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Revue Internationale no93 - 2e trimestre 1998

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Chômage: la bourgeoisie prend les devants face à la montée de la colère ouvrière

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A plusieurs reprises, au cours de l'hiver, on a assisté dans les deux plus grands pays d'Europe occidentale à des mobilisations autour de la question du chômage. En France, c'est sur plusieurs mois que se sont succédées des manifestations de rue dans les principales villes du pays ainsi que des occupations de lieux publics (notamment les organismes chargés de verser les indemnités au chômeurs). En Allemagne, on a eu droit le 5 février à une série de manifestations dans tout le pays appelées par les organisatons de chômeurs et les syndicats. La mobilisation n'a pas connu la même envergure qu'en France mais elle a été abondamment rapportée par les médias. Faut-il voir dans ces mobilisations une manifestation authentique de la combativité ouvrière ? Nous verrons plus loin que ce n'est pas le cas. Cependant, la question du chômage est fondamentale pour la classe ouvrière puisque celui-ci constitue une des formes les plus importantes des attaques qu'elle subit du capital en crise. En même temps, la montée et la permanence du chômage constitue une des meilleures preuves de la faillite du système capitaliste. Et c'est justement l'importance de cette question qui se trouve en arrière plan des mobilisations que l'on connaît à l'heure actuelle.

Avant que de pouvoir analyser la signification de ces mobilisations, il nous faut situer l'importance du phénomène du chômage pour la classe ouvrière mondiale et les perspectives de ce phénomène.

Le chômage aujourd'hui et ses perspectives

Aujourd'hui, le chômage touche des secteurs énormes de la classe ouvrière dans la plupart des pays de la planète. Dans le tiers-monde, la proportion de la population sans emploi varie souvant entre 30 et 50 %. Et même dans un pays comme la Chine qui, au cours des dernières années était présenté par les « experts » comme un des grands champions de la croissance, il y aura au moins 200 millions de chômeurs dans deux ans ([1] [1]). Dans les pays d'Europe de l'est appartenant à l'ancien bloc russe, l'effondrement économique a jeté à la rue des millions de travailleurs et si, dans quelques rares pays tel la Pologne, un taux de croissance assez soutenu permet, au prix de salaires misérables, de limiter les dégats, dans la majorité d'entre eux, et particulièrement en Russie, on assiste à une véritable clochardisation de masses énormes d'ouvriers contraints pour survivre d'exercer des « petits boulots » sordides comme de vendre des sacs en plastique dans les couloirs du métro. ([2] [2])

Dans les pays les plus développés, même si la situation n'est pas aussi tragique que dans ceux qu'on vient d'évoquer, le chômage massif est devenu une plaie de la société. Ainsi, pour l'ensemble de la Communauté européenne, le taux officiel des « demandeurs d'emploi » par rapport à la population en âge de travailler est de l'ordre de 11% alors qu'il était de 8 % en 1990, c'est-à-dire au moment où le président américain Bush promettait, avec l'effondrement du bloc russe, une « ère de propérité ».

Les chiffres suivants donnent une idée de l'importance actuelle du fléau que constitue le chômage :

Pays

Taux de chômage fin 1996

Taux de chômage fin 1997

Allemagne

9,3

11,6

France

12,4

12,3

Italie

11,9

12,3

Royaume-Uni

7,5

5,0

Espagne

21,6

20,5

Pays-Bas

6,4

5,3

Belgique

9,5

Suède

10,6

8,4

Canada

9,7

9,2

Etats-Unis

5,3

4,6

Sources : OCDE et ONU.

Ces chiffres méritent cependant des commentaires.

En premier lieu, il s'agit de chiffres officiels calculés suivant des critères qui masquent une proportion considérable du chômage. Ainsi, ils ne prennent pas en compte (entre autres) :

– les jeunes qui poursuivent leur scolarité parce qu'ils ne réussissent pas à trouver un emploi ;

– les chômeurs qu'on oblige à accepter des emplois sous-payés sous peine de perdre leurs allocations ;

– ceux qui sont envoyés en formation ou en stage censés leur ouvrir le marché du travail mais qui ne servent en réalité à rien ;

– les travailleurs âgés qui ont été mis en pré-retraite avant l'âge légal de sortie de la vie active.

De même, ces chiffres ne tiennent pas compte du chômage partiel, c'est-à-dire de tous les travailleurs qui ne réussissent pas à trouver un emploi stable à plein temps (par exemple les intérimaires dont le nombre est en progression continue depuis plus de dix ans).

D'ailleurs, tous ces faits sont bien connus des « experts » de l'OCDE qui, dans leur revue pour spécialistes, sont obligés d'avouer que : « Le taux classique de chômage... ne mesure pas la totalité du sous-emploi. » ([3] [3])

En second lieu, il importe de comprendre la signification des chiffres concernant les « premiers de la classe » que sont les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Pour beaucoup d'experts, ces chiffres seraient la preuve de la supériorité du « modèle anglo-saxon » par rapport aux autres modèles de politique économique. Ainsi on nous rebat les oreilles sur le fait qu'aux Etats-Unis le chômage atteint aujourd'hui les taux les plus bas depuis un quart de siècle. C'est vrai que l'économie américaine connaît actuellement un taux de croissance de la production supérieur à celui des autres pays développés et qu'elle a créé au cours des cinq dernières années 11 millions d'emplois. Cependant, il est nécessaire de préciser que la plupart de ces derniers sont des « emplois MacDonald », c'est-à-dire toutes sortes de petits boulots précaires et très mal payés qui font que la misère se maintient à des niveaux inconnus depuis les années 1930 avec, notamment, son cortège de centaines de milliers de sans abris et de millions de pauvres privés de toute couverture sociale.

Tout cela est clairement avoué par quelqu'un qu'on ne peut soupçonner de dénigrer les Etats-Unis puisqu'il s'agit du ministre du travail durant le premier mandat de Bill Clinton dont il est un ami personnel de longue date : « Depuis vingt ans, une grande partie de la population américaine connaît une stagnation ou une réduction des salaires réels, compte tenu de l'inflation. Pour la majorité des travailleurs, la baisse a continué malgré la reprise. En 1996, le salaire réel moyen se situait au dessous de son niveau de 1989, soit avant la dernière récession. Entre la mi-1996 et la mi-1997, il n'a augmenté que de 0,3 %, tandis que les plus bas revenus poursuivaient leur chute. La proportion d'Américains considérés comme pauvres, selon la définition et les statistiques officielles, est aujourd'hui supérieure à ce qu'elle était en 1989. » ([4] [4])

Cela dit, ce que les laudateurs du « modèle » made in USA oublient aussi en général de préciser c'est que les 11 millions d'emplois nouveaux créés par l'économie américaine correspondaient à une augmentation de 9 millions de la population en âge de travailler. Ainsi, une très grande part des résultats « miraculeux » de cette économie dans le domaine du chômage résulte d'une mise en oeuvre à grande échelle des artifices, signalés plus haut, permettant de masquer celui-ci. D'ailleurs, aux Etats-Unis, le fait est reconnu aussi bien par les revues économiques les plus prestigieuses que par les autorités politiques elles-mêmes : « Le taux de chômage officiel aux Etats-Unis est devenu progressivement de moins en moins descriptif de la véritable situation prévalant sur le marché du travail ». ([5] [5]) Cet article démontre que « dans la population masculine de 16 à 55 ans, le taux de chômage officiel ne réussit à saisir comme "chômeurs" que 37 % des sans emploi ; les 63% restant, bien qu'étant dans la force de l'âge, étant classé comme "non emploi", "hors de la population active". » ([6] [6])

De même, la publication officielle du ministère du Travail américain expliquait : « Le taux de chômage officiel est commode et bien connu ; néanmoins, en nous concentrant trop sur cette seule mesure, nous pouvons obtenir une vision déformée de l'économie des autres pays, comparée à celle des Etats-Unis [...]. D'autres indicateurs sont nécessaires si l'on veut interpréter de manière intelligente les situations respectives sur les différents marchés du travail. » ([7] [7])

En réalité, sur base d'études qui ne sont pas le fait d'abominables « subversifs », on peut considérer qu'aux Etas-Unis un taux du chômage de 13 % est beaucoup plus proche de la réalité que celui de moins de 5 % qui est agité partout comme la preuve du « miracle américain ». Peut-il en être autrement lorsque ne sont considérés comme chômeurs (suivant les critères du BIT, Bureau international du Travail) que ceux qui :

– ont travaillé moins d'une heure au cours de la semaine de référence ;

– ont recherché activement un emploi au cours de cette semaine ;

– sont immédiatement disponibles pour un emploi.

Ainsi, aux Etats-Unis, où la plupart des jeunes font des petits « jobs », ne sera pas considéré comme chômeur celui qui, pour quelques dollars, a tondu la pelouse de son voisin ou gardé ses enfants la semaine précédente. Il en sera de même de celui qui s'est découragé après des mois ou des années d'échecs auprès d'hypothétiques employeurs ou de la mère célibataire qui n'est pas « immédiatement disponible » puisqu'il n'existe pratiquement pas de crèches collectives.

La « succes story » de la bourgeoisie britannique est encore plus mensongère que celle de sa grande soeur d'outre-atlantique. L'observateur naïf est confronté à un paradoxe : entre 1990 et 1997, le niveau de l'emploi a décru de 4 % et, pourtant, durant la même période, le taux de chômage officiel est passé de 10 % à 5 %. En fait, comme le dit pudiquement une institution financière internationale des plus « sérieuses » : « le recul du chômage britannique semble dû en totalité à l'accroissement de la proportion des inactifs. » ([8] [8])

Et pour comprendre le mystère de cette transformation des chômeurs en « inactifs », on peut lire ce qu'en dit un journaliste du Guardian, journal anglais qu'on aurait du mal à classer dans la presse révolutionnaire :

« Lorsque Mme Margaret Thatcher remporta sa première élection, en 1979, le Royaume-Uni comptait 1,3 million de chômeurs officiels. Si la méthode de calcul n'avait pas changé, il y en aurait actuellement un peu plus de 3 millions. Un rapport de la Middland's Bank, publié récemment, estimait même leur nombre à 4 millions, soit 14 % de la population active - plus qu'en France ou en Allemagne. »

« ... le gouvernement britannique ne comptabilise plus les sans-emploi, mais uniquement les bénéficiaires d'une allocation de chômage de plus en plus ciblée. Après avoir changé 32 fois la manière de recenser les chômeurs, il a décidé d'exclure des centaines de milliers d'entre eux des statistiques grâce à la nouvelle réglementation de l'indemnité chômage, qui supprime le droit à l'allocation après six mois au lieu de douze. »

« La majorité des emplois créés sont des emplois à temps partiel, dont, pour beaucoup, non choisi. Selon l'inspection du travail, 43 % des emplois créés entre l'hiver 1992-1993 et l'automne 1996 correspondaient à un temps partiel. Presque un quart des 28 millions de travailleurs sont embauchés pour un emploi de ce type. La proportion n'est que d'un travailleur sur six en France et en Allemagne. » ([9] [9])

Les tricheries à grande échelle qui permettent à la bourgeoisie des deux « champions de l'emploi » anglo-saxons de plastronner bénéficient dans les autres pays d'un silence complaisant de la part de nombreux « spécialistes », économistes et politiciens de tous bords, et particulièrement de la part des médias de masse (ce n'est que dans des publications assez confidentielles que le pot aux roses est dévoilé). La raison en est simple : il faut ancrer l'idée que les politiques, pratiquées au cours de la dernière décennie dans ces pays avec une brutalité toute particulière, visant à réduire les salaires et la protection sociale, à développer la « flexibilité », sont efficaces pour limiter les dégats du chômage massif. En d'autres termes, il faut convaincre les ouvriers que les sacrifices sont « payants » et qu'ils ont tout intérêt à accepter les diktats du capital.

Et comme la bourgeoisie ne met pas tous ses oeufs dans le même panier, qu'elle veut quand même, afin de semer encore plus de confusion dans la tête des ouvriers, leur donner des consolations en leur affirmant qu'il peut exister un « capitalisme à visage humain », certains de ses hommes de confiance se revendiquent aujourd'hui de l'exemple néerlandais ([10] [10]). Il est donc nécessaire de dire un mot du « bon élève » de la classe européenne, les Pays-Bas.

Là aussi, les chiffres officiels du chômage ne veulent rien dire. Comme en Grande-Bretagne, la baisse du taux de chômage est allée de pair avec une... baisse de l'emploi. Ainsi, le taux d'emploi (pourcentage de la population d'âge actif travaillant effectivement) est passé de 60 % en 1970 à 50,7 % en 1994.

Le mystère disparaît lorsque l'on constate que : « La part des postes à temps partiel dans le nombre total des emplois est passée, en vingt ans, de 15 % à 36 %. Et le phénomène s'accélère, puisque [...] les neuf dixièmes des emplois créés depuis dix ans totalisent entre 12 heures et 36 heures par semaine. » ([11] [11]) Par ailleurs, une proportion considérable de la force de travail exédentaire est sortie des chiffres du chômage pour entrer dans ceux, plus élevés encore, de l'invalidité. C'est ce que constate l'OCDE lorsqu'elle écrit que : « Les estimations de cette composante "chômage déguisé" dans le nombre de personnes en invalidité varient grandement, allant d'un peu plus de 10 % à environ 50 %. » ([12] [12])

Comme le dit l'article du Monde diplomatique cité plus haut : « A moins d'imaginer une faiblesse génétique frappant les gens d'ici, et eux seuls, comment expliquer autrement que le pays compte plus d'inaptes au travail que de chômeurs » Evidemment, une telle méthode qui permet aux patrons de « moderniser » à bon compte leur entreprise en se débarassant de leur personnel vieillissant et peu « malléable » n'a pu être appliquée que grâce à un système d'assurance sociale parmi les plus « généreux » du monde. Mais à l'heure où justement ce système est radicalement remis en cause (comme partout ailleurs dans les pays avancés), il sera de plus en plus difficile à la bourgeoisie de camouffler ainsi le chômage. D'ailleurs, les nouvelles lois exigent que ce soient les entreprises qui versent pendant cinq ans les pensions d'invalidité ce qui va les dissuader de déclarer « invalides » les travailleurs dont elles veulent se débarasser. En fait, dès à présent, le mythe du « paradis social » que représentaient les Pays-Bas est sérieusement égratigné quand on sait que, d'après une enquête européenne (citée par The Guardian du 28 avril 1997), 16 % des enfants néerlandais appartiennent à des familles pauvres, contre 12 % en France. Quant au Royaume-Uni, pays du « miracle », ce chiffre y est de 32 % !

Ainsi, il n'existe pas d'exception à la montée du chômage massif dans les pays les plus développés. Dès à présent, dans ces pays, le taux de chômage réel (qui doit notamment prendre en compte tous les temps partiels non souhaités ainsi que tous ceux qui ont renoncé à rechercher un emploi) va de 13 % à 30 % de la population active. Ce sont des chiffres qui s'approchent de plus en plus de ceux connus par les pays avancés lors de la grande « dépression » des années 1930. Au cours de cette période, les taux ont atteint les valeurs de 24 % aux Etats-Unis, 17,5 % en Allemagne et 15 % en Grande-Bretagne. A part le cas des Etats-Unis, on constate que les autres pays ne sont pas loin d'atteindre ces sinistres « records ». Dans certains pays, le chômage a même dépassé le niveau des années 1930. C'est le cas notamment de l'Espagne, de la Suède (8 % en 1933), de l'Italie (7 % en 1933) et de la France (5 % en 1936, ce qui est probablement tout de même un chiffre sous-estimé). ([13] [13])

Enfin, il ne faut pas se laisser tromper par le léger recul des taux de chômage pour 1997 qui est aujourd'hui claironné par la bourgeoisie (et qui apparaît sur le tableau donné plus haut). Comme on l'a vu, les chiffres officiels ne signifient pas grand chose et surtout, ce recul qui est imputable à une « reprise » de la production mondiale au cours des dernières années va rapidement laisser la place à une nouvelle avancée dès lors que l'économie mondiale va de nouveau se confronter à une nouvelle récession ouverte comme celle que nous avons connue en 1974, en 1978, au début des années 1980 et au début des années 1990. Une récession ouverte qui est inévitable du fait que le mode de production capitaliste est absolument incapable de surmonter la cause de toutes les convulsions qu'il connaît depuis une trentaine d'années : la surproduction généralisée, son incapacité historique de trouver en quantité suffisante des marchés pour sa production. ([14] [14])

D'ailleurs, l'ami de Clinton que nous avons cité plus haut est clair sur le sujet : « L'expansion est un phénomène temporaire. Les Etats-Unis bénéficient pour l'heure d'une croissance très élevée, qui entraîne avec elle une bonne partie de l'Europe. Mais les perturbations survenues en Asie, de même que l'endettement grandissant des consommateurs américains, laissent penser que la vitalité de cette phase du cycle pourraît ne pas durer très longtemps. »

Effectivement, ce « spécialiste » met le doigt, sans oser évidemment aller jusqu'au bout de son raisonnement, sur les éléments fondamentaux de la situation actuelle de l'économie mondiale :

– le capitalisme n'a pu poursuivre son « expansion » depuis trente ans qu'au prix d'un endettement de plus en plus astronomique de tous les acheteurs possibles (notamment les ménages et les entreprises ; les pays sous-développés au cours des années 1970 ; les Etats, et particulièrement celui des Etats-Unis, au cours des années 1980 ; les « pays émergents » d'Asie au début des années 1990…) ;

– la faillite de ces derniers, qu'on a connue depuis l'été 1997, a une portée qui dépasse amplement leurs frontières ; elle exprime celle de l'ensemble du système capitaliste qu'elle vient aggraver encore.

Ainsi, le chômage massif qui résulte directement de l'incapacité du capitalisme à surmonter les contradictions que lui imposent ses propres lois ne saurait disparaître, ni même reculer. Il ne peut que s'aggraver inexorablement, quels que soient les artifices que va déployer la bourgeoisie pour tenter de le masquer. Il va continuer à jeter des masses croissantes de prolétaires dans le misère et le dénuement le plus insupportable.

La classe ouvrière devant la question du chômage

Le chômage est un fléau pour l'ensemble de la classe ouvrière. Il ne frappe pas seulement ceux de ses membres qui se retrouvent sans emploi mais affecte tous les ouvriers. D'une part, il conduit à un appauvrissement radical des familles ouvrières – de plus en plus nombreuses – qui comptent un chômeur dans leurs rangs, voire plusieurs. D'autre part, il se répercute sous forme d'une augmentation des prélévements sur tous les salaires destinés à verser des indemnités aux sans emploi. Enfin, il est utlisé par les capitalistes pour exercer sur les ouvriers un chantage brutal au salaire et à leurs conditions de travail. En fait, tout au cours des dernières décennies, depuis que la crise ouverte a mis fin à la « prospérité » illusoire du capitalisme des « trente glorieuses », c'est principalement à travers le chômage que la bourgeoisie des pays les plus développés s'est attaquée aux conditions de vie des exploités. Elle savait pertinemment, depuis les grandes grèves qui ont secoué l'Europe et le monde à partir de 1968, que des réductions ouvertes du salaire direct ne pourrait que provoquer des réactions extrêment violentes et massives du prolétariat. Dès lors, elle a concentré ses attaques contre le salaire indirect versé par l'Etat du « welfare state » en réduisant de plus en plus toutes les prestations sociales, notamment au nom de la « solidarité avec les chômeurs », et elle a radicalement réduit la masse salariale en jetant à la rue des dizaines de millions d'ouvriers.

Mais le chômage n'est pas que le fer de lance des attaques que le capitalisme en crise est obligé de porter contre ceux qu'il exploite. Dès lors qu'il s'installe de façon massive et durable, que, sans retour, il rejette du salariat des proportions immenses de la classe ouvrière, il constitue le signe le plus évident de la faillite définitive, de l'impasse d'un mode de production dont la tâche historique avait été justement de transformer une masse croissante des habitants de la planète en salariés. En ce sens, bien qu'il représente pour des dizaines de millions de prolétaires une véritable tragédie, où la détresse économique est encore aggravée par la détresse morale, dans un monde où le travail constitue le principal moyen d'intégration et de reconnaissance sociale, il peut constituer un puissant facteur de prise de conscience pour la classe ouvrière de la nécessité de renverser le capitalisme. De même, si le chômage prive les prolétaires de la possibilité d'utiliser la grève comme moyen de lutte, il ne les condamne pas nécessairement à l'impuissance. La lutte de classe du prolétariat contre les attaques que lui porte le capitalisme en crise constitue le moyen essentiel lui permettant de regrouper ses forces et de prendre conscience en vue du renversement de ce système. Mais cette lutte de classe peut revêtir bien d'autres moyens que la grève. Les manifestations de rue où les prolétaires se retrouvent ensemble par dessus leurs entreprises et leurs divisions sectorielles en sont un autre des plus importants, et qui a été amplement employé dans les périodes révolutionnaires. Et là, les ouvriers au chômage peuvent prendre toute leur place. De même ces derniers, à condition qu'ils soient capables de se regrouper en dehors du contrôle des organes bourgeois destinés à les encadrer, peuvent se mobiliser dans la rue pour empêcher les expulsions ou les coupures d'électricité, pour occuper des mairies ou des lieux publics afin d'exiger le versement d'indemnités d'urgence. Comme nous l'avons souvent écrit, « en perdant l'usine les chômeurs gagnent la rue » ([15] [15]), et ils peuvent, ce faisant, surmonter plus facilement les divisions catégorielles que la bourgeoisie entretient au sein de la classe ouvrière, notamment au moyen des syndicats. Il ne s'agit nullement ici d'hypothèses abstraites mais d'expériences déjà vécues par la classe ouvrière, notamment au cours des années 1930 aux Etats-Unis où s'étaient constitués de nombreux comités de chômeurs en dehors du contrôle syndical.

Cependant, malgré l'apparition d'un chômage massif au cours des années 1980, nous n'avons assisté nulle part à la constitution de comités de chômeurs significatifs (sinon à quelques tentatives embryonnaires rapidement vidées de leur contenu par les gauchistes et qui ont fait long feu) et encore moins à des mobilisations massives d'ouvriers au chômage. Pourtant, ces années étaient celles où se développaient d'importantes luttes ouvrières qui se rendaient de plus en plus capables de se dégager de l'emprise des syndicats. L'absence de véritable mobilisation des ouvriers au chômage jusqu'à présent, contrairement à ce qu'on avait vu au cours des années 1930, s'explique par plusieurs raisons.

D'une part, la montée du chômage à partir des années 1970 a été beaucoup plus progressive que lors de la « grande dépression ». A cette époque, on a assisté, avec la débandade qui caractérise les débuts de la crise, à une explosion sans égal du nombre des chômeurs (par exemple, aux Etats-Unis, le taux de chômage passe de 3 % en 1929 à 24 % en 1932). Dans la présente crise aiguë, même si on a assisté à de rapides progressions de ce fléau (particulièrement au milieu des années 1980 et au cours des dernières années), la capacité de la bourgeoisie à ralentir le rythme de l'effondrement de l'économie lui a permis d'étaler ses attaques contre le prolétariat, notamment sous la forme du chômage. D'autre part, dans les pays avancés, la bourgeoisie a appris à affronter le problème du chômage de façon beaucoup plus adroite que par le passé. Par exemple, en limitant les licenciements « secs », qui ont été remplacés par des « plans sociaux » envoyant pour un certain temps les ouvriers « en recyclage » avant qu'ils se retrouvent totalement à la rue, en leur attribuant des indemnités temporaires qui leur permettent de survivre dans un premier temps, la classe dominante a en bonne partie désamorçé la bombe du chômage. Aujourd'hui, dans la plupart des pays industriels, ce n'est souvent qu'au bout de six mois ou un an que l'ouvrier privé d'emploi se retrouve complètement privé de ressources. A ce moment là, après qu'il se soit enfoncé dans l'isolement et l'atomisation, il peut beaucoup plus difficilement se regrouper avec ses frères de classe pour mener des actions collectives. Enfin, l'incapacité des secteurs, pourtant massifs, de la classe ouvrière au chômage à se regrouper trouve son origine dans le contexte général de la décomposition de la société capitaliste qui encourage le « chacun pour soi » et le désespoir :

« Un des facteurs aggravants de cette situation est évidemment le fait qu'une proportion importante des jeunes générations ouvrières subit de plein fouet le fléau du chômage avant même qu'elle n'ait eu l'occasion, sur les lieux de travail et de lutte, de faire l'expérience d'une vie collective de classe. En fait, le chômage, qui résulte directement de la crise économique, s'il n'est pas en soi une manifestation de la décomposition, débouche, dans cette phase particulière de la décadence, sur des conséquences qui font de lui un élément singulier de cette décomposition. S'il peut en général contribuer à démasquer l'incapacité du capitalisme à assurer un futur aux prolétaires, il constitue également, aujourd'hui, un puissant facteur de "lumpénisation" de certains secteurs de la classe, notamment parmi les jeunes ouvriers, ce qui affaiblit d'autant les capacités politiques présentes et futures de celle-ci. Cette situation s'est traduite, tout au long des années 1980, qui ont connu une montée considérable du chômage, par l'absence de mouvements significatifs ou de tentative réelles d'organisation de la part des ouvriers sans emploi. » ([16] [16])

Cela dit, le CCI n'a considéré à aucun moment que les chômeurs ne pourraient jamais s'intégrer dans le combat de leur classe. En réalité, comme nous l'écrivions déjà en 1993 :

« Le déploiement massif des combats ouvriers constituera un puissant antidote contre les effets délétères de la décomposition, permettant de surmonter progressivement, par la solidarité de classe que ces combats impliquent, l'atomisation, le "chacun pour soi" et toutes les divisions qui pèsent sur le prolétariat : entre catégories, branches d'industrie, entre immigrés et nationaux, entre chômeurs et ouvriers au travail. En particulier, si, du fait du poids de la décomposition, les chômeurs n'ont pu, au cours de la décennie passée, et contrairement aux années 1930, entrer dans la lutte (sinon de façon très ponctuelle), s'ils ne pourront jouer un rôle d'avant garde comparable à celui des soldats dans la Russie de 1917 comme on aurait pu le prévoir, le développement massif des luttes prolétariennes leur permettra, notamment dans les manifestations de rue, de rejoindre le combat général de leur classe, et cela d'autant plus que, parmi eux, la proportion de ceux qui ont déjà une expérience du travail associé et de la lutte sur le lieu de travail ne pourra aller qu'en croissant. Plus généralement, si le chômage n'est pas un problème spécifique des sans travail mais bien une question affectant et concernant toute la classe ouvrière, notamment en ce qu'il constitue une manifestation tragique et évidente de la faillite historique du capitalisme, c'est bien ces mêmes combats à venir qui permettront à l'ensemble du prolétariat d'en prendre pleinement conscience. » ([17] [17])

Et c'est justement parce que la bourgeoisie a compris cette menace qu'elle fait aujourd'hui la promotion des mobilisations de chômeurs.

