Le CCI a tenu récemment son 20e congrès international. Le Congrès d'une organisation communiste constitue un des moments les plus importants de son activité et de sa vie. C'est celui où l'ensemble de l'organisation (au moyen des délégations nommées par chacune de ses sections) fait le bilan de ses activités, analyse en profondeur la situation internationale, établit des perspectives et élit l'organe central qui a pour tâche d'assurer que les décisions du Congrès sont mises en œuvre.
Parce que nous sommes convaincus de la nécessité du débat et de la coopération entre les organisations qui combattent pour le renversement du système capitaliste, nous avons invité trois groupes – deux de Corée et Opop du Brésil qui ont déjà assisté à nos congrès internationaux. C'est donc parce que les travaux d'un congrès d'une organisation communiste ne sont pas une question "interne" mais intéressent l'ensemble de la classe ouvrière que nous informons nos lecteurs des questions essentielles qui ont été discutées lors de ce congrès.
Ce congrès s'est tenu dans un contexte d'aiguisement des tensions en Asie, de poursuite de la guerre en Syrie, d'aggravation de la crise économique et d'une situation de la lutte de classe complexe, marquée par un faible développement des luttes ouvrières "classiques" contre les attaques économiques de la bourgeoisie mais aussi par le surgissement international de mouvements sociaux dont les exemples les plus significatifs ont été celui des "Indignados" en Espagne et celui de "Occupy Wall Street" aux États-Unis.
La résolution sur la situation internationale adoptée pas le 20e Congrès du CCI, et qui résume les analyses qui se sont dégagées des discussions, est publiée dans ce même numéro de la Revue internationale. Il est donc inutile de la détailler ici.
Cette résolution rappelle le cadre historique dans lequel nous comprenons la situation présente de la société, celui de la décadence du mode de production capitaliste, décadence qui a débuté avec la première guerre mondiale, et la phase ultime de cette décadence que le CCI, depuis le milieu des années 1980, a analysée comme celle de la décomposition, du pourrissement sur pieds de cette société. Cette décomposition s'illustre particulièrement avec la forme que prennent à l'heure actuelle les conflits impérialistes, et dont la situation en Syrie constitue un exemple tragique (comme on peut le voir dans le rapport sur cette question adopté par le congrès et que nous publions ici), mais également avec la dégradation catastrophique de l'environnement que la classe dominante, malgré toutes ses déclarations et campagnes alarmées, est parfaitement incapable d'empêcher, et même de freiner.
Le congrès n'a pas mené de discussion spécifique sur les conflits impérialistes du fait d'un manque de temps et aussi parce que les discussions préparatoires avaient mis en évidence la grande homogénéité dans nos rangs sur cette question. Toutefois, le congrès a pris connaissance d'une présentation effectuée par le groupe coréen Sanoshin sur les tensions impérialistes en Extrême-Orient, présentation que nous publions en annexe sur notre site Internet.
Sur cette question, la résolution souligne l'impasse dans laquelle se trouve aujourd'hui la bourgeoisie qui est incapable de surmonter les contradictions du mode de production capitaliste, ce qui constitue une confirmation éclatante de l'analyse marxiste. Une analyse que tous les "experts", qu'ils se réclament du "néolibéralisme" ou qu'ils le rejettent, considèrent avec le mépris des ignorants et surtout qu'ils combattent parce que, justement, elle prévoit la faillite historique de ce mode de productions et la nécessité de le remplacer par une société où le marché, le profit et le salariat auront été rangés au musée de l'histoire, où l'humanité sera libérée des lois aveugles qui l'enfoncent dans la barbarie pour vivre suivant le principe "De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins".
Concernant la situation présente de la crise du capitalisme, le congrès s'est prononcé clairement pour considérer que la "crise financière" actuelle n'est nullement à la source des contradictions dans lesquelles s'enfonce l'économie mondiale ni qu'elle trouverait ses racines dans une "financiarisation de l'économie" se préoccupant uniquement de profits immédiats et spéculatifs : "C'est la surproduction qui se trouve à la source de la 'financiarisation' et c'est le fait qu'il soit de plus en plus hasardeux d'investir dans la production, face à un marché mondial de plus en plus saturé, qui oriente de façon croissante les flux financiers vers la simple spéculation. C'est pourquoi toutes les théories économiques 'de gauche' qui préconisent une 'mise au pas de la finance internationale' pour 'sortir de la crise' sont des songes creux puisqu'elles 'oublient' les causes véritables de cette hypertrophie de la sphère financière." (Résolution sur la situation internationale, point 10) De même, le Congrès a considéré que : "La crise des 'subprimes' de 2007, la grande panique financière de 2008 et la récession de 2009 ont marqué le franchissement d'une nouvelle étape très importante et significative de l'enfoncement du capitalisme dans sa crise irréversible." (Ibid. point 11)
Cela dit, le Congrès a constaté qu'il n'y avait pas unanimité au sein de notre organisation et qu'il convenait de poursuivre la discussion autour d'un certain nombre de questions comme celles qui suivent.
L'aggravation de la crise en 2007 a-t-elle constitué une rupture qualitative et ouvert un nouveau chapitre menant l'économie à un effondrement rapide et immédiat ? Quelle est la signification de l'étape qualitative constituée par les événements de 2007 ? De façon plus générale, à quel type d'évolution de la crise faut-il s'attendre : à un effondrement soudain ou à un 'lent' déclin accompagné "politiquement" par les États capitalistes ? Et quels pays plongeront les premiers et qui seront les derniers ? La classe dominante a-t-elle une marge de manœuvre et quelles erreurs veut-elle éviter ? Ou, de façon plus générale, quand elle analyse les perspectives de la crise, la classe dominante peut-elle ignorer la possibilité de réactions de la classe ouvrière ? Quels critères la classe dominante prend-elle en considération quand elle adopte des programmes d'austérité dans les différents pays ? Sommes-nous dans une situation où toutes les classes dominantes peuvent attaquer la classe ouvrière comme cela a été fait en Grèce ? Pouvons-nous nous attendre à une reproduction des attaques à une même échelle (réduction des salaires jusqu'à 40 %, etc.) dans les vieux pays industriels centraux ? Quelles sont les différences entre la crise de 1929 et celle d'aujourd'hui ? Quel est le degré de paupérisation dans les grands pays industrialisés ?
L'organisation a rappelé que, très rapidement après 1989, elle a pris conscience et a prévu les changements fondamentaux sur le plan impérialiste et dans la lutte de classe qui avaient eu lieu avec l'effondrement du bloc de l'Est et des régimes dits "socialistes" 1. Cependant, sur le plan des conséquences économiques, nous n'avons pas prévu les grands changements qui ont eu lieu depuis. Qu'est-ce que l'abandon d'une certaine autarcie et des mécanismes d'isolement vis-à-vis du marché mondial de la part de régimes comme la Chine et l'Inde allait signifier pour l'économie mondiale ?
Évidemment, comme nous l'avons fait pour le débat mené il y a quelques années au sein de notre organisation à propos des mécanismes ayant permis le "boom" qui a suivi la Seconde Guerre mondiale 2, nous porterons à la connaissance de nos lecteurs les principaux éléments du débat actuel dès lors que celui-ci aura atteint un degré suffisant de clarté.
Le Rapport sur la lutte de classe au congrès a tiré un bilan des deux dernières années (depuis le Printemps arabe, les mouvements des Indignados, de Occupy, les luttes en Asie, etc.) et des difficultés de la classe pour répondre aux attaques toujours grandissantes des capitalistes en Europe et aux États-Unis. Les discussions au congrès ont traité principalement des questions suivantes : comment expliquer les difficultés de la classe ouvrière à répondre "de façon adéquate" aux attaques croissantes ? Pourquoi n'évolue-t-on pas encore vers une situation révolutionnaire dans les vieux centres industriels ? Quelle politique suit la classe dominante pour éviter des luttes massives dans les vieux centres industriels ? Quelles sont les conditions de la grève de masse ?
Quel rôle la classe ouvrière d'Asie joue-t-elle dans le rapport de forces global entre les classes, en particulier celle de Chine ? Que pouvons-nous attendre de la classe ? Le centre de l'économie mondiale et du prolétariat mondial s'est-il déplacé en Chine ? Comment évalue-t-on les changements dans la composition de la classe ouvrière mondiale ? La discussion a repris notre position sur le maillon faible que nous avons développée au début des années 1980 en opposition à la thèse de Lénine suivant laquelle la chaîne de la domination capitaliste allait se rompre à son "maillon le plus faible" 3, c'est-à-dire dans les pays faiblement développés.
Même si les discussions n'ont pas mis en évidence de désaccords sur le rapport présenté (et qui est résumé par la partie lutte de classe de la résolution), nous avons estimé que l'organisation se devait de poursuivre la réflexion sur cette question, notamment en discutant du thème "Avec quelle méthode faut-il aborder l'analyse de la lutte de classe dans la période historique présente ?"
Les discussions sur la vie de l'organisation, sur le bilan et les perspectives de ses activités et de son fonctionnement ont occupé une place importante dans les travaux du 20e congrès, comme ce fut toujours le cas dans les précédents congrès. C'est la manifestation du fait que les questions d'organisation ne sont pas de simples questions "techniques" mais des questions politiques à part entière qu'il est nécessaire d'aborder avec un maximum de profondeur. Lorsqu'on se penche sur l'histoire des trois internationales que s'est données la classe ouvrière, on constate que ces questions ont résolument été prises en charge par l'aile marxiste de celles-ci comme l'illustrent, parmi beaucoup d'autres, les exemples suivants :
- combat de Marx et du Conseil général de l'AIT contre l'Alliance de Bakounine, notamment lors du congrès de La Haye en 1872 ;
- combat de Lénine et des bolcheviks contre les conceptions petite-bourgeoises et opportunistes des mencheviks lors du 2e congrès du POSDR, en 1903 et par la suite ;
- combat de la Fraction de Gauche du parti communiste d'Italie contre la dégénérescence de l'Internationale communiste et pour préparer les conditions politiques et programmatiques du surgissement d'un nouveau parti prolétarien lorsque les conditions historiques en seraient données.
L'expérience historique du mouvement ouvrier a mis en évidence le caractère indispensable d'organisations politiques spécifiques défendant la perspective révolutionnaire au sein de la classe ouvrière pour que celle-ci soit capable de renverser le capitalisme et édifier la société communiste. Mais il ne suffit pas de proclamer l'existence des organisations politiques prolétariennes, il faut les construire. Alors que le but est le renversement du système capitaliste et qu'une société communiste ne peut être construite qu'en dehors de celui-ci une fois que le pouvoir de la bourgeoisie a été renversé, c'est dans la société capitaliste qu'il faut construire une organisation révolutionnaire. Cette construction se trouve donc confrontée à toutes sortes de pressions et d'obstacles venant du système capitaliste et de son idéologie. Cela veut dire que cette construction n'a pas lieu dans le vide, que les organisations révolutionnaires sont comme un corps étranger dans la société capitaliste que celle-ci cherche constamment à détruire. Une organisation révolutionnaire est obligée de se défendre en permanence contre toute une série de menaces provenant de la société capitaliste.
C'est une évidence qu'elle doit résister à la répression. La classe dominante n'a jamais hésité, lorsqu'elle le jugeait nécessaire, à déchaîner ses moyens policiers, voire militaires, pour faire taire la voix des révolutionnaires. La plupart des organisations du passé ont vécu longtemps dans des conditions de répression, elles étaient "hors-la-loi", beaucoup de militants étaient exilés. Cela-dit, cette répression ne les a pas brisés. Bien souvent, au contraire, elle a renforcé leur résolution et les a aidés à se défendre contre les illusions démocratiques. Ce fut par exemple le cas du Parti Social-démocrate d'Allemagne (SPD) durant la période des lois antisocialistes où il a bien mieux résisté au poison de la "démocratie" et du "parlementarisme" que pendant la période où il était légal. Ce fut également le cas du Parti Ouvrier Social-démocrate de Russie (et particulièrement de sa fraction bolchevique) qui a été illégal pendant la presque totalité de son existence.
L'organisation révolutionnaire doit également résister à la destruction de l'intérieur venant de dénonciateurs, d'informateurs ou d'aventuriers qui peuvent provoquer des dégâts souvent bien plus importants que la répression ouverte.
Enfin, et surtout, elle doit résister à la pression de l'idéologie dominante, en particulier celle du démocratisme et du "bon sens commun" (stigmatisé par Marx), et lutter contre toutes les "valeurs" et tous les "principes" de la société capitaliste. L'histoire du mouvement ouvrier nous a appris, à travers la gangrène opportuniste qui a emporté la 2e et la 3e Internationales, que la principale menace qui affecte les organisations prolétariennes est justement celle de leur incapacité à combattre la pénétration en leur sein des "valeurs" et des modes de pensée de la société bourgeoise.
De ce fait, l'organisation révolutionnaire ne peut fonctionner comme la société capitaliste, elle doit fonctionner de façon associée.
La société capitaliste fonctionne sur la base de la concurrence, de l'aliénation, de la "comparaison" des uns avec les autres, de l'établissement de normes, de l'efficacité maximum. Une organisation communiste requiert de travailler ensemble et de surmonter l'esprit de compétition. Elle ne peut fonctionner que si ses membres ne se comportent pas comme un troupeau de moutons, et ne suivent ni n'acceptent aveuglément ce que disent l'organe central ou d'autres camarades. La recherche de la vérité et de la clarté doit être un stimulant permanent dans toutes les activités de l'organisation. L'autonomie de la pensée, la capacité de réfléchir, de mettre les choses en question est indispensable. Cela signifie qu'on ne peut se cacher derrière un collectif mais prendre ses responsabilités en exprimant son point de vue et en poussant à la clarification. Le conformisme est un grand obstacle dans notre lutte pour le communisme.
Dans la société capitaliste, si on n'est pas dans la "norme", on est rapidement "exclu", transformé en bouc-émissaire, en celui qui est blâmé pour tout ce qui arrive. Une organisation révolutionnaire doit établir un mode de fonctionnement au sein duquel les divers individus, les personnalités différentes peuvent s'intégrer dans un grand tout unique, c'est-à-dire un fonctionnement qui développe l'art de mettre à contribution et d'intégrer la richesse de toutes les personnalités. Cela signifie combattre l'orgueil personnel et d'autres attitudes liées à la compétition tandis qu'on estime et attache de l'importance à la contribution de chaque camarade. Et, en même temps, cela signifie qu'une organisation doit avoir un ensemble de règles et de principes. Ceux-ci doivent être élaborés, ce qui est un combat politique en soi. Tandis que l'éthique de la société capitaliste ne connaît aucun scrupule, les moyens de la lutte prolétarienne doivent être en harmonie avec le but à atteindre.
La construction et le fonctionnement d'une organisation implique donc une dimension théorique et morale, les deux requérant des efforts constants et permanents. Toute faiblesse et tout affaiblissement des efforts et de la vigilance dans une dimension pave la voie de l'affaiblissement dans une autre dimension. Ces deux dimensions sont inséparables l'une de l'autre et se déterminent mutuellement. Moins une organisation fait d'efforts théoriques, plus vite et plus facilement peut se développer une régression morale, et la perte de la boussole morale à son tour affaiblira inévitablement les capacités théoriques. Ainsi, au tournant du 19e et du 20e siècle, Rosa Luxemburg avait déjà mis en évidence que la dérive opportuniste de la Social-démocratie allemande allait de pair avec sa régression morale et théorique.
Un des aspects fondamentaux de la vie d''une organisation communiste est son internationalisme, non seulement sur le plan des principes mais aussi au niveau de la conception qu'elle se fait de son mode de vie et de fonctionnement.
Le but – une société sans exploitation et qui produit pour les besoins de l'humanité – ne peut être réalisé qu'au niveau international et il requiert l'unification du prolétariat par-delà toutes les frontières. C'est pourquoi l'internationalisme a été le mot d'ordre central du prolétariat depuis son apparition. Les organisations révolutionnaires doivent être l'avant-garde, toujours adopter un point de vue international et lutter contre toute perspective "localiste".
Bien que, dès sa naissance, le prolétariat ait toujours cherché à s'organiser au niveau international (La Ligue des Communistes de 1847-1852 fut la première organisation internationale), le CCI est la première organisation à être centralisée au niveau international et où toutes les sections défendent les mêmes positions. Nos sections sont intégrées au débat international dans l'organisation et tous les membres – dans différents continents – peuvent s'appuyer sur l'expérience de toute l'organisation. Ceci veut dire que nous devons apprendre à rassembler des militants venant de milieux de toutes sortes, et à mener des débats malgré les différentes langues – tout cela constitue un processus passionnant et fructueux où la clarification et l'approfondissement de nos positions sont enrichis par les contributions de camarades de toute la planète.
Enfin, last but not least, il importe que l'organisation ait en permanence une claire compréhension du rôle qui lui revient dans le combat du prolétariat pour son émancipation. Comme le CCI l'a souvent souligné, la fonction de l'organisation révolutionnaire ne saurait être aujourd'hui "d'organiser la classe" ou même ses luttes (comme cela pouvait être le cas lors des premiers pas du mouvement ouvrier, au 19e siècle). Son rôle essentiel, tel qu'il est déjà énoncé dans le Manifeste Communiste de 1848, découle du fait "que [les communistes] ont sur le reste du prolétariat l'avantage d'une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien", En ce sens, la fonction permanente et essentielle de l'organisation_ est l'élaboration des positions politiques et, pour ce faire, elle ne doit pas être complètement absorbée par les tâches d'intervention au sein de la classe. Elle doit faire preuve de "recul", d'une vue générale des questions et approfondir en permanence les questions qui se posent à la classe dans son ensemble et dans le cadre de sa perspective historique. Cela signifie qu'elle ne peut se contenter d'analyser la situation mondiale mais, de façon plus large, elle doit étudier les questions théoriques sous-jacentes, contrairement à la superficialité et aux distorsions de la société et de l'idéologie capitalistes. C'est une lutte permanente, avec une vue à long terme qui embrasse toute une série d'aspects qui dépassent de loin les questions qui peuvent se poser à la classe à tel ou tel moment de son combat.
Puisque la révolution prolétarienne n'est pas simplement une lutte pour "de couteaux et des fourchettes", comme le soulignait Rosa Luxemburg, mais la première révolution dans l'histoire de l'humanité où sont brisées toutes les chaînes de l'exploitation et de l'oppression, cette lutte comporte nécessairement une immense transformation culturelle. Une organisation révolutionnaire ne traite pas seulement de questions d'économie politique et de lutte de classe au sens étroit ; elle doit développer une vision des questions les plus importantes auxquelles est confrontée l'humanité, développer constamment cette vision et être ouverte et prête à faire face à de nouvelles questions. L'élaboration théorique, la recherche de la vérité, le désir de clarification doivent être une passion quotidienne.
Et, en même temps, nous ne pouvons remplir notre rôle que si la vieille génération de militants transmet l'expérience et les leçons de celle-ci aux nouveaux militants. Si la vieille génération n'a aucun "trésor" d'expérience ni aucune leçon à transmettre à la nouvelle génération, elle faillit à sa tâche. La construction de l'organisation requiert donc l'art de combiner les leçons du passé afin de préparer le futur.
Comme on peut le voir, la construction d'une organisation révolutionnaire est une tâche extrêmement complexe et nécessite un combat permanent. Par le passé, notre organisation a déjà mené d'importants combats pour la défense des principes que nous avons énoncés plus haut. Mais l'expérience a montré que ces combats étaient encore insuffisants et qu'ils devaient être poursuivis face aux difficultés et aux faiblesses résultant des origines de notre organisation et des conditions historiques dans lesquelles elle mène son activité :
"Il n'existe pas de cause unique, exclusive à chacune des différentes faiblesses de l'organisation. Celles-ci résultent de la combinaison de divers facteurs qui, même s'ils peuvent être liés entre eux, doivent être clairement identifiés :
- le poids de nos origines au sein de la reprise historique du prolétariat mondial à la fin des années 1960, et notamment celui de la rupture organique ;
- le poids de la décomposition qui commence à produire ses effets au milieu des années 1980 ;
- la pression de la "main invisible du marché", de la réification dont l'empreinte sur la société n'a fait que s'accentuer avec la prolongation de la survie des rapports de production capitalistes.
Les différentes faiblesses que nous avons pu identifier, même si elles peuvent s'entre déterminer, relèvent, en dernière instance de ces trois facteurs ou de leur combinaison :
- La sous-estimation de l'élaboration théorique, et particulièrement sur les questions organisationnelles, trouve ses sources dans nos origines mêmes : l'impact de la révolte estudiantine avec sa composante académiste (de nature petite-bourgeoise) à laquelle s'est opposée une tendance qui confondait anti-académisme et mépris de la théorie, et cela dans une ambiance de contestation de l'autorité" [des militants plus anciens]. "Par la suite, cette sous-estimation de la théorie a été alimentée par l'ambiance générale de destruction de la pensée propre à la période de décomposition et à l'imprégnation croissante du "bon sens commun" (…).
- La perte des acquis est une conséquence directe de la sous-estimation de l'élaboration théorique : les acquis de l'organisation, que ce soit sur des questions programmatiques, d'analyse ou organisationnelles, ne peuvent se maintenir, notamment face à la pression constante de l'idéologie bourgeoise, que s'ils sont étayés et alimentés en permanence par la réflexion théorique : une pensée qui ne progresse pas, qui se contente de répéter des formules stéréotypées n'est pas seulement menacée de stagnation, elle régresse. (…).
- L'immédiatisme fait partie des péchés de jeunesse de notre organisation qui a été formée par de jeunes militants éveillés à la politique au moment d'une reprise spectaculaire des combats de classe et qui, pour beaucoup, s'imaginaient, que la révolution était déjà à portée de main. Les plus immédiatistes d'entre nous n'ont pas résisté et se sont finalement démoralisés, abandonnant le combat, mais cette faiblesse s'est également maintenue parmi ceux qui sont restés (…). C'est une faiblesse qui peut être fatale car, associée à la perte des acquis, elle débouche inexorablement sur l'opportunisme, une démarche qui vient régulièrement saper les fondements de l'organisation. (…)
- Le routinisme, pour sa part, est une des manifestations majeures du poids dans nos rangs des rapports aliénés, réifiés, qui dominent la société capitaliste et qui tend à transformer l'organisation en machine et les militants en robots. (…)
- L'esprit de cercle constitue, comme l'atteste toute l'histoire du CCI, et aussi celle de tout le mouvement ouvrier, un des poisons les plus dangereux pour l'organisation qui porte avec lui non seulement la transformation d'un instrument du combat prolétarien en une simple "bande de copains", non seulement la personnalisation des questions politiques -sapant ainsi la culture du débat- et la destruction du travail collectif au sein de l'organisation, mais son unité, notamment à travers le clanisme. Il est également responsable de la recherche de boucs émissaires sapant sa santé morale, de même qu'il est un des pires ennemis de la culture de la théorie par la destruction de la pensée rationnelle et profonde au bénéfice des contorsions et des commérages. De même, c'est un vecteur fréquent de l'opportunisme, antichambre de la trahison." (Résolution d'activités adoptée par le congrès, point 4)
Pour combattre les faiblesses et les dangers auxquelles s'affronte l'organisation, il n'existe pas de formule magique et il est nécessaire de porter nos efforts dans plusieurs directions. Un des points qui a fait l'objet d'une insistance particulière est la nécessité de combattre le routinisme et le conformisme en soulignant le fait que l'organisation n'est pas un corps uniforme et anonyme mais une association de militants différents qui tous doivent apporter leur contribution spécifique à l'œuvre commune :
"De façon à œuvrer à la construction d’une véritable association internationale de militants communistes où chacun doit pouvoir continuer à apporter sa pierre à l'édifice collectif, l'organisation rejette l’utopie réactionnaire du "militant modèle", du "militant standard", du "super-militant" invulnérable et infaillible. (…) Les militants ne sont ni des robots ni des "surhommes" mais des êtres humains ayant des personnalités, des histoires, des origines socioculturelles différentes. C'est seulement par une meilleure compréhension de notre "nature" humaine et de la diversité spécifique à notre espèce que la confiance et la solidarité entre les militants pourront être construites et consolidées. (…) Dans cette construction, chaque camarade a la capacité de faire une contribution unique à l'organisation. Il a aussi la responsabilité individuelle de le faire. En particulier, c'est la responsabilité de chacun d'exprimer sa position dans les débats, en particulier ses désaccords et questionnements sans lesquels l'organisation ne sera pas capable de développer la culture du débat et l'élaboration théorique." (Résolution d'activités, point 9)
Et, justement, le congrès a apporté une insistance toute particulière sur la nécessité de prendre à bras le corps, avec détermination et persévérance, l'effort d'élaboration théorique.
