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La frénésie médiatique qui se déchaîne depuis plusieurs semaines autour de la ratification ou non de la Constitution européenne a pour fonction de capter l’attention des ouvriers et de la population en général en vue de les persuader que la construction de l’Europe serait un enjeu pour l’avenir du prolétariat (voir notre article en première page). Ce ne sont que des mensonges qui nourrissent une gigantesque campagne d'intoxication idéologique à laquelle participe l’ensemble des forces bourgeoises (partis de gauche, de droite, d'extrême droite, syndicats, gauchistes). Cette échéance électorale est un enjeu, certes, mais seulement pour nos exploiteurs. Ce qui se joue pour la classe dominante, c’est la place de la France, du capital national sur la scène de l’Europe, aussi bien sur le plan économique, politique que sur le plan de son rang impérialiste, face aux autres puissances du continent.
Si les Etats européens ont besoin de réorganiser leurs institutions, c'est parce que sinon l’Europe, déjà profondément divisée par des intérêts impérialistes concurrents comme on l’a vu lors du conflit irakien, avec les pro- et les anti-coalition américaine, deviendrait totalement ingouvernable dans un contexte d’élargissement à 25 pays membres. L'Allemagne et la France, puissances de premier ordre en Europe, ne peuvent accepter d’être traités sur un pied d'égalité avec les petits pays de l’Union. Elles ont besoin de se donner un cadre constitutionnel qui correspond au plus près à la défense de leurs intérêts capitalistes respectifs. Ainsi, la France qui n'a actuellement que 9% de voix au Conseil européen passerait à 13% avec le nouveau traité et les six Etats fondateurs auraient 49% du pouvoir de décision (la Constitution a d'ailleurs été élaborée sous l’égide de Giscard d’Estaing, avec la participation active des socialistes Pierre Moscovici et Pascal Lamy). L’enjeu est de taille pour la bourgeoisie française et les incertitudes actuelles sur le résultat de ce référendum donnent d’autant plus d’importance à celui-ci. Comme le souligne la presse bourgeoise, en cas de victoire du non, "Notre crédit serait durablement atteint dans de nombreux Etats membres, à commencer par les cinq autres fondateurs, où le mal français commence à s’étendre, comme aux Pays-Bas"(…) "Aux difficultés inhérentes à cette situation s’ajouterait pour la France, la perte de son autorité morale " (Le Monde du 6 avril). Le président socialiste du parlement européen Josep Borrell parle même de "tremblement de terre", et le ministre allemand des Affaires étrangères, J. Fischer, n’hésite pas à affirmer "C’est la vie de l’Europe qui est en jeu". Face à de tels enjeux, l’intérêt de la bourgeoisie française est donc d’imposer un vote favorable à cette constitution, mais il n’est pas exclu, une nouvelle fois, qu’un manque de maîtrise de son propre jeu politique puisse faire capoter ses plans, surtout avec l’utilisation d’un référendum qui est en passe de virer au fiasco car il est perçu avant tout comme un plébiscite de la politique chiraquienne et de son gouvernement. Cela ne serait pas la première fois que la bourgeoisie française réalise qu’elle n’a pas toujours les moyens de sa politique, notamment lorsque ce sont ses fractions de droite, particulièrement archaïques, qui pilotent les affaires de l’Etat. Mais cela signifierait un affaiblissement considérable de la crédibilité de la bourgeoisie française et de son poids diplomatique en Europe comme dans l'arène impérialiste mondiale.