La signification véritable des « mouvements de chômeurs »

Pour comprendre la signification de ce qui s'est passé ces derniers mois, il importe de mettre en évidence un premier élément d'une importance capitale : ces « mouvements » n'étaient nullement une expression d'une véritable mobilisation du prolétariat sur son terrain de classe. Pour s'en convaincre, il suffit de constater que les médias bourgeois ont couvert ces mobilisations avec un maximum de moyens, allant même quelques fois jusqu'à en gonfler l'importance. Et cela non seulement au niveau des pays où ils se déroulaient, mais aussi à l'échelle internationale. Depuis le début des années 1980, notamment quand s'est amorcée une reprise des combats de classe avec la grève du secteur public en Belgique, à l'automne 1983, l'expérience a montré que lorsque la classe ouvrière engage des combats sur son propre terrain, des combats qui menacent réellement les intérêts de le bourgeoisie, cette dernière les recouvre d'un black-out médiatique complet. Quand on voit les journaux télévisés consacrer une part considérable de leur temps à couvrir des manifestations, quand la télévision allemande montre les chômeurs français en train de défiler et que sa consoeur d'outre-Rhin fait la même chose peu après pour les chômeurs allemands, on peut être sûr que la bourgeoisie a intérêt à donner le maximum de publicité à ces événements. En fait, nous avons assisté au cours de cet hiver à un petit « remake » de ce qui s'était passé à la fin de l'automne 1995 en France avec les grèves dans le secteur public qui, elles aussi, avaient été amplement médiatisées dans tous les coins du monde. Il s'agissait de mettre sur les rails une manœuvre à l'échelle internationale visant à crédibiliser les syndicats avant que ces derniers n'aient à intervenir comme « pompiers sociaux » quand se développeraient de nouveaux combats de classe massifs. La réalité de la manœuvre s'était manifestée rapidement avec la copie conforme des grèves de décembre 1995 en France que les syndicats belges avaient mise en place en se reférant ostensiblement à « l'exemple français ». Elle s'était confirmée quelques mois après, en mai-juin 1996 en Allemagne, où les dirigeants syndicalistes aussi en appelaient ouvertement, au moment où ils préparaient « la plus grande manifestation de l'après guerre » (le 15 juin 1996) à « faire comme en France » ([18] [18]). Cette fois-ci encore, les syndicats et organisations de chômeurs d'Allemagne se sont appuyés explicitement sur « l'exemple français » en venant à la manifestation du 6 février avec… des drapeaux bleu-blanc-rouge.

La question qui se pose n'est donc pas si les mouvements de chômeurs qu'on a vus en France et en Allemagne correspondent à une réelle mobilisation de classe mais quel objectif vise la bourgeoisie en les organisant et en les popularisant.

Car c'est bien la bourgeoisie qui est derrière l'organisation de ces mouvements. Une preuve ? En France, un des principaux organisateurs des manifestations est la CGT, la centrale dirigée par le Parti « Communiste » qui a trois ministres au sein du gouvernement chargé de gérer et de défendre les intérêts du capital national. En Allemagne, les syndicats traditionnels, dont la collaboration avec le patronat est ouverte, étaient aussi de la partie. A leurs côtés, il y avait des organisations plus « radicales », par exemple, en France, le mouvement AC (Action contre le Chômage) patronné principalement par la Ligue Communiste Révolutionnaire, une organisation trotskiste qui se veut une sorte d'opposition « loyale » au gouvernement socialiste.

Quel était donc l'objectif de la classe dominante en promouvant ces mouvements ? S'agissait-il de prendre les devants face à une menace immédiate de véritable mobilisation des ouvriers au chômage ? En fait, comme on l'a vu, de telles mobilisations ne sont pas aujourd'hui à l'ordre du jour. En réalité, la bourgeoisie visait un double objectif.

D'une part, face aux ouvriers au travail dont le mécontement ne peut que se développer face aux attaques toujours plus brutales qu'ils subissent, il s'agissait de créer une diversion, visant notamment à les culpabiliser face aux ouvriers « qui n'ont pas la chance d'avoir un travail ». Dans le cas de la France, cette agitation sur la question du chômage était un excellent moyen pour tenter d'intéresser la classe ouvrière (qui se fait un peu prier) aux projets gouvernementaux d'introduction de la semaine de 35 heures supposés permettre la création de nombreux emplois (et qui permettront surtout de bloquer les salaires et d'augmenter l'intensité du travail).

D'autre part, il s'agissait pour la bourgeoisie, comme elle l'a déjà fait en 1995, de prendre les devants par rapport à une situation qu'elle devra affronter dans le futur. En effet, même si aujourd'hui on n'assiste pas, comme durant les années 1930, à des mobilisations et des luttes d'ouvriers au chômage, cela ne signifie pas que les conditions du combat prolétarien soient moins favorables qu'alors. Bien au contraire. Toute la combativité exprimée par la classe ouvrière dans les années 1930 (par exemple en mai-juin 1936 en France, en juillet 1936 en Espagne) ne pouvait rien pour soulever la chape de plomb de la contre-révolution qui s'était abattue sur le prolétariat mondial. Cette combativité était condamnée à être dévoyée sur le terrain de l'antifascisme et de la « défense de la démocratie » préparant la guerre impérialiste. Aujourd'hui, au contraire, le prolétariat mondial est sorti de la contre-révolution ([19] [19]), et même s'il a subi, à la suite de l'effondrement des prétendus régimes « communistes », un recul politique sérieux, la bourgeoisie n'a pas réussi à lui infliger une défaite décisive remettant en cause le cours historique aux affrontements de classe.

Et cela, la classe dominante le sait pertinemment. Elle sait qu'elle devra faire face à de nouveaux combats de classe ripostant aux attaques de plus en plus brutales qu'elle devra asséner contre les exploités. Et elle sait que ces futurs combats que vont mener les ouvriers au travail risquent d'entraîner de plus en plus les ouvriers au chômage. Or, jusqu'à présent, ce secteur de la classe ouvrière est très faiblement encadré par les organisations de type syndical. Il importe à la bourgeoisie que lorsque ces secteurs vont s'engager, dans les sillage des secteurs au travail, dans les mouvements sociaux, ils n'échappent pas au contrôle des organes qui ont pour fonction d'encadrer la classe ouvrière et de saboter ses luttes : les syndicats de tout poil, y compris les plus « radicaux ». En particulier, il importe que le formidable potentiel de combativité porté par les secteurs au chômage de la classe ouvrière, le peu d'illusions qu'ils se font sur le capitalisme (et qui s'exprime pour le moment sous forme de désespoir) ne viennent « contaminer » les ouvriers au travail lorsqu'ils développerons leurs luttes. Avec les mobilisations de cet hiver, la bourgeoisie a commencé cette politique de développement de son contrôle sur les chômeurs au moyen des syndicats et des organisations qui s'y sont faites connaître.

Ainsi, mêmes s'ils résultent de manœuvres bourgeoises, ces mobilisations constituent un indice supplémentaire du fait, non seulement que la classe dominante elle-même ne se fait aucune illusion sur sa capacité à réduire le chômage, encore moins à surmonter sa crise, mais qu'elle s'attend à des combats de plus en plus puissants de la part de la classe ouvrière.

Fabienne



[1] [20]. « ... la main-d'oeuvre surnuméraire dans les campagnes oscille entre 100 et 150 millions de personnes. En ville, ce sont de 30 à 40 millions de personnes qui sont au chômage, complet ou partiel. Sans compter, bien entendu, les foules de jeunes qui se préparent à entrer sur le marché de l'emploi. » (« Paradoxale modernisation de la Chine », Le Monde Diplomatique, Mars 1997)

[2] [21]. Les statistiques sur le chômage dans ce pays ne veulent strictement rien dire. Ainsi, le chiffre officiel était de 9,3 % en 1996 alors que, entre 1986 et 1996, le PNB de la Russie a reculé d'environ 45 %. En réalité, de très nombreux ouvriers passent leurs journées sur leur lieu de travail à ne rien faire (faute de commandes pour leur entreprise) en contrepartie de salaires misérables (comparativement bien plus faibles que les indemnités de chômage dans les pays occidentaux) qui les obligent à occuper au noir un autre emploi pour pouvoir survivre.

[3] [22]. Perspectives de l'emploi, juillet 1993.

[4] [23]. Robert B. Reich, « Une économie ouverte peut-elle préserver la cohésion sociale ? » in Bilan du Monde, édition de 1998.

[5] [24]. « Unemployment and Non-employment », American Economic Review, mai 1997.

[6] [25]. « Les sans emploi aux Etat-Unis », L'état du monde 1998, Editions La Découverte, Paris.

[7] [26]. « International Comparisons of Unemployment Indicators », Monthly Labor Review, Washington, mars 1993.

[8] [27]. Banque des règlements internationaux, Rapport annuel, Bâle, juin 1997.

[9] [28]. Seumas Milne, « Comment Londres manipule les statistiques », Le Monde Diplomatique, mai 1997.

[10] [29]. « La France devrait s'inspirer du modèle économique néerlandais. » (Jean-Claude Trichet, gouverneur de la Banque de France, cité par Le Monde Diplomatique de septembre 1997). « L'exemple du Danemark et celui des Pays-Bas démontrent qu'il est possible de réduire le chômage tout en ayant des salaires relatifs assez stables. » (Banque des règlements internationaux, Rapport annuel, Bâle, juin 1997)

[11] [30]. « Miracle ou mirage aux Pays-Bas », Le Monde Diplomatique, juillet 1997.

[12] [31]. « Pays-Bas 1995-1996 », Etudes économiques de l'OCDE, Paris, 1996.

[13] [32]. Sources : Encyclopaedia Universalis, article sur « Les crises économiques » et Maddison, « Economic growth in the West », 1981.

[14] [33]. Voir Revue Internationale n° 92, « Rapport sur la crise économique au 12e congrès du CCI ».

[15] [34]. Voir notamment notre supplément « Le capitalisme n'a pas de solution au chômage », mai 1994.

[16] [35]. « La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme », Revue Internationale n° 62.

[17] [36]. « Résolution sur la situation internationale du 10e congrès du CCI », point 21, Revue Internationale n 74, 3e trimestre 1993.

[18] [37]. Voir sur ce sujet nos articles dans les numéros 84, 85 et 86 de la Revue Internationale.

[19] [38]. Voir l'article sur Mai 1968 dans ce numéro.

Récent et en cours: 

  • Crise économique [39]

Questions théoriques: 

  • Décadence [40]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La lutte Proletarienne [41]

Irak : un revers des Etats-Unis qui relance les tensions guerrières

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Le 23 février dernier, avec l'accord entre Saddam Hussein et le secrétaire général de l'ONU sur la poursuite de la mission de désarmement de l'Irak, se trouvait sanctionnée l'impasse dans laquelle les Etats-Unis s'étaient mis. Clinton était contraint de remettre l'opération « Tonnerre du désert » qui visait à déclencher de nouveaux bombardements massifs et meurtriers sur l'Irak. Cette opération militaire aurait dû réaffirmer le leadership américain aux yeux du monde entier, et particulièrement aux yeux des autres grandes puissances impérialistes telles que la France, la Russie, l'Allemagne, etc. Ce revers américain ne doit pas surprendre.

« Face à un monde dominé par le "chacun pour soi", où notamment les anciens vassaux du gendarme américain aspirent à se dégager le plus possible de la pesante tutelle de ce gendarme qu'ils avaient dû supporter face à la menace du bloc adverse [le bloc de l'Est mené par l'URSS], le seul moyen décisif pour les Etats-Unis d'imposer leur autorité est de s'appuyer sur l'instrument pour lequel ils disposent d'une supériorité écrasante sur les autres Etats : la force militaire. Ce faisant, les Etats-Unis sont pris dans une contradiction :

–  d'une part, s'ils renoncent à la mise en oeuvre ou à l'étalage de leur supériorité militaire, cela ne peut qu'encourager les pays qui contestent leur autorité à aller encore plus loin dans cette contestation ;

–  d'autre part, lorsqu'ils font usage de la force brutale, même, et surtout, quand ce moyen aboutit momentanément à faire ravaler les velléités de leurs opposants, cela ne peut que pousser ces derniers à saisir la moindre occasion pour prendre leur revanche et tenter de se dégager de l'emprise américaine. » ([1] [42])

En s'embarquant dans un tentative de réédition de la guerre du Golfe de 1990-91, la bourgeoisie américaine s'est retrouvée isolée. Exceptée la Grande-Bretagne, aucune autre puissance significative n'est venue soutenir pleinement l'initiative des Etats-Unis ([2] [43]). En 1990, l'invasion du Koweït avait fourni un argument imparable pour contraindre l'ensemble des pays à les soutenir dans la guerre. En 1996, les Etats-Unis avaient encore réussi à imposer le lancement de leurs missiles sur l'Irak malgré l'opposition de la majorité des autres puissances tout comme des principaux pays arabes. En 1998, la menace et les préparatifs de bombardements massifs apparaissaient complètement disproportionnés par rapport aux limites irakiennes aux visites des inspecteurs de l'ONU. Le prétexte était facilement « rejetable ». Mais en plus, l'équipe Clinton s'est liée les mains et a laissé cette fois-ci – contrairement à 1990 – une marge de manoeuvre considérable aussi bien à Saddam Hussein qu'aux impérialismes rivaux. Profitant de l'isolement américain, Hussein avait la possibilité d'accepter à l'heure et aux conditions qui lui convenaient la reprise de la mission de désarmement des inspecteurs des Nations Unies. Avant même la signature de l'accord entre l'ONU et l'Irak, des fractions significatives de la bourgeoisie américaine commençaient à prendre conscience du faux pas commis par Clinton. Comme l'a signalé la presse américaine après l'accord : « "le président Clinton n'avait pas véritablement le choix. » ([3] [44])

Saddam Hussein n'a pas infligé tout seul ce revers aux Etats-Unis. Sans le soutien intéressé et les conseils prodigués à Hussein par la Russie et la France, sans l'attitude approbatrice de la plupart des pays européens, de la Chine et du Japon à la politique anti-américaine de ces deux puissances, la population irakienne – qui subit quotidiennement le terrible joug de Saddam, et dont un enfant meurt toutes les 6 minutes des effets de l'embargo économique ([4] [45]) – aurait une nouvelle fois vécu la terreur des bombardements américains et britanniques.

Les réactions officielles et médiatiques ont été révélatrices du revers américain. Au lieu des proclamations exaltées sur la « sauvegarde de la paix » et de la « réussite du monde civilisé », nous avons entendu deux discours : l'un satisfait et victorieux, surtout de la part de la France et de la Russie, l'autre désappointé et revanchard de la part de la bourgeoisie américaine. A l'autosatisfaction de la bourgeoisie française, exprimée en termes diplomatiques par l'ex-ministre gaulliste Peyreffite, qui estime que la France « a contribué à aider [Clinton] à éviter un terrible faux pas en laissant ouverte l'option diplomatique » ([5] [46]), ont répondu l'amertume et les menaces de la bourgeoisie américaine : « si l'accord a été un succès au point que les français en ont tiré les bénéfices, ces derniers auront une responsabilité particulière pour assurer qu'il soit strictement appliqué dans les semaines qui viennent. » (Ibid.)

Contrairement à la crise et la guerre du Golfe en 1990-91 où les Etats-Unis avaient réussi à imposer aux autres puissances leur propre autorité et la mobilisation de tous, contrairement à septembre 1996 où les Etats-Unis avaient encore réussi à imposer le lancement de leurs missiles sur l'Irak malgré l'opposition de la majorité des autres puissances tout comme des principaux pays arabes, cette fois-ci la bourgeoisie américaine a dû reculer et abandonner son « Tonnerre du désert » : « La négociation [avec le secrétaire de l'ONU, Kofi Annan] rend impossible pour Clinton de continuer par des bombardements. C'est pour cela que les Etats-Unis ne voulaient pas que K. Annan se rende [à Bagdad]. » ([6] [47]) Et c'est pourquoi la Russie et la France ont poussé et parrainé ce voyage du secrétaire général de l'ONU. Plusieurs faits significatifs et hautement symboliques ont témoigné de cela : les voyages de Kofi Annan entre New York et Paris en Concorde français, entre Paris et Bagdad dans l'avion présidentiel de Chirac et surtout, à l'aller comme au retour, les entrevues « préférentielles » du secrétaire général de l'ONU avec ce dernier. Les conditions de ce périple ont constitué une gifle pour les Etats-Unis et l'accord obtenu est un échec pour la bourgeoisie américaine.

Cette situation ne peut qu'aggraver les antagonismes impérialistes et les tensions guerrières, car les Etats-Unis ne vont pas en rester là et laisser leur autorité bafouée sans réaction.

Ce qui vient de se produire est la dernière illustration de la tendance au « chacun pour soi » propre à la période historique actuelle du capitalisme décadent, sa période de décomposition. La capacité de Saddam Hussein à piéger les Etats-Unis, contrairement à 1990 et 1996, est due essentiellement à la difficulté accrue des Etats-Unis à maintenir leur autorité et une certaine discipline derrière leur politique impérialiste ; et cela, autant de la part des petits impérialismes locaux – dans ce cas les pays arabes (l'Arabie Saoudite, par exemple, a refusé aux troupes américaines l'utilisation de ses bases aériennes) ou Israël qui met en péril la Pax Americana au Proche-Orient – que de la part des grandes puissances rivales.

La bourgeoisie américaine ne peut laisser l'affront sans réponse. Il y va de l'affirmation de son hégémonie sur tous les continents, particulièrement au Proche-Orient dans le conflit israélo-palestinien. Déjà, elle se prépare à la « prochaine crise » en Irak : « Très peu croient à Washington que le dernier chapitre de l'histoire a été écrit. » ([7] [48]) La rivalité entre impérialismes en Irak va se centrer sur la question des inspections de l'ONU, de leur contrôle, sur celle de la levée ou non de l'embargo économique contre l'Irak. Sur ce dernier aspect, la Russie et la France sont farouchement combattues par des Etats-Unis forts du maintien de leur armada militaire dans le Golfe persique, véritable canon pointé sur la tempe des irakiens.

La bourgeoisie américaine se prépare dès à présent à la « prochaine crise » en ex-Yougoslavie, au Moyen-Orient et en Afrique. Elle annonce clairement la poursuite de son offensive en Afrique, offensive qui met en cause la présence française au premier chef et l'influence européenne en général. Elle entend bien ne pas laisser les européens, surtout la France et l'Allemagne, s'immiscer encore plus dans les conflits au Proche-Orient. Elle entend bien maintenir sa présence militaire en Macédoine alors que les tensions guerrières s'accroissent au Kosovo voisin. Dans cette province, il est clair que les récents affrontements entre les populations albanaises et les forces de police serbes ont une portée qui dépasse largement les limites de la région. Derrière les cliques nationalistes albanaises on retrouve naturellement l'Albanie et, dans une certaine mesure, d'autres pays musulmans, telles la Bosnie et la Turquie, laquelle constitue un des points d'appui traditionnel de l'impérialisme allemand dans les Balkans. Derrière la soldatesque serbe on retrouve le « grand frère » russe et, plus discrètement, les alliés traditionnels de la Serbie que sont la France et la Grande-Bretagne, une Serbie solennellement mise en garde par le gendarme américain. Ainsi, malgré les accords de Dayton en 1995, la paix ne saurait être définitive dans les Balkans. Cette région demeure une poudrière dans laquelle les différents impérialismes, et notamment le plus puissant d'entre eux, n'auront de cesse de tenter de faire valoir leurs intérêts stratégiques comme on l'a vu entre 1991 et 1995.

Ainsi, le revers que viennent de subir les Etats-Unis en Irak constitue l'annonce d'une relance et d'une exacerbation des différents conflits impérialistes aux quatre coins de la planète.

Pour toutes ces zones, cela signifie la plongée irréversible dans la barbarie guerrière et, pour leurs populations, de nouveaux massacres et la terreur.

L'impasse historique du capitalisme est la cause des conflits sanglants qui se multiplient aujourd'hui, mais aussi du maintien et de l'approfondissement dramatique de ceux qui existaient déjà. Les grandes tirades sur la paix et les vertus de la démocratie visent à rassurer les populations et, plus particulièrement, à limiter au maximum toute prise de conscience dans le prolétariat international de la réalité guerrière du capitalisme. Cette réalité est que chaque impérialisme ne cesse de se préparer pour la prochaine crise qui ne manquera pas de surgir.

RL, 14 mars 1998



[1] [49]. « Résolution sur la situation internationale, 12e congrès du CCI », Revue Internationale n° 90.

 

[2] [50]. Le fait que Kohl ait affirmé début février, lors de la « conférence sur la sécurité » de Munich, que l'Allemagne mettait ses bases aériennes à la disposition des Etats-Unis (ce qui serait allé sans dire il y a quelques années) ne doit pas être compris comme un réel soutien de ce pays à l'Oncle Sam. D'une part, faire partir d'Allemagne les avions allant bombarder l'Irak est loin d'être la solution la plus commode compte tenu de la distance et des pays « neutres » qu'ils devraient survoler. Ainsi la proposition allemande était très platonique. D'autre part, l'impérialisme allemand a comme politique de faire avancer ses pions en évitant de défier ouvertement les Etats-Unis. Après s'être opposée au grand parrain au cours de la conférence, en apportant son soutien à la position française sur la question des industries européennes d'armement (auxquelles les américains sont hostiles), la diplomatie allemande devait faire preuve de « bonne volonté » sur une question qui ne l'engageait pas beaucoup.

 

[3] [51]. International Herald Tribune, 25 février 1998.

 

[4] [52]. Le Monde Diplomatique, mars 1998.

 

[5] [53]. Le Figaro cité par l'International Herald Tribune du 25 février 1998.

 

[6] [54]. The Telegraph, 24 février 1998.

 

[7] [55]. New York Times cité par l'International Herald Tribune du 25 février 1998.

Récent et en cours: 

  • Guerre en Irak [56]

Questions théoriques: 

  • Guerre [57]

Mai 1968 : le prolétariat revient à l'avant de la scène

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Il y a 30 ans, s'est déroulé en France un grand mouvement de luttes dans lesquels étaient engagés, pendant près d'un mois, près de 10 millions d'ouvriers en grève. Il est très difficile pour les jeunes camarades qui s'approchent aujourd'hui des positions révolutionnaires de savoir ce qui s'est passé durant ce lointain mois de mai 1968. Et ce n'est pas leur faute. En réalité, la bourgeoisie a toujours déformé la signification profonde de ces événements et l'histoire bourgeoise (de droite et de gauche, sans distinction) les a toujours présentés comme une « révolte étudiante », alors qu'il s'agit de la phase la plus importante d'un mouvement qui a aussi eu lieu en Italie, aux Etats-Unis et un peu dans tous les pays industrialisés. Il n'est pas étonnant que la classe dominante cherche toujours à dissimuler aux yeux du prolétariat ses luttes passées. Et quand elle n'y parvient pas, elle fait tout pour les dénaturer, pour les présenter comme autre chose que des manifestations de l'antagonisme historique et irréductible entre la principale classe exploitée de notre époque et la classe dominante responsable de cette exploitation. Aujourd'hui la bourgeoisie poursuit son travail de mystification de l'histoire en cherchant à dénaturer la signification de la révolution d'Octobre, la présentant comme un coup d'Etat des bolcheviks assoiffés de sang et de pouvoir, contrairement à ce qu'elle fut réellement : la plus grandiose tentative de la part de la classe ouvrière de monter « à l'assaut du ciel », de prendre le pouvoir politique pour commencer à transformer la société dans un sens communiste, c'est-à-dire vers l'abolition de toute exploitation de l'homme par l'homme. Elle le fait pour exorciser le danger que constitue la mémoire historique comme arme pour le prolétariat. C'est justement parce que, pour la classe ouvrière, la connaissance de ses propres expériences passées est indispensable pour préparer les batailles d'aujourd'hui et de demain qu'il revient aux groupes révolutionnaires, à l'avant-garde politique de cette classe, de les lui rappeler sans cesse.

Les événements de Mai 68

Il y a 30 ans, le 3 mai, un meeting rassemblant quelques centaines d'étudiants, était organisé dans la cour intérieure de la Sorbonne, à Paris, par l'UNEF (syndicat étudiant) et le « Mouvement du 22 Mars » (formé à la Faculté de Nanterre en banlieue parisienne quelques semaines auparavant). Rien de très exaltant dans les discours théorisateurs des « leaders » gauchistes, mais une rumeur persistante : « Occident va attaquer ». Ce mouvement d'extrême-droite donnait ainsi le prétexte aux forces de police de « s'interposer » entre les manifestants. Il s'agissait surtout de briser l'agitation étudiante qui, depuis quelques semaines se poursuivait à Nanterre. Simple manifestation du ras-le-bol des étudiants, constitué par des mobiles aussi divers que la contestation du mandarinat universitaire ou la revendication d'une plus grande liberté individuelle et sexuelle dans la vie interne de l'Université.