"Le premier défi pour l’organisation est de prendre conscience des dangers auxquels nous sommes confrontés. Nous ne pouvons surmonter ces dangers par une "action de pompiers" (…) nous devons affronter tous les problèmes avec une démarche théorique et historique et nous opposer à toute analyse pragmatique, superficielle. Cela veut dire développer une vision à long terme et ne pas tomber dans la démarche empirique et "au jour le jour". L’étude théorique et le combat politique doivent revenir au centre de la vie de l’organisation, pas seulement en ce qui concerne notre intervention au quotidien, mais, plus important, en poursuivant sur les questions théoriques plus profondes, sur le marxisme lui-même, qui nous ont été posées au cours des dix dernières années dans les orientations que nous nous sommes données (…) Cela signifie que nous nous donnons le temps d’approfondir et de combattre tout conformisme dans nos rangs. L’organisation encourage le questionnement critique, l’expression de doutes et les efforts pour explorer les choses plus à fond.
Nous ne devons pas oublier que "la théorie n’est pas une passion du cerveau mais le cerveau d'une passion" et que lorsque cette "théorie s’empare des masses, elle devient une force matérielle" (Marx). La lutte pour le communisme ne comporte pas seulement une dimension économique et politique, mais également et surtout une dimension théorique ("intellectuelle" et morale). C’est en développant la "culture de la théorie", c'est-à-dire la capacité de placer en permanence dans un cadre historique et/ou théorique tous les aspects de l'activité de l'organisation, que nous pourrons développer et approfondir la culture du débat en notre sein, et mieux assimiler la méthode dialectique du marxisme. Sans le développement de cette "culture de la théorie", le CCI ne sera pas capable de "garder le cap" sur le long terme pour s’orienter et s’adapter à des situations inédites, d’évoluer, d’enrichir le marxisme qui n’est pas un dogme invariant et immuable mais une théorie vivante orientée vers l’avenir.
Cette "culture de la théorie" n'est pas un problème de "niveau d'études" des militants. Elle contribue au développement d'une pensée rationnelle, rigoureuse et cohérente (indispensable à l'argumentation), au développement de la conscience de tous les militants et à consolider dans nos rangs la méthode marxiste.
Ce travail de réflexion théorique ne peut ignorer l’apport des sciences (et notamment des sciences humaines, telles la psychologie et l'anthropologie), l’histoire de l’espèce humaine et du développement de sa civilisation. C'est en particulier pour cela que la discussion sur le thème "marxisme et science" était de la plus haute importance et que les avancées qu’elle a permises doivent rester présentes et se renforcer dans la réflexion et la vie de l'organisation." (Résolution d'activités, point 8)
Cette préoccupation pour l'apport des sciences n'est pas nouvelle de la part du CCI. En particulier, nous avons rendu compte dans les articles sur nos précédents congrès de l'invitation de scientifiques qui ont contribué à la réflexion de l'ensemble de l'organisation en lui soumettant leurs propres réflexions dans leur domaine de recherche. Cette fois-ci, nous avions invité deux anthropologues britanniques, Camilla Power et Chris Knight, qui étaient déjà venus à de précédents congrès et à qui nous voulons, dans cet article, adresser de chaleureux remerciements. Ces deux scientifiques se sont réparti une présentation sur le thème de la violence dans la préhistoire, dans les sociétés qui ne connaissaient pas encore la division en classes. L'intérêt de ce thème pour les communistes est évidemment fondamental. Déjà le marxisme a dédié toute une réflexion sur le rôle de la violence. En particulier, Engels consacre une partie importante de "L'Anti-Dühring au rôle de la violence dans l'histoire. Aujourd'hui, alors qu'on s'apprête à célébrer le centenaire de la première guerre mondiale, un siècle qui a été marqué par les pires violences qu'ait connues l'humanité, alors que la violence est omniprésente dans la société et qu'elle s'étale au quotidien sur les écrans de télévision, il est important que ceux qui militent pour une société débarrassée des fléaux de la société capitaliste, des guerres et de l'oppression s'interrogent sur la place de la violence dans les différentes sociétés. En particulier, face aux thèses de l'idéologie bourgeoise suivant lesquelles la violence de la société actuelle correspond à la "nature humaine", dont la règle est "le chacun pour soi", ou domine nécessairement la "loi du plus fort", il importe de se pencher sur la place de la violence dans les sociétés qui ne connaissaient pas la division en classes, comme dans le communisme primitif.
Nous ne pouvons rendre compte ici des présentations très riches faites par Camilla Power et Chris Knight (qui vont être publiées en postcast sur notre site Internet). Mais il vaut la peine de souligner que ces deux scientifiques ont contredit la thèse de Steven Pinker selon laquelle grâce à la "civilisation" et à l'influence de l'État, la violence a reculé. Ils ont montré que dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs existait un niveau de violence bien plus bas que dans les sociétés qui leur ont succédé.
La discussion qui a suivi la présentation de Camilla Power et Chris Knight a été, comme lors des autres congrès, très animée. Elle a en particulier illustré, une fois de plus, combien pouvait être enrichissant pour la pensée révolutionnaire l'apport des sciences, une idée dont Marx et Engels se sont faits les défenseurs il y a plus d'un siècle et demi.
Le 20e congrès du CCI, à travers la mise en évidence des obstacles qu'affronte la classe ouvrière dans le combat en vue de son émancipation, de même que sur les obstacles que rencontre l'organisation des révolutionnaires dans l'accomplissement de sa responsabilité spécifique au sein de ce combat, a pu constater la difficulté et la longueur du chemin qui est devant nous. Mais cela n'est pas pour nous décourager. Comme le dit la résolution adoptée par le congrès :
"La tâche qui nous attend est longue et difficile. Il nous faut de la patience, dont Lénine disait qu'elle était une des principales qualités du bolchevik. Il nous faut résister au découragement face aux difficultés. Celles-ci sont inévitables et il nous faut les considérer non comme une malédiction mais au contraire comme un encouragement à poursuivre et intensifier le combat. Les révolutionnaires, et c'est une de leurs caractéristiques fondamentales, ne sont pas des personnes qui recherchent le confort ou la facilité. Ce sont des combattants qui se donnent pour objectif de contribuer de façon décisive à la tâche la plus immense et la plus difficile que devra accomplir l'espèce humaine, mais aussi la plus enthousiasmante puisqu'elle signifie la libération de l'humanité de l'exploitation et de l'aliénation, et le début de sa 'véritable histoire'". (Résolution d'activités, point 16)
CCI
1 Cf. Revue internationale n° 60 (1er trimestre 1990) "Effondrement du bloc de l'Est : des difficultés accrues pour le prolétariat",
https://fr.internationalism.org/rinte60/prolet.htm [2]
et Revue internationale n° 64 (1er trimestre 1991) "Texte d'orientation : Militarisme et décomposition",
2 "Débat interne au CCI : Les causes de la prospérité consécutive à la Seconde Guerre mondiale", dans les Revue internationale n° 133, 135, 136, 138 – 2008-2009.
3 Voir à ce sujet "Le prolétariat d'Europe occidentale au centre de la généralisation de la lutte de classe" dans la Revue Internationale n° 31 (/nation_classe.htm [4]
1) Depuis un siècle, le mode de production capitaliste est entré dans sa période de déclin historique, de décadence. C'est l'éclatement de la Première Guerre mondiale, en août 1914, qui a signé le passage entre la "Belle Époque", celle de l'apogée de la société bourgeoise, et "l'Ère des guerres et des révolutions", comme l'a qualifiée l'Internationale communiste lors de son premier congrès, en 1919. Depuis, le capitalisme n'a fait que s'enfoncer dans la barbarie avec à son actif, notamment, une Seconde Guerre mondiale qui a fait plus de 50 millions de morts. Et si la période de "prospérité" qui a suivi cette horrible boucherie a pu semer l'illusion que ce système avait pu enfin surmonter ses contradictions, la crise ouverte de l'économie mondiale, à la fin des années 60, est venu confirmer le verdict que les révolutionnaires avaient déjà énoncé un demi-siècle auparavant : le mode de production capitaliste n'échappait pas au destin des modes de production qui l'avaient précédé. Lui aussi, après avoir constitué une étape progressive dans l'histoire humaine, était devenu un obstacle au développement des forces productives et au progrès de l'humanité. L'heure de son renversement et de son remplacement par une autre société était venue.
2) En même temps qu'elle signait l'impasse historique dans laquelle se trouve le système capitaliste, cette crise ouverte, au même titre que celle des années 1930, plaçait une nouvelle fois la société devant l'alternative : guerre impérialiste généralisée ou développement de combats décisifs du prolétariat avec, en perspective, le renversement révolutionnaire du capitalisme. Face à la crise des années 1930, le prolétariat mondial, écrasé idéologiquement par la bourgeoisie suite à la défaite de la vague révolutionnaire des années 1917-23, n'avait pu apporter sa propre réponse, laissant la classe dominante imposer la sienne : une nouvelle guerre mondiale. En revanche, dès les premières atteintes de la crise ouverte, à la fin des années 1960, le prolétariat a engagé des combats de grande ampleur : Mai 1968 en France, le "Mai rampant" italien de 1969, les grèves massives des ouvriers polonais de la Baltique en 1970 et beaucoup d'autres combats moins spectaculaires mais tout aussi significatifs d'un changement fondamental dans la société : la contre-révolution avait pris fin. Dans cette situation nouvelle, la bourgeoisie n'avait pas les mains libres pour prendre le chemin d'une nouvelle guerre mondiale. Il s'en est suivi plus de quatre décennies de marasme croissant de l'économie mondiale, accompagné d'attaques de plus en plus violentes contre le niveau et les conditions de vie des exploités. Au cours de ces décennies, la classe ouvrière a mené de multiples combats de résistance. Cependant, même si elle n'a pas subi de défaite décisive qui aurait pu inverser le cours historique, elle n'a pas été en mesure de développer ses luttes et sa conscience au point de présenter à la société, ne serait-ce qu'une ébauche de perspective révolutionnaire. "Dans une telle situation où les deux classes fondamentales et antagoniques de la société s'affrontent sans parvenir à imposer leur propre réponse décisive, l'histoire ne saurait pourtant s'arrêter. Encore moins que pour les autres modes de production qui l'ont précédé, il ne peut exister pour le capitalisme de "gel", de "stagnation" de la vie sociale. Alors que les contradictions du capitalisme en crise ne font que s'aggraver, l'incapacité de la bourgeoisie à offrir la moindre perspective pour l'ensemble de la société et l'incapacité du prolétariat à affirmer ouvertement la sienne dans l'immédiat ne peuvent que déboucher sur un phénomène de décomposition généralisée, de pourrissement sur pied de la société." (La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste – Revue Internationale n° 62). C'est donc une nouvelle phase de la décadence du capitalisme qui s'est ouverte depuis un quart de siècle. Celle où le phénomène de la décomposition sociale est devenu une composante déterminante de la vie de toute la société.
3) Le terrain où se manifeste de façon la plus spectaculaire la décomposition de la société capitaliste est celui des affrontements guerriers et plus généralement des relations internationales. Ce qui avait conduit le CCI à élaborer son analyse sur la décomposition, dans la seconde moitié des années 1980, c’était la succession d’attentats meurtriers qui avaient frappé de grandes villes européennes, notamment Paris, au milieu de la décennie, des attentats qui n’étaient pas le fait de simple groupes isolés mais d’États constitués. C’était le début d’une forme d’affrontements impérialistes, qualifiés par la suite de "guerres asymétriques", qui traduisait un changement en profondeur dans les relations entre États et, plus généralement, dans l’ensemble de la société. La première grande manifestation historique de cette nouvelle, et ultime, étape dans la décadence du capitalisme a été constituée par l’effondrement des régimes staliniens d’Europe et du bloc de l’Est en 1989. Immédiatement, le CCI avait mis en avant la signification que cet événement revêtait du point de vue des conflits impérialistes : "La disparition du gendarme impérialiste russe, et celle qui va en découler pour le gendarme américain vis-à-vis de ses principaux ‘partenaires’ d’hier, ouvrent la porte au déchaînement de toute une série de rivalités plus locales. Ces rivalités et affrontements ne peuvent pas, à l’heure actuelle, dégénérer en un conflit mondial (…). En revanche, du fait de la disparition de la discipline imposée par la présence des blocs, ces conflits risquent d’être plus violents et plus nombreux, en particulier, évidemment, dans les zones où le prolétariat est le plus faible." (Revue Internationale n° 61, "Après l’effondrement du bloc de l’Est, déstabilisation et chaos") Depuis, la situation internationale n’a fait que confirmer cette analyse :
- 1ère guerre du Golfe en 1991 ;
- guerre dans l’ex Yougoslavie entre 1991 et 2001 ;
- deux guerres en Tchétchénie (en 1994-1995 et en 1999-2000) ;
- guerre en Afghanistan à partir de 2001 qui se poursuit encore, 12 ans après ;
- la guerre en Irak de 2003 dont les conséquences continuent de peser de façon dramatique sur ce pays, mais aussi sur l’initiateur de cette guerre, la puissance américaine ;
- les nombreuses guerres qui n’ont cessé de ravager le continent africain (Rwanda, Somalie, Congo, Soudan, Côte d’Ivoire, Mali, etc.) ;
- les nombreuses opérations militaires d’Israël contre le Liban ou la Bande de Gaza répliquant aux tirs de roquettes depuis les positions du Hezbollah ou du Hamas.
4) En fait, ces différents conflits illustrent de façon dramatique combien la guerre a acquis un caractère totalement irrationnel dans le capitalisme décadent. Les guerres du 19e siècle, aussi meurtrières qu’elles aient pu être, avaient une rationalité du point de vue du développement du capitalisme. Les guerres coloniales permettaient aux États européens de se constituer un Empire où puiser des matières premières ou écouler leurs marchandises. La Guerre de Sécession de 1861-65 en Amérique, remportée par le Nord, a ouvert les portes à un plein développement industriel de ce qui allait devenir la première puissance mondiale. La guerre franco-prussienne de 1870 a été un élément décisif de l’unité allemande et donc de la création du cadre politique de la future première puissance économique d’Europe. En revanche, la Première Guerre mondiale a laissé exsangues les pays européens, "vainqueurs" aussi bien que "vaincus", et notamment ceux qui avaient eu la position la plus "belliciste" (Autriche, Russie et Allemagne). Quant à la Seconde Guerre mondiale, elle a confirmé et amplifié le déclin du continent européen où elle avait débuté, avec une mention spéciale pour l’Allemagne qui était en 1945 un champ de ruines, à l’image aussi du Japon, autre puissance "agressive". En fait, le seul pays qui ait bénéficié de cette guerre fut celui qui y était entré le plus tardivement et qui a pu éviter, du fait de sa position géographique, qu’elle ne se déroule sur son territoire, les États-Unis. D’ailleurs, la guerre la plus importante qu’ait menée ce pays après la Seconde Guerre mondiale, celle du Vietnam, a bien montré son caractère irrationnel puisqu’elle n’a rien rapporté à la puissance américaine malgré un coût considérable du point de vue économique et surtout humain et politique.
5) Cela-dit, le caractère irrationnel de la guerre s’est hissé à un niveau supérieur dans la période de décomposition. C’est bien ce qui s’est illustré, par exemple, avec les aventures militaires des États-Unis en Irak et en Afghanistan. Ces guerres, elles aussi, ont eu un coût considérable, notamment du point de vue économique. Mais leur bénéfice est des plus réduits, sinon négatif. Dans ces guerres, la puissance américaine a pu faire étalage de son immense supériorité militaire, mais cela n’a pas permis qu’elle atteigne les objectifs qu’elle recherchait ; stabiliser l’Irak et l’Afghanistan et obliger ses anciens alliés du bloc occidental à resserrer les rangs autour d’elle. Aujourd’hui, le retrait programmé des troupes américaines et de l’OTAN d’Irak et d’Afghanistan laisse une instabilité sans précédent dans ces pays avec le risque qu’elle ne participe à l’aggravation de l’instabilité de toute la région. En même temps, c’est en ordre dispersé que les autres participants à ces aventures militaires ont quitté ou quittent le navire. Pour la puissance impérialiste américaine, la situation n'a cessé de s'aggraver : si, dans les années 1990, elle réussissait à tenir son rôle de "Gendarme du Monde", aujourd'hui, son premier problème est d'essayer de masquer son impuissance face à la montée du chaos mondial comme le manifeste, par exemple, la situation en Syrie.
6) Au cours de la dernière période, le caractère chaotique et incontrôlable des tensions et conflits impérialistes s’est illustré une nouvelle fois avec la situation en Extrême-Orient et, évidemment, avec la situation en Syrie. Dans les deux cas, nous sommes confrontés à des conflits qui portent avec eux la menace d’un embrasement et d’une déstabilisation bien plus considérables.
En Extrême-Orient on assiste à une montée des tensions entre États de la région. C’est ainsi qu’on a vu au cours des derniers mois se développer des tensions impliquant de nombreux pays, des Philippines au Japon. Par exemple, la Chine et le Japon se disputent les îles Senkaku/Diyao, le Japon et la Corée du Sud l’île Takeshima/Dokdo, alors que d’autres tensions se font jour impliquant aussi Taiwan, le Vietnam ou la Birmanie. Mais le conflit le plus spectaculaire concerne évidemment celui opposant la Corée du Nord d’un côté et, de l’autre, la Corée du Sud, le Japon et les États-Unis. Prise à la gorge par une crise économique dramatique, la Corée du Nord s’est lancée dans une surenchère militaire qui, évidemment, vise à faire du chantage, notamment auprès des États-Unis, pour obtenir de cette puissance un certain nombre d’avantages économiques. Mais cette politique aventuriste contient deux facteurs de gravité. D’une part, le fait qu’elle implique, même si c’est de façon indirecte, le géant Chinois, qui reste un des seuls alliés de la Corée du Nord, alors que cette puissance tend de plus en plus à faire valoir ses intérêts impérialistes partout où elle le peut, en Extrême Orient, évidemment, mais aussi au Moyen-Orient, grâce notamment à son alliance avec l'Iran (qui est par ailleurs son principal fournisseur d'hydrocarbures) et aussi en Afrique où une présence économique croissante vise à préparer une future présence militaire quand elle en aura les moyens. D'autre part, cette politique aventuriste de l'État Nord-Coréen, un État dont la domination policière barbare témoigne de la fragilité fondamentale, contient le risque d'un dérapage, de l'entrée dans un processus incontrôlé engendrant un nouveau foyer de conflits militaires directs avec des conséquences difficilement prévisibles mais dont on peut déjà penser qu'elles constitueront un autre épisode tragique venant s'ajouter à toutes les manifestations de la barbarie guerrière qui accablent la planète aujourd'hui.
7) La guerre civile en Syrie fait suite au "printemps arabe" qui, en affaiblissant le régime d’Assad, a ouvert la Boite de Pandore d’une multitude de contradictions et de conflits que la main de fer de ce régime avait maintenue sous le boisseau pendant des décennies. Les pays occidentaux se sont prononcés en faveur du départ d’Assad mais ils sont bien incapables de disposer d’une solution de rechange sur place alors que l’opposition à celui-ci est totalement divisée et que le secteur prépondérant de cette dernière est constitué par les islamistes. En même temps, la Russie apporte un soutien militaire sans faille au régime d'Assad qui, avec le port de Tartous, lui garantit la présence de sa flotte de guerre en Méditerranée. Et ce n'est pas le seul État puisque l'Iran n'est pas en reste de même que la Chine : la Syrie est devenue un nouvel enjeu sanglant des multiples rivalités entre puissances impérialistes de premier ou de deuxième ordre dont les populations du Moyen-Orient n'ont cessé de faire les frais depuis des décennies. Le fait que les manifestations du "Printemps arabe" en Syrie aient abouti non sur la moindre conquête pour les masses exploitées et opprimées mais sur une guerre qui a fait plus de 100 000 morts constitue une sinistre illustration de la faiblesse dans ce pays de la classe ouvrière, la seule force qui puisse mettre un frein à la barbarie guerrière. Et c'est une situation qui vaut aussi, même si sous des formes moins tragiques, pour les autres pays arabes où la chute des anciens dictateurs a abouti à la prise du pouvoir par les secteurs les plus rétrogrades de la bourgeoisie représentés par les islamistes, comme en Égypte ou en Tunisie, ou par un chaos sans nom comme en Libye.
Ainsi, la Syrie nous offre aujourd'hui un nouvel exemple de la barbarie que le capitalisme en décomposition déchaîne sur la planète, une barbarie qui prend la forme d'affrontements militaires sanglants mais qui affecte également des zones qui ont pu éviter la guerre mais dont la société s'enfonce dans un chaos croissant comme par exemple en Amérique latine où les narcotrafiquants, avec la complicité de secteurs de l'État, font régner la terreur.
8) Mais c’est au niveau de la destruction de l'environnement que les conséquences à court terme de l'effondrement de la société capitaliste atteignent une qualité totalement apocalyptique. Bien que le développement du capitalisme se soit caractérisé dès ses origines par son extrême rapacité dans sa recherche de profit et d'accumulation au nom de la « domination de la nature », les déprédations menées depuis 30 ans atteignent des niveaux de dévastation inconnus dans les sociétés du passé et dans le capitalisme lui-même lors de sa naissance "dans la boue et dans le sang". La préoccupation du prolétariat révolutionnaire face à l'essence destructive du capitalisme est ancienne, comme ancienne est la menace. Marx et Engels alertaient déjà sur l'impact néfaste – tant pour la nature que pour les hommes –du rassemblement et du confinement des populations dans les premières concentrations industrielles en Angleterre au milieu du xixe siècle. Dans le même esprit, les révolutionnaires de différentes époques ont compris et dénoncé la nature atroce du développement capitaliste, en prévenant contre le danger qu'il représente non seulement pour la classe ouvrière, mais pour toute l'humanité et, de nos jours, pour la vie sur la planète.
Aujourd'hui, la tendance à la détérioration définitive et irréversible du monde naturel est réellement alarmante, comme le démontrent le manifestations répétées et terribles du réchauffement climatique, du saccage de la planète, la déforestation, l’érosion des sols, la destruction des espèces, la pollution des nappes phréatiques, des mers et de l’air et les catastrophes nucléaires. Ces dernières constituent l’exemple par excellence du danger latent de dévastation résultant du potentiel que le capitalisme a mis au service de sa logique folle, le transformant en une épée de Damoclès qui menace l’humanité.
Et bien que la bourgeoisie tente d'attribuer la destruction de l'environnement à la mesquinerie d’individus "sans conscience écologique" – créant ainsi une atmosphère de culpabilité et d’angoisse –, la vérité mise en évidence par ses efforts hypocrites et vains pour "résoudre" le problème, c’est qu'il ne s'agit pas d'un problème d'individus, ni même d'entreprises ou de nations, mais de la logique même de dévastation propre à un système qui, au nom de l'accumulation, du profit comme principe et but, n'a aucun scrupule à saper peut-être pour toujours les prémisses matérielles de l'échange métabolique entre la vie et la Terre, du moment qu'il peut en tirer un bénéfice immédiat.
C'est là le résultat inévitable de la contradiction entre les puissances productives – humaines et naturelles – que le capitalisme a développées, et qui se trouvent aujourd'hui contraintes et sur le point d'exploser de façon atroce, et les rapports de production antagoniques basés sur la division en classes et la compétition capitaliste. C'est là aussi le tableau mondial dramatique dont la transformation par le prolétariat doit stimuler ce dernier dans ses efforts révolutionnaires parce que seule la destruction du capitalisme peut permettre à la vie de fleurir à nouveau.
