; l'extension
progressive du troc, la multiplication des échanges et la diversification des
marchandises échangées font évoluer la marchandise vers la valeur d'échange,
poussent à la création de la monnaie et exercent par-là une action dissolvante
sur le troc direct." (Critique de l'Economie politique, Editions La Pléiade, Œuvres économiques, vol 1,
p.302)
Ces temps définitivement révolus correspondent historiquement à la première
manifestation de la nécessité vitale pour les sociétés humaines de surmonter
leur état de dépendance envers les forces de la nature, la pénurie
conditionnant leur soumission aux lois de l'économie. Cette première étape vers
la division du travail et vers l'apparition des sociétés de classes constituait
déjà le début de la privation, de l'aliénation des produits du travail social.
Marx écrivait :"L'échange ou le troc
est l'acte social, l'acte générique, la communauté, le commerce social et
l'intégration des hommes au sein de la propriété privée. C'est un rapport
aliéné. C'est pourquoi il apparaît comme troc et il est à la vérité le
contraire du rapport social." (Manuscrits de 1844, Economie et
philosophie, Œuvres, Editions La Pléiade
vol. 2, p. 25). Marx établit qu'il s'agit d'une première ébauche de la
dépossession de l'homme de ses outils et de sa production matérielle :"de même que l'échange des produits de
l'activité humaine apparaît comme troc ou trafic, de même l'intégration
réciproque et l'échange de l'activité humaine apparaissent comme division du
travail qui change l'homme en un être abstrait, en une machine-outil pour le
réduire en un monstre physique et intellectuel." (Manuscrits de 1844,
p. 27) C'est pourquoi il n'y a aucun idyllisme à avoir par rapport à cette
phase nécessairement transitoire, produit d'un certain stade de la division du
travail, qu'ont pu exprimer à un moment historiquement déterminé et
irrémédiablement dépassé les communautés primitives.
La presse bourgeoise est d'ailleurs contrainte de reconnaître une telle partie de la réalité qui crève les yeux : "le mot 'troc' souvent employé, séduit par son côté archaïque évoquant l'achat direct d'une tranche de jambon contre une coupe de cheveu. (…) Mais il ne faut pas s'y tromper : le crédito, destiné à organiser ce troc à grande échelle est avant tout une monnaie, tout comme l'euro ou le dollar.(...) Plus de 200 millions de coupures de 'creditos' du réseau sont en circulation, soit 80 % des monnaies existant en Argentine (…) Monnaie privée, parallèle, alternative, l'image d'expériences de plus en plus nombreuses menées partout dans le monde depuis une quinzaine d'années, de Toulouse à l'Australie, en passant par l'Angleterre (…) Ainsi, en Angleterre, les LETS (local exchange trading systeme) se sont fortement développés dans les quartiers pauvres de Manchester ou Liverpool. (…) A chaque fois, le principe est le même : une communauté, plus ou moins étendue géographiquement, crée sa propre unité de compte pour échanger hors du circuit marchand classique, avec sa banque centrale, ses impôts et sa circulation monétaire. L'exemple le plus connu est celui des SEL (systèmes d'échange local), un modèle né à Vancouver, au Canada en 1983. En France, le premier est apparu en 1994. Aujourd'hui, le site Internet Selidaire en recense plus de 300 avec 25.000 membres."
Cependant, il n'en fallait pas plus pour qu'un certain nombre d'adeptes de la "lutte contre la mondialisation" se jettent sur ce "nouveau phénomène de société"en prônant cette forme d'échange qui permet "une certaine redistribution des richesses pour les plus démunis", semant ainsi un certain nombre de vieilles illusions sur la possibilité de transformer la répartition des richesses en agissant sur la monnaie. Ainsi, au Forum social mondial qui s'est tenu précisément à Buenos Aires le 22 août dernier (inspiré par les forums de Porto Alegre) et qui a accueilli plus de 400 ONG (dont Médecins du Monde, Greenpeace, Amnesty International) et 500 délégations étrangères issues du "mouvement citoyen" dont Attac, ce système a été présenté comme "un moyen de contester le système économique libéral", "un défi à la globalisation" et une "alternative possible au capitalisme". On nage là en pleine idéologie mensongère et mystificatrice.
