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Revue Internationale no 88 - 1e trimestre 1997

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Lutte de classe : La bourgeoisie multiplie les obstacles

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Dans notre article « Le prolétariat ne doit pas sous-estimer son ennemi de classe », paru dans la Revue internationale n° 86, nous affirmions en conclusion :

« Ainsi, c'est bien à l'échelle mondiale que la bourgeoisie met en oeuvre sa stratégie face à la classe ouvrière. L'histoire nous a appris que toutes les oppositions d'intérêts entre les bourgeoisies nationales, les rivalités commerciales, les antagonismes impérialistes pouvant conduire à la guerre, s'effacent lorsqu'il s'agit d'affronter la seule force de la société qui représente un danger mortel pour la classe dominante, le prolétariat. C'est de façon coordonnée, concertée que les bourgeoisies élaborent leurs plans contre celui-ci.

Aujourd'hui, face aux combats ouvriers qui se préparent, la classe dominante devra déployer mille pièges pour tenter de les saboter, de les épuiser et les défaire, pour faire en sorte qu'ils ne permettent pas une prise de conscience par le prolétariat des perspectives ultimes de ces combats, la révolution communiste. »

C'est d'abord, en effet, dans le cadre d'un cours à des affrontements de classes décisifs persistant qu'il faut inscrire et comprendre la situation actuelle de la lutte de classe. Malgré le recul profond qu'il a subi suite à l'effondrement du stalinisme en 1989 et au battage idéologique intense sur la « mort du communisme » orchestré mondialement par la bourgeoisie, malgré les nombreuses campagnes qui ont suivi visant à lui inspirer un sentiment d'impuissance, le prolétariat a certes cédé du terrain mais n'a pas été battu. Il l'a prouvé en reprenant le chemin des luttes, dès 1992 en Italie, pour défendre ses conditions d'existence contre les attaques redoublées que, partout, la classe dominante continuait de lui assener.

La stratégie de la bourgeoisiepour contrer la reprise des luttes ouvrières

C'est dans le but de faire face à cette réalité menaçante, grosse de périls pour elle et son système, que la bourgeoisie, notamment celle des principaux pays d'Europe, n'a cessé de multiplier les manoeuvres pour saboter la reprise des luttes et que, parallèlement, elle s'est évertuée à renforcer ses principales armes anti-ouvrières.

Cette reprise des luttes a d'autant plus alerté la classe dominante qu'elle a fait resurgir, dans un premier temps, des démons que celle-ci croyait avoir enterrés après 1989. Ainsi, les ouvriers en Italie ont exprimé avec force en 1992, dans des manifestations de masse, leur défiance persistante vis-à-vis des syndicats et rappelé à l'ensemble de leur classe ce qu'elle avait réussi, notamment durant les années 1980, à inscrire de plus en plus clairement dans sa conscience, c'est-à-dire que ces organisations ne sont pas les siennes et que, derrière leur masque et leur langage « prolétariens », elles ne sont que des défenseurs acharnés des intérêts du capital. De plus, en 1993, lors des grèves dans les mines qui ont secoué la Ruhr, les ouvriers allemands ont non seulement ignoré et même rejeté les consignes syndicales (attitude à laquelle ils ne nous avaient pas habitués jusque là) mais aussi ont exprimé, dans leurs manifestations de rue, leur unité au delà du secteur, de la corporation ou de l'entreprise, joignant à eux leurs frères de classe au chômage.

Ainsi, deux tendances fondamentales qui s'étaient manifestées et développées dans les luttes ouvrières durant les années 1980 :

– la méfiance croissante des ouvriers vis à vis des syndicats qui les poussait à se dégager progressivement de leur emprise ;

– la dynamique vers l'unité la plus large, significative de la confiance de la classe ouvrière en elle-même et de ses capacités grandissantes à assumer ses propres luttes ;

se sont à nouveau exprimées dès que le prolétariat a repris le chemin des luttes et cela malgré l'important recul qu'il venait de subir.

Voila pourquoi, depuis, la bourgeoisie, au niveau international, a développé toute une stratégie dont l'objectif central était de recrédibiliser les syndicats et dont le point d'orgue a été la manoeuvre d'ampleur qu'elle a manigancée en France, à la fin de 1995, à travers les « grèves » dans le secteur public.

Cette stratégie visant à redonner une image positive de ses officines d'encadrement de la classe ouvrière ne devait pas seulement stopper le processus d'usure que celles-ci connaissaient depuis plus de deux décennies, et qui continuait à se vérifier encore dans les premières luttes de la reprise ouvrière, mais aussi de pousser les prolétaires à leur faire confiance à nouveau. Ce résultat a commencé à se concrétiser dès l'année 1994, en Allemagne et en Italie notamment, avec une reprise en main des luttes de la part des syndicats et a connu une pleine réussite en France à la fin de l'année suivante. Les syndicats, pourtant particulièrement discrédités dans ce pays, ont réussi – à travers « le puissant mouvement » dans le secteur public qui a été provoqué, encouragé et manipulé – à se reforger une image « ouvrière ». Et cela, pas seulement parce qu'ils ont pu adopter, à bon compte, une attitude « radicale » et « combative » mais aussi parce que, profitant de la faiblesse momentanée des ouvriers, ils ont réussi à faire croire qu'ils étaient capables de mettre en oeuvre les véritables besoins de la lutte ouvrière qu'ils avaient pourtant si longtemps contrariés et sabotés : les assemblées générales souveraines, les comités de grève élus et révocables, l'extension de la lutte par l'envoi de délégations massives, etc. A travers ce « mouvement » qui a été présenté dans le monde entier comme « exemplaire », qui a bloqué le pays pendant près d'un mois et qui a soi-disant fait reculer le gouvernement, la bourgeoisie a, de plus, réussi à faire croire aux ouvriers qu'ils avaient retrouvé toute leur force, leurs capacités de lutte et leur confiance... grâce aux syndicats.

Par cette manoeuvre qui remettait pleinement en selle les syndicats, la classe dominante apportait la réponse d'une part à ce qui s'était manifesté violemment en Italie (le débordement et le rejet des organes d'encadrement bourgeois par les ouvriers) et d'autre part à ce que la classe ouvrière avait exprimé dans la lutte des mineurs de la Ruhr (la tendance à l'unification qui est significative de sa capacité à se concevoir en tant que classe, à assumer ses luttes de façon autonome, mais également significative de la confiance qu'elle a en elle-même). L'année 1995 se terminait ainsi par une victoire incontestable de la bourgeoisie sur le prolétariat, victoire qui lui a permis d'effacer momentanément de la conscience ouvrière les principales leçons héritées des combats menés lors des années 1980 notamment.

Cette victoire, la bourgeoisie va tout faire pour l'étendre à d'autres pays, à d'autres fractions du prolétariat. Dans un premier temps et presque de façon simultanée, elle a reproduit strictement la même manoeuvre en Belgique avec d'un côté un gouvernement qui adoptait la « méthode Juppé », portant avec brutalité et arrogance des attaques particulièrement violentes voire provocatrices contre les conditions de vie de la classe ouvrière et de l'autre des syndicats qui retrouvaient leur « combativité », appelant à une riposte massive, « unitaire » et embarquant les ouvriers de plusieurs entreprises du secteur public derrière eux. Comme en France, un pseudo recul du gouvernement venait achever la manoeuvre et sanctionner la victoire de la bourgeoisie dont les syndicats étaient les principaux bénéficiaires.

Au printemps 1996, c'était au tour de la classe dominante allemande de reprendre le flambeau et d'attaquer pratiquement de la même façon les prolétaires autochtones pour renforcer ses syndicats. La différence avec ce qui a prévalu en France et en Belgique notamment se situait au niveau du problème à résoudre. En Allemagne, en effet, la bourgeoisie n'avait pas tant comme but de faire retrouver à ses syndicats un crédit perdu auprès des ouvriers que de leur permettre d'améliorer leur image : face à la perspective inévitable d'un développement des luttes ouvrières, celle qu'ils avaient traditionnellement de syndicats de « consensus », spécialistes de la négociation « à froid », ne suffisait plus ; un ravalement était nécessaire pour leur permettre d'apparaître comme des syndicats de « lutte ». C'est ce qu'ils avaient commencé à faire quand leurs principaux dirigeants avaient « assuré de leur sympathie les grévistes français » en décembre 1995, c'est ce qu'ils ont développé quand, dans les luttes et manifestations qu'ils ont appelées et organisées au printemps 1996, ils se sont montrés « de la plus grande intransigeance » dans la défense des intérêts ouvriers, et c'est cette même image qu'ils n'ont cessé de peaufiner depuis au travers des différentes « mobilisations » qu'ils ont orchestrées.

Durant la plus grande partie de cette année, dans la plupart des pays d'Europe, la bourgeoisie a tout fait pour se préparer à des affrontements futurs inévitables avec le prolétariat ; elle a ainsi multiplié les « mobilisations » pour renforcer ses syndicats et même pour élargir l'assise du syndicalisme en milieu ouvrier. Le retour en force des grandes centrales syndicales s'est accompagné, notamment dans certains pays comme la France et l'Italie, d'un développement des organisations syndicalistes de base (SUD, FSU, Cobas, etc.), animées par les gauchistes, dont le rôle essentiel est d'être un appoint, certes critique vis-à-vis des centrales, mais un appoint indispensable pour couvrir tout le terrain de la lutte ouvrière, pour contrôler les ouvriers qui tendraient à déborder les syndicats classiques et, en fin de compte s'arranger pour les rabattre vers ces mêmes syndicats. La classe ouvrière s'est déjà confrontée, dans les années 1980, à des organisations de ce type mises en place par la bourgeoisie : les coordinations. Mais alors que celles-ci se présentaient comme « anti-syndicales » et avaient pour tâche de faire le sale boulot que les syndicats avaient de plus en plus de mal à assumer du fait du profond discrédit qu'ils connaissaient auprès des ouvriers, les syndicats de « base » ou de « combat » actuels, qui ne sont que des émanations directes (souvent à travers des "scissions") des grandes centrales, ont pour but essentiel de renforcer et élargir l'influence du syndicalisme et non de « s'opposer » à ces dernières (ce n'est pas une nécessité à l'heure actuelle).

Malgré la multiplication des obstacles, la reprise des luttes ouvrières se confirme

Parallèlement aux manoeuvres qu'elle n'a cessé de développer, depuis plus d'un an, sur le terrain des luttes, la bourgeoisie a déployé toute une série de campagnes idéologiques contre la classe ouvrière. S'attaquer à la conscience du prolétariat est un objectif premier et constant pour la classe dominante.

Ces dernières années, elle n'a pas ménagé ses efforts sur ce plan. Nous avons abondamment développé dans nos colonnes cette question, en particulier sur les campagnes idéologiques massives visant à faire passer l'effondrement du stalinisme pour « la mort du communisme » voire « la fin de la lutte de classe ». Parallèlement, la bourgeoisie n'a cessé de claironner « la victoire historique du capitalisme » même si elle a plus de mal à faire passer ce deuxième mensonge du fait de son incapacité à masquer la réalité barbare quotidienne de son système. C'est dans ce cadre que, depuis plus d'un an, un peu partout, elle multiplie des campagnes poussant à « la défense de la démocratie ».

C'est ce qu'elle fait quand, à grand renfort médiatique, elle cherche à mobiliser contre le prétendu danger d'une « montée du fascisme » en Europe. C'est ce qu'elle fait aussi, ces derniers mois, via sa croisade contre le « négationnisme » à travers laquelle, d'une part, elle essaie de dédouaner le « camp démocratique » des monstrueux massacres qu'il a, comme le « camp fasciste », perpétrés durant la deuxième guerre mondiale et, d'autre part, elle s'attaque aux seuls et véritables défenseurs de l'internationalisme prolétarien, les groupes révolutionnaires issus de la Gauche communiste, cherchant à en faire des complices masqués de l'extrême-droite du capital. C'est ce qu'elle fait enfin en suscitant et en orchestrant des mobilisations d'ampleur pour « améliorer le système démocratique », « le rendre plus humain » et lutter contre « ses défaillances ». Voila ce à quoi viennent d'avoir droit les prolétaires en Belgique quand, à travers la campagne assourdissante développée suite à l'affaire Dutroux, ils ont été poussés à revendiquer « une justice propre », « une justice pour le peuple » dans des manifestations monstres (300 000 participants à Bruxelles le 20 octobre dernier), au coude à coude avec des démocrates bourgeois de tous acabits. Depuis quelques années, les ouvriers en Italie subissent un traitement similaire avec la campagne « mains propres ».

En multipliant ainsi les battages idéologiques, la bourgeoisie cherche évidemment à dévoyer la réflexion de la classe ouvrière, à l'écarter de ses préoccupations de classe. Cela s'est particulièrement illustré en Belgique où le tapage autour de l'affaire Dutroux a permis, en grande partie, de détourner les ouvriers des mesures d'austérité draconiennes annoncées par le gouvernement pour 1997. En attendant, cela bénéficie à la bourgeoisie qui arrive à faire passer ses attaques anti-ouvrières, à repousser les échéances d'affrontements avec le prolétariat et à gagner ainsi du temps pour mieux s'y préparer en échafaudant de nouveaux obstacles, de nouveaux pièges.

Mais cette expérience que vient de faire la classe dominante en Belgique, avec des grèves et débrayages dans plusieurs entreprises – suscités par les syndicats et les gauchistes – où les revendications ouvrières passaient derrière celle pour « une justice propre », visait, à l'évidence, un autre objectif : celui d'amener le prolétariat en lutte sur son terrain à elle. Ce n'est pas seulement la conscience des ouvriers qu'elle cherche à dévoyer mais aussi leur combativité montante.

Cette évolution dans l'attitude de la bourgeoisie est riche d'enseignements et nous permet de comprendre :

– d'abord que la combativité ouvrière est en train de se développer et s'étendre contrairement à la situation qui prévalait à la fin de 1995 et au début de 1996. C'est, en effet, la faiblesse relative des ouvriers à ce niveau que la classe dominante avait exploitée en engageant et en réussissant sa manoeuvre préventive. C'est cette faiblesse qui avait permis aux syndicats de revenir en force et d'organiser, sans risquer d'être débordés, ses « grandes luttes unitaires » ;

– ensuite que la manoeuvre, initiée en France et reprise dans plusieurs pays d'Europe, malgré sa réussite sur certains plans (notamment au niveau du renforcement des syndicats), révèle ses propres limites. Si elle a occasionné un certain épuisement des ouvriers, en France particulièrement où elle a pris le plus d'ampleur, elle n'a pu reporter les échéances durablement, empêcher que le mécontentement s'approfondisse et recommence à s'exprimer. De même les fameux « reculs » des gouvernements Juppé et autres se révèlent aujourd'hui pour ce qu'ils sont : des mystifications. Pour l'essentiel, les mesures anti-ouvrières contre lesquelles les prolétaires ont été amenés à se battre sont passés. Quant à la prétendue « victoire » obtenue grâce aux syndicats, elle tend à n'être plus qu'un souvenir douloureux pour les ouvriers qui gardent un goût amer et le sentiment diffus de s'être fait avoir.

Parce qu'elle est consciente de cette situation, la bourgeoisie a quelque peu modifié sa stratégie :

D'une part, ses syndicats tendent de plus en plus à limiter l'ampleur de leurs « mobilisations » quand elles se situent sur le terrain de la lutte revendicative, comme on l'a vu en France le 17 octobre dernier et plus encore lors de la « semaine d'action » du 12 au 16 novembre ; et à « l'unité syndicale » dont les grandes centrales se glorifiaient hier, succède aujourd'hui une politique de division entre les différentes officines afin d'émietter une colère et une combativité qui mûrissent dangereusement.

Dans le cas de l'Espagne, pour prendre un autre exemple, la tactique de division des syndicats ne passe pas pour l'heure à travers les querelles entre différentes centrales. Dans ce pays, la presque totalité des syndi­cats, à l'exception de la « radicale » CNT, appellent ensemble à une « campagne de mobilisation » (« marche sur Madrid » le 23 novembre, grève générale de la fonction publique le 11 décembre) contre le blocage des salaires des fonctionnaires annoncé pour 1997 par le gouvernement de droite (alors qu'ils n'avaient rien fait depuis 1994 quand cette politique était régulièrement appliquée par le PS). Ici, « l'unité » que proclament les syndicats, et qui est nécessaire à leur cré­dibilisation, ne fait que recouvrir la division mise en avant entre travailleurs du secteur public et ceux du privé, division qui a été complétée par des débrayages partiels, à des dates différentes, au niveau de chacune des provinces et des communautés régionales, afin de renforcer les mystifications régiona­listes.

D'autre part, la bourgeoisie n'utilise plus seulement ses campagnes idéologiques permanentes pour brouiller la conscience ouvrière. Elle cherche, à travers elles, à détourner les prolétaires de leur terrain de classe, à les amener à défouler leur combativité montante (qu'elle n'a pas réussi à étouffer) sur des revendications bourgeoises et dans des mobilisations interclassistes. C'est ce qu'elle a fait en Belgique et en Italie à propos de la revendication d'une « justice propre ». C'est aussi ce qu'elle a fait, entre autres, en Espagne en appelant les ouvriers à se mobiliser contre les attentats de l'ETA.

***

Contrairement à ce que prétendent certains esprits-chagrins, plus ou moins bien intentionnés, le CCI ne sous-estime en aucune manière et encore moins ne méprise les efforts actuels que fait la classe ouvrière pour développer son combat de résistance contre les attaques répétées, de plus en plus violentes et massives que lui porte la classe dominante. Bien plus, notre insistance dans la mise en évidence des nombreux pièges que met en avant la bourgeoisie, au delà du fait qu'il s'agit d'une responsabilité fondamentale pour des révolutionnaires dignes de ce nom, s'appuie, avant tout, sur une analyse de la période actuelle marquée, depuis 1992, par une reprise des luttes ouvrières. Pour nous, la manoeuvre de 1995-96, orchestrée au niveau international, n'est qu'une entreprise de la classe dominante visant à riposter à celle-ci. Et sa politique actuelle qui s'évertue à multiplier les obstacles est la preuve que, pour elle, le danger prolétarien est bien présent et même qu'il continue à s'accroître. Quand nous mettons en avant cette réalité, nous le faisons sans céder à l'euphorie (le contraire serait stupide et désarmant), sans sous-estimer l'ennemi, sans nier les difficultés et même les défaites ou reculs partiels de notre classe.

Elfe, 16 décembre 1996

Récent et en cours: 

  • Luttes de classe [1]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La question syndicale [2]

Campagnes contre le « negationnisme » : l'antifascisme justifie la barbarie

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Parmi les armes qu'elle déploie à l'heure ac­tuelle contre le développement des combats et de la conscience de la classe ouvrière, la bourgeoisie de certains pays, notamment en France, utilise le thème du « négation­nisme », c'est-à-dire de la remise en cause par un certain nombre de publicis­tes de la réalité des chambres à gaz dans les camps de concentration nazis. Nous revien­drons plus en détail, dans un prochain nu­méro de la Revue internationale, sur cette question. Nous nous contenterons ici de donner quel­ques éléments sur cette campa­gne afin de souligner l'intérêt de l'article que nos cama­rades de la Gauche Communiste de France (GCF) avaient publié en 1945 dans L'Etincelle sur le même sujet.

La thèse de la non-existence des chambres à gaz, et donc de la volonté d'extermination par le régime nazi de certaines populations européennes, notamment des populations juives, a été particulièrement diffusée par le groupe de la « Vieille Taupe » qui se récla­mait de « l'ultra-gauche » (qu'il ne faut pas confondre avec la Gauche communiste à la­quelle ce courant avait fait un certain nom­bre d'emprunts). Pour la « Vieille Taupe » et d'autres groupes de la même mouvance, l'existence des chambres à gaz était un pur mensonge des bourgeoisies alliées destiné à renforcer leurs campagnes antifascistes au lendemain de la seconde guerre mondiale. Ces groupes se donnaient comme mission, en dénonçant ce qu'ils considéraient comme un mensonge, de démasquer le rôle anti-ouvrier de l'idéologie antifasciste. Mais en­traînés par leur passion « négationniste » (ou par d'autres forces ?) certains éléments, parmi eux, en sont venus à collaborer avec des parties de l'extrême droite antisémite. Celles-ci également considéraient que les chambres à gaz étaient une invention, mais une invention du « lobby juif internatio­nal ». C'était évidemment pain béni pour les secteurs « démocratiques » et « antifasciste » de la bourgeoisie qui ont donné une publicité considérable aux thèses « négationnistes » afin de renforcer leurs propres campagnes en stigmatisant cette ten­tative de « réhabilitation du régime nazi ». Mais ces secteurs ne se sont pas arrêtés là. Les références faites par les « négationnistes de gauche » aux positions de la Gauche communiste dénonçant l'idéologie antifa­sciste, et particulièrement au texte tout à fait valable publié au début des années 1960 par le « Parti Communiste International », Auschwitz ou le Grand Alibi, ont servi ré­cemment de prétexte aux souteneurs de la « démocratie bourgeoise » (y compris cer­tains trotskistes) pour déclencher une cam­pagne de dénonciation du courant de la Gau­che communiste : « Ultra-Gauche et Ultra-Droite, même combat ! », « Comme tou­jours, les extrêmes se rejoignent ».

Pour sa part, le CCI, comme tous les vérita­bles groupes de la Gauche communiste, a toujours refusé de marcher dans les élucu­brations « négationnistes ». Vouloir amoin­drir la barbarie du régime nazi, même au nom de la dénonciation de la mystification antifasciste, revient en fin de compte à amoindrir la barbarie du système capitaliste décadent, dont ce régime n'est qu'une des expressions. Cela nous permet de dénoncer d'autant plus fermement les campagnes ac­tuelles visant à discréditer aux yeux de la classe ouvrière la Gauche communiste, le seul courant politique qui défend réellement ses intérêts et sa perspective révolution­naire. Cela nous permet de mener avec la plus grande énergie le combat contre les mystifications antifascistes qui prennent ap­pui sur la barbarie nazie pour mieux enchaî­ner les prolétaires au système qui l'a enfan­tée et qui n'en finira jamais d'engendrer la barbarie : le capitalisme. C'est le même combat que menaient nos camarades de la GCF en publiant l'article qu'on trouvera ci-dessous. Lorsque l'article a été écrit, en juin 1945, la bourgeoisie alliée n'avait pas eu en­core l'occasion de déployer complètement sa propagande à propos des « camps de la mort ». En particulier, le camp d'Auschwitz, qui se trouvait dans la zone sous contrôle russe n'avait pas encore la sinistre célébrité qu'il a connue par la suite. De même, les bombes atomiques « démocratiques » et « au service de la civilisation » n'avaient pas encore rasé Hiroshima et Nagazaki. Cela n'a pas empêché nos camarades de faire une dé­nonciation particulièrement percutante de l'utilisation idéologique contre le prolétariat des crimes nazis par les criminels alliés.