9) Fondamentalement, cette impuissance de la classe régnante face au phénomène de la destruction de l'environnement, dont pourtant elle a de plus en plus conscience de la menace qu'elle fait peser sur l'ensemble de l'humanité, trouve ses sources dans son incapacité à surmonter les contradictions économiques qui assaillent le mode de production capitaliste. C'est bien l'aggravation irréversible de la crise économique qui constitue la cause fondamentale de la barbarie qui s'étend de plus en plus dans la société. Pour le mode de production capitaliste, la situation est sans issue. Ce sont ses propres lois qui l'ont conduit dans l'impasse où il se trouve et il ne pourrait sortir de cette impasse qu'en abolissant ces lois, c'est-à-dire en s'abolissant lui-même. Concrètement, le capitalisme, depuis ses débuts, a eu comme moteur essentiel de son développement la conquête permanente de nouveaux marchés à l'extérieur de sa propre sphère. Les crises commerciales qu'il a connues dès le début du 19e siècle, et qui exprimaient le fait que les marchandises produites par un capitalisme en plein développement n'arrivaient pas à trouver suffisamment d'acheteurs pour s'écouler, étaient surmontées par une destruction du capital excédentaire mais aussi et surtout par la conquête de nouveaux marchés, principalement dans les zones de la planète qui n'étaient pas encore développées d'un point de vue capitaliste. C'est pour cela que ce siècle est celui des conquêtes coloniales : pour chaque puissance capitaliste développée, il était primordial de se constituer des zones où puiser des matières premières à bas prix mais aussi et surtout où écouler les marchandises produites. La Première Guerre mondiale a justement comme cause fondamentale le fait que le partage du monde étant achevé entre puissances capitalistes, toute conquête d'une nouvelle zone de domination par telle ou telle puissance passait désormais par l'affrontement avec les autres pays coloniaux. Cela ne voulait pas dire cependant qu'il n'existait plus de marchés extra-capitalistes capables d'absorber le trop plein de marchandises produites par le capitalisme. Comme l'écrivait Rosa Luxemburg à la veille de la Première Guerre mondiale : "Plus s'accroît la violence avec laquelle à l'intérieur et à l'extérieur le capital anéantit les couches non capitalistes et avilit les conditions d'existence de toutes les classes laborieuses, plus l'histoire quotidienne de l'accumulation dans le monde se transforme en une série de catastrophes et de convulsions, qui, se joignant aux crises économiques périodiques finiront par rendre impossible la continuation de l'accumulation et par dresser la classe ouvrière internationale contre la domination du capital avant même que celui-ci n'ait atteint économiquement les dernières limites objectives de son développement." (L’accumulation du capital) La Première Guerre mondiale fut justement la plus terrible à cette époque "des catastrophes et des convulsions" connues par le capitalisme "avant même que celui-ci n'ait atteint économiquement les dernières limites objectives de son développement". Et dix ans après la boucherie impérialiste, la grande crise des années 1930 en fut la seconde, une crise qui allait déboucher sur un nouveau massacre impérialiste généralisé. Mais la période de "prospérité" qu'a connue le monde dans le second après-guerre, une prospérité pilotée par les mécanismes que s'était donnés le bloc occidental avant-même la fin de la guerre (notamment avec les accords de Bretton Woods en 1944), et qui s'appuyaient sur une intervention systématique de l'État dans l'économie, a fait la preuve que ces "limites objectives" n'étaient pas encore atteintes. La crise ouverte à la fin des années 1960 a démontré que le système s'était rapproché considérablement de ces limites, notamment avec la fin de la décolonisation qui, paradoxalement, avait permis l'ouverture momentanée de nouveaux marchés. Désormais, l'étroitesse croissante des marchés extra-capitalistes a contraint le capitalisme, menacé de plus en plus par une surproduction généralisée, de faire appel de façon croissante au crédit, véritable fuite en avant car, à mesure que s'accumulaient les dettes, plus la possibilité qu'elles soient un jour remboursées s'amenuisait.
10) La montée en puissance de la sphère financière de l'économie, au détriment de la sphère proprement productive, et qui est aujourd'hui stigmatisée par les politiciens et journalistes de tous bords comme responsable de la crise, n'est donc nullement le résultat du triomphe d'une pensée économique sur une autre pensée économique ("monétaristes" contre "keynésiens", ou "libéraux" contre "interventionnistes"). Elle découle fondamentalement de ce fait que la fuite en avant dans le crédit a donné un poids toujours croissant à ces organismes dont la fonction est de distribuer ces crédits, les banques. En ce sens, la "crise de la finance" n'est pas à l'origine de la crise économique et de la récession. Bien au contraire. C'est la surproduction qui se trouve à la source de la "financiarisation" et c'est le fait qu'il soit de plus en plus hasardeux d'investir dans la production, face à un marché mondial de plus en plus saturé, qui oriente de façon croissante les flux financiers vers la simple spéculation. C'est pourquoi toutes les théories économiques "de gauche" qui préconisent une "mise au pas de la finance internationale" pour "sortir de la crise" sont des songes creux puisqu'elles "oublient" les causes véritables de cette hypertrophie de la sphère financière.
11) La crise des "subprimes" de 2007, la grande panique financière de 2008 et la récession de 2009 ont marqué le franchissement d'une nouvelle étape très importante et significative de l'enfoncement du capitalisme dans sa crise irréversible. Pendant 4 décennies, le capitalisme a usé et abusé du crédit afin de contrecarrer la tendance croissante à la surproduction qui s’est exprimée notamment par une succession de récessions de plus en plus profondes et dévastatrices suivies de "reprises" de plus en plus timides. Il en a résulté que, au-delà des variations des taux de croissance d’une année à l’autre, la croissance moyenne de l’économie mondiale n’a cessé de décliner de décennie en décennie en même temps qu’on assistait à une augmentation parallèle du chômage. La récession de 2009 a été la plus importante connue par le capitalisme depuis la grande dépression des années 1930 faisant monter, dans beaucoup de pays, le taux de chômage à des niveaux jamais atteints depuis la Seconde Guerre mondiale. C’est seulement une intervention massive du FMI et des États, décidée lors du sommet du G20 de mars 2009, qui a pu sauver les banques d’une banqueroute généralisée du fait de l’accumulation de leurs "actifs toxiques", c’est-à-dire de créances qui ne pouvaient plus être remboursées. Ce faisant, la "crise de la dette", comme la dénomment les commentateurs bourgeois, est passée à un stade supérieur : ce ne sont plus seulement les particuliers (comme c’est arrivé aux États-Unis en 2007 avec la crise immobilière), ni les entreprises ou les banques, qui sont incapables de rembourser leurs dettes, ou même de payer les intérêts de celles-ci. Ce sont maintenant les États qui sont confrontés au poids de plus en plus écrasant de leur endettement, la "dette souveraine", ce qui affecte encore plus leur capacité à intervenir pour relancer leurs économies nationales respectives à travers les déficits budgétaires.
12) C’est dans ce contexte que s’est déclaré et développé, depuis l’été 2011, ce qui est désormais connu sous le nom de "crise de l’Euro". Au même titre que celle de l’État japonais ou de l’État américain, la dette des États européens a connu depuis 2009 une augmentation spectaculaire, et particulièrement dans les pays de la zone Euro où l’économie était la plus fragile ou la plus dépendante des palliatifs illusoires mis en œuvre dans la période précédente, les PIIGS (Portugal, Irlande, Italie, Grèce et Espagne). Dans les pays qui ont leur propre monnaie, comme les États-Unis, le Japon ou le Royaume-Uni, l’endettement de l’État peut être en partie compensé par la création monétaire. C’est ainsi que la FED américaine a racheté de grosses quantités de Bons du Trésor de l’État américain, c’est-à-dire des reconnaissances de dette de celui-ci, afin de les transformer en billets verts. Mais une telle possibilité n’existe pas individuellement pour les pays qui ont abandonné leur monnaie nationale au bénéfice de l’Euro. Privés de cette possibilité de "monétisation de la dette", les pays de la zone Euro n’ont d’autre recours que de faire de nouveaux emprunts pour combler le trou béant de leurs finances publiques. Et si les pays du nord de l’Europe sont encore capables de lever des fonds auprès des banques privées à des taux raisonnables, une telle possibilité est interdite aux PIIGS dont les emprunts sont soumis à des taux d’intérêt exorbitants du fait de leur insolvabilité flagrante, ce qui les oblige à faire appel à une succession de "plans de sauvetage" mis en œuvre par la Banque centrale européenne et le FMI assortis de l’obligation de restrictions drastiques des déficits publics. Ces restrictions ont pour conséquence des attaques dramatiques contre les conditions de vie de la classe ouvrière sans permettre, pour autant, une réelle capacité de ces États de limiter leurs déficits puisque la récession qu’elles provoquent a pour conséquence de réduire les ressources prélevées par l’impôt. Ainsi, les remèdes de cheval proposés pour "soigner les malades" menacent, de plus en plus, de les tuer. C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle la Commission européenne a décidé tout récemment d’assouplir ses exigences de réduction des déficits publics pour un certain nombre de pays comme l’Espagne ou la France. Ainsi, on peut constater une nouvelle fois l’impasse dans laquelle s’enferme de plus en plus le capitalisme : l’endettement a constitué un moyen de suppléer à l’insuffisance des marchés solvables mais celui-ci ne peut s’accroitre indéfiniment, ce qu’a mis en évidence la crise financière à partir de 2007. Cependant, toutes les mesures qui peuvent être prises pour limiter l’endettement placent à nouveau le capitalisme devant sa crise de surproduction, et cela dans un contexte économique international chaque jour toujours plus dégradé qui limite de plus en plus sa marge de manœuvre.
13) Le cas des pays "émergents", notamment les "BRIC" (Brésil, Russie, Inde, Chine) dont les taux de croissance se maintiennent bien au-dessus de ceux des États-Unis, du Japon ou de l’Europe occidentale, ne saurait constituer un démenti du caractère insoluble des contradictions du système capitaliste. En réalité, le "succès" de ces pays (dont il faut souligner les différences puisqu’un pays comme la Russie se singularise par la prépondérance des exportations de matières premières, particulièrement les hydrocarbures) a été en partie la conséquence de la crise de surproduction générale de l’économie capitaliste qui, en exacerbant la concurrence entre les entreprises et en les obligeant à réduire de façon drastique le coût de la force de travail a conduit à la "délocalisation" de pans considérables de l’appareil productif des vieux pays industriels (automobile, textiles et habillement, électronique, etc.) vers des régions où les salaires ouvriers sont incomparablement plus bas que dans ces pays. Cette nouvelle donne dans l’exploitation de la force de travail a été grandement favorisée par l’effondrement des régimes staliniens, à la fin des années 1980, qui a porté un coup décisif à un modèle de développement fortement autarcique des pays arriérés. La fin de ce modèle a également permis l’accès à des marchés extra capitalistes résiduels auparavant hors de portée du fait de cette autarcie ce qui a permis un léger répit pour l’économie mondiale dont un pays comme l’Allemagne a pu bénéficier pour ses exportations. Cela-dit, l’étroite dépendance de l’économie des pays émergents vis-à-vis des exportations vers les pays les plus développés provoquera, tôt ou tard, de forts soubresauts dans ces économies lorsque les achats de ces derniers seront affectés par des récessions de plus en plus profondes, ce qui ne manquera pas d’arriver.
14) Ainsi, comme nous le disions il y a 4 ans, "même si le système capitaliste ne va pas s’effondrer comme un château de cartes… sa perspective est celle d’un enfoncement croissant dans son impasse historique, celle du retour à une échelle toujours plus vaste des convulsions qui l’affectent aujourd’hui. Depuis plus de quatre décennies, la bourgeoisie n'a pas pu empêcher l’aggravation continue de la crise. Elle part aujourd'hui d'une situation bien plus dégradée que celle des années 60. Malgré toute l’expérience qu’elle a acquise au cours de ces décennies, elle ne pourra pas faire mieux mais pire encore." (Résolution sur la situation internationale du 18e Congrès, point 4) Cela ne veut pas dire cependant que nous allons revenir à une situation similaire à celle de 1929 et des années 1930. Il y a 70 ans, la bourgeoisie mondiale avait été prise complètement au dépourvu face à l’effondrement de son économie et les politiques qu’elle avait mises en œuvre, notamment le repliement sur soi de chaque pays, n’avaient réussi qu’à exacerber les conséquences de la crise. L’évolution de la situation économique depuis les 4 dernières décennies a fait la preuve que, même si elle était évidemment incapable d’empêcher le capitalisme de s’enfoncer toujours plus dans la crise, la classe dominante avait la capacité de ralentir le rythme de cet enfoncement et de s’éviter une situation de panique généralisée comme ce fut le cas à partir du "jeudi noir" 24 octobre 1929. Il existe une autre raison pour laquelle nous n’allons pas revivre une situation similaire à celle des années 1930. A cette époque, l’onde de choc de la crise, partie de la première puissance économique du monde, les États-Unis, s’était propagée principalement vers la seconde puissance mondiale, l’Allemagne. C’est dans ces deux pays qu’on avait vu les conséquences les plus dramatiques de la crise, comme ce chômage de masse touchant plus de 30% de la population active, ces queues interminables devant les bureaux d’embauche ou les soupes populaires, alors que des pays comme la Grande-Bretagne ou la France étaient plus épargnés. A l’heure actuelle, c’est une situation quelque peu comparable qui se développe dans les pays du Sud de l’Europe (notamment en Grèce) sans atteindre encore cependant le degré de misère ouvrière des États-Unis ou de l’Allemagne des années 1930. En même temps, les pays les plus développés de l’Europe du Nord, les États-Unis ou le Japon sont encore très loin d’une telle situation et il est plus qu’improbable qu’ils y parviennent un jour, d’une part, du fait de la plus grande résistance de leur économie nationale face à la crise, d’autre part, et surtout, du fait qu’aujourd’hui le prolétariat de ces pays, et particulièrement ceux d’Europe, n’est pas prêt à accepter un tel niveau d’attaques contre ses conditions d’existence. Ainsi, une des composantes majeures de l’évolution de la crise échappe au strict déterminisme économique et débouche sur le plan social, sur le rapport de forces entre les deux principales classes de la société, bourgeoisie et prolétariat.
15) Alors que la classe dominante voudrait nous faire passer ses abcès purulents pour des grains de beauté, l'humanité commence à se réveiller d'un rêve devenu cauchemar et qui montre la faillite historique totale de sa société. Mais alors que l'intuition de la nécessité d'un ordre de choses différent gagne du terrain face à la brutale réalité d'un monde en décomposition, cette conscience vague ne signifie pas que le prolétariat est convaincu de la nécessité d'abolir ce monde, encore moins de celle de développer la perspective d’en construire un nouveau. Ainsi, l'aggravation inédite de la crise capitaliste dans le contexte de la décomposition est le cadre dans lequel s’exprime la lutte de classes actuellement, bien que d'une manière encore incertaine dans la mesure où cette lutte ne se développe pas sous la forme de confrontations ouvertes entre les deux classes. A ce sujet, nous devons souligner le cadre inédit des luttes actuelles puisqu’elles ont lieu dans le contexte d’une crise qui dure depuis presque 40 ans et dont les effets graduels dans le temps – en dehors des moments de convulsion –ont "habitué" le prolétariat à voir ses conditions de vie se dégrader lentement, pernicieusement, ce qui rend plus difficile de percevoir la gravité des attaques et de répondre en conséquence. Plus encore, c'est une crise dont le rythme rend difficile la compréhension de ce qui se trouve derrière de telles attaques rendues "naturelles" de par leur lenteur et leur échelonnement. C’est là un cadre très différent de celui de convulsions et de bouleversements évidents, immédiats, de l’ensemble de la vie sociale que l'on connaît dans une situation de guerre. Ainsi, il y a des différences entre le développement de la lutte de classe – au niveau des ripostes possibles, de leur ampleur, de leur profondeur, de leur extension et de leur contenu – dans un contexte de guerre qui rend le besoin de lutter dramatiquement urgent et vital (comme ce fut le cas lors de la Première Guerre mondiale au début du xxe siècle même s'il n'y eut pas immédiatement de réponse à la guerre) et dans un contexte de crise ayant un rythme lent.
Ainsi, le point de départ des luttes d'aujourd'hui est précisément l’absence d'identité de classe d’un prolétariat qui, depuis l'entrée du capitalisme dans sa phase de décomposition, a connu de grandes difficultés non seulement pour développer sa perspective historique mais même pour se reconnaître comme une classe sociale. La prétendue "mort du communisme" qu'aurait sonné la chute du bloc de l'Est en 1989, déchaînant une campagne idéologique qui avait pour but de nier l'existence même du prolétariat, a porté un coup très dur à la conscience et à la combativité de la classe ouvrière. La violence de l’attaque de cette campagne a pesé sur le cours de ses luttes depuis lors. Mais malgré cela, comme nous le constations dès 2003, la tendance vers des affrontements de classe a été confirmée par le développement de divers mouvements dans lesquels la classe ouvrière a "démontré son existence" à une bourgeoisie qui avait voulu "l'enterrer vivante". Ainsi, la classe ouvrière dans le monde entier n'a pas cessé de se battre, même si ses luttes n'ont pas atteint l'ampleur ni la profondeur espérées dans la situation critique où elle est se trouve. Toutefois, penser la lutte de classes en partant de "ce qui devrait être", comme si la situation actuelle "était tombée du ciel", n’est pas permis aux révolutionnaires. Comprendre les difficultés et les potentialités de la lutte de classes a toujours été une tâche exigeant une démarche matérialiste et historique patiente afin de trouver un "sens" au chaos apparent, de comprendre ce qui est nouveau et difficile, ce qui est prometteur.
16) C’est dans ce contexte de crise, de décomposition et de fragilisation de l'état du prolétariat sur le plan subjectif que prennent leur sens les faiblesses, les insuffisances et les erreurs, tout comme les potentialités et les forces de sa lutte, en nous confirmant dans la conviction que la perspective communiste ne dérive pas de façon automatique ni mécanique de circonstances déterminées. Ainsi, pendant les deux années passées, nous avons assisté au développement de mouvements que nous avons caractérisés par la métaphore des 5 cours :
1. des mouvements sociaux de la jeunesse précaire, au chômage ou encore étudiante, qui commencent avec la lutte contre le CPE en France en 2006, se poursuivent par les révoltes de la jeunesse en Grèce en 2008 et qui culminent dans les mouvements des Indignés et d’Occupy en 2011 ;
2. des mouvements massifs mais très bien encadrés par la bourgeoisie qui avait préparé le terrain à l'avance, comme en France en 2007, en France et en Grande-Bretagne en 2010, en Grèce en 2010-2012, etc. ;
3. des mouvements subissant le poids de l’interclassisme comme en Tunisie et en Égypte en 2011 ;
4. des germes de grèves massives en Égypte en 2007, Vigo (Espagne) en 2006, Chine en 2009 ;
5. la poursuite de mouvements dans des usines ou des secteurs industriels localisés mais contenant des germes prometteurs comme Lindsay en 2009, Tekel en 2010, les électriciens en Grande-Bretagne en 2011.
Ces 5 cours appartiennent à la classe ouvrière parce que malgré leurs différences, ils expriment chacun à son niveau l'effort du prolétariat pour se retrouver lui-même malgré les difficultés et les obstacles que sème la bourgeoisie ; chacun à son niveau a porté une dynamique de recherche, de clarification, de préparation du terrain social. A différents niveaux, ils s'inscrivent dans la recherche "du mot qui nous emmènera jusqu’au socialisme" (comme l'écrit Rosa Luxemburg en parlant des conseils ouvriers) au moyen des assemblées générales. Les expressions les plus avancées de cette tendance ont été les mouvements des Indignés et d’Occupy – principalement en Espagne – parce que ce sont ceux qui ont le plus clairement posé les tensions, les contradictions et les potentialités de la lutte de classes aujourd'hui. Malgré la présence de couches en provenance de la petite bourgeoisie appauvrie, l’empreinte prolétarienne de ces mouvements s’est manifestée par la recherche de la solidarité, les assemblées, l’ébauche d’une culture du débat, la capacité d’éviter les pièges de la répression, les germes d’internationalisme, une sensibilité aigue à l’égard des éléments subjectifs et culturels. Et c’est à travers cette dimension, celle de la préparation du terrain subjectif, que ces mouvements montrent toute leur importance pour le futur.
17) La bourgeoisie, pour sa part, a montré des signes d'inquiétude face à cette "résurrection" de son fossoyeur mondial réagissant aux horreurs qui lui sont imposées au quotidien pour maintenir en vie le système. Le capitalisme a donc amplifié son offensive en renforçant son encadrement syndical, en semant des illusions démocratiques et en allumant les feux d'artifice du nationalisme. Ce n’est pas un hasard si sa contre-offensive s'est centrée sur ces questions : l’aggravation de la crise et ses effets sur les conditions de vie du prolétariat provoquent une résistance que les syndicats tentent d’encadrer par des actions qui fragmentent l’unité des luttes et prolongent la perte de confiance du prolétariat dans ses propres forces.
Comme le développement de la lutte de classe auquel nous assistons aujourd’hui se réalise dans un cadre de crise ouverte du capitalisme depuis près de 40 ans – ce qui est dans une certaine mesure une situation sans précédent par rapport aux expériences passées du mouvement ouvrier , la bourgeoisie tente d’empêcher le prolétariat de prendre conscience du caractère mondial et historique de la crise en en cachant la nature. Ainsi, l'idée de solutions "nationales" et la montée des discours nationalistes empêchent la compréhension du véritable caractère de la crise, indispensable pour que la lutte du prolétariat prenne une direction radicale.. Puisque le prolétariat ne se reconnaît pas lui-même comme classe, sa résistance tend à démarrer comme une expression générale d'indignation contre ce qui a lieu dans l'ensemble de la société. Cette absence d’identité de classe et donc de perspective de classe permet à la bourgeoisie de développer des mystifications sur la "citoyenneté" et les luttes pour une "vraie démocratie". Et il y a d’autres sources à cette perte d’identité de classe qui prennent racine dans la structure même de la société capitaliste et dans la forme que prend actuellement l’aggravation de la crise. La décomposition, qui entraîne une aggravation brutale des conditions minimales de survie humaine, s’accompagne d’une insidieuse dévastation du terrain personnel, mental et social. Cela se traduit par une "crise de confiance" de l'humanité.. De plus, l’aggravation de la crise, à travers l'extension du chômage et de la précarité, vient affaiblir la socialisation de la jeunesse et faciliter la fuite vers un monde d’abstraction et d'atomisation
18) Ainsi, les mouvements de ces deux dernières années, et en particulier les "mouvements sociaux", sont marqués par de multiples contradictions. En particulier, la rareté des revendications spécifiques ne correspond apparemment pas à la trajectoire "classique" qui va du particulier au général que nous attendions de la lutte de classe. Mais nous devons aussi prendre en compte les aspects positifs de cette démarche générale qui dérive du fait que les effets de la décomposition se ressentent sur un plan général et à partir de la nature universelle des attaques économiques menées par la classe dirigeante. Aujourd’hui, le chemin qu’a pris le prolétariat a son point de départ dans "le général", ce qui tend à poser la question de la politisation d'une façon bien plus directe. Confrontée à l’évidente faillite du système et aux effets délétères de sa décomposition, la masse exploitée se révolte et ne pourra aller de l’avant que quand elle comprendra ces problèmes comme des produits de la décadence du système et de la nécessité de le dépasser. C’est à ce niveau que prennent toute leur importance les méthodes de lutte proprement prolétariennes que nous voyons (assemblées générales, débats fraternels et ouverts, solidarité, développement d'une perspective de plus en plus politique) car ce sont ces méthodes qui permettent de mener une réflexion critique et d'arriver à la conclusion que le prolétariat peut non seulement détruire le capitalisme mais construire un monde nouveau. Un moment déterminant de ce processus sera l’entrée en lutte des lieux de travail et leur conjonction avec les mobilisations plus générales, une perspective qui commence à se développer malgré les difficultés que nous devrons affronter dans les années qui viennent. C’est là le contenu de la perspective de la convergence des "cinq cours" dont nous parlions plus haut en cet "océan de phénomènes", comme Rosa Luxemburg décrit la grève de masse.