Et pourtant, « l'impossible est advenu » ; pendant plusieurs jours, l'agitation va se poursuivre au Quartier latin. Elle va monter d'un cran tous les soirs : chaque manifestation, chaque meeting rassemblera un peu plus de monde que la veille : dix mille, trente mille, cinquante mille personnes. Les heurts avec les forces de l'ordre sont aussi de plus en plus violents. Dans la rue, de jeunes ouvriers se joignent au combat et, malgré l'hostilité ouvertement déclarée du PCF qui traîne dans la boue les « enragés » et « l'anarchiste allemand » Daniel Cohn-Bendit, la CGT (le syndicat d'obédience stalinienne) est contrainte, pour ne pas être complètement débordée, de « reconnaître » le mouvement de grèves ouvrières qui se déclenche spontanément et qui se généralise rapidement : dix millions de grévistes secouent la torpeur de la 5e République et marquent d'une manière exceptionnelle le réveil du prolétariat mondial.

En effet, la grève déclenchée le 14 mai à Sud-Aviation, qui s'est étendue spontanément, prend, dès le départ, un caractère radical par rapport à ce qu'avaient été jusque là les « actions » orchestrées par les syndicats. Dans les secteurs essentiels de la métallurgie et des transports, la grève est quasi générale. Les syndicats sont dépassés par une agitation qui se démarque de leur politique traditionnelle et sont débordés par un mouvement qui prend d'emblée un caractère extensif et souvent peu précis, inspiré, comme il l'était, par une inquiétude profonde même si peu « consciente ».

Dans les affrontements qui ont lieu, un rôle important est joué par les chômeurs, ce que la presse bourgeoise appelait les « déclassés ». Or, ces « déclassés », ces « dévoyés » sont de purs prolétaires. En effet, ne sont pas seulement prolétaires les ouvriers et les chômeurs ayant déjà travaillé, mais aussi ceux qui n'ont pas encore pu travailler et sont déjà au chômage. Ils sont les purs produits de l'époque de décadence du capitalisme : nous voyons dans le chômage massif des jeunes une des limites historiques du capitalisme qui, de par la surproduction généralisée, est devenu incapable d'intégrer les nouvelles générations dans le procès de production. Mais ce mouvement déclenché en dehors des syndicats, et dans une certaine mesure contre eux puisqu'il rompt avec les méthodes de lutte qu'ils préconisent en toute occasion, ceux-ci vont tout faire pour le reprendre en main.

Dès le vendredi 17 mai, la CGT diffuse partout un tract qui précise bien les limites qu'elle entend donner à son action : d'une part des revendications traditionnelles couplées à la conclusion d'accords du type de ceux de Matignon en juin 1936, garantissant l'existence des sections syndicales d'entreprise ; d'autre part l'appel à un changement de gouvernement, c'est-à-dire à des élections. Méfiants à l'égard des syndicats avant la grève, la déclenchant par dessus leur tête, l'étendant de leur propre initiative, les ouvriers ont pourtant agi, pendant la grève, comme s'ils trouvaient normal que ceux-ci se chargent de la conduire à son terme.

Contraint de suivre le mouvement pour ne pas en perdre le contrôle, le syndicat réussit finalement sa tentative et réalise un double travail avec l'aide précieuse du PCF : d'un côté, mener les négociations avec le gouvernement, de l'autre inviter les ouvriers au calme, à ne pas perturber le déroulement serein de nouvelles élections que le PCF et les socialistes réclament, faisant aussi discrètement circuler des rumeurs sur un coup d'Etat possible, sur des mouvements de troupes à la périphérie de la ville. En réalité, même si elle a été surprise et bien qu'elle soit effayée par la radicalité du mouvement, la bourgeoisie n'a aucunement l'intention de passer à la répression militaire. Elle sait bien que cela peut relancer le mouvement en mettant hors jeu les « conciliateurs » syndicaux et qu'un bain de sang est une réponse inappropriée qu'elle aurait payé par la suite. En réalité, ses forces de répression, la bourgeoisie les a déjà mises au travail. Ce ne sont pas tant les CRS (les forces de police spécialisées) – qui dispersent et attaquent les manifestations et les barricades –, mais les flics d'usines syndicaux bien plus habiles et dangereux parce qu'ils font leur sale travail de division dans les rangs ouvriers.

La première opération de police, les syndicats la réalisent en favorisant l'occupation des usines, réussissant par là à enfermer les ouvriers sur leur lieu de travail, leur enlevant la possibilité de se réunir, de discuter, de se confronter dans la rue.

Le 27 mai au matin, les syndicats se présentent devant les ouvriers, avec un compromis signé avec le gouvernement (les accords de Grenelle). A Renault, principale entreprise du pays, et « thermomètre » de la classe ouvrière, le secrétaire général de la CGT est hué par les ouvriers qui considèrent que leur combat a été vendu. Partout ailleurs les ouvriers adoptent la même attitude. Le nombre de grévistes augmente encore. Beaucoup d'ouvriers déchirent leur carte syndicale. C'est alors que les syndicats et le gouvernement se partagent le travail pour casser le mouvement. La CGT, qui a immédiatement désavoué les accords de Grenelle qu'elle avait pourtant signés, déclare qu'il faut « ouvrir des négociations branche par branche afin de les améliorer ». Le gouvernement et le patronat vont jouer le jeu, en faisant des concessions importantes dans quelques secteurs, ce qui permet d'amorcer un mouvement de reprise du travail. En même temps, le 30 mai, De Gaulle accède à la demande des partis de gauche : il dissout la Chambre des députés et convoque de nouvelles élections. Le même jour, plusieurs centaines de milliers de ses partisans défilent sur les Champs Elysées ; rassemblement hétéroclite de tous ceux qui ont une haine viscérale de la classe ouvrière et des « communistes » : habitants des beaux quartiers et militaires à la retraite, bonnes soeurs et concierges, petits commerçants et souteneurs, tout ce beau monde derrière les ministres de De Gaulle, André Malraux en tête (l'écrivain antifasciste bien connu après son engagement dans la guerre d'Espagne de 1936).

Les syndicats entre eux se partagent le travail : à la CFDT (syndicat chrétien) qui est minoritaire, il revient de prendre les habits « radicaux » afin de garder le contrôle sur les ouvriers les plus combatifs. Pour sa part, la CGT se distingue par son rôle de briseur de grève. Dans les assemblées, elle propose la fin de la grève en prétendant que les ouvriers des entreprises voisines ont déjà repris le travail, ce qui est un mensonge. Surtout, avec le PCF, elle appelle au « calme », à une « attitude responsable » (agitant même le spectre de la guerre civile et de la répression de l'armée), afin de ne pas perturber les élections qui doivent se tenir les 23 et 30 juin. Ces dernières se soldent par un raz de marée de la droite, ce qui vient écoeurer encore plus les ouvriers les plus combatifs qui avaient poursuivi leur grève jusqu'à ce moment-là.

La grève générale, malgré ses limites, a contribué par son immense élan à la reprise mondiale de la lutte de classe. Après une suite ininterrompue de reculs, depuis son écrasement après les événements révolutionnaires des années 1917-23, les évènements de mai-juin 1968 constituent un tournant décisif, non seulement en France, mais encore en Europe et dans le monde entier. Les grèves ont non seulement ébranlé le pouvoir en place mais aussi ce qui représente son rempart le plus efficace et le plus difficile à abattre : la gauche et les syndicats.

Un mouvement « étudiant » ?

Une fois sa surprise dépassée, la première panique écartée, la bourgeoisie s'est attelée à trouver des explications à ces événements qui remettent en cause sa tranquillité. Il n'est donc pas étonnant que la gauche utilise le phénomène de l'agitation étudiante pour exorciser le spectre réel qui se lève devant les yeux de la bourgeoisie apeurée – le prolétariat – et qu'elle limite les événements sociaux à une simple querelle idéologique entre générations. Mai 1968 est présenté comme étant le résultat du désoeuvrement de la jeunesse face aux inadaptations créées par le monde moderne.

Il est plus qu'évident que mai 1968 est effectivement marqué par une décomposition certaine des valeurs de l'idéologie dominante, mais cette révolte « culturelle » n'est pas la cause réelle du conflit. Marx a montré en effet, dans son avant-propos à la Critique de l'économie politique, que « le changement dans les fondations économiques s'accompagne d'un bouleversement plus ou moins rapide dans tout cet énorme édifice. Quand on considère ces bouleversements, il faut toujours distinguer deux ordres de choses. Il y a bouleversement matériel des conditions de production économiques. On doit le constater dans l'esprit de rigueur des sciences naturelles. Mais il y a aussi les formes juridiques, politiques, religieuses, bref les formes idéologiques dans lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le poussent jusqu'au bout. »

Toutes les manifestations de crise idéologique trouvent leurs racines dans la crise économique et non le contraire. C'est l'état de crise qui détermine le cours des choses. Le mouvement étudiant est donc bien une expression de la décomposition générale de l'idéologie bourgeoise. Il est l'annonciateur d'un mouvement social plus fondamental. Mais en raison même de la place de l'université dans le système de production, celle-ci n'a qu'exceptionnellement un lien avec la lutte de classe.

Mai 1968 n'est pas un mouvement des étudiants et des jeunes, il est avant tout un mouvement de la classe ouvrière qui resurgit après des décennies de contre-révolution. Le mouvement étudiant est poussé à la radicalisation par cette présence même de la classe ouvrière.

Les étudiants ne sont pas une classe et encore moins une couche sociale révolutionnaire. Au contraire, ils sont spécifiquement les véhicules de la pire idéologie bourgeoise. Si en 1968 des milliers de jeunes sont influencés par des idées révolutionnaires, c'est justement parce que l'unique classe révolutionnaire de notre époque, la classe ouvrière, est dans la rue.

Avec ce surgissement, la classe ouvrière fait également justice de toutes les théories qui avaient décrété sa « mort » par « embourgeoisement », par son « intégration » dans le système capitaliste. Comment expliquer autrement que toutes ces théories jusqu'alors amplement majoritaires précisément dans le milieu universitaire où elles étaient nées grâce à Marcuse, Adorno et Cie, aient si facilement fondu comme neige au soleil, et que les étudiants se tournent vers la classe ouvrière comme des « mouches du coche » ? Et comment expliquer que, dans les années suivantes, les étudiants, tout en continuant à s'agiter de la même façon, aient cessé de se proclamer révolutionnaires ?

Non, mai 1968 n'est pas une révolte de la jeunesse contre « les inadéquations du monde moderne », ce n'est pas la révolte des consciences, mais le premier symptôme de convulsions sociales qui ont des racines bien plus profondes que le monde de la superstructure, des racines qui s'enfoncent dans la crise du mode de production capitaliste. Loin de constituer un triomphe pour les théories de Marcuse, mai 1968 en a décrété la mort, l'ensevelissant dans le monde de fantaisie des idéologies dont elle est issue.

Non, le début de la reprise historique de la lutte de la classe ouvrière.

La grève générale de 10 millions d'ouvriers dans un pays du centre du capitalisme signifie la fin d'une période de contre-révolution qui s'était ouverte avec la défaite de la vague révolutionnaire des années 1920, et s'était poursuivie et approfondie avec l'action simultanée du fascisme et du stalinisme. Le milieu des années 1960 marque la fin de la période de reconstruction d'après la deuxième guerre mondiale, et le début d'une nouvelle crise ouverte du système capitaliste.

Les premiers coups de cette crise touchent une génération d'ouvriers qui n'a pas connu la démoralisation de la défaite des années 1920 et a grandi pendant le « boom économique ». La crise ne frappe alors que très légèrement, mais la classe ouvrière commence à sentir que quelque chose change :

« Un sentiment d'insécurité du lendemain se développe parmi les ouvriers et surtout parmi les jeunes. Ce sentiment est d'autant plus vif qu'il était pratiquement inconnu des ouvriers en France depuis la guerre.

(...) De plus en plus les masses sentent que c'en est fini de la belle prospérité. L'indifférence et le je-m'en-foutisme, si caractéristiques et tant décriés des ouvriers, au long des derniers 10-15 ans, cèdent la place à une inquiétude sourde et grandissante.

(...) Il faut bien admettre qu'une telle explosion repose sur une longue accumulation d'un mécontentement réel de leur situation économique et de travail directement sensible dans les masses, même si un observateur superficiel n'en a rien aperçu. » ([1] [58])

Et en effet un observateur superficiel ne peut pas comprendre ce qui advient dans les profondeurs du monde capitaliste. Ce n'est pas par hasard qu'un groupe radical, sans base marxiste solide, comme l'Internationale situationniste, écrit, sur les événements de mai 1968 : « On ne pouvait observer aucune tendance à la crise économique (...) L'éruption révolutionnaire n'est pas venu d'une crise économique (...) Ce qui a été attaqué de front en Mai, c'est l'économie capitaliste fonctionnant bien. » ([2] [59])

La réalité est bien différente et les ouvriers commencent à la ressentir dans leur chair.

Après 1945, l'aide des Etats-Unis va permettre la relance de la production de l'Europe qui paie en partie ses dettes en cédant ses entreprises aux compagnies américaines. Mais après 1955 les Etats-Unis cessent leur aide « gratuite ». La balance commerciale des Etats-Unis est excédentaire, alors que celle de la majorité des autres pays est déficitaire. Les capitaux américains continuent de s'investir plus rapidement en Europe que dans le reste du monde, ce qui équilibre la balance des paiements de ces pays, mais va bientôt déséquilibrer celle des Etats-Unis. Cette situation conduit à un endettement croissant du trésor américain, puisque les dollars émis et investis en Europe ou dans le reste du monde constituent une dette de celui-ci à l'égard des détenteurs de cette monnaie. A partir des années 1960, cette dette extérieure dépasse les réserves d'or du trésor américain, mais cette non couverture du dollar ne suffit pas encore à mettre les Etats-Unis en difficulté tant que les autres pays sont endettés vis-à-vis des Etats-Unis. Les Etats-Unis peuvent donc continuer a s'approprier le capital du reste du monde en payant avec du papier. Cette situation se renverse avec la fin de la reconstruction dans les pays européens. Celle-ci se manifeste par la capacité acquise par les économies européennes de lancer sur le marché international des produits concurrents aux produits américains : vers le milieu des années 1960, les balances commerciales de la plupart des anciens pays assistés deviennent positives alors que, après 1964, celle des Etats-Unis ne cesse de se détériorer. Dès lors que la reconstruction des pays européens est achevée, l'appareil productif s'avère pléthorique et trouve en face d'elle un marché sursaturé obligeant les bourgeoisies nationales à accroître les conditions d'exploitation de leur prolétariat pour faire face à l'exacerbation de la concurrence internationale.

La France n'échappe pas à cette situation et dans le courant de l'année 1967, la situation économique de la France doit faire face à l'inévitable restructuration capitaliste : rationalisation, productivité améliorée ne peuvent que provoquer un accroissement du chômage. Ainsi, au début de 1968, le nombre de chômeurs dépasse les 500 000. Le chômage partiel s'installe dans de nombreuses usines et provoque des réactions parmi les ouvriers. De nombreuses grèves éclatent, grèves limitées et encore encadrées par les syndicats mais qui manifestent un malaise certain. Car la baisse des emplois tombe d'autant plus mal que se présente sur le marché de l'emploi cette génération de l'explosion démographique qui a suivi la fin de la seconde guerre mondiale.

De façon générale, le patronat s'efforce d'abaisser le niveau de vie des ouvriers. Une attaque en règle contre les conditions de vie et de travail est menée par la bourgeoisie et son gouvernement. Dans tous les pays industriels, le chômage se développe sensiblement, les perspectives économiques s'assombrissent, la concurrence internationale se fait plus acharnée. La Grande-Bretagne procède, fin 1967, à une première dévaluation de la livre afin de rendre ses produits plus compétitifs. Mais cette mesure est annulée par la dévaluation qui lui fait suite des monnaies de toute une série d'autres pays. La politique d'austérité imposée par le gouvernement travailliste de l'époque est particulièrement sévère : réduction massive des dépenses publiques, retrait des troupes britanniques de l'Asie, blocage des salaires, premières mesures protectionnistes.

Les Etats-Unis, principale victime de l'offensive européenne, ne manquent pas de réagir sévèrement et, dès le début de janvier 1968, des mesures économiques sont annoncées par Johnson alors qu'en mars 1968, en réponse aux dévaluations de monnaies concurrentes, le dollar chute à son tour.

Telle est la toile de fond de la situation économique d'avant mai 1968.

Un mouvement revendicatif, mais pas seulement

C'est dans cette situation que se déroulent les événements de mai 1968 : une situation économique détériorée qui engendre une réaction dans la classe ouvrière.

Certes, d'autres facteurs contribuent à la radicalisation de la situation : la répression policière contre les étudiants et contre les manifestations ouvrières, la guerre du Viet Nam. Simultanément ce sont tous les mythes du capitalisme de l'après-guerre qui entrent en crise : les mythes de la démocratie, de la prospérité économique, de la paix. C'est cette situation qui créée une crise sociale à laquelle la classe ouvrière donne sa première réponse.

C'est une réponse sur le plan économique, mais pas seulement. Les autres éléments de la crise sociale, le discrédit des syndicats et des forces de gauche traditionnelles poussent des milliers de jeunes et d'ouvriers à poser des problèmes plus généraux, à chercher des réponses aux causes profondes de leur mécontentement et de leur désillusion.

C'est ainsi que se créée une nouvelle génération de militants qui s'approchent des positions révolutionnaires. Ils se mettent à relire Marx, Lénine, à étudier le mouvement ouvrier du passé. La classe ouvrière ne retrouve pas seulement sa dimension de lutte comme classe exploitée mais montre aussi sa nature révolutionnaire.

Ces nouveaux militants s'embarquent pour la plupart dans les fausses perspectives des différents groupes gauchistes et se perdront par la suite. En effet, si le syndicalisme constitue l'arme avec laquelle la bourgeoisie parvient à fourvoyer le mouvement de masse des ouvriers, le gauchisme est l'arme avec laquelle la plupart des militants formés dans la lutte, se brûlent.

Mais beaucoup d'autres parviennent à trouver les organisations authentiquement révolutionnaires, celles qui représentent la continuité historique avec le mouvement ouvrier du passé, les groupes de la Gauche communiste. Si aucun de ces derniers ne parvient à saisir pleinement la signification des événements, restant à leur marge (et laissant ainsi le champ libre aux gauchistes), d'autres petits noyaux sont par contre capables de rassembler ces nouvelles énergies révolutionnaires donnant lieu à des nouvelles organisations et à un nouveau travail de regroupement des révolutionnaires qui constituent aujourd'hui la base du futur parti révolutionnaire.

Une reprise historique longue et tortueuse

Les événements de mai 1968 constituent le début de la reprise historique de la lutte de classe, la rupture avec la période de contre-révolution et l'ouverture d'un nouveau cours historique vers l'affrontement décisif entre les classes antagoniques de notre époque : le prolétariat et la bourgeoisie.

Un début retentissant qui trouve la bourgeoisie momentanément impréparée, mais celle-ci va faire face par la suite à la réaction de cette dernière et à l'inexpérience de la nouvelle génération ouvrière qui s'est dressée sur la scène de l'histoire.

Ce nouveau cours historique se trouve confirmé par les événements internationaux qui suivent le Mai français.

En 1969, éclate le grand mouvement de grèves connu en Italie sous le nom de « l'automne chaud », une saison de lutte qui se poursuit pendant quelques années durant lesquelles les ouvriers tendent à démasquer les syndicats et à construire leurs organismes pour la direction de la lutte. Une vague de lutte dont la limite est de rester isolée dans les usines, et qui a l'illusion que la lutte « dure » dans les usines peut « faire céder les patrons ». Cette limite va permettre aux syndicats de reprendre leur place dans l'usine en se présentant sous les nouveaux habits d' « organismes de base » dans lesquels se hâtent d'affluer tous les éléments gauchistes qui, durant la phase ascendante du mouvement, ont joué aux révolutionnaires et qui, aujourd'hui, trouvent un emploi comme bonzes syndicaux.

Les années 1970 voient d'autres mouvements de lutte dans tout le monde industrialisé : en Italie (les cheminots, les hospitaliers), en France (LIP, Renault, les sidérurgistes de Longwy et Denain), en Espagne, au Portugal et ailleurs, les ouvriers règlent leur compte avec les syndicats qui, malgré leurs nouveaux habits, « plus proches de la base », continuent d'apparaître comme les défenseurs des intérêts capitalistes et les saboteurs des luttes prolétariennes.

En 1980 en Pologne, la classe ouvrière, mettant à profit l'expérience sanglante qu'elle avait faite dans les confrontations précédentes de 1970 et 1976, organise une grève de masse qui bloque tout le pays. Ce formidable mouvement des ouvriers de Pologne, qui montre aux yeux du monde entier la force du prolétariat, sa capacité à prendre ses luttes en mains, à s'organiser par lui-même à travers ses assemblées générales (les MKS) pour étendre la lutte dans tout le pays, constitue un encouragement pour la classe ouvrière de tous les pays. C'est le syndicat Solidarnosc, créé par la bourgeoisie (avec l'aide des syndicats occidentaux) pour encadrer, contrôler et dévoyer le mouvement qui finalement livre les ouvriers de Pologne pieds et poings liés à la répression du gouvernement Jaruzelski. Cette défaite provoque un profond désarroi dans les rangs du prolétariat mondial. Il lui faudra plus de deux ans pour digérer cette défaite.

Durant les années 1980, les ouvriers mettent à profit toute l'expérience de sabotage syndical de la décennie précédente. De nouvelles luttes éclatent dans les principaux pays et les travailleurs commencent à prendre leurs luttes en main, créant des organes spécifiques. Les cheminots en France, les travailleurs de l'école en Italie mènent des luttes qui se basent sur des organes contrôlés par les ouvriers, à travers les assemblées générales de grévistes.

Face à cette maturation de la lutte, la bourgeoisie est contrainte de renouveler ses propres armes syndicales : c'est dans ces années que se développe une nouvelle forme de syndicalisme « de base » (les coordinations en France, les COBAS en Italie), des syndicats masqués qui reprennent les formes des organes dont se sont dotés les ouvriers dans leurs luttes, afin de les ramener dans le giron syndical.

Nous n'avons fait qu'esquisser de ce qui s'est passé dans les deux décennies après le Mai français. Nous pensons que c'est suffisant pour démontrer que celui-ci n'a pas été un incident de l'histoire, spécifiquement français, mais véritablement le début d'une nouvelle phase historique durant laquelle la classe ouvrière a rompu avec la contre-révolution et s'est à nouveau présentée sur la scène de l'histoire pour entreprendre le long chemin de la confrontation avec le capital.

Une reprise historique difficile

Si les nouvelles générations de la classe ouvrière de l'après-guerre ont réussi à rompre avec la période de contre-révolution parce qu'elles n'ont pas directement connu la démoralisation de la défaite des années 1920, elle sont cependant inexpérimentées et cette reprise historique de la lutte va s'avérer longue et difficile. Nous avons déjà vu les difficultés à régler leur compte aux organismes syndicaux et à leur rôle de défenseur du capital. Mais un événement historique important et imprévu va rendre encore plus longue et difficile cette reprise : l'effondrement du bloc de l'Est.

Expression de l'érosion provoquée par la crise économique, cet effondrement va cependant entraîner un reflux de la conscience du prolétariat, un reflux amplement exploité par la bourgeoisie cherchant à regagner le terrain perdu dans les années précédentes.

Au moyen de l'identification du stalinisme au communisme, la bourgeoisie présente l'effondrement du stalinisme comme « la faillite du communisme », lançant à la classe ouvrière un message simple mais puissant : la lutte ouvrière n'a pas de perspective, car il n'existe pas d'alternative viable au capitalisme. Celui-ci serait un système plein de défauts, mais « le seul possible ».

Cette campagne provoque dans la conscience de la classe ouvrière un reflux bien plus important et profond que celui qui s'était manifesté entre les vagues de lutte précédentes. En effet, cette fois-ci, il ne s'agit pas d'un mouvement qui finit mal, d'un sabotage syndical parvenu à freiner un mouvement de lutte. C'est la possibilité même d'une perspective à plus long terme qui est remise en question.

Cependant, la crise qui a été le détonateur de la reprise historique de la lutte de classe, est toujours là, avec les attaques toujours plus violentes contre le niveau de vie des ouvriers qui en résulte. C'est pourquoi en 1992, la classe ouvrière est contrainte de reprendre la lutte, avec le mouvement de grèves contre le gouvernement Amato en Italie, suivi par d'autres luttes en Belgique, Allemagne, France, etc. Une reprise de la combativité d'une classe ouvrière qui n'a cependant pas surmonté le recul de sa conscience. C'est pourquoi cette reprise ne réussit pas à rattraper le niveau atteint à la fin des années 1980.

Depuis, la bourgeoisie ne reste pas les bras croisés, elle ne laisse pas le prolétariat développer tout seul ses luttes et reprendre, à travers elles, confiance en lui-même. Avec encore plus de force et de capacité de manoeuvre, elle organise notamment la grève de la fonction publique de l'automne 1995 en France : à travers une grande campagne de presse au niveau international, cette grève est montrée du doigt comme l'expression de la capacité des syndicats à organiser la lutte ouvrière et à défendre les intérêts du prolétariat. Une manoeuvre similaire a lieu en Belgique et en Allemagne, avec pour résultat une recrédibilisation internationale des syndicats qui peuvent ainsi remplir leur rôle de saboteurs de la combativité ouvrière.

Mais la bourgeoisie ne manoeuvre pas seulement sur ce terrain. Elle lance aussi une série de campagnes qui a pour but de maintenir les ouvriers sur le terrain de la défense de la démocratie (et donc de l'Etat bourgeois) : Mani pulite en Italie, l'affaire Dutroux en Belgique, les campagnes antiracistes en France ; tous ces événements reçoivent un grand écho dans les médias afin de convaincre les travailleurs du monde entier que leurs problèmes ne sont pas que la défense de vulgaires intérêts économiques, qu'ils doivent se serrer la ceinture à l'intérieur de leurs Etats respectifs pour défendre la démocratie, la justice propre et autres idioties du même genre.

Mais, durant les deux dernières années, c'est la mémoire historique de la classe que la bourgeoisie cherchr à détruire, discréditant l'histoire de la lutte de classe et des organisations qui s'y réfèrent. C'est la Gauche communiste qui est attaquée, présentée comme la soi-disant première inspiratrice du « négationnisme ».

