Tout comme les deux précédents numéros de la Revue, celui-ci poursuit la célébration des centenaires d'évènements de portée historique ayant marqué la vague révolutionnaire mondiale de 1917 – 23.
Ainsi, après la révolution en Russie en 1917 (Revue n° 160), les tentatives révolutionnaires en Allemagne en 1919 (Revue n° 161), nous célébrons dans ce numéro le centenaire de la fondation de l'Internationale Communiste. Toutes ces expériences sont des pièces essentielles du patrimoine politique du prolétariat mondial dont la bourgeoisie fait tout ce qui est en son pouvoir pour qu'elles soient dénaturées (la révolution en Russie et en Allemagne) ou qu'elles tombent dans l'oubli comme c'est le cas de la fondation de l'Internationale communiste. Le prolétariat devra se les réapproprier pour que, demain, une nouvelle tentative révolutionnaire mondiale puisse être victorieuse.
Cela concerne en particulier les questions suivantes dont certaines sont abordées dans ce numéro de la Revue :
Tous ces aspects de la fondation de l'Internationale Communiste sont développés dans les deux articles de la présente revue que nous dédions à cette question, le premier en particulier, "Centenaire de la fondation de l’Internationale Communiste – L'internationale de l'action révolutionnaire de la classe ouvrière". Le second article, "100 ans de la fondation de l’Internationale Communiste - Quelles leçons tirer pour les combats du futur ? " développe plus particulièrement une idée déjà abordée dans le premier : à cause de la situation d’urgence, les principaux partis fondateurs de l’Internationale Communiste, notamment le parti bolchevique et le KPD, n’ont pas pu clarifier préalablement leurs divergences et confusions.
De plus, la méthode employée par le nouveau parti pour sa fondation n’allait pas l'armer pour le futur. En effet, une grande partie de l’avant-garde révolutionnaire fit primer la quantité en termes d'adhésions au détriment d’une clarification préalable sur les principes organisationnels et programmatique. Une telle démarche tournait le dos à la conception même élaborée et développée par les bolcheviks au cours de leur existence comme fraction au sein du POSDR.
Ce manque de clarification a été un facteur important, face au reflux de la vague révolutionnaire, du développement de l’opportunisme dans l’Internationale. Celui-ci sera à l'origine d’un processus de dégénérescence qui aboutira à la faillite même de l'IC, tout comme cela avait le cas pour la IIe internationale. Cette nouvelle Internationale a succombé, elle aussi, avec la trahison du principe de l’internationalisme par l’aile droite des partis communistes. Par la suite, dans les années 1930, c’est au nom de la défense de la "patrie soviétique", que les partis communistes, dans tous les pays, ont piétiné le drapeau de l’Internationale en appelant les prolétaires à s’entre-tuer, une nouvelle fois, sur les champs de bataille de la Seconde Guerre mondiale.
Face à sa dégénérescence, l’IC, tout comme la IIe Internationale, a sécrété des minorités de Gauche parmi les militants des partis communistes restés fidèles à l’internationalisme et au mot d’ordre "Les prolétaires n’ont pas de patrie. Prolétaires de tous les pays unissez-vous". Une des fractions ainsi constituées, la Gauche communiste d'Italie, et à sa suite la Fraction française de la Gauche communiste devenue par la suite la Gauche communiste de France (GCF) ont fait tout un travail de bilan de la vague révolutionnaire. Nous publions des chapitres du numéro 7 (Janvier / février 1946) de la revue Internationalisme, traitant de la question du rôle des fractions qui se dégagent du parti dégénérescent ("La fraction de gauche"), et de leur contribution à la formation du futur parti, en particulier la méthode à mettre en œuvre à cette fin ("Méthode de formation du parti").
Ces minorités révolutionnaires, de plus en plus réduites, ont dû œuvrer dans un contexte d'approfondissement de la contre-révolution illustré en particulier par l'absence de surgissement révolutionnaire à la fin de la deuxième guerre mondiale - contrairement à ce qui s'était produit suite à la première. Ainsi ce nouveau conflit mondial avait constitué un moment de vérité pour les faibles forces qui s'étaient maintenues sur un terrain de classe alors que les PC avaient trahi la cause de l'internationalisme prolétarien. C'est ainsi que le courant trotskiste trahissait à son tour, son passage au camp ennemi engendrant des réactions prolétariennes en son sein.
Le numéro 43 (Juin / juillet 1949) d'Internationalisme comporte un article, "Bienvenue à Socialisme ou Barbarie" (republié dans le numéro 161 de notre Revue, au sein de la première partie de l'article "Castoriadis, Munis et le problème de la rupture avec le trotskisme") qui prend une position claire sur la nature du mouvement trotskiste, lequel avait abandonné ses références prolétariennes en participant à la Seconde Guerre mondiale impérialiste. Cet article d'Internationalisme constitue un bon exemple de la méthode employée par la GCF dans ses relations avec les rescapés du naufrage du trotskisme dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale. Dans la seconde partie de "Castoriadis, Munis et le problème de la rupture avec le trotskisme", publié dans ce numéro de la Revue, il est mis en évidence combien il est difficile, pour ceux qui ont grandi dans le milieu corrompu du trotskisme, de rompre profondément avec ses idées de fond et avec ses attitudes. Cette réalité est illustrée par la trajectoire de deux militants, Castoriadis et Munis qui, sans aucune doute, jusqu'à la fin des années 1940 et au début des années 1950, étaient des militants de la classe ouvrière. Munis l'est resté toute sa vie, ce qui ne fut pas le cas de Castoriadis qui a déserté le mouvement ouvrier.
En ce qui concerne Munis, il est mis en évidence sa difficulté à rompre avec le trotskisme : "Derrière ce refus d'analyser la dimension économique de la décadence du capitalisme se cache un volontarisme non dépassé, dont les fondements théoriques remontent à la lettre annonçant sa rupture avec l'organisation trotskiste en France, le Parti Communiste Internationaliste, où il maintient avec constance la notion de Trotsky, présentée dans les premières lignes du Programme de transition, selon laquelle la crise de l'humanité est la crise de la direction révolutionnaire". À propos de Castoriadis, il est souligné que : "ce "radicalisme" qui faisait tant saliver les journalistes de haut vol était une feuille de vigne qui couvrait le fait que le message de Castoriadis était extrêmement utile aux campagnes idéologiques de la bourgeoisie. Ainsi, sa déclaration selon laquelle le marxisme avait été pulvérisé a apporté un soutien "radical" à toute la campagne sur la mort du communisme qui s'est développée après l'effondrement des régimes staliniens du bloc de l'Est en 1989". Il est, en un sens, l'un des pères fondateurs de ce que nous avons appelé le courant "moderniste".
Nous poursuivons également, dans ce numéro de la Revue internationale, la dénonciation, entreprise dans son n° 160, de l'union de toutes les fractions nationales et des partis de la bourgeoisie mondiale contre la révolution russe d'abord, pour endiguer la vague révolutionnaire et éviter qu’elle ne se répande dans les grands pays industrialisés de l’Ouest de l’Europe. Contre les tentatives révolutionnaires en Allemagne ensuite, où le SPD jouera un rôle de premier plan, en tant que bourreau des soulèvements révolutionnaires dans ce pays. Immondes furent alors les campagnes de calomnies, organisée au sommet de l'État, pour justifier la répression sanglante. Plus tard, le stalinisme s'imposa à son tour comme bourreau de la révolution, prenant en charge l'exercice de la terreur d'État, la liquidation de la vieille garde du parti bolchevik. Dès lors que l'URSS était devenue un État bourgeois impérialiste contre la classe ouvrière, les grandes démocraties sont complices avec lui pour liquider physiquement et idéologiquement Octobre 1917. Une telle alliance idéologique et politique mondiale a traversé les années et a été relancée, plus fortement que jamais, au moment de l'effondrement du bloc de l'Est et du stalinisme, une forme particulière du capitalisme d'État qui a été mensongèrement présenté comme la faillite du communisme.
Il n'y pas dans cette revue d'article sur des questions brulantes de la situation internationale. Néanmoins nos lecteurs peuvent se diriger vers notre site où sont publiés de tels articles. De plus un prochain numéro de la Revue internationale accordera l'importance requise à ces questions.
(14/05/2019)
Il y a 100 ans, en mars 1919, s’est tenu le premier congrès de l’Internationale Communiste (IC), le congrès de constitution de la IIIe Internationale.
Si les organisations révolutionnaires n’avaient pas la volonté de célébrer cet événement, la fondation de l’Internationale serait reléguée dans les oubliettes de l’histoire. En effet, la bourgeoisie est intéressée à garder le silence sur cet événement, alors qu’elle ne cesse de nous abreuver de célébrations de toutes sortes comme celle du centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale. La classe dominante n’a pas du tout envie que la classe ouvrière se souvienne de sa première grande expérience révolutionnaire internationale de 1917-1923. La bourgeoisie aimerait bien pouvoir enterrer définitivement le spectre de cette vague révolutionnaire qui a donné naissance à l’IC. Cette vague révolutionnaire était la riposte du prolétariat international à la Première Guerre mondiale, à quatre années de boucherie et d’affrontements militaires entre les États capitalistes pour le partage du monde.
Cette vague révolutionnaire avait débuté avec la victoire de la Révolution russe en octobre 1917. Elle s’était manifestée par des mutineries de soldats dans les tranchées et par le soulèvement du prolétariat en Allemagne en 1918.
Cette première vague révolutionnaire avait traversé l’Europe, elle avait même atteint les pays du continent asiatique (notamment la Chine en 1927). Les pays du continent américain, comme le Canada et les États-Unis jusqu’à l’Amérique latine ont aussi été ébranlés par cette vague révolutionnaire mondiale.
Nous ne devons pas oublier que c’est la peur de l’extension internationale de la révolution russe qui avait obligé la bourgeoisie des grandes puissances européennes à signer l’armistice pour mettre fin à la Première Guerre mondiale.
Dans ce contexte, la fondation de l’Internationale Communiste en 1919 avait représenté le point culminant de cette première vague révolutionnaire.
L’Internationale Communiste a été fondée pour donner une orientation politique claire aux masses ouvrières. Elle s’était donnée comme objectif de montrer au prolétariat la voie du renversement de l’État bourgeois et la construction d’un monde nouveau sans guerre et sans exploitation. On peut rappeler ici ce qu’affirmaient les Statuts de l’IC (adoptés à son IIe Congrès en juillet 1920) : “La IIIe Internationale Communiste s’est constituée à la fin du carnage impérialiste de 1914-1918, au cours duquel la bourgeoisie des différents pays a sacrifié 20 millions de vies.
Souviens-toi de la guerre impérialiste ! Voilà la première parole que l’Internationale Communiste adresse à chaque travailleur, quelle que soit son origine et sa langue. Souviens-toi que, du fait de l’existence du régime capitaliste, une poignée d’impérialistes a eu, pendant quatre longues années, la possibilité de contraindre les travailleurs de partout à s’entre-égorger ! Souviens-toi que la guerre bourgeoise a plongé l’Europe et le monde entier dans la famine et le dénuement ! Souviens-toi que sans le renversement du capitalisme, la répétition de ces guerres criminelles est non seulement possible, mais inévitable !”
La fondation de l’IC exprimait d’abord et avant tout, la nécessité pour les révolutionnaires de se regrouper pour défendre le principe de l’internationalisme prolétarien. Un principe de base du mouvement ouvrier que les révolutionnaires se devaient de préserver et défendre contre vents et marées !
Pour comprendre toute l’importance de la fondation de l’IC, on doit d’abord rappeler que cette IIIe Internationale se situe dans la continuité historique avec la Ie Internationale (l’AIT) et la Seconde Internationale (Internationale des partis sociaux-démocrates). C’est pour cela que la Manifeste de l’IC affirmait ceci : “nous nous considérons, nous communistes, rassemblés dans la IIIe Internationale, comme les continuateurs directs des efforts héroïques et du martyre de toute une longue série de générations révolutionnaires, depuis Babeuf jusqu’à Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Si la Ie Internationale a prévu le développement de l’histoire et préparé ses voies, si la IIe a rassemblé et organisé des millions de prolétaires, la IIIe Internationale, elle, est l’Internationale de l’action de masse ouverte, de la réalisation révolutionnaire, l’Internationale de l’action”.
Il est donc clair que l’IC n’a pas surgi du néant. Ses principes et son programme révolutionnaires étaient l’émanation de toute l’histoire du mouvement ouvrier, en particulier depuis la Ligue des Communistes et la publication du Manifeste rédigé par K. Marx et F. Engels en 1848. C’est dans ce Manifeste communiste qu’ils avaient mis en avant le célèbre mot d’ordre du mouvement ouvrier : “Les prolétaires n’ont pas de patrie. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !”
Pour pouvoir comprendre la signification historique de la fondation de l’IC, nous devons rappeler que la IIe Internationale est morte en 1914. Pourquoi ? Parce que les principaux partis de cette IIe Internationale, les partis socialistes, avaient trahi l’internationalisme prolétarien. Les dirigeants de ces partis traîtres avaient voté les crédits de guerre au Parlement. Dans chaque pays, ils ont appelé les prolétaires à “l’union sacrée” avec leurs propres exploiteurs. Ils les ont appelés à s’entre-tuer dans la boucherie mondiale au nom de la défense de la patrie, alors que le Manifeste communiste affirmait que “les prolétaires n’ont pas de patrie” !
Face à l’effondrement honteux de la IIe Internationale, seuls quelques partis sociaux-démocrates ont pu résister à la tempête, notamment les partis italien, serbe, bulgare et russe. Dans les autres pays, seule une petite minorité de militants, bien souvent isolés, vont aussi rester fidèles à l’internationalisme prolétarien. Ils ont dénoncé l’orgie sanglante de la guerre en essayant de se regrouper. En Europe, c’est cette minorité de révolutionnaires internationalistes qui va représenter la Gauche notamment autour de Rosa Luxemburg en Allemagne, Pannekoek et Gorter en Hollande et bien sûr la fraction bolchevique du parti russe autour de Lénine.
Deux ans avant la guerre, en 1912, s’était tenu le congrès de Bâle de la IIe Internationale. Alors que les menaces d’une guerre mondiale en plein cœur de l’Europe se profilaient, ce congrès de Bâle avait adopté une résolution sur la question de la guerre et de la Révolution prolétarienne. Cette Résolution affirmait ceci : “Que les gouvernements bourgeois n’oublient pas que la guerre franco-allemande (de 1870) donna naissance à l’insurrection révolutionnaire de la Commune de Paris et que la guerre russo-japonaise a mis en mouvement les forces révolutionnaires de Russie. Aux yeux des prolétaires, il est criminel de s’entre-tuer au profit du gain capitaliste, de la rivalité dynastique et de la floraison des traités diplomatiques”.
C’était également au sein de la IIe Internationale que les théoriciens marxistes les plus conséquents, particulièrement Rosa Luxemburg et Lénine, ont été capables d’analyser le changement de période historique dans la vie du capitalisme. Rosa Luxemburg et Lénine avaient en effet clairement mis en évidence que le mode de production capitaliste avait atteint son apogée, au début du XXe siècle. Ils avaient compris que la guerre impérialiste en Europe ne pouvait avoir désormais qu’un seul but : le partage du monde entre les principales puissances rivales dans la course aux colonies. Lénine et Rosa Luxemburg avaient compris que l’éclatement de la Première Guerre mondiale a marqué avec fracas l’entrée du capitalisme dans sa période de décadence, de déclin historique. Mais déjà, bien avant l’éclatement de la guerre, l’aile gauche de la IIe Internationale a dû mener un combat acharné contre la droite, contre les réformistes, les centristes et les opportunistes. Ces futurs renégats théorisaient en effet que le capitalisme avait encore de beaux jours devant lui et que, finalement, le prolétariat n’avait pas besoin de faire la révolution et de renverser le pouvoir de la bourgeoisie.
En septembre 1915, à l’initiative des bolcheviques, s’est tenue, en Suisse, la conférence socialiste internationale de Zimmerwald. Elle a été suivie d’une seconde conférence en avril 1916 à Kienthal, toujours en Suisse. Malgré les conditions très difficiles de la guerre et de la répression, des délégués de onze pays y ont participé, (Allemagne, d’Italie, de Russie, de France, etc.). Mais la majorité des délégués étaient pacifistes et ont refusé de rompre avec les sociaux chauvins qui sont passés dans le camp de la bourgeoisie en votant les crédits de guerre en 1914.
Il y avait donc aussi à la conférence de Zimmerwald une aile gauche réunie derrière les délégués de la fraction bolchevique, Lénine et Zinoviev. Cette “gauche de Zimmerwald” a défendu la nécessité de rompre avec les partis sociaux-démocrates traîtres. Cette gauche a mis en avant la nécessite de construire une nouvelle Internationale. Contre les pacifistes, elle affirmait, selon l’expression de Lénine, que “la lutte pour la paix sans action révolutionnaire est une phrase creuse et mensongère”. La gauche de Zimmerwald a repris à son compte le mot d’ordre de Lénine : “transformation de la guerre impérialiste en guerre civile !” Un mot d’ordre qui était déjà contenu dans les résolutions de la IIe Internationale votées au congrès de Stuttgart en 1907 et surtout au congrès de Bâle en 1912.
La Gauche de Zimmerwald va donc constituer le “premier noyau de la IIIe Internationale en formation” (comme le dira le compagnon de Lénine, Zinoviev, en mars 1918).
Les nouveaux partis qui se sont créés, en rupture avec la social-démocratie, ont commencé alors à prendre le nom de “parti communiste”. C’est la vague révolutionnaire ouverte par la Révolution russe d’octobre 1917 qui avait donné une impulsion vigoureuse aux militants révolutionnaires pour la fondation de l’IC. Les révolutionnaires avaient en effet compris qu’il était absolument indispensable et vital de fonder un parti mondial du prolétariat pour la victoire de la Révolution à l’échelle mondiale.
C’est à l’initiative du Parti communiste (bolchevique) de Russie et du Parti communiste d’Allemagne (le KPD, ex-Ligue Spartacus) que le premier congrès de l’Internationale - son congrès de fondation - a été convoqué à Moscou, du 2 au 6 mars 1919.
La plateforme de l’IC était basée sur le programme des deux principaux partis communistes, le parti bolchevique et le parti communiste d’Allemagne (fondé le 29 décembre 1918).
Cette plateforme de l’IC commence par affirmer clairement qu’ “une nouvelle époque est née : l’époque de la désagrégation du capitalisme, de son effondrement intérieur. L’époque de la révolution communiste du prolétariat”. En reprenant le Discours sur le programme de fondation du Parti communiste allemand, prononcé par R. Luxemburg, l’Internationale mettra clairement en avant que “le dilemme devant lequel se trouve l’humanité d’aujourd’hui se pose de la façon suivante : chute dans la barbarie, ou salut par le socialisme”. Autrement dit, nous sommes entrés dans “l’ère des guerres et des révolutions”. La seule alternative pour la société était désormais : révolution prolétarienne mondiale ou destruction de l’humanité ; socialisme ou barbarie. Cette position est affirmée avec force dans le premier point de la Lettre d’invitation au Premier congrès de fondation de l’Internationale Communiste (rédigée en janvier 1919 par Trotsky).
Pour l’Internationale, l’entrée du capitalisme dans sa période de décadence, signifiait que la lutte révolutionnaire du prolétariat prend une forme nouvelle. C’est la période où se développe la grève de masse, la période où les Conseils Ouvriers sont la forme de la dictature du prolétariat comme l’avaient annoncé le surgissement des Soviets en Russie en 1905 et en 1917.
Mais l’un des apports fondamentaux de l’Internationale a surtout été la compréhension que le prolétariat doit détruire l’État bourgeois pour pouvoir construire une nouvelle société. C’est à partir de cette question que le premier congrès de l’Internationale avait adopté ses Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne (rédigées par Lénine). Ces thèses commencent par dénoncer la fausse opposition entre la démocratie et la dictature “car, dans aucun pays capitaliste civilisé, il n’existe de “démocratie en général”, mais seulement une démocratie bourgeoise”.
L’Internationale a ainsi affirmé que défendre la démocratie “pure” dans le capitalisme, c’est défendre, dans les faits, la démocratie bourgeoise, la forme par excellence de la dictature du capital. Contre la dictature du capital, l’Internationale affirmait que seule la dictature du prolétariat à l’échelle mondiale peut renverser le capitalisme, abolir les classes sociales, et offrir un avenir à l’humanité.
Le parti mondial du prolétariat devait donc donner une orientation claire aux masses prolétariennes pour leur permettre de réaliser leur but final. Il devait défendre partout le mot d’ordre des bolcheviques en 1917 : “Tout le pouvoir aux soviets”. C’était cela la “dictature” du prolétariat : le pouvoir des Soviets ou Conseils Ouvriers.
En mars 1919, l’Internationale a malheureusement été fondée trop tardivement, au moment où la plupart des soulèvements révolutionnaires du prolétariat en Europe ont été violemment réprimés. L’IC a été fondée, en effet, deux mois après la répression sanglante du prolétariat allemand à Berlin. Le parti communiste d’Allemagne venait de perdre ses principaux dirigeants, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, sauvagement assassinés par le gouvernement social-démocrate pendant la semaine sanglante de Berlin en janvier 1919. C’est donc au moment où elle se constitue que l’Internationale a subi sa première défaite. Avec l’écrasement de la révolution en Allemagne, cette défaite était aussi et surtout une défaite terrible pour le prolétariat international.
Il faut reconnaître que les révolutionnaires de l’époque se sont trouvés dans une situation d’urgence, quand ils ont fondé l’Internationale. La Révolution russe était complètement isolée, asphyxiée et encerclée par toute la bourgeoisie de tous les pays (sans compter les exactions contre-révolutionnaires des Armées blanches à l’intérieur de la Russie). Les révolutionnaires étaient pris à la gorge et il fallait faire vite pour construire le parti mondial. C’est à cause de cette situation d’urgence que les principaux partis fondateurs de l’Internationale, notamment le parti bolchevique et le KPD, n’ont pas pu clarifier leurs divergences et confusions. Ce manque de clarification a été un facteur important de développement de l’opportunisme dans l’Internationale avec le reflux de la vague révolutionnaire.
Par la suite, à cause de la gangrène de l’opportunisme, cette nouvelle Internationale est morte à son tour. Elle a succombé, elle aussi, à la trahison du principe de l’internationalisme par l’aile droite des partis communistes. En particulier le principal parti de l’Internationale, le parti bolchevique, après la mort de Lénine, avait commencé à défendre la théorie de la “construction du socialisme dans un seul pays”. Staline, en prenant la tête du parti bolchevique, a été le maître d’œuvre de la répression du prolétariat qui avait fait la révolution en Russie. Il a imposé une dictature féroce contre les anciens compagnons de Lénine qui luttaient contre la dégénérescence de l’Internationale et avaient dénoncé ce qu’ils pensaient être le retour du capitalisme en Russie.
Par la suite, dans les années 1930, c’est au nom de la défense de la “patrie soviétique”, que les partis communistes dans tous les pays, ont piétiné le drapeau de l’Internationale en appelant les prolétaires à s’entre-tuer, encore une fois, sur les champs de bataille de la Seconde Guerre mondiale. Comme la IIe Internationale en 1914, l’IC a fait faillite, victime, elle aussi, de la gangrène de l’opportunisme et d’un long processus de dégénérescence.
Mais, comme la IIe Internationale, l’IC a aussi sécrété une minorité de Gauche parmi les militants restés fidèles à l’internationalisme et au mot d’ordre “Les prolétaires n’ont pas de patrie. Prolétaires de tous les pays unissez-vous”. Ces minorités de Gauche (en Allemagne, en France, en Italie, en Hollande…) ont mené un combat politique au sein de l’Internationale dégénérescente pour essayer de la sauver. Mais Staline a fini par exclure ces militants de la gauche de l’Internationale. Il les a pourchassés, persécutés et les a liquidés physiquement (on se souvient des procès de Moscou, de l’assassinat de Trotski par des agents de la GPU et aussi des Goulags staliniens).
Les révolutionnaires exclus de la IIIe Internationale ont cherché aussi à se regrouper, malgré toutes les difficultés de la guerre et de la répression. Malgré leur éparpillement dans différents pays, ces toutes petites minorités de militants internationalistes ont été capables de tirer le bilan de la vague révolutionnaire de 1917-1923 afin d’en dégager les principales leçons pour le futur.
Ces révolutionnaires qui ont combattu le stalinisme n’ont pas cherché à fonder une nouvelle internationale, avant, pendant et après la Deuxième Guerre mondiale. Ils avaient compris qu’il était “minuit dans le siècle” : le prolétariat avait été physiquement écrasé, massivement embrigadé derrière des drapeaux nationaux de l’antifascisme et victime de la plus profonde contre-révolution de l’histoire. La situation historique n’était plus favorable au surgissement d’une nouvelle vague révolutionnaire contre la Guerre mondiale.
Néanmoins, pendant toute cette longue période de contre-révolution, les minorités révolutionnaires ont continué à mener une activité, souvent dans la clandestinité, pour préparer le futur en gardant confiance dans la capacité du prolétariat à relever la tête et à renverser un jour le capitalisme.
Nous voulons rappeler que le CCI se réclame des apports de l’Internationale Communiste. Notre organisation, se rattache aussi à la continuité politique avec les fractions de Gauche exclues de l’Internationale dans les années 1920-30, notamment de la Fraction de la Gauche communiste italienne. Ce centenaire est donc à la fois l’occasion de saluer la contribution inestimable de l’IC dans l’histoire du mouvement ouvrier, mais également de tirer les leçons de cette expérience afin d’armer le prolétariat pour ses futurs combats révolutionnaires.
Encore une fois, nous devons bien comprendre toute l’importance de la fondation de l’Internationale Communiste comme première tentative de constituer le parti mondial du prolétariat. Surtout, nous devons souligner l’importance de la continuité historique, du fil rouge qui relie les révolutionnaires d’aujourd’hui à ceux du passé, à tous ces militants qui, à cause de leur fidélité aux principes du prolétariat, ont été persécutés et sauvagement assassinés par la bourgeoisie, et surtout par leurs anciens camarades devenus des traîtres : les Kautsky, Noske, Ebert, Scheidemann, Staline. Nous devons aussi rendre hommage à tous ces militants exemplaires (Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht, Léo Jogiches, Trotski et bien d’autres) qui ont payé de leur vie leur fidélité à l’internationalisme.
Pour pouvoir construire le futur parti mondial du prolétariat, sans lequel le renversement du capitalisme sera impossible, les minorités révolutionnaires doivent se regrouper, aujourd’hui comme dans le passé. Ils doivent clarifier leurs divergences par la confrontation des idées et des positions, la réflexion collective et la discussion la plus large possible. Ils doivent être capables de tirer les leçons du passé pour pouvoir comprendre la situation historique présente et permettre aux nouvelles générations d’ouvrir les portes de l’avenir.
Face à la décomposition de la société capitaliste, à la barbarie guerrière, à l’exploitation et à la misère croissante des prolétaires, aujourd’hui, l’alternative reste celle que l’Internationale Communiste avait clairement identifiée il y a 100 ans : socialisme ou barbarie, révolution prolétarienne mondiale ou destruction de l’humanité dans un chaos de plus en plus sanglant.
CCI
Il y a un siècle, un vent d’espoir soufflait sur l’humanité. En Russie d’abord, la classe ouvrière était parvenue à prendre le pouvoir. En Allemagne, en Hongrie et en Italie ensuite, elle luttait courageusement pour poursuivre l’œuvre des ouvriers de Russie avec un seul mot d’ordre : l’abolition du mode de production capitaliste dont les contradictions avaient plongé la civilisation dans quatre années de guerre. Quatre années de barbarie sans précédent jusqu’à lors qui témoignaient de l’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence.