19) Pour comprendre cette perspective de convergence, le rapport entre l’identité de classe et la conscience de classe est d’une importance capitale et une question se pose : la conscience peut-elle se développer sans identité de classe ou cette dernière surgira-t-elle du développement de la conscience ? Le développement de la conscience et d'une perspective historique est à juste raison associé à la récupération de l'identité de classe mais nous ne pouvons pas envisager ce processus se développant petit à petit selon une séquence rigide : d'abord forger son identité, ensuite lutter, ensuite développer sa conscience et développer une perspective, ou n'importe quel autre ordonnancement de ces éléments. La classe ouvrière n’apparait pas aujourd’hui comme un pôle d'opposition de plus en plus massif ; aussi le développement d’une posture critique par un prolétariat qui ne se reconnaît pas encore lui-même est le plus probable. La situation est complexe, mais il y a plus de chances que nous voyions une réponse en forme de questionnement général, potentiellement positif en termes politiques, partant non d’une identité de classe distincte et tranchante mais à partir de mouvements tendant à trouver leur perspective propre au travers de leur propre lutte. Comme nous le disions en 2009, "Pour que la conscience de la possibilité de la révolution communiste puisse gagner un terrain significatif au sein de la classe ouvrière, il est nécessaire que celle-ci puisse prendre confiance en ses propres forces et cela passe par le développement de ses luttes massives." (Résolution sur la situation internationale, point 11, 18e Congrès du CCI). La formulation "développer ses luttes pour retrouver confiance en soi et en sa perspective" est tout à fait adéquate car elle veut dire reconnaître un "soi" et une perspective, mais le développement de ces éléments ne peut dériver que des luttes elles-mêmes. Le prolétariat ne "crée" pas sa conscience, mais "prend" conscience de ce qu’il est réellement.
Dans ce processus, le débat est la clef pour critiquer les insuffisances des points de vue partiels, pour démonter les pièges, rejeter la chasse à des boucs-émissaires, comprendre la nature de la crise, etc. A ce niveau, les tendances au débat ouvert et fraternel de ces dernières années sont très prometteuses pour ce processus de politisation que la classe devra faire avancer. Transformer le monde en nous transformant nous-mêmes commence à prendre corps dans l’évolution des initiatives de débats et dans le développement de préoccupations qui se basent sur la critique des puissantes chaînes qui paralysent le prolétariat. Le processus de politisation et de radicalisation a besoin du débat pour critiquer l’ordre actuel et apporter une explication historique aux problèmes. A ce niveau reste valable que "La responsabilité des organisations révolutionnaires, et du CCI en particulier, est d'être partie prenante de la réflexion qui se mène d'ores et déjà au sein de la classe, non seulement en intervenant activement dans les luttes qu'elle commence à développer mais également en stimulant la démarche des groupes et éléments qui se proposent de rejoindre son combat." (Résolution sur la situation internationale du 17e Congrès du CCI, 2007). Nous devons être fermement convaincus que la responsabilité des révolutionnaires dans la phase qui s’ouvre est de contribuer, catalyser le développement naissant de la conscience qui s’exprime dans les doutes et les critiques qui commencent déjà à se poser dans le prolétariat. Poursuivre et approfondir l'effort théorique doit être le centre de notre contribution, non seulement contre les effets de la décomposition mais aussi comme moyen de fertiliser patiemment le champ social, comme antidote à l’immédiatisme dans nos activités, car sans la radicalité et l'approfondissement de la théorie par les minorités, la théorie ne pourra jamais s’emparer des masses.
Partout dans le monde, grandit le sentiment que l'ordre actuel des choses ne peut plus continuer comme avant. Suite aux révoltes du "Printemps arabe", au mouvement des Indignados en Espagne et celui des Occupy aux États-Unis, en 2011, l'été 2013 a vu des foules énormes descendre dans la rue quasi-simultanément en Turquie et au Brésil.
Des centaines de milliers de personnes, voire des millions, ont protesté contre toutes sortes de maux : en Turquie, c'était la destruction de l'environnement par un "développement" urbain insensé, l'intrusion autoritaire de la religion dans la vie privée et la corruption des politiciens ; au Brésil, c'était l'augmentation des tarifs des transports en commun, le détournement de la richesse vers des dépenses sportives de prestige alors que la santé, les transports, l'éducation et le logement périclitent – et encore une fois, la corruption généralisée des politiciens. Dans les deux cas, les premières manifestations se sont heurtées à une répression policière brutale qui n'a fait qu'élargir et approfondir la révolte. Et dans les deux cas, le fer de lance du mouvement n'était pas les "classes moyennes" (c'est-à-dire, en langage médiatique, n'importe quelle personne qui possède encore un emploi), mais la nouvelle génération de la classe ouvrière qui, bien qu'éduquée, n'a qu'une maigre perspective de trouver un emploi stable et pour qui vivre au sein d'une économie "émergente" signifie surtout observer le développement de l'inégalité sociale et la richesse répugnante d'une minuscule élite d'exploiteurs.
C’est pourquoi, aujourd’hui, un "spectre hante le monde", celui de l’INDIGNATION. Deux ans après le "Printemps arabe", qui a ébranlé par surprise les bases de différents pays d’Afrique du Nord et le mouvement des Indignés en Espagne et des Occupy aux États-Unis, se déroulaient quasiment en même temps les mouvements qui ont secoué la Turquie et la vague de manifestations au Brésil, cette dernière parvenant à mobiliser des millions de personnes dans plus de cent villes, avec des caractéristiques inédites pour ce pays.
Ces mouvements, qui se sont produits dans des pays très différents et très éloignés géographiquement, partagent pourtant des caractéristiques communes : leur spontanéité, une répression brutale de l’État, leur massivité, une participation majoritaire de jeunes, notamment à travers les réseaux sociaux. Mais le dénominateur commun qui les caractérise est une grande INDIGNATION face à la détérioration des conditions de vie liée à celle de la population mondiale, provoquée par la profondeur d’une crise qui ébranle les fondements du système capitaliste et a connu une accélération importante depuis 2007. Cette détérioration s’exprime par une précarisation accélérée du niveau de vie des masses ouvrières et une grande incertitude envers l’avenir parmi la jeunesse prolétarisée ou en voie de prolétarisation. Ce n’est pas par hasard si le mouvement en Espagne a pris le nom "d’Indignados", et que dans cette vague de mouvements sociaux massifs, il est celui qui est allé le plus loin à la fois dans la remise en cause du système capitaliste et dans ses formes d’organisation à travers des assemblées générales massives [1] [6].
Les révoltes en Turquie et au Brésil de 2013 apportent la preuve que la dynamique créée par ces mouvements ne s’est pas épuisée. Bien que les médias éludent le fait que ces rébellions ont surgi dans des pays qui étaient dans une phase de "croissance" ces dernières années, ils n'ont pu éviter de répercuter la même "indignation" des masses de la population contre la façon dont ce système opère : l'inégalité sociale grandissante, l’avidité et la corruption de la classe dominante, la brutalité de la répression étatique, la faillite des infrastructures, la destruction de l’environnement. Et surtout, l’incapacité du système à offrir un futur à la jeune génération.
Il y a cent ans, face à la Première Guerre mondiale, Rosa Luxemburg rappelait solennellement à la classe ouvrière que le choix offert par un ordre capitaliste sur le déclin était entre le socialisme ou la barbarie. L'incapacité de la classe ouvrière de mener à bien les révolutions qui ont répondu à la guerre de 1914-18 a eu comme conséquence un siècle de véritable barbarie capitaliste. Aujourd'hui, les enjeux sont plus élevés encore, parce que le capitalisme s'est donné les moyens de détruire toute vie sur la terre entière. La révolte des exploités et des opprimés, la lutte massive pour défendre la dignité humaine et un véritable avenir, c'est ça la promesse des révoltes sociales en Turquie et au Brésil.
Un aspect particulièrement significatif de la révolte en Turquie est sa proximité avec la guerre meurtrière en Syrie. La guerre en Syrie fut aussi initiée par des manifestations populaires contre le régime en place, mais la faiblesse du prolétariat dans ce pays, l’existence de profondes divisions ethniques et religieuses au sein de la population, permirent au régime d'y répondre avec la plus brutale des violences. Les fissures au sein de la bourgeoisie se sont élargies et la révolte populaire – comme en Libye en 2011 – a sombré dans une guerre "civile" qui est devenue une guerre par procuration entre puissances impérialistes. La Syrie s’est transformée aujourd’hui en cas d’école de la barbarie, un rappel effrayant de l’alternative que le capitalisme a en magasin pour toute l’humanité. Dans des pays comme la Tunisie et surtout l’Égypte, où pourtant les mouvement sociaux avaient montré un poids réel de la classe ouvrière, ceux-ci n’ont pas su résister à la pression de l’idéologie dominante et la situation est en train de dégénérer en tragédie dont la population et, en tout premier lieu les prolétaires, sont en train de devenir les victimes à travers les règlements de compte et les affrontements entre religieux intégristes, partisans de l’ancien régime et autres fractions rivales de la bourgeoisie qui ont fait ces derniers temps basculer la situation nationale dans un chaos sanglant. De l’autre côté, la Turquie, le Brésil comme les autres révoltes sociales, continuent à montrer le chemin qui s’est ouvert à l’humanité : la voie vers le refus du capitalisme, vers la révolution prolétarienne et la construction d’une nouvelle société basée sur la solidarité et les besoins humains.
Le mouvement de mai/juin a commencé contre l’abattage des arbres effectué en vue de détruire le parc Gezi de la place Taksim à Istanbul, et il a pris une ampleur inconnue dans l'histoire du pays jusqu'à ce jour. Beaucoup de secteurs de la population mécontente de la politique récente du gouvernement y ont participé, mais ce qui a précipité les masses dans les rues a été la terreur d’État et cette même terreur a provoqué un profond émoi dans une grande partie de la classe ouvrière. Le mouvement en Turquie non seulement fait partie de la même dynamique que les révoltes du Moyen-Orient de 2011, les plus importantes d'entre elles (Tunisie, Égypte, Israël) ayant fortement été marquées par la classe ouvrière, mais il se situe surtout en continuité directe du mouvement des Indignés en Espagne et Occupy aux États-Unis, là où la classe ouvrière représentait non seulement la majorité de la population dans son ensemble mais aussi des participants au mouvement. Il en est de même de la révolte actuelle au Brésil, où l’immense majorité des composantes appartient à la classe ouvrière, et particulièrement la jeunesse prolétarienne.
Le secteur qui a participé le plus largement au mouvement en Turquie était celui nommé "la génération des années 1990". L'apolitisme était l'étiquette apposée sur les membres de cette génération, dont beaucoup ne pouvaient se souvenir de l’époque précédent le gouvernement AKP [2] [7]. Les membres de cette génération, dont on disait qu’ils n’étaient pas préoccupée par la situation sociale et ne cherchaient qu’à se sauver eux-mêmes, ont compris qu’il n’y avait pas de salut en restant seuls. Ils en avaient assez des discours du gouvernement lui disant ce qu’ils devait être et comment ils devaient vivre. Les étudiants, et particulièrement les lycéens, ont participé aux manifestations de façon massive. Les jeunes ouvriers et les jeunes chômeurs étaient largement présents dans le mouvement. Les ouvriers et les chômeurs éduqués étaient également présents.
Une partie du secteur du prolétariat ayant un travail a aussi participé au mouvement et a constitué le corps principal de la tendance prolétarienne en son sein. La grève de Turkish Airlines à Istanbul a essayé de rejoindre la lutte de Gezi. Particulièrement dans le secteur du textile, on a vu s'exprimer des voix en ce sens. Une de ces manifestations s’est tenue à Bagcilar-Gunesli, à Istanbul, où des ouvriers du textile, soumis à de dures conditions d’exploitation, ont voulu exprimer leurs revendications de classe en même temps qu'ils déclaraient leur solidarité avec la lutte du parc Gezi. Ils ont manifesté avec des banderoles "Salut de Bagcilar à Gezi !" et "Le samedi doit être jour de congé !". À Istanbul, des banderoles "Grève générale, résistance générale" appelaient d’autres ouvriers à les rejoindre lors d’une marche rassemblant des milliers d’entre eux dans Alibeykov ; ou encore "Pas au travail, à la lutte !" comme arboraient les salariés des centres commerciaux et des bureaux qui se rassemblaient sur la place Taksim. De plus, le mouvement a créé une volonté de lutte parmi les travailleurs syndiqués. Sans aucun doute, le KESK, le DISK et les autres organisations syndicales qui ont appelé à la grève ont dû prendre ces décisions non seulement à cause des réseaux sociaux mais sous la pression venant de leurs propres membres. Enfin, la Plateforme des différentes branches du Turk-Is [3] [8] d’Istanbul, émanation de toutes les sections syndicales de Turk-Is à Istanbul, a appelé cette organisation et tous les autres syndicats à déclarer une grève générale contre la terreur étatique dès le lundi après l’attaque contre le parc Gezi. Si ces appels ont été lancés, c'est parce qu’il y avait une profonde indignation parmi la base ouvrière face à ce qui passait.
Les mouvements sociaux de juin dernier revêtent une signification très importante à la fois pour le prolétariat brésilien, d’Amérique latine et celui du reste du monde, brisant le cadre régionaliste traditionnel. Ces mouvements massifs se distinguent radicalement des "mouvements sociaux" sous le contrôle de l’État qui se sont déroulés dans différents pays de la région ces dernières décennies, comme celui de l’Argentine au début du siècle, des mouvements indigénistes en Bolivie et Équateur, du mouvement zapatiste au Mexique ou du chavisme au Venezuela, résultat de confrontations entre fractions bourgeoises et petites bourgeoises entre elles, se disputant le contrôle de l’État. En ce sens, les mobilisations de juin au Brésil représentent la plus importante mobilisation spontanée de masse dans ce pays et en Amérique latine de ces 30 dernières années. C'est pour cela qu'il est fondamental de tirer les leçons de ces événements d’un point de vue de classe.
Il est indéniable que ce mouvement a surpris la bourgeoisie brésilienne et mondiale. La lutte contre la hausse du prix des transports publics (qui font chaque année l’objet d’un accord entre les patrons d’entreprises de transport et l’État) n'a été qu'un détonateur au mouvement. Celui-ci a cristallisé toute l'indignation qui a fait son nid depuis quelque temps dans la société brésilienne et qui s’est manifestée notamment en 2012 avec les luttes dans la fonction publique et dans les universités, principalement à São Paulo, avec également de nombreuses grèves dans le pays contre la baisse des salaires et la précarisation des conditions de travail, de l’éducation et de la santé au cours de ces dernières années.
À la différence des mouvements sociaux massifs qui se sont succédés dans différents pays depuis 2011, celui du Brésil a été engendré et s’est unifié autour d’une revendication concrète qui a permis la mobilisation spontanée de larges secteurs du prolétariat : contre la hausse de tarif des transports publics. Le mouvement a pris un caractère massif au niveau national depuis le 13 juin, quand les manifestations de protestation contre la hausse appelées par le MPL (Movimento Passe Livre ; mouvement pour le libre accès aux transports) [4] [9], ainsi que par d’autres mouvements sociaux, ont été violemment réprimées par la police à São Paulo [5] [10]. Pendant cinq semaines, outre de grandes mobilisations à São Paulo, se sont déroulées différentes manifestations autour de la même revendication dans différentes villes du pays, à tel point que, par exemple, à Porto Alegre, Goiânia et d’autres villes, cette pression a contraint plusieurs gouvernements locaux, quelle que soit leur couleur politique, à s’entendre pour révoquer la hausse des tarifs de transports, après de dures luttes fortement réprimées par l’État.
Le mouvement s’est d’emblée clairement inscrit sur le terrain prolétarien. En premier lieu, il faut souligner que la majorité des manifestants appartiennent à la classe ouvrière, principalement des jeunes ouvriers et des étudiants, en majorité issus de familles prolétariennes ou en voie de prolétarisation. La presse bourgeoise a présenté le mouvement comme une expression des "classes moyennes", avec la claire intention de créer une division entre les travailleurs. En réalité la majorité de ceux catalogués comme membres de la classe moyenne sont des ouvriers qui reçoivent des salaires souvent moins importants que ceux des ouvriers qualifiés des zones industrielles du pays. Cela explique le succès et les sympathies qu’a éveillés cette mobilisation contre la hausse de prix des tickets de bus urbains, qui représentait une attaque directe contre les revenus des familles prolétariennes. Cela explique aussi pourquoi cette revendication initiale s’est transformée rapidement en une remise en cause dirigée contre l’État à cause du délabrement de secteurs tels que la santé, l’éducation et l’aide sociale et, de plus, en protestation contre les colossales sommes d’argent public investies à l’occasion de l’organisation de la Coupe du monde de football de 2014 et des Jeux olympiques de 2016 [6] [11]. Pour les besoins de ces évènements, la bourgeoisie n'a pas hésité à recourir, par différents moyens, à l’expulsion forcée des habitants proches des stades : à la Aldeia Maracanã à Río au premier semestre de cette année ; dans des zones convoitées par les promoteurs immobiliers de São Paulo en mettant le feu aux favelas gênant leurs projets.
Il est très significatif que le mouvement se soit organisé pour réaliser des manifestations autour des stades des villes où se déroulaient les matches de foot de la Coupe des Confédérations, en vue d'obtenir une forte médiatisation et autour du rejet du spectacle préparé au bénéfice de la bourgeoisie brésilienne ; et aussi autour de la brutale répression de l’État contre les manifestants autour des stades responsable de la mort de plusieurs manifestants. Dans un pays où le football est le sport national que la bourgeoisie a évidemment su utiliser comme un défouloir nécessaire au contrôle sur la société, les manifestations des prolétaires brésiliens constituent une leçon pour le prolétariat mondial. La population brésilienne est réputée pour aimer le football, mais cela ne l'a pas empêchée de refuser l'austérité pour financer les dépenses somptuaires que représente l'organisation des événements sportifs que prépare la bourgeoisie pour montrer au monde entier qu'elle est capable de jouer dans la cour "du premier monde". Pour leur quotidien, les manifestants exigeaient une qualité de services publics du "Type FIFA"[7] [12].
Fait également très significatif, il y a eu un rejet massif des partis politiques (surtout du Parti des Travailleurs, le PT d'où sont est issus Lula et l'actuelle présidente) et des syndicats : à São Paulo, certains manifestants ont été expulsés des cortèges parce qu’ils arboraient des bannières ou des signes d’appartenance à des organisations politiques, syndicales ou étudiantes soutenant le pouvoir.
D’autres expressions du caractère de classe du mouvement se sont manifestées, même si elles ont été minoritaires. Dans le mouvement se sont tenues plusieurs assemblées, bien qu’elles n’aient pas eu la même extension ni atteint le degré d’organisation de celles des Indignés en Espagne. Par exemple, celles de Rio de Janeiro et de Belo Horizonte, qui se sont nommées "assemblées populaires et égalitaires", se proposaient de créer un "nouvel espace spontané, ouvert et égalitaire de débat", où il est arrivé que participent plus de 1000 personnes.
Ces assemblées, bien que démontrant la vitalité du mouvement et la nécessité d’auto-organisation des masses pour imposer leurs revendications, ont présenté plusieurs faiblesses :
- même si plusieurs autres groupes et collectifs ont participé à leur organisation, elles ont été animées par les forces de gauche et gauchistes du capital qui ont principalement enfermé leur activité dans la périphérie des villes ;
- leur objectif principal était d’être des moyens de pression et des organes de négociation avec l’État, pour des revendications particulières d’amélioration propres à telle ou telle communauté ou ville. Elles tendaient par la même occasion à s’affirmer comme des organes permanents ;
- elles prétendaient être indépendantes de l’État et des partis ; mais elles ont bel et bien été noyautées par les partis et les organisations pro-gouvernementales ou gauchistes qui y ont anéanti toute expression spontanée ;
- elles ont mis en avant une vision localiste ou nationale, luttant contre les effets et non contre les causes des problèmes, sans remettre en cause le capitalisme.
Dans le mouvement, il y a eu également plusieurs références explicites aux mouvements sociaux d’autres pays, principalement celui de Turquie, lequel s’est référé aussi à celui du Brésil. Malgré le caractère minoritaire de ces expressions, elles n'en constituent pas moins un révélateur de ce qui est ressenti comme commun aux deux mouvements. Dans différentes manifestations, on a ainsi pu voir déployées des banderoles proclamant : "Nous sommes des Grecs, des Turcs, des Mexicains, nous sommes sans patrie, nous sommes des révolutionnaires" ou des pancartes portant l’inscription : "Ce n’est pas la Turquie, ce n’est pas la Grèce ; c’est le Brésil qui sort de l'inertie."
À Goiânia, le Frente de Luta Contra o Aumento (Front de Lutte Contre l'Augmentation), qui regroupait différentes organisations de base, soulignait la solidarité et le débat nécessaires entre les différentes composantes du mouvement : "Nous ne devons pas contribuer à la criminalisation et à la pacification du mouvement ! NOUS DEVONS RESTER FERMES ET UNIS ! Malgré les désaccords, nous devons maintenir notre solidarité, notre résistance, notre combativité et approfondir notre organisation et nos discussions. Comme en Turquie, pacifiques et combatifs peuvent coexister et lutter ensemble, nous devons suivre cet exemple."
La grande indignation qui a animé le prolétariat brésilien peut se concrétiser dans la réflexion de la Rede Extremo Sul, réseau des mouvements sociaux de la périphérie de São Paulo : "Pour que ces possibilités deviennent réalité, nous ne pouvons pas laisser canaliser sur des objectifs nationalistes, conservateurs et moralistes, l'indignation qui s'exprime dans les rues ; nous ne pouvons pas permettre que les luttes soient capturées par l'État et par les élites en vue de les vider de leur contenu politique. La lutte contre l'augmentation du prix des transports et l'état déplorable de ce service est directement reliée à la lutte contre l'État et les grandes entreprises économiques, contre l'exploitation et l'humiliation des travailleurs, et contre cette forme de vie où l'argent est tout et les personnes ne sont rien."
Différentes tendances politiques bourgeoises ont été actives, essayant d’influencer le mouvement de l’intérieur pour le maintenir dans les frontières de l’ordre existant, pour éviter qu’il ne se radicalise et pour empêcher les masses prolétariennes qui avaient pris les rues contre la terreur étatique de développer des revendications de classe sur leurs propres conditions de vie. Ainsi, alors qu'on ne peut évoquer de revendication ayant emporté l'unanimité dans le mouvement, ce sont les revendications démocratiques qui ont généralement dominé. La ligne appelant à "plus de démocratie" qui s’est formée autour d’une position anti-AKP et, en fait, anti-Erdogan n’exprimait rien d’autre qu'une réorganisation de l’appareil d’État turc sur un mode plus démocratique. L’impact des revendications démocratiques sur le mouvement a constitué sa plus grande faiblesse idéologique. Car Erdogan lui-même a construit toutes ses attaques idéologiques contre le mouvement autour de cet axe de la démocratie et des élections ; les autorités gouvernementales alliant mensonges et manipulations ont répété à satiété l’argument selon lequel, même dans les pays considérés plus démocratiques, la police utilise la violence contre les manifestations illégales – ce en quoi elles n’avaient pas tort. De plus, la ligne visant à obtenir des droits démocratiques liait les mains des masses face aux attaques de la police et à la terreur étatique et pacifiait leur résistance.
L’élément le plus actif dans cette tendance démocratique, qui a pris le contrôle de la Plateforme de Solidarité de Taksim, se trouve dans les confédérations syndicales de gauche comme le KSEK et le DISK. La Plateforme de Solidarité de Taksim et donc la tendance démocratique, constituée de représentants de toutes sortes d’associations et d’organisations, a tiré sa force non pas d'un lien organique avec les manifestants mais de sa légitimité bourgeoise, des ressources qu'elle a pu, de ce fait, mobiliser. La base des partis de gauche qu’on peut aussi définir comme la gauche légale bourgeoise, a été pour une large part coupée des masses. De façon générale, elle a été à la queue de la tendance démocratique. Les cercles staliniens et trotskistes comme la gauche radicale bourgeoise, étaient aussi pour une grande part coupés des masses. Ils n'étaient réellement influents que dans les quartiers où ils ont traditionnellement une certaine force. Bien que s’opposant à la tendance démocratique au moment où cette dernière essayait de disperser le mouvement, ils l'ont généralement soutenue. Son slogan le plus largement accepté parmi les masses était "épaule contre épaule contre le fascisme".
La bourgeoisie nationale a œuvré depuis des décennies pour faire du Brésil une grande puissance continentale et mondiale. Pour y parvenir, il ne suffisait pas de disposer d’un immense territoire qui occupe quasiment la moitié de l’Amérique du Sud, ni de compter sur d’importantes ressources naturelles ; il était nécessaire de créer les conditions pour maintenir l’ordre social, surtout le contrôle sur les travailleurs. De cette manière, depuis les années 80, s’est établie une sorte d’alternance de gouvernements de droite et de centre-gauche, reposant sur des élections "libres et démocratiques", indispensables pour pouvoir fortifier le capital brésilien sur l'arène mondiale.