C'est aussi la dénaturation de la véritable signification profonde de la révolution d'Octobre, présentée comme un coup d'Etat des bolcheviks, cherchant à effacer ainsi la grandiose vague révolutionnaire des années 1920 où la classe ouvrière, bien que défaite, a démontré qu'elle était capable d'attaquer le capitalisme comme mode de production et pas seulement de se défendre contre son exploitation. Dans deux énormes livres écrits à l'origine en France et en Grande Bretagne, mais déjà traduits dans d'autres pays, on poursuit la mystification de l'identification du stalinisme au communisme, attribuant à ce dernier tous les crimes du stalinisme. ([3] [60])

Mais l'avenir appartient toujours au prolétariat

Si la bourgeoisie se préoccupe tant de dévoyer la lutte de la classe ouvrière, d'en dénaturer l'histoire, de discréditer les organisations qui défendent la perspective révolutionnaire de la classe ouvrière, c'est parce qu'elle sait que le prolétariat n'est pas battu, que, malgré toutes les difficultés actuelles, la voie est toujours ouverte à des confrontations ouvertes dans lesquelles la classe ouvrière pourra de nouveau mettre en question le pouvoir bourgeois. Et la bourgeoisie sait aussi que l'aggravation de la crise et les sacrifices qu'elle impose aux ouvriers les contraindront à s'engager toujours plus dans la lutte. Et c'est dans cette lutte que les prolétaires retrouveront confiance en eux-mêmes, qu'ils sauront apprendre quelle est la nature des syndicats et s'organiser pour trouver des formes autonomes d'organisation.

Une nouvelle phase s'ouvre, une phase dans laquelle la classe ouvrière retrouvera le chemin ouvert il y a 30 ans par la grève générale grandiose du Mai français.

Helios



[1] [61]. Révolution Internationale, ancienne série, n° 2, 1969.

[2] [62]. Enragés et Situationnistes dans le mouvement des occupations, Internationale Situationniste, 1969.

[3] [63]. Voir Revue Internationale n° 92.

Géographique: 

  • France [64]

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Mai 1968 [65]

Approfondir: 

  • Mai 1968 [66]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La lutte Proletarienne [41]

1848 - Le manifeste communiste : une boussole indispensable pour l'avenir de l'humanité

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Le Manifeste communiste a été écrit à un moment décisif dans l'histoire de la lutte de classe : la période où la classe représentant le projet communiste, le prolétariat, commençait à se constituer elle-même comme une classe indépendante dans la société. A partir du moment où le prolétariat développa sa propre lutte pour ses conditions d'existence, le communisme cessa d'être un idéal abstrait élaboré par des courants utopiques, pour devenir le mouvement social pratique menant à l'abolition de la société de classe et à la création d'une communauté humaine authentique. Comme telle, la principale tâche du Manifeste communiste a été l'élaboration de la vraie nature du but communiste de la lutte de classe ainsi que des principaux moyens pour atteindre ce but. C'est ce qui montre toute l'importance du Manifeste communiste aujourd'hui face aux falsifications bourgeoises du communisme et de la lutte de classe, son actualité que la bourgeoisie cherche à cacher. Nous avons déjà traité du Manifeste communiste à plusieurs reprises dans notre presse, récemment dans nos articles « 1848 : le communisme comme programme politique » ([1] [67]) ou « Le Manifeste communiste de 1848, Arme fondamentale du combat de la classe ouvrière contre le capitalisme » ([2] [68]). Dans cet article nous revenons plus particulièrement sur combien ce dernier contenait déjà la plupart les arguments de la dénonciation du stalinisme.

« Un spectre hante l'Europe : le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont groupées en une sainte alliance pour traquer ce spectre : le Pape et le Tsar, Metternich et Guizot, les radicaux français et les policiers allemands. »

Ces lignes qui ouvrent le Manifeste communiste, écrit il y a exactement 150 ans, sont plus vraies aujourd'hui que jamais auparavant. Un siècle et demi après que la Ligue des communistes ait adopté la fameuse déclaration de guerre du prolétariat révolutionnaire contre le système capitaliste, la classe dominante est toujours extrêmement préoccupée par le spectre du communisme. Le pape, aux côtés de son ami stalinien Fidel Castro, est toujours en croisade pour la défense du droit accordé par Dieu à la classe dominante de vivre de l'exploitation du travail salarié. Le livre noir du communisme, dernière monstruosité produite par les « radicaux français », qui accuse de façon mensongère le marxisme des crimes de son ennemi stalinien, est en train d'être traduit en anglais, en allemand et en italien ([3] [69]). Quant à la police allemande, mobilisée comme toujours contre les idées révolutionnaires, elle vient de se voir officiellement attribuer, grâce à un changement de la constitution démocratique bourgeoise, le droit de mener électroniquement des enquêtes et des écoutes contre le prolétariat n'importe où et n'importe quand ([4] [70]).

1998, année du 150e anniversaire du Manifeste communiste, constitue en fait une nouvelle apogée dans la guerre historique que livrent les classes dominantes contre le communisme. Bénéficiant encore beaucoup de l'effondrement en 1989 des régimes staliniens européens qu'elle présente comme la « fin du communisme » et dans le sillage du 80e anniversaire de la révolution d'octobre 1917, la bourgeoisie atteint de nouveaux records de production dans sa propagande anti-communiste. On aurait pu imaginer que la question du Manifeste communiste offrirait une nouvelle occasion d'intensifier cette propagande.

C'est le contraire qui est vrai. Malgré la signification historique évidente de la date de janvier 1998 – le Manifeste communiste est avec la Bible le livre au 20e siècle le plus fréquemment publié au niveau mondial – la bourgeoisie a choisi de quasiment ignorer l'anniversaire du premier programme véritablement communiste révolutionnaire de son ennemi de classe. Quelle est la raison de ce soudain silence assourdissant ?

Le 10 janvier 1998, la bourgeoisie allemande a publié dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung une prise de position sur le Manifeste communiste. Après avoir proclamé que les ouvriers de l'Est « s'étaient débarrassés des chaînes du communisme » et que la « flexibilité dynamique » du capitalisme permettra de continuer à surmonter toutes les crises, donnant donc tort à Marx, la prise de position conclut : « Cent cinquante ans après l'apparition du Manifeste, nous n'avons plus à avoir peur d'aucun spectre. »

Cet article, relégué en page 13 du supplément économique et boursier, ne constitue pas une tentative très réussie de la classe dominante pour se recréditer. A côté, sur la même page, il y a un article sur la terrible crise économique en Asie, et un autre sur le nouveau record officiel du taux de chômage dans l'Allemagne d'après-guerre s'élevant à quasiment 4,5 millions. Les pages de la presse bourgeoise elles-mêmes démontrent quotidiennement la fausseté de sa prétendue réfutation du marxisme par l'histoire. En réalité, il n'existe pas aujourd'hui de document qui trouble plus profondément la bourgeoisie que le Manifeste communiste – pour deux raisons. La première parce que sa démonstration du caractère historique temporaire du mode de production capitaliste, de la nature insoluble de ses contradictions internes que confirme la réalité présente, continue à hanter la classe dominante. La seconde, parce que le Manifeste, déjà à l'époque, a été précisément écrit pour dissiper les confusions de la classe ouvrière sur la nature du communisme. D'un point de vue actuel, on peut le lire comme une dénonciation moderne du mensonge selon lequel le stalinisme aurait quelque chose à voir avec le socialisme. Et ce mensonge est aujourd'hui l'une des principales cartes idéologiques de la classe dominante contre le prolétariat.

Pour ces deux raisons, la bourgeoisie a un intérêt vital à éviter tout type de publicité qui pourrait trop attirer l'attention sur le Manifeste communiste et sur ce qui est véritablement écrit dans ce célèbre document. Elle veut notamment que rien ne soit fait ni dit qui puisse aiguiser la curiosité des ouvriers et les amener à le lire eux-mêmes. Se basant sur l'impact historique de l'effondrement du stalinisme, la bourgeoisie va continuer à proclamer que l'histoire a réfuté le marxisme. Mais elle évitera prudemment tout examen public du but communiste tel que l'a défini le marxisme, et de la méthode matérialiste historique utilisée à cette fin. Comme le Manifeste communiste réfute à l'avance l'idée du « socialisme en un seul pays » (inventée par Staline) et qu'a volé en éclats le prétendu dépassement de la crise du capitalisme qu'avait proclamé ce régime, la bourgeoisie continuera aussi longtemps que possible à ignorer la puissante argumentation de ce document. Elle se sentira plus sûre d'elle en combattant le « spectre » bourgeois du « socialisme en un seul pays » de Staline, présenté comme l'épouvantable mise en oeuvre du marxisme et de la révolution d'Octobre.

Pour le prolétariat au contraire, le Manifeste communiste est la boussole pour l'avenir de l'espèce humaine qui montre l'issue à l'impasse meurtrière dans laquelle le capitalisme décadent a piégé l'humanité.

Le « spectre du communisme » bourgeois

La référence au « spectre du communisme » au début du Manifeste du Parti communiste de 1848 est devenue l'une des expressions les plus célèbres de la littérature mondiale. Néanmoins, on ne sait généralement pas à quoi le Manifeste communiste faisait véritablement référence. Ce qu'il voulait dire c'est que l'attention du public à l'époque – comme aujourd'hui – ne se portait pas tant sur le communisme du prolétariat que sur le communisme faux et réactionnaire des autres couches sociales, et même de la classe dominante. Il voulait dire que la bourgeoisie, n'osant pas combattre ouvertement et donc reconnaître publiquement les tendances communistes déjà à l'oeuvre dans la lutte de classe prolétarienne, utilisait cette confusion pour lutter contre le développement d'une lutte ouvrière autonome. « Quel est le parti de l'opposition que ses adversaires au pouvoir n'ont pas exécré comme communiste ? » demande le Manifeste. « Quel parti de l'opposition n'a pas renvoyé l'accusation flétrissante de communisme à plus oppositionnel que soi, tout comme à ses adversaires réactionnaires ? »

Déjà en 1848, c'était dans une certaine mesure ce « spectre du communisme » imposteur au centre de la controverse publique qui rendait particulièrement difficile pour le jeune prolétariat la prise de conscience que le communisme, loin d'être quelque chose de séparé et d'opposé à la lutte de classe quotidienne, n'était rien d'autre que sa nature même, sa signification historique et le but final de cette lutte. C'est ce qui permettait de masquer que, comme le disait le Manifeste, « les conceptions théoriques des communistes (...) ne font qu'exprimer, en termes généraux, les conditions réelles d'une lutte de classes qui existe, d'un mouvement historique qui se déroule sous nos yeux. »

Là réside la dramatique actualité du Manifeste communiste. Il y a un siècle et demi, tout comme aujourd'hui, il montre la voie en refusant toutes les distorsions anti-prolétariennes du communisme. Face à un phénomène historique entièrement nouveau – le chômage massif et la paupérisation de masse dans l'Angleterre industrialisée, l'ébranlement de l'Europe encore à-demi féodale par des crises commerciales périodiques, l'extension internationale du mécontentement révolutionnaire de masse à la veille de 1848 –, les secteurs les plus conscients de la classe ouvrière cherchaient déjà à tâtons une compréhension plus claire du fait qu'en créant une classe de producteurs dépossédés, liés internationalement dans le travail associé par l'industrie moderne, le capitalisme avait créé son propre fossoyeur potentiel. Les premières grandes grèves ouvrières collectives en France et ailleurs, l'apparition du premier mouvement politique prolétarien de masse en Grande-Bretagne (le « chartisme »), et les efforts pour élaborer un programme socialiste par les organisations ouvrières, avant tout allemandes (de Weitling à la Ligue des communistes) exprimaient ces avancées. Mais pour que le prolétariat fonde sa lutte sur une base de classe solide, il fallait avant tout éclairer le but communiste de ce mouvement, et donc combattre consciemment le « socialisme » de toutes les autres classes. La clarification de cette question était urgente puisque l'Europe de 1848 était au bord de mouvements révolutionnaires qui devaient atteindre leur apogée en France avec le premier face à face de masse entre la bourgeoisie et le prolétariat en juin 1848.

C'est pourquoi le Manifeste Communiste dédie tout un chapitre à dénoncer le caractère réactionnaire du socialisme non prolétarien. Il y inclut notamment des expressions véritables de la classe dominante directement opposée à la classe ouvrière :

–  le socialisme féodal ayant en partie pour but de mobiliser les ouvriers derrière la résistance réactionnaire de la noblesse contre la bourgeoisie ;

–  le socialisme bourgeois, « une partie de la bourgeoisie (qui) cherche à pallier les tares sociales, afin de consolider la société bourgeoise. »

C'était d'abord et avant tout pour combattre ces « spectres du communisme » que le Manifeste communiste a été écrit. Comme il le déclare ensuite : « Il est grand temps que les communistes exposent publiquement, à la face du monde entier, leurs conceptions, leurs buts et leurs tendances ; qu'ils opposent à la légende du spectre un manifeste du parti. »

Les éléments essentiels de cet exposé étaient la conception matérialiste de l'histoire et de la société communiste sans classe destinée à remplacer le capitalisme. C'est la résolution brillante de cette tâche historique qui fait aujourd'hui du Manifeste communiste le point de départ indispensable de la lutte prolétarienne contre les absurdités idéologiques bourgeoises léguées par la contre-révolution stalinienne. Le Manifeste communiste, loin d'être un produit caduc du passé, était bien en avant de son époque en 1848. Au moment de sa publication, on pensait à tort être proche de la chute du capitalisme et de la victoire de la révolution prolétarienne, mais ce n'est qu'avec le 20e siècle que l'accomplissement de la vision révolutionnaire du marxisme a été mise à l'ordre du jour de l'histoire. En le lisant aujourd'hui, on a l'impression qu'il vient d'être écrit tant est précise sa formulation des contradictions de la société bourgeoise actuelle et de la nécessité de leur résolution par la lutte de classe du prolétariat. Cette actualité quasiment subjuguante du Manifeste est la preuve qu'il est l'émanation d'une classe authentiquement révolutionnaire détenant le sort de l'humanité entre ses mains, dotée d'une vision à long terme à la fois gigantesque et réaliste de l'histoire humaine.

Le Manifeste : une arme inestimable contre le stalinisme

Evidemment, ce serait une erreur de comparer le naïf « socialisme » bourgeois et féodal de 1848 à la contre-révolution stalinienne des années 1930, qui, au nom du marxisme, a détruit la première révolution prolétarienne victorieuse dans l'histoire, a physiquement liquidé l'avant-garde communiste de la classe ouvrière et soumis le prolétariat à l'exploitation capitaliste la plus barbare. Néanmoins, le Manifeste communiste avait déjà démasqué le commun dénominateur du « socialisme » des classes exploiteuses. Ce qu'ont écrit Marx et Engels sur le socialisme « conservateur ou bourgeois » de l'époque s'applique pleinement au stalinisme du 20e siècle.

« (...) Par transformation des conditions de vie matérielles, ce socialisme n'entend nullement l'abolition des rapports de production bourgeois, qui ne peut être atteinte que par des moyens révolutionnaires ; il entend par là uniquement des réformes administratives, qui s'accomplissent sur la base même de ces rapports de production sans affecter, par conséquent, les rapports du capital et du travail salarié, et qui, dans le meilleur des cas, permettent à la bourgeoisie de diminuer les frais de sa domination et d'alléger le budget de l'Etat. »

Le stalinisme a proclamé que malgré la persistance de ce qu'il a appelé un travail salarié « socialiste », le produit de son travail appartenait à la classe productrice puisque l'exploitation personnelle par des capitalistes individuels avait été remplacée par la propriété d'Etat. Comme en réponse à cela, le Manifeste communiste demande : « Est-ce que le travail salarié, le travail du prolétaire crée pour lui une propriété quelconque ?» et il répond : « En aucune manière. Il crée le capital, c'est-à-dire la propriété qui exploite le travail salarié et qui ne peut s'accroître qu'à la condition de produire un surcroît de travail salarié, afin de l'exploiter à nouveau. Dans sa forme actuelle la propriété évolue dans l'antagonisme du capital et du travail. (...) Etre capitaliste, c'est occuper dans la production non seulement une position personnelle, mais encore une position sociale. Le capital est le produit d'un travail collectif et ne peut être mis en mouvement que par l'activité commune d'un grand nombre de membres de la société, voire, en dernier résultat, de tous ses membres. Par conséquent, le capital n'est pas une puissance personnelle, c'est une puissance sociale. »

Cette compréhension fondamentale du Manifeste communiste, à savoir que le remplacement juridique des capitalistes individuels par la propriété d'Etat ne change en rien – contrairement au mensonge stalinien – la nature capitaliste de l'exploitation du travail salarié, est formulée encore plus explicitement dans l'Anti-Dühring de Engels.

« Mais ni la transformation en sociétés par actions, ni la transformation en propriété d'Etat ne supprime la qualité de capital des forces productives.(...) L'Etat moderne, quelle qu'en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste : l'Etat des capitalistes, le capitaliste collectif en idée. Plus il fait passer de forces productives dans sa propriété, plus il devient capitaliste collectif en fait, plus il exploite de citoyens. Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n'est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble. »

Mais c'est avant tout en définissant la différence fondamentale entre le capitalisme et le communisme que le Manifeste communiste révèle clairement le caractère bourgeois des anciens pays staliniens.

« Dans la société bourgeoise, le travail vivant n'est qu'un moyen d'augmenter le travail accumulé. Dans la société communiste, le travail accumulé n'est qu'un moyen d'élargir, d'enrichir et de stimuler la vie des travailleurs. Dans la société bourgeoise, le passé domine donc le présent ; dans la société communiste, le présent domine le passé. »

C'est pourquoi les succès de l'industrialisation stalinienne dans la Russie des années 1930 aux dépens des conditions de vie des ouvriers et par la réduction drastique de celles-ci, constitue la meilleure preuve de la nature bourgeoise de ce régime. Le développement des forces productives au détriment de la consommation des producteurs constitue la tâche historique du capitalisme. L'humanité a dû passer par l'enfer de l'accumulation du capital afin que soient créées les préconditions matérielles à une société sans classe. Le socialisme, au contraire, et chaque pas, chaque étape vers ce but, est caractérisé d'abord et avant tout par une croissance quantitative et qualitative de la consommation, en particulier de la nourriture, de l'habillement et de l'habitat. C'est pourquoi le Manifeste a identifié la paupérisation relative et absolue du prolétariat comme caractéristique principale du capitalisme : « La bourgeoisie est incapable de demeurer la classe dirigeante et d'imposer à la société, comme loi suprême, les conditions de vie de sa classe. Elle ne peut régner, car elle ne peut plus assurer l'existence de l'esclave à l'intérieur même dans son esclavage : elle est forcée de le laisser déchoir si bas qu'elle doit le nourrir au lieu d'être nourrie par lui. La société ne peut plus vivre sous la bourgeoisie ; c'est-à-dire que l'existence de la bourgeoisie et l'existence de la société sont devenues incompatibles. »

Et cela veut dire deux choses : que l'appauvrissement amène le prolétariat à la révolution ; et que cet appauvrissement massif signifie que l'expansion des marchés capitalistes ne peut aller de pair avec l'extension de la production capitaliste. Résultat : le mode de production se rebelle contre le mode d'échange ; les forces productives se rebellent contre un mode de production qu'elles ont dépassé ; le prolétariat se rebelle contre la bourgeoisie ; le travail vivant contre la domination du travail mort. L'avenir de l'humanité s'affirme contre la domination du présent par le passé.

Le Manifeste : l'anéantissement du « socialisme en un seul pays » par le marxisme

En fait, le capitalisme a créé les pré-conditions d'une société sans classe qui peut donner à l'humanité, pour la première fois de son histoire, la possibilité de dépasser la lutte de l'homme contre l'homme pour la survie, en produisant une abondance de moyens fondamentaux de subsistance et de culture humaine. C'est pour cette unique raison que le Manifeste chante les louanges du rôle révolutionnaire de la société bourgeoise. Mais ces pré-conditions – en particulier le marché mondial et le prolétariat mondial lui-même – n'existent qu'à l'échelle mondiale. La plus haute forme de la concurrence capitaliste (qui n'est elle-même qu'une version moderne de la lutte de tous temps de l'homme contre l'homme dans des conditions de pénurie) est la lutte économique et militaire pour la survie, entre Etats nationaux. C'est pourquoi le dépassement de la concurrence capitaliste et l'établissement d'une société véritablement collective et humaine ne peut avoir lieu que par le dépassement de l'Etat national, à travers une révolution prolétarienne mondiale. Seul le prolétariat peut accomplir une telle tâche puisque, comme le dit le Manifeste, « les ouvriers n'ont pas de patrie ». La domination du prolétariat fera de plus en plus disparaître les démarcations et les antagonismes entre les peuples. « Une des premières conditions de son émancipation, c'est l'action unifiée, tout au moins des travailleurs des pays civilisés. »

Déjà avant le Manifeste communiste, dans les Principes du communisme, Engels avait répondu à la question « Cette révolution se fera-t-elle dans un seul pays ? » :

« Non. La grande industrie, en créant le marché mondial, a déjà rapproché si étroitement les uns des autres les peuples de la terre, et notamment les plus civilisés, que chaque peuple dépend de ce qui se passe chez les autres (...) La révolution communiste, par conséquent, ne sera pas une révolution purement nationale ; elle se produira en même temps dans tous les pays civilisés, c'est-à-dire tout au moins en Angleterre, en Amérique, en France et en Allemagne. »

Voici le dernier coup mortel du Manifeste communiste à l'idéologie bourgeoise de la contre-révolution stalinienne : la soi-disant théorie du socialisme en un seul pays. Le Manifeste communiste est la boussole qui a guidé la vague révolutionnaire mondiale de 1917-23. C'est le glorieux slogan « Travailleurs de tous les pays, unissez-vous ! » qui a guidé le prolétariat russe et les bolcheviks en 1917 dans leur lutte héroïque contre la guerre impérialiste de la patrie capitaliste, dans la prise du pouvoir par le prolétariat pour commencer la révolution mondiale. C'est le Manifeste communiste qui a servi de point de référence au fameux discours de Rosa Luxemburg sur le programme, au congrès de fondation du Parti communiste allemand (KPD), au coeur de la révolution allemande, et au congrès de fondation de l'Internationale Communiste en 1919. C'est également l'internationalisme prolétarien sans compromis du Manifeste, de l'ensemble de la tradition marxiste, qui a inspiré Trotsky dans sa lutte contre le « socialisme en un seul pays », qui a inspiré la Gauche communiste dans sa lutte de plus d'un demi siècle contre la contre-révolution stalinienne.

La Gauche communiste rend aujourd'hui hommage au Manifeste du Parti communiste de 1848, non comme un vestige d'un lointain passé, mais comme une arme puissante contre le mensonge du stalinisme comme socialisme, et comme guide indispensable pour le nécessaire avenir révolutionnaire de l'humanité.

Kr.



[1] [71]. Série Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessité matérielle, V, Revue internationale n° 72, 1er trimestre 1993, .

 

[2] [72]. Révolution internationale n° 276.

 

[3] [73]. Le livre noir du communisme : crimes, terreur et répression.

 

[4] [74]. Ce qu'on appelle la « grosse Lauschangriff » (grande attaque des écoutes) de la bourgeoisie allemande, qui a soi-disant pour cible le crime organisé, mais qui spécifie 50 infractions différentes, y compris différentes formes de « subversion ».

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • 1848 [75]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La lutte Proletarienne [41]

Le communisme n'est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire [3° partie]

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1918 : le programme du Parti communiste allemand

La classe dominante ne peut pas enterrer complètement la révolution d'Octobre 1917 en Russie où, pour la première fois dans l'histoire, une classe exploitée a pris le pouvoir sur tout le territoire d'un immense pays. Au contraire, comme nous l'avons montré à de nombreuses occasions dans les pages de cette Revue internationale ([1] [76]), elle a utilisé les énormes moyens dont elle dispose pour distordre le sens de cet événement qui a marqué ce siècle en répandant un épais brouillard de mensonges et de calomnies. Il en va différemment pour la révolution allemande de 1918-23. Là, elle a appliqué la politique du black-out historique. Ainsi, si l'on jette un coup d'oeil aux manuels scolaires d'histoire classiques, on verra que la révolution d'octobre est un tant soit peu traitée (avec une lourde insistance sur ses particularités russes). Par contre, la révolution allemande est en règle générale évoquée en quelques lignes, on parle des « émeutes de la faim » à la fin de la guerre ou, au mieux, des efforts d'un groupe obscur appelé les « Spartakistes » pour prendre le pouvoir ici et là. Ce silence sera probablement encore plus fort en cette année du 80e anniversaire de l'explosion de la révolution dans l'Allemagne du Kaiser. La majorité de la classe ouvrière mondiale n'a probablement jamais entendu parler d'une révolution en Allemagne au début du siècle et la bourgeoisie a de très bonnes raisons pour la maintenir dans l'ignorance. Par contre, les communistes, héritiers de ces « spartakistes fanatiques », n'hésitent pas à dire haut et fort que ces événements « inconnus » ont été si cruciaux qu'ils ont déterminé toute l'histoire du 20e siècle.

La révolution allemande éclipsée de l'histoire

Quand les bolcheviks ont poussé le prolétariat russe à prendre le pouvoir en octobre 1917, ils n'avaient pas du tout l'intention de faire une révolution purement « russe ». Ils avaient compris que si la révolution était possible en Russie, c'est seulement parce qu'elle était le produit d'un mouvement mondial de la classe ouvrière contre la guerre impérialiste qui avait ouvert l'époque de la révolution sociale ; et que l'insurrection en Russie ne pourrait l'emporter que si elle constituait le premier acte d'une révolution prolétarienne mondiale.