CCI.

L'ETINCELLE n°6, juin 1945

BUCHENWALD, MAIDANECK, DEMAGOGIE MACABRE

 

Le rôle joué par les SS, les nazis et leur camp d'industrialisation de la mort, fut celui d'exterminer en général tous ceux qui s'op­posèrent au régime fasciste et surtout les militants révolutionnaires qui ont toujours été à la pointe du combats contre la bour­geoisie capitaliste, quelque forme qu'elle prenne : autocratique, monarchique ou "démocratique", quel que soit leur chef : Hitler, Mussolini, Staline, Léopold III, George V, Victor-Emmanuel, Churchill, Roosevelt, Daladier ou De Gaulle.

La bourgeoisie internationale qui, lorsque la révolution russe d'octobre éclata en 1917, chercha tous les moyens possibles et imagi­nables pour l'écraser, qui brisa la révolution allemande en 1919 par une répression d'une sauvagerie inouïe, qui noya dans le sang l'in­surrection chinoise prolétarienne ; la même bourgeoisie finança en Italie la propagande fasciste puis en Allemagne celle de Hitler ; la même bourgeoisie mit au pouvoir en Al­lemagne celui qu'elle avait désigné comme devant être pour son compte le gendarme de l'Europe ; la même bourgeoisie aujourd'hui enfin dépense des millions "pour financer le montage d'une exposition sur les crimes hitlériens", les prises de vues et la présenta­tion au public de films sur les "atrocités al­lemandes" pendant que les victimes de ces atrocités continuent à mourir souvent sans soins et que les rescapés qui rentrent n'ont pas les moyens de vivre.

Cette même bourgeoisie, c'est elle qui d'un côté a payé le réarmement de l'Allemagne et de l'autre a bafoué le prolétariat en l'entraî­nant dans la guerre avec l'idéologie anti-fasciste, c'est elle qui, de cette façon, ayant favorisé la venue de Hitler au pouvoir, s'est servie jusqu'au bout de lui pour écraser le prolétariat allemand et l'entrainer dans la plus sanglante des guerres, dans la bouche­rie la plus immonde que l'on puisse conce­voir.

C'est toujours cette même bourgeoisie qui envoie des représentants avec des gerbes de fleurs s'incliner hypocritement sur les tom­bes des morts qu'elle a elle-même engendrés parce qu'elle est incapable de diriger la so­ciété et que la guerre est sa seule forme de vie.

C'EST ELLE QUE NOUS ACCUSONS !

C'est elle que nous accusons car les millions de morts qu'elle a perpétrés ne sont qu'une addition à une liste déjà bien trop longue, hélas, des martyrs de la "civilisation", de la société capitaliste en décomposition.

Les responsables des crimes hitlériens ne sont pas les allemands qui ont les premiers, en 1934, payé par 450.000 vies humaines la répression bourgeoise hitlérienne et qui ont continué à subir cette impitoyable répression quand celle-ci se portait en même temps à l'étranger. Pas plus les français, les anglais, les américains, les russes, les chinois ne sont responsables des horreurs de la guerre qu'ils n'ont pas voulues mais que leurs bour­geoisies leur ont imposées.

Par contre, les millions d'hommes et de femmes qui sont morts à petit feu dans les camps de concentration nazis, qui ont été sauvagement torturés et dont les corps pourrissent quelque part, qui ont été frappés pendant cette guerre en combattant ou sur­pris dans un bombardement "libérateur", les millions de cadavres mutilés, amputés, dé­chiquetés, défigurés, enfouis sous terre ou pourrissant au soleil, les millions de corps de soldats, femmes, vieillards, enfants.

Ces millions de morts réclament vengeance. Et ils réclament vengeance non sur le peuple allemand qui lui continue à payer mais sur cette infâme bourgeoisie, hypocrite et sans scrupule, qui elle n'a pas payé mais profité et qui continue à narguer les esclaves qui ont faim, avec leurs mines de porcs nourris à l'engrais.

La seule position pour le prolétariat n'est pas de répondre aux appels démagogiques ten­dant à continuer et à accentuer le chauvi­nisme au travers des comités anti-fascistes, mais la lutte directe de classe pour la dé­fense de leurs intérêts, leur droit à la vie, lutte de chaque jour, de chaque instant jus­qu'à la destruction du régime monstrueux, du capitalisme.

 

Courants politiques: 

  • Aventurisme, parasitisme politiques [3]

Questions théoriques: 

  • Décomposition [4]

Rivalites imperialistes : l' « humanitaire » au service de la guerre

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  • Durant ces dernières semaines, l'intense va-et-vient diplomatique et les déclarations contradictoires qui se sont multipliées à propos de la « force d'aide aux réfugiés » de la région des Grands Lacs, ont tourné à la farce macabre : se déploiera-t-elle ? Effectuera-t-elle des largages de vivres ? Subsiste-t-il encore des réfugiés ? En réalité, ce vaudeville hypocrite et répugnant sur « l'aide humanitaire » ne sert, une fois de plus, que d'écran de fumée pour masquer les interventions des grandes puissances visant à défendre leurs sordides intérêts impérialistes et à régler leurs comptes sur le dos des populations locales. Les atrocités dans l'est du Zaïre n'ont rien « d'exotique », elles ne sont en rien liées à de quelconques moeurs tribales, tout comme les bombardements et les massacres récurrents au Moyen-Orient ne sont nullement une « spécificité » de la région. Ils ne sont rien d'autre qu'une illustration de plus d'un monde capitaliste qui craque de partout. Du Moyen-Orient à l'Afrique, de l'ex-Yougoslavie à l'ex-URSS, le « nouvel ordre mondial », tant vanté il y a près de six ans par les « grands », n'est que le champ de manoeuvre de la lutte à mort entre puissances impérialistes et un gigantesque charnier pour des parties de plus en plus larges de la population mondiale.

Plusieurs articles dans la Revue Internationale (voir par exemple les n° 85 et 87) ont déjà largement décrit le triomphe croissant du « chacun pour soi », tout en soulignant les tentatives de plus en plus brutales du parrain US pour préserver sa domination et redresser la situation là où elle est compromise. Le cadre adéquat pour appréhender l'explosion des rivalités entre requins impérialistes et la crise inéluctable du leadership américain, quels que puissent être les sursauts du gendarme mondial, est rappelé par la résolution sur la situation internationale du 12e congrès de Révolution Internationale : « Ces menaces [pesant sur le leadership US] proviennent fondamentalement (...) du chacun pour soi, du fait qu'il manque aujourd'hui ce qui constitue la condition principale d'une réelle solidité et pérennité des alliances entre Etats bourgeois dans l'arène impérialiste : l'existence d'un ennemi commun menaçant leur sécurité. Les différentes puissances de l'ex-bloc occidental peuvent, au coup par coup, être obligées de se soumettre aux diktats de Washington, mais il est hors de question pour elles de maintenir une quelconque fidélité durable. Bien au contraire, toutes les occasions sont bonnes pour saboter, dès qu'elles le peuvent, les orientations et dispositions imposées par les Etats-Unis. » (Revue Internationale n° 86)

De l'interminable guerre civile entre factions Afghanes « sponsorisées » par les diverses puissances impérialistes jusqu'aux sourdes tensions qui s'intensifient en ex-Yougoslavie malgré la « pax americana » de Dayton, les récents événements confirment pleinement la validité de ce cadre de compréhension. Nous développerons plus spécifiquement ici la situation au Moyen-Orient et celle dans la région des Grands Lacs dans la mesure où elles illustrent de façon particulièrement éloquente comment ces rivalités provoquent une extension terrifiante de la décomposition et du chaos dans des zones de plus en plus larges de la planète.

Moyen-Orient : poussée du « chacun pour soi » et crise du leadership américain

L'élection de Netanyahou avait déjà constitué un sérieux revers pour les Etats-Unis dans une région de la plus haute importance stratégique et depuis des années « chasse gardée » des Etats-Unis. Elle soulignait combien, même dans un pays aussi dépendant des Etats-Unis qu'Israël, les forces centrifuges et les velléités d'une politique indépendante prennent aujourd'hui le dessus sur toute politique de stabilisation régionale, même sous la houlette du gendarme mondial.

Depuis lors, les provocations du gouvernement Netanyahou, débouchant sur des affrontements entre colons juifs et forces policières de la nouvelle « autorité palestinienne » ainsi que sur des dizaines de morts à Gaza et en Cisjordanie, ont permis de justifier le brutal durcissement de la position israélienne dans toutes les négociations, débouchant même, au nom de menaces pour la sécurité d'Israël, sur une remise en cause des maigres accords signés par Peres et Arafat à Oslo. En face, la même tendance au « chacun pour soi » triomphait dans les capitales arabes régionales : les « ennemis héréditaires » d'Israël, syriens et palestiniens en tête, se sont réconciliés, tandis que l'Egypte et l'Arabie Saoudite, pourtant jusqu'alors alliées solides de Washington, accélèrent leur politique de contestation ouverte de l'impérialisme américain. Que l'Egypte, partenaire de l'accord historique de Camp David, ait refusé net de participer au sommet de Washington que Clinton avait convoqué pour tenter de limiter les dégâts, en dit long sur la perte accélérée de contrôle de la situation du Moyen-Orient par les Etats-Unis. A travers ces événements, c'est la mainmise de ces derniers sur toute la région, patiemment développée depuis près de vingt ans, qui est menacée de voler en éclats.

Le déclin de l'influence des Etats-Unis aujourd'hui ne peut qu'aller de pair avec la montée en puissance de l'influence de ses rivaux impérialistes dont les ambitions augmentent en proportion inverse des revers américains. Ainsi, le grand bénéficiaire des récents événements au Proche-Orient est sans conteste la France qui a entrepris immédiatement de rassembler derrière elle tous les mécontents de la région en se posant comme porte-parole de toutes les contestations anti-américaines et anti-israéliennes, comme en a témoigné la spectaculaire tournée de Chirac dans la région en octobre. Partout, celui-ci s'est fait le promoteur d'un « coparrainage du processus de paix », signifiant clairement l'intention française de jeter de l'huile sur le feu et de saboter par tous les moyens la politique de Washington. En fait de « paix », c'est un encouragement ouvert à l'union sacrée des Etats arabes contre l'ennemi commun israélien et ... américain, un encouragement à la guerre et au chaos !

Le première puissance militaire du monde, dont le leadership est malmené sur la scène internationale par cette explosion du « chacun pour soi », ne peut que riposter face à ces menaces contre son leadership ; et ces ripostes sont de moins en moins « pacifiques », comme l'avait déjà montré le coup de semonce qu'avait représenté le largage de missiles sur l'Irak (voir Revue Internationale n° 87). De fait, les Etats-Unis entendent à la fois montrer leur détermination à conserver leur position de maître militaire du monde et semer la zizanie parmi les puissances européennes en jouant sur leurs divergences d'intérêt. Dans ce cadre, il n'est nullement surprenant que ses coups visent aujourd'hui en premier lieu l'impérialisme français qui prétend s'imposer à la tête d'une croisade anti-américaine. ([1] [5]) Que pour ce faire, il leur faille de plus en plus recourir à la force brutale et étendre la barbarie et le chaos pour des effets de plus en plus limités et temporaires ne fait que donner la mesure de leur déclin historique.

Zaïre : offensive américaine contre l'impérialisme français en Afrique

L'enjeu véritable des massacres dans la région des Grands Lacs n'est pas, contrairement à ce que les médias étalent, la lutte pour le pouvoir entre Hutus et Tutsis mais celle entre les Etats-Unis et la France pour le contrôle de cette région. Ici, c'est la bourgeoisie américaine qui mène la danse et elle a réussi, dès à présent, à affaiblir puissamment la position de sa rivale française en Afrique par une habile stratégie de déstabilisation.

Après avoir porté la clique pro-américaine du Front Populaire Rwandais (FPR) au pouvoir à Kigali en 1994, les Etats-Unis ont continué à avancer leurs pions dans la région des Grands Lacs. Tout d'abord ils ont consolidé le FPR grâce à un soutien économique et militaire accentué. Ensuite, ils ont achevé leur tactique d'encerclement des positions françaises en exerçant une pression maximum sur le Burundi avec l'embargo imposé à celui-ci par tous ses voisins anglophones pro-américains, suite au coup d'État pro-français de Buyoya. Cette tactique a d'ailleurs porté ses fruits car le gouvernement burundais s'est associé sans états d'âme à l'alliance anti-française avec le Rwanda et l'Ouganda dès les premiers affrontements au Kivu. Enfin, prétextant des escarmouches provoquées par les anciennes Forces Armées Rwandaises regroupées sournoisement par la France dans les camps de réfugiés à la frontière zaïro-rwandaise, les Etats-Unis ont porté plus loin la guerre au Zaïre en fomentant la « révolte » des Banyamulenge du Kivu, avec la réussite actuelle que l'on connaît.

L'offensive de Washington a effectivement réussi à isoler de plus en plus l'impérialisme français et à le mettre en position de faiblesse grandissante. Le Zaïre de Mobutu sur lequel est contraint de s'appuyer ce dernier est une véritable ruine sur les plans politique, économique et militaire. Maillon clé dans le dispositif de défense antisoviétique du bloc occidental à l'époque de la confrontation Est-Ouest, le Zaïre constitue à présent une des zones stratégiques du monde les plus fragiles et un foyer de décomposition parmi les plus avancés. Et les Etats-Unis ont précisément exploité le marasme qui y règne, aggravé par la maladie de Mobutu et les luttes intestines qui en découlent, avec une armée en déliquescence, pour mieux peaufiner son opération stratégique actuelle dans la région. Ainsi, ils ont pu prendre de court l'impérialisme français qui avait l'intention, lors du sommet franco-africain de Ouagadougou où l'Ouganda et la Tanzanie avaient été conviés pour la première fois, de mettre la pression sur le Rwanda à travers sa proposition de conférence sur la région des Grands Lacs.

Mais les difficultés de la bourgeoisie française ne s'arrêtent pas là car sa rivale américaine est en passe de gagner sur différents tableaux. D'abord, Clinton rabaisse brutalement les prétentions de la France à se porter à la tête d'une croisade anti-américaine et réduit son crédit auprès des grandes puissances. Les appels désespérés de l'impérialisme français, repris avec force par son candidat à l'ONU, Boutros-Ghali, en direction de ses « alliés » européens et même de ses traditionnels alliés africains à intervenir « de façon urgente » se sont vus opposer des réponses évasives. En premier lieu parce que tous ces grands défenseurs de « l'humanitaire » n'ont aucune envie de s'enfermer dans ce véritable bourbier pour les beaux yeux de la France, mais aussi parce cette pression américaine en Afrique est un message et une menace adressés à l'ensemble des pays du monde. Mis à part l'Espagne qui a exprimé un soutien moins réservé aux demandes françaises, l'Italie, la Belgique et l'Allemagne ont trouvé des prétextes divers pour s'abstenir. Mais c'est surtout l'attitude de Londres qui est caractéristique et significative de l'affaiblissement de l'alliance franco-anglaise en Afrique, alliance qui, pourtant, semblait se renforcer ces derniers mois. D'accord « en principe » pour l'intervention, le gouvernement Major a maintenu le plus grand flou sur ses engagements concrets, ce qui exprimait implicitement une fin de non-recevoir envers Paris qui se retrouve ici tout particulièrement seul face à une superpuissance américaine qui a les meilleures cartes en mains.

Rejetée et dénoncée par le Rwanda et les « rebelles zaïrois », victimes de ses menées impérialistes, la France a dû se résoudre à en appeler à une intervention américaine au sein de laquelle elle viendrait occuper sa place sur le terrain. La bourgeoisie américaine ne s'est pas privée d'exploiter cette situation de force pour faire passer la France sous ses fourches caudines. Elle atermoie à dessein, affirmant d'une part bien vouloir intervenir, à l'unique condition qu'il s'agisse d'une opération « humanitaire » et non pas militaire, qu'on ne se mêle pas d'un conflit local (avec d'autant moins d'états d'âme que ce sont ses hommes de main qui tiennent le haut du pavé), signifiant cyniquement de l'autre que « les Etats-Unis ne sont pas l'Armée du Salut » ! De plus, la Maison Blanche se paie le luxe de pointer du doigt l'impérialisme français comme responsable au premier chef du chaos régnant dans la région des Grands Lacs. La campagne qui s'est développée sur les ventes d'armes de plusieurs pays au Rwanda pendant le génocide de 1994, impliquant surtout l'Etat français, est venue braquer les projecteurs sur le rôle sordide qu'a pu y jouer la France. Le Big Boss a ainsi mis en lumière la mesquinerie et la rapacité d'un gouvernement français qui « soutenait des régimes décadents » et « n'était plus capable de s'imposer » en Afrique (déclarations de Daniel Simpson, ambassadeur américain à Kinshasa), qui n'appelle la « communauté internationale » à la rescousse que pour défendre ses intérêts impérialistes particuliers.

L'impérialisme français a donc perdu des positions face à une offensive minutieusement programmée par les stratèges du Pentagone. Il se voit évincé de l'Afrique de l'Est et repoussé plus loin vers l'Ouest, dans une position de plus en plus faible avec un « pré carré » gravement amenuisé. Cette situation ne peut qu'attiser les rivalités, dans la mesure où la France cherchera à réagir comme le montre déjà sa tentative de « récupération » du Burundi lors du sommet franco-africain en plaidant pour la levée de l'embargo à son égard, tandis que le chaos qui régnait dans la région des Grands Lacs se propage dès à présent vers un Zaïre déjà largement gangrené par la décomposition générale. Sa situation géographique centrale en Afrique, sa taille gigantesque, de même aussi que ses richesses minières, en font une cible de choix pour les appétits impérialistes. La perspective de son effondrement accéléré et de sa dislocation, conséquence de l'élargissement actuel à ce pays des tensions guerrières, contient la menace d'une nouvelle explosion du chaos, non seulement dans ce pays mais aussi chez ses voisins, particulièrement ceux du nord (Congo, République centrafricaine, Soudan) ainsi que dans des pays proches comme le Gabon et le Cameroun qui tous appartiennent au « pré carré » de la France, ce qui donne la mesure de l'inquiétude qui habite aujourd'hui la bourgeoisie de ce pays au sujet de la pérennité de ses prébendes africaines. Et cette nouvelle avancée du chaos impérialiste ne pourra qu'aggraver et élargir encore la misère effrayante et la barbarie qui règnent déjà dans la majeure partie du continent africain.

Il ressort donc de façon éclatante que l'hypocrisie de « l'aide humanitaire » et des « discours de paix » ne servent aux requins impérialistes qu'à couvrir de nouvelles équipées guerrières et donc à accentuer le chaos et la barbarie. C'est avec un cynisme monstrueux que toute les bourgeoisies nationales versent des larmes de crocodile sur le sort tragique réservé aux populations locales ou réfugiées, alors que ces dernières, réduites à l'état d'otages impuissants, sont froidement utilisées comme arme de guerre dans les rivalités impérialistes entre les grandes puissances. Cette vaste mise en scène est déployée avec la complicité – consciente ou non – des associations humanitaires, ces « ONG » qui ont elles-mêmes appelé les gouvernements à la rescousse, réclamant à corps et à cris leur intervention militaire.

Ce constat n'est pas nouveau. Souvenons-nous de toutes les « interventions pour la paix » précédentes ! En 1992, en Somalie, l'opération « humanitaire » n'a mis un terme ni à la famine chronique ni aux guerres claniques. En Bosnie, l'envoi entre 1993 et 1994 de tous ces « soldats de la paix », français, anglais ou américains sous la bannière de l'ONU ou de l'OTAN n'a servi qu'à justifier cyniquement la présence militaire des puissances impérialistes sur le terrain et à « protéger » ainsi, chacun en soutenant des fractions particulières, les exactions des belligérants. En 1994, au Rwanda, les grandes puissances étaient déjà directement les responsables du déclenchement des massacres. Avec l'alibi d'une intervention militaire pour « arrêter le génocide », elles ont provoqué un exode massif de populations et suscité la création de camps précaires de réfugiés. Ensuite, elles ont misé sur le pourrissement de la situation, présentée aujourd'hui comme un produit de la fatalité, pour ourdir leurs nouvelles intrigues meurtrières.

Dans l'escalade de leurs rivalités et l'accomplissement de leurs basses besognes pour préserver ou prendre des positions sur le terrain, tous ces gangsters impérialistes, loin de « rétablir l'ordre et la paix » ne font qu'accentuer le chaos. Expression d'un capitalisme agonisant, ils ne peuvent que précipiter dans leur barbarie guerrière des zones de plus en plus vastes de la planète et entraîner toujours davantage de populations vers la mort à travers des massacres, des exodes, des famines, des épidémies nées des charniers.

Jos, 12 décembre 1996.



[1] [6]. Dans de nombreux textes nous avons mis en évidence le fait que, en dernière instance, le principal rival impérialiste des Etats-Unis est l'Allemagne, la seule puissance qui puisse prendre la tête d'un éventuel nouveau bloc opposé à celui dirigé par la première puissnce mondiale. Cependant, et c'est là une des caractéristiques du chaos actuel, nous sommes encore bien loin d'une telle "organisation" des antagonismes impérialistes ce qui laisse la place à toutes sortes de situations où des "seconds couteaux" comme la France essayent de jouer leur propre jeu.

Questions théoriques: 

  • Guerre [7]

Crise economique : Pays de l'Est : des nouveaux marchés morts-nés

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Au lendemain de l'effondrement des régimes staliniens, la bourgeoisie, dans sa vaste campagne idéologique contre la classe ouvrière sur « la supériorité du capitalisme » et « l'impossibilité du communisme », annonçait l'avènement d'un « nouvel ordre mondial » : la fin des blocs militaires, la réduction des budgets d'armement et l'ouverture de « nouveaux marchés » à l'Est allaient déboucher sur une ère de paix et de prospérité. Depuis, les fameux « dividendes de la paix » se sont mués en massacres et conflits tous plus meurtriers les uns que les autres et la perspective de « prospérité » s'est transformée en une aggravation de la crise et une austérité redoublée. Quant à « l'ouverture de nouveaux marchés » dans les pays de l'Est, la réalité s'est chargée là aussi d'en balayer le mensonge : l'effondrement économique et social de ces pays au cours des années 1990 est venu donner un démenti cinglant à toute la campagne de la bourgeoisie.