Dans ces conditions, actant la faillite de la Deuxième internationale, s’appuyant sur tout le travail de reconstruction de l’unité internationale entamé à Zimmerwald en septembre 1915 puis à Kiental en avril 1916, la IIIe Internationale était fondée le 4 mars 1919 à Moscou. Déjà, dans les Thèses d’avril de 1917, Lénine appelait à la fondation d’un nouveau parti mondial. Mais l’immaturité du mouvement révolutionnaire avait nécessité d’en ajourner la fondation. Pour Lénine, le pas décisif fut franchi au cours des journées terribles de janvier 1919 en Allemagne au cours desquelles fut fondé le Parti communiste allemand (KPD). Dans une "Lettre aux ouvriers d’Europe et d’Amérique" daté du 26 janvier Lénine écrit : "Lorsque la Ligue Spartakus se fût intitulée Parti communiste allemand, alors la fondation de la IIIe Internationale, devint un fait. Formellement cette fondation n’a pas encore été consacrée, mais en réalité la IIIe Internationale existe, dès à présent." Outre l’enthousiasme excessif d’un tel jugement, comme nous le verrons plus longuement par la suite, les révolutionnaires de l’époque comprirent qu’il était désormais indispensable de forger le parti pour la victoire de la révolution à l’échelle mondiale. Après plusieurs semaines de préparatifs, 51 délégués se réunirent, du 2 au 6 mars 1919, afin de poser les jalons organisationnels et programmatiques qui devaient permettre au prolétariat mondial de continuer à aller de l’avant dans la lutte qui l’opposait à l’ensemble des forces bourgeoises.
Le CCI se réclame des apports de l’Internationale Communiste (IC). Par conséquent, ce centenaire est à la fois l’occasion de saluer et de souligner la contribution inestimable de l’IC dans l’histoire du mouvement révolutionnaire mais également de tirer les leçons de cette expérience et d’en soulever les faiblesses afin d’armer le prolétariat d’aujourd’hui pour les combats du futur.
Comme l’affirmait la "Lettre d’invitation au congrès" écrite par Trotsky : "Les partis et organisations soussignés considèrent que la convocation du premier congrès de la nouvelle Internationale révolutionnaire est d’une urgente nécessité. (...) La montée très rapide de la révolution mondiale posant constamment de nouveaux problèmes, le danger d’étouffement de cette révolution par l’alliance des Etats capitalistes contre la révolution sous l’hypocrite drapeau de la "Société des Nations", les tentatives des partis sociaux-traîtres de se réunir et d’aider encore leurs gouvernements et leurs bourgeoisies pour trahir la classe ouvrière après s’être accordé une "amnistie" mutuelle, enfin l’expérience révolutionnaire extrêmement riche déjà acquise et le caractère mondial de l’ensemble du mouvement révolutionnaire – toutes ces circonstances nous obligent à mettre à l’ordre du jour de la discussion la question de la convocation d’un congrès international des partis révolutionnaires".
A l’image de ce premier appel lancé par les bolcheviks, la fondation de l’IC exprimait la volonté du regroupement des forces révolutionnaires du monde entier. Mais également la défense de l’internationalisme prolétarien qui avait été foulé aux pieds par la grande majorité des partis sociaux-démocrates qui composaient la IIe Internationale. Après quatre années de guerre atroce qui avaient divisé et décimé des millions de prolétaires sur les champs de batailles, l’émergence d’un nouveau parti mondial témoignait de la volonté d’approfondir le travail commencé par les organisations restées fidèles à l’internationalisme. En cela, l’IC est l’expression de la force politique du prolétariat qui se manifestait partout à nouveau après le profond recul occasionné par la guerre ainsi que de la responsabilité des révolutionnaires pour continuer à défendre les intérêts de la classe ouvrière et la révolution mondiale.
Il a été maintes fois répété, au cours du congrès de fondation, que l’IC était le parti de l’action révolutionnaire. Comme c’est affirmé dans son Manifeste, l’IC voyait le jour au moment où le capitalisme avait clairement montré son obsolescence. L’humanité rentrait désormais dans "l’ère des guerres et des révolutions". Autrement dit, l’abolition du capitalisme devenait d’une extrême nécessité pour l’avenir de la civilisation. C’est avec cette nouvelle compréhension de l’évolution historique du capitalisme que l’IC défendit inlassablement les conseils ouvriers et la dictature du prolétariat : "le nouvel appareil du pouvoir doit représenter la dictature de la classe ouvrière (...) c’est à dire qu’il doit être l’instrument du renversement systématique de la classe exploiteuse et celui de son expropriation. Le pouvoir des conseils ouvriers ou des organisations ouvrières est sa forme concrète." (Lettre d’invitation au congrès). Ces orientations furent défendues tout au long du congrès. Par ailleurs, les "Thèses sur la démocratie bourgeoise", écrites par Lénine et adoptées par le congrès, s’attachaient à dénoncer les mystifications de la démocratie mais surtout à mettre en garde le prolétariat sur le danger que celles-ci faisaient peser dans sa lutte contre la société bourgeoise. Dès le départ, l’IC se plaçait ainsi résolument dans le camp prolétarien en défendant les principes et les méthodes de lutte de la classe ouvrière et dénonçait de manière énergique l'appel du courant centriste à une impossible unité entre les social-traîtres et les communistes, "l’unité des ouvriers communistes avec les assassins des dirigeants communistes Liebknecht et Luxemburg", selon les termes mêmes de la "Résolution du premier Congrès de l'IC sur la position envers les courants socialistes et la conférence de Berne [4]". Preuve de la défense intransigeante des principes prolétariens, cette résolution, qui fut votée à l'unanimité par le congrès, constituait une réaction à la tenue récente par la plupart des partis sociaux-démocrates de la IIe Internationale d'une réunion[1] où furent prises un certain nombre d’orientations ouvertement dirigées contre la vague révolutionnaire"". La résolution se terminait en ces termes : "Le congrès invite les ouvriers de tous les pays à entamer la lutte la plus énergique contre l’internationale jaune et à préserver les masses les plus larges du prolétariat de cette Internationale de mensonge et de trahison."
La fondation de l’IC s’avéra être une étape vitale pour la poursuite du combat historique du prolétariat. Elle sut reprendre à son compte les meilleurs apports de la IIe International tout en rompant avec celle-ci sur des positions ou des analyses qui ne correspondaient plus à la période historique qui venait de s’ouvrir. [2] Alors que l’ancien parti mondial avait trahi l’internationalisme prolétarien, au nom de l’Union sacrée, à la veille de la Première guerre mondiale, la fondation du nouveau parti permettait de renforcer l’unité de la classe ouvrière et de l’armer dans la lutte acharnée qu’il menait alors, dans de nombreux pays de la planète, pour l’abolition du mode de production capitaliste. Ainsi, malgré des circonstances défavorables et les erreurs commises, comme nous le verrons, nous saluons et soutenons une telle entreprise. Les révolutionnaires de l’époque ont assumé leur responsabilité, il fallait le faire et ils l’ont fait !
L’année 1919 est le point culminant de la vague révolutionnaire. Après la victoire de la révolution en Russie en octobre 1917, l’abdication de Guillaume II et la signature précipitée de l’armistice devant les mutineries et la révolte des masses ouvrières en Allemagne, on voit apparaître des insurrections ouvrières, avec notamment l’instauration de la République des conseils en Bavière et en Hongrie. On assiste également à des mutineries dans la flotte et parmi les troupes françaises, ainsi que dans des unités militaires britanniques, refusant d'intervenir contre la Russie soviétique, de même qu'il y eut une vague de grèves au Royaume-Uni (1919) touchant en particulier les centres de la contestation révolutionnaire (la Clyde, Sheffield, la Galles du Sud). Mais en mars 1919, au moment où l’IC voit le jour à Moscou, la plupart de ces soulèvements ont été réprimés ou sont en passe de l’être.
Il ne fait aucun doute que les révolutionnaires de l’époque se trouvaient dans une situation d’urgence et qu’ils étaient obligés d’agir dans le feu du combat révolutionnaire. Comme le signalait la Fraction française de la Gauche Communiste (FFGC) en 1946 : "les révolutionnaires tentent de combler le décalage existant entre la maturité de la situation objective et l'immaturité du facteur subjectif (l'absence du Parti) par un large rassemblement des groupes et courants, politiquement hétérogènes, et proclament ce rassemblement comme le nouveau Parti."[3]
Il ne s’agit pas ici de discuter la validité ou non de la fondation du nouveau parti qu'est l'Internationale. C'était d'une impérative nécessité. En revanche, nous voulons pointer un certain nombre d’erreurs dans la démarche avec laquelle il s’est fondé.
Même si la plupart des rapports soumis par les différents délégués sur la situation de la lutte de classes dans chacun des pays prennent en compte la réaction de la bourgeoisie face à l’avancée de la révolution (une résolution sur la Terreur blanche est d’ailleurs votée à l’issue du congrès), il est frappant de constater à quel point cet aspect est largement sous-estimé au cours de ces cinq jours de travaux. Déjà, quelques jours après la nouvelle de la fondation du KPD, qui faisait suite à la fondation des partis communistes d’Autriche (novembre 1918) et de Pologne (décembre 1918), Lénine considérait que les dés étaient jetés : «Lorsque la Ligue Spartakus allemande, conduite par ces chefs illustres, connus du monde entier, ces fidèles partisans de la classe ouvrière que sont Liebknecht, Rosa Luxemburg, Clara Zetkin, Franz Mehring, eût rompu définitivement tout lien avec les socialistes comme Scheidemann, (...) lorsque la Ligue Spartakus se fût intitulée parti communiste allemand, alors la fondation de la IIIe Internationale, de l'Internationale communiste, véritablement prolétarienne, véritablement internationale, véritablement révolutionnaire, devint un fait. Formellement, cette fondation n'a pas été consacrée, mais, en réalité, la IIIe Internationale existe, dès à présent."[4] Anecdote significative, ce texte fut terminé de rédiger le 21 janvier 1919, date à laquelle Lénine fut informé de l’assassinat de K. Liebknecht. Cette certitude inébranlable allait parcourir la totalité du congrès. Dès le discours d’ouverture, Lénine annonçait la couleur : "La bourgeoisie peut se déchaîner, elle aura beau assassiner encore des millions d’ouvriers, la victoire est à nous, la victoire de la révolution communiste mondiale est assurée." Par la suite, tous les rapporteurs de la situation versaient dans le même optimisme débordant ; à l’image du camarade Albert, membre du jeune KPD, qui devant le congrès le 2 mars s’exprimait en ces termes : "Je ne crois pas faire preuve d’un optimisme exagéré en affirmant que les partis Communistes allemand et russe poursuivent la lutte en espérant fermement que le prolétariat allemand mènera également la révolution à la victoire finale et que la dictature du prolétariat pourra être également établie en Allemagne, malgré toutes les assemblées nationales, malgré les Scheidemann et malgré le nationalisme bourgeois (...) C’est cela qui m’a incité à accepter avec joie votre invitation, convaincu que dans un délai très rapproché nous lutterons côte à côte avec le prolétariat des autres pays, en particulier d’Angleterre et de France pour la révolution mondiale pour réaliser en Allemagne également les objectifs de la révolution." Quelques jours plus tard, entre le 6 et le 9 mars, une terrible répression s’abat sur Berlin faisant 3000 morts le 8 mars dont 28 marins faits prisonniers puis exécutés à la mitrailleuse dans la pure tradition versaillaise ! Le 10 mars Léo Jogiches était assassiné. Heinrich Dorrenbach[5] subit le même sort le 19 mai.
Pourtant, les derniers mots que Lénine prononça lors du discours de clôture démontraient que le congrès n’avait pas bougé d’un iota sur l’analyse du rapport de force. Il affirmait sans hésiter que "la victoire de la révolution prolétarienne est assurée dans le monde entier. La fondation de la république internationale des Conseils est en marche."
Mais comme le faisait remarquer Amedeo Bordiga un an plus tard : "Après que le mot d'ordre «régime des soviets" fut lancé dans le monde par le prolétariat russe et le prolétariat international, on a vu la vague révolutionnaire remonter tout d'abord, après la fin de la guerre, et le prolétariat du monde entier se mettre en marche. Nous avons vu dans tous les pays les anciens partis socialistes se sélectionner et donner naissance à des partis communistes qui ont engagé la lutte révolutionnaire contre la bourgeoisie. Malheureusement, la période qui a suivi a été une période d'arrêt, car les révolutions allemande, bavaroise et hongroise ont été écrasées par la bourgeoisie."
En réalité, des faiblesses importantes de la conscience au sein du prolétariat constituaient une entrave majeure au développement révolutionnaire de la situation :
Ainsi, le milieu révolutionnaire est extrêmement éclaté, composé de groupes manquant de clarté et faisant encore preuve d’immaturité. Seules les fractions de gauche de la IIe Internationale (les Bolcheviks, les Tribunistes et les Spartakistes en grande partie seulement, car hétérogènes voire divisés) sont en mesure de donner un cap et de dresser des bases solides pour la fondation du nouveau parti.
Par ailleurs, bon nombre de militants manquaient d’expérience politique. Parmi les 43 délégués du congrès de fondation dont les âges sont connus, 5 se trouvaient dans la vingtaine, 24 dans la trentaine, seulement un seul avait plus de 50 ans.[7] Sur les 42 délégués, dont la trajectoire politique peut être retracée, 17 avaient rejoint les partis sociaux-démocrates avant la révolution russe de 1905, tandis que 8 étaient devenus des socialistes actifs seulement après 1914.[8]
Malgré leur enthousiasme et leur passion révolutionnaire, l’expérience indispensable dans ce genre de circonstance faisait défaut pour beaucoup d’entre eux.
Comme le soulignait déjà la FFGC en 1946 : "Il est indéniable qu'une des causes historiques de la victoire de la révolution en Russie et sa défaite en Allemagne, Hongrie, Italie réside dans l'existence du Parti révolutionnaire au moment décisif dans ce premier pays et son absence ou son inachèvement dans les autres pays." La fondation de la IIIe Internationale a longtemps été différée du fait des différentes embûches qui se dressèrent face au camp prolétarien au cours de l’épisode révolutionnaire. En 1918-1919, bien consciente que l’absence du nouveau parti était une faiblesse irrémédiable pour la victoire de la révolution mondiale, l’avant garde du prolétariat restait unanime sur l’impérieuse nécessité de fonder le nouveau parti. Cependant, tous ne s’accordaient pas sur la date à laquelle le faire et surtout sur la démarche à adopter. Alors que la grande majorité des organisations et des groupes communistes étaient favorables à une fondation dans les plus brefs délais, le KPD, et tout particulièrement Rosa Luxemburg et Léo Jogiches, optaient pour un ajournement, considérant que la situation était prématurée, que la conscience communiste des masses restait encore faible et que le milieu révolutionnaire manquait également de clarté[9]. Le délégué du KPD pour la conférence, le camarade Albert, eut donc mandat de défendre cette position et de ne pas voter en faveur de la fondation immédiate de l’Internationale Communiste.
Comme on peut le voir, le délégué allemand mettait en garde contre le danger de fonder un parti en transigeant sur les principes et la clarification organisationnelle et programmatique. Bien que les bolcheviks prenaient très au sérieux les réserves de la centrale du KPD, il ne fait pas de doute qu’ils étaient eux aussi englués dans cette course contre le temps. De Lénine à Zinoviev, en passant par Trotsky et Racovsky, tous insistent sur l’importance de faire adhérer tous les partis, organisations, groupes ou individus qui se réclament de près ou de loin du communisme et des conseils. Comme il est signalé dans une biographie de Rosa Luxembourg, "Lénine voyait dans l’Internationale un moyen d’aider les divers partis communistes à se constituer ou à se renforcer"[11] par la décantation produite par la lutte contre le centrisme et l’opportunisme. Pour le KPD, il s’agissait d’abord de former des partis communistes "solides", ayant les masses derrières eux, avant d’entériner la création du nouveau parti.
La composition du congrès est l’illustration à la fois de la précipitation et des difficultés qui s’imposaient aux organisations révolutionnaires à l’époque. Sur les 51 délégués ayant pris part aux travaux, compte tenu des retards, des départs avant la fin et des absences momentanées, une quarantaine sont des militants bolcheviks issus du parti russe mais aussi des partis letton, lituanien, biélorusse, arménien et de Russie orientale. Outre le parti bolchevik, seuls les partis communistes allemand, polonais, autrichien et hongrois avaient une existence propre.
Les autres forces invitées au congrès se composaient d’une multitude d’organisations, de groupes ou d’éléments pas ouvertement "communistes" mais dans un processus de décantation au sein de la social-démocratie et du syndicalisme. La lettre d’invitation au congrès appelait toutes les forces qui, de près ou de loin, soutenaient la Révolution de Russie et semblaient être de bonne volonté pour œuvrer à la victoire de la révolution mondiale :
Cette démarche déboucha sur plusieurs anomalies qui témoignent du manque de représentativité d’une partie du congrès. Par exemples, l’Américain Boris Reinstein n’avait pas de mandat de son parti, le Socialist Labor Party. Le Néerlandais S.J. Rutgers représentait une ligue pour la propagande socialiste. Christian Racovsky[13] était sensé représenter la Fédération balkanique, les Tesnjaki bulgares et le PC roumain. Or, il n’avait plus aucun contact avec ces trois organisations depuis 1915-1916.[14] Par conséquent, malgré les apparences, ce congrès de fondation était dans le fond parfaitement représentatif de l'insuffisance de la conscience au sein de la classe ouvrière mondiale.
Tous ces éléments montrent également qu’une grande partie de l’avant garde révolutionnaire fit primer la quantité au détriment d’une clarification préalable sur les principes organisationnels. Cette démarche tournait le dos à toute la conception qu’avaient développé les bolcheviks au cours des quinze dernières années. Et c’est déjà ce que faisait remarquer la FFGC en 1946 : "Autant la méthode "étroite" de la sélection sur des bases principielles les plus précises, sans tenir compte des succès numériques immédiats, a permis aux bolcheviks l'édification du Parti qui, au moment décisif, a pu intégrer dans son sein et assimiler toutes les énergies et les militants révolutionnaires des autres courants et conduire finalement le prolétariat à la victoire, autant la méthode "large", soucieuse avant tout de rassembler immédiatement le plus grand nombre au dépens de la précision programmatique et principielle, devait conduire à la constitution de Partis de masses, véritables colosses aux pieds d'argile qui devaient retomber à la première défaite sous la domination de l'opportunisme. La formation du Parti de classe s'avère infiniment plus difficile dans les pays capitalistes avancés - où la bourgeoisie possède mille moyens de corruption de la conscience du prolétariat - qu'elle ne le fut en Russie."
Aveuglée par la certitude d’une victoire imminente du prolétariat, l’avant garde révolutionnaire sous-estimait énormément les difficultés objectives qui se dressaient devant elle. Cette euphorie l’amena à transiger avec la méthode "étroite" de la construction de l’organisation qu’avaient défendue avant tout les bolcheviks en Russie et en partie les spartakistes en Allemagne. Considérant que la priorité devait être faite à un grand rassemblement révolutionnaire permettant également de contrer "l’Internationale jaune" qui s’était reformée à Berne quelques semaines avant. Cette méthode "large" reléguait la clarification sur les principes organisationnels à un rang annexe. Peu importait les confusions que véhiculaient les groupes intégrés dans le nouveau parti, la lutte se mènerait en son sein. Pour l’heure, la priorité était donnée au regroupement du plus grand nombre.
Cette méthode "large" allait s’avérer lourde de conséquence puisqu’elle affaiblissait l’IC dans la lutte organisationnelle à venir. En effet, la clarté programmatique du premier congrès allait être foulée aux pieds par la poussée opportuniste dans un contexte d'affaiblissement et de dégénérescence de la vague révolutionnaire. C’est au sein de l’IC qu’émergèrent les fractions de gauche qui critiquèrent les insuffisances de la rupture avec la IIe Internationale. Comme nous le verrons par la suite, les positions défendues et élaborées par ces groupes répondaient aux problèmes soulevés dans l’IC par la nouvelle période de décadence du capitalisme.
(A suivre).
Narek, le 4 mars 2019.
[1] La conférence de Berne en février 1919 qui constituait "une tentative de galvaniser le cadavre de la Deuxième Internationale" et à laquelle "le Centre" avait envoyé ses représentants.
[2] Pour de plus larges développement voir l’article "Mars 1919 : fondation de l’Internationale communiste [5]", Revue internationale n°57, 2eme trimestre 1989.
[3] Internationalisme, "A propos du Premier Congrès du Parti communiste internationaliste d’Italie", n° 7, janvier-février 1946. Cet extrait s'applique à la fondation de l'internationale et non pas à celle tout à fait volontariste, 27 ans plus tard, du PCI en Italie
[4] Lénine, Oeuvres, t. XXVIII, p. 451.
[5] Commandant de la division de la marine populaire à Berlin en 1918. Après la défaite de janvier, il se réfugie à Brunswick puis Eisenach. Il est arrêté et exécuté en mai 1919.
[6] Internationalisme, "A propos du Premier Congrès du Parti communiste internationaliste d’Italie", n° 7, janvier-février 1946.
[7] Founding the Communist International: The Communist International in Lenin's Time. Proceedings and Documents of the First Congress : March 1919, Edited by John Riddell, New York, 1987, Introducion, p. 19
[8] Ibidem.
[9] C’est le mandat qu’ils donnèrent (dans la première moitié du mois de janvier) au délégué du KPD pour le congrès de fondation. Ceci ne signifie en rien que Rosa Luxemburg, par exemple était par principe opposée à la fondation d'une internationale. Tout au contraire.
[10] Intervention du délégué allemand le 4 mars 1919, in Premier congrès de l’Internationale Communiste, textes intégraux publiés sous la direction de Pierre Broué, Etudes et documentation internationales, 1974.
[11] Gilbert Badia, Rosa Luxemburg. Journaliste, polémiste, révolutionnaire, Editions sociales, 1975.
[12] "Lettre d’invitation au congrès", in Op. Cit., Premier congrès de l’Internationale.
[13] L’un des délégués les plus influents et décidés pour une fondation immédiate de l’IC.
[14] Pierre Broué, Histoire de l’Internationale Communiste (1919-1943), Fayard, 1997, p 79.
Pour alimenter la discussion autour de la formation du futur parti mondial de la révolution nous publions ci-après deux chapitres d’un article d’Internationalisme no 7 de janvier 1946, intitulé À propos du 1er congrès du Parti communiste internationaliste d’Italie. La revue Internationalisme était l’organe théorique de la Fraction française de la Gauche Communiste (FFGC), c’est-à-dire du groupe politiquement le plus clair de la période immédiatement après la Deuxième Guerre mondiale. La Fraction va se transformer fin 1945 en Gauche communiste de France (GCF) pour éviter la confusion avec une scission constituée de militants français l'ayant quittée et ayant repris le même nom (celui de FFGC- bis).
Cet article développe, en se basant sur les leçons de la dégénérescence de la 3ème Internationale, les critères devant présider à la constitution d’un futur parti mondial. Les deux chapitres publiés dans cette Revue – le premier "La fraction de gauche" et le sixième "Méthode de formation du parti" – donnent un aperçu des questions politiques s'étant posées depuis la fondation de la 3ème Internationale et fournissent à leur propos une argumentation cohérente. Ils font le pont entre la période du premier après-guerre et celle du second après-guerre, sur la base du bilan tiré par la Fraction italienne dans les années 1930, tandis que les autres chapitres sont plutôt dédiés aux polémiques avec des positions et courants plus spécifiques des années 1940, tels les RKD (Revolutionäre Kommunisten Deutschlands, ex-trotskistes autrichiens) et Vercesi.
Brièvement résumés, les critères pour la fondation du parti sont d'une part, un cours ouvert vers la reprise de la lutte offensive du prolétariat, et d'autre part, l'existence d'une base programmatique solide pour le nouveau parti.
À ce moment-là, après la réunion du premier congrès du Parti communiste internationaliste d’Italie, fin décembre 1945 à Turin, la GCF considère que la première condition – un nouveau cours favorable – est satisfaite. Donc, sur cette base, elle salue la transformation de la Fraction de gauche italienne "en donnant naissance au nouveau Parti du Prolétariat" (chapitre "La fraction de gauche"). C’est seulement plus tard, en 1946, que la GCF se rendait compte que la période de la contre-révolution n’était pas terminée et donc que les conditions objectives de la formation du Parti faisaient défaut. En conséquence, elle arrête alors la publication de son journal d’agitation L’Étincelle estimant que la perspective d’une reprise historique des combats de classe n'est pas à l'ordre du jour. La dernière publication de L’Etincelle date ainsi de novembre 1946.
Par ailleurs, la GCF critique sévèrement la méthode utilisée pour la constitution du parti italien, à travers "l'addition de courants et de tendances" sur une base programmatique hétérogène (chapitre "Méthode de formation du parti"), de la même manière qu'elle avait critiqué (dans le même chapitre) la méthode de formation de l'IC, faisant un "amalgame autour d'un programme volontairement laissé inachevé" et opportuniste(1), qui tournait ainsi le dos à la méthode qui avait été celle de la construction du parti bolchevique.
Le mérite de cet article d’Internationalisme est d’insister sur la rigueur nécessaire autour du programme, qui n’existait pas dans le parti récemment constitué en Italie. Cet article – écrit à peu près un quart de siècle après la fondation du Comintern, et quelques semaines après le congrès du PCInt – est certainement la critique la plus conséquente à l'encontre de la méthode du parti bolchévique dans la fondation de l'Internationale communiste. Internationalisme était aussi la seule publication du milieu de la Gauche Communiste de l’époque à relever l’approche opportuniste du PCInt.
En ce sens, la GCF est une illustration de la continuité avec la méthode de Marx et Engels lors de la fondation du parti de la social-démocratie allemande à Gotha en 1875 (cf. la critique du programme de Gotha), qui avait rejeté les bases confuses et opportunistes sur lesquelles le SAPD s’était fondé. Continuité également avec l’attitude de Rosa Luxemburg face l’opportunisme du révisionniste Bernstein dans la social-démocratie allemande 25 ans plus tard, mais aussi avec celle de Lénine en matière de principes d’organisation face aux Mencheviques. Continuité enfin avec l'attitude de Bilan face à l'opportunisme du courant Trotskiste durant les années 1930. C’est grâce à cette intransigeance dans la défense des positions programmatiques et des principes organisationnels que des éléments provenant du courant autour de Trotsky (tels les RKD) ont pu s’orienter vers la défense de l’internationalisme pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Tenir haut le drapeau de l’internationalisme face aux "partisans", défendre l’intransigeance contre l’opportunisme était donc une condition pour que les forces internationalistes puissent trouver une boussole politique.
Nous devons dans cette présentation préciser une formulation concernant le combat du Spartakusbund pendant la Première Guerre mondiale. L’article dit, dans le 6ème chapitre : "L'expérience du Spartakusbund est à ce sujet édifiante. La fusion de ce dernier avec les Indépendants n'a pas conduit, comme ils l'espéraient, à la création d'un Parti de classe fort mais à noyer le Spartakusbund par les Indépendants et à affaiblir le prolétariat allemand. Rosa Luxemburg, avant d'être assassinée, et d'autres chefs du Spartakusbund semblaient s'être rendu compte de leur erreur de fusion avec les Indépendants et tendaient à la corriger. Mais cette erreur n'a pas seulement été maintenue par l'IC en Allemagne, elle devait devenir la méthode pratiquée, imposée par l'IC dans tous les pays pour la formation des Partis Communistes". Il n’est pas exact de parler de fusion du Spartakusbund avec l'USPD. Le parti USPD fut fondé par la SAG (Sozialistische Arbeitsgemeinschaft – groupe de travail socialiste) ; le groupe "Die Internationale" (le Spartakusbund) s'y est intégré. Mais ce n'était pas une fusion à proprement parler, laquelle suppose une dissolution de l'organisation qui vient fusionner avec l'autre. En fait les Spartakistes ont conservé leur indépendance organisationnelle et celle de leur capacité d'action tout en se donnant l'objectif d'attirer à leurs positions la gauche de cette formation. Tout différente avait été la démarche de l'IC à travers la fusion de différents groupes dans un seul parti, en "abandonnant" la nécessaire sélection au profit de "l'addition", "les principes [étant] sacrifiés [au profit de] la masse numérique".
Il faut également rectifier une erreur factuelle de cet article. Il dit : "En Angleterre, l'IC imposera aux groupes communistes d'adhérer à l'Independant Labour Party pour former, à l'intérieur de ce parti réformiste, une opposition révolutionnaire massive". En fait, l’IC exigeait l’intégration des communistes dans le Labour Party tout court ! Cette erreur de détail n'altère en rien le fond de l’argumentation d’Internationalisme.
(14 mai 2019)
À la fin de l’année 1945 s’est tenu le premier Congrès du jeune Parti Communiste Internationaliste d’Italie récemment constitué.
Ce nouveau Parti du prolétariat n’a pas surgi spontanément du néant. Il est le fruit d’un processus qui commence avec la dégénérescence de l’ancien Parti Communiste et de l’Internationale Communiste. Cette dégénérescence opportuniste a fait surgir à l’intérieur même de l’ancien parti la réponse historique de la classe : la Fraction de gauche.