La bourgeoisie brésilienne est ainsi parvenue à renforcer son appareil productif et à affronter le plus dur de la crise économique des années 90, pendant que, sur le plan politique, elle a réussi à créer une force politique qui lui a permis de contrôler les masses paupérisées et surtout de maintenir "la paix sociale". Cette situation s’est consolidée avec l’accession du PT au pouvoir en 2002 en utilisant le charisme et l’image "ouvrière" de Lula.
C’est ainsi qu’au cours de la première décennie du nouveau siècle, l’économie brésilienne est parvenue à se hisser au septième rang mondial selon la Banque mondiale. La bourgeoisie mondiale salue le "miracle brésilien" réussi sous la présidence de Lula, qui, selon ses dires, aurait permis de sortir de la pauvreté des millions de Brésiliens et faire accéder d’autres millions à cette fameuse "classe moyenne". En fait, cette "grande réussite" s’est effectuée en utilisant une partie de la plus-value pour la distribuer sous forme de miettes aux couches les plus paupérisées, alors que dans le même temps s'accentuait la précarisation des masses travailleuses.
La crise demeure néanmoins la toile de fond de la situation au Brésil. Pour en atténuer les effets, la bourgeoisie a lancé une politique de grands travaux provoquant un boom de la construction publique comme privée ; tout en favorisant le crédit et l’endettement des familles pour relancer la consommation intérieure. Les limites en sont déjà tangibles au niveau des indicateurs économiques (ralentissement de la croissance) mais surtout dans la détérioration des conditions de vie de la classe ouvrière : hausse croissante de l’inflation (prévision annuelle de 6,7% en 2013), augmentation du prix des produits de consommation et des services (dont les transports), développement sensible du chômage, réduction des dépenses publiques. Ainsi, le mouvement de protestations au Brésil ne sort pas de nulle part.
Le seul résultat concret qui a été obtenu sous la pression des masses, a été la suspension de la hausse des transports publics que l’État parviendra à compenser par d’autres moyens. Au début de la vague de protestations, pour calmer les esprits, pendant que le gouvernement préparait une stratégie pour tenter de contrôler le mouvement, la présidente Dilma Rousseff déclarait, par l’intermédiaire d’une de ses porte-paroles, qu’elle considérait comme "légitime et compatible avec la démocratie" la protestation de la population ; de son côté Lula, "critiquait" les "excès" de la police. Mais la répression de l’État n’a pas cessé, et les protestations de la rue non plus.
Un des pièges les plus élaborés contre le mouvement a été la propagation du mythe d’un "coup d’État" de la droite, rumeur propagée non seulement par le PT et le parti stalinien, mais aussi par les trotskistes du PSOL (Partido Socialismo e Liberdade) et du PSTU (Partido Socialista dos Trabalhadores Unificados) : il s’agissait d’une tentative de dévoyer le mouvement en le transformant en un appui au gouvernement de Dilma Rousseff, fortement affaibli et discrédité. Alors que la réalité des faits montrait précisément que la répression féroce contre les protestations de juin au Brésil exercée par le gouvernement de gauche du PT ont été tout aussi, voire plus brutaleségalait parfois que celle des régimes militaires, la gauche et l'extrême-gauche du capital brésilien œuvraient à obscurcir cette réalité en identifiant le fascisme avec la répression ou les régimes de droite. Vint également le rideau de fumée constitué par le projet d’une "réforme politique" mis en avant par Dilma Rousseff, avec pour objectif de combattre la corruption dans les partis politiques et d’enfermer la population sur le terrain démocratique en l’appelant à voter sur les réformes proposées. En fait, la bourgeoisie brésilienne a fait preuve de plus d'intelligence et de savoir-faire que son homologue turque, laquelle s’est surtout cantonnée à répéter le cycle provocation/répression face aux mouvements sociaux.
Pour tenter de regagner une influence sur les mobilisations sociales dans la rue, les partis politiques de la gauche du capital et les syndicats ont lancé, plusieurs semaines à l’avance, un appel à une "Journée nationale de lutte" le 11 juillet, présentée comme un moyen de protester contre l’échec des accords de conventions collectives de travail. De même, Lula, faisant étalage de sa grande expérience anti-ouvrière, a convoqué le 25 juin une réunion avec les dirigeants des mouvements contrôlés par le PT et le parti stalinien, y compris les organisations alliées du gouvernement chez les jeunes et les étudiants, dans le but explicite de neutraliser la contestation dans la rue.
Tout comme cela avait été le cas dans le mouvement des Indignés et des Occupy, ces mobilisations ont répondu à la volonté de rompre l'atomisation de secteurs de l'économie où travaillent principalement des jeunes dans des conditions précaires (livreurs des boutiques de kebab, personnel des bars, travailleurs des centres d'appel et des bureaux, …) et où il est habituellement difficile de lutter. Un moteur important de la mobilisation et de la détermination se trouve dans l'indignation mais aussi dans le sentiment de solidarité contre la violence policière et la terreur de l’État.
Mais, en même temps, ce n'est souvent qu’individuellement que les travailleurs des plus grandes concentrations ouvrières ont participé aux manifestations, ce qui a constitué une des faiblesses les plus significatives du mouvement. Les conditions d’existence des prolétaires, soumis à la pression idéologique de la classe dominante de ce pays, ont difficilement permis à la classe ouvrière de se concevoir en tant que classe et ont contribué à renforcer l'idée chez les manifestants qu’ils étaient essentiellement une masse de citoyens individuels, des membres légitimes de la communauté "nationale". Le mouvement n’a pas reconnu ses propres intérêts de classe, ses possibilités de maturation se sont trouvé bloquées, la tendance prolétarienne en son sein étant restée à l'arrière-plan. A cette situation a beaucoup contribué la focalisation sur la démocratie, axe central du mouvement face à la politique gouvernementale. Une faiblesse des manifestations dans toute la Turquie a résidé dans la difficulté à créer des discussions de masse et à gagner le contrôle du mouvement grâce à des formes d’auto-organisation. Cette faiblesse a certainement été favorisée par une expérience limitée de la discussion de masse, des réunions, des assemblées générales, etc. En même temps, le mouvement a pourtant ressenti la nécessité de la discussion et les moyens pour l’organiser ont commencé à émerger, ce dont témoignent certaines expériences isolées : la constitution d’une tribune ouverte dans le parc Gezi n’a pas attiré beaucoup l’attention ni duré bien longtemps, mais elle a eu néanmoins un certain impact ; lors de la grève du 5 juin, les salariés de l’université qui sont membres de Eğitim-Sen [8] [13] ont suggéré de mettre en place une tribune ouverte mais la direction du KSEK a non seulement rejeté la proposition mais elle a aussi isolé la branche d’Eğitim-Sen à laquelle appartiennent les employés de l’université. L’expérience la plus cruciale est fournie par les manifestants d’Eskişehir qui, dans une assemblée générale, ont créé des comités afin d’organiser et de coordonner les manifestations ; enfin, à partir du 17 juin, dans les parcs de différents quartiers d’Istanbul, des masses de gens inspirés par les forums du parc Gezi ont mis en place des assemblées de masse également intitulées "forums". Les jours suivants, d’autres se sont tenus à Ankara et dans d’autres villes. Les questions les plus débattues portaient sur les problèmes liés aux affrontements avec la police. Néanmoins, il a existé une tendance parmi les manifestants à comprendre l'importance de l’implication dans la lutte de la partie du prolétariat au travail.
Bien que le mouvement en Turquie n’ait pas réussi à établir un lien sérieux avec l’ensemble de la classe ouvrière, les appels à la grève via les réseaux sociaux ont rencontré un certain écho qui s’est manifesté à travers des arrêts de travail. De plus, des tendances prolétariennes se sont nettement affirmées au sein du mouvement de la part d’éléments qui étaient conscients de l’importance et de la force de la classe et qui étaient contre le nationalisme. De façon générale, une partie significative des manifestants défendait l’idée que le mouvement devait créer une auto-organisation qui devait lui permettre de déterminer son propre futur. Par ailleurs, le nombre de gens qui disaient que les syndicats comme le KSEK et le DISK, supposés être "combatifs", n’étaient pas différents du gouvernement a grandi de façon significative.
Enfin, une autre caractéristique du mouvement, et pas des moindres : les manifestants turcs ont salué la réponse venue de l'autre bout du monde avec les mots d’ordre en turc : "Nous sommes ensemble, Brésil + Turquie !" et "Brésil, résiste !".
La grande force du mouvement a résidé en ceci que, depuis le début, il s’est affirmé comme un mouvement contre l’État, non seulement à travers la revendication centrale contre la hausse des tarifs des transports publics, mais aussi avec sa mobilisation contre l’état d’abandon des services publics et contre l’accaparement d'une grande partie des dépenses en vue des manifestations sportives. De même, l’ampleur et la détermination de la contestation ont contraint la bourgeoisie à faire marche arrière en annulant la hausse des transports dans plusieurs villes.
La cristallisation du mouvement autour d'une revendication concrète, si elle a constitué une force du mouvement, en a également constitué une limite dès lors que celui-ci ne parvenait pas à aller au-delà. Il a marqué le pas dès lorsqu'il a réussi à imposer que soit annulée la décision de hausse de tarif des transports. Mais, de plus, il ne s’est pas compris comme un mouvement remettant en cause l’ordre capitaliste, aspect qui a été présent par exemple dans le mouvement des Indignés en Espagne.
La méfiance envers les principaux moyens de contrôle social de la bourgeoisie s'est traduite par le rejet des partis politiques et des syndicats, ce qui représente une faille sur le plan idéologique pour la bourgeoisie marquée par l’épuisement des stratégies politiques qui ont émergé depuis la dictature militaire de 1965-85 et le discrédit des équipes successivement en place à la tête de l'État, aggravé par la corruption notoire en leur sein. Cependant, derrière ce rejet, réside le danger du rejet de toute politique, de l’apolitisme, qui constitue une faiblesse importante du mouvement. En effet, sans débat politique, il n’y a aucune possibilité d’avancée réelle de la lutte dont le sol nourricier est justement celui de la discussion pour comprendre la racine des problèmes contre lesquels on se bat, et qui ne peut éluder une critique des fondements du système capitaliste. Ce n'est donc pas un hasard si une faiblesse du mouvement a été l’absence d’assemblées de rues ouvertes à tous les participants où puissent se discuter les problèmes de société, les actions à mener, l’organisation du mouvement, son bilan et ses objectifs. Les réseaux sociaux ont constitué un moyen important de la mobilisation et pour rompre l'atomisation. Mais ils ne pourront jamais remplacer le débat vivant et ouvert des assemblées.
Le poison du nationalisme n'a pas épargné le mouvement comme en ont témoigné la présence, dans les mobilisations, de nombreux drapeaux brésiliens et des mots d’ordre nationalistes et il n'était pas rare d'entendre l’hymne national dans les cortèges. Cela n'avait pas été le cas dans le mouvement des Indignés en Espagne. En ce sens, le mouvement au Brésil a présenté les mêmes faiblesses que les mobilisations en Grèce ou dans les pays arabes, où la bourgeoisie a réussi à saper la grande vitalité du mouvement dans un projet national de réforme ou de sauvegarde de l’État. Dans ce contexte, la protestation contre la corruption a bénéficié en dernière analyse à la bourgeoisie et à ses partis politiques, surtout ceux de l’opposition, qui par ce moyen espèrent retrouver un certain crédit politique dans la perspective des prochaines élections. Le nationalisme est une voie sans issue pour les luttes du prolétariat qui viole la solidarité internationale des mouvements de classe.
Malgré une participation majoritaire des prolétaires au mouvement, ceux-ci s'y sont impliqués de manière atomisée. Le mouvement n’est pas parvenu à mobiliser les travailleurs des centres industriels qui ont un poids important, surtout dans la région de São Paulo ; il ne l’a même pas proposé. La classe ouvrière, qui sans aucun doute a accueilli le mouvement avec sympathie et s’est même identifié à lui, parce qu’il luttait pour une revendication où elle reconnaissait ses intérêts, n’est pas parvenue à se mobiliser comme telle. Cette attitude est en fait une caractéristique de la période où la classe ouvrière a du mal à affirmer son identité de classe, aggravée au Brésil par des décennies d’immobilité résultant de l’action des partis politiques et des syndicats, principalement le PT et la CUT.
Le surgissement de mouvements sociaux de très grande ampleur et d’une importance historique inégalée depuis 1908 en Turquie, depuis 30 ans Brésil, donnent en exemple au prolétariat mondial la réponse d’une nouvelle génération de prolétaires à l’approfondissement de la crise mondiale du système capitaliste. En dépit de leurs particularités respectives, ces mouvements sont partie intégrante de la chaîne des mouvements sociaux internationaux, dont la mobilisation des Indignés en Espagne avait constitué une référence, en réponse à la crise historique et mortelle du capitalisme. Malgré toutes leurs faiblesses, ils constituent une source d’inspiration et d'enseignements pour le prolétariat mondial. Quant à leur faiblesses, elles doivent faire l'objet, par les prolétaires eux-mêmes, d'une critique sans concession afin que soient tirées des leçons qui, demain, armeront d'autres mouvements en les aidant à se dégager chaque fois davantage de l'emprise idéologique et des pièges de la classe ennemie.
Ces mouvements ne sont pas autre chose que la manifestation de "la vieille taupe" à laquelle Marx se réfère et qui sape les fondements de l'ordre capitaliste.
Wim (11 août)
[1] [14] Voir notre série d’articles publiés sur le mouvement des Indignés en Espagne, notamment dans la Revue Internationale n° 146 (3e trimestre 2011) et 149 (3e trimestre 2012).
[2] [15] Adalet ve Kalkınma Partisi (Parti pour la justice et le développement) Ce parti, islamiste "modéré", est au pouvoir depuis 2002 en Turquie.
[3] [16] Confédération des syndicats turcs.
[4] [17] Face à la hausse des tarifs dans les transports, le MPL a véhiculé de fortes illusions sur l’État en prétendant que, par la pression populaire, il pourrait garantir le droit aux transports gratuits pour toute la population face aux entreprises privées de transports.
[5] [18] Voir notre article "Manifestations contre l'augmentation du prix des transports au Brésil : la répression policière provoque la colère de la jeunesse", publié sur notre site le 20 juin 2013 et dans notre presse territoriale imprimée.
[6] [19] Selon les prévisions, ces deux événements coûteront 31,3 milliards de dollars au gouvernement brésilien soit 1,6 % de son PIB tandis que le programme "Bourse familiale", présentée comme la mesure sociale phare du gouvernement de Lula ne représente qu’une part de 0,5% de ce PIB.
[7] [20] FIFA : Fédération Internationale du Football Association
[8] [21] Syndicat d’enseignants faisant partie du KSEK.
Dès la fin des années 1980, le CCI mettait en évidence l’entrée du capitalisme dans sa phase de décomposition. "Dans une telle situation où les deux classes fondamentales et antagoniques de la société s'affrontent sans parvenir à imposer leur propre réponse décisive, l'histoire ne saurait pourtant s'arrêter. Encore moins que pour les autres modes de production qui l'ont précédé, il ne peut exister pour le capitalisme de "gel", de "stagnation" de la vie sociale. Alors que les contradictions du capitalisme en crise ne font que s'aggraver, l'incapacité de la bourgeoisie à offrir la moindre perspective pour l'ensemble de la société et l'incapacité du prolétariat à affirmer ouvertement la sienne dans l'immédiat ne peuvent que déboucher sur un phénomène de décomposition généralisée, de pourrissement sur pied de la société" (Revue internationale n° 62, 1990, "La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme").
L’implosion du bloc de l’Est a dramatiquement accéléré la débandade des différentes composantes du corps social dans le "chacun pour soi", l’enfoncement dans le chaos. S'il est un domaine où s'est immédiatement confirmée cette tendance, c’est bien celui des tensions impérialistes : "La fin de la "guerre froide" et la disparition des blocs n'a donc fait qu'exacerber le déchaînement des antagonismes impérialistes propres à la décadence capitaliste et qu'aggraver de façon qualitativement nouvelle le chaos sanglant dans lequel s'enfonce toute la société (...)" (Revue internationale n° 67, 1991, 9e congrès du CCI, "Résolution sur la situation internationale", point 6). Deux caractéristiques des affrontements impérialistes dans la période de décomposition étaient pointées :
a) l’irrationalité des conflits, qui est une des caractéristiques marquantes de la guerre en décomposition."Si la guerre du Golfe constitue une illustration de l'irrationalité d'ensemble du capitalisme décadent, elle comporte cependant un élément supplémentaire et significatif d'irrationalité qui témoigne de l'entrée de ce système dans la phase de décomposition. En effet, les autres guerres de la décadence pouvaient, malgré leur irrationalité de fond, se donner malgré tout des buts apparemment "raisonnables" (comme la recherche d'un "espace vital" pour l'économie allemande ou la défense des positions impérialistes des alliés lors de la seconde guerre mondiale). Il n'en est rien pour ce qui concerne la guerre du Golfe. Les objectifs que s'est donnée celle-ci, tant d'un côté comme de l'autre, expriment bien l'impasse totale et désespérée dans laquelle se trouve le capitalisme" (Revue internationale n° 67, 1991, 9e congrès du CCI, "Rapports sur la situation internationale (extraits)").
b) le rôle central joué par la puissance dominante dans l’extension du chaos sur l’ensemble de la planète : "La différence avec la situation du passé, et elle est de taille, c'est qu'aujourd'hui ce n'est pas une puissance visant à modifier le partage impérialiste qui prend les devants de l'offensive militaire, mais au contraire la première puissance mondiale, celle qui pour le moment dispose de la meilleure part du gâteau. (...). Le fait qu'à l'heure actuelle, le maintien de "l'ordre mondial" (...) ne passe plus par une attitude "défensive" (...) de la puissance dominante mais par un utilisation de plus en plus systématique de l'offensive militaire, et même à des opérations de déstabilisation de toute une région afin de mieux s'assurer de la soumission des autres puissances, traduit bien le nouveau degré de l'enfoncement du capitalisme décadent dans le militarisme le plus déchaîné. C'est justement là un des éléments qui distingue la phase de décomposition des phases précédentes de la décadence capitaliste (...)" (Revue internationale n° 67, 1991, 9e congrès du CCI, "Rapports sur la situation internationale (extraits)").
Ces caractéristiques nourrissent un chaos croissant qui s’est encore accéléré après les attentats du 11 septembre 2001 et les guerres d’Irak et d’Afghanistan qui en ont découlé. Le rapport du 19e congrès du CCI visait précisément à évaluer l’impact de ces dix dernières années de "war against terror" sur l’expansion générale des tensions impérialistes, le développement du ‘chacun pour soi’, l’évolution du leadership américain. Il mettait en évidence les quatre orientations suivantes dans le développement des confrontations impérialistes :
a) L’accroissement du chacun pour soi, qui se traduisait en particulier par une multiplication tous azimuts des ambitions impérialistes, menant à l’exacerbation des tensions, surtout en Asie, autour de l’expansionnisme économique et militaire chinois. Cependant, malgré une expansion économique impressionnante, une puissance militaire croissante et une présence de plus en plus marquée dans les confrontations impérialistes, la Chine ne dispose pas des capacités industrielles et technologiques suffisantes pour s’imposer comme tête d’un bloc pour challenger des États-Unis sur un plan mondial.
b) L’impasse croissante de la politique des États-Unis et la fuite dans la barbarie guerrière. L’échec cuisant des interventions en Irak et en Afghanistan a affaibli le leadership mondial des États-Unis. Même si la bourgeoisie américaine sous Obama, en choisissant une politique de retraite contrôlée d’Irak et d’Afghanistan, a su réduire l’impact de la politique catastrophique menée par Bush, elle n’a pas pu en inverser la tendance et cela a entraîné sa fuite en avant dans la barbarie guerrière. L’exécution de Ben Laden a exprimé une tentative des États-Unis de réagir à ce recul de leur leadership et a souligné leur supériorité technologique et militaire absolue. Cependant, cette réaction ne remettait pas en question la tendance de fond à l’affaiblissement. Au contraire, cette liquidation a accéléré la déstabilisation du Pakistan et donc l’extension de la guerre, alors que les bases idéologiques pour la "guerre contre le terrorisme" sont plus que jamais minées.
c) Une tendance à l’extension explosive des zones d’instabilité permanente et de chaos sur des pans entiers de la planète, de l’Afghanistan jusqu’en Afrique, à un point tel que certains analystes bourgeois, tels le français Jacques Attali, parlent carrément de "somalisation" du monde.
d) L’absence de tout lien mécanique et immédiat entre l’aggravation de la crise et le développement des tensions impérialistes, même si certains phénomènes témoignent d’un certain impact de l’un sur l’autre :
- l’exploitation par certains pays de leur poids économique pour dicter leur volonté à d’autres pays et favoriser leur propre puissance industrielle (États-Unis, Allemagne) ;
- l’arriération industrielle et technologique (Chine, Russie), mais aussi les difficultés budgétaires (Grande-Bretagne, Allemagne) qui peuvent peser sur développement de l’effort militaire.
Ces caractéristiques générales, mises en avant lors du précédent congrès, ont non seulement été confirmées lors des deux dernières années, mais leur validité s'est trouvée rehaussée de manière spectaculaire durant cette période : leur exacerbation accroît de manière dramatique la déstabilisation des rapports de force entre impérialismes, le risque de guerre et de chaos dans des régions importantes de la planète, et plus particulièrement au Moyen-Orient ou en Extrême-Orient, avec toutes les conséquences catastrophiques qui pourraient en découler sur les plans économique, écologique et humain pour l’ensemble de la planète et pour la classe ouvrière en particulier.
Quarante-cinq ans d’histoire au Moyen-Orient expriment de manière frappante l’avancée de la décomposition et la perte de contrôle de la première puissance mondiale :
- années 1970 : bien que le bloc américain s’assure du contrôle global du Moyen-Orient et réduise progressivement l’influence du bloc russe, la venue au pouvoir des Mollahs en Iran en 1979 marque le début du développement de la décomposition ;
- années 1980 : Le bourbier libanais souligne les difficultés d’Israël mais aussi des États-Unis à garder le contrôle sur la région, ces derniers poussant l’Irak à mener la guerre contre l’Iran ;
- 1991 : première guerre du golfe où le gendarme américain mobilise un grand nombre d'États autour de lui dans sa guerre contre Saddam Hussein pour le chasser du Koweït ;
- 2003 : échec de la tentative de mobilisation de George W. Bush contre l’Irak et montée de l’Iran qui, depuis les années 1990, est lui-même à l’offensive en tant que puissance régionale défiant les États-Unis ;
- 2011 : retrait américain d’Irak et chaos croissant au Moyen-Orient.
Certes, la politique de retrait progressif ("step by step") des États-Unis d’Irak et d’Afghanistan par l’administration Obama a réussi à limiter les dégâts pour le gendarme mondial, mais le résultat de ces guerres est un chaos incommensurable dans toute la région.
L’accentuation du chacun pour soi dans les confrontations impérialistes et l’extension du chaos, qui rendent le développement des événements particulièrement imprévisibles, ont été illustrés dans la période récente à travers quatre situations plus spécifiques :
1. le danger de confrontations guerrières et l’instabilité croissante des États au Moyen-Orient ;
2. la montée en puissance de la Chine et l’exacerbation des tensions en Extrême-Orient ;
3. la fragmentation des États et l’extension du chaos en Afrique ;
4. l’impact de la crise sur les tensions entre États en Europe.
Pour des raisons économiques et stratégiques (routes commerciales vers l’Asie, pétrole, ...) la région a toujours été un enjeu important dans la confrontation entre puissances. Depuis l’entrée en décadence du capitalisme et l’effondrement de l’empire ottoman en particulier, elle a été au centre des tensions impérialistes :
- jusqu'en 1945 : après l’effondrement de l’empire ottoman, l'application des accords Sykes-Picot répartit la région entre l’Angleterre et la France. Elle est le théâtre de la guerre civile turque et du conflit gréco-turc, de l’émergence du nationalisme arabe et du sionisme ; elle est un enjeu de la Seconde Guerre mondiale (offensives allemandes en Russie et en Afrique du nord).
- après 1945 : elle constitue une zone centrale pour les tensions Est-Ouest (1945-1989), avec les tentatives du bloc russe de s’implanter dans la région qui se heurtent à une forte présence des États-Unis. La période est marquée par l’implantation du nouvel État d’Israël, les guerres israélo-arabes, la question palestinienne, la "révolution" iranienne (première expression de la décomposition), la guerre Iran-Irak.