C'est la raison pour laquelle nous assistons à une multiplication de rapports d' « experts » et d'articles dans les médias aux ordres qui viennent à la rescousse pour tenter de raviver quelque peu la flamme vacillante des illusions. Voilà pourquoi on nous laisse entendre aujourd'hui qu' « une nécessaire période difficile s'imposait pour assainir la situation », l'ampleur de la transition étant le reflet « des lourds héritages du passé », etc. A les entendre, « les lendemains de la nouvelle économie de marché vont commencer à chanter » : les pays de l'ex-bloc de l'Est seraient sur la voie de la stabilisation et du redressement économique. De –10 % en 1994 à –2,1 % en 1995, le taux de croissance passerait à +2,6 % pour l'ensemble de la zone. A l'exception de certaines provinces de l'ex-URSS, le retour à des taux positifs serait général en 1996. « Après la pluie le beau temps », voilà l'actuel message mensonger que la bourgeoisie et ses médias essaient de faire passer, complétant utilement celui déversé depuis 1989 à propos de la « victoire du capitalisme sur le communisme ».

L'écroulement du stalinisme : expression de la faillite historique du capitalisme

Démocrates et staliniens se sont toujours retrouvés pour identifier stalinisme et communisme afin de faire croire à la classe ouvrière que c'était ce dernier qui régnait à l'Est. Ceci a permis d'associer l'effondrement de ce régime à la mort du communisme, à la faillite du marxisme. En réalité, le communisme signifie la fin de l'exploitation de l'homme par l'homme, la fin de la division en classes antagoniques et du salariat ; c'est le règne de l'abondance où « le gouvernement des hommes cède la place à celui de l'administration des choses » et cela à la seule échelle possible, l'échelle internationale. L'Etat totalitaire, la pénurie généralisée, le règne de la marchandise et du salariat et les nombreuses révoltes ouvrières qui en découlaient, attestaient du caractère foncièrement capitaliste et exploiteur des régimes de ces pays. En fait, la forme stalinienne du capitalisme d'Etat hérité, non de la révolution d'octobre 1917, mais de la contre-révolution qui l'a tuée dans le sang, a sombré avec la ruine complète des formes de l'économie capitaliste qu'elle a engendrées dans ces ex-pays soi-disant « socialistes ». Ce n'est pas le communisme qui s'est effondré à l'Est mais une variante particulièrement fragile et militarisée du capitalisme d'Etat.

Qu'une constellation impérialiste s'écroule de l'intérieur, sans combat, sous le poids de la crise et de ses propres contradictions, est une situation totalement inédite dans l'histoire du capitalisme. Si aujourd'hui c'est la crise qui est à l'origine de la disparition d'un bloc impérialiste et non, comme toujours dans le passé, une défaite militaire ou une révolution, c'est du fait de l'entrée du système capitaliste dans sa phase terminale : sa phase de décomposition. Cette phase se caractérise par une situation où les deux classes fondamentales et antagoniques de la société s'affrontent sans parvenir à imposer leur propre réponse aux contradictions insurmontables du capitalisme : la guerre généralisée pour la bourgeoisie, le développement d'une dynamique vers la révolution pour le prolétariat. Alors que les contradictions du capitalisme en crise ne font que s'aggraver, l'incapacité de la bourgeoisie à offrir la moindre perspective pour l'ensemble de la société et les difficultés du prolétariat à affirmer ouvertement la sienne dans l'immédiat ne peuvent que déboucher sur un phénomène de décomposition généralisée, de pourrissement sur pied de la société. Ce sont ces conditions historiques nouvelles, inédites – la situation d'impasse momentanée de la société – qui expliquent pourquoi la crise du capitalisme a pu (et va encore) exercer ses effets dévastateurs avec une telle ampleur, profondeur et gravité.

En effet, la chute de la production dans les pays de l'Est après 1989 fut la plus importante jamais enregistrée dans toute l'histoire du capitalisme, bien plus grave que lors de la grande crise des années 1930 ou que l'entrée en guerre lors du second conflit impérialiste mondial. Dans la plupart de ces pays la production a en effet chuté au-delà des 30 % qu'ont connu les Etats-Unis entre 1929 et 1933. Après 1989, l'effondrement de la production atteint 40 % en Russie et près de 60 % dans ses anciennes Républiques comme l'Ukraine, le Kazakhstan ou la Lituanie, reculs bien supérieurs à la déroute soviétique au moment de l'invasion allemande en 1942 (25 %). La production en Roumanie a reculé de 30 %, celles de la Hongrie et de la Pologne de 20 %. Cette gigantesque destruction de forces productives, cette brutale et soudaine dégradation des conditions de vie de pans entiers de la population mondiale sont d'abord et avant tout le produit de la crise mondiale et historique du système capitaliste. De tels phénomènes, analogues par leur signification et ampleur aux décadences des modes de production antérieurs, n'ont cependant pas d'égal quant à leur violence. Ils sont à l'image de ce qu'un système arrivé à son stade final peut engendrer : jeter dans la misère quasi absolue, et cela du jour au lendemain, des dizaines, voire des centaines de millions d'êtres humains.

Vers la tiers-mondisation ou des lendemains qui chantent ?

Après une telle chute dans la production, après une telle dégradation des conditions de vie de toute une partie de la planète, il est quelque peu indécent de parler de taux de croissance positifs. Partant de zéro, mathématiquement la croissance est infinie ! En effet, le taux de croissance est d'autant plus élevé que la base de départ est faible : augmenter d'une seule unité (produire un camion en plus par exemple) au départ de deux correspond à un taux de croissance important de 50 %, par contre augmenter de 10 unités au départ de 100 correspond à un taux de croissance plus faible de 10 %. Toute proportion gardée, dans un tel contexte, les taux positifs de croissance annoncés n'ont que peu de signification.

D'ailleurs, parler de « retour à des lendemains qui chantent » est une sinistre escroquerie. Tant sur le plan de l'évolution de la production, des revenus que de la dynamique générale du système capitaliste, tout concoure à la poursuite de l'impasse actuelle vers une tiers-mondisation croissante de toutes ces régions. Le recours massif aux crédits et aux déficits budgétaires, comme dans le cas de la réunification allemande, ou l'appauvrissement brutal et généralisé dans les autres pays n'offrent aucune base solide pour envisager une amélioration quelconque de la situation économique et sociale.

L'exemple de la réunification allemande est illustrative à bien des égards. Politiquement contrainte d'assumer une réunification qui s'imposait à elle, la bourgeoisie allemande à dû recourir à des moyens exceptionnels pour éviter d'être submergée par un exode de population et une puissante vague de mécontentements sociaux. En effet, cette réunification n'a été possible que grâce à un transfert massif de capitaux de l'Ouest vers l'Est pour financer investissements et programmes sociaux : 200 milliards de marks par an environ, soit l'équivalent de 7 % du PIB de l'Ouest mais 60 % de celui de l'Est.   Cette réintégration de l'ex-RDA dans la grande famille allemande nous est présentée comme l'exemple de la transition réussie : le taux de croissance dans l'ex-RDA en 1994 était remonté à près de 20 % !

Mais « les faits sont têtus » disait Lénine : l'ex-RDA a produit 382 milliards de marks de richesses en 1995 ... avec 83 milliards d'exportations et 311 milliards d'importations, soit un déficit commercial de 228 milliards, équivalent à 60 % du PIB de la partie Est du pays ! Voilà comment s'expliquent les taux de croissance « faramineux » que l'on nous présente. Et pour cause, ce formidable soutien de l'activité économique à l'Est s'est réalisé en tirant des traites sur l'avenir, il n'a pu être possible que par une formidable augmentation de la dette publique qui est passée de 43 % du PIB en 1989 à 55 % en 1994, soit une augmentation de 12 % en cinq ans. Cette stratégie de développement de la dette publique pour soutenir l'activité a momentanément permis de repousser les problèmes : une certaine activité a pu être maintenue dans la partie Est, les infrastructures renouvelées, les transferts de revenus ont soutenu les achats de biens dans les entreprises de l'Ouest. Cependant, ce maintien des activités à l'Est s'est essentiellement réalisé autour du secteur du bâtiment et des travaux publics visant à une remise en état des infrastructures, objectif stratégique essentiel pour la bourgeoisie allemande. Mais en réalité ce secteur ne pourra servir de décollage durable à l'activité est-allemande. Les lampions du septième anniversaire de la réunification à peine éteints, une sombre perspective se présente avec l'épuisement prochain du gisement d'activités  du secteur du bâtiment et des travaux publics, la baisse progressive des transferts massifs vers l'ex-RDA et une austérité croissante et quelques nouvelles activités balbutiantes qui auront du mal à décoller compte tenu de la période de récession générale et de saturation des marchés au niveau mondial. Depuis 1993 d'ailleurs, l'Etat allemand présente la facture de la réunification à la classe ouvrière, d'abord par une importante augmentation des impôts puis par une austérité implacable : allongement de la durée du travail dans le secteur public, fermeture d'équipements, hausses brutales des tarifs publics, réductions massives d'effectifs dans les administrations.

Si la situation dans l'ex-RDA peut encore faire illusion compte tenu de l'importance de l'enjeu géostratégique pour l'Allemagne d'arriver à une certaine stabilisation dans cette partie du pays, pour qui  porte son regard un peu au-delà des discours mystificateurs, la situation économique et sociale dans tous les autres pays reste catastrophique. A l'exception de la Croatie, la Slovénie et la Tchéquie, les pays qui ont déjà passé le cap des croissances positives – et nous avons vu ce qu'il fallait en penser ci-dessus – stagnent ou rechutent ; le soufflé retombe déjà : le taux de croissance de l'Albanie est retombé à 6 % en 1995 après être monté à 11 % en 1993, ceux de la Bulgarie (3 %) et de l'Arménie (7 %) plafonnent depuis l'année passée, le taux de la Hongrie est passé de 2,5 % en 1994 à 2 % en 1996, celui de la Pologne de 7 % en 1995 à 6 % en 1996, celui de la Slovaquie de 7 % en 1995 à 6 % en 1996, celui de la Roumanie de 7 % en 1995 à 4 % en 1996 et celui des pays Baltes de 5 % en 1994 à 3,2 % en 1996. Les autres indicateurs économiques ne sont pas plus brillants. Certes l'hyperinflation a été jugulée mais avec des potions dignes de celles administrées aux pays du tiers-monde. Des plans drastiques d'austérité, de licenciements et de coupes claires dans les budgets sociaux de l'Etat ont ramené les taux d'inflation à des niveaux plus « acceptables » mais toujours très élevés et, pour la plupart des pays, encore supérieurs à ce qu'ils étaient cinq ans auparavant :

Inflation (%)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pays

1990

1995

 

 

Bulgarie

22

62

 

 

Tchéquie

11

9

 

 

Hongrie

29

28

 

 

Pologne

586

28

 

 

Roumanie

5

32

 

 

Slovaquie

11

10

 

 

Russie

6

190

 

 

Ukraine

4

375

De nombreux autres comportements économiques, significatifs d'une tiers-mondisation croissante de ces régions, se font de plus en plus jour. La quasi totalité des activités est orientée vers le profit à court terme, les capitaux sont soit placés à l'étranger, soit prioritairement engagés dans des activités spéculatives et ne sont que marginalement injectés dans le secteur productif. Quand le profit « officiel », « légal », est insuffisant, tant la situation économique est dégradée, les revenus criminels se développent. Largement sous-estimés, ils représenteraient déjà 5 % du PIB en Russie, sont en forte augmentation (1 % en 1993) et se situent au-delà du double de la moyenne mondiale (2 %).

Vers la paupérisation absolue

Egalement typique des pays sous-développés est la spectaculaire croissance de l'économie informelle et de l'auto-consommation pour compenser quelque peu la chute drastique des revenus officiels. Ceci se constate par le découplage entre la chute des revenus salariaux, qui est énorme, et celle, moindre, de la consommation. En fait, cette dernière est, d'une part, soutenue par une minorité de 5 % à 15 % de la population qui tire avantage de la « transition » et, d'autre part, elle est de plus en plus composée de biens d'origine non monétaire (activités agricoles privées). Ainsi en Bulgarie, où les salaires réels ont diminué de 42 % en 1991 et de 15 % en 1993, nous voyons la part des revenus officiels diminuer de 10 % en 2 ans dans le total des revenus familiaux (44,8 % en 1990 à 35,3 % en 1992) mais la part des revenus agricoles non monétaires augmenter de 16 % (21,3 % à 37,3 %). Pour survivre, les travailleurs de ces pays doivent rechercher des revenus supplémentaires pour compenser des salaires de plus en plus maigres, reçus en contrepartie d'un travail de plus en plus pénible et se déroulant dans des conditions de plus en plus mauvaises. Résultat de tout cela, une explosion de la paupérisation pour l'immense majorité de la population. L'Unicef a établi un seuil de pauvreté correspondant à un niveau de 40 % à 50 % en deçà du revenu réel moyen de 1989 (avant les « réformes »). Les données se passent de commentaires ! Multiplication par deux jusqu'à six du nombre de ménages vivant en deçà du seuil de pauvreté. En Bulgarie plus de la moitié des ménages du pays vivent en deçà de ce seuil, 44 % en Roumanie et un tiers en Slovaquie et en Pologne.

Pourcentage de ménages vivant en dessous du seuil de pauvreté
(estimation)

 

 

 

 

 

 

 

Pays

1989

1990

1992

1993

Bulgarie

-

13,8

 

 

57

Tchéquie

4,2

 

 

25,3

 

 

Hongrie*

14,5

 

 

19,4

 

 

Pologne

22,9

 

 

35,7

 

 

Roumanie

30

 

 

44,3

 

 

Slovaquie

5,7

 

 

 

 

34,5

* en pourcentage de la population.

Source : Unicef, Crisis in Mortality, Health and Nutrition, MONEE Database, août 1994, p. 2.

Le tableau ci-dessous illustre ce ravalement des ex-pays de l'Est au niveau du tiers-monde et permet d'évaluer la dégradation du niveau de vie de la population dans ces pays : la deuxième colonne de chiffres indique le niveau du pouvoir d'achat moyen en 1994 relativement à celui des Etats-Unis (=100) et la troisième exprime ce niveau comparativement à 1987. Ce calcul sous-estime encore la réalité de la détérioration des conditions de vie de la classe ouvrière puisqu'il mesure l'évolution d'un pouvoir d'achat moyen. Cependant, il donne une première idée de l'ampleur de la chute, chute d'autant plus douloureusement ressentie que le niveau de départ était déjà très bas : un niveau de vie trois fois moins élevé pour les habitants d'un bon nombre d'ex-républiques de l'URSS, un niveau presque deux fois moindre en Russie et une diminution moyenne de 30 % dans les autres pays. En comparant le niveau des actuels pays de l'Est avec d'autres nous constatons qu'ils font pleinement partie du tiers-monde : la Russie (17,8) a été ravalée au rang d'un pays comme la Tunisie (19,4) ou l'Algérie, en-dessous même du Brésil (21), la plupart des ex-républiques de l'URSS sont à la hauteur de la Bolivie (9,3) et, pour les moins mal lotis, au rang du Mexique (27,2) ; c'est dire toute la vanité des discours sur les perspectives de développement et « lendemains qui chantent ».

Estimation du P.N.B. par habitant en parité de pouvoir d'achat
(Etats-Unis = 100)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pays

1987

1994

94/87

Tadjikistan

12,1

3,7

31 %

Azerbaïdjan

21,7

5,8

27 %

Rép.Kirghize

13,5

6,7

50 %

Arménie

26,5

8,3

31 %

Ouzbékistan

12,5

9,2

74 %

Bolivie

 

 

9,3

 

 

Ukraine

20,4

10,1

50 %

Kazakhstan

24,2

10,9

45 %

Lettonie

24,1

12,4

51 %

Lituanie

33,8

12,7

38 %

Roumanie

22,7

15,8

70 %

Bielorussie

25,1

16,7

67 %

Bulgarie

23,5

16,9

72 %

Estonie

29,9

17,4

58 %

Russie

30,6

17,8

58 %

Tunisie

 

 

19,4

 

 

Hongrie

28,9

23,5

81 %

Slovénie

33,3

24,1

72 %

Mexique

 

 

27,2

 

 

Tchéquie

44,1

34,4

78 %

Au fur et à mesure que la réalité est mieux connue, les derniers espoirs et toutes les théories sur une possible amélioration de la situation volent en éclats. Les faits parlent d'eux-mêmes : il est impossible de relever l'économie de ces pays. Il n'y a pas plus d'espoir pour les ex-pays de l'Est qu'il n'y en a eu depuis plus de 100 ans pour les pays du tiers-monde. Ni l'ancien ordre réformé, ni la variante « libérale » du capitalisme occidental, qui n'est pas moins du capitalisme d'Etat, mais sous une forme beaucoup plus sophistiquée, ne peuvent constituer une solution de rechange. C'est le système capitaliste comme un tout au niveau mondial qui est en crise. Le manque de marchés, l'austérité, etc. ne sont pas l'apanage des pays de l'Est ruinés ou du tiers-monde à l'agonie, ces mécanismes sont au coeur du capitalisme le plus développé et frappent tous les pays du monde.

C.Mcl

Sources :

- L'économie mondiale en 1997, CEPII, Ed. La découverte, collection Repères n° 200.

- « Transition économique à l'Est », La documentation française n° 5023.

- Rapport sur le développement dans le monde 1996 : « De l'économie planifiée à l'économie de marché », Banque mondiale.

- Divers numéros du Monde Diplomatique.


Récent et en cours: 

  • Crise économique [8]

Revolution allemande (VI) : L'échec de la construction de l'organisation

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Nous avons vu dans le précédent article que le KPD est fondé en Allemagne fin décembre 1918 dans le feu des luttes. Bien que les Spartakistes aient accompli un excellent travail de propagande contre la guerre et soient intervenus de façon décidée et avec grande clarté dans le mouvement révolutionnaire lui-même, le KPD  n'est pas encore un parti solide. La construction de l'organisation vient juste de commencer, son tissu organisationnel ne possède qu'une trame encore très lâche. Lors de son congrès de fondation, le parti est marqué par une grande hétérogénéité. Différentes positions s'affrontent, non seulement sur la question du travail au sein des syndicats et celle de la participation au parlement mais, plus grave encore, il y a, sur la question organisationnelle, de grandes divergences. Sur cette question, l'aile marxiste autour de R. Luxemburg et de L. Jogiches, se trouve en minorité.

L'expérience de ce parti « non achevé » montre qu'il ne suffit pas de proclamer le parti pour que celui-ci existe et agisse en tant que tel. Un parti digne de ce nom doit disposer d'une structure  organisationnelle solide qui doit s'appuyer sur une même conception de l'unité de l'organisation quant à sa fonction et à son fonctionnement.

L'immaturité du  KPD à ce niveau a conduit à ce qu'il ne puisse pas véritablement remplir son rôle vis-à-vis de la classe ouvrière.

C'est une tragédie pour la classe ouvrière en Allemagne (et par voie de conséquence pour le prolétariat mondial)  que, durant cette phase aussi décisive de l'après-guerre, elle n'ait pas bénéficié, dans son combat, d'une contribution efficace du parti.

1919 : suite à la répression, le KPD absent des luttes

Une semaine après le congrès de fondation du KPD, la bourgeoisie allemande, début 1919, manigance le soulèvement de janvier (Voir Revue Internationale n° 83). Le KPD met immédiatement en garde contre cette insurrection prématurée. Sa Centrale souligne que le moment de l'assaut contre l'Etat bourgeois n'est pas encore venu.

Alors que la bourgeoisie entreprend une provocation contre les ouvriers, que la colère et l'envie d'en découdre se répandent au sein de la classe ouvrière, l'une des figures éminentes du KPD , Karl Liebknecht, se jette dans les luttes aux côtés des « hommes de confiance révolutionnaires », à l'encontre des décisions et mises en garde du parti.

Non seulement une tragique défaite est infligée à la classe ouvrière dans son ensemble, mais les coups de la répression touchent particulièrement durement les militants révolutionnaires. En plus de R. Luxemburg et de K. Liebknecht, nombre d'entre eux sont passés par les armes comme L. Jogiches assassiné en mars 1919. Le KPD se retrouve ainsi décapité.

Ce n'est pas un hasard si c'est justement l'aile marxiste autour de R. Luxemburg et L. Jogiches qui est la cible de la répression. Cette aile, qui a toujours veillé à la cohésion du parti, est constamment apparue comme le défenseur le plus résolu de l'organisation.

Le KPD est ensuite contraint, pendant des mois entrecoupés de quelques interruptions, à l'illégalité. Il est impossible à Die Rote Fahne de paraître de janvier à mars, puis de mai à décembre 1919. Ainsi, dans les vagues de grèves de février à avril (Voir Revue Internationale n° 83), il ne peut jouer le rôle déterminant qui lui incombe. Sa voix est quasiment étouffée par le capital.

Si le KPD avait été un parti suffisamment fort, discipliné et influent pour démasquer effectivement la provocation de la bourgeoisie, lors de la semaine de janvier, et pour empêcher que les ouvriers ne tombent dans ce piège, le mouvement aurait sûrement connu une tout autre issue.

La classe ouvrière paie ainsi au prix fort les faiblesses organisationnelles du parti qui devient la cible de la répression la plus brutale. Partout on fait la chasse aux communistes. Les communications entre ce qui reste de la Centrale et les districts du parti sont plusieurs fois rompues. Lors de la conférence nationale du 29 mars 1919 on fait le constat que « les organisations locales sont submergées d'agents-provocateurs ».

« Pour ce qui est de la question syndicale, la conférence pense que le mot d'ordre "Hors des syndicats !" est pour l'instant déplacé. (...) L'agitation syndicaliste productrice de confusion doit être combattue non par des mesures de coercition mais par la clarification systématique des divergences de conception et de tactique. » (Centrale du KPD, conférence nationale du 29 mars 1919). Sur les questions programmatiques, il s'agit, à juste raison, dans un premier temps, d'aller au fond des divergences par la discussion.