Comme tous les partis communistes constitués au lendemain de la première guerre mondiale, le Parti Communiste d’Italie contenait au moment de sa formation des courants opportunistes et des courants révolutionnaires.
La victoire révolutionnaire du prolétariat russe et du Parti bolchevique de Lénine en octobre 1917, par l’influence décisive qu’elle exerçait sur le mouvement ouvrier international, achevait d’accélérer et de précipiter la différenciation et la délimitation organisationnelle et politique entre les révolutionnaires et les opportunistes qui cohabitaient dans les anciens partis socialistes de la IIe Internationale. La guerre de 1914 a brisé cette unité impossible dans les vieux partis.
La Révolution d’Octobre devait hâter la constitution des nouveaux partis du prolétariat. Mais cette influence positive de la Révolution d’Octobre contenait en même temps des éléments négatifs.
En brusquant la formation de nouveaux partis, elle empêchait la construction de se faire sur la base d’une netteté de principes et de programme révolutionnaire. Ceux-ci ne peuvent être élaborés qu’à la suite d’une lutte politique franche et intransigeante éliminant les courants opportunistes et les résidus de l’idéologie bourgeoise.
Faute d’achèvement d’un programme de la révolution, les anciens Partis Communistes, construits trop hâtivement sur la base d’un attachement sentimental à la révolution d’Octobre, offraient par trop de fissures pour la pénétration de l’opportunisme, dans les nouveaux partis du Prolétariat.
Aussi, l’IC et les Partis Communistes des divers pays verront, dès leur fondation, rebondir la lutte entre les révolutionnaires et les opportunistes. La lutte idéologique - qui devait se faire préalablement et être la condition de la construction du parti, qui ne peut se protéger de la gangrène opportuniste que par l’énonciation des principes et la construction du programme -, n’a eu lieu qu’après la constitution des Partis. Ce de fait, non seulement les anciens partis communistes de par leur constitution introduisaient en leur sein le germe de l’opportunisme, mais encore devaient rendre plus difficile la lutte des courants révolutionnaires contre l’opportunisme survivant et se camouflant à l’intérieur même du nouveau Parti. Chaque défaite du prolétariat, modifiant le rapport des forces de classe en défaveur du prolétariat, produisait inévitablement le renforcement des positions de l’opportunisme dans le Parti, qui à son tour devenait un facteur supplémentaire pour les défaites ultérieures du Prolétariat.
Si le développement de la lutte entre les courants dans le Parti atteignit rapidement une acuité si grande, cela est dû à la période historique présente. La Révolution prolétarienne est sortie des sphères de la spéculation théorique. D’un idéal lointain qu’elle était hier, elle est devenue un problème d’activité pratique, immédiate.
L’opportunisme ne se manifeste plus dans des élucubrations théoriques livresques agissant comme un poison lent sur les cerveaux des prolétaires. A l’époque présente de lutte de classes aiguë, il a sa répercussion immédiate et se paie par des millions de vies de prolétaires et de défaites sanglantes de la Révolution. A l’opportunisme surgissant et se renforçant dans l’IC et ses Partis, à l’opportunisme principal atout et auxiliaire du capitalisme contre la révolution, parce qu’il est le prolongement de l’ennemi de classe au sein même de l’organe décisif du prolétariat. Le Parti, les révolutionnaires ne pouvaient s’opposer qu’en constituant leur Fraction, en proclament la lutte ouverte et à mort contre lui. La constitution de la Fraction signifie que le Parti est devenu le théâtre où s’affrontent les expressions de classes opposées et antagoniques.
Elle signifie le cri de guerre des révolutionnaires pour sauvegarder le Parti à la classe, contre le capitalisme et ses agents opportunistes et centristes, tendant à s’emparer du Parti et à en faire un instrument contre le Prolétariat.
La lutte entre la Fraction communiste de gauche et les fractions centristes et droitières pour le Parti n’est pas une lutte pour la "direction" de l’appareil, mais essentiellement programmatique ; c’est un aspect de la lutte générale entre la révolution et la contre-révolution, entre le capitalisme et le prolétariat.
Cette lutte suit le cours objectif des situations, les modifications des rapports de force entre les classes et est conditionnée par ces derniers.
L’issue ne peut être que le triomphe du programme de la Fraction de gauche et l’élimination de l’opportunisme, ou la trahison ouverte du Parti, passant au service du capitalisme. Mais quelle que soit l’issue de cette alternative, l’apparition de la Fraction signifie que la continuité historique et politique de la classe est passée définitivement du Parti à la fraction et que c’est elle seule qui exprime et représente désormais la classe.
Et de même que l’ancien Parti ne peut être sauvegardé que par le triomphe de la Fraction, de même dans l’alternative de la trahison de l’ancien Parti, achevant ainsi son cours inéluctable sous la direction du centrisme, le nouveau parti de classe ne peut se former que sur les bases programmatiques données par la Fraction.
La continuité historique de la classe, le processus de cette continuité se faisant par la succession Parti-fraction-Parti, est une des notions fondamentales de la Gauche Communiste Internationale. Cette position fut longtemps un postulat théorique. La formation du P.C.I. d’Italie et son Ier Congrès apportent la confirmation historique de la justesse de ce postulat.
La Fraction de gauche italienne, après une lutte de 20 ans contre le centrisme, achève sa fonction historique en se transformant et en donnant naissance au nouveau Parti du Prolétariat.
Une deuxième confirmation historique nous est donnée par la constitution du PCI, à savoir sur le moment historique de la formation du nouveau Parti.
Les trotskistes, méconnaissant tous les critères marxistes, abordaient le problème de la formation du Parti comme une question ne relevant d’aucune condition objective. Pour eux, le problème de la formation du Parti ne relève que du volontarisme subjectif, du « savoir faire », de la manœuvre astucieuse et du noyautage.
Aussi passent-ils de leur position « d’opposition », se déclarant prêts à dissoudre leur organisation propre contre la liberté d’expression démocratique dans le Parti stalinien, à la proclamation du nouveau Parti et d’une nouvelle Internationale. Avec la même désinvolture ils peuvent, quelques mois après, dissoudre leur nouveau Parti et leur nouvelle Internationale pour retourner dans les Partis socialistes de la Iième Internationale qui, depuis 1914, sont devenus des partis de la bourgeoisie. Leur acrobatie dans le domaine du Parti - où, tour à tour, ils sont l’opposition du parti stalinien prêts à se dissoudre, POI, « opposition » dans le parti socialiste, de nouveau PCI pour redevenir opposition dans le PSOP et de nouveau POI - n’a de comparable que l’ensemble de leur inconsistance politique, leur défense de l’URSS, leur participation à la guerre impérialiste, leur participation à la libération nationale et à la résistance.
La Gauche Communiste Internationale a toujours condamné énergiquement cette espèce particulièrement dangereuse d’aventurisme et d’irresponsabilité qui consiste à proclamer, dans n’importe quelle situation, la formation du nouveau Parti.
La dégénérescence et la trahison de l’ancien Parti ne sont pas un produit de la volonté démoniaque ou de l'intrigue de quelques chefs qui se sont vendus à la bourgeoisie mais sont le reflet, la résultante de l'insuffisance du programme initial qui a permis d'abord la pénétration de l'idéologie bourgeoise de se faire et de se cristalliser en un courant opportuniste et d'un cours objectif de défaites et de reculs du prolétariat qui permet à la bourgeoisie de s'emparer du Parti, sans que le prolétariat puisse se défendre. Les mêmes conditions historiques ne permettent pas au prolétariat de sauvegarder son ancien Parti et lui interdisent la formation du nouveau Parti. Seuls un cours nouveau, un changement favorable au prolétariat dans les rapports de force, une reprise générale de la lutte offensive du prolétariat créent les conditions permettant la reconstitution du nouveau Parti. Cette situation n'existait pas entre 1933 et 1939 qui était justement la période du cours vers la guerre impérialiste.
Le RKD qui nous reprochait pendant toute une période, notre soi-disant centrisme, parce que nous restions et agissions en tant que Fraction et en repoussant la phraséologie révolutionnaire sur la formation du Parti quand le moment de cette formation n'était pas encore venu, ne faisait qu'exprimer leur propre incompréhension aussi bien sur la notion fondamentale du Parti et du moment de sa construction que sur la place historique qu'occupe la Fraction.
La formation du PCI d'Italie prouve que le Parti ne se forme pas par la volonté de militants à n'importe quel moment de l'histoire. La succession de la Fraction en Parti reste soumise à certaines conditions objectives comme c'est le cas pour la 1ère partie du processus dans la succession du Parti en Fraction.
La formation du Parti en Italie clôt pratiquement un débat passionné qui a surgi au sein de la GCI et de la Fraction Italienne. Une tendance dans la Fraction Italienne - la tendance Vercesi et en partie aussi la Fraction belge - niait, et cela jusqu'à la fin des hostilités, l'apparition du prolétariat italien sur la scène politique. Pour cette tendance, les événements de 1943 n'étaient qu'une manifestation de la crise économique dite « crise de l'économie de guerre », ou bien une Révolution de Palais, une chamaillerie dans les hautes sphères dirigeantes du capitalisme italien et rien de plus.
Le prolétariat italien, pour cette tendance, était et continuait d'être absent aussi bien politiquement que socialement. Cela devait cadrer avec toute une théorie, échafaudée par cette tendance sur "l'inexistence sociale du prolétariat pendant la guerre et pendant toute la période de l'«économie de guerre»".
Aussi, après 1943 comme avant, ils préconisaient la passivité absolue allant jusqu'à la dissolution organisationnelle de la Fraction. Avec la Fraction italienne, nous avons combattu pied à pied cette tendance liquidationniste dans la GCI (1 [6]).
Avec la Fraction italienne, nous avons analysé les événements de 1943 en Italie comme une manifestation avancée de la lutte sociale et de l'ouverture du cours vers la Révolution et préconisé l'orientation de la transformation de la Fraction en Parti.
On ne peut décemment se proclamer solidaire avec l'existence du PCI en Italie sans reconnaître la justesse de notre analyse en 1943. L'un implique l'autre ; la formation du nouveau Parti en Italie, son développement, sont la réponse la plus catégorique concluant un débat qui fut acharné entre nous et la tendance opportuniste de Vercesi.
Comment en effet peut-on concevoir qu'on approuve d'une part la formation du Parti en prétendant par ailleurs que le cours historique n'a pas subi de changement profond ?
Ceux qui, comme la tendance révisionniste, nient qu'en 1943 il y a eu une première rupture du cours de la guerre impérialiste, qu'en 1943 il y a eu une première manifestation d'opposition de la classe à la guerre, devraient - s'ils restaient logiques et s'ils restaient toujours convaincus de la formulation théorique de la Fraction de l'impossibilité de construction du Parti en période de reflux - condamner la formation du PCI comme un acte d'aventurisme volontariste. Il n'en est cependant rien, puisque ceux-là même qui n'avaient pas assez de sarcasmes contre notre analyse "optimiste" sont aujourd'hui les partisans les plus acharnés, les enthousiastes les plus bruyants aujourd'hui. C'est en vain qu'on cherchera dans leurs écrits récents une explication quelconque de leur contradiction flagrante. La facilité avec laquelle on change d'attitude et de position, on accumule des contradictions les plus criantes, est vraiment ahurissante. Les années de politique de zigzag de l'IC ont accoutumé et perverti les esprits au point que, même dans le milieu des groupes de la Gauche, les contradictions les plus évidentes ne provoquent pas toujours des réactions immédiates.
Mais qu'on la reconnaisse, qu'on la justifie ou non, une contradiction reste une contradiction. Devant chaque militant pensant, la question reste posée et aucun subterfuge ne peut en venir à bout. Ou bien le Parti peut être construit dans n'importe quelle période, aussi bien dans la période de flux que de reflux révolutionnaire, et alors ce sont les trotskistes qui avaient raison contre la Gauche communiste internationale, ou bien le Parti peut être construit en Italie et dans les autres pays parce qu'il s'y est ouvert un nouveau cours historique de flux révolutionnaire.
Mais si on accepte la deuxième formulation, cette question se pose immédiatement : "à quels événements doit-on attribuer la signification manifeste d'un nouveau cours historique opposé au précédent, et à quel moment se situe ce nouveau cours".
La chute du régime de Mussolini en Italie comme l'arrêt de la guerre, par eux-mêmes, ne déterminent pas un cours historique nouveau car, s'il en était ainsi, on ne comprendrait pas pourquoi la GCI déclarait impossible et s'opposait violemment à la fabrication de Partis dans la période précédant la guerre, c'est-à-dire la période où la guerre n'existait pas et cela aussi bien dans les pays à régime "démocratique". Non seulement la chute de Mussolini et l'arrêt de la guerre ne déterminent pas le cours montant et n'expliquent pas par eux-mêmes le nouveau cours, mais en se référant à ces événements on ne fait que renvoyer l'explication à des événements qui, précisément, doivent être eux-mêmes expliqués.
On ne fait ainsi que tourner dans un cercle vicieux et on va de difficulté en difficulté.
On connaît la théorie de Vercesi de la "crise de l'économie de guerre", appendice de sa théorie de "l'économie de guerre". Selon cette théorie, la guerre, qui est le point culminant de l'ère de plus grande prospérité et d'essor économique (2 [7]), ne s'arrête que par une crise due à l'épuisement économique. Passons sur le paradoxe que la plus grande prospérité qui est la guerre débouche justement dans une crise d'épuisement, cette idée est non moins absurde que la première et en découle directement, ce qui consiste à présenter et à définir la guerre et l'économie de guerre, qui se caractérisent par une politique économique de destruction, comme l'ère de la plus grande prospérité. Nous retiendrons ici seulement cette proposition selon laquelle la guerre s'arrête par une crise d'épuisement économique et c'est cette crise qui, après avoir déterminé l'arrêt de la guerre, conditionne ensuite, dans l'après-guerre, l'apparition du prolétariat et la reprise des luttes sociales.
Si nous admettions un instant ce schéma comme la reproduction exacte de la réalité, une chose reste toujours non démontrée, à savoir pourquoi cette crise "économique" déterminera par sa seule vertu une crise sociale et ouvrira le cours offensif de la révolution en dehors duquel ne peut se fonder le nouveau Parti ? Nous avons connu dans l'histoire bien des crises économiques qui loin d'être un point de départ d'un cours offensif du prolétariat ont, au contraire, coïncidé avec l'accentuation du cours de reflux. Nous prendrons pour exemple les années 1929 à 1934, période du plus bas de la crise permanente du capitalisme décadent. Cette période se caractérise par des défaites du prolétariat international et des défaites d'autant plus grandes qu'elles sont infligées à un prolétariat qui ne combat point et qui subit. C'est la période du passage ouvert des partis de l'IC au service de l'Etat capitaliste national, réapprenant aux ouvriers la défense de la Patrie. La "crise économique" de Vercesi est absolument impuissante à expliquer le cours historique nouveau.
Mais voyons la vérification de cette théorie dans la réalité concrète ? D'après elle, il fallait attendre patiemment la fin de la guerre impérialiste pour qu'on puisse voir resurgir le prolétariat et s'ouvrir un cours nouveau posant les conditions de la formation du Parti. Tout cela demandait un certain temps. Et en attendant la fin de la guerre, on ne pouvait rien faire du point de vue révolutionnaire. Tout au plus, pouvait-on utiliser cette "morte-saison" du prolétariat pour catéchiser la bourgeoisie, comme le faisait Vercesi dans le Comité antifasciste de l'émigration italienne à Bruxelles. Et que voyons-nous ?
Pendant que Vercesi préside aux destinées de la Coalition antifasciste et fait figure de rédacteur du journal de cette coalition où s'étaient les exhortations les plus chauvines pour la participation à la guerre impérialiste, pendant ce temps en pleine guerre, les militants révolutionnaires en Italie et, en premier lieu, ceux de la Fraction de gauche, font des efforts de rassemblement et s'orientent vers la formation du Parti. Même chronologiquement le Parti naît avant la fin de la guerre.
Le point de départ de la formation du nouveau Parti n'est pas la crise économique de l'après-guerre, mais directement la crise de la guerre, la rupture du cours de la guerre survenue et jaillissant dans le cours même de la guerre, et dont sa manifestation ouverte porte un nom et une date : les événements de Juillet 1943 en Italie.
Aujourd'hui, tout le monde s'est rallié au nouveau Parti et, bien plus, ceux-là mêmes qui ont été les adversaires les plus acharnés de la construction du Parti sont ceux qui poussent le plus de clameurs en sa faveur. Ces cris enthousiastes sont probablement moins des hommages à l'adresse du Parti que le besoin d'oublier et de faire oublier les positions antérieures. Cependant, nous ne croyons pas obéir à on ne sait quel ressentiment, ni à de l'amour-propre, en rappelant les positions respectives de chacun. L'histoire nous a appris à nous méfier doublement des brusques conversions. Nous préférons l'hostilité d'un Martov à l'amitié pernicieuse d'un Martinov converti au bolchevisme. Ce n'est pas que nous considérons qu'une erreur, sur le plan individuel, soit fatale à celui qui la commet. Une correction des fautes, mêmes les plus graves, reste toujours possible. Mais pour qu'il y ait correction il faut qu'il y ait eu auparavant prise de conscience et examen critique.
L'"oubli" n'est que du refoulement. Une maladie blanchie n'est qu'une apparence de guérison et conduit en perspective à des accidents et rechutes fatales. La question est d'autant plus importante qu'il ne s'agit pas ici d'une individualité, d'un cas isolé, mais d'une maladie qui s'est développée au sein de l'organisme de la classe, dans la Fraction. Le fait que la Fraction a été "dépassée" par la fondation du Parti, ne signifie pas le dépassement automatique des maladies qui ont surgi dans la Fraction. Il y a continuité politique entre la Fraction et le Parti, comme il y a continuité physiologique entre l'adolescent et l'adulte.
Et parce qu'existe cette continuité, il n'y a pas d'effacement mais il doit y avoir dépassement. Quitte donc à paraître des trouble-fête et des empêcheurs de danser en rond, nous estimons indispensable de voir dans le déroulement des événements et d'en faire la preuve, l'examen, au travers desquels se vérifient, se confirment ou s'infirment les positions politiques fondamentales d'hier, et afin de permettre, au travers de cette vérification, de dégager la nature politique intime de tel ou tel courant.
Nous avons vu la Fraction italienne et la GCI se diviser en deux courants dont l'opposition ira en se creusant et en s'approfondissant davantage à chaque événement. L'analyse diamétralement opposée des événements de juillet 1943 devait faire sortir les divergences du domaine de la spéculation théorique et les matérialiser dans le domaine de la pratique immédiate. La résolution sur les "Tâches immédiates", votée par la Conférence d'août 1943, formulera notre orientation générale vers l'accentuation de la reprise d'activité sur le plan international et vers la construction du Parti en Italie. Mais tandis que la majorité de la Fraction italienne et de notre Fraction s'inspirèrent de cette résolution, de cette orientation dans leur activité politique, la tendance Vercesi combattra violemment cette orientation et toute l'activité. Partant de "l'inexistence sociale du prolétariat" durant la période de l'économie de guerre, niant son apparition politique dans les remous sociaux en 1943, la tendance Vercesi proclamera la nécessité de la passivité absolue jusqu'à ce que les nouvelles conditions aient mûri. Nous savons, depuis, en quoi consistaient les nouvelles conditions. Vercesi s'est expliqué publiquement à ce sujet. Elles consistaient dans la victoire du bloc anglo-saxon, "victoire que nous devons souhaiter".
Et puisque le défaitisme révolutionnaire de Lénine s'est transformé en défaitisme du fascisme tout court, et puisque cette défaite du fascisme est la condition (jusqu'à présent nous croyions que c'était non la condition mais le produit) de la reprise de la lutte de classes. Vercesi et sa tendance, afin de hâter la maturation de cette condition, proclameront la nécessité de la coalition avec la bourgeoisie "démocratique" et antifasciste. Avec la relève du gendarme nazi par le gendarme "démocratique", avec le changement de l'occupant, la substitution de l'occupation impérialiste allemande par l'occupation non moins impérialiste anglo-saxonne, qu'on a appelée la "libération", Vercesi et sa tendance trouveront la pleine liberté d'action, de la parole, de la presse (3 [8]). En prenant l'initiative de la formation du Comité de coalition antifasciste avec tous les partis "démocratiques" de la bourgeoisie, cette tendance traduit à son tour, dans l'activité pratique, ses vues théoriques.
On saluera l'action des "partisans" en qui on verra une force de classe. On enseignera que l'antifascisme aurait cessé d'être l'arme capitale entre les mains du capitalisme pour dévoyer le prolétariat et détruire sa conscience de classe, pour devenir l'arme de l'émancipation du prolétariat ; on découvrira que la coalition avec la bourgeoisie ne serait plus la trahison du prolétariat, mais serait de la "tactique indirecte" ; on appellera les ouvriers à participer à la farce bouffonne et trompeuse de "l'épuration" ; on fera comprendre aux ouvriers que leurs intérêts de classe leur dictent de se faire les auxiliaires bénévoles de la police et à pratiquer la "dénonciation" à la police des "fascistes" ; on réapprendra aux ouvriers que l'assistance et la culture sont des choses qui sont au-dessus des luttes des partis, c'est-à-dire des classes ; on fera passer les chefs socialistes, traîtres en 1914, pour des amis et protecteurs des ouvriers immigrés ; enfin on se servira de la phraséologie marxiste comme hors-d'œuvre dans le journal de la coalition où les plats de consistance seront les appels pour le recrutement des volontaires, pour la participation à la guerre impérialiste, pour la victoire des alliés, la libération de la mère-patrie et la reconstruction de la nouvelle Italie "républicaine et démocratique".
La négation de l'existence sociale et politique du prolétariat devait conduire cette tendance à abandonner les positions politiques de la classe et à se rattacher directement à la bourgeoisie. Il n'y a pas de voie mixte ou intermédiaire. Ou contre le capitalisme par la formation du Parti de classe ou pour l'antifascisme avec la bourgeoisie. La Fraction a choisi la première voie, la tendance opportuniste de Vercesi la seconde. Sa banqueroute fut totale.
Mais il ne suffit pas de changer géographiquement de lieu pour effacer derrière soi les traces d'une pratique et d'une politique de trahison. La conversion et le rattachement au Parti, quoique contenant la condamnation de cette politique, n'offre en soi aucune garantie. Cependant, nous ne préconisons pas comme absolument inévitable l'exclusion individuelle. La question est bien plus grave pour pouvoir se régler par de simples meures organisationnelles. Elle ne peut trouver sa solution que dans cette alternative : ou la tendance Vercesi exécute publiquement, devant le Parti et le prolétariat, sa politique de coalition antifasciste et toute sa théorie opportuniste qui l'ont conduit à cette politique, ou bien c'est au Parti, après une discussion critique ouverte, d'exécuter théoriquement, politiquement et organisationnellement, la tendance opportuniste de Vercesi.
Dans la dernière période de son existence, la Fraction Italienne a accompli, en dépit des terribles conditions du fait de la guerre et de sa faiblesse numérique, un travail fécond. Il suffirait de rappeler les documents et résolutions sur la nature de la guerre impérialiste, sur la nature capitaliste de l'Etat russe, les essais sur le problème de l'Etat après la victoire de la révolution, les documents contre la théorie révisionniste de l'économe de guerre pour ne citer que les points les plus importants, pour mesurer tout l'acquis positif de son travail pendant la guerre, et qui a dégagé la Fraction de l'impasse où elle s'est trouvée fourvoyée à la veille de la guerre. L'existence de notre Fraction Française de la GC, qui est due en grande partie à l'influence et à la participation directe des camarades de la Fraction Italienne, fait également partie de l'acquis positif de son travail pendant les années de la guerre.
Mais il serait faux de croire qu'il n'y a que de l'actif au bilan. Il y a aussi toute de nombreuses questions que la Fraction Italienne a laissées inachevées, sur lesquelles elle a hésité ou encore qu'elle a mal résolues. Ses erreurs et hésitations portent plus particulièrement sur la période transitoire s'ouvrant avec l'arrêt de la guerre mondiale, sur les objectifs et le programme d'action susceptibles de mobiliser les masses dans la nouvelle situation en vue de la révolution ; sur la question des organismes unitaires de la classe, les Conseils ouvriers ou les syndicats prétendus à tort comme représentant toujours, par leur structure et dans leur nature, l'organisation par excellence de la classe, comme un « Etat dans l'Etat ». Elles portaient aussi sur l'illusion d'une possibilité de retour du capitalisme à une « économie de paix » et, le renvoi à une perspective lointaine de la menace d'une troisième guerre impérialiste ; et, dans le domaine concret, une série de fautes à caractère sectaire furent accumulées dans les rapports avec les autres groupes, dans la voie du regroupement international de l'avant-garde.
Nous n'entendons pas faire ici l'histoire de la Fraction Italienne, ni examiner tout son travail. Nous ne voulons nous arrêter que sur les points liés directement à la formation du Parti en Italie, sur les erreurs, à notre avis, qui ont eu une répercussion directe et néfaste sur cette constitution.
a) – La non-rentrée de la Fraction en Italie en 1943
Si l'analyse donnée par la Fraction sur les événements de juillet 1943 a été juste, si 1943 marquait une brisure de la guerre impérialiste et ouvrait l'ère de la formation du Parti, il résultait que le devoir de la Fraction consistait dans son retour immédiat en Italie. En réalité la Fraction, qui avait théoriquement entrevu la probabilité des événements, fut pratiquement surprise lors de leur éclatement. Cela se traduit par l'incapacité où elle se trouva de dégager une ligne de conduite d'ensemble, par aucune vision cohérente de ses tâches immédiates, par des hésitations. Durant des mois, la Fraction se trouve dans la position de spectateur, au lieu de jouer un rôle actif d'acteur dans les événements. Pendant toute la période de juillet à septembre, c'est-à-dire jusqu'au moment où le capitalisme parvient à dominer et à canaliser les premiers mouvements spontanés du prolétariat, la Fraction est totalement absente en Italie. Il est évident que la Fraction paye ses fautes politiques et organisationnelles du passé puisqu'elle se trouve ne pas être à même de remplir sa fonction. Ainsi se manifeste une sorte de paralysie, de pétrification dont est atteinte la Fraction et bien que la vie dans l'émigration pendant 20 ans ne soit pas la cause capitale, elle a cependant contribué dans une large mesure. La non-rentrée immédiate de la Fraction en Italie ne doit pas être expliquée par des difficultés d'ordre extérieur certes réelles, mais relève essentiellement de l'état interne propre de la Fraction. Désormais, avec les nouvelles conditions de lutte du prolétariat italien, le maintien de la Fraction Italienne hors d'Italie est un anachronisme qui ne peut se solder que par sa liquidation totale ; et il est juste de dire, comme l'écrivait un camarade, qu'une seconde surprise de la Fraction de cet ordre signifierait sa faillite. En Italie même, les vieux militants de la gauche, les membres de la Fraction qui s'y trouvent, éprouvent le besoin de se regrouper. La pression des événements s'exerce sur eux et les pousse à donner à leur activité une forme organisée et organisationnelle.
La tendance à la construction du Parti en correspondance avec la situation objective s'impose chaque jour davantage. Mais, dans ce programme de construction du Parti qui va de 1943 à 1945, la Fraction, en tant qu'organisation, en tant que corps idéologique homogène, est absente. L'absence de la Fraction, dans cette période critique de formation, se fera terriblement sentir et aura des conséquences graves que nous retrouvons aussi bien dans le mode de regroupement que dans les bases programmatiques du nouveau Parti.
b) La théorie de la "Fraction Italienne à l'étranger"
Au lieu de remédier résolument au manquement de la Fraction à ses tâches fondamentales en préparant son retour en Italie, et cela dans le désir de minimiser sa propre défaillance, une partie de la Fraction a trouvé la formule de " la Fraction à l’étranger".
Par cette trouvaille on tendait à diminuer la gravité de sa responsabilité. Elle signifiait : "Toute la critique émise est peut-être juste mais n’a pas de caractère de gravité puisqu'elle ne s’applique en somme qu’à une partie de la Fraction, à la partie, à la section qui est à l’étranger tandis que le gros de l’organisation vit et agit sur place en Italie." Et de là à railler "les paniquards" et "leurs prétentions" de vouloir "dicter" au prolétariat et aux militants se trouvant en Italie.