- après 1989 et l’implosion du bloc russe : toutes les contradictions qui existaient depuis l’effondrement de l’empire ottoman vont exacerber le développement du chacun pour soi, la mise en question du leadership américain et le développement du chaos. L’Irak, l’Iran et la Syrie sont dénoncés par les États-Unis comme des États voyous. La région connaît deux guerres américaines en Irak, trois guerres israéliennes au Liban, la montée en puissance de l’Iran et de son allié le Hezbollah au Liban.
- depuis 2003, on assiste à une explosion de l’instabilité : fragmentation de fait de l’Autorité palestinienne et de l’Irak, "printemps arabe" qui a mené à la déstabilisation de nombreux régimes dans la région (Libye, Égypte, Yémen) et à la guerre des factions et des impérialismes en Syrie. Massacres permanents en Syrie, tentatives d’acquisition par l’Iran de l’arme nucléaire, récents bombardements israéliens sur Gaza, instabilité politique permanente en Égypte, : chacun de ces événements doit être replacé dans la dynamique globale de la région.
Plus que jamais, la guerre menace dans la région : intervention préventive d’Israël (avec ou sans l’aval des États-Unis) contre l’Iran, possibilité d’intervention de différents impérialismes en Syrie, guerre d’Israël contre les palestiniens (soutenus à présent par l’Égypte), tensions entre les monarchies du golfe et l’Iran. Le Moyen-Orient est une terrible confirmation de nos analyses à propos de l’impasse du système et de la fuite dans le "chacun pour soi" :
- la région est devenue une immense poudrière et les achats d’armes se sont encore multipliés ces dernières années (Arabie Saoudite, Qatar, Koweït, Émirats arabes unis, Oman) ;
- une armada de vautours de premier, second ou troisième ordre se confrontent dans la région, comme l’illustre le conflit en Syrie : les États-Unis, la Russie, la Chine, la Turquie, l’Iran, Israël, l’Arabie Saoudite, le Qatar, l’Égypte, avec en plus les gangs armés au service de ces puissances ou les chefs de guerre agissant pour leur propre compte ;
- dans ce contexte, il faut pointer le rôle déstabilisateur au Moyen-Orient de la Russie, intéressée à défendre ses derniers points d’appui dans la région, et de la Chine, avec une attitude plus offensive en soutien à l’Iran qui constitue pour elle un fournisseur crucial de pétrole. L’Europe est plus discrète, même si un pays comme la France avance ses cartes en Palestine, en Syrie, voire même en Afghanistan (organisation d'une conférence réunissant les principales factions afghanes en décembre 2012 à Chantilly, près de Paris).
Il s’agit d’une situation explosive qui échappe au contrôle des grands impérialismes et le retrait des forces occidentales d’Irak et d’Afghanistan accentuera encore la tendance à la déstabilisation, même si les États-Unis ont entrepris des tentatives de limiter les dégâts :
- en restreignant les velléités guerrières israéliennes envers l’Iran et envers le Hamas dans la bande de Gaza ;
- en tentant un rapprochement avec les Frères Musulmans et le nouveau président Morsi en Égypte.
Globalement cependant, dans le prolongement du "printemps arabe", les États-Unis ont montré leur incapacité à protéger des régimes à leur dévotion (ce qui conduit à une perte de confiance, comme l'illustre l'attitude de l'Arabie Saoudite cherchant à prendre ses distances envers les États-Unis) et ont encore gagné en impopularité.
Cette multiplication des tensions impérialistes peut mener à des conséquences majeures à tout moment : des pays comme Israël ou l’Iran peuvent provoquer des secousses terribles et entraîner toute la région dans un tourbillon, sans que quelque puissance que ce soit puisse empêcher cela, car ils ne sont véritablement sous le contrôle de personne. Nous sommes donc dans une situation extrêmement dangereuse et imprévisible pour la région, mais aussi, à cause des conséquences qui peuvent en découler, pour la planète entière.
Dès 1991, avec l’invasion du Koweït et la première guerre du Golfe, le front sunnite mis en place par les occidentaux pour contenir l’Iran s’est effondré. L’explosion du "chacun pour soi" dans la région a été ahurissante. Ainsi, l’Iran a été le grand bénéficiaire des deux guerres du Golfe, avec le renforcement du Hezbollah et des mouvements chiites ; quant aux Kurdes, leur quasi-indépendance est un effet collatéral de l’invasion de l’Irak. La tendance au chacun pour soi s’est encore accentuée, surtout dans le prolongement des mouvements sociaux du "printemps arabe", en particulier là où le prolétariat est le plus faible. On a ainsi assisté à une déstabilisation de plus en plus marquée de nombreux États de la région :
- c’est de toute évidence le cas du Liban, de la Libye, du Yémen, de l’Irak, de la Syrie, du "Kurdistan libéré" ou des territoires palestiniens qui sombrent dans la guerre de clans voire la guerre civile ;
- c’est aussi le cas de l'Égypte, de Bahreïn, de la Jordanie (où les Frères musulmans s'opposent au roi Abdallah II) et même de l’Iran où les tensions sociales et oppositions de clans rendent la situation imprévisible.
L’exacerbation des tensions entre factions adverses recoupe tout autant les diverses tendances religieuses. Ainsi, outre l’opposition sunnites / chiites ou chrétiens / musulmans, les oppositions au sein du monde sunnite se sont aussi multipliées avec l’arrivée au pouvoir en Turquie de l’islamiste modéré Erdogan ou récemment celle des Frères musulmans et assimilés en Égypte, en Tunisie (Ennahda) et au sein du gouvernement marocain. Les Frères musulmans sont aujourd’hui soutenus par le Qatar, et s’opposent à la mouvance salafiste / wahhabite, financée par l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis., qui eux avaient soutenu Moubarak et Ben Ali respectivement en Égypte et en Tunisie.
Bien sûr, ces tendances religieuses, les unes plus barbares que les autres, ne sont là que pour cacher les intérêts impérialistes qui gouvernent la politique des diverses cliques au pouvoir. Plus que jamais aujourd’hui, avec la guerre en Syrie ou les tensions en Égypte, il est évident qu’il n’existe pas de "bloc musulman" ou de "bloc arabe", mais différentes cliques bourgeoises défendant leurs propres intérêts impérialistes en exploitant les oppositions religieuses (chrétiens, juifs, musulmans, diverses tendances au sein du sunnisme ou du chiisme), ce qui apparaît d’ailleurs aussi dans le combat de pays comme la Turquie, le Maroc, l’Arabie Saoudite ou le Qatar pour le contrôle des mosquées à "l’étranger", en Europe en particulier.
Mais cette explosion des antagonismes et du fractionnement religieux depuis la fin des années 1980 et l’effondrement des régimes "laïcs" ou "socialistes" (Égypte, Syrie, Irak, ...) exprime aussi et surtout le poids de la décomposition, du chaos et de la misère, de l’absence totale de perspective à travers une fuite dans des idéologies totalement rétrogrades et barbares.
Bref, l’idée que les États-Unis pourraient rétablir une forme de contrôle sur la région, par l’éviction d'el-Assad par exemple, est une pure vue de l’esprit. Depuis la première guerre du Golfe, toutes les tentatives de ce pays pour restaurer son leadership ont échoué et ont, au contraire, favorisé l’éclosion d’appétits régionaux, celui de l’Iran en particulier, fortement militarisé, riche en énergies et soutenu par la Russie et la Chine. Mais ce pays est en compétition avec l’Arabie Saoudite, Israël, la Turquie. Les ambitions impérialistes "ordinaires" de chaque État, l’explosion du "chacun pour soi", la question israélo-palestinienne, les oppositions religieuses, mais aussi les divisions ethniques (Kurdes, Turcs, Arabes) jouent dans l’ensemble des foyers de tension et rendent la situation particulièrement imprévisible et dramatique pour les habitants de la région, mais potentiellement aussi pour l’ensemble de la planète : ainsi, toute nouvelle exacerbation des tensions autour de l’Iran et un blocage éventuel du détroit d'Ormuz auraient des conséquences incalculables sur l’économie mondiale.
L’Extrême-Orient a constitué une zone cruciale pour le développement des confrontations impérialistes dès les prémices de la décadence du capitalisme : guerre russo-japonaise de 1904-1905, "révolution" chinoise de 1911 et guerre civile féroce entre les diverses cliques de seigneurs de la guerre, offensive japonaise en Mandchourie (1931), invasion japonaise de la Chine (1937), conflit entre le Japon et l’URSS (mai-septembre 1939), débouchant sur la Seconde Guerre mondiale où l’Extrême-Orient constituera un des fronts principaux de cette guerre et des conflits ultérieurs.
- entre 1945 et 1989, la région est au centre des tensions Est-Ouest : s’y déroulent la guerre civile en Chine (1946-1950), les guerres de Corée, d’Indochine et du Vietnam, mais aussi les conflits frontaliers russo-chinois, sino-vietnamien, sino-indien et indo-pakistanais. La politique américaine de "neutralisation" de la Chine dans le courant des années 1970 allait être un moment important dans l’augmentation de la pression exercée par le bloc américain sur le bloc russe.
- depuis l’implosion du bloc russe, le "chacun pour soi" s’est aussi développé en Extrême-Orient (État voyou de Corée du Nord, décomposition du Pakistan). La région est surtout marquée par la montée en puissance sur le plan économique et militaire de la Chine, ce qui a exacerbé les tensions impérialistes régionales (incidents réguliers ces derniers mois en mer de Chine avec le Vietnam ou les Philippines et surtout avec le Japon, accrochages répétés dans la zone des deux Corées, ...) et a, à son tour, accéléré l’armement des autres États de la région (Inde, Japon, Corée du Sud, Singapour, ...).
Le développement de la puissance économique et militaire de la Chine et ses tentatives de s’imposer comme puissance de premier plan non seulement en Extrême-Orient mais aussi au Moyen-Orient (Iran), en Afrique (Soudan, Zimbabwe, Angola) ou même en Europe où elle recherche un rapprochement stratégique avec la Russie, font qu’elle est perçue par les États-Unis comme le danger potentiel le plus important pour leur hégémonie. Ceux-ci orientent dès lors l’essentiel de leurs manœuvres stratégiques contre la Chine, comme l’illustre la visite fin 2012 d’Obama en Birmanie et au Cambodge, deux pays alliés de la Chine.
L’essor économique et militaire de la Chine la pousse inévitablement à mettre en avant ses intérêts économiques et stratégiques nationaux, à exprimer en d’autres mots une agressivité impérialiste croissante et donc à être de plus en plus un facteur déstabilisant en Extrême-Orient.
Cette montée en puissance de la Chine inquiète non seulement les États-Unis, mais aussi de nombreux pays d’Asie eux-mêmes, du Japon à l’Inde, du Vietnam aux Philippines, qui se sentent menacés par l’ogre chinois et qui ont accru très sensiblement leurs dépenses d’armement. Stratégiquement, les États-Unis ont beau jeu de promouvoir une large alliance visant à contenir les ambitions chinoises, regroupant autour des piliers que sont le Japon, l’Inde et l’Australie d’autres pays moins puissants, tels que la Corée du Sud, le Vietnam, les Philippines, l’Indonésie ou Singapour. En se profilant comme chef de file d’une telle alliance et surtout dans l’hypothèse d’un "rappel à l’ordre" de la Chine, le "gendarme mondial" vise à restaurer la crédibilité de son leadership en chute libre partout dans le monde.
Les données récentes confirment que, dans la période actuelle, le développement économique important d’un pays ne peut se faire sans une exacerbation importante des tensions impérialistes. Le contexte d’apparition de ce rival actuellement le plus important sur la scène mondiale, dans une situation d’affaiblissement des positions du premier gendarme mondial, annonce un futur de confrontations plus nombreuses et plus dangereuses, pas seulement en Asie mais dans le monde entier.
Ce danger de confrontations est d’autant plus réel que les tendances au "chacun pour soi" sont également très présentes dans d’autres pays en Extrême-Orient. Ainsi, le raidissement du Japon se confirme avec le retour au pouvoir de Shinzo Abe qui a fait campagne sur le thème de la restauration de la puissance nationale : il veut remplacer les Forces d’autodéfense par une véritable armée de défense nationale, promet de tenir tête à la Chine sur le conflit à propos d'un groupe d’îles en mer de Chine orientale et veut rétablir les liens quelque peu dégradés avec les anciens alliés dans la région, les États-Unis et la Corée du Sud. De même, en Corée du Sud, l’élection de Park Geun-hye, candidate du parti conservateur (et fille de l’ancien dictateur Park Chung-hee) pourrait également entraîner une accentuation du "chacun pour soi" et des ambitions impérialistes de ce pays.
De plus, toute une série d’autres conflits apparemment secondaires entre pays asiatiques peuvent apporter de l’eau au moulin de la déstabilisation : il y a bien sûr le conflit indo-pakistanais, les accrochages continuels entre les deux Corées, mais aussi des tensions moins médiatisées entre la Corée du Sud et le Japon (à propos des rochers Liancourt), entre le Cambodge et le Vietnam ou la Thaïlande, entre la Birmanie et la Thaïlande, entre l’Inde et la Birmanie ou le Bangladesh, etc. qui participent à l’exacerbation des tensions guerrières tous azimuts.
L’organisation récente du congrès du Parti "communiste" chinois a révélé divers indices confirmant que la situation économique, impérialiste et sociale actuelle provoquait de fortes tensions au sein de la classe dirigeante. Cela pose une question insuffisamment traitée jusqu’à présent : la question des caractéristiques de l’appareil politique de la bourgeoisie dans un pays comme la Chine et la manière dont évoluent les rapports de force en son sein. L’inadéquation de cet appareil politique a été un facteur important dans l’implosion du bloc de l’Est, mais qu’en est-il de la Chine ? Rejetant toute "glasnost" ou "perestroïka", les classes dirigeantes ont introduit avec succès les mécanismes d’économie de marché tout en maintenant sur le plan politique une organisation stalinienne rigide. Dans les rapports précédents, nous avions pointé la faiblesse structurelle de l’appareil politique de la bourgeoisie chinoise comme un des arguments pour établir que la Chine ne pouvait devenir un véritable challenger des États-Unis. Aussi, la plongée de l’économie sous l’impact de la crise mondiale, la multiplication d’explosions sociales et la montée des tensions impérialistes renforcent sans aucun doute les tensions existantes entre fractions de la bourgeoisie chinoise comme en témoignent divers événements surprenants, tels l’éviction de "l’étoile montante" Bo Xilai et la disparition mystérieuse pendant quinze jours du futur président Xi Jinping quelques semaines avant la tenue du congrès.
Différentes lignes de fracture doivent être prises en compte pour saisir les luttes entre factions :
- une première ligne de fracture concerne l’opposition entre régions bénéficiant fortement du développement économique et d’autres quelque peu négligées, donc aussi entre politiques économiques. S’opposeraient ainsi deux grands réseaux marqués par le clientélisme. D’une part une coalition circonstancielle entre le "parti des princes", des enfants de cadres supérieurs du temps de Mao et de Deng, et la clique de Shanghai, des fonctionnaires des provinces côtières. Représentant les groupes dirigeants des provinces côtières plus industrialisées, elle prône la croissance économique à tout prix, même si cela accroît encore le fossé social ; cette faction serait représentée par le nouveau président Xi Jinping et l’expert macro-économique du Bureau politique Wang Qishan. Face à elle, il y a la faction "Tuanpai" autour de la Ligue de la jeunesse "communiste", au sein de laquelle les principales figures de ce réseau ont fait carrière. Comme il s’agit de fonctionnaires ayant fait carrière plutôt dans les provinces plus pauvres de l’intérieur, cette faction prône une politique de développement économique des régions du centre et de l’ouest, ce qui favoriserait une plus grande "stabilité sociale" ; ceux-ci représentent des groupes ayant plus d’expérience dans l’administration et la propagande. Représentée par l'ancien président Hu Jintao, cette faction est présente dans la nouvelle direction à travers Li Keqiang, qui a remplacé Wen Jiabao comme premier ministre. Cet affrontement semble avoir joué un rôle dans le clash autour de Bo Xilai.
- La situation sociale peut également générer des tensions entre factions au sein de l’État. Ainsi, certains groupes, en particulier dans les secteurs industriels et de l’exportation, sans doute aussi dans la production de biens de consommation, peuvent être sensibles aux tensions sociales et être favorables à plus de concessions au niveau politique envers la classe ouvrière. Ils s’opposent alors aux factions "dures", qui prônent la répression pour préserver les privilèges des cliques au pouvoir.
- la politique impérialiste joue également un rôle dans ces confrontations entre cliques. D’une part, des factions poussent à une attitude plus agressive, de confrontation, tels les gouvernements des régions côtières de Hainan, du Guangxi et du Guangdong, en quête de nouvelles ressources pour leurs entreprises, qui poussent au contrôle de zones riches en hydrocarbures et en ressources halieutiques. D’autre part, cette agressivité peut entraîner des contrecoups sur le plan des exportations ou des investissements étrangers, comme le montre le conflit avec le Japon précisément sur la question des îlots. Les poussées de fièvre nationalistes de plus en plus fréquentes en Chine sont sans doute le produit de ces affrontements internes. Quel est par ailleurs l’impact du nationalisme sur la classe ouvrière, quelle est la capacité de la jeune génération prolétarienne à ne pas se faire embobiner, à défendre ses intérêts ? Sur ce plan, le contexte est assez différent de celui de 1989-1991 en URSS.
Ces trois lignes de fracture ne sont bien sûr pas séparées, mais se recouvrent et ont joué dans les tensions qui ont marqué le congrès du PCC et la nomination de la nouvelle direction. Selon les observateurs, celui-ci a été marqué par la victoire des "conservateurs" sur les "progressistes" (les 4 nouveaux membres du Comité permanent du Bureau politique, composé de 7 membres, sont des "conservateurs"). Mais les révélations de plus en plus fréquentes que ces luttes internes apportent sur les mœurs, la corruption, l’accumulation de fortunes gigantesques qui touchent les plus hautes sphères du parti (ainsi, la fortune de la famille de l’ancien premier ministre Wen Jiabao est estimée à 2,7 milliards de dollars à travers un réseau complexe de sociétés, souvent au nom de sa mère, sa femme ou sa fille, et celle du nouveau président Xi Jinping est déjà d'au moins 1 milliard), mettent en évidence non seulement un problème aux proportions effectivement gigantesques mais aussi une instabilité croissante au sein même de la sphère dirigeante que la nouvelle direction conservatrice et vieillissante semble peu à même de prendre à bras le corps.
L’explosion du "chacun pour soi" et du chaos a fait naître une zone d’instabilité et de "non-droit", qui n’a cessé de s’élargir depuis la fin du XXe siècle et qui s’étend à présent sur l’ensemble du Moyen-Orient jusqu’au Pakistan. Elle couvre également la totalité du continent africain qui s’enfonce dans une barbarie terrifiante. Cette "somalisation" s’y manifeste sous plusieurs formes:
Inscrit dans la charte de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1964, le principe de l’intangibilité des frontières semble bien écorné. Dès 1991, l’Érythrée se sépare de l’Éthiopie et, depuis lors, ce processus touche l’ensemble de l’Afrique : depuis les années 1990, l’évaporation du pouvoir central en Somalie a vu la fragmentation du pays, avec l’apparition de semblants d’États, tels le Somaliland et le Puntland. Récemment, il y a eu la sécession du Soudan du Sud par rapport au Soudan et la sanglante rébellion du Darfour, la sécession de l’Azawad envers le Mali et des tendances séparatistes se manifestent en Libye (la Cyrénaïque autour de Benghazi), au Sénégal (la Casamance) et récemment dans la région de Mombasa au Kenya.
Outre la prise d’indépendance de régions de plus en plus nombreuses, on assiste aussi depuis les années 1990 à une multiplication de conflits internes à caractère politico-ethnique ou ethno-religieux : le Libéria, la Sierra Leone, la Côte d’Ivoire tentent de se remettre de guerres civiles politico-ethniques qui ont fait imploser l’État au profit de clans armés. Au Nigéria, il y a la rébellion musulmane dans le nord, "l’Armée de résistance du Seigneur" en Ouganda et les clans Hutus et Tutsis qui s’entre-déchirent dans l’est de la RDC. La diffusion transnationale de tensions et de conflits dans un contexte d’États affaiblis, voire en cours d’effondrement et incapables d’assurer l’ordre national, pousse au repli sur les appartenances religieuse ou ethnique qui vont dominer. En conséquence, la défense de ses intérêts se fera à partir de milices constituées sur ces bases.
Ces fragmentations internes sont souvent attisées et exploitées par des interventions extérieures : ainsi, l’intervention occidentale en Libye a exacerbé l’instabilité interne et provoqué la dissémination d’armes et de groupes armés dans tout le Sahel. La présence accrue de la Chine sur le continent a constitué, par exemple, un appui pour la politique guerrière du Soudan et donc une déstabilisation de toute la région. Enfin, les grandes multinationales et leur État de tutelle instrumentalisent, voire orchestrent les conflits locaux pour s’emparer des richesses minières (dans l'est de la RDC par exemple).
Seul le sud du continent semble échapper à ce scénario. On assiste pourtant là aussi à une dilution des limites territoriales, mais ici cela se fait au profit d’une sorte "d’aspiration" des États faibles de la région (le Mozambique, le Swaziland, le Botswana, mais aussi la Namibie, la Zambie, le Malawi) par l’Afrique du Sud qui les transforme en semi-colonies.
La déstabilisation des États est alimentée par une criminalité transfrontalière, telle que le trafic d’armes, de drogue ou d’êtres humains. En conséquence, les limites territoriales se diluent au profit de zones frontalières, où les régulations s’effectuent "par le bas". Insurrections armées, incapacité des autorités à maintenir l’ordre, trafics transnationaux d’armes et de munitions, caïds locaux, ingérences étrangères, course aux ressources naturelles, etc. Les États déliquescents perdent le contrôle sur des "zones grises" de plus en plus amples, administrées souvent de manière criminelle (parfois aussi, il y a l’effet pervers de l’intervention des organisations humanitaires qui de fait rendent "extra-territoriales" les zones "protégées" ). Quelques exemples :
- toute la zone saharo-sahélienne, du désert de Libye à l’Azawad, la Mauritanie, le Niger ou le Tchad est de fait le terrain d’action de mouvements criminels et de groupes islamistes radicaux ;
- entre le Niger et le Nigéria existe une bande de 30 à 40 km qui échappe à la supervision de Niamey et d’Abuja. Les frontières se sont évaporées ;
- dans l’est de la RDC, le contrôle des frontières avec l’Ouganda, le Rwanda, et la Tanzanie par l’État central est inexistant, favorisant les trafics transnationaux de matières premières et d’armes ;
- à travers des États tels le Burkina Faso, le Ghana, le Bénin ou la Guinée existe une traite de migrants destinés à l’agriculture ou la pêche. Quant à la Guinée-Bissau, elle est devenue dans sa totalité une zone de "non-droit", centre névralgique d’entrée et de redirection de la drogue d’Amérique du Sud ou d’Afghanistan vers l’Europe et les États-Unis.
Avec la déliquescence des États nationaux, des régions entières passent sous le contrôle de groupes et de seigneurs de guerre qui se jouent des frontières. Il n’y a pas qu’en Somalie et au Puntland où des clans et des chefs locaux font régner leur loi par les armes. Dans la région sahélienne, ce rôle est rempli par Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), Ançar Dine, le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao), des groupes nomades touaregs. Dans l’est du Congo, un groupe comme le M23 est une armée privée au service d’un seigneur de guerre qui propose ses services au plus offrant.
De tels groupes sont généralement liés à des trafiquants avec lesquels ils échangent argent et services. Ainsi au Nigeria, dans le delta du Niger, des groupes similaires rançonnent les entreprises et sabotent les installations pétrolières.
L’émergence et l’extension de zones de "non-droit" ne sont certes pas limitées à l’Afrique. Ainsi, la généralisation du crime organisé, de la guerre entre gangs dans divers pays d’Amérique latine, comme le Mexique ou le Venezuela, voire le contrôle de quartiers entiers par des bandes dans les grandes villes occidentales, témoignent de la progression de la décomposition sur toute la planète. Cependant, le niveau de fragmentation et de chaos atteint à l’échelle d’un continent entier donne une idée de la barbarie qu’apporte la décomposition du système capitaliste à l’ensemble de l’humanité.