La dénonciation marxiste des illusions sur la circulation monétaire et la distribution
Ainsi, dans une interview au journal Libération, un zélé propagandiste du modèle argentin du troc se targue d'avoir contribué à créer "une monnaie qui serve exclusivement à échanger et non pas à spéculer". Ces vantardises ne sont que des élucubrations qui ont été dénoncées et balayées il y a près d'un siècle et demi par Marx dès qu'il a amorcé l'étude du capital et la critique de l'économie politique.
Pour démontrer l'inanité de tels propos, il faut d'abord comprendre de quel processus est issue la monnaie en revenant à la démarche et à la méthode de Marx lui-même. “Un produit est d'abord le produit d'une activité humaine, d'un travail humain. Dès qu'il se présente sous la forme d'une marchandise à échanger contre une autre, il revêt une valeur d'échange. Et la valeur d'échange de cette marchandise est déterminée par la quantité de travail nécessaire pour la produire. Sa valeur est liée au temps de travail matérialisé, cristallisé en elle (y compris dans la fabrication de l'outil ou de la machine nécessaire à sa production). Marx ajoute que "la valeur d'échange de la marchandise, forme d'existence autonome à côté de la marchandise, c'est la monnaie (...) forme à laquelle se réduisent toutes les marchandises et se dissolvent : l'équivalent général"(Fondements de la Critique de l'Economie politique "Grundrisse", vol 1, p.129, Ed 10/18). Il est donc fondamental de rappeler que "le rapport selon lequel telle marchandise s'échange contre de l'argent, autrement dit, la somme d'argent nécessaire à l'échange d'une certaine quantité de marchandise, est déterminé par le temps de travail matérialisé en elle" (Ibid , p. 157). La monnaie représente ainsi deux choses : d'une part, elle est une marchandise comme une autre, d'autre part elle sert d'équivalent général dans l'échange, c'est-à-dire que la monnaie sert d'équivalent à la valeur du temps de travail contenu dans toute marchandise. De ce fait, la monnaie acquiert une valeur particulière, indépendante mais en même temps elle est étroitement liée aux autres marchandises et au temps de travail qu'elle matérialise. La monnaie constitue ainsi une base essentielle et indispensable du développement de l’échange, de l'achat, de la vente des biens et des services, bref du commerce marchand. Parce qu'elle a cette double dimension contradictoire, qu'elle est à la fois une marchandise qui peut être stockée et thésaurisée pour elle-même comme une autre marchandise et parce qu'elle constitue en même temps la mesure de l'échange, la monnaie devient rapidement un objet autonome de commerce (développement des prêts, de l'usure, des banques, du capital financier en général). La monnaie se trouve au cœur de l'échange : avoir plus de monnaie, c'est pouvoir acquérir davantage de marchandises, mais c'est aussi la base de l'accumulation du profit et de la réalisation de la plus-value à travers l'exploitation de la force de travail et le salariat. C'est pourquoi la monnaie est par excellence objet de spéculation.
Par conséquent, le projet d'une monnaie qui serve à échanger et non pas à spéculer est une pure fumisterie idéologique, de la vulgaire poudre aux yeux.
Une des conclusions et des conséquences de cette analyse marxiste, c'est que, du fait que "la valeur d'échange du produit crée donc l'argent à côté du produit, il est impossible d'abolir les implications et les contradictions résultant de l'existence de l'argent à côté des marchandises particulières, en modifiant simplement la forme de l'argent." (Grundrisse, p. 135)
Comme Marx écrivait dans les Grundrisse que "l'anatomie de l'homme donne la clé de l'anatomie du singe" (p. 67), on pourrait dire que la généralisation de la monnaie de singe, caractéristique des délires du marché capitaliste actuel en crise permanente (développement effréné des actions, de la Bourse, de la "nouvelle économie" et de ce qu'on peut appeler une "économie de casino") donne la clé du rôle spéculatif de la monnaie.