Loin d'être une vague perspective pour un futur lointain, la révolution mondiale était vue comme imminente, elle couvait de façon palpable à travers toute l'Europe laminée par la guerre. Et il était clair que l'Allemagne constituait la clé de son extension à partir de la Russie vers l'ouest industrialisé. L'Allemagne était la nation industrielle la plus puissante en Europe et avait le prolétariat le plus concentré ; les traditions politiques du mouvement ouvrier allemand étaient parmi les plus avancées du monde ; c'était aussi le pays où le prolétariat subissait, de la façon la plus abjecte, les effets de la guerre et, mis à part la Russie, il avait connu les mouvements de révolte prolétarienne les plus importants dès 1916. Aussi, pour les bolcheviks et les ouvriers russes, considérer la révolution allemande comme leur sauveur était bien autre chose qu'un voeu pieux. Quand la révolution allemande a véritablement commencé, en novembre 1918, par la mutinerie des marins de Kiel et la formation rapide de conseils d'ouvriers et de soldats dans de nombreuses villes, les ouvriers russes l'ont fêtée dans le plus grand enthousiasme, comprenant parfaitement que c'était la seule façon d'être libérés du terrible siège que le capitalisme mondial avait monté contre eux depuis qu'ils avaient pris le pouvoir.

Ainsi la révolution allemande était la preuve que la révolution était et ne pouvait être que mondiale. La classe dominante elle-même l'a très bien compris ; pour elle, si l'Allemagne tombait aux mains du « bolchevisme », la terrible maladie allait s'étendre rapidement à toute l'Europe. C'était la preuve que la lutte de la classe ouvrière ne connaît pas de frontière nationale mais constitue le seul antidote à la frénésie impérialiste et nationaliste de la bourgeoisie. La « moindre » de ses réalisations a été, en effet, de mettre fin au massacre de la première guerre mondiale car, dès qu'a éclaté le mouvement révolutionnaire, la bourgeoisie mondiale a immédiatement compris qu'il lui fallait mettre un terme à ses chamailleries et s'unir contre un ennemi bien plus dangereux, la classe ouvrière révolutionnaire. La guerre a été rapidement arrêtée et la bourgeoisie allemande – bien que quasiment dépouillée par les clauses du traité de paix – a obtenu des autres bourgeoisies tous les moyens dont elle avait besoin pour faire face à l'ennemi intérieur.

A contrario, la défaite de la révolution allemande a confirmé la thèse marxiste, défendue avec la plus grande lucidité par tous les communistes allemands tels que Rosa Luxemburg : en l'absence d'une alternative prolétarienne, le capitalisme décadent ne pouvait que plonger l'humanité dans la barbarie. Toutes les horreurs qui se sont abattues sur l'humanité, dans les décennies qui ont suivi, ont été le résultat direct de cette défaite. Isolé et de plus en plus étranglé par les forces combinées de la contre-révolution internationale, le bastion prolétarien en Russie a dégénéré de l'intérieur et été remplacé par un régime contre-révolutionnaire d'un type nouveau, celui qui a asséné le coup mortel à la révolution au nom de la révolution, celui qui a construit une économie de guerre capitaliste au nom du socialisme et qui a mené la guerre impérialiste au nom de l'internationalisme prolétarien. En Allemagne même, la férocité de la contre-révolution incarnée par la terreur nazie a été, comme le stalinisme en Russie, à la mesure de la menace révolutionnaire qui l'avait précédée. Et le stalinisme comme le nazisme, avec leur militarisation extrême de la vie sociale, ont été les expressions les plus évidentes du fait que la défaite du prolétariat ouvre la voie à la guerre impérialiste mondiale.

Le communisme était possible et nécessaire en 1917. Si le mouvement communiste avait été victorieux à ce moment-là, le prolétariat aurait sans aucun doute eu à faire face à des tâches gigantesques pour construire une nouvelle société. Sans aucun doute il aurait commis bien des erreurs que les générations suivantes d'ouvriers auraient évité grâce à son amère expérience. Mais en même temps, il n'aurait pas eu à se débarrasser des effets accumulés de la décadence capitaliste et son legs cauchemardesque de terreur et de destruction, d'empoisonnement matériel et idéologique. Une nouvelle société humaine aurait pu émerger sur les ruines de la première guerre mondiale.

Au contraire, la défaite de la révolution a engendré un siècle de cauchemars et de monstruosités. C'est en Allemagne qu'a eu lieu le tournant. Il y a 80 ans – un temps très court à l'échelle de l'histoire, juste le temps d'une vie humaine – les ouvriers en armes sont descendus dans les rues de Berlin, de Hambourg, de Brême, de Munich, ont proclamé leur solidarité avec la révolution russe et ont annoncé leur intention de suivre son exemple. Pendant quelques années, brèves mais glorieuses, la classe dominante a tremblé face au spectre du communisme. Pas besoin de se demander alors pourquoi la bourgeoisie d'aujourd'hui fait preuve de tant de zèle pour enterrer la mémoire de tout cela : elle a peur que les nouvelles générations de prolétaires parviennent à comprendre qu'ils font partie d'une classe internationale dont la lutte détermine le cours de l'histoire, que la révolution prolétarienne mondiale n'est pas une utopie mais une possibilité concrète mise à l'ordre du jour par la désintégration interne du mode de production capitaliste.

Le congrès de fondation du KPD : la révolution à l'ordre du jour, pas des réformes

La grandeur et la tragédie de la révolution allemande se trouvent sous bien des aspects résumés dans le discours de Rosa Luxemburg au congrès de fondation du Parti communiste d'Allemagne (KPD) à la fin décembre 1918.

Dans la série d'articles sur la révolution allemande déjà publiés dans cette Revue internationale ([2] [77]), nous avons souligné l'importance de ce congrès du point de vue des questions organisationnelles auxquelles le nouveau parti était confronté – par dessus tout, la nécessité d'une organisation centralisée, capable de parler d'une seule voix en Allemagne. Nous avons aussi abordé certaines questions programmatiques générales qui ont été chaudement débattues à ce congrès, en particulier la question syndicale et celle du parlementarisme. Nous avons vu que, alors que Rosa Luxemburg et le groupe Spartacus – véritable noyau central du KPD – ne défendaient pas toujours les positions les plus claires sur les questions de ce type, ils tendaient vraiment à incarner la clarté marxiste sur le problème de l'organisation, contrairement à certaines tendances plus à gauche qui exprimaient souvent une méfiance envers la centralisation. Dans le discours sur l'adoption du programme du parti fait par Rosa Luxemburg, la même clarté transparaît malgré des faiblesses secondaires qu'on peut y trouver. Le contenu politique profond de ce discours était une expression de la force du prolétariat en Allemagne en tant qu'avant-garde du mouvement mondial de la classe. Cependant, le fait que ce discours imposant fût en même temps son dernier discours et que le jeune KPD fût rapidement décapité après l'échec du soulèvement de Berlin deux semaines après seulement, exprime aussi la tragédie du prolétariat allemand, son incapacité à assumer les tâches historiques gigantesques qui s'imposaient à lui.

Les raisons de cette tragédie ne sont pas le sujet de cet article. Notre but, dans cette série d'articles, est de montrer comment l'expérience historique de notre classe a approfondi sa compréhension de la nature de la société communiste et du chemin pour y parvenir. En d'autres termes, il s'agit de tracer l'histoire du programme communiste. Le programme du KPD, généralement connu sous le nom de « programme de Spartacus » puisqu'il a été publié à l'origine sous le titre « Ce que veut Spartacus » dans Die Rote Fahne du 4 décembre 1918 ([3] [78]), constitue un jalon hautement significatif dans cette histoire et ce n'est certainement pas par hasard que fut confiée à Rosa Luxemburg la tâche de le présenter au congrès, vu son prestige sans égal en tant que théoricienne du marxisme. Ses paroles introductives affirment très nettement l'importance de l'adoption par le nouveau parti d'un programme révolutionnaire clair dans une conjoncture historique révolutionnaire :

« Si nous assumons, aujourd'hui, la tâche de discuter et d'adopter notre programme, ce n'est pas pour le motif purement formel que nous avons constitué hier un parti autonome et neuf, et qu'un nouveau parti est obligé de justifier officiellement son existence au moyen d'un nouveau programme. Cette élaboration d'un programme a sa nécessité dans de grands événements historiques : nous sommes arrivés à un moment où le programme du prolétariat, traditionnellement élevé sur la base social-démocrate, socialiste-réformiste, doit être édifié à nouveau dans son ensemble sur une base toute différente. »

Afin d'établir ce que devait être cette nouvelle base, Rosa Luxemburg passe alors en revue les efforts antérieurs du mouvement ouvrier pour formaliser son programme. Après avoir affirmé : « En agissant ainsi, nous revenons à la situation qu'occupaient Marx et Engels lorsqu'ils s'attaquèrent, voilà soixante-dix ans, à la rédaction du Manifeste communiste », elle rappelle qu'à cette époque les fondateurs du socialisme scientifique considéraient la révolution prolétarienne comme imminente. Mais le développement et l'expansion du capitalisme qui ont suivi ont montré qu'ils avaient eu tort. Cependant, parce que leur socialisme était scientifique, Marx et Engels ont pris conscience qu'une longue période d'organisation, d'éducation, de luttes pour des réformes, de construction de l'armée prolétarienne était nécessaire avant que la révolution communiste puisse être mise à l'ordre du jour de l'histoire. De cette prise de conscience est venue la période de la social-démocratie durant laquelle a été établie la distinction entre le programme maximum de la révolution sociale et le programme minimum de réformes à atteindre au sein de la société capitaliste. Mais, dans la mesure où la social-démocratie s'est graduellement accommodée de ce qui semblait être un développement éternel de la société bourgeoise, le programme minimum s'est d'abord détaché du programme maximum et l'a ensuite de plus en plus totalement remplacé. Ce divorce entre les buts historiques et les buts immédiats de la classe était déjà, dans une grande mesure, incarné dans le programme d'Erfurt de 1891. Mais, c'est précisément au moment où la possibilité matérielle d'obtenir du capitalisme des réformes durables commençait à s'amenuiser que les illusions réformistes de toutes sortes ont eu le plus d'emprise sur le parti des ouvriers. En fait, comme on l'a vu dans un précédent article de cette série ([4] [79]), c'est dans ce discours-ci que Rosa Luxemburg démontre qu'Engels lui-même n'était pas immunisé contre la tentation croissante de croire qu'avec la conquête du suffrage universel, et à travers le processus électoral bourgeois, la classe ouvrière pouvait parvenir au pouvoir.

La guerre impérialiste et l'éclatement de la révolution prolétarienne en Russie et en Allemagne ont définitivement mis un terme à toutes les illusions sur une transition pacifique et graduelle au socialisme. Il s'agissait là des « grands mouvements historiques » qui exigeaient l'établissement du programme socialiste « sur une nouvelle base ». La roue avait fait un tour complet : « Ainsi, camarades, comme je vous l'ai déjà dit, nous sommes aujourd'hui – conduits par la dialectique de l'histoire et enrichis par l'expérience du développement capitaliste des soixante-dix dernières années – à la place même où étaient Marx et Engels en 1848 lorsqu'ils déroulèrent pour la première fois l'étendard du socialisme international. Autrefois, lorsqu'on crut devoir corriger leurs erreurs et les illusions de 1848, on s'imagina que le prolétariat avait encore devant lui une très longue période de temps avant de pouvoir réaliser le socialisme. Naturellement, jamais les théoriciens sérieux ne se sont laissés aller à présenter un terme quelconque pour l'effondrement du capitalisme comme fixe et obligatoire, mais on supposait vaguement que le chemin serait encore très long et c'est ce qui ressort à chaque ligne de la préface en question qu'Engels a écrite en 1895.

Or, nous pouvons, à présent, dresser le bilan. Est-ce que le temps n'a pas été très court en comparaison du développement des luttes de classes de jadis ? Soixante-dix ans de développement du grand capitalisme ont suffi pour que nous puissions songer sérieusement à balayer le capitalisme du monde. Et plus encore : non seulement nous sommes aujourd'hui en mesure de résoudre cette tâche, non seulement c'est notre devoir envers le prolétariat, mais c'est la seule manière de sauver la société humaine.

Car cette guerre n'a rien laissé subsister de la société bourgeoise qu'un énorme amas de décombres. Dans la forme, tous les moyens de production et la plus grande partie des moyens de domination sociale sont encore dans les mains des classes dirigeantes ; nous ne nous faisons pas d'illusions à ce sujet. Mais ce qu'elles peuvent en faire, à part leurs tentatives convulsives pour rétablir, par d'immenses massacres, le mécanisme d'exploitation, n'est que désordre et impuissance.

Historiquement, le dilemme devant lequel se trouve l'humanité d'aujourd'hui se pose de la façon suivante : chute dans la barbarie ou salut par le socialisme. Il est impossible que la guerre mondiale procure aux classes dirigeantes une nouvelle issue, car il n'en existe plus sur le terrain de la domination de classe et du capitalisme. Ainsi, nous vivons aujourd'hui la vérité que justement Marx et Engels ont formulée pour la première fois, comme base scientifique du socialisme, dans le grand document qu'est le Manifeste communiste : le socialisme est devenu une nécessité historique. Cette vérité nous la vivons dans le sens le plus strict du terme. Le socialisme est devenu une nécessité, non seulement parce que le prolétariat ne veut plus vivre dans les conditions matérielles que lui préparent les classes capitalistes, mais aussi parce que, si le prolétariat ne remplit pas son devoir de classe en réalisant le socialisme, l'abîme nous attend tous, autant que nous sommes. »

L'aube de la décadence capitaliste, marquée par la grande guerre impérialiste, et le soulèvement du prolétariat contre la guerre nécessitaient une rupture définitive avec le vieux programme social-démocrate. « Il [notre programme] se trouve en opposition consciente avec le point de vue défini dans le programme d'Erfurt : en opposition consciente avec toute séparation des exigences immédiates et du but final qui est le socialisme. En opposition consciente avec cette façon de voir, nous liquidons les résultats des soixante-dix dernières années et avant tout le résultat immédiat de la guerre mondiale en disant : il n'y a pas maintenant pour nous de programme minimum ni de programme maximum ; le socialisme est un et indivisible ; et c'est là le minimum que nous avons à réaliser aujourd'hui. »

Dans la dernière partie de son discours, Rosa Luxemburg n'est pas entrée dans le détail des mesures mises en avant dans le projet de programme. A la place, elle s'est concentrée sur la tâche de l'heure la plus urgente : l'analyse de la façon dont le prolétariat pouvait faire un pont entre sa révolte spontanée initiale contre les privations de la guerre et la mise en oeuvre consciente du programme communiste. Cela nécessitait avant tout une critique impitoyable des faiblesses du mouvement révolutionnaire de masse de novembre 1918.

Cette critique ne signifiait pas du tout le rejet des efforts héroïques des ouvriers et des soldats qui avaient paralysé la machine de guerre impérialiste. Rosa Luxemburg reconnaît l'importance cruciale de la formation des conseils d'ouvriers et de soldats à travers tout le pays en novembre 1918. « C'est là le mot d'ordre de ralliement de cette révolution qui a immédiatement imprimé à celle-ci le cachet spécial de la révolution socialiste prolétarienne. » Et puisque l'« alphabet » de cette révolution, l'appel à des conseils d'ouvriers et de soldats, avait été appris des russes, sa nature internationale et internationaliste était également établie du fait « que c'est la révolution russe qui a émis les premiers mots d'ordre de la révolution mondiale. » Mais contrairement à ce que disent nombre de ses critiques, même parmi certains de ses plus chers amis, Rosa Luxemburg était loin d'être une adoratrice de la spontanéité instinctive des masses. Pour elle, sans une conscience de classe claire, la première résistance spontanée des ouvriers ne peut que succomber aux ruses et aux manoeuvres de l'ennemi de classe. « C'est là un fait très caractéristique pour les contradictions dialectiques dans lesquelles se meut cette révolution, comme d'ailleurs toutes les révolutions : dès le 9 novembre, poussant son premier cri de naissance, pour ainsi dire, elle a trouvé le mot d'ordre qui nous conduira jusqu'au socialisme : conseils d'ouvriers et de soldats. C'est autour de cette parole que tout s'est regroupé. Il est remarquable que la révolution ait trouvé instinctivement cette formule des conseils pour liquider le joug bureaucratique et impérialiste de la guerre. Malheureusement, les conseils ont aussitôt laissé échapper, à cause du caractère arriéré, de la faiblesse, du manque d'initiative et de clarté qui se manifesta dans la révolution, la plus grosse part des positions révolutionnaires conquises le 9 novembre. »

Rosa Luxemburg dénonçait avant tout les illusions des ouvriers sur le slogan de « l'unité socialiste » – l'idée que le SPD, les Indépendants et le KPD devaient enterrer leurs divergences et travailler ensemble pour la cause commune. Cette idée cachait le fait que le SPD avait été mis au gouvernement par la bourgeoisie allemande précisément parce qu'il avait déjà démontré sa loyauté au capitalisme pendant la guerre et qu'il était en fait maintenant le seul parti capable de faire face au danger révolutionnaire ; elle cachait aussi la fourberie des Indépendants dont le rôle était principalement de fournir une couverture radicale au SPD et d'empêcher les masses de faire une rupture claire avec ce dernier. Le clair résultat de ces illusions a été que les conseils ont presque immédiatement été dirigés par leurs pires ennemis, les contre-révolutionnaires Ebert, Noske et Scheidemann qui s'étaient parés des robes rouges du socialisme et se prétendaient les défenseurs les plus sûrs des conseils.

La classe ouvrière se devait donc de se débarrasser de telles illusions et apprendre à distinguer sérieusement ses amis de ses ennemis. La politique de répression, de briseur de grèves du nouveau gouvernement « socialiste » l'éduquerait certainement à cet égard et ouvrirait la porte à un conflit ouvert entre la classe ouvrière et le pseudo-gouvernement ouvrier. Mais ce serait une autre illusion de penser que le simple renversement du gouvernement social-démocrate comme point central assurerait la victoire de la révolution socialiste. La classe ouvrière ne serait prête à prendre et à détenir le pouvoir politique qu'après avoir traversé un processus intense d'auto-éducation par sa propre expérience positive, à travers la défense tenace de ses intérêts économiques, à travers des mouvements de grève de masse, à travers la mobilisation des masses paysannes, à travers la régénération et l'extension des conseils ouvriers, à travers un combat patient et systématique pour les débarrasser de l'influence de la social-démocratie et les gagner à la compréhension qu'ils sont les véritables instruments du pouvoir prolétarien. Le développement de ce processus de maturation révolutionnaire serait tel que « si le gouvernement Ebert-Scheidemann ou n'importe quel gouvernement analogue est renversé, ce ne soit là que l'acte final. »

Cette partie de la perspective présentée par Rosa Luxemburg pour la révolution allemande a souvent été critiquée car faisant des concessions à l'économisme et au gradualisme. Ces accusations ne sont pas totalement sans fondement. L'économisme – c'est à dire la subordination des tâches politiques de la classe ouvrière à la lutte pour ses intérêts économiques immédiats – devait s'avérer une faiblesse réelle du mouvement communiste en Allemagne ([5] [80]), et on peut déjà la discerner dans certains passages du discours de Rosa Luxemburg quand elle dit, par exemple, qu'avec le développement du mouvement révolutionnaire « non seulement les grèves s'étendront de plus en plus, mais elles seront le centre, le point de la révolution, refoulant les questions purement politiques. » Rosa Luxemburg avait évidemment raison de dire que la politisation immédiate de la lutte en novembre n'avait pas été une garantie de sa réelle maturité et que la lutte devait certainement revenir sur un terrain économique avant de pouvoir atteindre un niveau politique supérieur. Mais l'expérience russe avait aussi montré qu'à partir du moment où le mouvement a atteint le point où la question du pouvoir est réellement posée par les plus importants bataillons de la classe ouvrière, les grèves tendent alors à être « repoussées à l'arrière-plan » en faveur de « questions purement politiques ». Il apparaît là que Rosa Luxemburg avait oublié sa propre analyse de la dynamique de la grève de masse dans laquelle elle développe que le mouvement passe des questions économiques aux questions politiques et vice et versa dans un va-et-vient continu.

Plus sérieuse est l'accusation de gradualisme. Dans son texte « Allemagne de 1800 aux "années rouges" (1917-23) », paru en décembre 1997, Robert Camoin écrit que « le programme [du KPD] élude gravement la question de l'insurrection ; la destruction de l'Etat est formulée en termes localistes. La conquête du pouvoir est présentée comme une action graduelle, arrachant petit à petit des parcelles du pouvoir à l'Etat. » Et il cite à l'appui la partie du discours de Rosa Luxemburg qui défend : « car ici il s'agit de lutter pied à pied, épaule contre épaule dans chaque village, dans chaque commune, pour que tous les moyens d'action, qui devraont être arrachés à la bourgeoisie pièce à pièce, soient transférés aux conseils d'ouvrier et de soldats. »

On ne peut nier que ce soit une façon erronée de présenter la conquête du pouvoir. En effet, autant les conseils ouvriers dans la période pré-insurrectionnelle rivalisent pour l'influence et l'autorité avec les organes officiels de l'Etat, autant la véritable prise du pouvoir, elle, constitue vraiment un moment clé qui doit être planifié et organisé de façon centralisée ; et le démantèlement de l'Etat bourgeois ne peut précéder ce moment insurrectionnel crucial. Mais Camoin – comme le font d'autres critiques de Rosa Luxemburg – a tort de dire : « dans ce programme, le parti n'a aucune présence ; tout est conçu et se fonde sur le concept de la spontanéité des masses. » Si Rosa Luxemburg va trop loin quand elle insiste sur la révolution non comme acte unique mais comme l'ensemble d'un processus, son intention fondamentale reste parfaitement valable : insister sur le fait que c'est à travers le développement et la maturation du mouvement de la classe, à travers l'émergence d'un double pouvoir que la conscience de classe révolutionnaire peut se généraliser et que, sans une telle généralisation, le mouvement serait voué à l'échec. Là-dessus les événements devaient prouver tragiquement qu'elle avait raison puisque l'échec du soulèvement de Berlin – et sa propre mort – furent précisément le résultat de l'illusion qu'il suffirait de renverser le gouvernement dans la capitale, sans avoir auparavant construit la confiance, la conscience et l'auto-organisation des masses. Une illusion qui a puissamment affecté l'avant-garde communiste elle-même, en particulier un révolutionnaire comme Karl Liebknecht qui n'était pas des moindres et qui a foncé droit dans le piège tendu par la bourgeoisie en poussant à un soulèvement prématuré. Rosa Luxemburg s'était, dès le départ, opposée à cette aventure et ses critiques de Liebknecht n'avaient rien à voir avec le « spontanéisme ». Au contraire, elle avait déjà appris profondément de l'expérience du parti bolchevik qui avait montré, dans la pratique, le véritable rôle d'un parti communiste dans le processus révolutionnaire, c'est-à-dire être capable de faire une évaluation politique claire de toutes les étapes du mouvement, d'agir au sein des organes de masse de la classe dans le but de les gagner au programme révolutionnaire, de mettre en garde les ouvriers pour qu'ils ne tombent pas dans les provocations bourgeoises, d'identifier le moment où l'assaut insurrectionnel doit être fait. Au plus haut de la vague révolutionnaire, ce qui est apparu ce ne sont pas les différences mais la profonde convergence qui existait entre Rosa Luxemburg et Lénine.

Ce que voulait Spartacus

Un parti révolutionnaire a besoin d'un programme révolutionnaire. Un petit groupe ou une petite fraction communiste, qui n'a pas d'impact décisif sur la lutte de classe, peut se définir autour d'une plateforme de positions de classe générales. Mais si un parti a certainement besoin de ces principes de classe comme fondement de sa politique, il a également besoin d'un programme qui traduise ces principes généraux en propositions pratiques pour le renversement de la bourgeoisie, l'établissement de la dictature du prolétariat et les premiers pas vers une nouvelle société. Dans une situation révolutionnaire, les mesures immédiates pour l'établissement du pouvoir prolétarien prennent évidemment une importance primordiale. Comme l'a écrit Lénine dans son « Salut à la république soviétique de Bavière » en avril 1919 :

« Nous vous remercions de votre message de salutations et, à notre tour, nous saluons de tout coeur la République des Soviets de Bavière. Nous vous prions instamment de nous faire savoir plus souvent et plus concrètement quelles mesures vous avez prises pour lutter contre les bourreaux bourgeois que sont Scheidemann et Cie ; si vous avez créé des Soviets d'ouvriers et de gens de maison dans les quartiers de la ville ; si vous avez armé les ouvriers et désarmé la bourgeoisie ; si vous avez utilisé les dépôts de vêtements et d'autres articles pour assister immédiatement et largement les ouvriers, et surtout les journaliers et les petits paysans ; si vous avez exproprié les fabriques et les biens des capitalistes de Munich, ainsi ques les exploitations agricoles des capitalistes des environs ; si vous avez aboli les hypothèques et les fermages des petits paysans ; si vous avez doublé ou triplé le salaire des journaliers et des manoeuvres ; si vous avez confisqué tout le papier et toutes les imprimeries pour publier des tracts et des journaux de masse ; si vous avez institué la journée de travail de six heures avec deux ou trois heures consacrées à l'étude de l'art d'administrer l'Etat ; si vous avez tassé la bourgeoisie à Munich pour installer immédiatement les ouvriers dans les appartements riches ; si vous avez pris en mains toutes les banques ; si vous avez choisi des otages parmi la bourgeoisie ; si vous avez adopté une ration alimentaire plus élevée pour les ouvriers que pour les bourgeois ; si vous avez mobilisé la totalité des ouvriers à la fois pour la défense et pour la propagande idéologique dans les villages avoisinants. L'application la plus urgente et la plus large de ces mesures, ainsi que d'autres semblables, faite en s'appuyant sur l'initiative des Soviets d'ouvriers, de journaliers, et, séparément, de petits paysans, doit renforcer votre position. (...) »

Le document « Que veut Spartacus? » proposé comme projet de programme du nouveau KPD va dans la même direction que les recommandations de Lénine. Il est présenté par un préambule qui réaffirme l'analyse marxiste de la situation historique qu'affronte la classe ouvrière : la guerre impérialiste a mis l'humanité devant le choix entre la révolution prolétarienne mondiale, l'abolition du travail salarié et la création du nouvel ordre communiste, ou l'enfoncement dans le chaos et la barbarie. Le texte ne sous-estime pas l'ampleur de la tâche que doit accomplir le prolétariat : « La réalisation de l'ordre social communiste est la tâche la plus impérieuse qui soit jamais échue à une classe et à une révolution dans toute l'histoire du monde. Cette tâche implique un complet renversement de l'Etat, une subversion générale de toutes les bases économiques et sociales du monde actuel. » Ce changement ne peut être accompli par « des décrets d'une administration quelconque, d'une commission ou d'un parlement. » Les révolutions précédentes avaient pu être assumées par une minorité, tandis que « la révolution socialiste est la première qui ne puisse être menée à la victoire que dans l'intérêt de la grande majorité et par l'action de la grande majorité des travailleurs. » Les ouvriers, organisés en conseils, devaient prendre en main l'ensemble de cette immense transformation sociale, économique et politique.