Lors d'une conférence nationale tenue les 14 et 15 juin 1919 à Berlin, le KPD adopte des statuts qui affirment la nécessité d'un parti strictement centralisé. Et, bien que le parti prenne position clairement contre le syndicalisme, il est recommandé qu'aucune mesure ne soit prise à l'encontre des membres qui appartiennent à des syndicats.

Lors de la conférence d'août 1919, il est convenu de nommer un délégué par district du parti (il y en a 22), sans tenir compte de la taille de ceux-ci. Par contre chaque  membre de la Centrale obtient une voix. Lors du congrès de fondation de fin décembre 1918, aucun mode de nomination des délégués n'avait été établi et la question de la centralisation n'avait pas été non plus précisée. En août 1919, la Centrale est sur-représentée en voix alors que la place et l'opinion des sections locales se trouvent restreintes. Il existe ainsi un danger d'une tendance à l'autonomisation de la Centrale, ce qui renforce la méfiance déjà existante vis-à-vis de celle-ci. Cependant le point de vue de la Centrale et de Levi (qui a entretemps été élu à sa tête) défendant la nécessité de poursuivre le travail dans les syndicats et au parlement n'arrive pas à s'imposer dans la mesure où la majorité des délégués penche vers les positions de la Gauche.

Comme nous l'avons montré dans la Revue Internationale n° 83, les nombreuses vagues de luttes qui ébranlent toute l'Allemagne dans la première moitié de l'année 1919 et dans lesquelles la voix du KPD est à peine perceptible, jettent des flots d'ouvriers hors des syndicats. Les ouvriers sentent que les syndicats comme organes classiques de revendication ne peuvent plus remplir leur fonction de défense des intérêts ouvriers depuis qu'au cours de la guerre mondiale ils ont, aux côtés de la bourgeoisie, imposé l'Union Sacrée et qu'à nouveau, dans cette situation révolutionnaire, ils se trouvent du côté de celle-ci. En même temps, il n'y a plus la même ébullition qu'aux mois de novembre et décembre 1918 lorsque les ouvriers s'étaient unifiés dans les conseils ouvriers et avaient mis en cause l'Etat bourgeois. Dans cette situation, de nombreux ouvriers créent des « organisations d'usines » devant regrouper tous les ouvriers combatifs dans des « Unions ». Ces dernières se donnent des plates-formes en partie politiques visant au renversement du système capitaliste. De nombreux ouvriers pensent alors que les Unions doivent être le lieu exclusif du rassemblement des forces prolétariennes et que le parti doit se dissoudre en leur sein. C'est la période au cours de laquelle les conceptions anarcho-syndicalistes, ainsi que les idées du communisme de conseils rencontrent un large écho. Plus de 100 000 ouvriers s'unifient dans les Unions. En août 1919 l'Allgemeine Arbeiter Union (AAU, Union Générale des Ouvriers) est fondée à Essen.

Simultanément, l'après-guerre amène une détérioration rapide des conditions de vie de la classe ouvrière. Alors que durant la guerre elle avait dû verser son sang et subir la famine, que l'hiver 1918-19 l'avait complètement épuisée, la classe ouvrière doit maintenant encore payer le prix de la défaite de l'impérialisme allemand dans la guerre. En effet, durant l'été 1919, le Traité de Versailles est signé et impose au Capital allemand – et surtout à la classe ouvrière du pays – la charge du paiement des réparations de guerre.

Dans cette situation, la bourgeoisie allemande, qui a intérêt à réduire autant que possible le poids du châtiment, tente de faire du prolétariat son allié face aux « exigences » des impérialismes vainqueurs. Ainsi, elle soutient toutes les voix qui s'élèvent dans ce sens et en particulier celles de certains dirigeants du parti à Hambourg. Des fractions au sein de l'armée se mettent en contact avec Wolffheim et Laufenberg qui, à partir de l'hiver 1919-20, vont défendre la « guerre populaire nationale » dans laquelle la classe ouvrière se doit de faire cause commune avec la classe dominante allemande et se doit de « lutter contre l'oppression nationale ».

Le 2e congrès du KPD d'octobre 1919 :de la confusion politique à la dispersion organisationnelle

C'est dans le contexte du reflux des luttes ouvrières, suite aux défaites subies lors de la première moitié de 1919, que se déroule du 20 au 24 octobre le 2e congrès du KPD à Heidelberg. La situation politique et le rapport d'administration forment les premiers points à l'ordre du jour. Concernant l'analyse de la situation politique sont principalement abordés les plans économique et impérialiste et, en particulier, la position de l'Allemagne. Presque rien n'est dit sur le rapport de force entre les classes au niveau international. L'affaiblissement et la crise du parti semblent avoir supplanté l'analyse de l'état de la lutte des classes au niveau international. Par ailleurs, alors qu'il s'agit, en priorité, de tout faire pour tendre à regrouper l'ensemble des forces révolutionnaires, d'entrée de jeu la Centrale met en avant ses « Thèses sur les principes communistes et la tactique » – dont certains aspects vont avoir de lourdes conséquences pour le parti et ouvrir la porte à de nombreuses scissions – et cherche à les imposer.

Les thèses soulignent que « la révolution est une lutte politique des masses prolétaires pour le pouvoir politique. Cette lutte est menée par tous les moyens politiques et économiques. (...) Le KPD ne peut renoncer par principe à aucun moyen politique au service de la préparation de ces grandes luttes. La participation aux élections doit entrer en ligne de compte comme l'un de ces moyens. » Plus loin elles abordent la question du travail des communistes dans les syndicats afin de « ne pas s'isoler des masses ».

Ce travail dans les syndicats et dans le parlement n'est pas posé comme une question de principe mais comme une question de tactique.

Sur le plan organisationnel, les thèses rejettent, à juste raison, le fédéralisme et soulignent la nécessité de la centralisation la plus rigoureuse.

Mais le dernier point ferme la porte à toute discussion en affirmant que « les membres du KPD qui ne partagent pas ces conceptions sur la nature, l'organisation et l'action du parti doivent se séparer du parti. »

Certes, depuis le début, les divergences au sein du KPD concernant les questions fondamentales du travail dans les syndicats et la participation aux élections au parlement étaient profondes. Au congrès de fondation du parti, la première Centrale élue défendait une position minoritaire sur ces questions et ne cherchait pas à l'imposer. Cela reflétait une compréhension juste de la question de l'organisation en particulier chez les membres de la direction qui n'ont pas quitté le parti sur la base de cette divergence mais concevaient celle-ci comme un point qu'il fallait clarifier dans toutes ses conséquences au cours des discussions ultérieures. ([1] [9])

Il faut prendre en considération le fait que la classe ouvrière, notamment depuis le début de la première guerre mondiale, s'est acquis une expérience importante pour commencer à dégager un point de vue clair contre les syndicats et contre les élections parlementaires bourgeoises. Malgré cette clarification, les positions sur ces questions ne constituent pas encore alors des frontières de classe ni une raison pour scissionner. Aucune composante du mouvement révolutionnaire n'a encore réussi à tirer, de façon globale et cohérente, les conséquences du changement de période historique qui est en train de se produire, c'est-à-dire l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence. Il règne encore, parmi les communistes, une grande hétérogénéité ; et dans la plupart des pays il y a des divergences sur ces questions. C'est aux communistes d'Allemagne que revient le mérite d'avoir ouvert la voie à la clarification, formulé les premiers les positions de classe sur ces questions. Au niveau international, ils sont d'ailleurs en minorité à ce moment-là. En mettant l'accent sur les conseils ouvriers comme seule arme du combat révolutionnaire, lors de son congrès de fondation en mars 1919, l'Internationale Communiste montre que toute son orientation va dans le sens de rejeter les syndicats et le parlement. Mais elle n'a pas encore de position fondée théoriquement et tranchée pour définir clairement son attitude. A son congrès de fondation, le KPD a adopté une position juste mais sans que ses fondements théoriques n'aient été encore suffisamment développés. Tout cela reflète l'hétérogénéité et surtout l'immaturité de l'ensemble du mouvement révolutionnaire à ce moment-là. Il se trouve confronté à une situation objective qui a fondamentalement changé avec un retard au niveau de sa conscience et de l'élaboration théorique de ses positions. En tous cas il est clair que le débat sur ces questions est indispensable, qu'il doit être impulsé et qu'il est impossible de l'éviter. Pour toutes ces raisons, les divergences programmatiques sur la question syndicale et sur la participation aux élections ne peuvent pas constituer, à ce moment-là, un motif d'exclusion du parti ou de scission de la part des tenants de l'une ou l'autre des positions en présence. Adopter l'attitude opposée aurait entraîné l'exclusion de R. Luxemburg et K. Liebknecht qui, au congrès de fondation, sont élus, sans conteste, à la Centrale mais appartiennent à la minorité sur la question syndicale et sur la participation aux élections.

Mais c'est sur la question organisationnelle que le KPD est le plus profondément divisé. Lors de son congrès de fondation, il n'est qu'un rassemblement, situé à la gauche de l'USPD, qui se divise en plusieurs ailes en particulier sur la question de l'organisation. L'aile marxiste autour de R. Luxemburg et L. Jogiches, qui défend de la façon la plus déterminée l'organisation, son unité et sa centralisation, fait face à tous ceux qui ou bien sous-estiment la nécessité de l'organisation ou bien considèrent celle-ci avec méfiance, voire même avec hostilité.

Voila pourquoi le premier défi que doit relever le 2e congrès du parti est celui de prendre à bras le corps la défense et la construction de l'organisation.

Mais déjà les conditions objectives ne lui sont pas très favorables. En effet :

– La vie de l'organisation est très sévèrement mise à mal par les agissements de la bourgeoisie. La répression et les conditions d'illégalité qu'elle subit ne lui permettent pas de mener une vaste discussion dans les sections locales sur les questions programmatiques et organisationnelles. Dans cette mesure, lors du congrès, la discussion ne bénéficie pas de la meilleure préparation.

– La Centrale élue lors du congrès de fondation se trouve largement décimée : trois des neuf membres (R. Luxemburg, K. Liebknecht, L. Jogiches) ont été assassinés ; F. Mehring est décédé et trois autres ne peuvent pas participer aux travaux du congrès à cause des poursuites dont ils font l'objet. Ne restent que P. Levi, Pieck, Thalheimer et Lange.

Dans le même temps, les idées conseillistes et anarcho-syndicalistes prennent leur essor. Les partisans des Unions plaident pour la dissolution du parti dans les Unions, d'autres poussent à adopter une attitude de retrait dans les luttes revendicatives. Les concepts de « parti des chefs », de la « dictature des chefs » commencent à se répandre montrant que les tendances anti-organisationnelles gagnent du terrain.

Au cours de ce congrès, les conceptions organisationnelles erronées qui le traversent vont être la cause d'un véritable désastre. Déjà, pour la nomination des délégués, Levi s'arrange pour que le partage des voix s'établisse en faveur de la Centrale. Il jette ainsi par dessus bord les principes politiques qui avaient prévalu lors du congrès de fondation (même si celui-ci n'avait pas réussi à définir des statuts ni décider de la répartition précise des délégations). Au lieu d'être soucieux de la représentativité des délégués locaux qui expriment un état des positions politiques dans les sections aussi hétérogène soit-il, il pousse, comme en août 1919 à Francfort, à ce que la position de la Centrale soit toujours majoritaire.

Dés le départ donc, l'attitude de la Centrale accentue les divisions et prépare l'exclusion de la véritable majorité.

Par ailleurs, à l'instar des débats se déroulant dans presque tous les partis communistes sur la question du parlement et des syndicats, la Centrale aurait dû présenter ses thèses comme contribution à la discussion, comme moyen de poursuivre la clarification et non comme le moyen de l'étouffer et d'expulser du parti les tenants de la position adverse. Le dernier point des thèses, qui prévoit l'exclusion de tous ceux qui ont des divergences, reflète une conception organisationnelle fausse, celle du monolithisme, en contradiction avec la conception marxiste de l'aile qui s'était regroupée autour de R. Luxemburg et L. Jogiches qui a toujours préconisé la discussion la plus large possible dans l'ensemble de l'organisation.

Alors qu'au congrès de fondation, la Centrale élue adopte le point de vue politique juste de ne pas considérer les divergences existantes même sur des questions fondamentales comme les syndicats et la participation aux élections comme des motifs de scission ou d'exclusion, celle qui est en place lors du 2e congrès, s'appuyant sur une conception fausse de l'organisation, contribue à la désagrégation fatale du parti.

Les délégués qui représentent la position majoritaire issue du congrès de fondation, conscients de ce danger, réclament la possibilité de consulter leurs sections respectives et de « ne pas précipiter la décision de scission ».

Mais la Centrale du parti exige une décision immédiate. Trente et un des participants disposant d'une voix délibérative votent pour les thèses, 18 contre. Ces 18 délégués, qui représentent pour la plupart les districts du parti les plus importants numériquement et qui sont presque tous délégués des anciens ISD/IKD, sont dès lors considérés comme exclus.

Toute rupture ne peut avoir lieu que sur les bases les plus claires

Pour traiter avec responsabilité une discussion dans une situation de divergence, il est nécessaire que chaque position puisse être présentée et débattue largement et sans restriction. De plus, dans son attaque contre l'aile marxiste, Levi amalgame toutes les divergences et utilise l'arme de la déformation pure et simple.

Car il existe, en effet, dans ce congrès les divergences les plus diverses. Otto Rühle, par exemple, prend position le plus ouvertement contre le travail au parlement et dans les syndicats, mais sur la base d'une argumentation conseilliste. Il tire à boulets rouges sur la « politique des chefs ».

Les camarades de Brême, également adversaires résolus de tout travail au sein du parlement et des syndicats, ne rejettent pas le parti, au contraire. Cependant au congrès, ils ne défendent ni énergiquement ni clairement leur point de vue laissant le terrain libre aux agissements destructeurs d'aventuriers comme Wolffheim et Laufenberg ainsi qu'aux fédéralistes et aux unionistes.

Il règne ainsi une confusion générale. Les différents points de vue n'apparaissent pas clairement. En particulier sur la question organisationnelle, où une séparation claire entre les partisans et les adversaires du parti se doit d'être effectuée, tout est mélangé.

La position de rejet des syndicats et des élections parlementaires n'est pas à mettre sur le même plan et sur un pied d'égalité avec celle qui rejette par principe le parti. C'est malheureusement le contraire que fait Lévi quand il caractérise tous les adversaires du travail dans les syndicats et au parlement comme des ennemis du parti. Il accomplit ainsi une totale déformation des positions et fausse complètement l'enjeu posé.

Face à cette façon de procéder de la Centrale il y a différentes réactions. Seuls Laufenberg et Wolffheim, ainsi que deux autres délégués, considèrent la scission comme inévitable et la sanctionnent en proclamant le soir même la fondation d'un nouveau parti. Auparavant ces deux individus ont répandu la méfiance et retiré la confiance dans la Centrale sous prétexte de l'existence de certaines lacunes dans le rapport sur les finances. Dans une manoeuvre trouble, ils cherchent même à éviter tout débat ouvert sur la question de l'organisation.

Les délégués de Brême adoptent en revanche une attitude responsable. Ils ne veulent pas se laisser expulser. Ils reviennent le lendemain afin de poursuivre leur activité de délégués. Mais la Centrale fait déplacer la réunion dans un lieu tenu secret refusant ainsi la présence de cette minorité. Elle se débarrasse ainsi d'une importante partie de l'organisation non seulement en utilisant des ficelles dans le mode de désignation des délégués mais aussi en l'excluant de force du congrès.

Le congrès est imprégné de fausses visions de l'organisation. La Centrale de Levi a une conception monolithique de l'organisation selon laquelle il n'y a pas de place pour les positions minoritaires dans le parti. A l'exception des camarades de Brême qui, malgré leurs divergences, combattent pour rester dans l'organisation, l'opposition, elle-même, partage cette conception monolithique dans la mesure où elle excluerait bien la Centrale si elle le pouvait. De part et d'autre, on se précipite vers la scission sur les bases les plus confuses. L'aile qui représente le marxisme sur les questions organisationnelles n'est pas parvenue à imposer son point de vue.

C'est ainsi que s'installe parmi les communistes en Allemagne une tradition qui va par la suite constamment répéter le même schéma : chaque divergence aboutit à une scission.

Les positions programmatiques fausses ouvrent la porte à l'opportunisme

Comme nous l'avons déjà évoqué plus haut, les thèses, qui ne considèrent encore le travail au sein du parlement et des syndicats que d'un point de vue essentiellement tactique, expriment une difficulté répandue alors dans l'ensemble du mouvement communiste : celle de tirer les leçons de la décadence et de reconnaître que celle-ci a fait surgir avec elle de nouvelles conditions rendant inadéquats certains anciens moyens de lutte.

Le parlement et les syndicats sont devenus des rouages de l'appareil d'Etat. La Gauche a perçu ce processus bien plus qu'elle ne l'a compris théoriquement.

Par contre, l'orientation tactique prise par la direction du KPD, reposant sur une vision confuse de ces questions, va participer de la dérive opportuniste dans laquelle s'engage le parti et qui, sous prétexte de « ne pas se couper des masses », le pousse à faire de plus en plus de concessions à ceux qui ont trahi le prolétariat. Cette dérive va également s'illustrer par la tendance à rechercher une entente avec l'USPD centriste afin de devenir « un parti de masse ». Malheureusement, en excluant massivement tous ceux qui ont des divergences avec l'orientation de la direction, le KPD élimine de ses rangs un nombre important de militants fidèles au parti et se prive ainsi de l'indispensable oxygène de la critique seul capable de freiner cette gangrène opportuniste.

Ce qui est fondamentalement à la base de cette tragédie c'est l'absence de compréhension de la question organisationnelle et de son importance. Une leçon essentielle que nous devons tirer aujourd'hui est que toute exclusion ou scission est un acte trop sérieux et trop lourd de conséquences pour être pris à la légère. Une telle décision n'est possible qu'au terme d'une clarification préalable en profondeur et concluante. C'est pourquoi cette compréhension politique fondamentale se doit de figurer dans les statuts de toute organisation avec toute la clarté requise.

L'Internationale Communiste elle-même, qui d'un côté soutient la position de Levi sur la question syndicale et parlementaire, insiste de l'autre sur la nécessité de continuer à mener le débat de fond et refuse toute rupture causée par ces divergences. Lors du congrès de Heidelberg la direction du KPD a agi de sa propre autorité sans tenir compte de l'avis de l'Internationale.

En réaction à leur exclusion du parti, les militants de Brême créent un « Bureau d'information » pour l'ensemble de l'opposition afin de maintenir les contacts entre les communistes de gauche en Allemagne. Ils ont une compréhension juste du travail de fraction. Par souci d'éviter l'éclatement du parti et par des tentatives de compromis sur les points en litige les plus importants de la politique de l'organisation (les questions syndicale et parlementaire) ils luttent pour maintenir l'unité du KPD. C'est dans ce but que le 23 décembre 1919 le « Bureau d'information » lance l'appel suivant :

« 1. Convocation d'une nouvelle conférence nationale fin janvier.

2. Admission de tous les districts qui appartenaient au KPD avant la troisième conférence nationale, qu'ils reconnaissent les Thèses ou pas.

3. Mise à la discussion immédiate des Thèses et des propositions en vue de la conférence nationale.

4. La Centrale est tenue, jusqu'à la convocation de la nouvelle conférence, de cesser toute activité scissionniste. » (Kommunistische Arbeiter Zeitung, n° 197)

En proposant, pour le 3e congrès, des amendements aux thèses et en revendiquant leur réintégration dans le parti, les militants de Brême assument un véritable travail de fraction. Sur le plan organisationnel, leurs propositions d'amendements visent au renforcement de la position des groupes locaux du parti vis-à-vis de la Centrale tandis que sur les questions des syndicats et du parlementarisme ils font des concessions aux thèses de la Centrale. Par contre, cette dernière, dans les districts d'où proviennent les délégués exclus (Hambourg, Brême, Hanovre, Berlin et Dresde) poursuit sa politique scissionniste et met en place de nouveaux groupes locaux.

Lors du 3e congrès qui se tient les 25 et 26 février 1920, la saignée apparaît clairement. Alors qu'en octobre 1919 le KPD possédait encore plus de 100 000 membres, il n'en compte désormais que 40 000 environ. De plus, la décision du congrès d'octobre 1919 a produit un tel manque de clarté qu'au congrès de février règne la confusion sur l'appartenance ou non des militants de Brême au KPD. Ce n'est qu'au 3e congrès qu'est prise la décision définitive d'exclusion bien qu'elle fût déjà entrée en vigueur en octobre 1919.

La bourgeoisie favorise l'éclatement du parti

Suite au putsch de Kapp qui vient juste d'être déclenché, lors d'une conférence nationale de l'opposition tenue le 14 mars 1920, le « Bureau d'information » de Brême déclare qu'il ne peut prendre la responsabilité de créer un nouveau parti communiste et se dissout. Fin mars, après le 3e congrès, les militants de Brême retournent dans le KPD.

Par contre, aussitôt après leur exclusion les délégués de Hambourg, Laufenberg et Wolffheim, avaient annoncé la fondation d'un nouveau parti. Cette démarche ne correspond en rien à celle du marxisme vis-à-vis de la question organisationnelle. Toute leur attitude, après leur exclusion, révèle des agissements destructeurs intentionnels vis-à-vis des organisations révolutionnaires. En effet, dès ce moment-là, ils développent ouvertement et frénétiquement leur position « nationale-bolchévik ». Déjà au cours de la guerre ils avaient fait de la propagande pour la « guerre populaire révolutionnaire ». Contrairement aux Spartakistes ils n'ont pas adopté une position internationaliste mais ont appelé à la subordination de la classe ouvrière à l'armée « afin de mettre un terme à la domination du capital anglo-américain ». Ils ont même accusé les Spartakistes d'avoir poussé à la désagrégation de l'armée et ainsi d'avoir « poignardé celle-ci dans le dos ». Ces accusations se sont trouvées en parfaite unisson avec les attaques de l'extrême-droite après la signature du Traité de Versailles. Alors qu'au cours de l'année 1919 Laufenberg et Wolffheim se couvraient d'un masque radical par leur agitation contre les syndicats, après leur exclusion du KPD ils mettent au premier plan leur « attitude nationale-bolchévique ». Auprès des ouvriers de Hambourg, leur politique ne rencontre aucun écho important. Mais ces deux individus manoeuvrent adroitement et publient leur point de vue comme supplément au Kommunistische Arbeiter Zeitung sans l'accord du parti. Plus ils seront isolés dans le KPD et plus ils lanceront des attaques antisémites ouvertes contre le dirigeant du KPD, le taxant de « juif » et « d'agent anglais ». Il se révèlera plus tard que Wolffheim était le secrétaire de l'officier Lettow-Vorbeck et il sera dénoncé en tant qu'agent provocateur de la police. Il n'agit donc pas de sa propre initiative et son action vise, consciemment et systématiquement, avec le soutien de « cercles » opérant dans l'ombre, à la destruction du parti.