A l'époque Marx raillait impitoyablement un
certain Darrimon et les proudhoniens qui imaginaient qu'il suffisait de prendre
un autre équivalent général que l'or ou l'argent dans l'échange pour réguler le
marché financier ou pour redistribuer les richesses[1] :
"Nous touchons ici à la question
fondamentale : (...) en termes généraux, elle se pose ainsi : est-il possible
de révolutionner les rapports de production et de distribution existants en
transformant l'instrument et l'organisation de la circulation ? En outre,
est-il possible de réaliser une telle transformation de la circulation sans
toucher aux conditions de production établis et aux rapports sociaux qui en
découlent ?" (Grundrisse p.
95). Et Marx établit qu'à partir du moment où l'homme est devenu marchandise en
étant contraint de vendre sa force de travail, c'est-à-dire ce qui constitue la
spécificité universelle de la société capitaliste entièrement vouée au profit,
il existe "la possibilité d'échanger
n'importe quel produit, activité et rapport contre autre chose qui peut
s'échanger à son tour contre n'importe quoi, sans distinction aucune ;
autrement dit, le développement de la valeur d'échange et des rapports
monétaires correspond à une vénalité et une corruption générales. La
prostitution générale -ou si l'on veut s'exprimer plus poliment : le principe
général d'utilité- est une phase nécessaire de l'évolution générale des
dispositions, facultés et capacités humaines" (Grundrisse, p. 164).
Marx démontrait alors que "tant
qu'elle reste une forme de l'argent et tant que l'argent reste un rapport
essentiel de la production, aucune de ces formes ne peut abolir les
contradictions inhérentes au rapport monétaire lui-même : elle ne peut que les
reproduire sous une forme ou sous une autre." (Grundrisse p. 56)
Non seulement, il n'est pas possible d'échapper aux lois générales du marché : "du fait que le produit du travail et le travail lui-même sont soumis à l'échange, (...) comme la monnaie s'introduit dans l'échange, je suis obligé d'échanger mon produit contre la valeur d'échange générale ou contre l'objet dont l'échangibilité est universelle, ainsi mon produit tombe sous la dépendance du commerce général et se trouve arraché à ses limites locales" (Grundrisse Trad. La Pléiade, vol. 2, p. 202) mais il est illusoire de croire qu'il suffit d'agir sur la monnaie, ou bien sa circulation ou encore qu'il suffit de changer d'équivalent général permettant l'échange, qu'on remette en cause l'or, l'argent, le dollar ou le peso, pour abolir ou réformer les rapports marchands, comme pour redistribuer les richesses sociales.
Une telle vision ne saurait être que totalement idéaliste parce que "pas plus que l'Etat, la monnaie n'est le fruit d'une convention, car elle surgit spontanément de l'échange dont elle est le produit" (Grundrisse, 10/18, p. 168). Et cette illusion rejoint la vision idéologique bourgeoise des économistes à laquelle Marx s'en prend dès son Introduction aux Grundrisse : "Les économistes prétendent que la production, par rapport à la distribution est soumise à des lois éternelles de la nature indépendantes de l'histoire : bonne occasion pour insinuer que les rapports bourgeois sont des lois naturelles et indestructibles de la société conçue in abstracto.Dans la distribution en revanche les hommes pourraient se permettre toutes sortes de fantaisies. C'est introduire une coupure brutale entre la production et la distribution et leur rapport réel (...) or, un produit ne devient réellement produit que dans la consommation qui crée à son tour, anime la production parce qu'elle crée le besoin d'une production nouvelle et que sans besoin, nulle production. C'est ainsi que la consommation représente un élément de la production."(p. 37)
En fait Marx explique que "la circulation proprement dite, ce n'est qu'un moment déterminé de l'échange, ou bien, c'est l'échange considéré dans son ensemble (...) mais il n'y a pas d'échange sans division du travail, l'échange privé implique la production privée et l'intensité comme l'extension de l'échange et sa structure sont déterminées par le développement et l'organisation de la production. La production englobe et détermine directement l'échange sous toutes ses formes."