Il est vrai que la Fraction est parvenue à rejeter cette théorie mais il est néanmoins vrai qu’elle n’est jamais parvenue à éliminer cet état d’esprit qui restait dominant.
La formule de "la Fraction à l’étranger" était doublement fausse et dangereuse. Premièrement, parce qu’elle entretenait consciemment cette contre-vérité de l’existence d’une solide organisation de la Fraction en Italie et, deuxièmement, parce qu’au lieu de chercher à surmonter sa défaillance elle la justifiait dans le passé et dans l’avenir en dégageant l’organisation qui existait de toute responsabilité politique.
Loin de nous de sous-estimer la valeur des camarades qui restaient en Italie. Il est certain que la plus grande partie de la gauche est restée en Italie. Il est probable aussi que cela s'applique aussi bien à la qualité des militants qu'à leur quantité. Le fait que la plupart, se retrouvant aujourd'hui, après 20 ans de fascisme, à leur poste, à la pointe du combat, témoigne hautement de leur trempe et de leur valeur. Mais il ne s'agit pas des valeurs individuelles. L'organisation n'est pas une somme de volontés individuelles, comme la conscience de classe n'est pas une somme des consciences individuelles. L'organisation est une entité. C'est le lieu où se produit et se continue la fermentation idéologique de la classe.
Or, c'est justement la possibilité de maintenir l'organisation qui manquait aux camarades en Italie ; et, quelle que puisse être leur valeur individuelle, elle ne peut tenir lieu d'une vie politique organisée. L'organisme politique de classe du prolétariat italien fut, durant le fascisme, la Fraction Italienne telle qu'elle a vécu, agi et évolué. Les positions politiques de la Fraction ne sont pas des contributions d'une section mais l'expression de la vie et de la conscience de la classe. Ce n'est pas une société à responsabilité limitée, une filiale à l'étranger mais la délégation de la classe.
Les militants de la gauche en Italie sont restés, dans des conditions historiques extrêmement difficiles, fidèles au programme de la révolution, et c'est leur grand mérite. Mais c'est la Fraction telle qu'elle a existé, avec son organisation, sa presse hors d'Italie, qui a assuré la continuité historique du prolétariat. C'est elle qui, au nom de la classe, a eu à combattre le centrisme, à faire le bilan de la lutte passée et, sur la base de l'expérience, corriger et compléter le programme de la révolution.
Les illusions sur l'organisation en Italie, les légendes infantiles sur les nouveaux cadres préparés dans le secret, à la barbe de Mussolini, par Bordiga en personne, n'étaient que de l'opium qu'on octroyait à soi-même et aux autres pour oublier, dans l'extase artificielle et mensongère, la réalité de ses propres misères et défaillances.
Pendant toute la période critique de la formation de 1943 à 1945, le Parti a énormément manqué de cadres. Et ces cadres formés par 15 ans de vie de la Fraction, couvraient leurs manquements, leur défaillance, leur absence du manteau de la fausse modestie et se consolaient avec la théorie d'une "section à l'étranger".
En entretenant cet état d'esprit, la Fraction détruisait son propre travail durant 15 ans ; ce travail théorique de la Fraction, qui devait être l'axe du nouveau programme du Parti, devenait "une simple contribution des camarades à l'étranger".
Si aujourd'hui nous trouvons des lacunes et des insuffisances dans la base programmatique du Parti, si nous trouvons une méthode de regroupement surprenant à première vue, la faute incombe avant tout et directement à la Fraction.
c) – La dissolution de la Fraction
Les erreurs s'enchaînent avec une logique implacable. De l'absence physique et politique aux moments décisifs par la justification de cette absence par la théorie de "la Fraction à l'étranger", on devait aboutir à la dissolution pure et simple de la Fraction. Ce dernier pas fut également franchi.
Nous savons très bien que les camarades de l'ancienne Fraction prétendent que nous sommes victimes d'un malentendu ou d'une fausse interprétation. Quelques-uns nous ont même accusés de mauvaise foi. Nous ne pouvons qu'exprimer une fois de plus notre regret et notre étonnement qu'après huit mois la résolution contenant la dissolution, et adoptée à la dernière conférence de la Fraction Italienne, soit toujours restée cachée. Il y a huit mois, on pouvait se perdre dans des finesses juridiques sur le terme équivoque de "rendre le mandat". Aujourd'hui, plus de subtilité possible. Depuis mai 1945, la Fraction Italienne est dissoute. Les camarades rentrés en Italie se sont intégrés en tant qu'individualités dans le Parti. Et nous assistons à ce spectacle paradoxal qui pourrait être comique s'il ne comportait pas un sens politique d'une extrême gravité.
En 1936, le mouvement ouvrier international est soumis à une épreuve historique décisive, c'est la guerre impérialiste en Espagne. Pour la première fois, l'antifascisme se traduit concrètement par l'adhésion à la guerre impérialiste. C'est le nouveau 2 août 1914. Chaque militant ouvrier, chaque groupe est mis à l'épreuve : POUR ou CONTRE la participation à la guerre. La cohabitation de ces deux positions est impossible. La délimitation politique doit aboutir à la délimitation organisationnelle.
En Belgique, une minorité rompt avec la Ligue Communiste Internationaliste pour donner naissance à la Fraction belge de la Gauche Communiste. Dans la Fraction Italienne, une minorité se sépare ou est exclue, et ira rejoindre l'Union Communiste alliée du POUM.
Cette minorité - qui, de 1936 à 1945, est restée hors de la Fraction, contre qui s'est formée la Gauche Communiste Internationale, qui garde et se réclame toujours de ses positions - se trouve aujourd'hui faisant partie du nouveau Parti en Italie.
En 1945, après 6 ans de lutte contre la ligne marxiste et révolutionnaire de la Fraction, la tendance Vercesi crée le Comité de Coalition Antifasciste où elle collabore, dans une union sacrée originale, avec tous les partis de la bourgeoisie.
De ce fait, précipitant la discussion politique, théorique la Fraction est amenée à exclure cette tendance de son sein. Aujourd'hui, cette tendance, sans avoir rien renié de ses positions et de sa pratique, se trouve être partie intégrante du nouveau Parti en Italie et occupe même une place importance dans la direction.
Ainsi, la Fraction - qui a exclu la minorité en 1936-1937 et la tendance Vercesi au début 1945 - se trouve dissoute elle-même fin 1945 mais unie à ceux-là même qu'elle avait exclus ; et cette union c'est... le Parti.
A croire que ce qui était une question de principe pour la Fraction ne l'est pas pour le Parti. Ou bien que ce qui était une question de principe "à l'étranger" ne l'est pas dans "le pays". Ou encore que tout ce qui s'est passé à "l'étranger", toute l'histoire de 15 ans de la Fraction, ses luttes, ses scissions ne sont que des "histoires de fous". C'est à croire que les eaux du Pô possèdent des qualités miraculeuses de laver de toute souillure, de purifier de tout pêché et, par-dessus tout, celle de réconcilier tout le monde. Nous ne savons pas si c'est "l'air du pays" qui possède ce don de transformer un homme du Comité de Coalition Antifasciste en membre du Comité Central d'un parti révolutionnaire, mais nous sommes convaincus que c'est là le résultat de la dissolution hâtive et prématurée, politique et organisationnelle de la Fraction.
La rentrée politique de la Fraction en Italie aurait servi de barrage pour la construction du Parti révolutionnaire du prolétariat.
La dissolution de la Fraction signifie l'ouverture des écluses par où s'infiltrent librement les courants opportunistes. Demain, ces courants risquent d'inonder entièrement le Parti. Telle est la conséquence d'une faute, la plus grave, commise par la Fraction Italienne.
S'il est exact que la constitution du Parti est déterminée par des conditions objectives et ne peut être l'émanation de la volonté individuelle, la méthode employée pour cette constitution est plus directement soumise à un "subjectivisme" des groupes et militants qui y participent. Ce sont eux qui ressentent la nécessité de la constitution du Parti et la traduisent par leurs actes. L'élément subjectif devient aussi un facteur déterminant de ce processus et le suit ; il imprime toute une orientation pour le développement ultérieur du Parti. Sans tomber dans un fatalisme impuissant, il serait extrêmement dangereux de méconnaître les conséquences graves résultant de la façon avec laquelle les hommes s'acquittent et réalisent les tâches dont ils ont pris conscience de leur nécessité objective.
L'expérience nous enseigne l'importance décisive qu'acquiert le problème de la méthode pour la constitution du Parti. Seuls les ignorants ou les écervelés, ceux pour qui l'histoire ne commence qu'avec leur propre activité, peuvent se payer le luxe d'ignorer toute l'expérience riche et douloureuse de la 3ème Internationale. Et ce n'est pas le moins grave que de voir de tous jeunes militants, à peine venus dans le mouvement ouvrier et à la Gauche communiste, non seulement se contenter et s'accommoder de leur ignorance mais en faire la base de leur arrogance prétentieuse.
Le mouvement ouvrier au lendemain de la première guerre impérialiste mondiale se trouve dans un état d'extrême division. La guerre impérialiste a brisé l'unité formelle des organisations politiques se réclamant du prolétariat. La crise du mouvement ouvrier, déjà existante avant, atteint, du fait de la guerre mondiale et des positions à prendre face à cette guerre, son point culminant. Tous les partis et organisations anarchistes, syndicales et marxistes sont violemment secoués. Les scissions se multiplient. De nouveaux groupes surgissent. Une délimitation politique se produit. La minorité révolutionnaire de la 2ème Internationale représentée par les bolcheviks, la gauche allemande de Luxemburg et les Tribunistes hollandais, déjà elle-même pas très homogène, ne se trouve plus face à un bloc opportuniste. Entre elle et les opportunistes tout un arc-en-ciel de groupes et de tendances politiques plus ou moins confus, plus ou moins centristes, plus ou moins révolutionnaires, représentant un déplacement général des masses rompant avec la guerre, avec l'union sacrée, avec la trahison des anciens partis de la social-démocratie. Nous assistons ici au processus de liquidation des anciens partis dont l'écroulement donne naissance à une multitude de groupes. Ces groupes expriment moins le processus de constitution du nouveau Parti que celui de la dislocation, la liquidation, la mort de l'ancien Parti. Ces groupes contiennent certes des éléments pour la constitution du nouveau Parti mais ne présentent aucunement la base de cette constitution. Ces courants expriment essentiellement la négation du passé et non l'affirmation positive de l'avenir. La base du nouveau Parti de classe ne se trouve que dans l'ancienne gauche, dans l'œuvre critique et constructive, dans les positions théoriques, dans les principes programmatiques que cette gauche a élaborés durant les 20 ans de son existence et de sa lutte fractionnelle au sein de l'ancien Parti.
La révolution d'octobre 1917 en Russie provoque un enthousiasme dans les masses et accélère le processus de liquidation des anciens partis, de la trahison. En même temps, elle pose, d'une façon brûlante, le problème de la constitution du nouveau Parti et de la nouvelle Internationale. L'ancienne gauche, les bolcheviks, les spartakistes se trouvent particulièrement submergés par le développement rapide de la situation objective, par la poussée révolutionnaire des masses. Leur précipitation dans la construction du nouveau Parti correspond et est le produit de la précipitation des événements révolutionnaires dans le monde. Il est indéniable qu'une des causes historiques de la victoire de la révolution en Russie et sa défaite en Allemagne, Hongrie, Italie réside dans l'existence du Parti révolutionnaire au moment décisif dans ce premier pays et son absence ou son inachèvement dans les autres pays. Aussi les révolutionnaires tentent de combler le décalage existant entre la maturité de la situation objective et l'immaturité du facteur subjectif (l'absence du Parti) par un large rassemblement des groupes et courants, politiquement hétérogènes, et proclament ce rassemblement comme le nouveau Parti.
Autant la méthode "étroite" de la sélection sur des bases principielles les plus précises, sans tenir compte des succès numériques immédiats, a permis aux bolcheviks l'édification du Parti qui, au moment décisif, a pu intégrer dans son sein et assimiler toutes les énergies et les militants révolutionnaires des autres courants et conduire finalement le prolétariat à la victoire, autant la méthode "large", soucieuse avant tout de rassembler immédiatement le plus grand nombre au dépens de la précision programmatique et principielle, devait conduire à la constitution de Partis de masses, véritables colosses aux pieds d'argile qui devaient retomber à la première défaite sous la domination de l'opportunisme. La formation du Parti de classe s'avère infiniment plus difficile dans les pays capitalistes avancés - où la bourgeoisie possède mille moyens de corruption de la conscience du prolétariat - qu'elle ne le fut en Russie.
De ce fait, l'IC croyait pouvoir tourner les difficultés en recourant à d'autres méthodes qu'à celle qui a triomphé en Russie. La construction du Parti n'est pas un problème d'habileté et de savoir-faire mais essentiellement un problème de solidité programmatique.
À la plus grande force corruptive idéologique du capitalisme et de ses agents, le prolétariat ne peut opposer qu'une plus grande sévérité et intransigeance principielles de son programme de classe. Aussi lente que puisse sembler cette voie de la construction du Parti, les révolutionnaires ne peuvent en emprunter une autre que l'expérience a démontré comme conduisant à la faillite.
L'expérience du Spartakusbund est à ce sujet édifiante. La fusion de ce dernier avec les Indépendants n'a pas conduit, comme ils l'espéraient, à la création d'un Parti de classe fort mais à noyer le Spartakusbund par les Indépendants et à affaiblir le prolétariat allemand. Rosa Luxemburg, avant d'être assassinée, et d'autres chefs du Spartakusbund semblaient s'être rendu compte de leur erreur de fusion avec les Indépendants et tendaient à la corriger. Mais cette erreur n'a pas seulement été maintenue par l'IC en Allemagne, elle devait devenir la méthode pratiquée, imposée par l'IC dans tous les pays pour la formation des Partis Communistes.
En France, l'IC "fera" un Parti Communiste par l'amalgame et l'unification imposée des groupes des syndicalistes révolutionnaires, des groupes internationalistes du Parti Socialiste et la tendance centriste, corrompue et pourrie des parlementaires, dirigée par Frossard et Cachin.
En Italie, l'IC imposera également à la Fraction abstentionniste de Bordiga de fonder une seule et même organisation avec les tendances centristes et opportunistes d'Ordino Nuovo et de Serrati.
En Angleterre, l'IC imposera aux groupes communistes d'adhérer à l'Independant Labour Party pour former, à l'intérieur de ce parti réformiste, une opposition révolutionnaire massive.
En somme, la méthode qui servira à l'IC pour "la construction" des Partis Communistes sera partout à l'opposé de la méthode qui a servi et qui a fait ses preuves dans l'édification du Parti bolchevique. Ce n'est plus la lutte idéologique autour du programme, l'élimination progressive des positions opportunistes qui, par le triomphe de la Fraction révolutionnaire conséquente, servira de base à la construction du Parti mais c'est l'addition de différentes tendances, leur amalgame autour d'un programme volontairement laissé inachevé qui serviront de base. La sélection sera abandonnée pour l'addition, les principes sacrifiés pour la masse numérique.
Comment les bolcheviks et Lénine pouvaient-ils emprunter cette voie qu'ils avaient condamnée et combattue pendant 20 ans en Russie ? Comment s'explique le changement de méthode de la formation du Parti, pour les bolcheviks, avant et après 1917 ? Lénine ne nourrissait aucune illusion sur les chefs opportunistes et centristes, sur la conversion des Frossard, des Ledebour à la révolution, sur la valeur des révolutionnaires de la 13ème heure. Lénine ne pouvait méconnaître le danger que représentait l'admission de toute cette racaille dans les Partis Communistes. S'il se décide à les admettre, c'est qu'il subit la pression de la précipitation des événements, parce qu'il croit que ces éléments seront, par le déroulement même des événements, progressivement et définitivement éliminés du sein du Parti. Ce qui permet à Lénine d'inaugurer la nouvelle méthode, c'est qu'il se base sur deux faits nouveaux qui, à ses yeux, offrent une garantie suffisante : la prépondérance politique du Parti bolchevique dans l'IC et le développent objectif du cours révolutionnaire. L'expérience a montré depuis que Lénine a commis une erreur colossale de sous-estimer le danger d'une dégénérescence opportuniste toujours possible d'un parti révolutionnaire et d'autant plus favorisée que la formation du Parti ne se fait pas sur la base de l'élimination des tendances opportunistes mais sur leur camouflage, leur addition, leur incorporation en tant qu'éléments constitutifs du nouveau Parti.
Contre la méthode "large" d'addition qui triomphait dans l'IC, la gauche rappelait avec vigueur la méthode de sélection : la méthode de Lénine d'avant la révolution d'Octobre. Et c'est un des plus grands mérites de Bordiga et de sa fraction d'avoir le plus énergiquement combattu la méthode de l'IC et mis en évidence l'erreur de la méthode de formation du Parti et les conséquences graves qu'elle comportait pour le développement ultérieur des partis communistes. Si la fraction de Bordiga a finalement accepté de former le Parti Communiste d'Italie avec la fraction de "l'Ordino Nuovo", elle le fit en se soumettant à la décision de l'IC, après avoir formulé les plus sévères critiques et en maintenant ses positions qu'elle se réservait de faire triompher à travers les crises inévitables au sein du Parti et à la suite même de l'expérience historique vivante, concrète.
On peut aujourd'hui affirmer que de même que l'absence des partis communistes lors de la première vague de la révolution de 1918-20 fut une des causes de son échec, de même la méthode de formation des Partis de 1920-21 fut une des causes principales de la dégénérescence des PC et de l'IC.
Il n'est pas le moins étonnant que nous assistions aujourd'hui, 23 ans après la discussion Bordiga-Lénine lors de la formation du PC d'Italie (sur cette formation du Parti), à la répétition de la même erreur. La méthode de l'IC, qui fut si violemment combattue par la Fraction de gauche (de Bordiga) et dont les conséquences furent catastrophiques pour le prolétariat, est aujourd'hui reprise par la Fraction elle-même pour la construction du PCI d'Italie.
Beaucoup de camarades de la Gauche Communiste Internationale semblent être frappés d'amnésie politique. Et, dans la mesure où ils se rappellent les positions critiques de la gauche sur la constitution du Parti, ils croient aujourd'hui pouvoir passer outre. Ils pensent que le danger de cette méthode se trouve circonscrit sinon complètement écarté du fait que c'est la Fraction de gauche qui l'applique, c'est-à-dire l'organisme qui a su résister pendant 25 ans à la dégénérescence opportuniste de l'IC. Nous retombons ainsi dans les arguments des bolcheviks. Lénine et les bolcheviks croyaient aussi que, du fait que c'étaient eux qui appliquaient cette méthode, la garantie était donnée. L'histoire nous prouve qu'il n'y a pas d'infaillibilité. Aucun parti, quel que soit son passé révolutionnaire, n'est immunisé contre une dégénérescence opportuniste. Les bolcheviks avaient au moins autant de titres révolutionnaires à faire valoir que la Fraction Italienne de la Gauche Communiste. Ils avaient non seulement résisté à l'opportunisme de la 2ème Internationale, à la trahison de la guerre impérialiste, ils avaient non seulement formé le Parti mais avaient aussi conduit le prolétariat à la victoire. Mais tout ce passé glorieux - qu'aucune autre fraction n'a encore à son actif - n'a pas immunisé le Parti bolchevik. Chaque erreur, chaque faute est une brèche dans l'armature du Parti par où s'infiltre l'influence de l'ennemi de classe. Les erreurs portent leurs conséquences logiques.
Le Parti Communiste Internationaliste d'Italie se "construit" par la fusion, l'adhésion de groupes et tendances qui ne sont pas moins opposés politiquement entre eux que le furent la Fraction abstentionniste de Bordiga et "l'Ordino Nuovo" lors de la fondation du PC en 1921. Dans le nouveau Parti viennent prendre place, à titre égal, la Fraction Italienne et la Fraction Vercesi exclue pour sa participation au Comité de Coalition Antifasciste. C'est non seulement une répétition de l'erreur de méthode d'il y a 25 ans mais une répétition aggravée.
En formulant notre critique sur la méthode de constitution du PCI d'Italie nous ne faisons que reprendre la position qui fut celle de la Fraction Italienne et qu'elle abandonne aujourd'hui. Et tout comme Bordiga continuait Lénine contre l'erreur de Lénine lui-même, nous ne faisons que continuer la politique de Lénine et de Bordiga face à l'abandon de ses positions par la Fraction Italienne.
Le nouveau Parti n'est pas une unité politique mais un conglomérat, une addition de courants et de tendances qui ne manqueront pas de se manifester et de se heurter. L'armistice actuel ne peut être que très provisoire. L'élimination de l'un ou de l'autre courant est inévitable. Tôt ou tard la délimitation politique et organisationnelle s'imposera. A nouveau, comme il y a 25 ans, le problème qui se pose est : Qui l'emportera ?
Nous venons d'examiner longuement la place qu'occupe la constitution du PCI d'Italie dans l'histoire du mouvement ouvrier. Nous venons de voir jusqu'à quel point le nouveau Parti peut être considéré comme un pas en avant, un acquis positif du prolétariat ; mais nous avons également souligné les insuffisances et les côtés négatifs qui s'y trouvent.
Notre critique, aussi sévère fut-elle, ne nous conduit pas cependant à la position des RKD qui condamne à priori et définitivement le PCI. La critique que nous avons formulée contre la méthode de constitution du PCI, contre son insuffisance programmatique, conduit certains camarades et groupes à poser la question : faut-il adhérer à ce Parti ? Faut-il participer à cette expérience ?
Les "gauches communistes de la 13ème heure" - la "claque" de Vercesi - rougissent d'indignation à la seule formulation d'une telle question. Il est navrant de voir s'instituer ce genre de fétichisme dans la Gauche Communiste Internationale qui consiste à absoudre d'avance toute erreur que peut commettre à un moment donné, sur une question donnée, un groupe ou l'ensemble de la Gauche Communiste Internationale.
Ce système politique que nous avons trop connu chez les staliniens et les trotskistes - qui se passe de la nécessité d'apporter une démonstration, qui remplace la démonstration par l'affirmation : "Nous avons eu raison, nous avons raison et nous aurons toujours raison parce que nous sommes Nous!", qui ne connaît que l'approbation aveugle ou l'excommunication - est un système qui tue toute vie politique dans une organisation, anéantit toute fermentation intellectuelle, arrête tout développement des militants et transforme le mouvement en une misérable chapelle bureaucratique.
Celui qui en politique croit sur parole - disait Lénine - est un incurable idiot. Et toute organisation politique transformée en une église cesse d'être une école de militants pour devenir une machine à fabriquer, d'une part, une petite clique de bureaucrates infaillibles et, d'autre part, une masse de crétins béni-oui-oui.
Dégagés de tout amour-propre chatouilleux, nous entendons discuter toute objection qui peut être soulevée contre nos positions et celles de la Gauche Communiste Internationale. C'est dans cet esprit que nous saisissons l'occasion pour réfuter la position des RKD concernant le PCI d'Italie. Le RKD reprend partiellement notre critique sur l'insuffisance programmatique du PCI, sur la méthode erronée qui a présidée à la constitution du Parti et plus particulièrement notre critique contre le courant révisionniste de Vercesi, et le droit de citer qui lui a été fait dans le nouveau Parti dont il est un élément constitutif. De ce fait, le RKD définit, apparemment avec logique, le PCI d'Italie comme un Parti centriste. Et le RKD de tirer la conclusion que ce Parti est condamné dès maintenant à évoluer fatalement vers les positions opportunistes et contre-révolutionnaires. Aucune possibilité historique n'est donnée, selon les RKD, à un parti centriste de retrouver la voie de la révolution. Aussi proclament-ils la nécessité pour les révolutionnaires en Italie d'abandonner le PCI et de constituer un groupe indépendant.
Contre tout schéma, nous avons ici une suite de déductions logiques. A examiner de plus près la question, nous nous apercevons que c'est là un raisonnement logique dans l'abstrait, une vue schématique n'englobant pas la réalité de la situation concrète.
Quelle est la situation en Italie ? Après 20 ans de domination du fascisme, le prolétariat surgit sur l'arène politique et sociale dans les remous des événements de juillet 1943. Un cours nouveau de reprise de la lutte offensive s'ouvre, qui exige la constitution du Parti de classe. Evidemment si on perd de vue cette situation nouvelle, si on la méconnaît, on s'interdit de comprendre le problème de la constitution du Parti qui, dès lors, n'apparaît que comme un nouvel échantillon de la série des partis fabriqués par les trotskistes.
Contrairement à ces fabrications artificielles, artificielles parce que se faisant dans une situation de recul du prolétariat, ce qui caractérise la constitution du Parti en Italie c'est plutôt le décalage existant entre la reprise spontanée de la lutte classes et le retard accusé dans l'organisation de la conscience de classe : le Parti.
Qu'est-ce que l'acte de la constitution du Parti ? C'est la convergence historique entre une situation objective de reprise offensive de la lutte de classe et l'achèvement maximum du programme par l'organisme de la classe qu'est la Fraction. Cette convergence est rarement parfaite. L'histoire nous enseigne que c'est souvent sous le feu des événements que le Parti modifie, complète son programme. L'exemple le plus frappant nous est donné par le Parti bolchevik qui, entre février et octobre, en plein bouillonnement de la révolution, est appelé à rectifier profondément son programme. De même Spartakusbund travaille fiévreusement son programme au feu de la révolution de novembre 1918.
On peut évidemment se lamenter sur le retard de l'avant-garde mais cela n'avance à rien. Ce qui importe c'est d'avoir conscience de la tâche historique qui incombe aux révolutionnaires dans la période de recul, avec l'examen critique du passé et l'effort théorique, l'élaboration des positions programmatiques où pourra se situer la classe dans sa lutte révolutionnaire.
Cette conscience, la Fraction Italienne l'avait à un très haut degré ; cet effort, elle l'a fourni quasiment seule pendant 20 ans. Et si nous ne la trouvons pas entièrement prête au moment précis, en 1943 par exemple, les raisons sont multiples. Elles doivent être recherchées dans les conditions générales dans lesquelles a dû vivre la Fraction, dans son éloignement du pays, dans son isolement quasi-total, dans le recul le plus grand qu'ait jamais connu la lutte du prolétariat et aussi dans ses propres erreurs et propres faiblesses.
Mais la situation en Italie se bouleverse. 1943 fait jaillir le mouvement de classe comprimé durant 20 ans. La situation ne tient pas compte de la préparation ou non de l'organisme de la classe, de son état. Elle oblige l'avant-garde d'intervenir, de prendre sa responsabilité d'agir. C'est sous le fouet de la situation que l'avant-garde doit accélérer son regroupement, achever son programme.
Le PCI d'Italie, avec toutes ses insuffisances, traduit cet état de décalage de l'avant-garde en rapport avec la situation objective. On peut constater avec regret cet état. On doit accélérer la maturation programmatique mais on ne peut pas "condamner" un état. Voilà un premier point à établir.
La seconde erreur des RKD consiste à coller l'étiquette "centriste" au PCI. Qu'est-ce que le centrisme ? C'est un ensemble de positions politiques se situant entre la révolution et la contre-révolution, entre le prolétariat et la bourgeoisie. Une organisation politique qui ne présentera pas un programme achevé, qui comportera même des erreurs sur un certain nombre de questions importantes mais secondaires, ne peut encore être taxée de "centrisme". Tout au plus peut-on parler de positions erronées, confuses ou inachevées de cette organisation. Mais pour y porter un jugement définitif, il faut tenir compte de l'orientation générale, du sens de l'évolution de cette organisation. Le Parti bolchevik, par exemple, ayant dans son programme une position erronée sur la révolution en Russie, conçue comme "une dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et de la paysannerie", ne s'est débarrassé de cette erreur qu'après des luttes et des crises internes sous le feu même de la révolution en 1917. La position des RKD mène directement à considérer et à qualifier le Parti bolchevik de parti centriste, donc à l'absurde. Mais arguent les RKD, le PCI contient en son sein des tendances centristes. Ceci est exact. Nous dirons même qu'il contient des courants opportunistes. Cela ne fait pas encore du PCI une organisation centriste mais cela en fait seulement une organisation où va surgir la lutte entre les courants révolutionnaires et les courants opportunistes. Ce qui caractérise la plate-forme du PCI c'est d'être "un moyen terme" et de ne pas être explicitement et politiquement la condamnation des positions centristes. C'est là une tout autre chose que d'être un Parti centriste.