Les faiblesses historiques de la droite française
Les faiblesses congénitales de la droite en France plongent leurs racines dans l’histoire même du capitalisme français, marqué par le poids de la petite et moyenne entreprise, du secteur agricole et du petit commerce. Ces archaïsmes n’ont cessé de peser sur l’appareil politique qui n’a jamais réussi à donner naissance à un grand parti de droite directement lié à la grande industrie et à la finance, tel que le parti conservateur en Grande-Bretagne ou le parti chrétien-démocrate en Allemagne. Au contraire, la Seconde Guerre mondiale verra l’irruption du gaullisme qui va marquer profondément la vie de la bourgeoisie française et dont les scories de l’UMP sont les descendants. Si le gaullisme a permis à la bourgeoisie française d’effectuer la reconstruction de l’après-guerre et de régler le problème des colonies (voir RI n°271, septembre 1997, sur l’historique de la droite française), en même temps, à l'instar du fascisme, le gaullisme ne peut vivre que sous la forme d’un parti unique qui contrôle tous les secteurs de l’Etat, police, armée, services secrets avec des connexions jusque dans le grand banditisme. Avec la réapparition de la crise économique à la fin des années 1960, la bourgeoisie française est consciente qu’elle doit se débarrasser de l’héritage du gaullisme et de son fonctionnement " totalitaire ", incarné alors, après le RPF, par l’UNR sous de Gaulle, qui deviendra UDR, puis RPR en 1979, sous l'égide de Chirac. Celui-ci n’a pas la capacité comme les partis traditionnels de permettre une alternance électorale entre partis de gauche et de droite pour faire face aux luttes ouvrières qui se développent et vont s’amplifier au fur et à mesure du développement de la crise économique du capitalisme. De façon chronique, la droite gaulliste, au lieu d’être le levier d’une politique cohérente au service des besoins supérieurs du capital français, s’avère n’être qu’un panier de crabes, de clans qui s’entredéchirent, pire, un ramassis d’ambitions personnelles, où chaque chef de bande veut être calife à la place du calife. Face à cette difficulté, la bourgeoisie n’a eu de cesse, sous la présidence de Pompidou, puis celle de Giscard, d’essayer de créer un parti de droite, en l’occurrence l’UDF, capable de contrebalancer cette situation de monopole du gaullisme ou de tenter de " rénover " ce dernier de l’intérieur mais sans réel succès. Au contraire, le courant gaulliste va résister par tous les moyens à sa disparition et il n’aura de cesse en permanence, pour conserver ou reconquérir le pouvoir, de jouer sa propre politique, y compris contre les intérêts de sa propre classe, et de mettre régulièrement en échec la stratégie élaborée par la bourgeoisie française dans son ensemble pour défendre le capital national.
En 1981, la victoire de Mitterrand aux présidentielles est le produit direct de l’affrontement engagé par Chirac contre Giscard.
En 1995, c’est encore le clan autour de Chirac qui empêche la victoire de Balladur, alors que celui-ci représentait une possible transition permettant à la bourgeoisie française de se débarrasser des fractions gaullistes les plus rétrogrades et archaïques.
En 1997, sous la présidence de Chirac, la dissolution du parlement et l’organisation d’élections législatives anticipées avaient pour but de reconduire au pouvoir une majorité de droite moins décrédibilisée que le gouvernement Juppé, pour accélérer la brutalité des attaques anti-ouvrières et permettre au PS de se refaire une santé dans l’opposition. Cette stratégie échoue du fait de la bêtise avec laquelle la droite sabote sa propre stratégie et c’est le PS, contre toute attente, qui se retrouve aux commandes de l’Etat, avec une nouvelle cohabitation Chirac/Jospin qui ne pouvait qu'affaiblir une gauche discréditée par près de quinze ans d'attaques antiouvrières alors qu'elle était au pouvoir et qui avait besoin de se refaire une image de gauche en repassant de façon durable dans l'opposition (voir RI n° 270, juillet/août 1997).
En 2002, Chirac gagne la présidentielle, alors qu’il ne représente que 20% des voix au premier tour, ce qui ne lui donne guère de légitimité démocratique et il ne doit son élection qu'au report massif des voix de gauche au second tour face à la "menace" Le Pen. Ce n’est pas la création de l’UMP qui va changer quoi que ce soit à cet archaïsme d’une partie de la droite en France, bien au contraire !