Le drame de l'opposition est de ne pas avoir su se démarquer de ces gens-là à temps et avec suffisamment de détermination. La conséquence en est que de plus en plus de militants sont dégoûtés par les activités de Laufenberg et Wolffheim et nombre d'entre eux ne se rendent plus aux réunions du Parti et se retirent. (Voir le procès-verbal du 3e congrès du KPD, p. 23)

Par ailleurs, cherchant à tirer profit de la série de défaites qu'elle lui a infligée durant l'année 1919, la bourgeoisie va développer une offensive contre le prolétariat au printemps 1920. Le 13 mars les troupes de Kapp et de Lüttwitz lancent une attaque militaire pour ramener l'ordre. Ce putsch vise clairement la classe ouvrière même si c'est le gouvernement SPD qui est en apparence « frappé ». Confrontés à l'alternative ou bien de riposter aux offensives de l'armée, ou bien de subir la répression sanglante, dans presque toutes les villes les ouvriers se soulèvent pour résister. Ils n'ont pas d'autre alternative que de se défendre. C'est dans la Ruhr où une « Armée Rouge » est créée que le mouvement de riposte est le plus fort.

Face à cette action de l'armée, la Centrale du KPD est complètement désorientée. Alors qu'au départ elle soutient la riposte du prolétariat, lorsque des forces du Capital vont proposer un gouvernement SPD-USPD « pour sauver la démocratie », elle va considérer celui-ci comme « un moindre mal » et même lui offrir « son opposition loyale ».

Cette situation d'ébullition dans la classe ouvrière ainsi que l'attitude du KPD vont fournir à tous ceux qui ont été exclus de ce dernier le prétexte pour fonder un nouveau parti.

DV.



[1] [10]. « Avant tout, pour ce qui concerne la question de la non-participation aux élections, tu surestimes énormément la portée de cette décision. Notre "défaite" [c'est à dire la défaite dans les votes au congrès de la future Centrale sur cette question] n'a été que la victoire d'un extrémisme un peu puéril, en pleine fermentation, sans nuances. (...) N'oublie pas que les Spartakistes sont, pour une bonne part, une génération neuve sur laquelle ne pèsent pas les traditions abrutissantes du "vieux" parti et il faut accepter la chose avec ses lumières et ses ombres. Nous avons tous unanimement décidé de ne pas en faire une affaire d'Etat et de ne pas le prendre au tragique. » (Rosa Luxemburg, Lettre à Clara Zetkin, 11 janvier 1919).

Géographique: 

  • Allemagne [11]

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Allemande [12]

Approfondir: 

  • Révolution Allemande [13]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La Révolution prolétarienne [14]

Questions d'organisation, IV : la lutte du marxisme contre l'aventurisme politique

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Dans les trois premiers articles de cette sé­rie, nous avons vu comment, appuyé et ma­nipulé par les classes dominantes et par tout un réseau de parasites politiques, Bakounine avait mené une lutte secrète contre la 1re Internationale. Cette lutte était dirigée plus particulièrement contre l'établis­sement de véritables règles et princi­pes prolétariens de fonctionnement au sein de l'Internationale. Alors que les statuts de l'Association Internationale des Travailleurs (AIT) défen­daient un mode de fonction­nement unitaire, collectif, centralisé, transparent et disci­pliné, et repré­sentaient un pas qualitatif par rapport à la phase antérieure du mouvement ouvrier qui était sectaire, hiérarchique et conspiratrice, l'Alliance de Bakounine a mobilisé tous les élé­ments non-prolétariens qui ne vou­laient pas accepter ce grand pas en avant. Avec la défaite de la Commune de Paris et le reflux inter­national de la lutte de classe après 1871, la bourgeoisie redoubla d'ef­forts pour détruire l'Internationale et surtout pour discréditer la vision marxiste du parti ouvrier et les princi­pes organisa­tionnels qui s'établis­saient dans ses rangs de façon crois­sante. Donc, avant de se disper­ser, l'Internationale organisa une confron­ta­tion ouverte et décisive avec le ba­kouni­nisme lors de son congrès de La Haye en 1872. Tout en réalisant qu'une Internationale ne peut pas continuer à exister face à une défaite majeure du prolétariat mondial, les marxistes au congrès de La Haye eu­rent une préoccupation centrale : que les principes politiques et organisa­tionnels qu'ils avaient défendus con­tre le bakouninisme puissent être transmis aux futures générations de ré­volutionnaires et servir de base pour les fu­tures Internationales. C'est aussi la raison pour laquelle les révélations du congrès de La Haye sur la conspiration de Bakounine au sein et contre l'Internationale furent publiées et mises ainsi à la disposi­tion de l'ensemble de la classe ouvrière.

Peut-être que la leçon la plus importante que la 1re Internationale nous a transmise de sa lutte contre l'Alliance de Bakounine, porte sur le danger que les éléments déclassés en général et l'aventurisme politique en parti­culier représentent pour les organisations communistes. C'est précisément cette leçon qui a été le plus complètement ignorée ou sous-estimée par beaucoup de groupes du milieu révolutionnaire actuel. C'est pour cela que la dernière partie de notre série sur la lutte contre le bakouninisme est consacrée à cette question.

L'importance historique de l'analyse de la 1re Internationale sur Bakounine

Pourquoi la 1re Internationale n'a-t-elle pas décidé de traiter sa lutte contre le bakouni­nisme comme une affaire purement interne, sans intérêt pour ceux qui sont en-dehors de l'organisation ? Pourquoi a-t-elle insisté au­tant pour que les leçons de cette lutte soient transmises pour le futur ? A la base de la conception marxiste de l'organisation se trouve la conviction que les organisations communistes révolutionnaires sont un pro­duit du prolétariat. En termes historiques, elles ont reçu un mandat de la classe ou­vrière. Comme telles, elles ont la respon­sabilité de justifier leurs actions devant l'en­semble de leur classe, en particulier face aux autres organisations et expressions po­litiques prolétariennes, face au milieu prolé­tarien. C'est un mandat non seulement pour le présent mais aussi devant l'histoire elle-même. De la même manière, il est de la res­ponsabilité des futures générations de révo­lutionnaires d'accepter ce mandat légué par l'histoire, d'apprendre et de juger des com­bats de leurs prédécesseurs.

C'est pour cela que la dernière grande ba­taille de la 1re Internationale fut consacrée à révéler au prolétariat mondial et à l'histoire le complot organisé par Bakounine et ses partisans contre le parti ouvrier. Et c'est pour cela qu'il est, aujourd'hui, de la respon­sabilité des organisations marxistes de tirer ces leçons du passé afin d'être armées dans la lutte contre le bakouninisme contempo­rain, contre l'aventurisme politique actuel.

Consciente du danger historique que les le­çons tirées par la 1re Internationale repré­sentaient pour ses propres intérêts de classe, la bourgeoisie, en réponse aux révélations du congrès de La Haye, fit tout ce qui était en son pouvoir pour discréditer cet effort. La presse et les politiciens bourgeois déclarè­rent que le combat contre le bakouninisme n'était pas une lutte pour des principes mais une lutte sordide pour le pouvoir au sein de l'Internationale. Ainsi, Marx était censé avoir éliminé son rival Bakounine au travers d'une campagne de mensonges. En d'autres termes, la bourgeoisie essaya de convaincre la classe ouvrière que ses organisations uti­lisaient les mêmes méthodes fonctionnaient exactement de la même manière que celles des exploiteurs et donc n'étaient pas meilleures. Le fait qu'une grande majorité de l'Internationale appuya Marx fut rabaissé au « triomphe de l'esprit de l'autoritarisme » dans ses rangs et à la prétendue tendance paranoïa de ses membres à voir des ennemis de l'Association cachés partout. Les ba­kouninistes et les lassalliens firent même courir des rumeurs selon lesquelles Marx était un agent de Bismarck.

Comme on le sait, ce sont exactement les mêmes accusations qui sont portées par la bourgeoisie et par le parasitisme politique contre le CCI aujourd'hui.

De tels dénigrements, lancés par la bour­geoisie et répandus par le parasitisme politi­que, accompagnent inévitablement chaque combat organisationnel du prolétariat. Cela est beaucoup plus sérieux et dangereux quand ils trouvent un certain écho au sein du camp révolutionnaire lui-même. Ce fut le cas avec la biographie de Marx par Franz Mehring. Dans ce livre, Mehring, qui fit partie du courant de la gauche de la 2e Internationale, déclare que la brochure du congrès de La Haye sur l'Alliance était « inexcusable » et « indigne de l'Internationale ». Dans ce livre, Mehring défend non seulement Bakounine mais aussi Lassalle et Schweitzer contre les accusations faites par Marx et les marxistes. La princi­pale accusation portée par Mehring contre Marx est que celui-ci aurait abandonné la méthode marxiste dans ses écrits contre Bakounine. Tandis que, dans tous ses autres travaux, Marx est toujours parti d'une vision matérialiste de classe des événements, dans son analyse sur l'Alliance de Bakounine, selon Mehring, il essaya d'expliquer le pro­blème par la personnalité et les actions d'un petit nombre d'individus : les dirigeants de l'Alliance. En d'autres termes, au lieu d'une analyse de classe, il accuse Marx d'être tombé dans une vision personnalisée et conspiratrice au lieu de faire une analyse de classe. Toujours selon Mehring, prisonnier de cette vision, Marx était obligé d'exagérer fortement les fautes et le travail de sabotage de Bakounine de même que pour les diri­geants du lassallisme en Allemagne. ([1] [15])

En fait, Mehring refuse « par principe » d'examiner le matériel fourni par Marx et Engels sur Bakounine quand il déclare : « Ce qui a conféré une attraction particu­lière et une valeur durable à leurs autres écrits polémiques, la recherche de points de vue nouveaux mis en lumière par la critique négative, manque complètement dans ce tra­vail. » ([2] [16])

Là encore, c'est la même critique qui est faite aujourd'hui, dans le milieu révolution­naire, contre le CCI. En répondant à ces cri­tiques, nous allons maintenant démontrer que la position de Marx contre Bakounine était vraiment basée sur une analyse maté­rialiste de classe, une analyse de l'aventu­risme politique et du rôle des déclassés. C'est ce point de vue d'une importance cru­ciale, qui n'est pas « nouveau », que Mehring ([3] [17]) et, avec lui, la majorité des groupes révolutionnaires actuels, ont com­plètement oublié ou mal compris.

Les déclassés : des ennemis des organisations prolétariennes

Contrairement à ce que Mehring pensait, la 1re Internationale a vraiment fourni une analyse de classe sur les origines et la base sociale de l'Alliance de Bakounine.

« Ses fondateurs, et les représentants des organisations ouvrières des deux mondes qui, dans les congrès internationaux, ont sanctionné les statuts généraux de l'Association, oubliaient que la largeur même de son programme permettrait aux déclassés de s'y glisser et de fonder, dans son sein, des organisations secrètes dont les efforts, au lieu d'être dirigés contre la bour­geoisie et les gouvernements existants, se tourneraient contre l'Internationale elle-même. Tel a été le cas avec l'Alliance de la démocratie socialiste. » ([4] [18])

La conclusion de ce même document résume les aspects principaux du programme politi­que de Bakounine en quatre points dont deux insistent de nouveau sur le rôle décisif des déclassés : « 1. Toutes les turpitudes, dans lesquelles se meut fatalement la vie des déclassés sortis des couches sociales supé­rieures, sont proclamées autant de vertus ultra-révolutionnaires (...) 4. La lutte éco­nomique et politique des ouvriers pour leur émancipation est remplacée par les actes pandestructifs du gibier de bagne, dernière incarnation de la révolution. En un mot, il faut lancer le voyou, supprimé par les tra­vailleurs eux-mêmes dans "les révolutions sur le modèle classique de l'Occident", et mettre ainsi gratuitement à la disposition des réactionnaires une bande bien discipli­née d'agents provocateurs. » ([5] [19])

Et la conclusion d'ajouter : « Les résolutions prises par le Congrès de La Haye contre l'Alliance étaient donc de devoir strict ; il ne pouvait laisser tomber l'Internationale, cette grande création du prolétariat, dans le piège tendu par le rebut des classes exploi­tantes. » ([6] [20])

En d'autres termes, la base sociale de l'Alliance était constituée par la canaille des classes dominantes, les déclassés, essayant de mobiliser la canaille de la classe ou­vrière, le des éléments du lumpen-proléta­riat pour ses intrigues contre les organisa­tions communistes.

Bakounine lui-même était l'incarnation de l'aristocrate déclassé : « ... ayant acquis dans sa jeunesse tous les vices des officiers impériaux du passé (il était officier), il ap­pliqua à la révolution tous les mauvais ins­tincts de ses origines tartares et aristocrati­ques. Ce type de noble tartare est bien connu. C'était un véritable déchaînement de mauvaises passions : les paris, le fouet et la torture pour les serfs, le viol des femmes, la saoulerie jour après jour, inventant avec le raffinement le plus barbare toutes les formes de la profanation la plus abjecte de la na­ture et de la dignité humaines, telle était la vie agitée et révolutionnaire de ces nobles. Le noble tartare Horostratus, n'a-t-il pas appliqué à la révolution, par manque de serfs féodaux, toutes les mauvaises passions de ses frères ? » ([7] [21])

C'est cette attraction de la lie des classes de la société, la plus haute et la plus basse, l'une pour l'autre mutuelle entre les canailles des différentes classes de la société qui ex­plique la fascination de Bakounine, l'aristo­crate déclassé, pour le milieu criminel et le lumpen-prolétariat. Le « théoricien » Bakounine a besoin des énergies criminelles de la pègre, du lumpen-prolétariat, pour ac­complir son programme. Ce rôle a été assu­mé par Netchaïev en Russie qui a mis en pratique ce que Bakounine prêchait, mani­pulant et faisant chanter les membres de son comité et exécutant ceux qui essayaient de le quitter. Bakounine n'hésita pas à théoriser cette alliance des « grands hommes » dé­classés avec les criminels : « Le brigandage est une des formes les plus honorables de la vie populaire russe. Le brigand, c'est le hé­ros, c'est le défenseur, c'est le vengeur popu­laire, l'ennemi irréconciliable de l'Etat et de tout ordre social et civil établi par l'Etat, le lutteur à la vie et à la mort contre toute cette civilisation de fonctionnaires, de no­bles, de prêtres et de la couronne... Celui qui ne comprend pas le brigandage ne com­prendra rien dans l'histoire populaire russe. Celui qui ne lui est pas sympathique, ne peut sympathiser avec la vie populaire et n'a pas de coeur pour les souffrances séculaires et démesurées du peuple ; il appartient au camp des ennemis, des partisans de l'Etat. » ([8] [22])

Les déclassés en politique : un terrain fertile pour la provocation

La motivation principale de tels éléments déclassés, en entrant en politique, n'est pas l'identification avec la cause de la classe ou­vrière ou une passion pour son but, le com­munisme, mais une haine brûlante et l'esprit de revanche du déraciné contre la société. Dans son Catéchisme Révolutionnaire, Bakounine déclare ainsi : « Il n'est pas un révolutionnaire s'il tient à quoi que ce soit en ce monde. Il ne doit pas hésiter devant la destruction d'une position quelconque, d'un lien ou d'un homme appartenant à ce monde. Il doit haïr tout et tous également. » ([9] [23])

N'ayant de lien de loyauté à l'égard d'aucune classe de la société et ne croyant en aucune perspective sociale sinon en son propre avancement, le pseudo-révolutionnaire dé­classé n'est pas animé par l'objectif d'un fu­tur, d'une forme plus progressive de la so­ciété mais par un désir nihiliste de destruc­tion : « N'admettant aucune autre activité que celle de la destruction, nous reconnais­sons que les formes dans lesquelles doit s'exprimer cette activité peuvent être extrê­mement variées : poison, poignard, noeud coulant, etc. La révolution sanctifie tout sans distinction. » ([10] [24])

Il devrait aller sans dire Est-il nécessaire de démontrer qu'une telle mentalité et un tel environnement social représentent un terrain véritablement très favorable à la provocation politique ? Si les provocateurs, les informa­teurs de police et les aventuriers politiques (ces ennemis les plus dangereux des organi­sations révolutionnaires) sont employés par les classes dominantes, ils n'en sont pas moins produits spontanément par le proces­sus constant de déclassement, surtout dans le capitalisme. Quelques brefs extraits du Catéchisme Révolutionnaire de Bakounine suffiront à illustrer ce point.

L'article 10 conseille au « véritable mili­tant » d'exploiter ses camarades : « Chaque compagnon doit avoir sous la main plu­sieurs révolutionnaires de second et de troisième ordre, c'est-à-dire de ceux qui ne sont pas encore complètement initiés. Il doit les considérer comme une partie du capital révolutionnaire général, mis à sa disposi­tion. Il doit dépenser économiquement sa part du capital, tâcher d'en tirer le plus grand profit possible. »

L'article 18 met en avant comment vivre aux crochets des riches : « Il faut les exploiter de toutes les manières possibles, les circonve­nir, les dérouter, et, nous emparant de leurs sales secrets, en faire nos esclaves. De cette manière, leur puissance, leurs relations, leur influence et leurs richesses deviendront un trésor inépuisable et un secours précieux dans diverses entreprises. »

L'article 19 propose l'infiltration des libé­raux et des autres partis : « Avec eux on peut conspirer d'après leur propre programme, faisant semblant de les suivre aveuglément. Il faut les prendre dans nos mains, se saisir de leurs secrets, les compromettre complè­tement, de manière à ce que la retraite leur devienne impossible, se servir d'eux pour amener des perturbations dans l'Etat. »

L'article 20 parle de lui-même : « La cin­quième catégorie est formée de doctrinaires, de conspirateurs, de révolutionnaires, de tous ceux qui bavardent dans les réunions et sur le papier. Il faut les pousser et les en­traîner sans cesse à des manifestations pra­tiques et périlleuses qui auront pour résultat d'en faire disparaître la majorité, en faisant de quelques-uns d'entre eux de véritables révolutionnaires. »

L'article 21 : « La sixième catégorie est très importante ; ce sont les femmes qui doivent être divisées en trois classes : les unes, les femmes futiles, sans esprit et sans coeur, dont il faut user de la même manière que de la troisième et quatrième catégorie d'hom­mes ; les secondes, les femmes ardentes, dé­vouées et capables, mais qui ne sont pas des nôtres parce qu'elles ne sont pas encore parvenues à l'entendement révolutionnaire pratique et sans phrases ; il faut les em­ployer comme les hommes de la cinquième catégorie ; enfin les femmes qui sont entiè­rement à nous, c'est-à-dire complètement initiées et ayant accepté notre programme entier. Nous devons les considérer comme le plus précieux de nos trésors, sans le secours duquel nous ne pouvons rien faire. » ([11] [25])

Ce qui est frappant, c'est la similarité entre les méthodes exposées par Bakounine et celles employées par les sectes religieuses d'aujourd'hui qui, bien que dominées par l'Etat, sont généralement fondées autour d'aventuriers déclassés. Comme nous l'avons vu dans les précédents articles, le modèle organisationnel de Bakounine était la franc-maçonnerie, le précurseur du phénomène moderne des sectes religieuses.

Les aventuriers : une arme terrible contre le mouvement ouvrier

Les activités des aventuriers politiques dé­classés sont particulièrement dangereuses pour le mouvement ouvrier. Les organisa­tions révolutionnaires prolétariennes ne peuvent exister et fonctionner correctement que sur la base d'une confiance mutuelle profonde entre les militants et entre les groupes du milieu communiste. Le succès du parasitisme politique en général, et des aventuriers en particulier, dépend au con­traire précisément de la capacité à saper la confiance mutuelle, en détruisant les princi­pes politiques de comportement des mili­tants sur lesquels les organisations de la classe sont basées.

Dans une lettre à Netchaïev datée de juin 1870, Bakounine révèle clairement ses in­tentions envers l'Internationale : « Nous de­vons faire en sorte que ces sociétés, dont les buts sont proches des nôtres, s'unissent à nous ou, au moins, se soumettent sans même s'en apercevoir. En faisant cela, les élé­ments sur qui on ne peut compter devront être écartés. Les sociétés qui nous sont hostiles ou nuisibles, devront être détruites. Pour finir, le gouvernement devra être ren­versé. Tout ça ne peut être réalisé par la seule vérité. Cela ne fonctionnera pas sans tromperies, intelligence et mensonges. » ([12] [26])

Une des « tromperies » classiques consiste à accuser l'organisation des travailleurs d'em­ployer les mêmes méthodes que celles de l'aventurier lui-même. Ainsi, dans sa Lettre aux frères d'Espagne, Bakounine affirme que la résolution de la conférence de Londres de 1872 contre les sociétés secrètes, dirigée en particulier contre l'Alliance, n'a été adoptée par l'Internationale que « pour ouvrir la voie à leur propre conspiration pour la société secrète qui existe depuis 1848 sous la direction de Marx, qui a été fondée par Marx, Engels et Wolff mainte­nant décédé, et qui n'est rien d'autre qu'une société quasiment exclusivement allemande de communistes autoritaires. (...) Il faut re­connaître que la lutte qui s'est engagée dans l'Internationale n'est rien d'autre qu'une lutte entre deux sociétés secrètes. » ([13] [27])

Dans l'édition allemande, il y a une note de bas de page de l'historien anarchiste Max Nettlau, un admirateur passionné de Bakounine, qui admet que ces accusations contre Marx sont complètement fausses ([14] [28]). Rappelons aussi l'écrit antisémite de Bakounine, Les rapports personnels avec Marx, où le marxisme est présenté comme faisant partie d'un complot juif supposé lié à la famille Rothschild et auquel nous nous sommes référés dans notre article sur « Le marxisme contre la Franc-maçonnerie » dans la Revue Internationale n° 87.