Dans le rapport pour le 19e congrès du CCI, nous avions souligné l’absence de tout lien mécanique et immédiat entre l’aggravation de la crise économique et le développement des tensions impérialistes. Néanmoins, cela ne signifie pas l'absence d'impact de l’un sur l’autre. C’est particulièrement le cas du rôle des États européens sur la scène impérialiste.
La crise de l’Euro et de l’UE impose à la plupart des États européens des cures d’austérité budgétaire qui s’expriment aussi au niveau des dépenses militaires. Ainsi, contrairement aux États d’Extrême-Orient ou du Moyen-Orient, qui ont vu leurs dépenses d’armement exploser, les budgets des principales puissances européennes sont en baisse sensible.
Le recul des efforts d’armement va de pair avec des ambitions impérialistes moins prononcées des puissances européennes sur la scène internationale (à l’exception peut-être de la France, présente au Mali et tentant une percée diplomatique en Afghanistan en réunissant l’ensemble des factions afghanes sous sa tutelle à Chantilly) : elles manifestent une autonomie moins affirmée et ont même amorcé un certain rapprochement envers les États-Unis, une "rentrée dans le rang" partielle et sans doute conjoncturelle.
Cela va de pair, au sein de l’UE, avec une tension croissante entre une tendance centripète (un besoin de centralisation plus forte pour faire face à l’effondrement économique) et une tendance centrifuge (tendance au chacun pour soi de chaque État).
Les conditions de la naissance de l'UE avaient été un projet pour contenir l'Allemagne après 1989 ; mais ce dont la bourgeoisie a besoin aujourd'hui, c’est d'une centralisation beaucoup plus forte, une union budgétaire et donc beaucoup plus politique, si elle veut faire face à la crise de la manière la plus efficace possible, ce qui correspond aux intérêts allemands. La nécessité d’une centralisation plus poussée renforce donc le contrôle allemand sur l’ensemble des États européens, dans la mesure où cela permet à l’Allemagne de dicter les mesures à prendre et d’intervenir directement dans le fonctionnement d’autres États européens : "Désormais, l’Europe parle allemand", constatait en 2011 le président du groupe CDU/CSU au Bundestag.
D’autre part, la crise et les mesures drastiques imposées poussent vers un éclatement de l’UE et un rejet de la soumission au contrôle d’un pays quelconque, c’est-à-dire poussent vers le chacun pour soi. La Grande-Bretagne refuse radicalement les mesures de centralisation proposées et dans les pays du sud de l’Europe, un nationalisme anti-allemand croît. Les forces centrifuges peuvent aussi impliquer une tendance à la fragmentation d’États, à travers l’autonomisation de régions comme la Catalogne, l’Italie du nord, la Flandre ou l’Écosse.
Ainsi, la pression de la crise, à travers le jeu complexe des forces centripètes comme centrifuges, accentue le processus de désagrégation de l’UE et exacerbe les tensions entre États.
De manière globale, ce rapport accentue les orientations pointées dans le rapport pour le 19e congrès du CCI et souligne l’accélération des tendances identifiées. Plus que jamais apparaît le caractère de plus en plus absolu de l’impasse historique du mode de production capitaliste. Aussi, la période qui s’est ouverte "tendra à imposer de plus en plus nettement la connexion entre :
- la crise économique, révélant l'impasse historique du mode de production capitaliste,
- et la barbarie guerrière, mettant en relief les conséquences fondamentales de cette impasse historique : la destruction de l'humanité.
Ce lien représente dès aujourd’hui pour la classe ouvrière un point de réflexion fondamental sur le futur que le capitalisme réserve à l'humanité et sur la nécessité de trouver une alternative face à ce système à l’agonie".
Dans l’article précédent de cette série, nous avons examiné la manière dont les communistes de gauche, belges et italiens, autour de la revue Bilan dans les années 1930, avaient critiqué les conceptions des conseillistes de conseil hollandais de la phase de transition du capitalisme au communisme. Nous avons examiné principalement les aspects politiques de la période de transition, en particulier les arguments de Bilan qui considérait que les camarades hollandais sous-estimaient les problèmes posés par la révolution prolétarienne et par la recomposition inévitable d’une forme de pouvoir d’État durant la période de transition. Dans cet article, nous allons étudier les critiques portées par Bilan à ce qui constitue l’axe central du livre des communistes hollandais Grundprinzipien Kommunistischer Produktion und Veiteilung (Principes de la production et de la distribution communistes, publiés par le Groep van Internationale Communisten, GIC) : le programme économique de la révolution prolétarienne.
Les critiques de Bilan se concentrent autour de deux aspects principaux :
L’auteur des articles de Bilan, Mitchell, commence par affirmer que la révolution prolétarienne ne peut être immédiatement le point de départ du communisme intégral, mais seulement ouvrir une période de transition, à la forme sociale hybride, encore marquée par les "stigmates" du passé, idéologiquement et dans leurs concrétisations les plus matérielles : la loi de la valeur et donc, également, l’argent et les salaires, bien que sous une forme modifiée. En bref, la force de travail ne cesse pas immédiatement d’être une marchandise parce que les moyens de production sont devenus propriété collective. Elle continue à être mesurée en termes de "valeur", cette qualité étrange qui "tout en trouvant sa source dans l'activité d'une force physique, le travail, n'a elle-même aucune réalité matérielle" [1] [6]. Quant aux difficultés posées par la notion de valeur, Mitchell cite Marx dans sa préface au Capital, où il fait remarquer que, en ce qui concerne la forme-valeur : "Cependant, l’esprit humain a vainement cherché depuis plus de 2 000 ans à en pénétrer le secret" [2] [7] (et il est juste de dire que cette question demeure une source de perplexité et de controverse, même parmi les disciples authentiques de Marx …).
Dans son effort pour en pénétrer le secret, pour découvrir ce qui fait qu’une marchandise "vaut" quelque chose sur le marché, Marx, en accord avec les économistes classiques, reconnait que le cœur de la valeur réside dans l'activité humaine concrète, dans le travail effectué au sein d'un rapport social donné - plus précisément, dans le temps de travail moyen incorporé dans la marchandise. Elle n'est pas un pur résultat de l'offre et de la demande, ni de caprices et de décisions arbitraires, même si ces éléments peuvent causer des fluctuations de prix. Elle est en fait le principe régulateur qui se cache derrière l'anarchie du marché. Mais Marx est allé plus loin que les économistes classiques en montrant comment elle est aussi la base de la forme particulière prise par l'exploitation dans la société bourgeoise et celle du caractère spécifique de la crise et de l'effondrement du capitalisme, à savoir une perte complète de contrôle par l'humanité de sa propre activité productive. Ces révélations ont conduit la majorité des économistes bourgeois à abandonner la théorie de la valeur-travail avant même que le système capitaliste soit entré dans sa période de déclin.
En 1928, l'économiste soviétique Isaak I. Roubine, qui allait bientôt être accusé de déviation du marxisme et éliminé comme beaucoup d'autres communistes, a publié une analyse magistrale de la théorie de la valeur de Marx, parue en français en 1978 sous le titre Essais sur la théorie de la valeur de Marx, publié par les Éditions François Maspero. Dès le début du livre, il insiste sur le fait que la théorie de la valeur de Marx est inséparable de sa critique du fétichisme de la marchandise et de la "réification" des rapports humains dans la société bourgeoise - la transformation d'un rapport entre les personnes en un rapport entre les choses : "La valeur est une relation de production entre des producteurs marchands autonomes ; elle prend la forme d’une propriété des choses et elle est en relation avec la répartition du travail social. Ou, si l’on considère le même phénomène d’un autre point de vue, la valeur est la propriété que possède le produit du travail de chaque producteur de marchandises et qui le rend échangeable contre les produits du travail de n’importe quel autre producteur de marchandises, dans un rapport déterminé qui correspond à un niveau donné de la productivité du travail dans les différentes branches de la production. Il s’agit d’un rapport humain qui prend la forme d’une propriété des choses et qui est en relation avec le procès de répartition du travail dans la production. En d’autres termes, il s’agit de rapports de production réifiés entre les hommes. La réification du travail dans la valeur est la conclusion la plus importante de la théorie du fétichisme ; elle explique le caractère inévitable de la "réification" des rapports de production entre les hommes dans une économie marchande." [3] [8]
La gauche hollandaise était certainement consciente du fait que la question de la valeur et de son élimination était la clé de la transition vers le communisme. Son livre constituait une tentative pour élaborer une méthode permettant de guider la classe ouvrière dans le passage d'une société où les produits dominent les producteurs, à une autre société où les producteurs ont la maitrise directe de l'intégralité de la production et de la consommation. Sa démarche était de chercher comment remplacer les relations "réifiées", caractéristiques de la société capitaliste, par la simple transparence des rapports sociaux que Marx évoque dans le premier chapitre du Capital lorsqu'il décrit la future société des producteurs associés.
Comment les camarades hollandais envisageaient-ils d'y parvenir ? Comme nous l'écrivions dans la première partie de cet article (Revue internationale n° 151): "Pour les Grundprinzipien, la nationalisation ou la collectivisation des moyens de production peuvent parfaitement coexister avec le travail salarié et l’aliénation des ouvriers par rapport à ce qu’ils produisent. Ce qui est la clef, cependant, c’est que les travailleurs eux-mêmes, à travers leurs organisations enracinées sur les lieux de travail, disposent non seulement des moyens matériels de production mais de tout le produit social. Pour être sûrs, cependant, que le produit social reste aux mains des producteurs, du début à la fin du processus du travail (décisions sur quoi produire, en quelles quantités, distribution du produit y compris la rémunération du producteur individuel), il faut une loi économique générale qui puisse être sujette à des décomptes rigoureux : le calcul du produit social sur la base de la "valeur" du temps de travail moyen socialement nécessaire".
Pour Mitchell, comme nous l'avons vu, la loi de la valeur persiste inévitablement au cours de la période de transition. C'est évidemment le cas lors de la phase de guerre civile, où le bastion prolétarien "ne peut pas s'abstraire de l'économie mondiale continuant à évoluer sur une base capitaliste" (Bilan 34). Mais il fait aussi valoir que, même dans "l'économie prolétarienne" (et après la victoire sur la bourgeoisie dans la guerre civile), ce ne sont pas tous les secteurs de l'économie qui peuvent être immédiatement socialisés (il avait en tête l'exemple de l'énorme secteur paysan en Russie et dans toute la périphérie du système capitaliste). Il y aura donc échange entre le secteur socialisé et ces vestiges considérables de la production à petite échelle, et cela imposera, avec plus ou moins de force, les lois du marché au secteur contrôlé directement par le prolétariat. La loi de la valeur, au lieu d'être abolie par décret, doit plutôt passer par une sorte de retour historique : "si la loi de la valeur, au lieu de se développer comme elle le fît en allant de la production marchande simple à la production capitaliste, suivait le processus inverse de régression et d’extinction qui va de l’économie "mixte" au communisme intégral". (Bilan 34)
Mitchell estime que les camarades hollandais se trompent en pensant qu'il est possible d'abolir la loi de la valeur simplement par le calcul du temps de travail. D'abord, leur idée de formuler une sorte de loi mathématique comptable, qui permettra d'en finir avec la forme-valeur, se heurtera à des difficultés considérables. Pour mesurer précisément la valeur du travail, il faut établir le temps de travail "social moyen" incorporé dans les marchandises. Mais l'unité de cette moyenne sociale ne peut qu'être du travail non qualifié ou simple, c’est-à-dire du travail réduit à son expression la plus élémentaire : le travail qualifié ou composé doit être réduit à sa forme la plus simple. Et selon Mitchell, Marx lui-même a admis qu'il n'avait pas réussi à résoudre ce problème. En somme, "le phénomène de réduction du travail composé en travail simple (qui est la réelle unité de mesure) reste inexpliqué et […] par conséquent l’élaboration d’un mode de calcul scientifique du temps de travail, nécessairement fonction de cette réduction, est impossible ; probablement même que les conditions d’éclosion d’une telle loi ne s’avéreront réunies que lorsqu’elle deviendra inutile ; c’est-à-dire lorsque la production pourra faire face à tous les besoins et que, par conséquent, la société n’aura plus à s’embarrasser de calculs de travail, l’administration des choses n’exigeant plus qu’un simple enregistrement de matière. Il se passera alors dans le domaine économique un processus parallèle et analogue à celui qui se déroulera dans la vie politique où la démocratie sera superflue au moment où elle se trouvera pleinement réalisée." (Bilan 34)
Peut-être plus importante est la critique de Mitchell selon laquelle, tant à travers les moyens qu'elle propose pour avancer vers les objectifs plus élevés, qu'à travers sa définition des stades plus avancés de la nouvelle société, la vision du communisme qui se dégage des Grundprinzipien renferme en fait une forme déguisée de la loi de la valeur, du fait qu'elle s'appuie sur son essence, à savoir la mesure du travail par le temps de travail social moyen.
Pour étayer cet argument, Mitchell met en garde contre le danger que le "réseau non centralisé" d'entreprises envisagé dans les Grundprinzipien fonctionne en réalité comme une société de production marchande (ce qui n'est pas très différent de la vision anarcho-syndicaliste que les camarades hollandais critiquent à juste titre dans leur livre) : "[Les camarades hollandais] conviennent cependant justement que "la suppression du marché doit être interprétée dans le sens qu’apparemment le marché survit dans le communisme, tandis que le contenu social sur la circulation est entièrement modifié : la circulation des produits sur la base du temps de travail est l’expression du nouveau rapport social" (p. 110). Mais, précisément, si le marché survit (bien que le fond et la forme des échanges soient modifiés), il ne peut fonctionner que sur la base de la valeur. Cela, les internationalistes hollandais ne l’aperçoivent pas, "subjugués" qu’ils sont par leur formulation de "temps de travail" qui, en substance, n’est cependant pas autre chose que la valeur elle-même. D’ailleurs pour eux, il n’est pas exclu que dans le "communisme", on parlera encore de "valeur" ; mais ils s’abstiennent de dégager la signification, du point de vue du mécanisme des rapports sociaux, qui résulte du maintien du temps de travail et ils s’en tirent en concluant que, puisque le contenu de la valeur sera modifié, il faudra substituer à l’expression "valeur", celle de "temps de production", et qui évidemment ne modifiera en rien la réalité économique ; tout comme ils diront qu’il n’y a plus échange des produits, mais passage des produits (pp. 53 et 54). Également : "au lieu de la fonction de l’argent, nous aurons l’enregistrement du mouvement des produits, la comptabilité sociale, sur la base de l’heure de travail social moyenne." (p. 55)" (Bilan 34)
La critique que fait Mitchell à la défense, par la gauche hollandaise, de l'égalité des rémunérations à travers le système de bons de temps de travail est reliée à une critique plus générale que nous avons examinée dans la première partie de cet article : celle d'une vision abstraite où tout fonctionne en douceur dès le lendemain de l'insurrection. Mitchell reconnaît que les camarades hollandais ainsi que Hennaut partagent la distinction que fait Marx (développée dans la Critique du programme de Gotha) entre les étapes inférieure et supérieure du communisme, et partagent également l'idée que, dans la première étape, il y a encore une persistance du "droit bourgeois". Mais pour Mitchell, les camarades hollandais ont une interprétation unilatérale de ce que Marx disait dans ce document : "Mais outre cela, les internationalistes hollandais faussent la signification des paroles de Marx quant à la répartition des produits. Dans l'affirmation que l'ouvrier émarge au prorata de la quantité de travail qu'il a donnée, ils ne découvrent qu'un aspect de la double inégalité que nous avons soulignée et c'est celui qui résulte de la situation sociale de l'ouvrier (page 81) ; mais ils ne s'arrêtent pas à l'autre aspect qui exprime le fait que les travailleurs, dans un même temps de travail, fournissent des quantités différentes de travail simple (travail simple qui est la commune mesure s'exerçant par le jeu de la valeur) donnant donc lieu à une répartition inégale. Ils préfèrent s'en tenir à leur revendication : suppression des inégalités des salaires, qui reste suspendue dans le vide parce qu'à la suppression du salariat capitaliste ne correspond pas immédiatement la disparition des différenciations dans la rétribution du travail" (Bilan 35, republié dans la Revue internationale n° 131)
En d'autres termes, bien que les camarades hollandais soient en continuité avec Marx qui voyait que les situations différentes dans lesquelles se trouvent les travailleurs individuels signifient une persistance de l'inégalité ("Mais un individu l'emporte physiquement ou moralement sur un autre, il fournit donc dans le même temps plus de travail ou peut travailler plus de temps (…) D'autre part : un ouvrier est marié, l'autre non ; l'un a plus d'enfants que l'autre, etc., etc.", comme le dit Marx dans la Critique du programme de Gotha [4] [9]), ils ignorent le problème plus profond du calcul du travail simple, ce qui veut dire que la rémunération des travailleurs sur la seule base des heures de travail signifie que des travailleurs dans la même situation sociale, mais travaillant avec des moyens de production différents ne seront pas rétribués de la même manière.
Mitchell critique Hennaut pour des motifs similaires : "Le camarade Hennaut apporte une solution semblable au problème de la répartition dans la période de transition, solution qu'il tire également d'une interprétation erronée parce qu'incomplète des critiques de Marx du programme de Gotha. Dans Bilan, page 747, il dit ceci :"l'inégalité que laisse subsister la première phase du socialisme résulte non pas de la rémunération inégale qui serait appliquée à diverses sortes de travail : le travail simple du manœuvre ou le travail composé de l'ingénieur avec, entre ces deux extrêmes, tous les échelons intermédiaires. Non, tous les genres de travail se valent, seules "sa durée" et "son intensité" devant être mesurées ; mais l'inégalité provient de ce qu'on applique à des hommes ayant des capacités et des besoins différents, des tâches et des ressources uniformes". Et Hennaut renverse la pensée de Marx lorsqu'il lui fait découvrir l'inégalité dans le fait que "la part au profit social restait égale - à prestation égale, bien entendu - pour chaque individu, alors que leurs besoins et l'effort déployé pour atteindre à une même prestation étaient différents" tandis que, comme nous l'avons indiqué, Marx voit l'inégalité dans le fait que les individus reçoivent des parts inégales, parce qu'ils fournissent des quantités inégales de travail et que c'est en cela que réside l'application du droit égal bourgeois." (Bilan )
En même temps, la base de ce rejet de l'égalitarisme "absolu" dans les premières phases de la révolution est une critique profonde de la notion même d'égalité : "le fait que dans l'économie prolétarienne le mobile fondamental n'est plus la production sans cesse élargie de plus-value et de capital, mais la production illimitée de valeurs d'usage, ne signifie pas que les conditions sont mûres pour un nivellement des "salaires" se traduisant par une égalité dans la consommation. D'ailleurs, pas plus une telle égalité ne se place au début de la période transitoire, qu'elle ne se réalise dans la phase communiste avec la formule inverse "à chacun selon ses besoins". En réalité l'égalité formelle ne peut exister à aucun moment, tandis que le communisme enregistre finalement l'égalité réelle dans l'inégalité naturelle." (Ibid)
L'adhésion de Marx au communisme a commencé par un rejet du communisme de "caserne" ou vulgaire qui s'était développé dans les premiers temps du mouvement ouvrier et, contre ce genre de "collectivisme au rabais", réalisé dans une certaine mesure par le capitalisme d'État stalinien, il oppose une association des individus libres où sera cultivée en positif "l'inégalité" naturelle ou la diversité.
L'autre cible de la critique de Mitchell est la vision du GIC selon laquelle rémunérer le travail sur la base du temps de travail - le fameux système de bons de temps de travail - aurait déjà permis de surmonter l'essentiel du salariat. Mitchell ne semble pas être en désaccord avec le plaidoyer de Marx en faveur de ce système dans la Critique du programme de Gotha, car il le cite sans critique dans son article. Il est également d'accord avec Marx en ceci que, dans ce mode de distribution, l'argent a perdu son caractère de ""richesse abstraite" (…) capable de s'approprier n'importe quelle richesse" (Bilan 34). Mais contrairement au GIC, Mitchell souligne la continuité de ce mode de distribution avec le salariat plutôt que sa discontinuité, car il met particulièrement l'accent sur le passage de la Critique du Programme de Gotha où Marx dit franchement que "C'est manifestement ici le même principe que celui qui règle l'échange des marchandises pour autant qu'il est échange de valeurs égales. Le fond et la forme diffèrent parce que, les conditions étant différentes, nul ne peut rien fournir d'autre que son travail et que, par ailleurs, rien ne peut entrer dans la propriété de l'individu que des objets de consommation individuelle. Mais pour ce qui est du partage de ces objets entre producteurs pris individuellement, le principe directeur est le même que pour l'échange de marchandises équivalentes : une même quantité de travail sous une forme s'échange contre une même quantité de travail sous une autre forme."
En ce sens, il semble que Mitchell estime que les bons de temps de travail sont une sorte de salaire, qu'il ne les considère pas comme un système de qualité supérieure dans les premières étapes de la révolution : le système d'égalité de rationnement dans la révolution russe n'était pas "une méthode économique capable d'assurer le développement systématique de l'économie, mais du régime d'un peuple assiégé qui bandait toutes ses énergies vers la guerre civile". (Bilan 35).
Pour Mitchell, la clé de l'abolition réelle de la valeur ne résidait pas vraiment dans le choix des formes particulières dans lesquelles le travail serait rétribué dans la période de transition, mais dans la capacité à surmonter les horizons étroits du droit bourgeois en créant une situation où, selon les termes de Marx, "toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance" [5] [10]. Seule une telle société pourrait "écrire sur ses drapeaux : "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !" [6] [11]". (Bilan 35)
Les camarades du GIC n'ont pas répondu aux critiques de Mitchell et le communisme de conseils, en tant que courant organisé, a plus ou moins disparu. Mais le camarade américain David Adam, qui a beaucoup écrit au sujet de Marx, Lénine et la période de transition [7] [12], s'identifie dans une certaine mesure avec la tradition représentée par le GIC et Mattick en Amérique. Dans une correspondance avec l'auteur de cet article, il a fait ces commentaires à propos de Mitchell et Bilan : "En ce qui concerne la lecture par Bilan de la Critique du programme de Gotha par Marx, je pense que c'est confus. Bilan identifie clairement la première phase du communisme avec celle de la transition vers le communisme où s'exerce la loi de la valeur, et semble identifier l'existence d'un "droit bourgeois" avec la loi de la valeur. Je pense que cela crée des problèmes, et non des moindres, concernant l'interprétation des Grundprinzipien. Bilan identifie avec la loi de la valeur le genre de comptabilité défendu par la Gauche hollandaise, alors que les Grundprinzipien sont clairs sur le fait qu'ils parlent d'une société socialiste émergeant après la période de la dictature du prolétariat, ce qui est en accord avec Marx. Mitchell semble également penser que la Gauche hollandaise parle d'une phase de transition dans laquelle le marché existe encore, et ce n'est pas le cas. Donc je pense que cela diminue la valeur de la critique faite aux Grundprinzipien, parce que je ne pense pas que celle-ci ait compris Marx. Et cela pourrait signifier que Bilan ne voit pas la nécessité d'une transformation des relations économiques dès le début du processus révolutionnaire, comme si la loi de la valeur ne pouvait tout simplement pas passer par "des changements profonds de nature" et finalement disparaître. Toute l'idée de sa disparition est liée à l'émergence d'un contrôle social efficace sur la production, qui est la première étape à laquelle le communisme s'attache. Mais Bilan semble dire qu'une fois que ces mécanismes de planification auront été élaborés, ils ne seront plus nécessaires. Je ne pense pas que ce soit vrai".
Ici, il y a plusieurs éléments différents :
1. Les camarades hollandais ont-ils toujours été clairs quant à la distinction entre les étapes inférieure et supérieure du communisme ? Nous avons vu que Mitchell accepte, comme eux, de faire cette distinction. Dans l'article précédent, nous avons aussi cité un passage des Grundprinzipien qui reconnaît clairement que la mesure du travail individuel devient moins importante au moment où on arrive au communisme intégral. Mais nous avons vu aussi que les Grundprinzipien contiennent un certain nombre d'ambiguïtés. Comme nous l'avons noté dans la première partie de cet article, ils semblent parler bien trop rapidement d'une société fonctionnant comme une association de producteurs libres et égaux, sans dire toujours clairement s'ils parlent d'un avant-poste prolétarien particulier ou d'une situation où la bourgeoisie a été renversée mondialement.