La position des RKD n'est qu'une application au PCI de leur "axiome" infantile qui consiste à proclamer la nécessité de quitter immédiatement toute organisation où se manifeste un courant opportuniste. C'est en partant de cet "axiome" qu'ils croient être "la quintessence révolutionnaire" qu'ils blâment Luxemburg et la Gauche allemande de n'avoir pas rompu organisationnellement avec la social-démocratie allemande bien avant 1914. Pour la même raison, ils blâment les bolcheviks d'être restés dans la 2ème Internationale. Et c'est en partant de ce point de vue qu'ils condamnent la gauche communiste de n'avoir pas quitté l'IC et les Partis Communistes en... 1920-21.
Le RKD s'appuie sur l'expérience historique. Il n'existe pas d'exemple, dit-il, qu'un parti dans lequel s'est manifesté la maladie opportuniste ait pu être redressé ; aussi, les révolutionnaires ne font que servir l'opportunisme en restant dans ces partis. Un tel raisonnement est non seulement faux mais conduit à l'absurde. Suivez ce raisonnement et vous arriverez à la conclusion qu'il n'a jamais existé de parti du prolétariat. La 2ème Internationale contenait de l'opportunisme à sa fondation. La 3ème de même. Pour être logique le RKD devrait blâmer les révolutionnaires non pas de n'être pas sortis mais d'être entrés dans ces partis. Et cela serait valable également pour Marx et Engels dans la 1ère Internationale. Il est archi-connu que Marx a, en quelque sorte, composé dans la 1ère Internationale et que l'Adresse inaugurale qu'il a écrit pour elle est infiniment plus vague que le Manifeste Communiste qu'il a rédigé 15 ans avant pour la Ligue Communiste. La position des RKD est en somme une condamnation de toute l'histoire du mouvement ouvrier international. Rien d'étonnant à ce qu'ils n'aient jamais compris la notion de Fraction.
Cette position est d'ailleurs historiquement fausse. La 1ère Internationale où les marxistes ne sont qu'une petite minorité parvient progressivement à éliminer de son sein les positions petites-bourgeoises des Mazzinistes, des Garibaldiens, des Babouninistes etc.
La social-démocratie allemande également élimine les positions des Lassaliens, de Dühring et, pendant un temps, présente un rempart contre le Bernsteinisme et le Millerandisme. Les bolcheviks, comme nous l'avons déjà vu, surmontent leurs propres positions erronées et se redressent - sous l'attaque violente de Lénine et de ses Thèses d'avril - du marasme opportuniste où ils se trouvaient en février-mars 1917. Jusqu'au RKD qui nous offre l'exemple d'une organisation sortie du trotskisme et abandonnant, après des années, des positions opportunistes du Front unique et du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.
Le Parti révolutionnaire "à l'état pur" que désire le RKD est un rêve magnifique et puéril. Tant qu'existent des classes et des luttes de classes, le Parti du prolétariat ne peut être absolument soustrait et garanti par rapport à la pénétration de l'influence de la classe ennemie. C'est en opposant consciemment une lutte constante et opiniâtre contre l'opportunisme que le Parti tend vers sa position idéale de pureté révolutionnaire. Mais aussi, au moment d'atteindre cet état, c'est-à-dire au moment où l'influence de la classe ennemie cesse de s'exercer sur lui, ce qui n'est le cas que par la disparition de cette classe, le Parti lui-même cessera d'exister comme tel et subira une transformation que personne n'est encore à même d'entrevoir.
Pour les uns, le PCI, quoi qu'il fasse, quelles que soient ses erreurs de constitution et insuffisances programmatiques, de par la seule vertu qu'il est italien et qu'il s'intitule et se réclame de la Gauche Communiste Internationale, est hors de toute critique et restera toujours le Parti du prolétariat.
Pour les autres, comme le RKD, qui voient partiellement les insuffisances, les erreurs du PCI et l'existence en son sein d'une tendance opportuniste, le PCI est d'ores et déjà condamné à une dégénérescence fatale. C'est là une conception fataliste, stérile et désespérante.
Les marxistes révolutionnaires sont aussi loin de la conception fataliste qu'ils répugnent au mysticisme fétichiste.
C'est parce qu'ils ont conscience que l'évolution du PCI est conditionnée, d'une part, par le développement de la situation et, d'autre part, par la capacité du Parti d'éliminer les germes de l'opportunisme, qu'ils sont convaincus que le devoir de chaque révolutionnaire est de prendre place dans ce Parti, d'agir de toutes ses forces contre la gangrène opportuniste et de faire du PCI le guide et l'artisan de la victoire de la révolution communiste.
M.
(1) Lire à ce propos notre article "Battaglia Comunista" - À propos des origines du Parti Communiste Internationaliste (Revue internationale n° 34)
Dans la partie précédente de cette série, nous avons republié l'article Bienvenue à Socialisme ou Barbarie écrit par la Gauche Communiste de France en 1948. L'article a pris une position claire sur la nature du mouvement trotskyste, qui avait abandonné ses références prolétariennes en participant à la Seconde Guerre mondiale impérialiste:
Et il poursuit en disant:
La réaction initiale de la GCF vis-à-vis de la " tendance Chaulieu-Montal"[2] qui s'était constituée comme une tendance au sein du parti trotskyste français, le Parti Communiste Internationaliste, a donc été d'exprimer de sérieux doutes quant à son potentiel d'évolution. Et pourtant, suite à la rupture avec le PCI et la formation du groupe Socialisme ou Barbarie, la GCF a reconnu qu'une véritable rupture avait eu lieu, laquelle était donc à saluer. Cela n'a cependant pas empêché la GCF d'alerter sur le fait que le nouveau groupe continuait d'être marqué par des vestiges de son passé trotskyste (par exemple sur la question syndicale, ou dans sa relation ambiguë avec la revue Les Temps Modernes publiée par le philosophe Jean-Paul Sartre) tout en manifestant une arrogance insolite vis à vis des courants révolutionnaires qui avaient tiré des conclusions similaires à celles de Socialisme ou Barbarie bien avant sa rupture avec le trotskysme.
Dans ce nouvel article, nous chercherons à montrer à quel point la GCF avait raison d'être prudente dans son accueil à Socialisme ou Barbarie, et combien il est difficile pour ceux qui ont grandi dans le milieu corrompu du trotskysme de rompre profondément avec ses idées de fond et avec ses attitudes. Nous examinerons la trajectoire politique et le travail de deux militants - Castoriadis et Grandizo Munis - qui ont formé des tendances parallèles dans le mouvement trotskyste à la fin des années 1940, et qui ont rompu avec lui à peu près à la même époque. Le choix de ces deux militants est pertinent non seulement parce qu'ils illustrent le problème général de la rupture avec le trotskysme, mais aussi parce que tous deux ont longuement écrit sur la question sur laquelle est fondée cette série: le contenu de la révolution socialiste.
Il ne fait aucun doute qu'à la fin des années 1940 et au début des années 1950, Castoriadis et Munis étaient des militants de la classe ouvrière. Munis l’est resté toute sa vie.
Alors jeune homme en Grèce occupée, Castoriadis a quitté le Parti Communiste parce qu'il s'opposait à sa politique de soutien (et même de direction) de la Résistance nationaliste. Il a trouvé sa voie vers le groupe autour d'Aghis Stinas[3], qui, bien que faisant officiellement partie de la Quatrième Internationale, a maintenu une opposition intransigeante aux deux camps dans la guerre impérialiste, y compris les fronts de la Résistance. Mal informés des trahisons réelles du mouvement trotskyste, il supposait que ce devait être la position "normale" pour tout groupe internationaliste puisqu'elle s'inscrivait dans la continuité de la position de Lénine sur la Première Guerre Mondiale.
Courant le danger à la fois des agents fascistes et staliniens, Castoriadis quitta la Grèce à la fin de la guerre et s'installa en France, devenant membre de la principale organisation trotskyste de ce pays, le PCI. Après avoir formé une tendance d'opposition au sein du PCI (la tendance Chaulieu-Montal évoquée par la GCF), elle s’est séparée du Parti en 1948 pour fonder le groupe Socialisme ou Barbarie. Le document de séparation de la tendance, Lettre ouverte aux militants du PCI et de la IVe Internationale [12]...., publié dans le premier numéro de Socialisme ou Barbarie, développe une critique approfondie de la vacuité théorique du mouvement trotskyste et de son incapacité à fonctionner autrement que comme un appendice du stalinisme: - soit parce qu'il considérait que l'URSS jouait encore un rôle historique mondial progressiste dans la création de nouveaux Etats ouvriers (quoique déformés) en Europe de l'Est; - soit parce qu'il suivait la coalition Parti socialiste/Parti communiste qui avait été intégrée au gouvernement de reconstruction en France et qui était chargée de superviser une intensification féroce de l'exploitation. La lettre était particulièrement tranchante dans sa critique de la flagornerie de la Quatrième Internationale à l'égard du dissident stalinien Tito en Yougoslavie, flagornerie qui exprimait clairement une rupture avec la vision de Trotski selon laquelle le stalinisme ne pouvait être réformé.
À la fin de sa vie, Trotsky avait fait valoir que si l'URSS sortait de la guerre sans être renversée par une révolution prolétarienne, son courant devrait revoir sa vision de l'État ouvrier et devrait conclure que celui-ci était le produit d'une nouvelle ère de barbarie. Il y a des traces de cette approche dans la caractérisation initiale par le groupe de la bureaucratie comme nouvelle classe exploiteuse, faisant écho aux analyses du "collectivisme bureaucratique" de Rizzi et Shachtman, qui définissent la Russie comme ni capitaliste ni socialiste; bien que, comme la GCF le reconnaît, le groupe se soit rapidement éloigné de cette notion pour aller vers l'idée d'un nouveau capitalisme bureaucratique. Dans un texte de Socialisme ou Barbarie, n° 2, Les rapports de production en Russie [13], Castoriadis n'hésite pas à critiquer la vision de Trotski de l'URSS comme un système avec un mode de distribution capitaliste mais avec un mode de production essentiellement socialiste. Une telle séparation entre la production et la distribution était, selon lui, contraire à la critique marxiste de l'économie politique. Dans le cadre de cet effort d'application d'une analyse marxiste à la situation historique mondiale, le groupe a considéré cette tendance à la bureaucratisation comme étant à la fois globale et une expression de la décadence du système capitaliste. Cette position explique aussi pourquoi la revue du nouveau groupe s'intitulait Socialisme ou Barbarie. En particulier, dans sa lettre ouverte et dans les premières années de Socialisme ou Barbarie, le groupe considérait qu'en l'absence d'une révolution prolétarienne, une troisième guerre mondiale entre les blocs de l'Ouest et de l'Est était inévitable.
Quant à Munis, son courage en tant que militant prolétarien a été particulièrement remarquable. Avec ses camarades du groupe bolchévique léniniste, l'un des deux groupes trotskystes actifs en Espagne pendant la guerre civile, et aux côtés des anarchistes dissidents des Amis de Durruti, Munis a combattu sur les barricades érigées par le soulèvement ouvrier contre le gouvernement républicain/stalinien en mai 1937. Emprisonné par les staliniens vers la fin de la guerre, il a échappé de justesse à un commando d'exécution et s'est enfui au Mexique, où il a repris son activité au sein du milieu trotskyste, s'exprimant aux funérailles de Trotski et devenant influent sur l'évolution politique de Natalia Trotski qui, comme Munis, devenait de plus en plus critique à l'égard de la position officielle trotskyste sur la guerre impérialiste et la défense de l'URSS.
L'une de ses premières critiques majeures de la position de la Quatrième Internationale sur la guerre était contenue dans sa réponse à la défense de James Cannon, lors de son procès pour "sédition" à Minneapolis, de la politique du Parti Ouvrier Socialiste aux Etats-Unis - une application de la "politique militaire prolétarienne" qui consistait essentiellement en un appel à placer la guerre des États-Unis contre le fascisme sous "contrôle ouvrier". Pour Munis, cela représentait une capitulation complète face à l'effort de guerre d'une bourgeoisie impérialiste. Bien que rejetant plutôt tardivement clairement la défense de l'URSS[4], Munis, en 1947, dans une lettre ouverte au PCI[5] écrite avec Natalia et le poète surréaliste Benjamin Péret, insistait sur le fait que le rejet de la défense de l'URSS était maintenant une nécessité urgente pour les révolutionnaires. Comme la lettre de Chaulieu-Montal, le texte dénonçait le soutien des trotskystes au régime stalinien à l'est (bien qu'il n'ait pas encore présenté une analyse précise de sa nature sociale) et aux gouvernements PC/PS à l'ouest. La lettre est beaucoup plus centrée que celle de Chaulieu-Montal sur la question de la Seconde Guerre mondiale et la trahison de l'internationalisme par une grande partie du mouvement trotskyste à travers son soutien à l'antifascisme et à la Résistance à côté de sa défense de l'URSS. Le texte rejette aussi clairement l'idée que les nationalisations –dont l'appel et le soutien étaient un élément central des "exigences programmatiques" du trotskysme– ne pouvaient être considérées autrement que comme un renforcement du capitalisme. Bien que la lettre contienne encore l'espoir d'une IVe Internationale revivifiée, purgée de l’opportunisme, et qu'à cette fin elle appelle à un travail commun entre son groupe et la tendance Chaulieu-Montal au sein de l'Internationale, en réalité, le courant autour de Munis rompt bientôt tous les liens avec cette fausse Internationale et forme un groupe indépendant (l'Union Ouvrière Internationale) qui, comme Socialisme ou Barbarie, entre en discussion avec les groupes de la Gauche Communiste.
Nous reviendrons plus tard sur la trajectoire politique ultérieure de Castoriadis et Munis. Notre objectif principal est d'examiner comment, dans une période dominée par les définitions stalinienne et social-démocrate du socialisme, une période de recul de la classe ouvrière et d'isolement croissant de la minorité révolutionnaire, ces deux militants ont tenté d'élaborer une vision d'un chemin authentique vers l'avenir communiste. Nous commençons par Castoriadis, dont les trois articles sur "Le Contenu du Socialisme" (CS), publiés entre 1955 et 1958 dans Socialisme ou Barbarie[6] sont sans doute sa tentative la plus ambitieuse de critiquer les falsifications dominantes sur la signification du socialisme et de proposer une alternative. Ces textes, mais surtout le second, devaient avoir une influence sur un certain nombre d'autres groupes et courants, notamment l'Internationale Situationniste, qui a repris la notion d'autogestion généralisée de Castoriadis, et le groupe socialiste libertaire britannique Solidarity, qui devait retravailler le deuxième article dans sa brochure Les Conseils Ouvriers et l'économie d'une société autogérée[7].
Les dates de publication sont significatives; entre le premier et le second article, il y a eu des événements marquants dans l'empire de "l’Est": le célèbre discours de Khrouchtchev sur les excès de Staline, la révolte en Pologne et surtout le soulèvement prolétarien en Hongrie qui a vu l'émergence de conseils ouvriers. Ces événements ont évidemment eu un impact majeur sur la pensée de Castoriadis et sur la description assez détaillée d'un projet de société socialiste exposé dans le deuxième article. Le problème est que l'arrogance théorique, relevée par la GCF en 1948, persiste dans ces articles, avec leur prétention d'avoir compris les éléments clés du capitalisme et de sa négation révolutionnaire qui n'avaient pas été saisis dans le mouvement ouvrier, y compris par Marx. Mais en réalité, plutôt que d'aller "au-delà" de Marx, ils ont tendance à nous ramener à Proudhon, comme nous l'expliquerons.
Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas d'éléments positifs dans ces textes. Ils confirment le rejet par Castoriadis de la vision trotskyste du stalinisme comme expression dévoyée du mouvement ouvrier, en insistant sur le fait qu’il défend un intérêt de classe qui est à l’opposé de celui du prolétariat. Bien que Castoriadis accepte librement que sa conception de la société post-révolutionnaire est très proche de celle avancée par Pannekoek dans sa brochure Les Conseils Ouvriers[8], il ne tombe pas dans certaines des erreurs cruciales du Pannekoek "tardif": le rejet de la révolution russe en tant que révolution bourgeoise et de tout rôle pour une organisation politique révolutionnaire. Au lieu de cela, la révolution russe est toujours traitée comme une expérience essentiellement prolétarienne dont il faut comprendre la dégénérescence et en tirer des leçons. Les textes ne tombent pas non plus explicitement dans la position anarchiste qui rejette la centralisation par principe: au contraire, il critique fortement la vision anarchiste classique et affirme que "refuser de faire face à la question du pouvoir central équivaut à laisser la solution de ces problèmes à une bureaucratie ou à une autre" (On the Content of Socialism II - Socialisme Ou Barbarie [14] – Référé "CS II" dans la suite du texte).
Rejetant l'opinion trotskyste selon laquelle un simple changement dans les formes de propriété peut mettre fin à la mécanique de l'exploitation capitaliste, Castoriadis insiste à juste titre sur le fait que le socialisme n'a de sens que s'il entraîne une transformation totale des relations au sein de l'humanité avec tous les aspects de la vie sociale et économique, un changement d'une société dans laquelle l'homme est dominé par les produits de ses propres mains et de son cerveau, à une société dans laquelle les êtres humains contrôlent consciemment leur propre activité, et surtout le processus de production. C'est pour cette raison que Castoriadis souligne l'importance centrale des conseils ouvriers en tant que formes par lesquelles ce changement profond dans le fonctionnement de la société peut être apporté. La difficulté se pose moins avec cette notion générale du socialisme telle que la restauration du "pouvoir humain comme fin en soi", qu’avec les moyens plus concrets que Castoriadis préconise pour atteindre cet objectif, et avec la méthode théorique qui se cache derrière les mesures qu'il met en avant.
Il n'y a rien de faux en soi dans l'idée de critiquer les contributions du mouvement ouvrier passé. En fait, c'est un élément essentiel dans le développement du projet communiste. Nous ne pouvons pas être en désaccord avec l'idée de Castoriadis selon laquelle le mouvement ouvrier est nécessairement affecté par l'idéologie dominante et qu'il ne peut se débarrasser de cette influence qu'à travers un processus de réflexion et de lutte constante. Mais les critiques de Castoriadis sont très souvent inexactes et conduisent à des conclusions qui tendent à "jeter le bébé avec l'eau du bain" - bref, elles le conduisent à une rupture avec le marxisme qui devait devenir explicite peu de temps après la publication de ses articles, et les prémisses de cette rupture sont déjà visibles dans ces textes. Pour donner un exemple: il rejette déjà la théorie marxiste de la crise comme un produit des contradictions économiques internes du système. Pour lui, la crise n'est pas le résultat de la surproduction ou de la baisse du taux de profit, mais le résultat du rejet croissant, par ceux "d'en bas", de la division de la société en donneurs d'ordre et ceux aux ordres, qu'il considère non pas comme le produit inévitable de l'exploitation capitaliste, mais comme son fondement réel: "L'abolition de l'exploitation n'est possible que lorsque toutes les strates distinctes de directeurs cessent d'exister, car dans les sociétés modernes, c'est la division entre directeurs et exécutants qui est à la base de l'exploitation"[9]. De même, dans CS II, il nous offre une caricature extrêmement réductrice (quoique très commune) de la théorie des crises de Rosa Luxemburg qui prédit un effondrement purement automatique du capitalisme.
S’appuyant sur une citation de Marx sur la persistance d'un "royaume de la nécessité" même dans le communisme, Castoriadis pense avoir découvert un défaut fatal dans la pensée de Marx: Le fait que pour Marx, la production serait toujours une sphère de déni et essentiellement d'aliénation, alors que lui seul, Castoriadis, a découvert que l'aliénation ne peut être surmontée que si la sphère de production est aussi celle dans laquelle notre humanité s'exprime. La référence qui est faite (dans CS II) concerne le passage du volume 3 du Capital où Marx dit que "Le règne de la liberté ne commence en fait que là où cesse le travail imposé par la nécessité et les considérations extérieures; de par la nature des choses, il existe donc au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite"[10]. Ce passage implique que le travail ou la production matérielle ne peut jamais être une zone d'épanouissement humain, et pour Castoriadis, cela représente un déclin par rapport au Marx à ses débuts qui attendait avec impatience la transformation du travail en activité libre (surtout dans les Manuscrits économiques et philosophiques de 1844). Mais présenter les choses de cette façon déforme la complexité de la pensée de Marx. Dans la Critique du programme Gotha, écrite en 1875, Marx insiste aussi sur le fait que le but de la révolution prolétarienne est une société dans laquelle "le travail est devenu non seulement un moyen de vie, mais le premier besoin de la vie". Nous pouvons trouver des idées similaires dans le Grundrisse, un autre travail "de la maturité"[11].
Une critique courante sur Le Contenu du Socialisme est qu'il viole la mise en garde de Marx contre "l'élaboration de recettes de cuisine pour les livres de l'avenir". Dans CS II, Castoriadis anticipe sur cette critique en niant qu'il essaie d'élaborer des statuts ou une constitution pour la nouvelle société. Il est intéressant de voir à quel point la société capitaliste a changé depuis que CS II a été écrit, posant des problèmes qui n'entrent pas tout à fait dans son schéma - surtout la tendance à l'élimination de la grande production industrielle au centre de nombreux pays capitalistes centraux, la croissance de l'emploi précaire, et la pratique de l'"externalisation" vers des régions du globe où la main-d'œuvre est moins chère. On ne peut pas reprocher à Castoriadis de ne pas avoir prévu de tels développements, mais cela montre les pièges des anticipations schématiques de la société future. Quoi qu’il en soit, nous préférons examiner les idées contenues dans le texte et montrer pourquoi une partie si importante de ce que Castoriadis avance ne ferait de toute façon pas partie d'un programme communiste en pleine évolution.
Nous avons déjà mentionné le rejet par Castoriadis de la théorie des crises de Marx en faveur de sa propre innovation: l'exploitation, et la contradiction fondamentale du capitalisme "moderne", comme étant enracinées dans la division entre les donneurs d'ordre et les preneurs d'ordre. Et ce "révisionnisme" audacieux, cette mise à l'écart des contradictions économiques inhérentes au rapport salarial et à l'accumulation du capital, signifie que Castoriadis n'hésite pas à décrire sa société socialiste de l'avenir comme une société où toutes les catégories essentielles du capital restent intactes et ne présentent aucun danger d'une nouvelle forme d'exploitation et aucun obstacle à la transition vers une société pleinement communiste.
En 1972, lorsque le groupe britannique Solidarity a produit sa brochure Workers Councils and the Economics of a Self-managed Society (Les conseils ouvriers et l’économie d’une société autogérée), son introduction était déjà assez défensive sur le fait que la société "socialiste" décrite par Castoriadis conservait encore un certain nombre de caractéristiques clés du capitalisme: les salaires (bien que Castoriadis insiste sur l'égalité absolue des salaires dès le premier jour), les prix, la valeur du travail comme source de comptabilité, un marché de consommation, et "le critère de rentabilité". Et en effet, dans une polémique écrite en 1972, Adam Buick, du Parti socialiste de Grande-Bretagne, a montré à quel point la version de Solidarity avait expurgé certains des passages les plus embarrassants de l'original:
"Quiconque a lu l'article original ne peut nier que Cardan était un partisan du soi-disant "socialisme de marché". Solidarity lui-même a clairement trouvé cela embarrassant parce qu'il a supprimé lors de l’édition ses expressions les plus grossières. Dans son introduction, il s'excuse: "Certains considéreront le texte comme une contribution majeure à la perpétuation de l'esclavage salarié - parce qu'il parle encore de "salaires" et n'appelle pas à l'abolition immédiate de "l'argent" (bien que définissant clairement les significations radicalement différentes que ces termes prendront dans les premières étapes d'une société autogérée)" (p. 4). Et, encore une fois, dans une note de bas de page: "Tous les discours précédents sur les "salaires", les "prix" et le "marché", par exemple, auront sans doute fait sursauter un certain groupe de lecteurs. Nous leur demandons momentanément de contrôler leurs réponses émotionnelles et d'essayer de penser rationnellement avec nous sur la question" (p. 36).
Mais Cardan ne parlait pas seulement de "salaires", de "prix" et de "marché". Il a également parlé de "rentabilité" et de taux d'intérêt. C'était visiblement trop, même pour l'émotion contenue de Solidarity, puisque ces mots n'apparaissent nulle part dans la traduction publiée.
Il est très révélateur de donner quelques exemples de la façon dont Solidarity a atténué les aspects "socialisme de marché" des articles originaux de Cardan:
Original: magasins de vente aux consommateurs.
La version de Solidarity: les magasins qui distribuent aux consommateurs (p. 24).
Original: Le marché des biens de consommation.
La version de Solidarity: biens de consommation (rubrique p. 35).
Original: Ce qui implique l'existence d'un marché réel pour les biens de consommation.
La version de Solidarity: Ce qui implique l'existence d'un mécanisme par lequel la demande des consommateurs peut réellement se faire sentir (p.35).
Original: Monnaie, prix, salaires et valeur
Version de Solidarity: "argent", "salaires", "valeur" (rubrique p. 36)...
En fait, Cardan a envisagé une économie de marché dans laquelle tout le monde serait payé en argent circulant, un salaire égal, avec lequel acheter des biens qui seraient en vente à un prix égal à leur valeur (quantité de travail socialement nécessaire incorporée dans ces marchandises). Et il avait le culot de prétendre que Marx soutenait aussi que sous le socialisme, les biens s’échangeraient à leurs valeurs.... " [12]
La véritable continuité ici n'est pas avec Marx mais avec Proudhon, dont la future société "mutualiste" est une société de producteurs de marchandises indépendants, qui échangent leurs produits à leur valeur. ..
Castoriadis ne prétend pas que la société qu'il décrit est le but final de la révolution. En fait, sa position est très similaire à la définition qui est apparue pendant la période de la social-démocratie et qui a été théorisée par Lénine en particulier: le socialisme est une étape sur la voie du communisme[13]. Et bien sûr, le stalinisme a profité pleinement de cette idée pour faire valoir que l'économie entièrement stratifiée de l'URSS était déjà le "socialisme réel". Mais le problème avec cette idée ne réside pas seulement dans la manière dont elle a été utilisée par le stalinisme. Une difficulté plus profonde est qu'elle tend à figer la période de transition dans un mode de production stable, alors qu'elle ne peut vraiment être comprise que d'une manière dynamique et contradictoire, comme une période marquée par une lutte constante entre les mesures communistes déclenchées par le pouvoir politique de la classe ouvrière, et tous les restes de l'ancien monde qui tendent à ramener la société vers le capitalisme. Que le régime politique de cette étape "socialiste" soit envisagé de manière despotique ou démocratique, l'illusion fondamentale demeure: que l'on peut arriver au communisme par un processus d'accumulation de capital. On peut même voir la tentative de Castoriadis de développer une économie équilibrée, où la production est harmonisée avec le marché de consommation, comme un reflet des méthodes keynésiennes de l'époque, qui visaient à éliminer les crises économiques précisément en réalisant un tel équilibre planifié. Et cela révèle à son tour à quel point Castoriadis a été ensorcelé par l'apparence de stabilité économique capitaliste dans la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale[14].
Dans une première partie de CS II, Castoriadis reprend à juste titre l'opinion de Marx selon laquelle la future société de producteurs libres doit simplifier profondément l'ensemble du processus de production et de distribution - doit rendre ses opérations "parfaitement simples et intelligibles", pour reprendre le terme utilisé par Marx dans l'une des rares descriptions de la société communiste contenues dans Le Capital[15]. Mais en conservant les catégories de production de valeur, non seulement toute tentative de planification rationnelle de la production et de la distribution sera entravée par les préoccupations du marché et de la "rentabilité", mais elle conduira tôt ou tard à la même vieille merde - à la crise économique et à des formes d'exploitation cachées, puis ouvertes. Il semble également assez ironique qu'ayant développé, dans la première partie de CSII, l'argument selon lequel la technologie capitaliste ne peut être considérée comme neutre mais est profondément liée aux objectifs de la production capitaliste, Castoriadis semble alors opter pour une sorte de solution technique, dans laquelle la "production planifiée" à l'aide de très gros ordinateurs, est en mesure de déterminer comment le marché autogéré parviendra à un équilibre économique parfait.