Le projet du bakouninisme est Bakounine lui-même

Les méthodes employées par Bakounine étaient celles d'un agitateur déclassé. Mais quel objectif servaient-elles ?

La seule préoccupation politique de Bakounine était Bakounine lui-même. Il en­tra dans le mouvement ouvrier à la recher­che de son propre projet.

L'Internationale était très claire là-dessus. Le premier texte important du Conseil Général sur l'Alliance, la circulaire interne sur Les prétendues scissions dans l'Internationale déclare déjà que le but de Bakounine est de « remplacer le Conseil Général par sa pro­pre dictature personnelle. » Le rapport du congrès sur l'Alliance développe sur ce thème : « L'Internationale était déjà forte­ment établie quand M.Bakounine se mit en tête de jouer un rôle comme émancipateur du prolétariat. (...) Pour se faire reconnaître comme chef de l'Internationale, il fallait se présenter comme chef d'une autre armée dont le dévouement absolu envers sa per­sonne lui devait être assuré par une organi­sation secrète. Après avoir ouvertement im­planté sa société dans l'Internationale, il comptait en étendre les ramifications dans toutes les sections et en accaparer par ce moyen la direction absolue. »

Ce projet personnel existait bien avant que Bakounine pense à rejoindre l'Internationale. Quand Bakounine s'échappe de Sibérie et arrive à Londres en 1861, il tire un bilan né­gatif de sa première tentative pour s'établir lui-même dans les cercles révolutionnaires d'Europe de l'Ouest durant les révolutions de 1848-49.

« Il n'est pas bon d'exercer son activité en pays étranger. J'en ai fait l'expérience dans les années révolutionnaires : ni en France, ni en Allemagne je n'ai pu prendre pied. Aussi, tout en conservant dans le mouvement progressif du monde entier toute ma chaleu­reuse sympathie d'autrefois, afin de ne pas dépenser dans le vide le reste de ma vie, je dois dorénavant limiter mon activité directe à la Russie, à la Pologne, aux Slaves. » ([15] [29])

Là, le motif de Bakounine pour son change­ment d'orientation n'est pas les besoins de la cause mais clairement la question de « prendre pied » : c'est la première caracté­ristique des aventuriers politiques.

Bakounine cherche à gagner les classes dominantes à ses propres ambitions

Ce texte est aussi connu comme Manifeste Panslave de Bakounine. « On dit que, peu de temps avant sa mort, l'empereur Nicolas lui-même, se préparant à déclarer la guerre à l'Autriche, conçut l'idée de faire appel à tous les slaves autrichiens et turcs, aux hongrois et aux italiens, afin de les exciter à une insurrection générale. Il avait soulevé contre lui la guerre d'orient, et pour se dé­fendre, il voulut se transformer d'empereur despote en empereur révolutionnaire. » ([16] [30])

Dans sa brochure La cause des peuples de 1862, Bakounine déclare sur le rôle du tsar contemporain Alexandre II de Russie que « c'est lui, lui uniquement qui pourrait ac­complir en Russie la plus grave et la plus bienfaisante révolution sans verser une goutte de sang. Il le peut encore maintenant (...). Arrêter le mouvement du peuple qui se réveille, après un sommeil de mille ans, est impossible. Mais si le tsar se mettait ferme­ment et hardiment à la tête du mouvement, sa puissance pour le bien et pour la gloire de la Russie n'aurait pas de bornes. » ([17] [31])

Continuant dans cette veine, Bakounine ap­pelle le tsar à envahir l'Europe de l'Ouest : « Il est temps que les allemands s'en aillent en Allemagne. Si le tsar avait compris que dorénavant il devait être, non le chef d'une centralisation forcée, mais celui d'une fédé­ration libre de peuples libres, s'appuyant sur une force solide et régénérée, s'alliant la Pologne et l'Ukraine, rompant toutes les al­liances allemandes tant détestées, levant audacieusement le drapeau panslave, il de­viendrait le sauveur du monde slave. »

Voici les commentaires de l'Internationale là-dessus. « Le panslavisme est une inven­tion du cabinet de Saint-Pétersbourg et n'a d'autre but que d'étendre les frontières eu­ropéennes de la Russie vers l'ouest et le sud. Mais, comme on n'ose pas annoncer aux slaves autrichiens, prussiens et turcs que leur destinée est d'être fondus dans le grand empire russe, on leur présente la Russie comme la puissance qui les délivrera du joug étranger et qui les réunira dans une grande fédération libre. » ([18] [32])

Mais, à part sa haine bien connue pour les allemands, qu'est-ce qui poussait Bakounine à appuyer si ouvertement le bastion princi­pal de la contre-révolution en Europe, l'auto­cratie moscovite ? En réalité, il essayait de gagner l'appui du tsar pour ses propres am­bitions politiques en Europe de l'Ouest. Le milieu politique radical occidental grouillait d'agents tsaristes, de groupes et de publica­tions défendant le panslavisme et d'autres causes pseudo-révolutionnaires. La cour russe avait ses agents et ses sympathisants aux places d'influence les plus importantes comme l'illustre l'exemple de Lord Palmerston, le politicien britannique le plus important de cette époque. Il est clair que la protection de Moscou aurait été inestimable pour la réalisation des ambitions personnel­les de Bakounine.

Bakounine espérait persuader le tsar de donner à sa politique intérieure une teinte révolutionnaire-démocratique en convoquant une assemblée nationale. Cela aurait permis à Bakounine d'organiser le mouvement po­lonais et les mouvements d'émigrés et autres radicaux à l'Ouest comme le cheval de Troie ultra-gauche de Russie en Europe occiden­tale : « Malheureusement, le tsar ne jugea pas à propos de convoquer l'Assemblée na­tionale à laquelle, dans cette brochure, Bakounine posait sa candidature. Il en fut pour ses frais de manifeste électoral et pour ses génuflexions devant Romanov. Indignement trompé dans sa candide con­fiance, il ne lui restait plus qu'à se lancer à corps perdu dans l'anarchie pandestruc­tive. » ([19] [33])

Ayant été déçu par le tsarisme mais inébran­lable dans sa quête d'un rôle personnel diri­geant sur les mouvements révolutionnaires européens, Bakounine se mit à graviter au­tour de la franc-maçonnerie au milieu des années 1860 en Italie, fondant lui-même dif­férentes sociétés secrètes (voir le premier article de cette série). Utilisant ces métho­des, Bakounine infiltra d'abord la bourgeoise « Ligue pour la Paix » qu'il essaya d'unir à l'Internationale « sur un pied d'égalité » et le tout sous sa propre direction (voir le deuxième article de cette série). Quand cela aussi échoua, il infiltra et essaya de prendre l'Internationale elle-même, surtout au moyen de son Alliance secrète. Pour ce projet com­portant la destruction de l'organisation poli­tique mondiale de la classe ouvrière, Bakounine réussit finalement à gagner l'ap­pui chaleureux des classes dominantes.

« Toute la presse libérale et celle de la po­lice se trouva ouvertement à ses côtés (de l'Alliance) ; dans sa diffamation personnelle du Conseil général, elle fut soutenue par les soi-disant réformateurs de tous les pays. » ([20] [34])

La déloyauté envers toutes les classes haïes de la société

Bien que cherchant leur appui, Bakounine n'a jamais été simplement un agent du tsa­risme, de la franc-maçonnerie, de la « Ligue pour la Paix », de la presse ou de la police occidentales. Comme tous les déclassés, il n'avait pas plus de loyauté envers les classes dominantes qu'envers les classes exploitées de la société. Au contraire, son ambition était de manipuler et de tromper pareille­ment la classe ouvrière et la classe domi­nante afin de réaliser ses ambitions person­nelles et prendre sa revanche sur la société comme un tout. C'est pour cela que les clas­ses dominantes, parfaitement au courant de ce fait, utilisèrent Bakounine chaque fois qu'il leur convenait mais ne lui firent jamais confiance, et furent ravies de l'abandonner à son sort aussitôt qu'il devint inutile. Ainsi, dès qu'il fut démasqué publiquement par l'Internationale, sa carrière politique s'acheva.

Bakounine avait une véritable et violente haine contre les classes dominantes féodale et capitaliste. Mais, comme il haïssait en­core plus la classe ouvrière, et globalement méprisait les exploités, il voyait la révolu­tion et le changement social comme la tâche d'une petite élite déterminée de déclassés sans scrupule sous sa propre direction per­sonnelle. Cette vision de la transformation sociale était nécessairement une absurdité fantaisiste et mystique puisqu'elle n'émanait d'aucune classe solidement enracinée dans la réalité sociale mais seulement des fantasmes vengeurs d'un élément étranger au proléta­riat.

Surtout, comme tous les aventuriers politi­ques, Bakounine pensait changer la société non pas par la lutte de classe mais par l'habi­leté manipulatrice de la fraternité révolu­tionnaire : « ...pour la vraie révolution, il faut non des individus placés à la tête de la foule et qui la commandent, mais des hom­mes cachés invisiblement au milieu d'elle, reliant invisiblement par eux-mêmes une foule avec l'autre, et donnant ainsi invisi­blement une seule et même direction, un seul et même esprit et caractère au mouvement. L'organisation secrète préparatoire n'a que ce sens là, et ce n'est que pour cela qu'elle est nécessaire. » ([21] [35])

Une telle vision n'était pas nouvelle mais avait été développée, depuis la révolution française, au sein de la branche maçonnique des « Illuminés » qui devint par la suite spécialisée dans l'infiltration du mouvement ouvrier. Bakounine partageait la même idée aventurière de la politique et surtout de la « libération » personnelle, anarchique et totale, au moyen de la politique machiavéli­que de l'infiltration dans laquelle les diffé­rentes classes de la société sont jouées les unes contre les autres.

C'est pour cela que le projet politique de l'Alliance était d'infiltrer et de prendre le pouvoir non seulement dans l'Internationale mais aussi dans les organisations de la classe dominante.

Ainsi, dans le paragraphe 14 de son Catéchisme révolutionnaire, Bakounine nous dit : « Un révolutionnaire doit pénétrer partout, dans la haute classe comme dans la moyenne, dans la boutique du marchand, dans l'église, dans le palais aristocratique, dans le monde bureaucratique, militaire et littéraire, dans la troisième section (police secrète), et même dans le palais impérial. »

Les statuts secrets de l'Alliance déclarent : « Tous les frères internationaux se connais­sent. Il ne doit jamais exister de secret poli­tique entre eux. Aucun ne pourra faire par­tie d'une société secrète quelconque sans le consentement positif de son comité, et au besoin, quand celui-ci l'exige, sans celui du comité central. Et il ne pourra en faire par­tie que sous la condition de leur découvrir tous les secrets qui pourraient les intéresser soit directement soit indirectement. »

Le rapport de la Commission du congrès de La Haye commente ce passage comme suit : « Les Pietri et les Stieber n'emploient comme mouchards que des gens inférieurs et per­dus ; en envoyant ses faux frères dans les sociétés secrètes, pour en trahir les secrets, l'Alliance impose le rôle d'espion aux hom­mes-mêmes qui, dans son plan, doivent prendre la direction de la "révolution uni­verselle". »

L'essence de l'aventurisme politique

Tout au long de son histoire, le mouvement ouvrier a été affaibli par les réformistes et les opportunistes petits-bourgeois et parfois par des carriéristes effrontés qui ne croyaient pas à l'importance ou au futur du mouvement ouvrier et qui ne s'en souciaient pas. L'aventurier politique, au contraire, est convaincu que le mouvement ouvrier est d'importance historique. Sur ce point, il re­prend à son compte cette idée essentiel du marxisme révolutionnaire. C'est pour cette raison qu'il rejoint le mouvement ouvrier. Un aventurier n'est attiré ni par la monotonie grise du réformisme ni par la médiocrité d'un bon boulot. Il est, au contraire, quel­qu'un de déterminé à jouer un rôle histori­que. Cette grande ambition distingue l'aventurier du petit-bourgeois carriériste et opportuniste.

Alors que le révolutionnaire rejoint le mou­vement ouvrier afin de l'aider à réaliser sa mission historique, l'aventurier le rejoint pour que celui-ci serve sa propre mission « historique ». C'est ce qui distingue nette­ment l'aventurier du révolutionnaire prolé­tarien. L'aventurier n'est pas plus révolu­tionnaire que le carriériste ou le réformiste petit-bourgeois. La différence est que l'aventurier a une vision de l'importance historique du mouvement ouvrier. Mais il s'y rattache d'une manière complètement parasi­taire.

L'aventurier est en général un déclassé. Il y a de nombreux individus de ce type au sein de la société bourgeoise, avec de grandes am­bitions et avec une très haute opinion de leurs propres capacités, mais qui sont inca­pables de réaliser leurs hautes ambitions au sein de la classe dominante. Pleins d'amer­tume et de cynisme, de telles personnes glis­sent souvent vers le lumpen-prolétariat me­nant une existence de criminel ou de bo­hème. D'autres se révèlent comme une force de travail idéale pour l'Etat comme informa­teur ou agent provocateur. Mais, au sein de ce magma de déclassés, il y a quelques in­dividus d'exception ayant le talent politique pour reconnaître que le mouvement ouvrier peut leur donner une seconde chance. Ils peuvent essayer de s'en servir comme tremplin pour obtenir renommée et impor­tance et prendre ainsi une revanche sur la classe dominante qui est, en réalité, l'objet de leurs efforts et de leurs ambitions. De telles personnes sont constamment pleines de ressentiments face au manque de recon­naissance, par la société en général, de leur supposé génie. En même temps, elles sont fascinées, non pas par le marxisme ou le mouvement ouvrier mais par le pouvoir de la classe dominante et ses méthodes de mani­pulation.

Le comportement de l'aventurier est condi­tionné par le fait qu'il ne partage pas le but du mouvement qu'il a rejoint. Evidemment, il doit cacher son projet personnel réel au mouvement comme un tout. Seuls ses plus proches disciples peuvent être amenés à avoir une idée de son attitude réelle envers le mouvement.

Comme nous l'avons vu dans le cas de Bakounine, il y a une tendance inhérente chez les aventuriers politiques à collaborer en secret avec les classes dominantes. En réalité, une telle collaboration appartient à l'essence même de l'aventurisme. Sinon, comment l'aventurier est-il supposé ac­complir son « rôle historique » ? Sinon, comment peut-il s'affirmer vis à vis de la classe dont il se sent rejeté ou ignoré ? En fait, c'est seulement la bourgeoisie qui peut accorder l'admiration et la reconnaissance que recherche l'aventurier et que la classe ouvrière ne va pas lui donner.

Certains des aventuriers les plus connus dans le mouvement ouvrier étaient aussi, comme Malinovsky, des agents de la police. Mais en général, les aventuriers ne tra­vaillent pas directement pour l'Etat mais pour eux-mêmes. Quand les bolchéviks ou­vrirent les archives de la police politique russe, l'Okhrana, ils trouvèrent les preuves que Malinosky était un agent de la police. Mais aucune preuve n'a été trouvée pour ce qui est de Bakounine. Marx et Engels n'ont jamais accusé Bakounine ou Lassalle d'être des agents appointés de l'Etat. Et même jus­qu'à aujourd'hui, il n'y a aucune preuve qu'ils l'aient été.

Mais, comme Marx et Engels l'ont mis en évidence, l'aventurier politique n'est pas moins mais plus dangereux pour les organi­sations prolétariennes que le commun des agents de la police. C'est la raison pour la­quelle les agents découverts au sein de l'Internationale furent rapidement exclus et dénoncés sans grande incidence pour le tra­vail de celle-ci, alors que la découverte des activités de Bakounine a duré plusieurs an­nées et a menacé l'existence même de l'or­ganisation. Il n'est pas difficile, pour des communistes, de comprendre qu'un informa­teur de la police est leur ennemi. L'aventurier, au contraire, dans la mesure où il a travaillé pour son propre compte, sera toujours défendu par le sentimentalisme petit-bourgeois, comme le montre le triste exemple de Mehring.

L'histoire montre à quel point ce sentimen­talisme est dangereux. Tandis que Bakounine et Lassalle (deux cas semblables) ou les « national-bolchéviks » autour de Laufenberg et Wollfheim, à la fin de la 1re guerre mondiale à Hambourg, passèrent des accords secrets avec la classe dominante contre le mouvement ouvrier, plusieurs au­tres « grands » aventuriers rejoignirent car­rément les rangs de la bourgeoisie : Parvus, Mussolini, Pilsudski, Staline et d'autres.

L'aventurier et le mouvement marxiste

Bien avant la fondation de la 1re Internationale, le mouvement marxiste avait développé un tableau complet de l'aventu­risme politique comme phénomène au sein de la classe dominante. Cette analyse fut faite surtout en relation avec Louis Bonaparte, « Empereur » de France de 1852 à 1870. Dans la lutte contre Bakounine, le marxisme a développé tous les éléments es­sentiels d'un tel phénomène dans le mouve­ment ouvrier, cependant sans en utiliser la terminologie. Dans le mouvement ouvrier allemand, le concept de l'aventurisme fut développé dans la lutte contre le dirigeant lassallien Schweitzer qui, en collaboration avec Bismarck, travailla au maintien de la scission au sein du parti ouvrier. Dans les années 1880, Engels et d'autres marxistes dénoncèrent l'aventurisme politique des di­rigeants de la « Social Democratic federa­tion » en Grande-Bretagne et comparèrent leur comportement à celui des bakouninis­tes. A partir de là, le mouvement ouvrier dans son ensemble commença à s'approprier cette notion malgré l'existence d'une résis­tance opportuniste. Dans le mouvement trotskiste d'avant la seconde guerre mon­diale, elle s'avéra être une nouvelle fois une arme importante pour la défense de l'organi­sation, trouvant une claire illustration dans les cas de Molinier et autres.

Aujourd'hui, dans le cadre de la phase de décomposition du capitalisme avec l'accélé­ration sans précédent du processus de dé­classement et de lumpenisation qui touche la société, face à l'offensive que mène la bour­geoisie contre le milieu révolutionnaire, en particulier par l'utilisation du parasitisme, il est vital, pour les organisations politiques du prolétariat, de se réapproprier la conception marxiste de l'aventurisme afin d'être le mieux armé pour le démasquer et le combat­tre.

Kr.

 


[1] [36]. Le discrédit apporté par Mehring à la lutte marxiste contre le bakouninisme et le lassallisme allait avoir des effets dévastateurs sur le mouvement ouvrier durant les décennies suivantes. Non seulement il mena à une réhabilitation partielle d'aventuriers politiques comme Bakounine ou Lassalle mais surtout, il permit à l'aile opportuniste de la social-démocratie, avant 1914, de faire tomber dans l'oubli les leçons des grandes luttes pour la défense des organisations révolutionnaires menées dans les années 1860 et 1870. Ce fut un élément décisif dans la stratégie opportuniste pour isoler, au sein de la 3e Internationale, les bolchéviks dont la lutte contre le menchévisme s'inscrit dans cette grande tradition. La 3e Internationale souffrit aussi de ce legs de Mehring. Ainsi, en 1921, un article de Stoecker Sur le bakouninisme se base sur la critique de Marx par Mehring afin de justifier les aspects les plus dangereux et les plus aventureux de « L'Action de mars 1921 » du KPD (Parti communiste allemand) en Allemagne.

 

[2] [37]. Karl Marx, Mehring, traduit de l'anglais par nous.

 

[3] [38]. Dans les dernières années de sa vie, durant la Première Guerre Mondiale, Mehring devint un des défenseurs les plus passionnés des bolchéviks, au sein de la Gauche allemande, révisant ainsi, au moins implicitement, sa critique antérieure de Marx sur les questions organisationnelles.

 

[4] [39]. L'Alliance de la démocratie socialiste et l'Association Internationale des Travailleurs, Rapport publié par ordre du Congrès international de La Haye, dans Marx/Bakounine : socialisme autoritaire ou libertaire ? Editions 10-18, 4e trimestre 1975, Tome II.

 

[5] [40]. Ibid.

 

[6] [41]. Ibid.

 

[7] [42]. Rapport d'Utine au Congrès de La Haye, traduit par nous de l'anglais.

 

[8] [43]. Formule de la question révolutionnaire, cité dans le rapport du Congrès de La Haye, ibid.

 

[9] [44]. Le catéchisme révolutionnaire, cité dans le rapport du Congrès de La Haye, ibid.

 

[10] [45]. Les principes de la révolution, cité dans le rapport du Congrès de La Haye, ibid.

 

[11] [46]. Le catéchisme révolutionnaire, cité dans le rapport du Congrès de La Haye, ibid.

 

[12] [47]. Traduit de l'anglais par nous.

 

[13] [48]. Traduit de l'anglais par nous.

 

[14] [49]. Bakounine : Gott und der Staat etc.

 

[15] [50]. « Aux amis russes, polonais et slaves » 1862, cité dans l'appendice au rapport du Congrès de La Haye, ibid. note 4.

 

[16] [51]. Ibid.

 

[17] [52]. Ibid.

 

[18] [53]. Appendice au Rapport publié par ordre du Congrès international de La Haye, ibid.

 

[19] [54]. Ibid.

 

[20] [55]. Idem note 4.

 

[21] [56]. Les principes de la révolution, cité dans le rapport du Congrès de La Haye, ibid.

 

Conscience et organisation: 

  • La première Internationale [57]

Approfondir: 

  • Questions d'organisation [58]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [59]
  • L'organisation révolutionnaire [60]

Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessité matérielle [15° partie]

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1895-1905: LA PERSPECTIVE REVOLUTIONNAIRE OBSCURCIE PAR LES ILLUSIONS PARLEMENTAIRES

A la fin du dernier article de cette série, nous avons examiné le principal danger posé aux partis sociaux-démocrates agissant au zénith du développement historique du capitalisme: le divorce entre la lutte pour des réformes immédiates et le but général du communisme. Le succès grandissant de ces partis, à la fois en gagnant à leur cause un nombre sans cesse croissant d'ouvriers et en arrachant des concessions à la bourgeoisie à travers les luttes parlementaires et syndicales, était accompagné, et de fait contribua pour une part au développement des idéologies du réformisme - qui réduit le rôle du parti des ouvriers à la défense et l'amélioration immédiate de leurs conditions de vie - et du gradualisme selon lequel le capitalisme peut être aboli par un processus entièrement pacifique de l'évolution de la société. D'un autre côté, la réaction contre la menace réformiste de la part de certains courants révolutionnaires représentait un recul vers des visions fausses, sectaires ou utopiques qui n'avaient que peu ou pas du tout à voir avec la lutte défensive de la classe ouvrière et ses buts révolutionnaires ultimes.