Tels des animaux aux abois qui n’en deviennent que plus dangereux pour les intérêts généraux de la meute, Chirac et son clan s'agrippent hargneusement aux rênes du pouvoir. Les féroces affrontements avec son challenger Sarkozy au sein même de l'UMP, les rivalités avec le centriste Bayrou, expriment les rivalités et les divisions les plus évidentes qui existent au sein de la droite. La façon dont Chirac a mis en œuvre le référendum sur la constitution européenne traduit une fuite en avant dans cette politique, au risque de provoquer un nouvel affaiblissement pour l’ensemble de la bourgeoisie française en cas de victoire du non.
Le référendum, un pari dangereux pour la bourgeoisie française
En choisissant le référendum, Chirac prend le risque d’un vote sanction, alors qu’il aurait pu faire ratifier la constitution par voie parlementaire comme s’apprête à le faire la bourgeoisie en Allemagne. Il est vrai que ce référendum oblige l’UMP à s’aligner sur le "oui", alors que ce n’est pas la fraction la plus pro-européenne au sein de la droite. Lors du référendum sur le traité de Maastricht en 1992, une partie du RPR avait voté contre, notamment Séguin et Pasqua, de même en 1998, ce parti avait refusé d’entériner le passage à l’euro lors du vote à l’Assemblée et au Sénat. Avec ce nouveau coup de force vis-à-vis de l’UMP, ce qui guide le clan Chirac, c’est de tenter de garder le contrôle de l’appareil gaulliste pour jouer sa propre carte électorale. Il s'agit pour lui de prendre la tête du camp qui dira oui à la constitution, pour redorer son image, largement plombée par l’impopularité du gouvernement Raffarin et donc de se placer en vue des présidentielles de 2007. "En choisissant le référendum plutôt que le débat parlementaire, le président de la République a sacrifié à la doctrine gaulliste, il est apparu enfin comme un grand européen (…) Peut-être a-t-il aussi commis une erreur. Les référendums sont dangereux." (Le Monde du 1er avril). Comme le souligne un conseiller de Chirac : " L’enjeu est énorme pour lui. Si le référendum est perdu, toute sa carrière politique sera jugée à cette aune. Il le sait. S’il est gagné, en revanche, il entend bien être l’un des principaux bénéficiaires de cette victoire. Il ne veut pas la laisser ni à Hollande ni à Sarkozy." (Le Monde du 7 mars)
Non seulement le référendum apparaît comme un "coup de poker" mais, de plus, le moment choisi pour ce scrutin est particulièrement défavorable, du fait qu’il intervient dans une période de profond mécontentement de la classe ouvrière qui commence à réagir à une dégradation permanente de ses conditions de vie. Cette colère ouvrière menace de se cristalliser dans un vote protestataire et a obligé le gouvernement à accorder quelques miettes. Une pincée d’augmentation (0,8%) aux fonctionnaires par-ci, quelques postes "d'adjoints d'enseignement" face à la grogne dans les lycées ou le déblocage d'une mini-rallonge pour les urgentistes dans les hôpitaux par-là, sans compter quelques subsides versés aux agriculteurs (avantages fiscaux et "congés payés"), quitte à aggraver le déficit budgétaire, tentent ainsi d’enrayer ce mécontentement qui ne cesse de s’amplifier. Même s’il reprendra plus tard ce qu’il donne maintenant, sous la forme d’augmentation des impôts ou de taxes diverses, le gouvernement n’arrive pas à endiguer cette contestation. Non seulement, la classe ouvrière continue à mener des luttes dans de multiples secteurs, malgré les journées d’actions syndicales qui avaient pour but de casser cette dynamique, mais en plus, ce qu’elle retient, c’est qu’elle va subir de nouvelles attaques, un nouvel appauvrissement de ses conditions de vie et c’est ce refus de subir qui se traduit par une amplification du vote protestataire.