De plus, tout en faisant appel à la « main de fer » d'une classe ouvrière auto-organisée et armée pour abattre les complots et la résistance de la contre-révolution, le préambule défend que la terreur est une méthode étrangère au prolétariat : « La révolution prolétarienne n'implique dans ses buts aucune terreur, elle hait et abhorre le meurtre. Elle n'a pas besoin de verser le sang, car elle ne s'attaque pas aux êtres humains mais aux institutions et aux choses. » Ce rejet de la « terreur rouge » a lui-même été très critiqué par d'autres communistes, à l'époque et aujourd'hui encore. Rosa Luxemburg, qui a écrit le projet et qui avait porté des critiques similaires à la terreur rouge en cours en Russie, a été accusée de pacifisme, de défendre une politique qui désarmait le prolétariat face à la contre-révolution. Mais le préambule ne révèle aucune illusion naïve sur la possibilité de faire la révolution sans rencontrer et donc supprimer la résistance féroce de l'ancienne classe dominante qui « transformera plutôt le pays en un tas de ruines fumantes qu'elle ne renoncera de bon gré à l'esclavage du salariat. » Ce que fait le projet de programme par contre, c'est nous permettre de comprendre la différence entre la violence de classe – basée sur l'auto-organisation massive du prolétariat – et la terreur d'Etat qui, elle, est nécessairement menée par un corps minoritaire spécialisé et qui présente toujours le danger de se retourner contre le prolétariat. Nous reviendrons plus tard sur cette question mais nous pouvons certainement dire ici, en cohérence avec les arguments développés dans notre texte « Terrorisme, terreur et violence de classe » ([6] [81]), que l'expérience de la révolution russe a tout-à-fait confirmé la validité de cette distinction.

Les mesures immédiates qui suivent le préambule concrétisent la perspective générale. Nous les reproduisons ici intégralement :

« A) Mesures immédiates d'auto-protection de la révolution

- 1. Désarmement de toute la police, de tous les officiers et des soldats non-prolétariens. Désarmement de tous ceux qui s'apparentent aux classes dominantes.

- 2. Réquisition de tous les dépôts d'armes et de munitions ainsi que des entreprises d'approvisionnement par la main des conseils d'ouvriers et soldats.

- 3. Armement de toute la population prolétarienne mâle et adulte comme milice ouvrière. Formation d'une garde prolétarienne des conseils comme partie active de la milice chargée de défendre la révolution en permanence contre les coups de force et les traîtrises de la réaction.

- 4. Dans l'armée, suppression du pouvoir de commandement des officiers et sous-officiers. Les hommes de troupe leur substituent des chefs élus et constamment révocables. Suppression de l'obéissance militaire passive et de la justice militaire. Discipline librement consentie.

- 5. Exclusion des officiers et des capitulards hors de tous les conseils de soldats.

- 6. Suppression de tous les organes politiques et administratifs de l'ancien régime auxquels se substituent les hommes de confiance des conseils d'ouvriers et de soldats.

- 7. Création d'un tribunal révolutionnaire qui jugera en dernière instance les principaux responsables de la guerre et de sa prolongation, les deux Hohenzollern, Ludendorf, Hindenbourg, Tirpitz et leurs complices, de même que tous les conspirateurs de la contre-révolution.

- 8. Réquisition immédiate de tous les moyens de subsistance pour assurer l'alimentation du peuple.

B) Premières mesures sur le plan politique et social.

- 1. Liquidation des Etats isolés dans le Reich ; république socialiste une et indivisible.

- 2. Suppression de tous les parlements et de toutes les municipalités. Leurs fonctions seront assumées par les conseils d'ouvriers et de soldats et par les comités et organes qui en relèvent.

- 3. Elections des conseils d'ouvriers dans toute l'Allemagne, avec la participation de toute la population ouvrière des deux sexes, à la ville et à la campagne, sur la base de l'entreprise. De même, élections des conseils de soldats par les hommes de troupe, à l'exclusion des officiers et des capitulards. Droit pour les ouvriers et soldats de révoquer en tout temps leurs délégués.

- 4. Election par les délégués des conseils d'ouvriers et de soldats de toute l'Allemagne d'un conseil central des conseils, qui aura à nommer dans son sein une délégation exécutive comme instance suprême du pouvoir à la fois législatif et administratif.

- 5. Réunion du conseil central des conseils, au moins tous les trois mois pour commencer, avec chaque fois complète réelection des membres de façon à maintenir un contrôle permanent sur l'activité de l'exécutif et un contact vivant entre les masses des conseils d'ouvriers et de soldats dans le pays et le plus haut organe de leur pouvoir. Droit pour les conseils d'ouvriers et de soldats de révoquer et de remplacer à tout moment leurs représentants au conseil central au cas où ceux-ci ne se conduiraient pas dans le sens de leurs mandants. Droit pour l'exécutif de nommer et de révoquer les commissaires du peuple et toute l'administration centrale, sous le contrôle du conseil central.

- 6. Abolition de tous les privilèges, ordres et titres. Egalité complète des sexes devant la loi et devant la société.

- 7. Introduction des lois sociales décisives, raccourcissement de la journée de travail en vue de remédier au chômage et de tenir compte de l'affaiblissement corporel des ouvriers pendant la guerre mondiale. Journée de travail de six heures au maximum.

- 8. Transformation immédiate des conditions d'alimentation, d'habitation, d'hygiène et d'éducation dans le sens et l'esprit de la révolution prolétarienne.

C) Revendications économiques immédiates.

- 1. Confisquer toutes les fortunes et revenus dynastiques au profit de la collectivité.

- 2. Annuler toutes les dettes d'Etat et toutes les autres dettes publiques, de même que tous les emprunts de guerre, à l'exception des souscriptions inférieures à un certain niveau que fixera le conseil central des conseils d'ouvriers et de soldats.

- 3. Exproprier la propriété foncière de toutes les entreprises agraires grosses et moyennes ; former des coopératives agricoles socialistes avec une direction unifiée et centralisée pour tout le pays; les petites entreprises paysannes resteront entre les mains des exploitants jusqu'à ce que ceux-ci se rattachent volontairement aux coopératives socialistes.

- 4. Suppression de tous droits privés sur les banques, les mines et carrières, et toutes les autres entreprises importantes de l'industrie et du commerce, au profit de la république des conseils.

- 5. Exproprier toutes les fortunes à partir d'un certain niveau qui sera fixé par le conseil central des conseils d'ouvriers et de soldats.

- 6. La république des conseils s'empare de l'ensemble des transports publics.

- 7. Election dans chaque usine d'un conseil d'usine qui aura à régler les affaires intérieures en accord avec les conseils d'ouvriers, à fixer les conditions de travail, à contrôler la production, et finalement à se substituer complètement à la direction de l'entreprise.

- 8. Formation d'une commission centrale de grève, groupant les délégués des conseils d'usines engagés dans le mouvement gréviste à travers tout le pays. Cette commission aura à coordonner la direction des grèves en face de l'Etat et du capital, et à leur assurer le soutien extrêmement énergique de l'arme politique des conseils d'ouvriers et de soldats.

D) Tâches internationales.

Reprise immédiate des relations avec les prolétaires de l'étranger, pour poser la révolution socialiste sur une base internationale et pour imposer et maintenir la paix par la fraternisation et le soulèvement révolutionnaire du prolétariat dans chaque pays. »

Ces mesures, dans leur essence, restent des poteaux indicateurs valables pour la période révolutionnaire du futur quand le prolétariat sera une fois de plus au bord de la prise du pouvoir. Le programme a pleinement raison d'insister sur la priorité des tâches politiques de la révolution, et parmi elles, sur l'urgence absolue d'armer les ouvriers et de désarmer la contre-révolution. Tout aussi importante est l'insistance sur le rôle fondamental des conseils ouvriers en tant qu'organes du pouvoir politique prolétarien et sur le caractère centralisé de ce pouvoir. En appelant au pouvoir des conseils et au démantèlement de l'Etat bourgeois, ce programme était déjà le fruit de la gigantesque expérience prolétarienne en Russie. En même temps, sur la question du parlement et des conseils municipaux, le KPD a fait un pas de plus que les bolcheviks en 1917, quand il existait encore une confusion dans le parti sur la coexistence possible des soviets, de l'Assemblée constituante et des doumas municipales. Dans le programme du KPD, tous ces organes de l'Etat bourgeois doivent être démantelés sans délai. De même, le programme du KPD ne confère aucun rôle aux syndicats à côté des conseils ouvriers et des gardes rouges ; les comités d'usine sont les seuls autres organes ouvriers qu'il mentionne. Bien qu'il y ait eu des divergences dans le parti sur ces deux dernières questions, la clarté du programme de 1918 était l'expression directe de l'élan révolutionnaire qui animait le mouvement de la classe à cette époque.

Le programme est aussi étonnamment clair sur les mesures sociales et économiques immédiates d'un pouvoir prolétarien : expropriation de l'appareil de base de production, de distribution et de communication, organisation de l'approvisionnement de la population, réduction de la journée de travail, etc. Bien que ses premières tâches soient fondamentalement politiques, le prolétariat victorieux est immédiatement confronté à la nécessité d'oeuvrer aussi sur le terrain économique et social puisqu'il est seul capable de sauver la société de la désintégration et du chaos qui résulte de l'effondrement du capitalisme.

Inévitablement, certains éléments du programme étaient spécifiques à la forme prise par cet effondrement en 1918 : la guerre impérialiste et ses suites. D'où l'importance accordée aux questions des conseils de soldats, de la réorganisation de l'armée, questions qui n'auraient pas la même signification dans une période où la situation révolutionnaire est le résultat direct de la crise économique comme ce sera probablement le cas dans le futur. Plus important : il était inévitable qu'un programme formulé au commencement d'une grande expérience révolutionnaire contienne des faiblesses et des lacunes, précisément parce que tant de leçons cruciales ne pouvaient être apprises que dans la vie, à travers cette expérience même. Il est indispensable de noter que ces faiblesses étaient communes à l'ensemble du mouvement ouvrier international et n'étaient pas, contrairement à ce qui est si souvent proclamé, limitées au parti bolchevik qui, parce qu'il a été le seul à confronter les problèmes concrets de l'organisation de la dictature du prolétariat, a souffert le plus cruellement des conséquences de ces faiblesses.

Ainsi, si le programme parle de « nationalisation » et si Rosa Luxemburg dans son discours introductif semble supposer que les mesures économiques soulignées dans le Manifeste communiste restent un point de départ valable pour la transformation socialiste ([7] [82]), c'est certainement parce que l'amère expérience de la révolution russe n'avait pas encore mis fin à l'illusion que le capitalisme d'Etat pouvait d'une façon ou d'une autre être transformé en socialisme. Le programme ne pouvait pas non plus résoudre le problème des rapports entre les conseils ouvriers et les organes étatiques de la période de transition. La nécessité de faire une distinction entre les deux n'a été mise en évidence que par les fractions de la Gauche communiste après une réflexion approfondie sur les leçons de la dégénérescence de la révolution. Il en est de même pour la question du parti. Contrairement à l'affirmation de Robert Camoin citée plus haut, le programme n'ignore nullement le rôle du parti. Pour commencer, sous l'aspect le plus positif, c'est un document de « parti politique » du début à la fin, exprimant une compréhension réelle, pratique, du rôle du parti dans la révolution. Sous l'aspect négatif, malgré toutes les insistances répétées du programme sur le fait que la dictature du prolétariat et la construction du socialisme ne peuvent être que l'oeuvre des masses ouvrières elles-mêmes, la partie finale du programme montre que le KPD, comme les bolcheviks, n'avait pas encore dépassé la notion parlementaire selon laquelle le parti prend le pouvoir au nom de la classe : « La Ligue Spartacus se refuse à participer au pouvoir gouvernemental côte à côte avec les hommes de paille de la bourgeoisie, les Ebert-Scheidemann. (...) La Ligue Spartacus se refusera de même à accéder au pouvoir à la place des dirigeants actuels, lorsque Scheidemann-Ebert auront fait leur temps et par la simple raison que les Indépendants, par leur politique de collaboration, se seraient perdu dans l'impasse. Il décline de devenir leur associé ou de leur succéder.

Si Spartacus s'empare du pouvoir, ce sera sous la forme de la volonté claire, indubitable de la grande majorité des masses prolétariennes dans toute l'Allemagne, et pas autrement que comme la force de leur consciente adhésion aux perspectives, aux buts et aux méthodes de lutte propagées par la Ligue Spartacus. » Ce passage contient le même esprit prolétarien qui traverse l'oeuvre de Lénine d'avril à octobre 1917 : le rejet du putschisme, l'insistance absolue sur le fait que le parti ne peut appeler à la prise du pouvoir tant que la masse du prolétariat n'a pas été gagnée à son programme. Mais, comme les bolcheviks, les spartakistes avaient l'idée que le parti qui a la majorité dans les conseils, devient alors le parti du gouvernement – conception qui devait avoir de très sérieuses conséquences une fois que l'élan révolutionnaire eût reflué. Mais ce qui paraît le plus étonnant, c'est la pauvreté de la partie traitant de la révolution internationale. La partie « Tâches internationales » donne, en effet, l'impression d'avoir été ajoutée après coup ; elle est extrêmement vague sur l'attitude du prolétariat envers la guerre impérialiste et l'extension internationale de la révolution, même s'il est clair que sans une telle extension tout soulèvement révolutionnaire dans un seul pays est condamné à l'échec. ([8] [83])

Malgré leur importance, aucune de ces faiblesses n'était critique. Elles auraient pu être surmontées si la dynamique révolutionnaire s'était poursuivie. Ce qui était critique, c'était l'immaturité du prolétariat allemand, son défaut de la cuirasse qui l'a rendu vulnérable aux sirènes de la social-démocratie et a permis qu'il se fasse battre, paquet par paquet, dans une série de soulèvements isolés, alors qu'il aurait dû concentrer et centraliser ses forces pour mener l'assaut contre le pouvoir bourgeois. Mais c'est une question que nous avons déjà traitée par ailleurs.

Le prochain article de cette série nous amène à l'année 1919, le zénith de la révolution mondiale, et à l'examen de la plate-forme de l'Internationale Communiste, ainsi que de celle du Parti communiste de Russie où la dictature du prolétariat n'a pas été une simple revendication mais une réalité pratique.

CDW


[1] [84]. Voir par exemple « Le grand mensonge : communisme = stalinisme = fascisme », Revue Internationale n° 92.

[2] [85]. Revue Internationale n° 81 à 86 et 88 à 90, série La révolution allemande.

[3] [86]. Le texte a été présenté comme projet au congrès de fondation et adopté formellement au congrès de Berlin en décembre 1919.

[4] [87]. « 1895-1905 : les illusions parlementaires cachent la perspective du communisme », Revue Internationale n° 88.

[5] [88]. Voir par exemple notre livre La gauche hollandaise.

[6] [89]. Revue Internationale n° 15.

[7] [90]. Pour une analyse des forces et des limites historiquement déterminées du Manifeste Communiste, voir l'article de la première partie de cette série dans la Revue Internationale n° 72.

[8] [91]. Il vaut la peine de souligner que cette faiblesse, parmi d'autres, a été rectifiée de façon substantielle dans le programme du KADI de 1920 : la partie sur les mesures révolutionnaires commence par la proposition qu'une république des conseils en Allemagne fusionne immédiatement avec la Russie soviétique.

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Allemande [92]

Conscience et organisation: 

  • La Gauche Germano-Hollandaise [93]

Approfondir: 

  • Le communisme : à l'ordre du jour de l'histoire [94]

Questions théoriques: 

  • Communisme [95]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [96]

Révolution allemande (IX) : L'action de mars 1921, le danger de l'impatience petite-bourgeoise

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Dans l'article précédent concernant le putsch de Kapp en 1920, nous avons souligné qu'après avoir subi les défaites de 1919, la classe ouvrière se remet à l'offensive. Mais, au niveau international, la poussée révolu­tionnaire est en train de décliner.

L'arrêt de la guerre a déjà, dans un grand nombre de pays, calmé les ardeurs révolu­tionnaires et surtout permis à la bourgeoisie d'exploiter la division entre ouvriers des « pays vainqueurs » et ceux des « pays vain­cus ». De plus, les forces du capital parvien­nent à isoler toujours plus le mouvement révolutionnaire en Russie. Les victoires de l'Armée rouge sur les armées blanches, puissamment soutenues par les démocraties bourgeoises, n'empêchent pas la classe dominante de poursuivre sa contre-offensive au niveau international.

En Russie même l'isolement de la révolution et l'intégration croissante du Parti bolchevik dans l'Etat russe font sentir leurs effets. En mars 1921 les ouvriers et les marins de Cronstadt se révoltent.

Sur cette toile de fond le prolétariat en Allemagne fait preuve d'une plus forte com­bativité que dans les autres pays. Partout les révolutionnaires se trouvent face à la ques­tion : comment réagir face à l'offensive de la bourgeoisie alors que la vague révolution­naire mondiale est sur le reflux ?

Au sein de l'Internationale communiste (IC) s'opère un tournant politique. Les 21 condi­tions d'admission adoptées par le 2e Congrès de l'IC de l'été 1920 l'expriment clairement. En particulier celles-ci imposent le travail au sein des syndicats tout comme la partici­pation aux élections parlementaires. L'IC effectue de ce fait un retour aux vieilles méthodes utilisées dans la période d'ascen­dance du capitalisme, avec l'espoir de tou­cher ainsi plus largement la classe ouvrière.

Ce tournant opportuniste trouve son expres­sion en Allemagne notamment dans la Lettre ouverte adressée par le KPD, en janvier 1921, aux syndicats, au SPD comme à la FAU (anarcho-syndicaliste), au KAPD et à l'USPD proposant « à l'ensemble des partis socialistes et des organisations syndicales, de mener des actions communes pour imposer les revendications politiques et économiques les plus urgentes de la classe ouvrière ». Cet appel qui s'adresse plus particulièrement aux syndicats et au SPD, va engendrer le « front unique ouvrier dans les usines ». « Le VKPD veut mettre de côté le souvenir de la responsabilité sanglante des dirigeants sociaux-démocrates majoritaires. Il veut mettre de côté le souvenir des servi­ces rendus par la bureaucratie syndicale aux capitalistes pendant la guerre et au cours de la révolution. » (Offener Brief, Die Rote Fahne, 8 janvier 1921) Par des flatte­ries opportunistes, le parti communiste cher­che à attirer de son côté des parties de la social-démocratie. Simultanément, il théo­rise, pour la première fois, la nécessité d'une offensive prolétarienne : « Si les partis et syndicats auxquels nous nous adressons devaient se refuser à entamer la lutte, le Parti communiste allemand unifié s'estime­rait alors contraint de la mener seul, et il est convaincu que les masses le suivraient. » (Ibidem)

L'unification entre le KPD et l'USPD, réali­sée en décembre 1920 et qui a permis la fondation du VKPD, a remis en selle la con­ception du parti de masse. Cela est renforcé par le fait que le parti compte désormais plus de 500 000 membres. C'est ainsi que le VKPD se laisse aveugler par le pourcentage de voix qu'il obtient lors des élections au Landtag de Prusse en février 1921 où il re­cueille pratiquement 30 % des suffrages. ([1] [97])

Ainsi se répand, en son sein, l'idée qu'il a la capacité de « chauffer » la situation en Allemagne. Beaucoup se prennent à rêver d'un nouveau putsch d'extrême-droite, comme celui qui s'est produit un an aupara­vant, qui provoquerait un soulèvement ou­vrier avec des perspectives de prise de pou­voir. De telles visions sont dues, pour l'es­sentiel, à l'influence renforcée de la petite bourgeoisie dans le parti depuis l'unification du KPD et de l'USPD. L'USPD, comme tout courant centriste au sein du mouvement ouvrier, est fortement influencé par les con­ceptions et les comportements de la petite-bourgeoisie. De plus, l'accroissement numé­rique du parti tend à accentuer le poids de l'opportunisme ainsi que celui de l'immédia­tisme et de l'impatience petit-bourgeois.

C'est dans le contexte de reflux de la vague révolutionnaire au niveau international, s'ac­compagnant en Allemagne d'une profonde confusion au sein du mouvement révolution­naire, que la bourgeoisie lance une nouvelle offensive contre le prolétariat en mars 1921. Ce sont les ouvriers de l'Allemagne centrale qui vont constituer la cible principale de cette attaque. Une grande concentration prolétarienne s'était constituée, au cours de la guerre, dans cette région autour des usi­nes Leuna à Bitterfeld ainsi que dans le bassin de Mansfeld. La majorité des ou­vriers y est relativement jeune et combative mais ne dispose d'aucune grande expérience d'organisation. A lui seul le VKPD y compte 66 000 membres, le KAPD 3 200. Dans les usines Leuna 2 000 des 20 000 ouvriers font partie des Unions Ouvrières.

Dans la mesure où, suite aux affrontements de 1919 et au putsch de Kapp, de nombreux ouvriers sont restés en possession de leurs armes, la bourgeoisie a la volonté de pacifier la région.

La bourgeoisie cherche à provoquer les ouvriers

Le 19 mars 1921, de fortes troupes de police investissent Mansfeld afin d'effectuer le désarmement des ouvriers.

Cet ordre ne provient pas de l'aile d'extrême-droite de la classe dominante (au sein de l'armée ou des partis de droite) mais du gou­vernement démocratiquement élu. C'est encore une fois la démocratie qui joue le rôle de bourreau de la classe ouvrière cher­chant à la terrasser par tous les moyens.

Il s'agit pour la bourgeoisie, à travers le dé­sarmement et la défaite d'une fraction relati­vement jeune et très combative du proléta­riat allemand, d'affaiblir et de démoraliser la classe ouvrière dans son ensemble. Plus particulièrement, la classe dominante pour­suit l'objectif d'asséner un coup effroyable à l'avant-garde de la classe ouvrière, ses or­ganisations révolutionnaires. Contraindre à une lutte décisive prématurée en Allemagne centrale doit fournir à l'État l'occasion d'iso­ler les communistes de l'ensemble de la classe ouvrière. Elle cherche à jeter le dis­crédit sur eux pour ensuite les soumettre à la répression. Il s'agit de retirer au VKPD fraî­chement fondé toute possibilité de se conso­lider tout autant que d'anéantir le rappro­chement en cours entre le VKPD et le KAPD. Le capital allemand agit de toutes façons au nom de la bourgeoisie mondiale pour accroître l'isolement de la révolution russe et affaiblir l'IC.

L'Internationale, au même moment, attend avec impatience des mouvements de lutte qui viendraient soutenir de l'extérieur la ré­volution russe. On attend, en quelque sorte, que se produise une offensive de la bour­geoisie pour que la classe ouvrière, mise en situation difficile, réagisse avec force. Des attentats, comme celui qui est perpétré par le KAPD contre la colonne de la Victoire à Berlin le 13 mars, ont manifestement pour objectif de provoquer un développement de la combativité.

Lévi rapporte ainsi l'intervention de l'envoyé de Moscou, Rakosi, au cours d'une séance de la Centrale : « Le camarade expliquait : la Russie se trouve dans une situation extra­ordinairement difficile. Il serait absolument nécessaire que la Russie soit soulagée par des mouvements en Occident et, sur cette base, le Parti allemand devrait immédiate­ment passer à l'action. Le VKPD comptait aujourd'hui 50 000 adhérents et, avec cela, on pouvait dresser 1 500 000 prolétaires, ce qui suffisait pour renverser le gouverne­ment. Il était donc pour engager immédia­tement le combat avec le mot d'ordre de ren­versement du gouvernement. » (P. Lévi, Lettre à Lénine, 27 mars 1921)

« Le 17 mars se tint la séance du Comité central du KPD au cours de laquelle l'im­pulsion ou les directives du camarade en­voyé de Moscou furent adoptées comme thè­ses d'orientation. Le 18 mars Die Rote Fahne s'aligne sur la nouvelle résolution et appelle à la lutte armée sans dire préala­blement pour quels objectifs et conserve le même ton durant quelques jours. » (Ibidem)

L'offensive du gouvernement tant attendue s'ouvre en mars 1921 avec l'engagement des troupes de police en Allemagne centrale.

Forcer la révolution ?

Les forces de police envoyées le 19 mars en Allemagne centrale par le ministre social-démocrate Hörsing ont pour ordre d'entre­prendre des perquisitions dans les domiciles afin de désarmer à tout prix les ouvriers. L'expérience du putsch de Kapp a dissuadé le gouvernement d'engager les soldats de la Reichswehr.

La même nuit la grève générale est décidée dans la région à partir du 21 mars. Le 23 mars, se produisent les premiers affron­tements entre les troupes de la police de sécurité du Reich (SiPo) et les ouvriers. Le même jour, les ouvriers de l'usine Leuna de Merseburg proclament la grève générale. Le 24 mars le KAPD et le VKPD lancent un appel commun à la grève générale dans toute l'Allemagne. En réponse à celui-ci, des manifestations et des fusillades entre des grévistes et la police se produisent sporadi­quement dans plusieurs villes d'Allemagne. 300 000 ouvriers environ participent à la grève dans tout le pays.

Le principal lieu d'affrontement reste cepen­dant la région industrielle d'Allemagne cen­trale où prés de 40 000 ouvriers et 17 000 soldats de la Reichswehr et de la police se font face. Dans les usines Leuna, 17 centu­ries prolétariennes armées sont mises sur pied. Les troupes de police mettent tout en oeuvre pour les prendre d'assaut. Ce n'est qu'après plusieurs jours qu'elles réussissent à conquérir l'usine. Pour ce faire, le gouver­nement a même recours à l'aviation qui bombarde l'usine. Tous les moyens sont bons contre la classe ouvrière.