2. Peut-être la question ici est-elle de savoir si Marx lui-même envisageait l'étape inférieure du communisme comme commençant après ou pendant la dictature du prolétariat. Cela exigerait une discussion beaucoup plus longue. Il est certain que la période de transition, au sens plein du terme, ne peut débuter durant une phase dominée par la guerre civile et la lutte contre la bourgeoisie. Mais à notre avis, même après cette victoire "initiale" politique et militaire sur l'ancienne classe dirigeante, le prolétariat ne peut commencer la transformation communiste positive de la société sur la base de sa domination politique, parce qu'il ne sera pas la seule classe de la société. Nous reviendrons sur ce problème dans un futur article.
3. Est-ce que la mesure de la production et de la distribution en termes de temps de travail est nécessairement une forme de valeur , comme cela ressort de Mitchell lorsqu'il critique les internationalistes hollandais pour être "subjugués" (…) par leur formulation de "temps de travail" qui, en substance, n'est cependant pas autre chose que la valeur elle-même" (Bilan 34). Comme toujours avec la question de la valeur, cela soulève des questions complexes. Peut-il y avoir une valeur sans valeur d'échange ?
Il est vrai que Marx avait été obligé, dans Le Capital, de faire une distinction théorique entre la valeur et la valeur d'échange, "Le quelque chose de commun qui se montre dans le rapport d'échange ou dans la valeur d'échange des marchandises est par conséquent leur valeur ; et une valeur d'usage, ou un article quelconque, n'a une valeur qu'autant que du travail humain est matérialisé en lui." [8] [13]
Cependant, comme le souligne Roubine, il n'en demeure pas moins que : "la "forme valeur" est la forme la plus générale de l'économie marchande ; elle caractérise la forme sociale acquise par le processus de production à un niveau donné du développement historique. Puisque l'économie politique analyse une forme de production sociale historiquement transitoire, la production marchande capitaliste, la "forme valeur" est l'une des pierres angulaires de la théorie de la valeur de Marx. Comme cela apparaît dans le passage cité ci-dessus, la forme valeur est étroitement liée à la "forme marchandise", c'est-à-dire à la caractéristique fondamentale de l'économie contemporaine, à savoir le fait que les produits du travail sont produits par des producteurs privés et autonomes. C'est seulement par l'intermédiaire de l'échange des marchandises que s'établit la connexion entre les travaux des producteurs." [9] [23]
Les deux aspects, la valeur et la valeur d'échange, n'ont une application générale que dans le contexte des rapports sociaux de la société marchande capitaliste. Une société qui ne fonctionne plus sur la base d'échanges entre unités économiques indépendantes n'est plus régie par la loi de la valeur, si bien que la question qui se pose est de savoir jusqu'à quel point la Gauche hollandaise envisageait la survie des relations d'échange dans la phase inférieure du communisme. Et comme nous l'avons mentionné, il existe aussi des ambiguïtés dans les Grunprinzipien à ce sujet. Précédemment dans cet article, nous avons cité l'argument de Mitchell selon lequel le réseau d'entreprises envisagé par le GIC semble conserver des rapports marchands de ce type. D'autre part, d'autres passages vont dans le sens contraire et il y a de bonnes raisons de penser qu'ils expriment plus fidèlement la pensée du GIC. Par exemple, au chapitre 2, dans la section intitulée "communisme libertaire", le GIC développe une critique de l'anarchiste français Faure, qui indique clairement que le GIC est en faveur de forger l'économie en une seule unité : "On ne peut reprocher au système de Faure de réunir toute la vie économique en une seule unité organique. Cette fusion est l’aboutissement d’un processus que les producteurs-consommateurs doivent effectuer eux-mêmes. Mais pour cela, il faut que soient jetées les bases qui leur en donnent la possibilité." [10] [24]
Il faut ajouter que l'argument de Mitchell selon lequel toute forme de mesure du temps de travail est essentiellement une expression de la valeur n'est pas validé par la démarche de Marx dans ses descriptions de la société communiste. Dans les Grundrisse, par exemple, Marx affirme que "Sur la base de la production communautaire, la première loi économique demeure donc l'économie de temps, ainsi que la distribution rationnelle du temps de travail entre les différentes branches de la production. Cette loi y gagne encore en importance. Mais tout cela diffère fondamentalement de la mesure des valeurs d'échange (des travaux et des produits du travail) par le temps de travail. Les travaux des individus participant à la même branche d'activité et les multiples types de travail ne diffèrent pas seulement en quantité, mais aussi en qualité. Or, qu'implique simplement la différence quantitative des choses, si ce n'est la qualité elle-même ? Si l'on mesure quantitativement des travaux, c'est qu'ils sont semblables et que leur qualité est la même." [11] [25]
La vraie faiblesse du GIC se trouve, dirions-nous, moins dans ses concessions occasionnelles à l'idée de marché, mais dans sa foi démesurée dans le système comptable. Comme le dit le GIC dans la phrase qui suit le passage cité ci-dessus : "Pour atteindre ce but, ils doivent tenir une comptabilité exacte du nombre d’heures de travail qu’ils ont effectuées, sous toutes les formes, de façon à pouvoir déterminer le nombre d’heures de travail que contient chaque produit. Aucune "administration centrale" n’a plus alors à répartir le produit social ; ce sont les producteurs eux-mêmes, qui, à l’aide de leur comptabilité en termes de temps de travail, décident de cette répartition." [12] [26] Nul doute que le calcul du montant exact du temps de travail effectué par les producteurs est extrêmement important, mais le GIC semble totalement sous-estimer à quel point le maintien du contrôle sur la vie économique et politique au cours de la période de transition est une lutte pour le développement de la conscience de classe, pour la construction consciente de nouveaux rapports sociaux, une lutte qui va beaucoup plus loin que l'élaboration d'un système comptable.
4. Bilan sous-estime-t-il la nécessité d'un changement radical, social et économique, dès le début ? C'est peut-être une critique plus importante. Par exemple, dans la critique par Mitchell de la rémunération égalitaire, celui-ci soutient qu'un tel système nuirait à la productivité du travail et que, pour arriver au communisme, un développement prodigieux des forces productives est nécessaire. Il est certain que la réalisation du communisme repose sur une transformation et un développement profonds des forces productives. Mais la question clé ici est la suivante : sur quelle base ce développement aura-t-il lieu ? Nous savons que le dernier chapitre de l'étude de Mitchell contient un clair rejet du "productivisme", du sacrifice de la consommation des travailleurs au profit du développement de l'industrie et que, tout au long de son existence, ce fut un aspect fondamental de la critique portée par Bilan à la soi-disant "réalisation du socialisme" en URSS. Néanmoins, comme Mitchell insiste tellement sur le fait que le salariat, au moins pour l'essentiel, ne peut pas disparaître jusqu'à un stade beaucoup plus avancé de la transformation révolutionnaire, le doute demeure de savoir si Mitchell ne préconise pas une version plus "ouvrière" de "l'accumulation socialiste".
Dans le dernier numéro de Bilan (n° 46, Décembre-Janvier 1938), un lecteur, répondant à la série d'articles "Problèmes de la période de transition", va jusqu'à rejeter les camarades de Bilan comme un nouveau type de réformistes pour lesquels la révolution ne fera que remplacer un ensemble de maîtres par un autre (voir ci-après, dans "Écho à l'étude de la période de transition", le contenu de cette lettre et la réponse de Mitchell).
Nous pensons évidemment que cette accusation manque à la fois d'esprit de camaraderie et de fondement, mais deux faiblesses principales de l'arsenal théorique de Bilan lui donnent un semblant de réalité : sa difficulté à voir la nature capitaliste de l'URSS, même dans les années 1930, et son incapacité à rompre avec la notion de dictature du parti. Malgré toutes leurs critiques du régime stalinien et leur reconnaissance du fait qu'une forme d'exploitation existait en URSS, les camarades de Bilan restaient toujours attachés à l'idée que la nature collectivisée de l'économie "soviétique" lui conférait un caractère prolétarien, même dégénéré. Cela semble trahir une sorte de difficulté à tirer les conséquences de ce qui était déjà fondamentalement compris par la gauche italienne, à savoir qu'une économie fondée sur salariat ne peut qu'être capitaliste, que la propriété des moyens de production soit "individuelle" ou "collective". Et une conséquence de cette difficulté serait une réticence à voir la lutte contre le salariat comme étant une partie intégrante de la révolution sociale. Et c'est justement un autre aspect de la lutte pour laquelle David Adam appelle au "contrôle social effectif de la production" par les travailleurs eux-mêmes.
En même temps, l'idée que le rôle du parti est d'exercer la dictature du prolétariat (bien qu'en évitant en quelque sorte une imbrication avec l'État [13] [27]) va à l'encontre de la nécessité que la classe ouvrière impose son contrôle à la fois sur la production et sur l'appareil du pouvoir politique. Il est certain que les travailleurs devront beaucoup apprendre pour prendre en charge la production, pas seulement dans le cadre de l'entreprise individuelle, mais dans la société tout entière. La même chose s'applique à la question du pouvoir politique, qui n'est en tous cas pas une sphère séparée du problème de la réorganisation de la vie économique. Il est également vrai que Bilan a toujours compris que les travailleurs devraient apprendre de leurs propres erreurs et qu'ils ne pourraient pas marcher vers le socialisme sous la contrainte. Néanmoins, l'idée de la dictature du parti conserve l'idée plutôt substitutionniste que les travailleurs ne seront en mesure de prendre le plein contrôle de leur destin qu'à un certain moment dans l'avenir, et que jusque-là, une minorité de la classe doit se maintenir au pouvoir "en leur nom".
Précisément, parce que la gauche italienne était un courant prolétarien et non une variante du réformisme, ces faiblesses pouvaient être traitées le moment venu et surmontées, comme elles l'ont été en particulier par la Fraction française et par des éléments au sein du parti formé en Italie en 1943. À notre avis, c'est la Fraction française, plus tard la Gauche Communiste de France, qui a poussé le plus loin ces clarifications et ce n'est pas un hasard si elle a pu, dans les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, s'engager dans un débat fructueux avec la tradition et les organisations de la gauche communiste hollandaise. Nous y reviendrons dans le prochain article de cette série.
Nous ne prétendons pas avoir résolu toutes les questions soulevées par le débat entre les gauches italienne et hollandaise sur la période de transition. Ces questions - telles que la façon dont la loi de la valeur sera éliminée, comment le travail sera rémunéré, comment les travailleurs garderont le contrôle sur la production et la distribution - restent à clarifier, voire ne peuvent être ni ne seront définitivement résolues qu'au cours de la révolution elle-même. Mais nous pensons que les contributions et les discussions développées par ces révolutionnaires dans une période sombre de défaite de la classe ouvrière restent un point de départ théorique indispensable pour les débats qui seront un jour peut-être utilisés pour guider la transformation pratique de la société.
CD Ward
[1] [14] Bilan 34, republié dans la Revue internationale n° 130.
[2] [15] Préface de la première édition du Capital. Éditions La Pléiade. Œuvres Économie. I. p. 147.
[3] [16] Roubine. Essais sur la théorie de la valeur de Marx, Éditions Maspéro. Chapitre 8, p 111.
[4] [17] Critique du programme de Gotha. Troisièmement, La conséquence : "Et comme le travail productif n'est possible …". https://www.marxists.org/francais/marx/works/1875/05/18750500a.htm [28].
[5] [18] Critique du Programme de Gotha. Idem.
[6] [19] Idem
[7] [20] Par exemple : https://libcom.org/article/karl-marx-and-state [29]; https://www.libcom.org/library/lenin-liberal-reply-chris-cutrone [30].
[8] [21] Marx Le Capital ; Éditions La Pléiade Économie I. Livre Premier ; Marchandise et Monnaie ; La marchandise. p. 565.
[9] [31] Isaak I. Roubine. Essais sur la théorie de la valeur de Marx. Éditions François Maspero. Chapitre 12, p. 160.
[10] [32] Fondements de la production et de la distribution communiste, traduction en français des Grunprinzipien publiée sur le site mondialisme.org [33] ; Chapitre 2 ; Le communisme libertaire.
[11] [34] Marx. Grundrisse. Éditions 10 18. Chapitre de l'argent. Temps de travail et production communautaire, p 181. L'hypothèse de Mitchell selon laquelle la mesure du temps de travail est toujours égale à une valeur est mentionnée dans les critiques aux Grundprinzipien dans notre livre en anglais sur la Gauche germano hollandaise. Le dernier paragraphe de cet article s'exprime en ces termes: "La faiblesse ultime des Grundprinzipien réside dans la question même de la comptabilité du temps de travail, même dans une société communiste avancée qui a dépassé la pénurie. Economiquement, ce système pourrait réintroduire la loi de la valeur, en attribuant au temps de travail nécessaire à la production une valeur comptable plutôt que sociale. Ici, le GIC va à l'encontre Marx, pour qui la mesure standard dans la société communiste n'est plus le temps de travail, mais le temps libre, le temps de loisirs". Ce dernier point est sans aucun doute tiré du passage des Grundrisse où Marx écrit: "La richesse véritable signifie, en effet, le développement de la force productive de tous les individus. Dès lors, ce n'est plus le temps de travail mais le temps disponible qui mesure la richesse" (Grundrisse. Édition 10 18 ; 3. Chapitre du capital ; Chapitre troisième. p. 348). Mais, pour Marx, cela ne signifiait pas que la société cesserait de mesurer le temps qui lui est nécessaire pour subvenir à ses nécessités et pour satisfaire les capacités créatrices de chaque individu. Cela est clairement exprimé dans les Théories sur la plus-value où Marx écrit : "le temps de travail, même après suppression de la valeur d'échange, demeure toujours la substance créatrice de la richesse et la mesure des coûts que la production requiert. Mais le temps libre, le temps disponible, est la richesse même, d'une part pour jouir des produits, d'autre part pour l'activité libre, activité qui n'est pas déterminée, comme le travail, par la contrainte d'une finalité extérieure qu'il faut satisfaire, dont la satisfaction est une nécessité naturelle ou un devoir social, comme on voudra." (Livre IV du Capital. Tome 3. Chapitre 21. Opposition aux économistes. Le temps libre considéré comme la véritable richesse. Éditions sociales. P. 301).
[12] [35] Fondements de la production et de la distribution communiste. Ibid
[13] [36] Les contradictions de Bilan sur "la dictature du parti" sont examinées de façon plus développée dans l'article de la série "Le communisme n’est pas un bel idéal, mais une nécessité matérielle", intitulé "Les années 1930: le débat sur la période de transition" et publié dans le n° 127 de la Revue internationale.
Nous avons reçu d'un lecteur de Clichy une lettre critique que nous publions intégralement, en la faisant suivre d'un bref commentaire de notre collaborateur. Notre impatient correspondant voudra bien nous excuser de n'avoir pu faire paraître sa lettre dans notre numéro précédent puisqu'elle nous est parvenue précisément au moment où ce numéro sortait de presse.
À propos de la période de transition
Après la publication dans Bilan du résumé du livre des communistes de gauche hollandais sur "Les fondements de la production et de la distribution communistes" par Hennaut, d'aucuns pouvaient penser que les réformistes de droite ou de gauche étaient définitivement désarmés et qu'ils n'oseraient plus broncher. C'était mal les connaître. En effet, dans le numéro qui publiait la fin du résumé, leurs critiques se firent entendre : les camarades hollandais ainsi que Hennaut ne résonnaient pas en marxistes. Ensuite, nous eûmes l'étude marxiste de Mitchell sur les "Problèmes de la période de transition". Cette étude avait, bien entendu, pour but de démontrer l'utopie antimarxiste de ceux qui croient que la révolution prolétarienne libérera réellement les travailleurs de l'exploitation sous toutes ses formes. Aussi ne faut-il pas s'étonner que Mitchell se soit évertué tout au long de son article à prouver avec forces citations que cette révolution ne servira qu'à faire changer de maître aux prolétaires qui la feront – tout comme dans les révolutions passées. Nous reconnaissons le point de vue traditionnel des réformistes de tout poil. D'ailleurs Mitchell a pris soin de nous avertir dans son "exposé introductif" que son travail traiterait les points suivants : "a) des conditions historiques où surgit la révolution prolétarienne ; b) de la nécessité de l'État transitoire ; c) des catégories économiques et sociales qui, nécessairement, survivent dans la phase transitoire ; d) enfin de quelques données quant à une gestion prolétarienne de l'État transitoire".
Une fois ces points énoncés, il était facile d'imaginer ce que serait l'article. En effet, Mitchell ne se gêne nullement pour affirmer, a priori, la survivance après la révolution "des catégories économiques et sociales qui, nécessairement (!) survivent dans la phase transitoire". Cette affirmation, à elle seule, suffisait grandement à tout esprit averti pour concevoir ce qui suivrait. Ce qui étonne le plus dans l'article de Mitchell, c'est l'abondance des citations qu'un marxiste révolutionnaire peut à tout instant retourner contre ce qu'il tente de prouver et de justifier. Il n'y a pas besoin de cinquante pages de Bilan pour réduite à néant l'argumentation savante du réformiste Mitchell. Tous ceux qui ont lu Marx et Engels savent que, pour ces derniers, la fameuse période de transition marque la fin de la société capitaliste et la naissance d'une société entièrement nouvelle dans laquelle l'exploitation de l'homme par l'homme aura cessé d'exister ; c'est-à-dire où les classes auront disparu et où l'État en tant que tel n'aura plus de raison d'être. Or, dans la société de transition telle que l'entendent Mitchell et tous les réformistes avérés ou non, l'exploitation du prolétariat subsiste et ce, de la même façon qu'en régime capitaliste : par le moyen du salariat. Il y aura dans cette société une échelle des salaires …. Tout comme actuellement ! Ce qui permet de socialiser (?) d'abord les branches les plus avancées de la production, puis, on ne sait pas quand ni comment, toute la production industrielle et agricole. Autrement dit, pendant la phase transitoire, une partie des travailleurs continueront à être exploités par des particuliers, les autres étant désormais exploités par l'État-Patron. Partant de ce point de vue, la phase supérieure du communisme correspondrait à l'étatisation intégrale de la production, au capitalisme d'État tel que nous le voyons fonctionner en Russie ! Le plus révoltant c'est qu'on ose s'appuyer sur Marx et Engels pour défendre un tel point de vue. On sait que Staline osa également, dans son discours du 23 juin 1931, s'appuyer sur Marx pour justifier l'incroyable inégalité des salaires qui règne en URSS et, tout comme Mitchell, en invoquant la qualité du travail fourni. Or Marx s'est expliqué clairement à ce sujet dans sa Critique du programme de Gotha. Est-il besoin de rappeler que, pour Marx, l'inégalité qui subsiste dans la première phase du communisme ne proviendra nullement, comme le pensent les Mitchell, de l'inégalité dans la rétribution du travail, mais simplement du fait que les ouvriers ne vivent pas tous de la même façon : "un ouvrier est marié, dit Marx, l'autre non ; l'un a plus d'enfants que l'autre, etc., etc. À égalité de travail et par conséquent à égalité de participation au fonds social de consommation, l'un reçoit effectivement plus que l'autre, etc… Pour éviter toutes ces difficultés, le droit devrait être non pas égal, mais inégal." Ceci est trop clair pour qu'il soit nécessaire d'insister.
On sait que, d'après Marx, "le salariat est la condition d'existence du capital", c'est-à-dire que si l'on veut tuer le capital, il faut abolir le salariat. Mais les réformistes ne l'entendent pas ainsi : la révolution consiste pour eux à faire passer progressivement tout le capital entre les mains de l'État afin que celui-ci devienne le seul maître. Ce qu'ils veulent c'est remplacer le capitalisme privé par le capitalisme d'État. Mais ne leur parlez pas d'abolir l'exploitation capitaliste, de détruire la machine étatique qui sert qui sert à maintenir cette exploitation : les prolétaires doivent faire la révolution uniquement pour changer de maître. Tous ceux qui conçoivent la révolution comme un moyen de se libérer de l'exploitation sont de vulgaires utopistes. Avis aux ouvriers révolutionnaires !
Rien de plus pénible que de répondre à une critique qui prend la liberté de s'exercer contre une matière qu'elle ne s'est pas ou s'est imparfaitement assimilée et qui croit d'autant plus facilement pouvoir donner des formulations justes mais en réalité purement illusoires.
Rassurons immédiatement notre contradicteur sur notre pseudo "réformisme de gauche" : tout ce qu'il invoque contre nous pour justifier ce "réformisme" est précisément combattu dans notre étude de la manière la moins équivoque possible. Au surplus, il ne peut suffire que notre correspondant nous reproche "l'abondance" des citations, mais il lui faut prouver ce qu'il insinue, à savoir que ces citations ont une signification contraire à celle que nous leur donnons. S'il ne peut apporter cette démonstration, il lui est encore loisible, s'il aime les solutions faciles et simplistes, de contester le bien-fondé de certaines conceptions, par exemple des remarques de Marx quant à la nécessité de tolérer temporairement la rémunération inégale du travail dans la période transitoire. Il peut, dans ce cas, "répudier" Marx, mais non déformer sa pensée.
Sur la question de la rémunération du travail, puisque notre contradicteur est d'avis que Marx ne l'a pas développée comme nous l'affirmons, qu'il veuille donc recevoir toute la partie de notre travail où nous traitons de la mesure du travail (Bilan n° 34, pages 1133 à 1138) et toute la partie où nous traitons de la rétribution du travail, particulièrement à partir du bas de la page 1157 jusqu'au haut de la deuxième colonne de la page 1159 (n°35).
En outre, n'en déplaise au camarade, c'est Marx qui affirme la survivance d'une transition des catégories capitalistes comme la valeur, l'argent, le salaire puisque la période de dictature du prolétariat "porte encore les stigmates de l'ancienne société des flancs de laquelle elle sort" (Voir Critique du Programme de Gotha et page 1137 de Bilan).
D'autre part, sur le problème de l'État, comment peut-on nous poser en défenseurs du capitalisme d'État sur la base de ce que nous avons développé dans la deuxième partie de notre travail ? (Bilan n° 31, page 1035)
Si notre correspondant ne partage pas notre opinion sur cette question capitale, qu'il donne au moins la sienne et s'engage dans la voie de la critique positive.
Mitchell
Links
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/pdf/rint_152.pdf
[2] https://fr.internationalism.org/rinte60/prolet.htm
[3] https://fr.internationalism.org/rinte64/decompo.htm
[4] https://fr.internationalism.org/nation_classe.htm
[5] https://fr.internationalism.org/en/tag/vie-du-cci/resolutions-congres
[6] https://fr.internationalism.org/#_ftn1
[7] https://fr.internationalism.org/#_ftn2
[8] https://fr.internationalism.org/#_ftn3
[9] https://fr.internationalism.org/#_ftn4
[10] https://fr.internationalism.org/#_ftn5
[11] https://fr.internationalism.org/#_ftn6
[12] https://fr.internationalism.org/#_ftn7
[13] https://fr.internationalism.org/#_ftn8
[14] https://fr.internationalism.org/#_ftnref1
[15] https://fr.internationalism.org/#_ftnref2
[16] https://fr.internationalism.org/#_ftnref3
[17] https://fr.internationalism.org/#_ftnref4
[18] https://fr.internationalism.org/#_ftnref5
[19] https://fr.internationalism.org/#_ftnref6
[20] https://fr.internationalism.org/#_ftnref7
[21] https://fr.internationalism.org/#_ftnref8
[22] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/52/amerique-centrale-et-du-sud
[23] https://fr.internationalism.org/#_ftn9
[24] https://fr.internationalism.org/#_ftn10
[25] https://fr.internationalism.org/#_ftn11
[26] https://fr.internationalism.org/#_ftn12
[27] https://fr.internationalism.org/#_ftn13
[28] https://www.marxists.org/francais/marx/works/1875/05/18750500a.htm
[29] https://libcom.org/article/karl-marx-and-state
[30] https://www.libcom.org/library/lenin-liberal-reply-chris-cutrone
[31] https://fr.internationalism.org/#_ftnref9
[32] https://fr.internationalism.org/#_ftnref10
[33] https://mondialisme.org/
[34] https://fr.internationalism.org/#_ftnref11
[35] https://fr.internationalism.org/#_ftnref12
[36] https://fr.internationalism.org/#_ftnref13
[37] https://fr.internationalism.org/en/tag/conscience-et-organisation/gauche-italienne
[38] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/periode-transition