L'incapacité de Castoriadis à envisager un réel dépassement du rapport salarial est liée à sa fixation sur la notion d'"entreprise" socialiste en tant qu'unité autogérée, bien qu'elle se coordonne avec d'autres entreprises et branches de production à différents niveaux. Dans CS II, la description des relations dans la future société socialiste commence par une longue section sur la façon dont l'usine du futur sera gérée, et ce n'est que plus tard dans le texte qu'elle discute de la façon dont la société dans son ensemble sera gérée au niveau politique et économique. Le texte CS III est presque entièrement consacré à l'analyse de la réalité de la résistance au jour le jour dans l'atelier de l'usine, la considérant comme le terrain sur lequel une future conscience révolutionnaire se développera. Castoriadis n'a pas tort de souligner l'importance du lieu de travail en tant que centre d'intérêt pour l'association des travailleurs, pour leur résistance collective, et dans tout processus révolutionnaire, les assemblées de base sur le lieu de travail joueront certainement un rôle vital en tant que "cellules" d'un réseau plus large de conseils. Mais Castoriadis va plus loin que cela et suggère que, dans la société socialiste, l'usine/lieu de travail se maintiendra comme une sorte de communauté fixe. Au contraire, comme Bordiga a toujours souligné, l'émergence du communisme implique nécessairement la fin de l'entreprise individuelle, et le dépassement réel de la division du travail impliquera certainement que les producteurs seront de moins en moins liés à une seule unité de production.
Peut-être plus important encore, "l’usinisme" de Castoriadis conduit à une profonde sous-estimation de la fonction première des conseils ouvriers, qui n'est pas la gestion de l'usine mais l'unification de la classe ouvrière aux niveaux économique et politique. Pour Castoriadis, un conseil ouvrier est essentiellement un conseil élu par l'assemblée ouvrière d'une unité de production donnée, et vers la fin de CS II, il le distingue clairement des soviets russes qu'il considère comme essentiellement basés sur des unités territoriales[16]: "Bien que le mot russe "soviet" signifie "conseil", il ne faut pas confondre les conseils ouvriers que nous avons décrits dans ce texte, même avec les premiers Soviet russes. Les conseils ouvriers sont basés sur le lieu de travail. Ils peuvent jouer à la fois un rôle politique et un rôle dans la gestion industrielle de la production. Par essence, un conseil ouvrier est un organe universel. Le (Conseil) Soviet des députés ouvriers de Petrograd de 1905, bien qu'issu d'une grève générale et de composition exclusivement prolétarienne, soit resté un organe purement politique. Les Soviets de 1917 étaient en règle générale basés géographiquement. Eux aussi étaient des institutions purement politiques, dans lesquelles toutes les couches sociales opposées à l'ancien régime formaient un front uni".
Castoriadis envisage un réseau de conseils prenant en charge la gestion des affaires politiques locales et nationales, et Solidarity nous dessine utilement un schéma, mais celui-ci semble impliquer une assemblée centrale de délégués d'usine au niveau national sans lien avec le niveau local. Mais, fixé sur le problème de la gestion de l'usine (une question qui, en Russie, a été reprise par les comités d'usine), Castoriadis sous-estime l'importance du fait que les soviets sont apparus en 1905 et 1917 pour coordonner les lieux de travail engagés dans une grève de masse: il s'agissait d'un "conseil de guerre" de délégués de toutes les entreprises d'un village ou d'une ville donnée et, dès le début, il a pris la direction d'un mouvement qui passait du terrain de la défense économique à celui de la confrontation politique avec le régime existant.
Il est vrai qu'à côté, et souvent en liaison avec les soviets de députés ouvriers, il y avait des soviets de délégués de soldats et de marins, élus dans les casernes et sur les navires, et des soviets de députés "paysans" élus dans les villages, ainsi que des formes comparables élues sur la base des quartiers urbains, des groupes d'appartements, etc. En ce sens, de nombreux soviets avaient une base territoriale ou résidentielle forte. Mais cela soulève une autre question: la relation entre les conseils ouvriers et les conseils d'autres couches non exploiteuses. Castoriadis est conscient de ce problème puisque son "diagramme" envisage que l'assemblée centrale des délégués renferme des délégués des conseils paysans et des conseils de professionnels et de petits commerçants. C'est pour nous le problème central de l'État dans la période de transition: une période où les classes existent encore, dans laquelle la classe ouvrière doit exercer sa dictature tout en intégrant les autres couches non exploiteuses dans la vie politique et dans le processus de transformation des rapports sociaux. Castoriadis envisage un processus similaire mais rejette l'idée que cette organisation transitoire de la société constitue un État. Selon nous, cette approche est plutôt susceptible de permettre une situation où l'État devient une force "autonome" s'opposant aux organes de la classe ouvrière, comme cela s'est produit assez rapidement en Russie, compte tenu de l'isolement de la révolution après 1917. Pour nous, l'indépendance réelle de la classe ouvrière et de ses conseils est mieux servie en appelant l'État ce qu'il est, en reconnaissant ses dangers inhérents, et en s'assurant qu'il n'y a pas de subordination des organes de la classe ouvrière aux organes de la "société dans son ensemble".
Une dernière expression de l'incapacité de Castoriadis à envisager une véritable rupture avec les catégories de capital: la limitation de sa vision au niveau national. Des indices en sont donnés ici et là dans CS II où il parle de la façon dont les choses pourraient fonctionner "dans un pays comme la France", et comment "la population du pays tout entier" pourrait gérer ses affaires à travers une assemblée de délégués de conseil qui est dépeinte comme existant seulement à l'échelle nationale. Mais le danger de voir le "socialisme" dans un cadre national apparaît beaucoup plus explicitement dans ce passage:
L'idée qu'un pouvoir prolétarien peut se maintenir dans un seul pays en construisant le socialisme inverse la réalité du problème et nous ramène, finalement, aux erreurs des bolcheviks après 1921, et même aux positions contre-révolutionnaires de Staline et de Boukharine après 1924. Lorsque la classe ouvrière prend le pouvoir dans un pays, elle sera bien sûr obligée de prendre des mesures économiques pour garantir la satisfaction des besoins de base et, dans la mesure du possible, elles devraient être compatibles avec les principes communistes et contraires aux catégories de capital. Mais il faut toujours reconnaître que de telles mesures (comme le "communisme de guerre" en Russie) seront profondément déformées par des conditions d'isolement et de pénurie et n'auront pas nécessairement de continuité directe avec la reconstruction communiste authentique qui ne commencera qu'une fois que la classe ouvrière aura vaincu la bourgeoisie à l'échelle mondiale. Entre temps, la tâche essentiellement politique de l'extension de la révolution devra prendre le pas sur les mesures sociales et économiques contingentes et expérimentales qui auront lieu dans les premières étapes d'une révolution communiste.
Nous reviendrons plus tard sur la trajectoire politique suivie par Castoriadis, qui allait être significativement modelée par son abandon du marxisme au niveau théorique.
Munis est retourné en Espagne en 1951 pour intervenir dans une flambée généralisée de lutte de classe, voyant la possibilité d'un nouveau soulèvement révolutionnaire contre le régime franquiste[18]. Il a été arrêté et a passé les sept années suivantes en prison. On peut soutenir que Munis n'a pas réussi à tirer des leçons politiques clés de cette expérience, en particulier en ce qui concerne les possibilités révolutionnaires de l'après-guerre, mais cela n'a certainement pas freiné son engagement pour la cause révolutionnaire. Il s'est réfugié de façon très précaire en France - l'État français l'a rapidement expulsé - et il a passé plusieurs années à Milan, où il est entré en contact avec les Bordiguistes et avec Onorato Damen de Battaglia Comunista, et il s’est développé une forte estime entre eux. C'est à cette époque, en 1961, que Munis, en compagnie de Péret, fonde le groupe Fomento Obrero Revolucionario. Dans ce contexte, il a produit deux de ses textes théoriques les plus importants: Les syndicats contre la révolution en 1960 et Pour un second Manifeste Communiste en 1961[19].
Au début de cet article, nous avons noté les similitudes dans les trajectoires politiques de Castoriadis et Munis dans leur rupture avec le trotskysme. Mais au début des années 1960, leurs chemins avaient commencé à diverger assez radicalement. À ses débuts, le titre "Socialisme ou Barbarie" correspondait au choix réel auquel était confrontée l'humanité: Castoriadis se considérait comme marxiste et l'alternative annoncée dans le titre exprimait l'adhésion du groupe à l'idée que le capitalisme était entré dans son époque de déclin[20]. Mais dans l'introduction au premier volume d'un recueil de ses écrits, La Société Bureaucratique[21], Castoriadis décrit la période 1960-64 comme les années de sa rupture avec le marxisme, considérant non seulement que le capitalisme avait essentiellement résolu ses contradictions économiques, réfutant ainsi les prémisses de base de la critique marxiste de l'économie politique; mais aussi que le marxisme, quelles que soient ses conceptions, ne pouvait être séparé des idéologies et des régimes qui s’en revendiquaient. En d'autres termes, Castoriadis, comme d'autres anciens trotskystes (comme les restes du RKD allemand) est passé d'un rejet total du "léninisme" à un rejet du marxisme lui-même (et s'est donc retrouvé dans un anarchisme de type "new look").
Même si, comme nous l'examinerons également, le ‘Second Manifeste’ indique à quel point Munis n'avait pas entièrement évacué le poids de son passé trotskyste, il dit clairement que, malgré toute la propagande contemporaine sur la société d'abondance et l'intégration de la classe ouvrière, la trajectoire réelle de la société capitaliste a confirmé les fondements du marxisme: que le capitalisme, depuis la première guerre mondiale, était entré dans son époque de décadence, dans laquelle la contradiction criante entre les rapports de production et les forces productives menaçait de mener l'humanité à la ruine, surtout à cause du danger historique de guerre entre les deux blocs impérialistes qui dominaient le globe. La société d'abondance était essentiellement une économie de guerre.
Loin de blâmer le marxisme pour avoir en quelque sorte donné naissance au stalinisme, le Second Manifeste dénonce avec éloquence les régimes et partis staliniens comme l'expression la plus pure de la décadence capitaliste qui, sous différentes formes à travers le monde, engendre une poussée vers un capitalisme d'État totalitaire. À partir du même point de départ théorique, le texte affirme que toutes les luttes de libération nationale sont devenues des moments de la confrontation impérialiste mondiale. À une époque où l'idée que les luttes nationales dans le Tiers-Monde étaient la nouvelle force du changement révolutionnaire, c'était un exemple frappant d'intransigeance révolutionnaire, et les arguments qui l'accompagnaient allaient être largement confirmés par l'évolution des régimes "post-coloniaux" produits par la lutte pour l'indépendance nationale. Cela contrastait avec les ambiguïtés du groupe SouB sur la guerre d'Algérie et d'autres questions fondamentales de classe. Le Second Manifeste indique clairement que SouB a suivi un chemin de compromis et d'ouvriérisme plutôt que de lutter pour la clarté communiste, contre le courant là où c'est nécessaire:
Encore une fois, contrairement à l'évolution de SouB, le Second Manifeste n'hésite pas à défendre le caractère prolétarien de la révolution d'Octobre et du parti bolchevique. Dans un document écrit environ 10 ans plus tard, et qui reprend des thèmes similaires au Second Manifeste, Parti-État, Stalinisme, Révolution[22], Munis argumente contre les courants de la gauche allemande et hollandaise qui avaient renié leur soutien initial à octobre et décidé que la révolution russe et le bolchevisme étaient essentiellement de nature bourgeoise. En même temps, le Second Manifeste se concentre sur certaines erreurs clés qui ont accéléré la dégénérescence de la révolution en Russie et la montée de la contre-révolution stalinienne: la confusion entre des nationalisations et de la propriété étatique et le socialisme, et l'idée que la dictature du prolétariat signifiait la dictature du parti. Dans Parti-État, Munis a également une vision précise de l'idée que l'État transitoire ne peut pas être considéré comme l'agent de la transformation communiste, faisant écho à la position de Bilan et de la GCF:
Et là où Castoriadis dans "Le contenu du socialisme" prône une forme de capitalisme autogéré, Munis ne laisse aucune place au doute sur le contenu économique et social du programme communiste - l'abolition du travail salarié et de la production de marchandises:
En même temps, cette force du ‘Second Manifeste’ concernant le contenu de la transformation communiste est aussi un côté faible - une tendance à supposer que le travail salarié et la production de marchandises peuvent être abolis dès le premier jour, même dans le contexte d'un seul pays. Il est vrai, comme dit le texte, que "dès le premier jour, la société en transition née de cette victoire doit viser cet objectif. Elle ne doit pas perdre de vue un instant l'interdépendance stricte entre la production et la consommation". Mais comme nous l'avons déjà fait remarquer, le prolétariat d'un seul pays ne doit jamais perdre de vue le fait que les mesures qu'il prend ne peuvent être que temporaires tant que la victoire révolutionnaire n'a pas été remportée à l'échelle mondiale, et qu’elles restent soumises au fonctionnement global des lois du capitalisme. Le fait que Munis ne garde pas cela à l'esprit à tout moment est confirmé en particulier dans Parti-État où il présente le communisme de guerre comme une sorte de "non-capitalisme" et considère la NEP comme la restauration des rapports capitalistes. Nous avons déjà critiqué cette approche dans deux articles[23] de la Revue internationale. C'est aussi confirmé par ce que Munis a toujours maintenu au sujet des événements en Espagne 36-37: pour lui, la révolution espagnole est allée encore plus loin que la révolution russe. C'était en partie parce qu'en mai 1937, les ouvriers montraient pour la première fois, les armes à la main, une compréhension du rôle contre-révolutionnaire du stalinisme. Mais il considérait aussi que les collectifs industriels et agraires espagnols avaient établi de petits îlots de communisme. En résumé: les rapports communistes sont possibles même sans la destruction de l'État bourgeois et l'extension internationale de la révolution. Dans ces conceptions, nous voyons, une fois de plus, un renouveau des idées anarchistes et même une anticipation du courant de "communisation" qui devait se développer dans les années 1970 et qui a une influence certaine au sein du mouvement anarchiste plus large d'aujourd'hui.
Et alors qu’une rupture incomplète avec le trotskysme prend parfois cette direction anarchiste, elle peut aussi se manifester par des séquelles plus classiques du trotskysme. Le Second Manifeste se termine donc par une sorte de version actualisée du programme de transition de 1938. Nous citons longuement à ce propos notre article de la Revue internationale 52:
Le FOR ne comprend toujours pas aujourd'hui:
De façon très caractéristique, le FOR met sur le même plan ses mots d'ordre réformistes de "droits et libertés" démocratiques pour les ouvriers et des mots d'ordre qui ne peuvent surgir que dans une période pleinement révolutionnaire. On trouve ainsi pêle-mêle les mots d'ordre de:
Tous ces mots d'ordre montrent des confusions énormes. Le FOR semble avoir abandonné toute boussole marxiste. Aucune distinction n'est faite entre une période prérévolutionnaire, où domine politiquement le capital, une période révolutionnaire, où s'établit un double pouvoir, et la période de transition (après la prise du pouvoir par le prolétariat) qui seule peut mettre à l'ordre du jour (et non immédiatement!) la "suppression du travail salarié" et la "suppression des frontières"."[24]
Munis est décédé en février 1989. Le CCI a publié un hommage qui commençait en disant: "le prolétariat a perdu un militant qui a consacré toute sa vie à la lutte de classe"[25]. Après avoir brièvement retracé l'histoire politique de Munis à travers l'Espagne des années 1930, sa rupture avec le trotskysme pendant la Seconde Guerre mondiale, son séjour dans les prisons de Franco au début des années 1950 et la publication de Pour un second Manifeste Communiste, l'article reprend l'histoire à la fin des années 60:
Aujourd'hui, le FOR n'existe plus. Il a toujours été fortement dépendant du charisme personnel de Munis, qui n'a pas su transmettre une solide tradition d'organisation à la nouvelle génération de militants qui se sont ralliés autour de lui, et qui aurait pu servir de base pour la poursuite du fonctionnement du groupe après la mort de Munis. Et comme le remarque notre hommage, le groupe a souffert d'une tendance au sectarisme qui a encore affaibli sa capacité de survie.
L'exemple de cette attitude mentionnée dans l'hommage est le départ plutôt ostentatoire de Munis et de son groupe de la deuxième conférence de la gauche communiste, en mettant en avant son désaccord avec les autres groupes sur le problème de la crise économique. Ce n'est pas l'endroit pour examiner ce problème en détail, mais nous pouvons voir le cœur de la position de Munis dans le Second Manifeste:
La position de Munis n'est donc pas simplement de nier la crise de surproduction, et d’ailleurs, plus tôt dans le Second Manifeste, il attribue ces crises à une contradiction fondamentale du système, celle entre la valeur d'usage et la valeur d'échange. De plus, dans son rejet de l'idée "d'automatisme" selon laquelle un crash économique conduirait mécaniquement à une avancée de la conscience révolutionnaire, Munis a raison. Il a également raison de voir que l'émergence d'une conscience véritablement révolutionnaire implique la reconnaissance du fait que les rapports sociaux mêmes, sous-jacents à la civilisation, sont devenus incompatibles avec les besoins de l'humanité. Ce sont des points qui auraient pu être discutés avec d'autres groupes de la gauche communiste et qui ne justifiaient certainement pas de quitter la conférence de Paris sans même expliquer ses véritables divergences.
Encore une fois, dans sa brochure Fausse Trajectoire de Révolution Internationale[26], où ses vues sur la relation entre crise économique et conscience de classe sont expliquées plus longuement, Munis vise parfois juste, puisque, comme nous l'avons dit dans notre résolution sur la situation internationale [15] du 21e congrès international[27], le CCI a parfois établi un lien immédiat et mécanique entre la crise et la révolution. Mais la réalité n'était pas vraiment du côté de Munis puisque, qu'on le veuille ou non, le système capitaliste est en effet coincé dans une crise économique très profonde depuis les années 1970; l'idée que les crises économiques font simplement partie du mécanisme de "régulation" du système semble refléter les pressions de l'époque où le Second Manifeste a été écrit, le début des années 1960, le zénith du boom de l'après-guerre. Mais ce pic a été suivi d'une descente rapide dans une crise économique mondiale qui s'est avérée fondamentalement insoluble, malgré toutes les énergies qu'un système géré par l'État a déployées pour ralentir et retarder ses pires effets. Et s'il est vrai qu'une conscience véritablement révolutionnaire doit saisir l'incompatibilité entre les rapports sociaux capitalistes et les besoins de l'humanité, l'échec visible d'un système économique qui se présente comme pas moins qu’une incarnation de nature humaine, jouera certainement un rôle clé pour permettre aux exploités de se débarrasser de leurs illusions sur le capitalisme et son immortalité.
Derrière ce refus d'analyser la dimension économique de la décadence du capitalisme se cache un volontarisme non dépassé, dont les fondements théoriques remontent à la lettre annonçant sa rupture avec l'organisation trotskyste en France, le Parti Communiste Internationaliste, où il maintient avec constance la notion de Trotsky, présentée dans les premières lignes du Programme de transition, selon laquelle la crise de l'humanité est la crise de la direction révolutionnaire:
C'est cette attitude "héroïque" qui a conduit Munis à voir la possibilité d'une révolution prête à faire surface à tout moment dans la période décadente: - dans les années 1930, quand Munis voit les événements en Espagne non pas comme la preuve d'une contre-révolution triomphante mais comme le point culminant de la vague révolutionnaire qui a commencé en 1917; - après la fin de la Seconde Guerre mondiale, quand, comme nous l'avons vu, Munis a vu les mouvements en Espagne en 1951 comme précurseurs d'un assaut révolutionnaire; - à l'apogée de la période du "boom" des années 1960, puisque le Second Manifeste fait déjà référence à "l'accumulation d'énergies révolutionnaires redoutables" qui s'est produite au moment où il a été écrit. Et tout comme il a rejeté les efforts du CCI pour examiner l'évolution de la crise économique, il rejette également notre argument selon lequel même si la décadence signifie que la révolution prolétarienne est à l'ordre du jour de l'histoire, il peut y avoir des phases de défaite et de désarroi profonds dans la classe pendant cette période, des phases qui rendent la révolution presque impossible et qui confèrent des tâches différentes à l'organisation révolutionnaire.
Mais aussi graves qu'aient pu être ces erreurs, ce sont des erreurs compréhensibles d'un révolutionnaire qui désire de tout son être voir la fin du capitalisme et le début de la révolution communiste. C'est pourquoi notre hommage se termine ainsi:
L'un des meilleurs récits de la vie de Munis a été écrit par Auguste Guillamon en 1993. Son titre - G. Munis, un révolutionnaire peu connu [16] - résume l'un des principaux points de l'article: que la plupart des militants qui, à travers les épreuves et les tribulations du 20ème siècle, sont restés fidèles à la cause prolétarienne, n'ont pas été récompensés par la gloire ou la fortune: aux côtés de Munis, il mentionne Onorato Damen, Amadeo Bordiga, Paul Mattick, Karl Korsch, Ottorino Perrone, Bruno Maffi, Anton Pannekoek et Henk Canne-Meijer[29]. En revanche, notre nécrologie pour Castoriadis s'intitulait: Mort de Cornelius Castoriadis: la bourgeoisie rend hommage à l'un de ses serviteurs [17]. Nous pouvons laisser l'article parler de lui-même, en ajoutant quelques commentaires supplémentaires.
"La presse bourgeoise, surtout en France, a fait du bruit sur la mort de Cornelius Castoriadis. Le Monde y fait référence dans deux numéros successifs (28-29 décembre et 30 décembre 1997) et lui consacre une page entière sous un titre significatif: "Mort de Cornelius Castoriadis, révolutionnaire anti-marxiste". Ce titre est typique des méthodes idéologiques de la bourgeoisie. Il contient deux vérités enroulées autour du mensonge que nous devrions avaler. Les vérités: Castoriadis est mort, et il était anti-marxiste. Le mensonge: c'était un révolutionnaire. Pour étayer l'idée, Le Monde rappelle les propres mots de Castoriadis, "répétés jusqu'à la fin de sa vie", "Quoi qu'il arrive, je resterai d'abord et avant tout un révolutionnaire".
Et en effet, dans sa jeunesse, il fut un révolutionnaire. À la fin des années 1940, il rompt avec la 4e Internationale trotskyste en compagnie d'autres camarades et anime la revue Socialisme ou Barbarie. À cette époque, SouB représentait un effort, quoique confus et limité par ses origines trotskystes, pour développer une ligne de pensée prolétarienne au milieu de la contre-révolution triomphante. Mais au cours des années 1950, sous l'impulsion de Castoriadis qui signa ses articles Pierre Chaulieu, puis Paul Cardan), SouB rejeta de plus en plus les faibles fondements marxistes sur lesquels il avait été construit. En particulier, Castoriadis a développé l'idée que le véritable antagonisme dans la société n'était plus entre exploiteurs et exploités, mais entre "dirigeants et dirigés". SouB a finalement disparu au début de 1966, à peine deux ans avant les événements de mai 68, qui ont marqué la résurgence historique de la lutte de classe mondiale après une contre-révolution de près d'un demi-siècle. En fait, Castoriadis avait cessé d'être un révolutionnaire bien avant sa mort, même s'il était capable d’en maintenir l'apparence illusoire.
Castoriadis n'a pas été le premier à trahir les convictions révolutionnaires de sa jeunesse. L'histoire du mouvement ouvrier est parsemée de tels exemples. Ce qui le caractérise cependant, c'est qu'il a habillé sa trahison dans les haillons du "radicalisme politique", en prétendant qu'il était opposé à l'ensemble de l'ordre social existant. Nous pouvons le voir en regardant un article écrit dans Le Monde Diplomatique en réponse à son livre final, "Done and to be done" ("Fait et à faire", 1997):
Nous avons vu certains des premiers signes d'une recherche de reconnaissance dans la décision du groupe Castoriadis d'écrire pour Les Temps Modernes de Sartre, une pratique fortement critiquée par la GCF[30]. Mais c'est quand il abandonne finalement l'idée d'une révolution de la classe ouvrière et commence à spéculer sur une sorte d'utopie de citoyens autonomes, quand il plonge dans les bains plus obscurs de la sociologie et de la psychanalyse lacanienne, qu'il devient intéressant pour l'académie bourgeoise et les branches les plus sophistiquées des médias, qui étaient tout à fait disposées à lui pardonner les folies de sa jeunesse et à l'accepter dans leurs très confortables rangs.
Mais notre article ("Mort de Cornelius Castoriadis … ") accuse Castoriadis d'une trahison plus grave que d’abandonner la vie militante et de rechercher avant tout son avancement professionnel.
Castoriadis a-t-il ouvertement appelé à mobiliser les travailleurs pour défendre la "démocratie occidentale" contre ce qu'il a appelé la "stratocratie" du bloc de l'Est ? Dans un fil sur Libcom en 2011, un post signé 'Julien Chaulieu' s'oppose au post original, un récit de la vie de Castoriadis écrit par la Fédération Anarchiste au Royaume-Uni, qui affirme que "dans sa dernière période, Castoriadis s'est orienté vers les investigations philosophiques, vers la psychanalyse. Dans cette période, son manque de connaissance des événements et mouvements sociaux actuels l'a conduit vers une tentative de défense de l'Occident - parce que la lutte y restait encore possible - contre l'impérialisme stalinien".[31]
Julien Chaulieu répondit:
Dans cet entretien, il a déclaré ce qui suit:
Mais ce que nous trouvons réellement dans ce passage, avec son analyse alarmiste de la force militaire russe, et encore une fois avec certaines déclarations sur la guerre du Golfe de 1991[32] c'est que les textes ultérieurs de Castoriadis créent une zone d'ambiguïté qui peut facilement être exploitée par les vrais vautours de la société capitaliste, même si Castoriadis lui-même évite de s'incriminer avec des déclarations explicitement pro-guerre.
Notre article aurait également pu ajouter qu'il y a une autre facette de "l'héritage de Castoriadis": il est, en un sens, l'un des pères fondateurs de ce que nous avons appelé le courant "moderniste" (et qui, rappelons-le, a toujours été inspiré, dans une large mesure, par la version Castoriadis issue du trotskysme), composé de divers groupes et individus qui prétendent avoir dépassé le marxisme mais qui se considèrent encore comme révolutionnaires et même communistes. Plusieurs membres de l'Internationale Situationniste, qui tendaient vers cette direction, étaient même membres de SouB, mais la transmission de cette flamme est une tendance plus générale et ne dépend pas d'une succession physique directe. Les Situationnistes, par exemple, se sont mis d'accord avec Castoriadis sur le slogan de l'autogestion généralisée, ont convenu que l'analyse marxiste de la crise économique était une vieillerie, mais ne l'ont pas suivi dans l’abandon de l'idée de la classe ouvrière comme force motrice de la révolution. D'autre part, la tendance principale du modernisme ultérieur - qui tend aujourd'hui à se qualifier de "mouvement pour la communisation" - a lu Marx et Bordiga et est capable de montrer que cette notion d'autogestion est tout à fait compatible avec la loi de la valeur. Mais ce qu'ils héritent de Castoriadis, c'est avant tout l'abandon de la classe ouvrière comme sujet de l'histoire. Et de même que le dépassement de Marx par Castoriadis l'a ramené à Proudhon, de même le puissant acte "d’abrogation" cher aux communisateurs ramène ces derniers à Bakounine, où toutes les classes s'immolent dans la grande conflagration à venir. Mais ceci est une polémique que nous devrons reprendre.
C D Ward, décembre 2017
[1] Le communisme est à l'ordre du jour de l'histoire: Castoriadis, Munis et le problème de la rupture avec le trotskisme (première partie) [18], Revue internationale n° 161.
[2] Chaulieu étant un nom de guerre pour Cornelius Castoriadis - avec Paul Cardan et d'autres; Montal pour Claude Lefort.
[3] Lire à ce sujet: Mémoires d'un révolutionnaire (A. Stinas, Grèce): nationalisme et antifascisme [19] dans la Revue internationale n° 72; Revolutionary defeatists in Greece in World War II, Aghis Stinas [20].
[4] Voir par exemple ce texte de 1945 Defense of the Soviet Union and Revolutionary Tactics [21].
[6] On the Content of Socialism I - Socialisme Ou Barbarie [23], On the Content of Socialism II - Socialisme Ou Barbarie [14], On the Content of Socialism III - Socialisme Ou Barbarie [24]
[8] La brochure de Pannekoek a été écrite pendant la guerre mais publiée complètement dans les années qui ont suivi. La référence qu’y fait Castoriadis est dans On the Content of Socialism III - Socialisme Ou Barbarie [24]
[9] CS II.
[10] Chapitre XLVIII
[11] Voir notre article précédant dans cette série, Le renversement du fétichisme de la marchandise [26].