Le présent article, qui conclut une première partie sur le développement du programme communiste dans la période d’ascendance du capitalisme, examine de façon plus détaillée comment la perspective de la révolution communiste fut obscurcie pendant cette période par la polarisation sur la question-clé de la conquête du pouvoir par le prolétariat et sur le pays-phare qu'était l'Allemagne dont le mouvement ouvrier était fier d’y avoir le plus grand parti social-démocrate au monde.

Nous avons montré à plusieurs reprises dans cette série d’articles que le combat contre cette forme d’opportunisme qu'est le réformisme était un élément constant de la lutte marxiste pour un programme révolutionnaire et une organisation chargée de le défendre. C'était notamment le cas avec le parti allemand fondé en 1875 et produit de la fusion entre les fractions lassallienne et marxiste du mouvement ouvrier. La même année, Marx avait écrit la Critique du Programme de Gotha ([1] [61]) afin de combattre les concessions faites par les marxistes aux lassalliens.

En rédigeant la Critique du Programme de Gotha, Marx s’appuyait sur l'expérience de la Commune de Paris qui avait très clairement montré la manière dont le prolétariat devait assumer le pouvoir politique: non à travers une conquête pacifique de l'ancien Etat mais par sa destruction et l'établissement de nouveaux organes de pouvoir directement contrôlés par les ouvriers en armes.

Ceci ne signifiait pas que, depuis 1871, le courant marxiste avait atteint une clarté définitive sur cette question. Dès l'origine, la lutte pour le suffrage universel et celle pour la représentation de la classe ouvrière su parlement avaient été des questions-clé du mouvement ouvrier organisé. Ces luttes représentaient le but premier des Chartistes, en Grande-Bretagne, que Marx considérait comme le premier parti politique de la classe ouvrière. On peut aisément comprendre que, ayant longtemps mené le combat pour le suffrage universel contre la résistance de la bourgeoisie - qui, à l'époque, le considérait comme une menace à son ordre - les révolutionnaires eux-mêmes aient pensé que la classe ouvrière, représentant la majorité de la population, était capable d’arriver au pouvoir à travers les institutions parlementaires. Ainsi, au Congrès de l’Internationale à la Haye en 1872, Marx fit un discours dans lequel il était encore prêt à estimer possible, dans les pays ayant une constitution plus démocratique comme la Grande-Bretagne, l’Amérique et la Hollande, que la classe ouvrière « puisse atteindre son but par des mayens pacifiques. »

Néanmoins, Marx ajouta tout de suite que « dans la plupart des pays continentaux le levier de la révolution devra être la force ; un recours à la force sera nécessaire un jour pour établir l'autorité des ouvriers. » De plus, comme Engels l’a argumenté dans son introduction du premier volume du Capital, même si les ouvriers parvenaient au pouvoir au moyen du parlement, ils auraient certainement à faire face à une « rébellion pro-esclavagiste » qui nécessiterait à nouveau le « levier de la force ». En Allemagne, pendant la période des lois antisocialistes introduites par Bismarck en 1878, la vision révolutionnaire de la conquête du pouvoir l'emportait sur les charmes du pacifisme social. Nous avons déjà amplement démontré la conception radicale du socialisme contenue dans le livre de Bebel La femme et le socialisme ([2] [62]). En 1881, dans un article du Der Sozialdemokrat du 6 avril 1881, Karl Kautsky défendait la nécessité de « détruire 1‘Etat bourgeois » et de « créer un nouvel Etat » ([3] [63]). Dix ans plus tard, en 1891, Engels écrivait son introduction à La Guerre Civile en France qui s'achevait par un message sans ambiguïté adressé à tous les éléments non révolutionnaires qui avaient commencé d'infiltrer le parti :

« Le philistin social-démocrate a été récemment saisi d'une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l'air ? Regardez la Commune de Paris. C'était la dictature du prolétariat. » La même année, il provoque un chahut dans le SPD en publiant finalement la Critique du Programme de Gotha, que Marx et lui-même avaient décidé de ne pas publier en 1875. Le parti était sur le point d’adopter un nouveau programme (qui allait être connu sous le nom du Programme d’Erfurt) et Engels voulait être sûr que le nouveau document serait enfin débarrassé de toute influence lassal­lienne. ([4] [64])

L'hydre réformiste relève la tête

Le souci d’Engels en 1891 était de montrer qu'une aile opportuniste « philistine » était déjà en train de prendre pied dans le parti (en fait elle était présente depuis le début).

Mais, si le courant révolutionnaire et les conditions d'illégalité imposées par les lois antisocialistes, avaient tenu cette aile à distance pendant les années 1880, celle-ci allait devenir de plus en plus influente et hardie dans la décennie qui suivit. La première expression majeure de cela fut la campagne, au début da années 1890, menée par Vollmar et la branche bavaroise du SPD, qui réclamait une politique « pratique » sur l'agriculture, une politique de « socialisme d’Etat », et lançait un appel à l’Etat des Junkers pour introduire une législation au profit de la paysannerie. Son appel en faveur de la paysannerie mettait en cause le caractère de classe prolétarien du parti. Cette « rébellion de la droite » fut vaincue entre autres grâce à la polémique vigoureuse menée par Karl Kautsky. Mais en 1896, Edouard Bernstein publia ses thèses « révisionnistes »rejetant ouvertement la théorie marxiste des crises, appelant le parti à abandonner ses prétentions et à se déclarer » le parti démocratique de la réforme sociale ». Ses articles ont d'abord été publiés dans Die Neue Zeit, la revue théorique du parti ; plus tard ils furent publiées dans un livre dont le titre anglais est Evolutionary Socialism. Pour Bernstein, la société capitaliste pouvait se développer pacifiquement et graduellement vers le socialisme. De ce fait, nul besoin de perturbations révolutionnaires violentes et d'un parti défenseur de l'intensification de la lutte de classe !

Peu après, survint le cas Millerand en France: pour la première fois, un député socialiste faisait son entrée dans un cabinet capitaliste.

Ce n'est pas le lieu ici d'entreprendre une analyse en profondeur des raisons qui ont permis le développement du réformisme pendant cette période. Plusieurs facteurs agissaient simultanément :

- L'abrogation des lois antisocialistes qui a permis au SPD d'entrer dans l'arène légale et de se développer rapidement en nombre et influence ; mais son action dans le cadre des normes de la légalité bourgeoise a nourri des illusions sur les possibilités de la classe ouvrière d'utiliser ces normes à son avantage.

- Cette période a aussi vu un afflux, dans le parti, d'intellectuels petit-bourgeois qui avaient une certaine inclination « naturelle » envers des idées de réconciliation entre les classes antagoniques de la société capitaliste.

- Nous pouvons aussi évoquer les limites « nationales » d'un mouvement révolutionnaire qui, bien que fondé sur les principes de l'internationalisme prolétarien, était encore largement organisé en partis nationaux ; c'était une porte ouverte à l'adaptation opportuniste aux besoins de l’Etat-nation.

- Enfin, la mort d’Engels, en 1895, a enhardi ceux qui voulaient édulcorer l'essence révolutionnaire du marxisme, notamment Bernstein qui avait été un des collaborateurs les plus proches de celui-ci.

Tous ces facteurs ont joué leur rôle mais, fondamentalement, le réformisme était le produit des pressions émanant de la société bourgeoise dans une période de croissance et de prospérité économiques impressionnantes au sein de laquelle la perspective d'un effondrement capitaliste et celle de la révolution prolétarienne semblaient s'évanouir dans un horizon lointain. En somme, d'organisation essentiellement orientée vers un futur révolutionnaire, la social-démocratie se transformait graduellement en une organisation fixée sur le présent et sur l'obtention d'améliorations immédiates des conditions de vie de la classe ouvrière. Le fait que de telles améliorations étaient encore possibles faisait qu'il semblait de plus en plus raisonnable de penser que le socialisme pouvait être atteint subrepticement par l'accumulation de ces améliorations et la démocratisation graduelle de la société bourgeoise.

Bernstein n'avait pas tout à fait tort quand il disait que ses idées n'étaient que l'émanation de ce que le parti était réellement. Mais il avait tort en pensant que c'était tout le parti qui était ou pouvait être réformiste. La preuve en est que sa tentative d'éliminer le marxisme a été vigoureusement combattue par les courants révolutionnaires. Ceux-ci ont eu la force d'imposer le fait qu'un parti révolutionnaire, quel que soit le niveau de sa lutte pour la défense immédiate des intérêts de la classe ouvrière, ne pouvait garder son caractère prolétarien que s'il poursuivait activement la destinée révolutionnaire de cette classe. La réponse de Luxemburg à Bernstein (Réforme ou Révolution) est à juste titre reconnue comme la plus percutante contre cette attaque au marxisme. Mais à ce stade, elle n'était sûrement pas la seule: toutes les figures majeures dans le parti, entre autres Kautsky et Bebel, apportèrent leurs propres contributions dans le combat pour préserver le parti du danger révisionniste.

A priori, ces réponses mirent les révisionnistes en déroute: le rejet des thèses de Bernstein fut confirmé par tout le parti à la Conférence de Dresde en 1903. Mais, comme l'histoire allait le montrer si tragiquement en 1914, les pressions réformistes agissant sur la social-démocratie furent plus fortes que les plus claires résolutions de congrès. Les révolutionnaires eux-mêmes, jusqu'aux plus clairs d'entre eux, ne furent pas immunisés contre les illusions démocratiques propagées par les réformistes. Dans les réponses à ces dentiers, les marxistes ont fait beaucoup d'erreurs qui allaient être autant de fissures dans la cuirasse du parti prolétarien, fissures à travers lesquelles l'opportunisme a pu répandre son influence insidieuse.

Les erreurs d'Engels et la critique de Luxemburg

En 1895, Engels publia, dans le journal du SPD Vorwarts, une introduction su livre de Marx Les luttes de classes en France, ce dernier développant l'analyse des événements de 1848. Dans son article, Engels argumente tout à fait correctement que l'époque où les révolutions pouvaient être accomplies par des minorités de la classe exploitée, en utilisant seulement les méthodes des batailles de rue et des barricades, était terminée et que la future conquête du pouvoir ne pouvait être que l’œuvre d'une classe ouvrière consciente et organisée massivement. Cela ne voulait pas dire qu’Engels rejetait les combats de rue et les barricades et qu'il ne les considérait pas comme faisant partie d'une stratégie révolutionnaire plus large. Mais, ces précisions furent supprimées par l'éditeur du Vorwarts. Engels protesta vivement dans une lettre adressée à Kautsky : « A ma grande surprise, je lis aujourd’hui dans le Vorwarts un extrait tiré de mon "Introduction", imprimée à mon insu et arrangée de telle sorte qu'on me fait apparaître comme un adorateur pacifique à tout prix de la légalité. » ([5] [65])

Le coup monté vis-à-vis d’Engels fonctionna parfaitement : sa lettre de protestation ne fut pas publiée (elle ne l’a été qu'en 1924) et, durant ce laps de temps, les opportunistes ont pu utiliser pleinement son « Introduction » pour faire de lui leur mentor politique. D'autres, qui en général aiment à se présenter comme des révolutionnaires enragés, ont utilisé le même article pour justifier leur thèse selon laquelle Engels est devenu un vieux réformiste à la fin de sa vie et qu'il existe un vrai gouffre entre les visions de Marx et d'Engels sur ce point comme sur beaucoup d'autres.

Mais au delà du tripatouillage du texte par les opportunistes, un problème persistait. II fut mis en évidence par Rosa Luxemburg dans son dernier discours-lors du congrès de fondation du KPD en 1918. II est vrai qu'à ce moment-là, Luxemburg ne savait pas que les opportunistes avaient dénaturé les mots d'Engels. Mais ceci dit, elle trouva des faiblesses importantes dans certains articles qu'elle n’hésita pas, avec son style caractéristique, à soumettre à une critique marxiste rigoureuse.

Le problème posé à Rosa Luxemburg était le suivant : le nouveau parti communiste était en tain de se constituer. La révolution était dans les rues, l'année se désintégrait, les conseils d'ouvriers et de soldats se multipliaient à travers le pays et le marxisme « officiel » du parti social-démocrate - qui avait encore une énorme influence au sein de la classe en dépit du rôle que sa direction opportuniste avait joué durant la guerre - en appelait à l'autorité d’Engels pour justifier l'utilisation contre-révolutionnaire de la démocratie parlementaire comme antidote à la dictature du prolétariat.

Comme nous l'avons dit, Engels n'avait pas eu tort de mettre en avant que la vieille tactique de « 48 » du combat de rue plus ou moins désorganisé ne pouvait plus désormais être la méthode pour la prise de pouvoir par le prolétariat. Il a montré qu'il était impossible pour une minorité déterminée de prolétaires de s'attaquer aux armées modernes de la classe dominante. En effet, la bourgeoisie était tout à fait prête à provoquer de telles escarmouches afin de justifier une répression massive contre l'ensemble de la classe ouvrière (en fait, ce fut précisément la tactique qu'elle utilisa contre la révolution allemande quelques semaines après le congrès du KPD, en poussant les ouvriers de Berlin dans un soulèvement prématuré qui conduisit à la décapitation des forces révolutionnaires, y inclus Luxemburg elle-même). En conséquence, il soutint: «Un combat de rue ne peut donc à l'avenir être victorieux que si cette infériorité de situation est compensée par d'autres facteurs. Aussi se produira-t-il plus rarement au début d'une gronde révolution qu'au cours du développement de celle-ci, et il faudra l'entreprendre avec des forces plus grandes. Mais alors, celles-ci, comme dans l'ensemble de la grande Révolution française, le 4 septembre et le 31 octobre 1870 à Paris, préféreront sans doute l'attaque ouverte à la tactique passive de la barricade. » ([6] [66]) En un sens, c'est précisément ce que la révolution russe a accompli. En se constituant lui-même en tant que force irrésistible organisée, le prolétariat y a été capable de renverser l’Etat bourgeois dans une insurrection bien planifiée et relativement sans effusion de sang en octobre 1917.

Le vrai problème est la façon avec laquelle Engels envisageait ce processus. Rosa Luxemburg avait devant les yeux l'exemple vivant de la révolution russe et son équivalent en Allemagne, où le prolétariat avait développé son auto-organisation à travers le processus de la grève de masse et la formation des soviets. Ces derniers étaient les formes d'action et d'organisation qui non seulement correspondaient à la nouvelle époque des guerres et des révolutions mais aussi, dans un sens plus profond, exprimaient la nature fondamentale du prolétariat comme classe qui ne peut affamer son pouvoir révolutionnaire qu'en faisant éclater en morceaux les règles et les institutions de la société de classes. La faiblesse fatale de l'argumentation d’Engels, en 1895, était d'insister sur le fait que le prolétariat devait construire ses forces à travers l'utilisation des institutions parlementaires, c'est-à-dire à travers des organismes spécifiques de cette même société bourgeoise qu'il avait à détruire. Là, Luxemburg part de ce qu’Engels a vraiment dit et elle critique ses véritables insuffisances.

« Ensuite il expose comment la situation a évoluée depuis, et en arrive à la question pratique des tâches du Parti en Allemagne. "La guerre de 1870-71 et la défaite de la Commune ont transporté momentanément le centre de gravité du mouvement ouvrier de la France vers l'Allemagne, comme Marx l’a prédit. A la France, il fallait naturellement des années pour se remettre de la saignée du mois de mai 1871. En Allemagne cependant, où l'avalanche des milliards français fit croître l'industrie comme dans l'atmosphère d'une serre chaude, la social-démocratie se développa bien plus vite et d'une manière plus tenace que le capitalisme lui-même. L'intelligence avec laquelle les ouvriers allemands utilisèrent le suffrage universel, introduit en 1866, a porté rapidement ses fruits. Tout le monde peut constater le développement extraordinaire du parti par des chiffres indiscutables."

Vient ensuite la fameuse énumération marquant l'accroissement des voix social-démo­crates, d'une élection au Reichstag à l'autre, jusqu'à en compter des millions ; et voici ce qu'en conclut Engels : "Cette bonne utilisation du suffrage universel entraîna un tout nouveau mode de lutte du prolétariat, mode qui se développa rapidement. On s'aperçut que les administrations d’Etat dans lesquelles s'organise le pouvoir de la bourgeoisie offrent à la classe ouvrière d'autres moyens de combattre ces mêmes organisations d’Etat. On participa aux élections des parlements provinciaux, des conseils municipaux, des conseils de prud'hommes, on disputa à la bourgeoisie chaque poste. En toutes ces occasions, une bonne partie du prolétariat dit son mot. Et ainsi la bourgeoisie et le gouvernement en vinrent à craindre bien plus faction légale que faction illégale du parti ouvrier, bien plus les résultats de l'élection que ceux de la révolte". » ([7] [67])

Luxemburg, tout en comprenant le rejet d’Engels de la vieille tactique du combat de rue, n'a pas hésité à mettre en avant les dangers inhérents à cette approche.

« Cette conception eut deux conséquences :

1°La lutte parlementaire, antithèse de l'action révolutionnaire directe du prolétariat, fut considérée comme seul moyen de la lutte de classe. C'était la chute dans le parlementarisme pur et simple.

2° L'organisation la plus puissante de l’Etat, son instrument le plus effectif resta complètement hors de cause. On prétendit conquérir le parlement, le faire servir à des fins prolétariennes, et l'armée, la masse des prolétaires en uniforme, fut supposée parfaitement inattaquable, comme si celui qui est soldat devait être dans tous les cas, et rester une fois pour toutes, le défenseur inébranlable de la classe dominante. Cette erreur jugée, du point de vue de nos expériences d'aujourd'hui, serait incompréhensible de la part d'un homme ayant une responsabilité à la tête de notre mouvement, si l'on ne savait pas dans quelles circonstances défait ce document historique a été rédigé. » ([8] [68])

L'expérience de la vague révolutionnaire avait définitivement réfuté le scénario d’Engels. Loin d'être alarmée de l'utilisation de faction « constitutionnelle » par le prolétariat, la bourgeoisie avait compris que la démocratie parlementaire était son rempart le plus fiable contre le pouvoir des conseils ouvriers. Toute faction de la social-démocratie (conduite par d'éminents parlementaires parmi les plus réceptifs aux influences bourgeoises) n'avait pour but que de persuader les ouvriers d'inféoder leurs propres organes de classe, les conseils, à l’assemblée nationale supposée plus « représentative N. Par ailleurs, la révolution en Russie et en Allemagne avait clairement révélé la capacité de la classe ouvrière, à travers son action et sa propagande révolutionnaires, à désintégrer les armées de la bourgeoisie et à gagner la masse des soldats à la cause de la révolution.

Ainsi Luxemburg n'a pas hésité à qualifier l'approche d’Engels de « bévue ». Mais elle n'a pas conclu de cela qu’Engels avait cessé d'être un révolutionnaire. Elle était convaincue qu'il aurait reconnu son erreur à la lumière de l'expérience la plus récente: « Tous ceux qui connaissent les travaux de Marx et d’Engels, tous ceux qui sont bien instruits de leur authentique esprit révolutionnaire qui a inspiré tous leurs enseignements et tous leur écrits, seront absolument sûrs qu'Engels aurait été le premier à protester contre la débauche de parlementarisme, contre le gaspillage des énergies du mouvement ouvrier, qui était caractéristique en Allemagne durant les décennies précédant la guerre. »

Luxemburg poursuivit en fournissant un cadre pour comprendre l'erreur faite par Engels : « Il y a soixante dix ans, lorsqu'on révisa les erreurs, les illusions de 1848, on croyait que le prolétariat avait un chemin infiniment long à parcourir jusqu'à ce que le socialisme puisse, devenir une réalité, c'est ce qui ressort de chaque ligne de la préface en question, qu'Engels a écrite en 1895. » En d'autres termes, Engels écrivait dans une période où la lutte directe pour la révolution n'était pas encore à l'ordre du jour ; l’effondrement de la société capitaliste n'était pas encore devenue une réalité tangible comme ce sera le cas en 1917. Dans de telles circonstances, il n'était pas possible pour le mouvement ouvrier de développer une vision totalement lucide de sa route vers le pouvoir. En particulier, la distinction nécessaire, conservée dans le Programme d’Erfurt, entre le programme minimum des réformes économiques et politiques et le programme maximum du socialisme, contenait le danger que ce dernier soit subordonné au premier; il en était de même pour l'utilisation du parlement qui avait représenté une tactique valable dans la lutte pour des réformes mais risquait de devenir une fin en soi.

Luxemburg a montré que même Engels n'avait pas été immunisé contre une certaine confusion sur ce point. Mais elle reconnaissait également que le vrai problème résidait dans les courants politiques qui incarnaient activement les dangers rencontrés par les partis sociaux-démocrates de cette période, c'est-à-dire les opportunistes et ceux qui les couvraient à la direction du parti. C'était en particulier ces derniers qui avaient consciemment manipulé Engels aboutissant à un résultat très éloigné de ses intentions : «Je dois vous rappeler le fait bien connu que la préface en question a été écrite par Engels sous une forte pression de la part du groupe parlementaire. A cette époque en Allemagne, au début des années quatre vingt dix après l'abrogation des lois antisocialistes, il se produisit un fort mouvement vers la gauche, le mouvement de ceux qui voulaient empêcher le parti d'être complètement absorbé dans la lutte parlementaire. Bebel et ses fidèles cherchaient des arguments convaincants, soutenus par la grande autorité d’Engels ; ils souhaitaient une formulation qui les aiderait à maintenir une main ferme sur les éléments révolutionnaires. » ([9] [69]) Comme nous l'avons dit au début, le combat pour un programme révolutionnaire est toujours un combat contre l'opportunisme dans les rangs du prolétariat ; de même, l'opportunisme est toujours prêt à s'emparer de la moindre défaillance dans la vigilance et la concentration des révolutionnaires et utiliser leurs erreurs à ses propres fins.