A l'initiative du KAPD et du VKPD, des attentats à la dynamite sont commis à Dresde, Freiberg, Leipzig, Plauen et ailleurs. Les journaux Hallische Zeitung et Saale Zeitung qui agissent de façon particu­lièrement provocatrice contre les ouvriers sont réduits au silence à l'explosif.

Alors que la répression en Allemagne cen­trale entraîne spontanément les ouvriers à la résistance armée, ils ne parviennent cepen­dant pas à opposer une riposte coordonnée aux sbires du gouvernement. Les organisa­tions de combat mises sur pied par le VKPD et dirigées par H. Eberlein sont militaire­ment et organisationnellement mal prépa­rées. Max Hölz, à la tête d'une troupe de combat ouvrière forte de 2 500 hommes, réussit à parvenir à quelques kilomètres de l'usine Leuna assiégée par les troupes gou­vernementales et tente de réorganiser les forces. Ses troupes sont exterminées le 1er avril, deux jours après la prise d'assaut des usines Leuna. Bien que la combativité, dans les autres villes, ne s'exprime pas, le VKPD et le KAPD appellent à la riposte armée immédiate contre les forces de police : « La classe ouvrière est conviée à entrer en lutte active pour les objectifs suivants :

1° le renversement du gouvernement (...),

2° le désarmement de la contre-révolution et l'armement des ouvriers. » (Appel du 17 mars 1921)

Dans un autre appel du 24 mars, la Centrale du VKPD lance aux ouvriers : « Pensez que l'année dernière vous avez vaincu en cinq jours les gardes blancs et la racaille des Corps Francs du Baltikum grâce à la grève générale et au soulèvement armé. Luttez avec nous comme l'année dernière au coude à coude pour abattre la contre-révolution ! Entrez partout en grève générale ! Brisez par la violence la violence de la contre-révolution ! Désarmement de la contre-révolution, armement et formation de mili­ces locales à partir des cellules des ou­vriers, des employés et des fonctionnaires organisés !

Formez immédiatement des milices locales prolétariennes ! Assurez vous du pouvoir dans les usines ! Organisez la production à travers les conseils d'usine et les syndicats ! Créez du travail pour les chômeurs ! »

Cependant, localement les organisations de combat du VKPD ainsi que les ouvriers qui se sont spontanément armés ne sont pas seulement mal préparés, mais les instances locales du parti sont aussi sans contact avec la Centrale. Les différents groupes de com­bat dont les plus connus sont ceux de Max Hölz et de Karl Plättner, combattent en dif­férents lieux de la zone d'insurrection, isolés les uns des autres. Nulle part il n'y a des conseils ouvriers qui puissent coordonner leurs actions. En revanche, les troupes gou­vernementales de la bourgeoisie se trouvent, elles, en contact étroit avec le grand quartier général qui les dirige !

Après la chute des usines Leuna, le VKPD retire son appel à la grève générale le 31 mars. Le 1er avril, les derniers groupes ouvriers armés d'Allemagne centrale se dissolvent.

L'ordre bourgeois règne à nouveau ! A nou­veau la répression se déchaîne. A nouveau de nombreux ouvriers sont soumis aux bru­talités de la police. Des centaines d'entre eux sont passés par les armes, plus de 6 000 sont arrêtés.

L'espoir de la grande majorité du VKPD et du KAPD, selon lequel une action provoca­trice de la part de l'appareil de répression de l'Etat déclencherait une puissante dynami­que de riposte dans les rangs ouvriers, s'est effondré. Les ouvriers d'Allemagne centrale sont restés isolés.

Le VKPD et le KAPD ont manifestement poussé au combat sans tenir compte de l'ensemble de la situation, de telle manière qu'ils se sont complètement éloignés des ouvriers hésitants, qui n'étaient pas prêts à entrer dans l'action, et ils ont créé une divi­sion au sein de la classe ouvrière en adop­tant la devise « Qui n'est pas avec moi est contre moi. » (éditorial de Die Rote Fahne du 20 mars)

Au lieu de reconnaître que la situation n'était pas favorable, Die Rote Fahne écrit : « Ce n'est pas seulement sur la tête de vos dirigeants, mais c'est sur la tête de chacun d'entre vous que repose la responsabilité sanglante lorsque vous tolérez en silence ou en protestant sans agir que les Ebert, Severing, Hörsing abattent la terreur et la justice blanches contre les ouvriers. (...) Honte et ignominie à l'ouvrier qui reste à l'écart, honte et ignominie à l'ouvrier qui ne sait pas encore où est sa place. »

Afin de provoquer artificiellement la com­bativité, on a cherché à engager les chô­meurs comme fer de lance. « Les chômeurs ont été envoyés en avant comme détache­ment d'assaut. Ils ont occupé les portes des usines. Ils les ont forcées pour entrer à l'in­térieur, éteindre les feux ici ou là et tenter de faire sortir les ouvriers à coups de poing hors des usines. (...) Quel spectacle épou­vantable de voir les chômeurs se faire éjec­ter des usines, pleurant bruyamment sous les coups reçus et fuir ensuite ceux qui les avaient envoyés là-bas. »

Que le VKPD, dès avant le début des luttes, ait eu une fausse appréciation du rapport de forces, et qu'après le déclenchement des luttes il n'ait pas été capable de réviser son analyse est déjà suffisamment tragique. Malheureusement, il fait pire en lançant le mot d'ordre : « A la vie ou à la mort » selon le faux principe que les communistes ne reculent jamais !

« En aucun cas un, communiste, même s'il se trouve en minorité, ne doit se rendre au travail. Les Communistes ont quitté les usines. Par groupes de 200, 300 hommes, parfois davantage, parfois moins, ils sont sortis des usines : l'usine a continué à fonc­tionner. Ils sont aujourd'hui chômeurs, les patrons ayant saisi l'occasion d'épurer les usines des communistes à un moment où ils avaient une grande partie des ouvriers de leur côté. » (Lévi, ibidem)

Quel bilan des luttes de mars ?

Alors que la classe ouvrière se voyait impo­ser cette lutte par la bourgeoisie, et qu'il lui était impossible de l'éviter, le VKPD « commit une série de fautes dont la princi­pale consista en ce que, au lieu de faire clairement ressortir le caractère défensif de cette lutte, par son cri d'offensive, il fournit aux ennemis sans scrupule du prolétariat, à la bourgeoisie, au parti social-démocrate et au parti indépendant, un prétexte pour dé­noncer le parti unifié comme un fauteur de putsch. Cette faute fut encore exagérée par un certain nombre de camarades du parti, présentant l'offensive comme la méthode de lutte essentielle du Parti communiste unifié d'Allemagne dans la situation ac­tuelle. » (Thèse sur la tactique, 3e Congrès de l'IC, juin 1921, Manifestes, thèses et ré­solutions des quatre premiers congrès mondiaux de l'Internationale Communiste)

Que les communistes interviennent pour renforcer la combativité est le premier de leurs devoirs. Mais ils n'ont pas à le faire à n'importe quel prix.

« Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ou­vriers de tous les pays, la fraction qui en­traîne toutes les autres : théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l'avantage d'une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouve­ment prolétarien. » (Marx-Engels, Le Manifeste du Parti communiste, 1848) C'est pourquoi les communistes doivent se carac­tériser vis-à-vis de la classe dans son en­semble par leur capacité à analyser correc­tement le rapport de forces entre les clas­ses, à percer à jour la stratégie de l'ennemi de classe. Pousser une classe faible ou in­suffisamment préparée à des combats déci­sifs comme la faire tomber dans les pièges tendus par la bourgeoisie, c'est ce que les révolutionnaires peuvent faire de plus irres­ponsable. Leur première responsabilité est de développer leur capacité d'analyse de l'état de la conscience et de la combativité au sein de la classe ainsi que de la stratégie adoptée par la classe dominante. Ce n'est qu'ainsi que les organisations révolutionnai­res prennent véritablement en charge leur rôle dirigeant dans la classe.

Aussitôt après l'Action de mars, de violents débats se développent au sein du VKPD et du KAPD.

Les conceptions organisationnelles fausses : un obstacle à la capacité du Parti à faire son autocritique

Dans un article d'orientation du 4-6 avril 1921, Die Rote Fahne affirme que « Le VKPD a inauguré une offensive révolution­naire » et que l'Action de mars constitue « le début, le premier épisode des luttes décisi­ves pour le pouvoir. »

Les 7 et 8 avril, son Comité Central se réunit et au lieu de se livrer à une analyse critique de l'intervention, Heinrich Brandler cherche avant tout à justifier la politique du parti. Pour lui, la principale faiblesse réside dans un manque de discipline des militants lo­caux du VKPD et dans la défaillance de l'organisation militaire. Il déclare : « Nous n'avons souffert aucune défaite, c'était une offensive. »

Vis-à-vis de cette analyse Paul Lévi, s'élève comme le critique le plus virulent contre l'attitude du parti durant l'Action de mars.

Après avoir démissionné du Comité Central en février 1921 aux côtés de Clara Zetkin, à cause, entre autres, de divergences concer­nant la fondation du Parti Communiste d'Italie, il va, une fois encore, se révéler in­capable de faire avancer l'organisation par la critique. Le plus tragique, « c'est que Lévi a au fond raison sur bien des points dans sa critique de l'Action de mars 1921 en Allemagne. » (Lénine, Lettre aux communistes allemands, 14 août 1921, Oeuvres, tome 32) Mais au lieu de faire sa critique dans le cadre de l'organisation, se­lon les règles et principes de celle-ci, il ré­dige les 3 et 4 avril une brochure qu'il publie à l'extérieur dès le 12 avril sans la soumettre préalablement au débat dans le parti. ([2] [98])

Dans cette brochure, il ne se contente pas de bafouer la discipline organisationnelle, il expose aussi des détails concernant la vie in­terne du parti. Ce faisant, il brise un prin­cipe prolétarien, et même met en péril l'or­ganisation en étalant publiquement son mode de fonctionnement. Il est exclu du parti le 15 avril pour comportement portant atteinte à sa sécurité. ([3] [99])

Lévi qui inclinait, comme nous l'avons mon­tré dans un article précédent sur le Congrès du KPD d'Heidelberg en octobre 1919, à concevoir toute critique comme une attaque contre l'organisation, mais aussi contre sa propre personne, sabote maintenant tout fonctionnement collectif. Son point de vue le manifeste : « Ou bien l'Action de mars était valable et alors ma place est d'être exclu (du Parti). Ou bien l'Action de mars était une erreur et alors ma brochure est justifiée. » (Lévi, Lettre à la Centrale du VKPD). Cette attitude dommageable pour l'organisation a été critiquée de façon répétée par Lénine. Après l'annonce de la démission de Lévi de la Centrale du VKPD en février, il écrit à ce sujet : « Et la démission du Comité central !!?? C'est là, en tout état de cause, la plus grande des erreurs. Si nous tolérons des façons de faire telles que les membres du Comité central en démissionnent dès qu'ils s'y trouvent en minorité, le dévelop­pement et l'assainissement des partis com­munistes ne suivront jamais un cours nor­mal. Au lieu de démissionner, il vaudrait mieux discuter à plusieurs reprises des questions litigieuses conjointement avec le Comité exécutif. (...) Il est indispensable de faire tout le possible et même l'impossible – mais, coûte que coûte, éviter les démis­sions et ne pas aggraver les divergences. » (Lénine, Lettre à Clara Zetkin et à Paul Lévi, le 16 avril 1921, Oeuvres, tome 45)

Les accusations, en partie exagérées, dont Lévi charge le VKPD (qui est pratiquement vu comme l'unique fautif, mettant de côté la responsabilité de la bourgeoisie dans la dé­clenchement des luttes de mars) s'appuient sur une vision quelque peu déformée de la réalité.

Après son exclusion du parti, Lévi édite pendant une courte période la revue Le Soviet qui devient le porte-parole de ceux qui s'opposent à la direction prise par le VKPD.

Lévi cherche à exposer sa critique à la tacti­que du VKPD devant le Comité central qui refuse de l'admettre à ses séances. C'est Clara Zetkin qui le fait à sa place. Il défend que « les communistes n'ont pas la possibi­lité (...) d'entreprendre des actions à la place du prolétariat, sans le prolétariat et à la fin, même, contre le prolétariat. » (Lévi, ibidem) Clara Zetkin propose alors une con­tre-résolution à la prise de position du parti. Mais la séance du Comité central rejette majoritairement la critique et souligne que « s'esquiver face à l'action (...) était impos­sible pour un Parti révolutionnaire et aurait constitué un renoncement pur et simple à sa vocation de diriger la révolution. » Le VKPD « doit, s'il veut remplir sa tâche his­torique, se tenir fermement à la ligne de l'of­fensive révolutionnaire, qui se trouve au fondement de l'Action de mars et marcher dans cette voie avec détermination et con­fiance. » (« Leitsätze über die Märzaktion », Die Internationale n°4, avril 1921)

La Centrale persiste dans la poursuite de la tactique de l'offensive dans laquelle elle s'est engagée et rejette toutes les critiques. Dans une proclamation du 6 avril 1921 le Comité exécutif de l'IC (CEIC) approuve l'attitude du KPD et lance : « L'Internationale Communiste vous dit : "Vous avez bien agi." (...) Préparez-vous à de nouveaux com­bats. » (publié dans Die Rote Fahne du 14 avril 1921)

C'est ainsi que lors du 3e Congrès mondial de l'IC, des désaccords sur l'analyse des événements en Allemagne s'expriment. En particulier le groupe autour de Zetkin dans le VKPD est fortement attaqué dans la première partie de la discussion. Ce sont les interventions et l'autorité de Lénine et Trotsky qui amènent un tournant dans les débats en refroidissant les têtes chaudes.

Lénine, absorbé par les événements de Cronstadt et la conduite des affaires de l'Etat, n'a pas eu le temps de suivre les évé­nements d'Allemagne non plus que les dé­bats sur le bilan à en tirer. Il commence à peine à s'y intéresser de près. D'un côté, il rejette la rupture de la discipline par Lévi avec la plus extrême fermeté, de l'autre, il annonce que l'Action de mars, du fait « de l'importance de sa signification internatio­nale, doit être soumise au 3e Congrès de l'Internationale Communiste. » Que la dis­cussion au sein du parti soit la plus large possible et sans entrave, tel est le souci de Lénine.

W. Koenen, le représentant du VKPD au­près du CEIC, est envoyé en Allemagne par celui-ci pour faire que le Comité central du parti ne prenne pas une décision définitive contre l'opposition. Dans la presse du Parti, les critiques de l'Action de mars retrouvent la possibilité de s'exprimer. La discussion sur la tactique se poursuit.

Cependant, la majorité de la Centrale conti­nue à défendre la prise de position adoptée en mars. Arkady Maslow réclame une nou­velle approbation de l'Action de mars. Gouralski, un envoyé du CEIC déclare même : « Ne nous préoccupons pas du passé. Les prochaines luttes politiques du Parti sont la meilleure réponse aux attaques de la tendance Lévi. » A la séance du Comité central des 3 et 5 mai Thalheimer intervient pour que l'on reprenne l'unité d'action des ouvriers. F. Heckert plaide pour renforcer le travail dans les syndicats.

Le 13 mai, Die Rote Fahne publie des Thèses qui développent l'objectif d'accélérer artifi­ciellement le processus révolutionnaire. L'Action de mars y est citée en exemple. Les communistes « doivent, dans des situations particulièrement graves où les intérêts essentiels du prolétariat se trouvent mena­cés, précéder d'un pas les masses et cher­cher de par leur initiative à les engager dans la lutte, même au risque de n'être suivi que par une partie de la classe ouvrière. » W. Pieck qui, en janvier 1919, s'était jeté dans l'insurrection avec K. Liebknecht en allant à l'encontre de la décision du Parti, pense que les affrontements au sein de la classe ouvrière « se produiront encore plus fréquemment. Les communistes doivent se tourner contre les ouvriers quand ceux-ci ne suivent pas nos appels. »

La réaction du KAPD

Si le VKPD et le KAPD ont fait un pas en avant en voulant pour la première fois en­treprendre des actions communes, malheu­reusement celles-ci ont lieu dans des condi­tions défavorables. Le dénominateur com­mun de la démarche du VKPD et du KAPD dans l'Action de mars est de vouloir porter secours à la classe ouvrière en Russie. Le KAPD défend encore à cette époque la révolution en Russie. Les conseillistes, qui en seront issus, prendront une position op­posée.

Cependant l'intervention du KAPD est su­jette à des tiraillements. D'un côté la direc­tion lance un appel commun à la grève géné­rale avec le VKPD et envoie deux représen­tants de la Centrale en Allemagne centrale, F. Jung et F. Rasch, pour soutenir la coordi­nation des actions de combat ; de l'autre, les dirigeants locaux du KAPD, Utzelmann et Prenzlow, sur la base de leur connaissance de la situation dans le bassin industriel de l'Allemagne centrale, tiennent toute tentative de soulèvement pour insensée et ne veulent pas aller plus loin que la grève générale. Ils sont d'ailleurs intervenus auprès des ouvriers de Leuna pour qu'ils demeurent sur le site de l'usine et se préparent à engager une lutte défensive. La direction du KAPD réagit sans concertation avec les instances du parti sur place.

Dès le mouvement terminé, le KAPD se livre à peine à un début d'analyse critique de sa propre intervention. De plus, il développe une analyse contradictoire des événements. Dans une réponse à la brochure de P. Lévi, il met en évidence la problématique fonda­mentalement erronée qui se trouve à la base de la démarche de la Centrale du VKPD. H. Gorter écrit :

« Le VKPD a, par l'action parlementaire – qui dans les conditions du capitalisme en banqueroute n'a plus d'autre signification que la mystification des masses – détourné le prolétariat de l'action révolutionnaire. Il a rassemblé des centaines de milliers de non-communistes en devenant un "parti de masse". Le VKPD a soutenu les syndicats par sa tactique de création de cellules en leur sein (...) lorsque la révolution alle­mande, de plus en plus impuissante, recula, lorsque les meilleurs éléments du VKPD de plus en plus insatisfaits eurent commencé à réclamer de passer à l'action – il se décida alors soudain à une grande tentative pour la conquête du pouvoir politique. Voici en quoi elle consista : avant la provocation d'Hörsing et de la SiPo, le VKPD décida une action artificielle d'en haut, sans impulsion spontanée des grandes masses; autrement dit, il adopta la tactique du putsch.

Le Comité exécutif et ses représentants en Allemagne avaient insisté depuis longtemps pour que le Parti frappe et démontre qu'il était un parti vraiment révolutionnaire. Comme si l'essentiel d'une tactique révolu­tionnaire consistait seulement à frapper de toutes ses forces ! Au contraire, quand au lieu d'affermir la force révolutionnaire du prolétariat, un parti mine cette même force et affaiblit le prolétariat par son soutien au parlement et aux syndicats et qu'après (de tels préparatifs !!), il se résout soudain à frapper en lançant une grande action offen­sive en faveur de ce même prolétariat qu'il vient ainsi d'affaiblir, il ne peut être ques­tion dans tout ceci que d'un putsch. C'est-à-dire d'une action décrétée d'en haut, n'ayant pas sa source dans les masses elles-mêmes, et par conséquent vouée à l'échec dès le dé­part. Et cette tentative de putsch n'est nullement révolutionnaire ; elle est oppor­tuniste exactement au même titre que le parlementarisme ou la tactique des cellules syndicales. Oui, cette tactique est le revers inévitable du parlementarisme et de la tactique des cellules syndicales, du racolage d'éléments non-communistes, de la politique des chefs substituée à celle des masses, ou mieux encore, à la politique de classe. Cette tactique faible, intrinsèquement corrompue doit fatalement conduire à des putschs. » (Hermann Gorter, « Leçons de l'Action de mars », Postface à la lettre ouverte au ca­marade Lénine, Der Proletarier, mai 1921)

Ce texte du KAPD met le doigt avec jus­tesse sur la contradiction entre la tactique du front unique qui renforce les illusions des ouvriers vis-à-vis des syndicats et de la so­cial-démocratie, et l'appel simultané et sou­dain à l'assaut contre l'Etat. Mais, en même temps, dans sa propre analyse, on trouve des contradictions : tandis que, d'un côté, il parle d'une action défensive des ouvriers, de l'au­tre il caractérise l'Action de mars comme « la première offensive consciente des prolétaires révolutionnaires allemands con­tre le pouvoir d'Etat bourgeois. » (F. Kool, Die Linke gegen die Parteiherrschaft) A cet égard, le KAPD fait même le constat que « les larges masses ouvrières sont restées neutres, quand ce n'est pas hostiles, vis à vis de l'avant-garde combative. » Lors du con­grès extraordinaire du KAPD en septembre 1921, les leçons de l'Action de mars ne sont pas examinées plus avant.

C'est sur cette toile de fond, avec des débats virulents au sein du VKPD et des analyses contradictoires de la part du KAPD, que se tient, à partir de fin juin 1921, le 3e Congrès mondial de l'Internationale Communiste.

L'attitude de l'Internationale face à l'Action de mars

Au sein de l'Internationale, le processus de formation de différentes tendances s'est mis en branle. Le CEIC lui-même n'a pas, vis-à-vis des événements en Allemagne, de posi­tion unitaire et ne parle pas d'une seule voix. Depuis longtemps le CEIC est divisé sur l'analyse de la situation en Allemagne. Radek développe envers les positions et le comportement de Lévi de nombreuses criti­ques dont se sont saisis d'autres membres de la Centrale. Au sein du VKPD, ces criti­ques ne sont cependant pas exprimées pu­bliquement et ouvertement lors du congrès du parti ou ailleurs

Au lieu de débattre publiquement de l'ana­lyse de la situation, Radek a provoqué ainsi de profonds dégâts dans le fonctionnement du parti. Souvent les critiques ne sont pas exposées fraternellement en toute netteté, mais sous une forme couverte. Souvent ce qui se retrouve au centre des débats, ce ne sont pas les erreurs politiques mais les in­dividus qui en sont responsables. La ten­dance à la personnalisation des positions politiques s'impose. Au lieu de construire l'unité autour d'une position et d'une mé­thode, au lieu de lutter comme un corps fonctionnant collectivement, on détruit ainsi de façon complètement irresponsable le tissu organisationnel.

Plus largement les communistes en Allemagne sont eux-mêmes très profondé­ment divisés. D'une part, à ce moment-là, les deux partis, le VKPD et le KAPD, qui font partie de l'IC, s'affrontent le plus violem­ment sur l'orientation que doit avoir l'organi­sation.

Vis-à-vis de l'IC, avant l'Action de mars, des parties du VKPD taisent certaines informa­tions concernant la situation ; de même les divergences d'analyse ne sont pas portées à la connaissance de l'IC dans toute leur am­pleur.

Au sein de l'IC même, il n'y a pas de réac­tion véritablement commune ni d'approche unitaire de cette situation. Le soulèvement de Cronstadt monopolise complètement l'attention de la direction du parti bolchevik, l'empêchant de suivre plus en détail la si­tuation en Allemagne. De plus, la manière dont les décisions sont prises au sein du CEIC n'est souvent pas très claire et il en est de même pour les mandats qui sont donnés à des délégations. Justement, concernant l'Allemagne, les mandats de Radek et des autres délégués du CEIC ne semblent pas avoir été déterminés avec beaucoup de clarté. ([4] [100])

Ainsi, dans cette situation de division crois­sante notamment au sein du VKPD, les membres du CEIC – en particulier Radek – sont entrés officieusement en contact avec des tendances au sein des deux partis, VKPD et KAPD, pour convenir, à l'insu des organes centraux des deux organisations, des préparatifs en vue de mesures putschis­tes. Au lieu de pousser les organisations à l'unité, à la mobilisation et à la clarification, on favorise ainsi leur division et on accélère, en leur sein, la tendance à prendre des déci­sions en dehors des instances responsables. Cette attitude, prise au nom du CEIC favo­rise ainsi au sein du KAPD et du VKPD le développement de comportements domma­geables à l'organisation.

P. Lévi la critique ainsi : « Il était de plus en plus fréquent que les envoyés du CEIC outrepassent leurs pleins pouvoirs, et qu'il se révèle ultérieurement que ces envoyés, pour tel ou tel d'entre eux, n'avaient reçu aucun plein pouvoir. » (Lévi, Unser weg, wider den Putschismus, 3 avril 1921)

Les structures de fonctionnement et de dé­cision définies dans les statuts, aussi bien au sein de l'IC que du VKPD et du KAPD, sont contournées. Lors de l'Action de mars, dans les deux partis, l'appel à la grève générale se fait sans que l'ensemble de l'organisation ne soit impliqué dans la réflexion et dans la décision. En réalité, ce sont les camarades du CEIC qui ont pris contact avec des éléments ou certaines tendances existant au sein de chaque organisation et qui ont poussé à passer à l'action. C'est le parti en tant que tel qui se trouve de cette façon « contourné » !

Ainsi, il est impossible de parvenir à une démarche unitaire de la part de chaque parti respectif et encore moins à une action com­mune des deux partis.

L'activisme et le putschisme ont en partie pris le dessus dans chacune des deux organi­sations, accompagnés de comportements in­dividuels très destructeurs pour le parti et la classe dans son ensemble. Chaque tendance commence à mener sa propre politique et à créer ses propres canaux informels et paral­lèles. Le souci de l'unité du parti, d'un fonc­tionnement conforme à des statuts est en grande partie perdu.

Bien que l'IC se trouve affaiblie par l'identi­fication croissante du parti bolchevik aux intérêts de l'Etat russe et par le tournant opportuniste de l'adoption de la tactique du Front unique, le 3e Congrès mondial va ce­pendant constituer un moment de critique collective, prolétarienne de l'Action de mars.

Pour le Congrès, le CEIC, avec un souci politique juste sous l'impulsion de Lénine, impose la présence d'une délégation de représentants de l'opposition qui existe au sein du VKPD. Tandis que la délégation de la Centrale du VKPD cherche encore à mu­seler toute critique adressée à l'Action de mars, le Bureau Politique du PCR(b), sur proposition de Lénine, décide : « Comme fondement à cette résolution il faut adopter l'état d'esprit de devoir d'autant plus préci­sément détailler, mettre en lumière les erreurs concrètes commises par le VKPD au cours de l'Action de mars et d'autant plus énergiquement mettre en garde contre leur répétition. »

Quelle attitude adopter ?