[12] Solidarity, the market and Marx [27]. Le texte est également intéressant dans la mesure où il salue l'apparition de nouveaux groupes comme Workers Voice à Liverpool, Internationalism aux États-Unis et le groupe de Londres qui, après s'être séparé de Solidarity, a formé World Revolution, qui sont beaucoup plus clairs que Solidarity sur le contenu du socialisme/communisme. Ce qu'il ne fait pas, c'est de s'opposer à la conception essentiellement nationale du socialisme contenue dans CS II - une faiblesse qui afflige inévitablement le SPGB avec sa vision d'un chemin parlementaire vers le socialisme. Voir note suivante.
[13] Pour nous - et nous pensons être plus proches de Marx ici, même s'il préférait beaucoup le terme "communisme" - nous considérons le socialisme et le communisme comme la même chose: une société où le travail salarié, la production marchande et les frontières nationales ont été dépassés.
[14] Voir notre article Décadence du capitalisme: le boom d'après-guerre n'a pas renversé le cours du déclin du capitalisme [28].
[15] Le Capital, volume 1, chapitre 1
[16] Il est intéressant de noter que dans une lettre à Socialisme ou Barbarie en 1953, Anton Pannekoek avait déjà remarqué la conception restrictive des conseils ouvriers par le groupe français: "Alors que vous limitez l'activité de ces organismes à l'organisation du travail dans les usines après la prise de pouvoir social par les travailleurs, nous les considérons aussi comme étant les organismes par lesquels les travailleurs vont conquérir ce pouvoir". Letter to Socialisme ou Barbarie [29]. Anton Pannekoek 1953.
[17] CS II
[19] Unions against revolution [31]. Ce texte fut également publié dans Internationalism n°3 au début des années 70, avec une introduction de Judith Allen, Les syndicats et le réformisme. La réponse de Munis à celle-ci fut Brouillon théorique et clarté révolutionnaire [32]. Il existe une édition française de Pour un second manifeste communiste [33].
[20] Voir par exemple Les rapports de production en Russie [34].
[21] La société bureaucratique 1: les rapports de production en Russie, éditions 10:18, 1973
[22] Parti-État, Stalinisme, Révolution, éditions Spartacus, 1975
[23] Les confusions du "fomento obrero revolucionario" sur Russie 1917 et Espagne 1936 [35] publié dans la Revue internationale n° 25; Polémique: Où va le FOR ? [36] (Ferment Ouvrier Révolutionnaire) dans la Revue internationale n° 52.
[25] À la mémoire de munis, un militant de la classe ouvrière [37], dans la Revue internationale n° 58.
[26] Dans la brochure Alarme, non datée.
[27] Revue internationale n° 156. Voir également la résolution sur la lutte de classe internationale [38] de notre 22eme congrès, en particulier son point 15, publiée dans la Revue internationale n° 159.
[29] Curieusement, il n'inclut pas Marc Chirik dans la liste, ni dans l'ensemble de l'article, ce qui le prive quelque peu d'un important domaine d'investigation. Non seulement les discussions entre Munis et la Gauche Communiste de France à la fin des années 40 et au début des années 50 ont joué un rôle dans la rupture de Munis avec le trotskysme, mais aussi nous pouvons voir tout au long des écrits de Munis sur la crise économique une polémique continue contre la conception de la décadence défendue par la GCF et plus tard le CCI.
[30] Le communisme est à l'ordre du jour de l'histoire: Castoriadis, Munis et le problème de la rupture avec le trotskisme (première partie) [18].
[32] Selon Takis Fotopoulos: "Enfin, il faut mentionner sa position sur la guerre du Golfe, ce qui était totalement inacceptable pour un membre auto-déclaré de la gauche anti-systémique, alors que, contrairement à d'autres analystes de la gauche comme Noam Chomsky (en aucun cas un extrémiste et lui aussi un admirateur enthousiaste de l'effondrement de l'URSS !), il n'a pas pris une position sans équivoque contre cette guerre criminelle, qui a ouvert la voie à la destruction éventuelle de l'Irak, mais il a plutôt adopté une approche indirecte de "distances égales" envers la victime (le peuple irakien) et le bourreau (l'élite transnationale). Ainsi, après avoir rejeté le pétrole comme la cause fondamentale de la guerre dans le Golfe (et plus tard, par conséquence, de l'invasion de l'Irak, ce qui est aujourd'hui reconnu même par le chef du système de la Réserve fédérale américaine de l'époque, il a ensuite suggéré - plus d'une décennie avant Samuel Huntington - une sorte de "choc des civilisations" version Castoriadis. Il s'agissait en fait d'une "approche à distances égales" déguisée à l'égard de la victime et de son agresseur (c'est-à-dire l'approche habituelle adoptée par la gauche réformiste sur toutes les guerres récentes de l'élite transnationale): "Le conflit va déjà bien au-delà du cas de l'Irak et de Saddam Hussein. Il est en train de se transformer en confrontation entre, d'une part, des sociétés maintenues sous l'emprise d'un imaginaire religieux tenace, aujourd'hui renforcé, et, d'autre part, des sociétés occidentales qui, d'une manière ou d'une autre, ont été délivrées de cet imaginaire mais se sont révélées incapables de transmettre au reste du monde autre chose que les techniques de guerre et la manipulation de l'opinion." Pas étonnant que, dans les années 1990, Castoriadis, à ma connaissance, n'ait jamais prononcé un seul mot contre l'embargo occidental catastrophique contre ce pays qui a entraîné, selon les estimations de l'ONU, la mort d'un demi-million d'enfants irakiens, ou contre les bombardements meurtriers du pays ordonnés par l'administration Clinton. Inutile d'ajouter qu'une approche "à distances égales", similaire à celle adoptée par Castoriadis et la gauche réformiste, implique en effet un soutien indirect des élites dirigeantes et de leurs "guerres" ! The Autonomy project and Inclusive Democracy: A critical review of Castoriadis’ thought’ [40], Takis Fotopoulos, The International Journal of Inclusive Democracy Vol. 4, No. 2 (Avril 2008).
Dans la première partie de cet article [42], nous avons mis en évidence la réaction de toutes les grandes puissances impérialistes pour endiguer la vague révolutionnaire et éviter qu’elle ne se répande dans les grands pays industrialisés de l’Ouest de l’Europe. Alors que les bourgeoisies d’Europe s’étaient entredéchirées durant quatre ans, elles faisaient désormais cause commune contre leur ennemi historique : le prolétariat mondial. Parmi les multiples forces que la classe dominante engagea pour la préservation de son système, la social-démocratie (dont la direction et l’aile droite avaient voté les crédits de guerre en 1914, consacrant ainsi un opportunisme de longue date qui l'amenait à passer définitivement dans le camp de la bourgeoisie) devait jouer un rôle déterminant dans la répression et la mystification de la révolution mondiale. Le parti social-démocrate allemand (SPD) se plaça aux avants postes de cette offensive puisqu’il fut le véritable bourreau de la révolution allemande en janvier 1919. Comme Lénine et Rosa Luxemburg l’avaient pressenti[1], l’impossibilité de l’extension de la révolution dans les grands centres industriels d’Europe de l’Ouest déboucha sur l’isolement, la dégénérescence de la République des soviets et la victoire de la contre-révolution stalinienne qui pèse encore énormément dans les rangs de la classe ouvrière mondiale.
Au cours de la vague révolutionnaire qui gagna l’Allemagne à partir de novembre 1918, la social-démocratie joua véritablement le rôle de tête de pont de la bourgeoisie dans le but d’isoler la classe ouvrière de Russie.
Lorsque la révolution éclata en Allemagne, les diplomates soviétiques furent expulsés par Scheidemann (sous-secrétaire d’État sans portefeuille dans le cabinet de Max de Bade). À ce moment-là, les masses ouvrières n’avaient pas véritablement perçu l’abandon progressif du marxisme par le SPD. À la veille de la Première Guerre mondiale, des centaines de milliers d’ouvriers en Allemagne en étaient encore membres. Mais sa désolidarisation avec la révolution de Russie confirmait sa trahison et son passage dans le camp bourgeois. Après la mutinerie des marins de Kiel, Haase transmit par téléscripteur un message des commissaires du peuple au gouvernement soviétique en le remerciant pour l’envoi de céréales mais, après une pause, le message se poursuivait ainsi : "Sachant que la Russie est oppressée par la faim, nous vous demandons de distribuer au peuple russe affamé le grain que vous entendez sacrifier pour la révolution allemande. Le président de la République américaine Wilson, nous garantit l’envoi de farine et de lard nécessaire à la population allemande pour passer l’hiver." Comme l’a dit Karl Radek par la suite, "la main tendue resta suspendue dans le vide" ! Le gouvernement "socialiste" préférait l’aide d’une puissance capitaliste plutôt que celle des ouvriers de Russie ! En effet, à la place, le gouvernement allemand accepta de la farine et du lard américains, d’énormes quantités d’articles de luxe et d’autres marchandises superflues qui mirent le Trésor allemand à sec. Le 14 novembre, le gouvernement fit parvenir un télégramme au président américain Wilson : "Le gouvernement allemand demande au gouvernement des États-Unis de faire savoir par télégraphe au chancelier du Reich (Ebert) s’il peut compter sur la fourniture de denrées alimentaires de la part du gouvernement des États Unis, de façon à ce que le gouvernement allemand soit en mesure de garantir l’ordre à l’intérieur du pays et de rétribuer équitablement de tels approvisionnements."
En Allemagne, ce télégramme fut diffusé partout pour faire passer le message suivant aux ouvriers : "renoncez à la révolution et à abattre le capitalisme, et vous aurez du pain et du lard !". Mais aucune condition de ce genre n’avait été imposée par les Américains. Ainsi, non seulement la social-démocratie faisait du chantage aux ouvriers mais elle leur mentait effrontément en leur faisant croire que ces conditions étaient imposées par Wilson lui même.[2]
Dans ces conditions, il ne faisait aucun doute que la social-démocratie allemande se plaçait aux avant-postes de la contre-révolution. Le 10 novembre 1918, le conseil des ouvriers et de soldats de Berlin, l’organe suprême du pouvoir reconnu par le nouveau gouvernement, prit la décision de rétablir immédiatement les relations diplomatiques avec le gouvernement russe en attendant l’arrivée de ses représentants à Berlin. Cette résolution était un ordre que les commissaires du peuple auraient dû respecter mais ils ne le firent pas. Bien qu’ils s’en soient défendus dans l’organe de l’USPD, la trahison et la vente de la révolution aux puissances impérialistes a été acceptée par les Indépendants (USPD) comme le prouve le procès-verbal de la séance du conseil des commissaires du peuple du 19 novembre 1918 : "Poursuite de la discussion sur les relations entre l’Allemagne et la République des soviets. Haase conseille d’adopter une politique dilatoire. (...) Kautsky est d’accord avec Haase : la décision doit être différée. Le gouvernement soviétique ne peut survivre longtemps ; d’ici quelques semaines, il n’existera plus (...)."[3] Cependant, alors que l’aile droite de ce parti centriste passait progressivement du côté de la contre-révolution, l’aile gauche s'orientait plus clairement vers la défense des intérêts prolétariens.
Mais le zèle du gouvernement "socialiste" ne s’arrêtait pas là. Face à l’irritation de l’Entente du fait de la lenteur avec laquelle les troupes allemandes se retiraient des territoires orientaux, le gouvernement allemand répondit par une dépêche diplomatique qui, bien qu’envoyée après l’expulsion des sociaux-démocrates indépendants (du gouvernement), avait été élaborée avec eux. Voici ce qui était affirmé : "La conviction de l’Entente selon laquelle les troupes allemandes soutiendraient le bolchevisme, de leur propre initiative ou par ordre supérieur, directement ou bien en faisant obstacle aux mesures antibolcheviques, ne correspond pas à la réalité. Nous aussi, Allemands, et donc nos troupes également, retenons que le bolchevisme représente une menace extrêmement grave qu’il faut éventer par tous les moyens."[4]
Si le SPD illustre de la manière la plus extrême le passage de la social-démocratie dans le camp de la bourgeoisie, notamment dans sa lutte ouverte contre la révolution de Russie, la plupart des autres grands partis socialistes dans le monde ne furent pas en reste. La tactique du Parti socialiste italien a consisté, durant toute la guerre, à freiner la lutte de classes sous couvert d’une position faussement neutre dans le conflit mondial illustrée par le slogan hypocrite "ni saboter, ni participer", ce qui revenait à fouler aux pieds le principe de l’internationalisme prolétarien. En France, à côté de la fraction passée avec armes et bagage dans le camp de la bourgeoisie lors du vote des crédits de guerre, le mouvement socialiste restait gangréné par le centrisme qui ne faisait qu’encourager l’hostilité vis à vis de la révolution d’Octobre et de la fraction bolchevique. Néanmoins, un courant de gauche commençait à se dégager à la fin de l’année 1918 et au début de 1919. Même si la bourgeoisie surfait sur la vague de la victoire pour affermir le sentiment patriotique, le prolétariat français payait surtout l’absence d’un véritable parti marxiste. C’est d’ailleurs ce que faisait remarquer Lénine très lucidement : "la transformation du vieux type de parti européen parlementaire, réformiste à l’œuvre et légèrement coloré d’une teinte révolutionnaire, vraiment communiste, est chose extraordinairement difficile. C’est certainement en France que cette difficulté apparaît le plus nettement."[5]
En Russie, comme dans tous les pays où vont éclore des soviets, les partis socialistes jouèrent un double jeu. D’un côté, ils laissaient croire qu’ils étaient favorables au développement de la lutte émancipatrice des ouvriers à travers les soviets. De l’autre, ils firent tout leur possible pour stériliser ces organes d’auto-organisation de la classe. C’est en Allemagne que cette entreprise prit le plus d'ampleur. En apparence favorables aux conseils ouvriers, les socialistes se révélèrent y être farouchement hostiles. En cela, leur action destructrice au sein des soviets montre bien qu’ils se sont comportés en véritables chiens de garde de la bourgeoisie. La tactique était simple, il s’agissait de saper le mouvement de l’intérieur afin de vider les conseils de leur contenu révolutionnaire. Il s’agissait ainsi de stériliser les soviets en les assujettissant à l’État bourgeois, en faisant en sorte qu’ils se conçoivent comme des organes transitoires jusqu’à la tenue des élections à l’Assemblée nationale. Les conseils devaient également être ouverts à toute la population, à toutes les couches du peuple. En Allemagne par exemple, le SPD créa des "Comité de salut public" accueillant toutes les couches sociales avec des droits identiques.
Par ailleurs, les dirigeants SPD/USPD sabotèrent le travail des soviets depuis le Conseil des commissaires du peuple[7] en imposant d’autres instructions que celles données par le Conseil Exécutif (CE), qui était, lui, une émanation des conseils ouvriers, ou encore en faisant en sorte que celui-ci ne possède pas sa propre presse. Sous majorité SPD, le CE prit même position contre les grèves de novembre et décembre 1918. Cette entreprise de démolition de l’auto-organisation de la classe eut lieu également en Italie entre 1919 et 1920 au moment des grandes grèves puisque le PSI fit tout son possible pour transformer les conseils en vulgaires comités d’entreprise bien incorporés à l’État et appelant à l’autogestion de la production. La gauche du parti mena donc le combat contre cette illusion qui ne pouvait qu’enfermer la lutte des ouvriers dans le périmètre étroit de l’usine : "Nous voudrions éviter que ne pénètre dans les masses ouvrières la conviction qu'il suffit sans plus de développer l'institution des Conseils pour s'emparer des usines et éliminer les capitalistes. Ce serait une illusion extrêmement dangereuse (…) Si la conquête du pouvoir politique n'a pas lieu, les Gardes Royales, les carabiniers se chargeront de dissiper toute illusion, avec tout le mécanisme d'oppression, toute la force dont dispose la bourgeoisie, l'appareil politique de son pouvoir" (A. Bordiga)[8].
Mais la social-démocratie allemande montra son nouveau vrai visage lorsqu’elle assuma directement la répression des grèves ouvrières. En effet, le déploiement d’une intense campagne idéologique en faveur de la République, du suffrage universel, de l’unité du peuple ne suffit pas à détruire la combativité et la conscience du prolétariat. Ainsi, désormais au service de l’État bourgeois, les traîtres du SPD firent alliance avec l’armée pour réprimer dans le sang le mouvement de masse qui prolongeait celui né en Russie et qui mettait en péril l’une des puissances impérialistes les plus développés du monde. Le commandant en chef de l'armée, le général Groener, qui avait collaboré quotidiennement avec le SPD et les syndicats au cours de la guerre en tant que responsable des projets d'armements explique :
Le gouvernement social-démocrate n’a pas non plus hésité à faire appel à la bourgeoisie d’Europe occidentale dans l’opération de maintien de l’ordre lors les journées cruciales de janvier 1919. De toute façon, celle-ci se faisait un point d’honneur d’occuper Berlin si la révolution sortait victorieuse. Le 26 mars 1919, le premier ministre anglais Lloyd George écrit dans un mémorandum adressé à Clémenceau et Wilson : "Le plus grand péril, dans la situation actuelle réside, selon moi, dans le fait que l’Allemagne pourrait se tourner vers le bolchévisme. Si nous sommes sages, nous offrirons à l’Allemagne une paix, qui, parce qu’elle est juste, sera préférable pour tous les gens raisonnables à l’alternative du bolchévisme."[10] Face au danger de "bolchévisation de l’Allemagne", les principaux chefs politiques de la bourgeoisie ne se montrèrent pas si pressés de désarmer l’ennemi d’hier. Lors d’un débat au sénat sur la question en octobre 1919, Clémenceau ne cachait absolument pas les raisons : "D’abord pourquoi avons-nous accordé à l’Allemagne ces 288 canons ? (...) Parce que l’Allemagne a besoin de se défendre et que nous n’avons pas intérêt à avoir une seconde Russie bolchevique au centre de l’Europe ; c’est assez d’une."[11]
Alors que l’armistice venait à peine d’être signé, le gouvernement des Ebert-Noske- Scheidemann-Erzberger scellait la paix avec les Clémenceau-Lloyd George et Wilson par un pacte militaire dirigé contre le prolétariat allemand. Par la suite, la violence avec laquelle le chien sanglant Noske et ses corps francs se déchainèrent lors de la "semaine sanglante" du 6 au 13 janvier 1919 n’a d’égale que la répression terrible qu’exercèrent les Versaillais contre les Communards lors de la semaine sanglante du 21 au 28 mai 1871. Comme 38 ans plus tôt, le prolétariat subissait "la sauvagerie sans masque et la vengeance sans loi" (Karl Marx) de la bourgeoisie. Mais le bain de sang de janvier 1919, n’était que le prologue d’un châtiment beaucoup plus terrible qui s’abattit par la suite sur les ouvriers de la Ruhr, d’Allemagne centrale, de Bavière...
Dans les principaux pays alliés, la victoire sur les forces de la Triple Alliance n’empêcha pas la réaction de la classe ouvrière face à la barbarie que connut l’Europe entre 1914 et 1918. Malgré l’écho retentissant d’Octobre 17 au sein du prolétariat d’Europe de l’Ouest, les bourgeoisies de l’Entente surent instrumentaliser l’issue de la guerre afin de canaliser le développement des luttes du prolétariat entre 1917 et 1927. Alors que la guerre impérialiste est l’expression de la crise générale du capitalisme, la bourgeoisie réussit à faire avaler l’idée que ce n’était qu’une anomalie de l’histoire, que c’était "la der des der", que la société allait retrouver une stabilité et que la révolution n’avait pas lieu d’être. Dans les pays les plus modernes du capitalisme, la bourgeoisie martelait que désormais toutes les classes devaient participer à la construction de la démocratie. L’heure était soi-disant à la réconciliation et non pas aux affrontements sociaux. C’est dans cette optique qu’en février 1918, les parlementaires anglais adoptèrent le Representation of the People Act qui élargissait les effectifs électoraux et octroyait le droit de vote aux femmes de plus de trente ans. Dans un contexte où les luttes sociales faisaient rage en Grande-Bretagne, la bourgeoisie la plus expérimentée du monde, avec beaucoup d’habileté, tentait de détourner la classe ouvrière de son terrain de classe. Comme l’affirmait à l’époque Sylvia Pankhurst, cette habile manœuvre était en grande partie imposée par la menace d’une propagation de la révolution d’Octobre dans les pays occidentaux : "Les événements de Russie ont suscité une réponse à travers le monde, pas seulement parmi la minorité qui était favorable à l’idée du Communisme des Conseils, mais aussi parmi les tenants de la réaction. Ces derniers étaient parfaitement conscients de la croissance du soviétisme lorsqu’ils ont décidé de jouer la carte de la vieille machine parlementaire en accordant à certaines femmes à la fois le droit de vote et le droit d’être élues". (La menace ouvrière, 15 décembre 1923).[12]
Par ailleurs, la bourgeoisie sut très bien instrumentaliser l’issue de la guerre en jouant sur la division entre pays vainqueurs et pays vaincus afin de briser la dynamique de généralisation des luttes. Par exemple, à la suite de la dislocation de l’empire austro-hongrois, le prolétariat des différentes entités territoriales dut subir la propagande des luttes de libération nationale. De la même manière dans les pays vaincus il fut cultivé un état d’esprit revanchard parmi le prolétariat. Dans les pays vainqueurs, même si le prolétariat aspirait majoritairement à la tranquillité après quatre années de guerre, les nouvelles de Russie n’étaient pas accueillies sans provoquer un nouvel élan de combativité en France ou en Grande Bretagne notamment. Mais cet élan fut canalisé par la digue du chauvinisme et le battage de la victoire de la civilisation contre les "sales boches". Face à la dégradation des conditions de vie, consécutive à la poussée de la crise à partir des années 1920, des luttes ouvrières éclatèrent cependant en Angleterre, en France, en Allemagne ou encore en Pologne. Mais ces mouvements violemment réprimés pour la plupart n’étaient en fait que les derniers soubresauts de la vague révolutionnaire qui allait connaître ses dernières convulsions lors de la répression terrible des ouvriers de Shanghai et de Canton en 1927.[13] La bourgeoisie avait donc réussi à coordonner ses forces afin de finir d’étouffer et de réprimer les derniers bastions de la vague révolutionnaire. Par conséquent, comme nous l’avons déjà mis en évidence il faut reconnaître que la guerre ne crée pas les conditions les plus favorables à la généralisation de la révolution. En effet, la crise économique mondiale telle qu’elle se déploie depuis les années 60 semble être une base matérielle beaucoup plus valable pour la révolution mondiale étant donné qu’elle touche tous les pays sans exception et qu’elle ne peut être stoppée contrairement à la guerre impérialiste. Les partis socialistes eurent un rôle central dans la promotion de la démocratie et du système républicain et parlementaire présentés comme un pas en avant sur le chemin de la révolution. En Italie, dès 1919, le PSI prôna sans ambiguïté la reconnaissance du régime démocratique en poussant les masses à aller voter aux élections de 1919. Circonstance aggravante, le succès électoral qui s’en suivit fut approuvé par l’Internationale Communiste. Or, une fois aux commandes, les socialistes gérèrent l’État comme une quelconque fraction bourgeoise. Dans les années suivantes, les thèses antifascistes propagées par Gramsci et les ordinovistes dirigeaient ni plus ni moins la classe ouvrière italienne vers l’interclassisme. Considérant que le fascisme exprimait une dérive et une particularité de l’histoire italienne, Gramsci prônait la mise en place de l’Assemblée constituante, étape intermédiaire entre le capitalisme italien et la dictature du prolétariat. Selon lui, "une classe à caractère international doit, en un certain sens, se nationaliser". Il fallait donc que le prolétariat fasse alliance avec la bourgeoisie au sein d’une assemblée nationale constituante où les députés de "toutes les classes démocratiques du pays" élus au scrutin universel, élaboreraient la future constitution italienne. Lors du Ve congrès mondial, Bordiga répondit à ces errements qui amenaient le prolétariat à quitter son terrain de classe au nom des illusions démocratiques : "Nous devons repousser l’illusion selon laquelle un gouvernement de transition pourrait être naïf au point de permettre qu’avec des moyens légaux, des manœuvres parlementaires, des expédients plus ou moins habiles, on fasse le siège des positions de la bourgeoisie, c’est à dire qu’on s’empare légalement de tout son appareil technique et militaire pour distribuer tranquillement les armes aux prolétaires. C’est là une conception véritablement infantile ! Il n’est pas si facile de faire une révolution !" [14]
Avec ces centaines de millions de marks de subventions, plusieurs officines purent voir le jour afin de mener la campagne antirévolutionnaire. La Ligue antibolchevique (l’ancienne Association du Reich contre la social-démocratie) fut certainement la plus active pour cracher son venin sur les révolutionnaires de Russie et d’Allemagne par la diffusion de millions de tracts, d’affiches, de brochures ou l’organisation de meetings. Cette première officine faisait partie d’un des deux centres contre-révolutionnaires avec le Bürgerrat et l’hôtel Eden où siégeait le quartier général de la division de fusiliers de cavalerie de la garde.
L’organisation de propagande "Construire et devenir, société pour l’éducation du peuple et pour l’amélioration des forces nationales du travail", fondée par Karl Erdmann fut directement financée par Ernst Von Borsig et Hugo Stinnes. Ce dernier, subventionna par ailleurs la presse nationaliste et les partis d’extrême-droite pour mener la propagande contre les spartakistes et les bolchéviques.
Mais dans la plupart des cas, la social-démocratie fut le maitre d’œuvre dans la manipulation de l’opinion au sein de la classe ouvrière. Comme le relate Paul Frölich, "cela commença par la diffusion de discours insipides célébrant la victoire de la révolution de novembre. Suivirent les promesses, les mensonges, les réprimandes et les menaces. L’Heimatdienst, une institution créée pendant la guerre pour manipuler l’opinion publique, diffusa des centaines de millions de tracts, opuscules et affiches, le plus souvent rédigés par les sociaux-démocrates, en soutien à la réaction. Déformant sans pudeur la signification des révolutions précédentes et les enseignements de Marx, Kautsky y proclamait son indignation vis-à-vis de la "prolongation de la révolution". On faisait du "bolchévisme" un épouvantail pour enfant. Ce concert aussi fut dirigé par les sociaux-démocrates, ces mêmes gentilshommes qui pendant la guerre avaient acclamé, dans les colonnes de leurs journaux, les bolcheviks (décrits comme fidèles disciples de la pensée de Marx) parce qu’ils pensaient alors que les luttes révolutionnaires russes aideraient Ludendorff et compagnie à vaincre définitivement les puissances occidentales. Maintenant, au contraire, ils diffusaient d’affreuses histoires sur les bolcheviks, allant jusqu’à faire circuler de faux "documents officiels" selon lesquels les révolutionnaires russes avaient mis les femmes en commun."[16]
Dès lors, les forces révolutionnaires qui défendaient l’internationalisme prolétarien furent les principales cibles, tout particulièrement après la prise du pouvoir par les ouvriers de Russie en Octobre 1917. Consciente du danger que pouvait faire peser l’extension de la révolution pour le capital mondial, les États les plus développés mirent en œuvre une véritable campagne de calomnie contre les bolchéviques afin d’écarter tout sentiment de sympathie et toute tentative de fraternisation. Lors des élections de 1919, la bourgeoisie française profita de l’occasion pour axer la campagne sur le "péril rouge" en alimentant la diabolisation de la révolution et des bolchéviques. Georges Clémenceau, l’un des grands acteurs de la contre-révolution fut particulièrement actif puisqu’il fit campagne sur le thème de "l’union nationale" et de la "menace du bolchévisme". Une brochure et une affiche célèbre intitulées "Comment lutter contre le bolchévisme ?" dressaient même le portrait du bolchevik, semblable à une bête, les cheveux hirsutes et un couteau entre les dents. Tout ceci contribuait à assimiler la révolution prolétarienne à une entreprise barbare et sanguinaire. Lors du congrès de fondation de l’Internationale Communiste, George Sadoul rendait compte de l’ampleur des calomnies déversées par la bourgeoisie française : "Lorsque j’ai quitté la France en septembre 1917, c’est-à-dire quelques semaines avant la Révolution d’Octobre, l’opinion publique en France tenait le bolchévisme pour une grossière caricature du socialisme. Les leaders du bolchévisme étaient considérés comme des criminels ou comme des fous. L’armée des bolcheviks n’était à ses yeux qu’une horde composée de quelques milliers de fanatiques et de criminels. (...) Je dois vous avouer à ma grande confusion que les neuf dixièmes des socialistes de la majorité comme de la minorité étaient du même avis. Nous pourrions alléguer comme circonstances atténuantes, d’une part notre parfaite ignorance des évènements russes, d’autre part toutes les calomnies et les faux documents propagés par la presse de toutes tendances sur la cruauté, la félonie et la traitrise des bolcheviks. La prise du pouvoir par cette "bande de brigands" produisit en France un effet de choc. La calomnie qui nous empêchait d’apercevoir la vraie figure du communisme devint encore plus noire lors de la signature de la paix de Brest. La propagande anti-bolchévique atteignit alors son apogée."