Kautsky : l'erreur devient l'orthodoxie

« Entre les mains d'un Kautsky le "marxisme" servit à dénoncer et à briser toute résistance contre le parlementarisme... Toute résistance de cette sorte était excommuniée comme anarchisme, comme anarcho-syndicalisme, ou antimarxisme. Le marxisme officiel servit de couverture à toutes les déviations et à tous les abandons de la véritable lutte de classe révolutionnaire, à toute cette politique de semi position qui condamnait la social-démocratie allemande, et le mouvement ouvrier en général, y compris le mouvement syndical, à s'emprisonner volontairement dans les cadres et sur le terrain de la société capitaliste, sans volonté sérieuse de l'ébranler et de la faire sortir de ses gonds ». ([10] [70]).

Nous ne faisons pas partie de cette école moderniste de pensée qui aime à présenter Karl Kautsky comme la source de tout ce qui était mauvais dans les partis sociaux-démocrates. Il est vrai que son nom est souvent associé à de profondes erreurs théoriques - telle sa théorie de la conscience socialiste comme produit des intellectuels, ou son concept d'ultra-impérialisme. Et de fait, Kautsky devint au bout du compte un renégat du marxisme, pour employer le propre terme de Lénine, surtout à cause de son rejet de la révolution d'Octobre. De telles erreurs font qu'il est souvent difficile de se rappeler que Kautsky était véritablement un marxiste avant de devenir un renégat. Tout comme Bebel, il avait défendu la continuité du marxisme à de nombreux moments cruciaux de la vie du parti. Mais comme Bebel, ainsi que beaucoup d'autres de sa génération, sa compréhension du marxisme révéla plus tard qu'elle souffrait d'un nombre significatif de faiblesses ; celles-ci, en retour, reflétaient des faiblesses plus répandues, des faiblesses du mouvement en général. Dans le cas de Kautsky, c'était avant tout son « destin » de devenir le champion d'une approche qui, au lieu de soumettre à la critique les erreurs contingentes du mouvement révolutionnaire du passé du fait des conditions matérielles changeantes, figea ces erreurs en une « orthodoxie »non contestable.

Comme nous l'avons vu, Kautsky ferrailla souvent contre les révisionnistes de droite dans le parti, d'où sa réputation de pilier du marxisme « orthodoxe ». Mais si nous regardons un peu plus profondément la façon dont il mena la bataille contre le révisionnisme, nous voyons aussi pourquoi cette orthodoxie était en réalité une forme de centrisme, une manière de concilier avec l'opportunisme ; et c'était le cas bien avant que Kautsky, qui se voulait à mi-chemin entre les « excès de droite et de gauche », ne revendique ouvertement le label de centriste. Les hésitations de Kautsky pour mener une lutte intransigeante contre le révisionnisme se sont révélées dès la parution des articles de Bernstein, quand son amitié personnelle avec ce dernier le fit hésiter quelques temps avant de lui répondre politiquement. Mais la tendance de Kautsky à concilier avec le réformisme est allée plus loin que cela comme le notait Lénine dans L Etat et la Révolution :

« Chose infiniment plus grave encore (que les hésitations de Kautsky dans sa lutte contre Bernstein) jusque dans sa polémique avec les opportunistes, dans sa manière de poser et de traiter le problème nous constatons maintenant, en étudiant l'histoire de la récente trahison de Kautsky envers le marxisme, une déviation constante vers l'opportunisme, précisément dans la question de 1’ Etat. » ([11] [71]) Un des travaux que Lénine choisit pour illustrer cette déviation fut celui dont la forme est celle d'une réfutation en règle du révisionnisme mais dont le véritable contenu révèle sa tendance croissante à s'en accommoder. Il s'agit de son livre La révolution sociale, publié en 1902.

Dans ce livre, Kautsky nous fournit quelques arguments marxistes très solides contre les principales « révisions » mises en avant par Bernstein et ses adeptes. Contre leur argumentation (qui nous est si familière aujourd’hui) - selon laquelle le développement des classes moyennes mène à une atténuation des antagonismes de classe, ce qui revient à dire que le conflit entre la bourgeoisie et le prolétariat peut se résoudre dans le cadre de la société capitaliste - Kautsky répondit en insistant, comme Marx l'avait fait, sur le fait que l'exploitation de la classe ouvrière augmentait en intensité, que l’Etat capitaliste devenait plus et non pas moins oppressif et que cela exacerbait plutôt que cela n'atténuait les antagonismes de classe : « plus... la classe dominante les soutient avec l'appareil d’Etat et l'emploie abusivement pour les desseins de l'exploitation et de l'oppression, plus l'animosité du prolétariat contre elles grandit, la haine de classe croît, et les efforts pour conquérir la machine d'Etat augmente en intensité. » ([12] [72])

De même, Kautsky réfuta l'argumentation selon laquelle le développement des institutions rendait la révolution sociale superflue et que « par l'exercice des droits démocratiques dans la situation présente la société capitaliste s'avance graduellement et sans aucun heurt vers le socialisme. Par conséquent, la conquête révolutionnaire du pouvoir politique par le prolétariat n'est pas nécessaire, et les efforts vers elle sont directement nuisibles, puisqu'il suffit qu'ils interfèrent lentement mais sûrement dans ce processus en cours .» ([13] [73]) Kautsky affirma que ceci était une illusion parce que, s'il est vrai que le nombre des élus socialistes étaient en augmentation, « simultanément avec cela, la démocratie bourgeoise part en morceaux » ([14] [74]) ; « le Parlement qui autrefois était un moyen défaire pression sur le gouvernement sur la route du progrès, devient de plus en plus le moyen d'annuler les petits progrès que /es conditions contraignent le gouvernement à faire. Dans la mesure où la classe qui domine à travers le parlementarisme est devenue superflue et même nuisible, la machine parlementaire perd toute signification .» ([15] [75]) Cela montrait une grande perspicacité vis-à-vis des conditions qui se développeraient de plus en plus à mesure que le capitalisme approcherait de son époque de décadence qui mettraient en évidence le déclin du parlement même en tant que tribune de conflits inter-bourgeois (que le parti ouvrier pouvait parfois exploiter à son profit), sa transformation en une simple feuille de vigne masquant un appareil d’Etat de plus en plus bureaucratique et militariste. Kautsky reconnaissait même que, étant donné la vacuité des organes « démocratiques » de la bourgeoisie, l'arme de la grève - y inclus- la grève politique de masse dont les contours étaient déjà apparus en France et en Belgique - «jouera un grand rôle dans les combats révolutionnaires du futur. » ([16] [76])

Cependant, Kautsky ne fut jamais capable de pousser ces arguments jusqu'à leur conclusion logique. Si le parlementarisme bourgeois était en déclin, si les ouvriers étaient en train de développer de nouvelles formes d'action comme la grève de masse, tous ces éléments étaient des signes de l'approche d'une nouvelle époque révolutionnaire dans laquelle l'axe central de la lutte de classe était en train de s'éloigner de façon définitive de l'arène parlementaire et de se placer sur le terrain de classe spécifique au prolétariat, dans les usines et la rue. En effet, loin de voir les implications du déclin du parlementarisme, Kautsky tira de cela la plus réactionnaire des conclusions, que la mission du prolétariat était de sauver et ranimer cette démocratie bourgeoise moribonde :

« Le parlementarisme... devient toujours plus sénile et impuissant, et ne peut retrouver une nouvelle jeunesse et force que lorsque, à l'instar de tout le pouvoir gouvernemental dans son ensemble, il sera conquis par le prolétariat renaissant et mis au service de son but. Le parlementarisme, loin de rendre la révolution inutilisable et superflue, a besoin d'une révolution pour être revivifier. » ([17] [77])

Ces visions n'étaient pas, comme dans le cas d’Engels, en contradiction avec les nombreux autres arguments bien plus clairs. Ils constituaient un fil rouge dans la pensée de Kautsky, renvoyant en partie à ses commentaires sur le Programme d’Erfurt au début des années 1890 et anticipant son œuvre bien connue Le chemin du pouvoir en 1910. Cette dernière œuvre scandalisa les réformistes déclarés avec son affirmation audacieuse selon laquelle « l'ère révolutionnaire a commencé », mais elle maintenait la même vision conservatrice sur la prise du pouvoir. Commentant ces deux travaux dans L'Etat et la Révolution,Lénine était particulièrement frappé par le fait que, nulle part dans ces livres, Kautsky ne défendait la

position classique du marxisme sur la nécessité de détruire l'appareil d`Etat bourgeois et de le remplacer par un Etat-Commune :

« Dans cette brochure (La Révolution Sociale), il est partout question de la conquête du pouvoir d’Etat, sans plus ; c'est-à ­dire que l'auteur a choisi une formule qui est une concession aux opportunistes, puisqu'elle admet la conquête du pouvoir sans la destruction de la machine d’Etat. Kautsky ressuscite en 1902 précisément ce qu'en 1872 Marx déclarait "périmé" dons le programme du Manifeste communiste. »

Avec Kautsky, et avec le marxisme officiel de la deuxième Internationale, le parlementarisme était devenu un dogme immuable.

La conquête de l'économie capitaliste

La tendance croissante du parti social-démocrate à se présenter comme candidat au gouvernement, à vouloir prendre les rênes de l’Etat bourgeois, allait avoir des implications profondes également sur son programme économique. En toute logique, ce dernier apparaissait de plus en plus non comme un programme de destruction du capital, visant à saper les fondations de la production capitaliste, mais comme une série de propositions « réalistes » pour s'emparer de l’économie bourgeoise et la gérer « au nom du prolétariat ». Ce n'était pas un hasard si le développement de cette vision, qui contraste fortement avec les idées de la transformation socialiste défendues dans les décennies précédentes par les Engels, Bebel et Morris ([18] [78]), coïncidait avec les premières expressions du capitalisme d’Etat qui accompagnaient la montée de l'impérialisme et du militarisme. II est vrai que Kautsky a critiqué la déviation du « socialisme d’Etat » revendiquée par des gens comme Vollmar mais ses critiques n'allèrent pas à la racine de la question. La polémique de Kautsky s'opposait aux programmes qui en appelaient aux gouvernements existants, bourgeois ou absolutistes, pour qu'ils introduisent des mesures « socialistes » telles que la nationalisation de la terre. Mais il ne voyait pas qu'un programme d'étatisation défendu par un gouvernement démocratique resterait également à l'intérieur des limites du capitalisme. Ainsi, dans La révolution sociale, il nous dit que « la domination politique du prolétariat et la perpétuation du système capitaliste de production sont irréconciliables. » ([19] [79]) Mais les passages qui suivent cette affirmation hardie donnent le vrai sens de la vision de Kautsky sur la « transformation socialiste » : « La question, alors, surgit de savoir quels sont les acheteurs qui sont à la disposition des capitalistes quand ils veulent vendre leurs entreprises. Une partie des usines, des mines etc., pourrait être vendue directement aux ouvriers qui y travaillent et ainsi pourrait fonctionner de façon coopérative ; une autre partie pourrait être vendue à des coopératives de distribution, et une autre encore à des communautés ou des Etats. II est clair cependant, que le capital trouverait ses acheteurs les plus nombreux et généreux dans les Etats ou municipalités, et pour cette raison la majorité des industries deviendrait la propriété des Etats et des municipalités. Que les sociaux-démocrates quand ils arriveraient au pouvoir s'efforceraient consciemment de pousser à cette solution est bien connu. » ([20] [80]) Kautsky poursuit ensuite en expliquant que les industries les plus mûres pour la nationalisation sont celles où les trusts sont les plus développés et que « la socialisation (qui désigne en raccourci le transfert à la propriété nationale, municipale et coopérative) ira de pair avec la socialisation de la majeure partie du capital argent. Quand une usine ou une part de propriété terrienne est nationalisée, ses dettes sont aussi nationalisées, et les dettes privées deviennent des dettes publiques. Dans le cas d'une corporation, les actionnaires deviendront des porteurs de parts des obligations du gouvernement. » ([21] [81])

A partir de passages comme ceux-là, on peut voir que, dans la « transformation socialiste » de Kautsky, toutes les catégories essentielles du capital demeurent: les moyens de production sont « vendus » aux ouvriers ou à l’Etat, le capital argent est centralisé dans les mains du gouvernement, les trusts « privés » laissent la place à des trusts nationaux ou municipaux etc. Ailleurs dans le même livre, Kautsky affirme explicitement le maintien des relations salariales dans un régime prolétarien :

« Je parle ici des salaires du travail. Quoi, va-t-on dire, il y aura des salaires dans la nouvelle société ? N'aurons-nous pas aboli le salariat et l'argent ? Ces objections seraient valables si la révolution sociale proposait d'abolir immédiatement l'argent. Je maintiens que ce sera impossible. L'argent est le moyen le plus simple connu jusqu'à présent qui assure, dans un mécanisme compliqué comme le processus productif moderne, avec sa division du travail énorme d'une portée considérable, la circulation des produits et leur distribution aux individus de la société. C'est le moyen qui permet à chacun de satisfaire ses besoins selon ses inclinations individuelles... En tant que moyen d'une telle circulation, l'argent sera indispensable en attendant quelque chose de mieux. » ([22] [82])

Evidemment, il est vrai que le salariat ne peut être aboli en un jour. Mais il est par contre faux d'affirmer, comme Kautsky le fait dans ces passages cités, que les salaires et l'argent sont des formes neutres qu'on peut garder dans le « socialisme » jusqu'à ce que l'augmentation de la production mène à l'abondance pour tous Sur la base du salariat et de la production de marchandises, la production croissante est un euphémisme , pour l’accumulation du capital Cette accumulation du capital. qu'elle soit dirigée par l’Etat ou par des intérêts privés, signifie nécessairement la dépossession et l’exploitation des producteurs C'est pourquoi Marx, dans sa Critique du Programme de Gotha, affirme que la dictature prolétarienne aura à faire immédiatement des incursions dans la logique de l'accumulation en remplaçant les salaires et l'argent par un système de bons du travail.

Ailleurs, Kautsky insiste sur le fait que ces salaires « socialistes » sont fondamentalement différents des salaires capitalistes parce que, dans le nouveau système, la force de travail n'est plus une marchandise - sa thèse étant qu'il n'y a plus de marché pour la force de travail une fois que les moyens de production sont devenus propriété de l’Etat. Cet argument (qui était souvent utilisé, par les divers apologistes du modèle stalinien, pour prouver que l’URSS et ses rejetons ne pouvaient être capitalistes) a une tare fondamentale: il ignore la réalité du marché mondial qui fait de chaque économie nationale une unité capitaliste concurrentielle, quel que soit le niveau de suppression des mécanismes du marché à l'intérieur de cette unité.

Il est vrai, comme nous l'avons noté précédemment dans cette série d'articles, que Marx lui-même a écrit des textes qui induisent que la production socialiste pouvait exister à l'intérieur des frontières d'un Etat-nation. Le problème est que les propositions développées par la social-démocratie « officielle » au tout début du 20e siècle, en contradiction avec la démarche résolument internationaliste de Marx, étaient de plus en plus considérées comme faisant partie d'un programme « concret » applicable à chaque nation prise séparément. Cette vision « nationale » du socialisme commença même à être intégrée dans les programmes. On trouve ainsi la formulation suivante dans un autre travail de Kautsky à la même période, The Socialist republic ([23] [83]) :

« ...une communauté capable de satisfaire ses besoins et rassemblant toutes ses industries nécessaires, doit avoir des dimensions très différentes de celles des colonies socialistes qui avaient été planifiées au début de notre siècle. Parmi les organisations sociales existantes aujourd'hui, il n y en a qu'une qui a les dimensions requises, qui peut être utilisée comme champ approprié pour l'établissement et le développement du Commonwealth socialiste ou coopératif: la Nation »

Mais la chose qui est peut-être la plus significative de la vision de Kautsky au sujet de la transformation socialiste, c'est la façon dont tout se passe d'une façon légale et ordonnée. Il passe plusieurs pages de sa brochure The Social Révolution à affirmer qu'il sera beaucoup mieux de dédommager les capitalistes, pour se les acheter, que de simplement les exproprier. Bien que ses écrits sur le processus révolutionnaire abordent l'utilisation des grèves et autres actions des ouvriers, son souci premier semble être que la révolution ne doit pas trop effrayer les capitalistes. Un des opposants réformistes de Kautsky au Congrès de Dresde de 1903, Kollo, a mis le doigt sur le problème de façon tout à fait pertinente quand il observait que Kautsky voulait une révolution sociale... sans violence. Mais ni le renversement du pouvoir politique de la classe capitaliste, ni l'expropriation économique des expropriateurs, peuvent se produire sans l'irruption impétueuse, violente mais extraordinairement créative des masses sur la scène de l'histoire.

Nous répétons qu'il n'est pas question de diaboliser Kautsky. Il était l'expression d'un processus plus profond: la gangrène opportuniste des partis sociaux-démocrates, leur incorporation graduelle dans la société bourgeoise et les difficultés que les marxistes avaient à comprendre et combattre ce danger. Sur le problème du parlementarisme, il est certain que, nulle part, une clarté parfaite ne pouvait être trouvée dans la période que nous avons étudiée. Dans Réforme ou révolution par exemple, Luxemburg a mené une attaque très édifiante sur les illusions parlementaires de Bernstein. Cependant, elle laisse subsister certaines lacunes sur la question, en particulier quand elle ne réussit pas à reconnaître la « bévue » dans l'introduction à Les luttes de classes en France d'Engels qu'elle fustigera en 1918. Un autre cas instructif est celui de William Morris: Dans les années 1880, Morris fit un certain nombre de mises en garde pertinentes contre le pouvoir corrupteur du parlement mais ses intuitions furent sapées par sa tendance au purisme ainsi qu'une incapacité à comprendre la nécessite, pour les socialistes, d'intervenir dans le combat quotidien de la classe et, à cette époque, d'utiliser les élections et le parlement comme des éléments centraux de cette lutte. Comme la plupart de ceux qui étaient très critiques avec le parlementarisme à cette époque, Morris était très perméable aux positions antiparlementaires atemporelles des anarchistes. Et, vers la fin de sa vie, en réaction aux ravages que l'anarchisme avait provoqués sur ses efforts de construire une organisation révolutionnaire,

Morris lui-même tomba dans l'emballement croissant pour la voie parlementaire vers le pouvoir.

Ce qui « manquait », durant ces années, c'était le véritable mouvement de la classe. Ce fut surtout le séisme de 1905 en Russie qui permit aux meilleurs éléments du mouvement ouvrier de discerner les vrais contours de la révolution prolétarienne et de dépasser les conceptions périmées et erronées qui avaient jusque-là obscurci leur vision. Le véritable crime de Kautsky a été de combattre bec et ongles contre ces clarifications, se présentant lui-même de plus en plus ouvertement comme un « centriste » dont la vraie bête noire n'était pas la droite révisionniste mais la gauche révolutionnaire telle qu'elle était incarnée par des figures comme Luxemburg et Pannekoek. Mais c'est une autre partie de l'histoire.

CDW.



[1] [84] Voir Revue Internationale n° 79. Un thème cen­tral de la Critique du Programme de Gotha portait sur la défense du concept de dictature du prolétariat contre l'idée lassallienne de l' « Etat populaire » qui tendait à masquer son adaptation à l’Etat bismarckien existant.

[2] [85] Voir Revue Internationale n° 83, 85 et 86.

[3] [86] Cité dans Massimo Salvadori, Karl Kautsky and the Socialist Revolution, 1880- 1938, London 1979, p. 22.

[4] [87] On doit dite que les efforts d’Engels pour pallier aux faiblesses du programme d’Erfurt ne furent pas globalement un succès. Engels reconnut clairement que le danger opportuniste avait été codifié en son sein : sa critique sur le projet de programme (lettre à Kautsky, le 29 juin 1891) contient la définition la plus claire de l'opportunisme qu'on puisse trouver dam les écrits d’Engels et Marx et son souci central était le fait que le programme, bien que contenant une bonne introduction générale marxiste sur la crise inévitable du capitalisme et la nécessite du socialisme, restait très flou sur les moyens pour le prolétariat d'arriver au pouvoir. II est particulièrement critique sur le fait que les ouvriers allemands puissent utiliser la version « prussienne » du parlement (« une feuille de vigne de l'absolutisme ») afin de prendre le pouvoir pacifiquement. D'un autre côté, dans le même texte, Engels reprend la vision selon laquelle, dans les pays les plus démocratiques, le prolétariat pourrait arriver au pouvoir à travers le processus électoral; et il ne fait pas une claire distinction entre la république démocratique et l’Etat­ Commune. A la fin, le document d'Erfurt,au lieu de montrer le lien entre les programmes minimum et maximum, fait apparaître un gouffre entre les deux. C'est pourquoi Luxemburg, dans son discours au Congrès de fondation du KPD en 1918, parle du programme de Spartakus comme étant « délibérément opposé »au programme d'Erfurt et non comme cherchant simplement à le remplacer.

[5] [88] Engels, Selected Correspondence, p. 461

[6] [89] Introduction à Les luttes de classes en France.

[7] [90] Luxemburg, « Discours sur le Programme du Congrès de fondation du KPD. »

[8] [91] Ibid.

[9] [92] Traduit de l'anglais par nous.

[10] [93] Luxemburg, « Discours sur le Programme du Congrès de fondation du KPD »

[11] [94] Chapitre VI, 2, « Polémique de Kautsky avec les opportunistes ».

[12] [95] The Social Revolution, Chicago, 1916, p. 36-7, traduit de l'anglais par nous.

[13] [96] Ibid. p. 66.

[14] [97] Ibid. p. 75.

[15] [98] Ibid. p. 78-79.

[16] [99] Ibid. p. 90.

[17] [100] Ibid. p. 79-80.

[18] [101] Voir Revue Internationale n° 83, 85 et 86.

[19] [102] The Social Revolution, Chicago, 1916, p. 113, traduit de l'anglais par nous.

[20] [103] Ibid., p. 113-114.

[21] [104] Ibid., p. 116-117.

[22] [105] Ibid., p. 129.

[23] [106] Ce passage est tiré d'une version anglaise « traduite et adaptée pour l’Amérique »par Daniel De Leon (New-York, 1900); aussi nous ne sommes pas sûrs que les éléments repris ici soient totalement fidèles à l'original de Kautsky. Néanmoins la citation nous donne un avant-goût des conceptions développées dans le mouvement international de l'époque.

Conscience et organisation: 

  • La Seconde Internationale [107]

Approfondir: 

  • Le communisme : une nécessité matérielle [108]

Questions théoriques: 

  • Communisme [109]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [59]

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