La mystification idéologique actuelle
Aujourd'hui, le pseudo-troc qui nous est présenté comme un modèle par certains n'est que la caricature parfaitement réactionnaire d'un prétendu retour aux temps précapitalistes, cette "forme" est de fait parfaitement intégrée aux rapports capitalistes actuels avec l'illusion anarchisante de petites communautés fédéralistes fonctionnant en autarcie. D'ailleurs, les médias bourgeois sont bien obligés de reconnaître d'emblée que "ces monnaies ne sont pas à l'abri des faux-monnayeurs, comme c'est déjà le cas en Argentine, des détournements de fonds par les gestionnaires de l'unité de compte ou autres dérapages. "Dès que ce simili troc s'affirme, il se fond dans les lois du marché mondial qui signifie une adaptation résignée à une pauvreté généralisée."(En Argentine), des 'créditos' falsifiés se répandent dans les pays. Parfaitement imités, ils sont couramment acceptés dans les clubs. La confiance, clé du système, est ébranlée." Et la loi du profit capitaliste comme l'ensemble de ses mécanismes s'y illustrent de manière éclatante. Dans certains clubs de Buenos Aires, les prix flambent. D'un endroit à l'autre, le prix du litre d'huile peut varier de 15 à 1000 'creditos'.
De fait, la prétendue "nouvelle économie parallèle" n'est qu'une forme particulière du vulgaire "marché noir" qui prospère particulièrement en temps de guerre ou aux plus beaux jours des régimes staliniens, mais qui est un phénomène général, indissociable du capitalisme d'Etat, forme de domination universelle du capitalisme décadent. Aujourd'hui elle est un produit d'un système en crise permanente qui signifie que le développement des forces productives est en contradiction ouverte et permanente avec les rapports de production capitalistes depuis près d'un siècle. C'est non seulement une belle mystification mais un vrai révélateur de la faillite du capitalisme et de l'impossibilité de le réformer ou de l'aménager. Face à cette faillite, pour abolir la pauvreté et le chômage auxquels le capitalisme réduit une partie croissante de l'humanité, il est nécessaire de détruire de fond en comble ce système d'exploitation et d'anéantir le salariat et ses rapports de production. La classe ouvrière est la seule classe ayant la responsabilité historique et la capacité d'affirmer comme de réaliser cette perspective permettant la libération des forces productives accumulées au cours des siècles du carcan dans lequel les enferme le capitalisme décadent. De son émancipation dépendent le sort et l'émancipation de toute l'humanité. Son programme ne peut être que l'édification d'un nouveau type de société, le communisme, basé non sur le profit et l'exploitation mais sur la satisfaction des besoins de chacun au sein de la collectivité et permettant le plein épanouissement des ressources et des activités humaines.
Wim (23 octobre)[1] Si l'or a longtemps servi d'équivalent général de référence du fait de sa valeur comme métal, il est significatif que les Etats-Unis aient pu imposer le dollar comme valeur monétaire d'échange sur le commerce mondialisé lors des accords de Brettons Wood en 1972, concrétisant ainsi leur domination économique mais aussi impérialiste. De même, la reconnaissance générale du papier-monnaie, puis des chèques et aujourd'hui des cartes de crédit démontre que la forme de l'argent est tout à fait secondaire et ne change rien aux rapports de production capitalistes.