Bien que les gouvernements de la Triple Entente aient pu jouer sur l’élan de la victoire pour calmer le mécontentement au sein de la classe ouvrière, ils se devaient également de détourner toutes les velléités révolutionnaires vers le chemin des urnes. La bourgeoisie se montrait sous son vrai visage, vile, manipulatrice, menteuse ! L’anti-bolchévisme véhiculé par la presse, les médias et le monde universitaire depuis plusieurs décennies prend donc racine très tôt, au cours de la vague révolutionnaire, dans les plus hautes sphères des appareils étatiques. En effet, l’offensive militaire aux frontières russes, la répression sanglante de la classe ouvrière allemande en janvier 1919 devaient s’accompagner inexorablement d’une intense campagne de propagande afin de détourner l’élan de sympathie grandissant envers la révolution prolétarienne auprès des couches exploitées du monde entier. Parmi, les multiples affiches de propagande contre-révolutionnaires produites en France, en Angleterre ou en Allemagne, les principales cibles demeuraient les organisations politiques du prolétariat rendues responsables du chômage, de la guerre, de la faim et régulièrement accusées de semer le désordre et le crime[17]. Comme le résume P. Frölich, "les affiches dans la rue représentaient le bolchévisme comme un fauve la gueule grande ouverte, prêt à mordre".
Dès novembre 1918, la bourgeoisie allemande fit de Spartacus la cible à abattre. Il s’agissait de neutraliser l’influence de l’organisation auprès des masses. Pour ce faire, elle s’employa à l’accuser de tous les maux, Spartacus devint le bouc-émissaire, considéré comme une vraie peste pour l’ordre social et le capital allemand. Il fallait le faire disparaître. Le tableau que dépeint Paul Frölich, dix ans après les évènements est édifiant :
Au discours de haine succéda l’organisation d’une véritable chasse aux révolutionnaires. La Ligue pour la lutte contre le bolchévisme promettait d’offrir 10 000 marks pour la capture de Karl Radek ou pour des informations pouvant conduire à son arrestation. Mais les cibles principales restaient Liebknecht et Luxemburg. En décembre 1918, un manifeste placardé sur les murs de Berlin n'appelait rien de moins qu’à les assassiner. Son contenu donnait le ton du degré de violence avec lequel la social-démocratie s’acharnait sur Spartacus : "Travailleur, citoyen ! La patrie est au bord de la ruine. Sauvez-là ! La menace ne vient pas de l’extérieur, mais de l’intérieur : du groupe Spartacus. Frappez leur chef ! Tuez Liebknecht ! Et vous aurez paix, travail et pain ! Les soldats du front." Un mois avant, le conseil des soldats de Steglitz (une petite ville du Brandebourg) avait menacé Liebknecht et Luxemburg que les soldats tireraient à vue s’ils se présentaient dans une caserne pour prononcer "des discours incendiaires." La presse bourgeoise diffusait en réalité une véritable atmosphère de pogrom, "elle chantait les murs éclaboussés de la cervelle des fusillés. Elle transformait toute la bourgeoisie en une horde assoiffée de sang, ivre de dénonciations, qui traînait les suspects (des révolutionnaires et d’autres, parfaitement inoffensifs) devant les fusils des pelotons d’exécutions. Et tous ces hurlements culminaient en un seul cri de meurtre : Liebknecht, Luxemburg !"[20] La palme de l’ignominie peut être décernée au Vorwärts qui, le 13 janvier, publiait un poème qui faisait passer les principaux membres de Spartacus pour des déserteurs, des lâches qui trahissaient le prolétariat allemand et qui ne méritaient que la mort :
"Des centaines de morts en une seule série –
Prolétaires !
Karl, Radek, Rosa et compagnie –
Pas un d’entre eux n’est ici !
Prolétaires !"
Nous savons tous que ces calomnies ont malheureusement eut des effets sordides puisque le 15 janvier 1919, Karl et Rosa, ces deux grands militants de la cause révolutionnaire étaient assassinés par les corps francs. Le récit totalement mensonger que le Vorwärts fit de ces crimes illustrait à lui seul la mentalité de la bourgeoisie, cette classe "pitoyable et lâche" comme le soulignait déjà Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. D’après les journaux du 16 janvier au soir, Liebknecht aurait été tué lors d’une tentative d’évasion et Rosa Luxemburg lynchée par la foule. Comme le rapporte Paul Frölich, le commandant de la division de fusiliers de cavalerie de la garde, dont dépendaient les deux exécutants des deux meurtres, diffusa un communiqué qui falsifiait totalement le déroulement des évènements et qui fut repris par toute la presse. Tout ceci "donnant libre cours à un écheveau de mensonges, de manœuvres de dépistage et de violations de la loi qui fournira la trame d’une honteuse série de comédies interprétées par la magistrature."[21]
Au prix d’un travail acharné, toutes ces affabulations furent battues en brèche par Léo Jogiches qui, en collaboration avec une commission d’enquête créée par le conseil central et le conseil exécutif de Berlin, rétablit la vérité en mettant au jour le déroulement de ces crimes et en publiant la photographie du festin des meurtriers après leurs crimes. Il signait là son propre arrêt de mort ! Le 10 mars 1919, il était arrêté et assassiné dans la prison de la préfecture de police de Berlin. Un "simulacre de justice" eut lieu qui permit de percer la vérité malgré les intimidations et la corruption. Quant aux coupables, ils s’en sortirent par des acquittements ou de courtes peines de prison.
Hier, Rosa Luxemburg était cette sorcière rouge dévoreuse de "bons petites allemands", aujourd’hui, c’est la "bonne démocrate", "l’anti-Lénine", ce "dangereux révolutionnaire" et "l’inventeur du totalitarisme". La classe dominante n’est pas à une contradiction près, et puis, il faut bien le dire, les deux faces de son discours sur Rosa Luxemburg ne constituent pas à proprement parler une contradiction. C'est une nouvelle illustration de ce que la bourgeoisie fait de la mémoire des grands personnages qui ont osé défier son monde "sans cœur et sans esprit" : "Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d’oppresseurs les récompensent par d’incessantes persécutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d’entourer leur nom d’une certaine auréole afin de “consoler” les classes opprimées et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu, on l’avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire. C’est sur cette façon d’“accommoder” le marxisme que se rejoignent aujourd’hui la bourgeoisie et les opportunistes du mouvement ouvrier". (Lénine, L’État et la Révolution).
L’écrasement sanglant de la révolution en Allemagne a été un coup terrible pour le prolétariat mondial. Comme Lénine et Rosa Luxemburg l’affirmaient, le salut de la révolution à l’échelle mondiale dépendait de la capacité des ouvriers des grandes puissances capitalistes à s’emparer du pouvoir dans leur propre pays. Autrement dit, l’avenir de l’humanité dépendait de l’extension de la vague révolutionnaire qui avait commencé en Russie. Or, ce déferlement n’a pas eu lieu. L’échec du prolétariat en Allemagne, en Hongrie, en Italie sonnait le glas de la révolution en Russie, une mort par asphyxie car n’ayant plus en son sein un souffle suffisant pour donner de l’élan aux ouvriers du monde entier. C’est dans cette agonie "qu’intervient précisément le stalinisme, en totale rupture avec la révolution lorsqu’après la mort de Lénine, Staline s’empare des rênes du pouvoir et, dès 1925, met en avant sa thèse de "la construction du socialisme en un seul pays" grâce à laquelle va s’installer dans toute son horreur la contre-révolution".[22]
Mais voilà, depuis des décennies, historiens, journalistes et autres commentateurs en tout genre falsifient l’histoire en essayant de trouver une continuité entre Lénine et Staline, et alimentent le mensonge selon lequel le communisme est l’égal du stalinisme. Or, dans les faits, un abîme se dresse entre d'une part Lénine et les bolcheviks et, d'autre part, le stalinisme.
L’État qui surgit après la révolution échappait de plus en plus à la classe ouvrière et absorbait progressivement le parti bolchévique où le poids des bureaucrates devenait prépondérant. Staline était le représentant de cette nouvelle couche de gouvernants dont les intérêts étaient en totale opposition avec le salut de la révolution mondiale. La thèse du "socialisme dans un seul pays" servit justement à justifier la politique de cette nouvelle classe bourgeoise en Russie consistant à se replier sur l’économie nationale et l’État, garant du statu quo et du mode de production capitaliste. Lénine n’a jamais défendu de telles positions. Bien au contraire, il a toujours défendu l’internationalisme prolétarien, considérant ce principe comme une boussole permettant au prolétariat de ne pas s’égarer sur le terrain de la bourgeoisie. Bien qu’il ne pouvait pas anticiper ce que serait le stalinisme, dans les dernières années de sa vie, Lénine était conscient de certains dangers qui guettaient la révolution et notamment la difficulté à enrayer l’attraction conservatrice de l’État sur les forces révolutionnaires. Même s’il fut incapable de s’y opposer, il mit en garde contre la gangrène bureaucratique sans pour autant trouver une solution à un problème de toute manière inéluctable. De même, Lénine se méfiait beaucoup de Staline et était hostile à ce que ce dernier obtienne des charges importantes. Dans son "testament" du 4 janvier 1923, il tentait même de l’écarter du poste de secrétaire général du parti où Staline était "en train de concentrer un pouvoir énorme dont il abuse de façon brutale". Une tentative vaine puisque Staline contrôlait déjà la situation. [23]
Comme nous le mettions en évidence dans notre brochure L’Effondrement du stalinisme : "C'est sur les décombres de la révolution de 1917 que le stalinisme a pu asseoir sa domination. C'est grâce à cette négation la plus radicale du communisme constituée par la doctrine monstrueuse du "socialisme en un seul pays" totalement étrangère au prolétariat et à Lénine que l'URSS est redevenue non seulement un État capitaliste à part entière mais aussi un État où le prolétariat a été soumis plus brutalement et plus férocement qu'ailleurs aux intérêts du capital national rebaptisés "intérêts de la patrie socialiste".24]
Une fois au pouvoir, Staline voulait donc s’y maintenir. À la fin des années 20, il détenait entre ses mains tous les leviers de commande de l’appareil d’État soviétique. Nous avons démontré, dans l’un des premiers articles produits sur la Révolution en Russie, le processus ayant mené à la dégénérescence de la révolution et à l’émergence d’une nouvelle classe dominante faisant de ce pays un État capitaliste à part entière[25].
Ainsi, l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques n’avait de "soviétique" que le nom !
Le stalinisme étant le produit de la dégénérescence de la révolution, il n’a jamais appartenu à un autre camp que celui de la contre-révolution. D’ailleurs, il a trouvé sa place pleine et entière dans le grand concert des nations bourgeoises précisément pour cette raison. Parce qu’il était une force magistrale pour mystifier la classe ouvrière en lui faisant croire que le communisme existait bel et bien à l’Est de l’Europe, que sa progression était momentanément ralentie, et que sa victoire totale reposait sur le soutien des ouvrières du monde entier à la ligne politique décidée par Moscou. Cette grande illusion était bien évidemment entretenue par tous les partis communistes du monde entier. Afin de relayer le mensonge à grande échelle, Moscou et les PC nationaux organisaient notamment les fameux voyages en Union soviétique des délégations ouvrières, un séjour au cours duquel on montrait tous les "fastes" du régime aux "touristes politiques" qui étaient par la suite mandatés pour prêcher la bonne parole dans leurs usines et leurs cellules à leur retour. Voici comment Henri Guilbeaux décrivait cette mascarade : "Lorsque l’ouvrier va en Russie il est soigneusement sélectionné, il ne peut s’y rendre d’ailleurs qu’en groupe. On le prend parmi les membres du Parti, mais on choisit aussi dans les syndicats et dans le parti socialiste, des éléments dits "sympathisants", très influençables et dont il sera facile de "bourrer le crâne". Les délégués ainsi "élus" forment une délégation ouvrière. Arrivés en Russie, les délégués sont reçus officiellement, pilotés, choyés, fêtés. Partout ils sont accompagnés de guides, de traducteurs. On leur fait des cadeaux. (...) Où qu’ils aillent, on leur dit : "Ceci appartient aux ouvriers. Chez nous, ce sont les ouvriers qui dirigent". Dès leur retour, les délégués ouvriers qu’on a repérés comme étant les plus capables de dire du bien de l’URSS sont montés en épingles. On les invite à venir raconter leurs impressions dans des réunions publiques."[27]
Ces séjours de décervelage politique n’avaient pour seul objectif que d’entretenir le mythe du "socialisme dans un seul pays" ; véritable falsification du programme défendu par le mouvement révolutionnaire. Car dès ses origines, celui-ci se présente comme un mouvement international dans la mesure où, comme l’écrivait Engels en 1847, l’offensive politique de la classe ouvrière contre la classe dominante s’effectue d’emblée à l’échelon mondial : "La révolution communiste (...) ne sera pas une révolution purement nationale ; elle se produira en même temps dans tous les pays civilisés (...) Elle exercera également sur tous les autres pays du globe une répercussion considérable et elle transformera complètement et accélérera le cours de leur développement. Elle est une révolution universelle ; elle aura, par conséquent, un terrain universel.[28]
Le socialisme dans un seul pays signifiait la défense du capital national et la participation au jeu impérialiste. Cela signifiait également la dissipation de la vague révolutionnaire. Dans ces conditions, Staline devint un homme respectable aux yeux des démocraties occidentales, désormais soucieuses de faciliter l’insertion de l’URSS dans le monde capitaliste. Alors que la bourgeoisie mondiale n’avait pas hésité à établir un cordon militaire autour de la Russie au moment de la révolution. Celle-ci changea radicalement de politique une fois le danger dissipé. D’ailleurs, suite à la crise de 29, l’URSS devint un enjeu central et toute la bourgeoisie occidentale tenta de s’attirer les bonnes grâces de Staline. C’est ainsi, qu’elle intégra la Société des Nations en 1934 et qu’un pacte de sécurité mutuelle fut signé entre Staline et Laval, le ministre des affaires étrangères français, dont le communiqué du lendemain illustrait la politique antiouvrière de l’URSS : "Monsieur Staline comprend et approuve pleinement la politique de défense nationale faite par la France pour maintenir sa force armée au niveau de sa sécurité". Comme nous le mettions en évidence dans notre Brochure L’effondrement du stalinisme: "C'est cette politique d'alliance avec l'URSS qui va permettre, au lendemain du pacte Laval-Staline, la constitution du "Front Populaire" en France, signant la réconciliation du PCF avec la social-démocratie pour les besoins du capital français dans l'arène impérialiste : Staline s'étant prononcé en faveur de l'armement de la France, du coup, le PCF vote à son tour les crédits militaires et signe un accord avec les radicaux et la SFIO."
L’ensemble de la bourgeoisie a compris que Staline était l’homme de la situation, celui qui allait éradiquer les derniers vestiges de la révolution d’Octobre 1917. D’ailleurs, les démocraties se montrèrent plus bienveillantes à son égard lorsqu’il a commença à briser et à exterminer la génération de prolétaires et de révolutionnaires qui avait participé à la révolution d’Octobre 1917. La liquidation de la vieille garde du parti bolchevik exprimait la détermination de Staline à éviter toute forme de conjuration autour de lui afin de consolider son pouvoir ; mais elle permit également de porter un coup à la conscience du prolétariat du monde entier en le poussant à prendre la défense de l’URSS contre les prétendus traîtres à la cause révolutionnaire.
Dans ces conditions, les démocraties européennes n’ont pas hésité à soutenir et à participer à cette entreprise macabre. Si celles-ci se montraient très enthousiastes lorsqu’il s’agissait de brailler de belles formules sur les Droits de l’Homme, elles étaient beaucoup moins disposées à accueillir et protéger les principaux membres de l’Opposition ouvrière, à commencer par Trotsky son principal représentant. Après avoir été expulsé de Russie en 1928, ce dernier est accueilli par la Turquie hostile au bolchévisme, qui, de mèche avec Staline, le laisse pénétrer sur le territoire sans passeport à la merci des résidus de Russes blancs bien décidés à lui faire la peau. L’ancien chef de l’armée rouge échappa à plusieurs tentatives de meurtres. Son chemin de croix se poursuivit après avoir quitté la Turquie lorsque toutes les démocraties d’Europe occidentale, en accord avec Staline, refusèrent de lui accorder le droit d’asile ; "pourchassé par les assassins à la solde de Staline ou des vestiges des armées blanches, Trotsky sera ainsi condamné à errer d'un pays à l'autre jusqu'au milieu des années 30, le monde entier étant devenu pour l'ancien chef de l'Armée Rouge une "planète sans visa"".[29] La social-démocratie s’avéra d’ailleurs la plus zélée à servir Staline. Entre 1928 et 1936, tous les gouvernements occidentaux collaborent avec lui et ferment leurs frontières à Trotsky ou, comme en Norvège, le mettent en résidence surveillée en lui interdisant toute activité politique et toute critique envers Staline. Autre exemple, en 1927, Christian Rakovski, ambassadeur de l’URSS à Paris, est rappelé à Moscou suite à la demande du gouvernement français le considérant comme "persona non grata" après qu’il ait signé la plateforme de l’Opposition de gauche. La "patrie des droits de l’homme et du citoyen" le livrait ignoblement à ses bourreaux et portait sa pierre à l’édifice des grandes purges staliniennes alors qu’aujourd’hui ces mêmes démocraties et leurs intellectuels de pacotille les dénoncent à cor et à cri afin de faire oublier qu’elles ont elles-mêmes participé à ces assassinats.
Pour tous les oppositionnels, les "grandes démocraties" n’étaient rien d’autre que les antichambres des couloirs de la mort staliniens ou les terrains de jeu des agents du Guépéou, autorisés à pénétrer sur leurs territoires pour massacrer les opposants. De même, la presse occidentale relayait la campagne de calomnie désignant les accusés comme des agents d’Hitler, elle justifiait également les purges et les condamnations en s’appuyant, sans les remettre en doute, sur les procès-verbaux des séances du tribunal. Bien évidemment, les partis communistes, suintant de zèle, allaient le plus loin dans la calomnie et la justification de tels simulacres de justice. Après la condamnation des seize accusés du premier procès, le comité central du PCF et les cellules de plusieurs usines votèrent des résolutions pour approuver l’exécution de ces "terroristes trotskistes". Le journal L’Humanité, se distingua également en appelant au meurtre des "hitléro-trotskistes". Mais la célébration la plus immonde de la terreur stalinienne reste peut-être L’hymne à la Guépéou, ce simulacre de poème écrit par Louis Aragon[30] en 1931 qui, après avoir été poète dans sa jeunesse devint un prédicateur stalinien qui ne cessa, jusqu’à son dernier souffle, de chanter des louanges à Staline et à l’URSS!
Trotsky, Kamenev, Zinoviev, Smirnov, Evdokimov, Sokolnikov, Piatakov, Boukharine, Radek... pour ne citer que les condamnés les plus connus. Bien que certains se soient plus ou moins compromis dans la stalinisation, tous ces combattants du prolétariat incarnaient l’héritage d’Octobre 1917. En les liquidant, Staline assassinait un peu plus la révolution ; car derrière la farce de ces procès se cachait la tragédie de la contre-révolution. Ces grandes purges, loin d’exprimer l’épuration de la société pour "la construction du socialisme", marquaient un nouvel assaut contre la mémoire et la transmission des legs du mouvement révolutionnaire.
Alimenté ou discrédité, le mythe du communisme en Union soviétique a toujours été instrumentalisé par la bourgeoisie contre la conscience du prolétariat. Si on avait pu penser que l’éclatement du bloc de l’Est entre 1989 et 1991 allait entraîner dans sa chute cette grande supercherie, il n’en fut rien. Bien au contraire, l’assimilation du stalinisme au communisme n’a fait que se renforcer lors des trente dernières années, bien qu’au sein des minorités révolutionnaires le stalinisme soit reconnu comme le pire produit de la contre-révolution.
Cent ans après les évènements, le spectre de la Révolution d’Octobre 1917 hante encore la bourgeoisie. Et pour tenter de se prémunir contre un nouvel épisode révolutionnaire qui ferait vaciller son monde, elle s’acharne à enterrer la mémoire historique du prolétariat. Pour cela, son intelligentsia s’attelle inlassablement à réécrire l’histoire jusqu’à ce que le mensonge prenne l’apparence d’une vérité.
Dès lors, face à la propagande de la classe dominante, le prolétariat doit se replonger dans l’histoire de la classe et s’efforcer de tirer les leçons des épisodes passés. Il doit également se questionner, et nous espérons que cet article donnera matière à réflexion, sur les raisons qui poussent la bourgeoisie à dénigrer de manière toujours plus infâme l’un des évènements les plus glorieux de l’histoire de l’humanité, ce moment où la classe ouvrière a démontré qu’il était possible d’envisager une société où prendrait fin l’exploitation de l’homme par l’homme.
Narek, (27 janvier 2019).
[1] Voir notamment la brochure de Rosa Luxemburg sur la Révolution russe.
[2] Voir P. Frölich, R. Lindau, A. Schreiner, J.Walter, Révolution et Contre-révolution en Allemagne (1918-1920), Editions Science Marxiste, 2013.
[3] Cité dans P. Frölich, Op. Cit., p 25.
[4] Cité dans P. Frölich, Op. Cit., p 26.
[5] Cité dans Annie Kriegel, Aux origines du Communisme français, Flammarion, 1978.
[6] Pour une approche plus complète voir l’article "Révolution en Allemagne : Les débuts de la révolution (II)", Revue Internationale n°82.
[7] Le Conseil des commissaires du peuple était rien de plus que le nom pris par le nouveau gouvernement le 10 novembre 1918 composé par Ebert, Scheidemann et consorts. Cette appellation permettait de donner quelque peu l’illusion que les dirigeants du SPD étaient favorables aux conseils ouvriers et au développement de la lutte de classes en Allemagne.
[8] Cité dans "Révolution et contre-révolution en Italie (1919-1922). 1ère partie." Revue Internationale n°2.
[9] Cité dans "Révolution en Allemagne : Les débuts de la révolution (II)", Revue Internationale n°82.
[10] Cité dans Gilbert Badia, Les Spartakistes. 1918 : l’Allemagne en révolution, Editions Aden, 2008, p 296.
[11] Cité dans Ibidem, p 298.
[12] Voir l’article paru dans ICC online : "Campagne idéologique autour des "suffragettes" : droit de vote ou communisme ?"
[13] Voir l’article "Enseignements de 1917-1923 : la première vague révolutionnaire du prolétariat mondial" dans Revue Internationale n°80.
[14] "Révolution et contre-révolution en Italie. Partie II : Face au fascisme" Revue Internationale n°3
[15] Cité dans G. Badia, Op. Cit., p 286.
[16] Cité dans P. Frölich, R. Lindau, A. Schreiner, J. Walcher, Révolution et contre-révolution en Allemagne. 1918-1920. De la fondation du Parti communiste au putsch de Kapp, Editions Science marxiste, 2013.
[17] Voir notre article "Naissance de la démocratie totalitaire", Revue Internationale n° 155.
[18] P. Frölich, R. Lindau, A. Schreiner, J. Walcher, Op. Cit., p 45.
[19] Le principal organe de presse du SPD.
[20] P. Frölich, Rosa Luxemburg, L’Harmattan, 1991, p 364.
[21] P. Frölich, R. Lindau, A. Schreiner, J. Walcher, Op. Cit., p 137.
[22] Brochure du CCI L’effondrement du stalinisme.
[23] Brochure du CCI : L’effondrement du stalinisme.
[24] Brochure du CCI : L’effondrement du stalinisme.
[25] "La dégénérescence de la révolution russe (Réponses au "Revolutionary Worker’s Group")", Revue Internationale n°3.
[26] Brochure du CCI : L’effondrement du stalinisme.
[27] H. Guilbeaux, La fin des soviets, Société française d’éditions littéraires et techniques, 1937, p 86.
[28] Dans "Principes du Communisme".
[29] Brochure du CCI : L’effondrement du stalinisme.
[30] Poète, romancier et journaliste français. Il adhère au PCF en 1927 et ne le quittera pas jusqu’à sa mort. Il est resté fidèle à Staline et au stalinisme toute sa vie et a approuvé les procès de Moscou.
Links
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/rint_162_fr.pdf
[2] https://fr.internationalism.org/en/tag/vie-du-cci/reunions-publiques
[3] https://fr.internationalism.org/en/tag/conscience-et-organisation/troisieme-internationale
[4] https://www.marxists.org/francais/inter_com/1919/ic1_19190300b.htm
[5] https://fr.internationalism.org/rinte57/ic.htm
[6] https://fractioncommuniste.org/internationalisme/fra/i07/i07_1.html#sdfootnote1sym
[7] https://fractioncommuniste.org/internationalisme/fra/i07/i07_1.html#sdfootnote2sym
[8] https://fractioncommuniste.org/internationalisme/fra/i07/i07_1.html#sdfootnote3sym
[9] https://fr.internationalism.org/en/tag/conscience-et-organisation/gauche-communiste-france
[10] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/vercesi
[11] https://fr.internationalism.org/en/tag/courants-politiques/gauche-communiste
[12] https://www.marxists.org/francais/general/castoriadis/works/1949/chaulieu_19490228.htm
[13] https://www.marxists.org/francais/general/castoriadis/works/1949/index.htm
[14] https://libcom.org/article/content-socialism-ii-socialisme-ou-barbarie
[15] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201601/9304/resolution-situation-internationale
[16] https://bataillesocialiste.wordpress.com/2010/07/19/g-munis-un-revolutionnaire-meconnu-guillamon-1993-2/
[17] https://en.internationalism.org/213_castoriadis.htm
[18] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201712/9621/communisme-a-lordre-du-jour-lhistoire-castoriadis-munis-et-probleme
[19] https://fr.internationalism.org/rinte72/nation.htm
[20] https://libcom.org/article/revolutionary-defeatists-greece-world-war-ii-aghis-stinas
[21] https://www.marxists.org/archive/munis/1945/03/su-tactics.htm
[22] https://www.marxists.org/francais/4int/postwar/1947/06/nt_19470600.htm
[23] https://libcom.org/library/content-socialism-socialisme-ou-barbarie
[24] https://libcom.org/article/content-socialism-iii-socialisme-ou-barbarie
[25] https://libcom.org/article/workers-councils-and-economics-self-managed-society-cornelius-castoriadis
[26] https://fr.internationalism.org/rinte76/communisme.htm#_ftnref1
[27] https://libcom.org/library/solidarity-market-marx-adam-buick
[28] https://fr.internationalism.org/rint147/decadence_du_capitalisme_le_boom_d_apres_guerre_n_a_pas_renverse_le_cours_du_declin_du_capitalisme.html
[29] https://www.marxists.org/archive/pannekoe/1953/socialisme-ou-barbarisme.htm
[30] https://libcom.org/article/1951-barcelona-general-strike
[31] https://libcom.org/article/unions-against-revolution-g-munis
[32] https://www.marxists.org/francais/munis/works/1973/00/munis_19730000.htm
[33] https://www.matierevolution.org/spip.php?article3484
[34] https://www.marxists.org/francais/general/castoriadis/works/1949/chaulieu_19490500_01.htm
[35] https://fr.internationalism.org/rinte25/for.htm
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[37] https://fr.internationalism.org/rinte58/Munis_militant_revolutionnaire.htm
[38] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201711/9602/22eme-congres-du-cci-resolution-lutte-classe-internationale
[39] https://libcom.org/article/castoriadis-cornelius-1922-1997
[40] https://www.inclusivedemocracy.org/journal/pdf%20files/pdf%20vol4/The%20Autonomy%20project%20and%20Inclusive%20Democracy.pdf
[41] https://fr.internationalism.org/en/tag/courants-politiques/gauchisme
[42] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201805/9702/bourgeoisie-mondiale-contre-revolution-d-octobre-premiere-partie
[43] https://fr.internationalism.org/en/tag/conscience-et-organisation/seconde-internationale
[44] https://fr.internationalism.org/en/tag/approfondir/vague-revolutionnaire-mondiale-1917-23