Les conséquences des problèmes de la droite sur l'avenir du PS
Face à une telle situation, la ratification par voie référendaire provoque aussi des difficultés pour la gauche et notamment au sein du PS. Il y a toujours eu au sein du PS reconstruit autour de Mitterrand, comme dans tous les principaux partis sociaux-démocrates européens, un partage des tâches entre une majorité à vocation plutôt gouvernementale et une minorité à vocation plutôt oppositionnelle. La majorité s'est avérée la fraction la plus cohérente de la bourgeoisie française et elle a largement démontré au cours des 25 dernières années son aptitude à exercer le pouvoir et à gérer efficacement la défense des intérêts du capital national. Quant à la minorité, elle a la charge d'un ancrage plus "à gauche" pour préserver au PS un crédit dans sa fonction traditionnelle d'encadrement et de contrôle idéologique sur la classe ouvrière. Si la gauche du PS s'oriente résolument aujourd'hui vers le "Non" au référendum, cela ne traduit nullement une différence d'orientation concernant la gestion du capital français, mais c'est précisément pour pouvoir conserver son rôle d'encadrement idéologique vis-à-vis de la classe ouvrière. Emmanuelli et Mélenchon, qui avaient voté pour le traité de Maastricht et les suivants, sont contraints de se positionner aujourd'hui aux côtés des autres fractions de gauche et d’extrême gauche. C’est d'ailleurs la même chose pour les syndicats qui sont traversés par cette nécessité d’être à la fois favorables à la constitution (tels les syndicats regroupés dans la confédération européenne des syndicats, dont la CFDT) et qui se doivent en même temps d’encadrer le mécontentement social comme on le voit avec la CGT profondément divisée dans cet exercice périlleux d’équilibriste.
La direction actuelle du PS avait pourtant pris la précaution d'organiser un référendum interne en décembre dernier pour renforcer la position du "Oui" au sein du parti. Le profond mécontentement social est venu déstabiliser le jeu électoral habituel et cette pression sociale met en difficulté le PS qui est obligé de faire le grand écart entre, d’une part, le fait de voter la constitution et, d’autre part, de participer à encadrer le mécontentement qui se développe dans la classe ouvrière. La montée du "Non", y compris parmi les militants (1) tend à éroder le crédit de l'équipe dirigeante actuelle soudée autour du "Oui" (Hollande, Aubry, Strauss-Kahn, Lang,.. ) et ne peut que l’affaiblir. C'est pourquoi la victoire du "Non" constituerait pour la direction actuelle un cinglant désaveu, compromettant ainsi ses chances de retour au pouvoir dans la perspective des prochaines élections de 2007, au point que certains dirigeants évoquent déjà avec crainte la perspective d'un nouveau " 21 avril 2002".
Il n’y a pas de doute, la bourgeoisie française est en difficulté pour ce référendum et malgré ses efforts pour diaboliser le "Non", celui-ci maintient son avance dans les sondages. Même le récent show médiatique de Chirac a été un fiasco et il a mis en lumière le fossé qui se creuse entre une jeunesse inquiète à juste titre pour son avenir et une classe politique désorientée, qui n’a plus rien à lui offrir. Devant une prestation aussi pitoyable, la classe politique envisage même un changement de gouvernement, comme dernier rempart au désaveu de son référendum.
Plus que jamais ce référendum est vraiment un enjeu pour l’ensemble de la bourgeoisie française et, quel que soit le résultat de celui-ci, l’archaïsme de sa droite demeure et continue à affaiblir l’ensemble de l’appareil politique français. Mais cet affaiblissement ne signifie nullement un renforcement pour la classe ouvrière. La bourgeoisie, malgré ses difficultés, sait trouver les forces nécessaires pour mystifier et tromper les ouvriers, comme ce référendum qu’elle tente de faire passer pour un enjeu dans le prolétariat. Malgré ses divisions et le poids de ses fractions archaïques, elle est encore capable, face aux prolétaires, de mobiliser l’ensemble de ses composantes contre le combat de son ennemi de classe.
Ce référendum est vraiment une affaire entre bourgeois et un traquenard pour les ouvriers.
Donald (19 avril)
(1) Une bonne partie de l'électorat de gauche est aujourd'hui prête à voter "Non" du seul fait d'une volonté affichée de "faire payer" leur ralliement forcé à Chirac le 29 mai 2002 où elle s'était sentie obligée de voter pour lui pour faire barrage à Le Pen au second tour des présidentielles et au prétendu "danger fasciste" qu'il aurait représenté.