Dans le discours introductif à la discussion sur « La crise économique et les nouvelles tâches de l'Internationale Communiste » Trotsky souligne : « Aujourd'hui, pour la première fois, nous voyons et nous sentons que nous ne sommes pas si immédiatement près du but, la conquête du pouvoir, la ré­volution mondiale. En 1919, nous disions : "C'est une question de mois." Aujourd'hui, nous disons : "C'est peut-être une question d'années." (...) Le combat sera peut-être de longue durée, il ne progressera pas aussi fiévreusement qu'il serait souhaitable, il sera excessivement difficile et exigera de nombreux sacrifices. » (Trotsky, Procès-verbal du 3e Congrès)

Lénine : « C'est pourquoi le Congrès se devait de faire table rase des illusions de gauche selon lesquelles le développement de la révolution mondiale continuerait à folle allure selon son impétueux tempo de départ sans interruption, nous serions portés par une seconde vague révolutionnaire, et la victoire dépend seulement et uniquement de la volonté du Parti et de son action. » (C. Zetkin, Souvenirs sur Lénine)

La Centrale du VKPD sous la responsabilité de A. Thalheimer et de Bela Kun envoie, pour le Congrès, un projet de Thèses sur la tactique poussant l'IC à s'engager dans une nouvelle phase d'action. Dans une lettre à Zinoviev du 10 juin 1921, Lénine considère que : « Les thèses de Thalheimer et de Béla Kun sont sur le plan politique radicalement fausses. » (Lénine, Lettres, T. 7)

Les partis communistes n'ont nulle part con­quis la majorité de la classe ouvrière, non seulement en tant qu'organisation , mais également au niveau des principes du Communisme. C'est pourquoi la tactique de l'IC est la suivante : « Il faut sans cesse et de façon systématique lutter pour gagner la majorité de la classe ouvrière, d'abord à l'intérieur des vieux syndicats. » (Ibidem)

Face au délégué Heckert, Lénine pense que : « La provocation était claire comme le jour. Et, au lieu de mobiliser dans un but défensif les masses ouvrières afin de repousser les attaques de la bourgeoisie et de prouver que vous aviez le droit pour vous, vous avez inventé votre "théorie de l'offensive", théorie absurde qui offre à toutes les autorités po­licières et réactionnaires la possibilité de vous présenter comme ceux qui ont pris l'initiative de l'agression contre laquelle il s'agissait de défendre le peuple ! » (Heckert, « Mes rencontres avec Lénine », Lénine tel qu'il fut, T. 2)

Bien qu'auparavant Radek ait soutenu l'Action de mars, dans son rapport présenté au nom du CEIC, il parle du caractère con­tradictoire de l'Action de mars : il loue l'hé­roïsme des ouvriers qui ont combattu et critique d'autre part la politique erronée de la Centrale du VKPD. Trotsky caractérise l'Action de mars comme une tentative tout à fait malencontreuse qui, « si elle devait se répéter, pourrait vraiment conduire ce bon parti à sa perte. » Il souligne que : « C'est de notre devoir de dire clairement aux ouvriers allemands que nous considérons cette philosophie de l'offensive comme le danger suprême, et que, dans son application prati­que, elle constitue le pire crime politique. » (Procès-verbal du 3e congrès)

La délégation du VKPD et les délégués de l'opposition au sein du VKPD spécialement invités s'affrontent lors du Congrès.

Le Congrès est conscient des menaces qui pèsent sur l'unité de ce parti. C'est pourquoi il pousse à un compromis entre la direction et l'opposition du VKPD. L'arrangement suivant est obtenu : « Le Congrès estime que tout morcellement des forces au sein du Parti Communiste Unifié d'Allemagne, toute formation de fractions, sans parler même de scission, constitue le plus grand danger pour l'ensemble du mouvement. » En même temps, la résolution adoptée met en garde contre toute attitude revancharde : « Le Congrès attend de la Direction Centrale du Parti Communiste Unifié d'Allemagne une attitude tolérante à l'égard de l'ancienne opposition, pourvu qu'elle applique loyale­ment les décisions prises par le 3e Congrès (...). » (« Résolution sur l'Action de mars et sur le Parti Communiste Unifié d'Allemagne », 3e Congrès de l'IC, juin 1921, Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l'Internationale Communiste)

Au cours des débats du 3e Congrès, la délé­gation du KAPD exprime à peine une auto­critique concernant l'Action de mars. Elle semble plutôt concentrer ses efforts sur les questions de principe concernant le travail dans les syndicats et au parlement.

Alors que le 3e Congrès parvient à être très autocritique face aux périls putschistes ap­parus lors de l'Action de mars, à mettre en garde contre ceux-ci et à éradiquer cet « activisme aveugle », il s'engage malheu­reusement dans la voie tragique et néfaste du Front unique. S'il repousse le danger du putschisme, le tournant opportuniste inaugu­ré par l'adoption des 21 conditions d'admis­sion se confirme et s'accélère. Les graves er­reurs, mises en lumière par Gorter au nom du KAPD, à savoir le retour de l'IC au tra­vail dans les syndicats et envers le parle­ment, ne sont pas corrigées.

Encouragé par les résultats du 3e Congrès, le VKPD s'engage dès l'automne 1921 dans la voie du Front unique. Dans le même temps, ce Congrès pose un ultimatum au KAPD : ou la fusion avec le VKPD ou bien l'exclusion de l'IC. En septembre 1921, le KAPD quitte l'IC. Une partie de celui-ci se précipite dans l'aventure de la fondation immédiate d'une Internationale Communiste Ouvrière. Et quelques mois plus tard se produit une scis­sion en son sein.

Pour le KPD (qui a de nouveau changé de nom en août 1921), la porte vers un cours opportuniste s'ouvre encore plus largement. La bourgeoisie, quant à elle, a atteint ses objectifs : à nouveau grâce à l'Action de mars, elle est parvenue à poursuivre son offensive et à affaiblir encore plus la classe ouvrière.

Si les conséquences de cette attitude puts­chistes sont dévastatrices pour la classe ou­vrières dans son ensemble, elles le sont en­core plus pour les communistes : de nou­veau ceux-ci sont les principales victimes de la répression. La chasse aux communistes se renforce encore. Une vague de démissions frappe le KPD. De nombreux militants sont profondément démoralisés suite à l'échec du soulèvement. Début 1921, le VKPD compte environ 350 000 à 400 000 membres, fin août il n'en compte plus que 160 000. En novembre il ne rassemble plus que 135 000 à 150 000 militants.

A nouveau la classe ouvrière a lutté en Allemagne sans avoir à ses côtés un parti fort et conséquent.

DV.



[1] [101]. Lors des élections au Parlement de Prusse en février 1921, le VKPD recueille 1,1 million de voix ; l'USPD, 1,1 million ; le SPD, 4,2 millions. A Berlin, le VKPD et l'USPD obtiennent ensemble plus de voix que le SPD.

[2] [102]. C. Zetkin, qui est d'accord avec les critiques de Lévi, l'exhorte dans plusieurs lettres qu'elle lui adresse à ne pas adopter un comportement domma­geable à l'organisation. Ainsi, le 11 avril, elle lui écrit : « Vous devriez retirer la note personnelle de l'avant-propos. Il me paraît politiquement bénéfi­que que vous ne prononciez aucun jugement personnel sur la Centrale et ses membres que vous déclarez bons pour l'asile d'aliénés et dont vous réclamez la révocation, etc. Il est plus raisonnable que vous vous teniez uniquement à la politique de la Centrale en laissant hors jeu les gens qui n'en sont que les porte-parole. (...) Seuls les excès per­sonnels doivent être supprimés. » Lévi ne se laisse pas convaincre. Sa fierté et son penchant à vouloir avoir toujours raison, tout autant que sa conception monolithique, vont avoir de funestes conséquences.

[3] [103]. « Paul Lévi n'a pas informé la direction du Parti de son intention de publier une brochure ni porté à sa connaissance les principaux éléments de son contenu.

Il fait imprimer sa brochure le 3 avril à un moment où la lutte a encore lieu en de nombreux endroits du Reich et où des milliers d'ouvriers sont présen­tés aux tribunaux spéciaux que Lévi excite ainsi à prononcer les condamnations les plus sanglantes.

La Centrale reconnaît dans toute son étendue le droit de critique envers le Parti avant et après les actions qu'il conduit. La critique sur le terrain de la lutte et de la complète solidarité dans le combat est une nécessité vitale pour le Parti et le devoir révolutionnaire. L'attitude de Paul Lévi (...) ne va pas dans le sens du renforcement du Parti mais dans celui de sa dislocation et de sa destruction. » (Centrale du VKPD, le 16 avril 1921)

[4] [104]. La délégation du CEIC est composée de B. Kun, Pogany et Guralski. Depuis la fondation du KPD K. Radek joue le rôle « d'homme de liaison » entre le KPD et l'IC. Sans toujours être muni d'un mandat clair, il pratique surtout la politique des canaux « informels » et parallèles.

Géographique: 

  • Allemagne [105]

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Allemande [92]

Conscience et organisation: 

  • La Gauche Germano-Hollandaise [93]

Approfondir: 

  • Révolution Allemande [106]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La Révolution prolétarienne [107]

Des débats entre groupes "bordiguistes" : une évolution significative du milieu politique prolétarien

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L'offensive développée par la bourgeoisie contre le communisme et contre les minori­tés révolutionnaires dispersées qui existent aujourd'hui, est pour la classe dominante une question de vie ou de mort. La survivance de ce système en proie à des convulsions inter­nes toujours plus profondes dépend de l'élimination de toute possibilité de matura­tion d'un mouvement révolutionnaire – dans la reprise de la lutte du prolétariat – qui vise à détruire ce système pour instaurer le com­munisme. Pour atteindre cet objectif, la bourgeoisie doit discréditer, isoler et donc anéantir politiquement, sinon physiquement, les avant-gardes révolutionnaires qui sont indispensables pour le succès de l'entreprise révolutionnaire du prolétariat.

Pour faire face à cette offensive et défendre la perspective révolutionnaire,

ce qui est requis, en retour, c'est un effort unitaire de toutes les composantes politiques qui se réclament authentiquement de la classe ouvrière. Dans l'histoire du mouvement ou­vrier, l'existence de plusieurs partis révolu­tionnaires, y compris dans le même pays, n'est pas une nouveauté, mais aujourd'hui, les avant-gardes révolutionnaires se présen­tent au rendez-vous de l'histoire dans un état de dispersion organisationnelle particuliè­rement important qui n'est certainement pas à l'avantage de la perspective révolution­naire, mais sert plutôt les intérêts de la bourgeoisie. Cette dispersion ne peut être surmontée de manière volontariste et oppor­tuniste par de grands rassemblements dictés par la « nécessité de construire le parti ». L'unique possibilité, c'est qu'elle soit pro­gressivement résorbée au travers d'une discussion ouverte entre les organisations révolutionnaires actuelles, débat qui permet de faire la clarté sur les différentes ques­tions et d'arriver à une convergence crois­sante, d'abord politique et ensuite organisa­tionnelle d'une grande partie des forces révo­lutionnaires qui existent aujourd'hui. Par ailleurs, l'existence d'un débat mené publi­quement entre les organisations révolution­naires, dans la presse ou même directement dans des réunions, représente un moyen incontournable pour l'orientation des nouvel­les forces révolutionnaires qui surgissent dans cette période et renforce enfin l'image d'un camp révolutionnaire qui, par delà tou­tes les variétés possibles et imaginables, se présente aux prolétaires comme une force qui combat la bourgeoisie de façon solidaire.

Sur ce plan, il faut noter depuis plusieurs mois des avancées importantes et significa­tives effectuées par différentes formations politiques. Nous en citons seulement deux en guise d'exemple et dont nous avons déjà parlé dans notre presse :

–  la dénonciation par toutes les composantes significatives du milieu prolétarien de la campagne de mystification de la bour­geoisie contre la brochure du Parti Communiste International Auschwitz ou le grand alibi, accusée de nier la réalité des chambres à gaz nazies alors que cette bro­chure dénonçait justement le nazisme et la démocratie comme les deux faces de la même pièce ([1] [108]) ;

–  la défense commune de la révolution russe et de ses leçons, dans la réunion publique tenue en commun par la CWO (Communist Workers Organisation) et le CCI à Londres en octobre 1997 ([2] [109]).

Même si les groupes qui se réclament des enseignements d'Amadeo Bordiga et qui sont connus sous le qualificatif de bordiguis­tes ([3] [110]) ne reconnaissent pas l'existence d'un milieu politique prolétarien – même s'ils le font parfois implicitement ([4] [111]) –, ils en sont une composante importante du fait de leur tradition. Cette partie du camp révolution­naire, la plus importante jusqu'au début des années 1980, a cependant été touchée en 1982 par une explosion tout-à-fait inédite dans l'histoire du mouvement ouvrier, don­nant naissance, en plus des scissions bordi­guistes qui existaient déjà, à de nouvelles formations qui sont encore d'inspiration bordiguiste et qui se réclament toutes de la souche d'origine et s'appellent pour la plu­part Parti Communiste International. Cette homonymie, associée au fait que les diffé­rents groupes qui sont nés de l'explosion du vieux parti n'ont jamais produit un réexamen sérieux des causes de la crise de 1982, a constitué jusqu'à présent une faiblesse im­portante pour tout le milieu politique prolé­tarien.

Mais cela est en train de changer. Une ou­verture nouvelle s'est manifestée dans le camp bordiguiste, différents articles ont été publiés dans la presse des groupes de cette mouvance en polémique avec d'autres grou­pes du milieu politique prolétarien, en parti­culier avec des groupes de la même ten­dance, sur les raisons de la crise explosive de 1982. C'est très important parce que cela rompt avec la tradition de fermeture sectaire typique du bordiguisme d'après-guerre selon laquelle il fallait adhérer par un acte de foi au « Parti », en ignorant toute autre forma­tion prolétarienne. Le simple fait d'être au­jourd'hui plusieurs « partis » ayant tous une « appellation d'origine contrôlée » a imposé à chacun d'entre eux de le démontrer dans les faits, d'où la nécessité de faire le bilan de l'histoire récente du bordiguisme et des po­sitions défendues par les autres groupes de la même mouvance. Cela ne peut qu'être bénéfique pour les groupes eux-mêmes et pour tous les éléments à la recherche d'une référence politique qui se demandent depuis longtemps quelles peuvent bien être les différences entre Programma Comunista, Il Comunista-Le Prolétaire-Programme Com­muniste ou Il Partito Comunista (le parti dit de Florence), pour ne parler que des groupes les plus importants et qui font partie de la Gauche communiste. Aujourd'hui, le débat franc et ouvert, sévère et rigoureux quand il se réalise, est la seule voie qui pourra enfin permettre d'éliminer les erreurs du passé et de tracer des perspectives pour l'avenir.

Dans cet article, nous n'entrerons pas dans tous les éléments du débat qui s'annonce ri­che et intéressant, incluant même un groupe extérieur à la mouvance bordiguiste comme le Partito Comunista Internazio­nalista-Bat­taglia Comunista, dans la mesure où un tel débat remonte jusqu'à la formation d'ori­gine dans les années 1943-45, c'est-à-dire avant la scission de 1952 entre l'aile bordi­guiste proprement dite et le groupe qui, en suivant Onorato Damen, a conservé jusqu'à aujour­d'hui le nom de Battaglia Comunista ([5] [112]). Il est toutefois important de signaler quelques éléments qui confèrent toute sa valeur à ce débat.

Le premier aspect est que la question orga­nisationnelle est au coeur de la discussion : si on lit les différents articles des groupes intéressés, on voit combien ceux-ci sont tra­versés par cette préoccupation. Au delà du fond de la polémique entre Il Comunista-Le Prolétaire et Programma Comunista, sur le­quel honnêtement nous ne pouvons pas nous prononcer pour le moment de manière caté­gorique, les deux groupes, lorsqu'ils évo­quent ce qui se passait dans le vieux Programme Communiste avant 1982 analy­sent tous deux une confrontation entre une composante immédiatiste et volontariste d'un côté ([6] [113]), et une composante plus liée au long terme de la maturation de la lutte de classe de l'autre. Et tous les deux mettent également en évidence l'importance centrale de la question de l'organisation : l'organisa­tion de type « partidiste » contre toute vel­léité « mouvementiste » selon laquelle le mouvement de la classe serait en soi néces­saire et suffisant pour que la révolution réussisse.

Programma Comunista, dans son numéro de janvier 1997, fait référence à la nécessité de comprendre l'importance de la patience, à ne pas être immédiatiste, ce qui ne peut être que partagé comme principe général.

Il Comunista-Le Prolétaire développe dans sa réponse :

« Le parti d'alors (...) a ouvert les portes aux gens pressés et aux impa­tients, en faisant naître des sections à partir de rien, en poussant les sections à cons­truire partout des groupes communistes d'usine et des comités pour la défense du syndicat de classe, en cherchant et en acceptant l'accroissement numérique des sections avec un laxisme organisationnel, politique et théorique. » Il insiste aussi sur la nécessité de défendre l'organisation des révolutionnaires et le militantisme de cha­que camarade, ce que nous ne pouvons que partager et sur lequel nous exprimons toute notre solidarité :

« A quoi sert, ex-camara­des de parti, d'encenser autant une patience que vous n'avez jamais eue ? Quand c'était le moment de défendre politiquement, théoriquement et pratiquement le patrimoine des batailles de classe de la Gauche Communiste, quand c'était le moment de mener une bataille politique sur le terrain contre tous les liquidateurs les plus divers du parti en prenant la responsabilité de cette bataille et de représenter un pôle de ré­férence pour un grand nombre de cama­rades désorientés et isolés à cause de l'ex­plosion du parti, que ce soit en Italie, en France, en Grèce, en Espagne, en Amérique Latine, en Allemagne, en Afrique et au Moyen-Orient, où étiez vous ? Vous avez déserté, vous avez abandonné ce parti que vous vous flattez tant de représenter et dont vous vous êtes appropriés la gloire. Où était-elle votre patience absolument néces­saire pour continuer à intervenir à l'inté­rieur de l'organisation et pour expliquer sans relâche à la majorité des camarades quels étaient les dangers dans ces périodes de grande difficulté (...). » (Il Comunista n° 55, juin 1997)

Le second aspect qui donne de la valeur à ce débat est la tendance à enfin affronter la question des racines politiques de la crise :

« [il faut se mettre à travailler] sur le bilan de la crise du parti, et faire le bilan de tou­tes les questions que la dernière crise ex­plosive en particulier, a laissées ouvertes : nous les recitons, la question syndicale, la question nationale, la question du parti et des rapports avec les autres regroupements politiques en plus de ceux avec la classe, la question de l'organisation interne du parti, la question du terrorisme, la question de la reprise de la lutte de classe et des organisa­tions immédiates du prolétariat (...), celle du cours de l'impérialisme. » (Ibid.)

Sur ce plan, le groupe Le Prolétaire-Il Comunista, dans un article sur la question kurde publié dans la revue théorique en français Programme Communiste consacre une longue partie à la critique de Programma Comunista (le groupe italien) à propos d'un article écrit en 1994 sur cette question et dans lequel Programma soutient, bien sûr de façon critique, le PKK :

« Cette fantaisie rappelle les illusions dans lesquel­les tombèrent de nombreux camarades, y compris du centre international du parti, à l'époque de l'invasion du Liban en 1982 et qui servirent de déclencheur à la crise qui fit voler en éclats notre organisation (...) Programma en arrive ainsi à retomber dans la même faute commise hier par les liquida­teurs de notre parti, El Oumami ou Combat. Peut-être que s'il avait consenti à faire un bilan sérieux de la crise du parti et de ses causes, au lieu de se réfugier dans la croyance d'avoir toujours raison, Programma aurait pu avoir l'occasion his­torique de faire un saut qualitatif véritable: surmonter sa désorientation théorique, politique et pratique, pour retrouver l'orien­tation correcte et pareille mésaventure ne lui serait pas arrivée. » (Programme Communiste n° 95)

Cette polémique est particulièrement impor­tante parce qu'au delà du fait qu'elle repré­sente une position claire sur les luttes de libération nationale, il semble que soit enfin reconnu que cette question a été à la base de l'explosion de Programme Communiste en 1982 ([7] [114]). Cette reconnaissance nous fait bien augurer du futur parce que, comme le met en évidence la nature du débat, il ne sera plus possible pour le bordiguisme de recommencer comme s'il ne s'était rien passé mais il faudra tirer les leçons du passé. Ce passé, on ne peut cependant pas le figer arbitrairement à une période donnée.

Nous avons déjà fait allusion au fait que, dans la polémique, les différents groupes sont revenus jusqu'à la constitution de la première organisation dans les années 1943-45. Ainsi, Programme Communiste n° 94 avait abordé la question : « le parti reconsti­tué (...) ne resta pas indemne de l’influence des positions de la Résistance antifasciste et d’un anti-stalinisme rebelle. (..) Ces faibles­ses conduisirent à la scission de 1951-52 ; mais ce fut une crise bénéfique, de matura­tion politique et théorique ». On retrouve ce genre de critique par rapport au parti des années 1950 au sein de l’autre branche de la scission de l’époque, c’est-à-dire Battaglia Comunista (voir notre article sur l’histoire de Battaglia Comunista dans la Revue Internationale n° 91).

Dans le même numéro, Programme Communiste fait aussi référence aux diffi­cultés rencontrées par ce groupe après mai 1968 : « Les effets négatifs de l’après 68 touchèrent notre parti (...) jusqu'à le faire éclater. (...) Le parti subissait l’agression de positions qui étaient un mélange d'ouvrié­risme, de guerillérisme, de volon­tarisme, d’activisme. (...) L’illusion se ré­pandit que le parti (après 1975 et la prévi­sion de Bordiga d’une "crise révolution­naire" pour l’année 1975) pouvait à brève échéance sor­tir de son isolement et acquérir une certaine influence. »

Programme Communiste n’en reste pas là, et dans un effort remarquable de réflexion sur ses difficultés passées, il revient dans un autre article ([8] [115]) sur la même période qui mérite d’être réexaminée : « Plus le parti se trouvait face à des problèmes politiques et pratiques différents par leur nature, leur dimension ou leur urgence (comme la ques­tion féminine, du logement, des chômeurs, l’apparition de nouvelles organisations en dehors des grands syndicats traditionnels ou les problèmes soulevés par le poids de questions de type national dans certains pays), et plus se révélaient des tendances à se retrancher dans un cadre comme dans des déclarations de principe, dans un rai­dissement idéologique. »

Ce constat est à saluer, c’est le signe d’une vitalité politique et révolutionnaire qui cher­che à apporter une réponse aux nouveaux problèmes de la lutte de classe. Cette ré­flexion sur le passé du vieux Parti Communiste International et notamment sur la question organisationnelle par les cama­rades qui ont poursuivi une activité après son éclatement dans les années 1980, est très importante pour la Gauche communiste.

Nous ne développons pas plus dans cet arti­cle. Nous voulons simplement saluer et sou­ligner l'importance de ce débat qui se déve­loppe dans le camp bordiguiste. Dans de précédents articles nous avons cherché à analyser les origines des courants politiques qui constituent le milieu politique proléta­rien actuel, en abordant deux questions po­litiques fondamentales qui sont « La Fraction italienne et la Gauche Communiste de France » (Revue Internationale n° 90) et « La formation du Partito Comunista Internazionalista » (Revue Internationale n° 91). Nous sommes convaincus que l'ensemble du milieu politique prolétarien doit aborder ces questions historiques et sortir du repli que la contre-révolution des années 1950 lui a imposé. L'avenir de la construction du parti de classe et de la révolution elle-même en dépend fortement.

Ezechiele



[1] [116]. Voir par exemple « Face aux calomnies de la bourgeoisie, Solidarité avec Le Prolétaire », Révolution internationale n° 273, novembre 1997.

 

[2] [117]. Voir « Réunion publique commune de la Gauche communiste, En défense de la révolution d'Octobre », Révolution Internationale n° 275 (et dans les autres publications territoriales du CCI, no­tamment World Revolution n° 210) ainsi que dans l'organe de presse de la CWO, Revolutionary Perspectives n° 9.

 

[3] [118]. Les principales formations bordiguistes qui existent aujourd'hui et auxquelles nous faisons référence dans cet article sont avec leurs principales publications : le Parti Communiste International qui publie Le Prolétaire et Programme Communiste en France, Il Comunista en Italie ; le Parti Communiste International qui publie Il Programma Comunista en Italie, Cahiers Internationalistes en France et Internationalist Papers en Grande-Bretagne ;

 

Il Partito Comunista Internazionale qui publie Il Partito Comunista en Italie.

 

[4] [119]. Programme communiste n° 95 a par exemple pris la défense de la Gauche communiste contre les critiques faites à notre livre La Gauche communiste d'Italie par une revue trotskiste anglaise Revolutionary History (volume 5, n° 4).

 

[5] [120]. Il existe une brochure de Battaglia Comunista sur la scission de 1952 et une, plus récente, qui a pour titre « Parmi les ombres du bordiguisme et de ses épigones » et qui intervient explicitement dans le débat récent entre groupes bordiguistes.

 

[6] [121]. Deux des groupes qui sont quelque sorte assimi­lables à cette composante du vieux Programme Communiste ont fini dans le gauchisme – en Italie Combat et en France El Oumami – et ont tous deux heureusement disparu de la scène sociale et politi­que.

 

[7] [122]. Voir les articles que nous avons dédiés à la crise de Programme Communiste en 1982 et que le CCI a analysé comme une expression d'une crise plus gé­nérale du milieu politique prolétarien, en particulier les articles de la Revue Internationale du n° 32 au n° 36.

 

[8] [123]. Programme Communiste n° 94, « A la mémoire d’un camarade de la vieille garde : Riccardo Salvador ».

Courants politiques: 

  • Bordiguisme [124]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • L'organisation révolutionnaire [125]

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