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DOCUMENTS INTERNES

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Donner le cadre de nos débats

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Cette contribution reprend les données du problème à travers les écrits marxistes et défend la position selon laquelle le Prolétariat, n ‘étant pas une classe exploiteuse, ne peut se fondre dans un État pour créer le Socialisme.

 

Donner le cadre de nos débats

Pour commencer, il faut reconnaître l’importance du problème de la période de transition. La plate-forme elle-même le met en évidence dans la partie concernant la dictature du prolétariat.

  • “De même, l’expérience de la révolution russe a fait apparaître la complexité et la gravité du problème posé par les rapports entre la classe et l’État de la période de transition. Dans la période qui vient, le prolétariat et les révolutionnaires ne pourront pas esquiver ce problème, mais se devront d’y consacrer tous les efforts nécessaires pour le résoudre”.

II est évident que les questions fondamentales de la période de transition seront résolues par le prolétariat dans le cours de la révolution et que les questions débattues par les révolutionnaires aujourd’hui ne peuvent être résolues que pendant la période de transition elle-même. Comme Marx l’a toujours dit, il n’y a pas de recettes pour les marmites de l’avenir ni de plans qui puissent être faits dès aujourd’hui; cependant les révolutionnaires doivent s’efforcer d’atteindre la compréhension la plus claire possible de questions vitales -comme la période de transition- aujourd’hui, et la seule base d’approfondissement de n’importe laquelle des questions sur lesquelles ont été tracées des frontières de classe ou sur les quelles il y a eu d’importants acquis, produits de la lutte des ouvriers, c’est l’expérience historique concrète de la classe ouvrière.

Comme base de la discussion présente, La Révolution Russe de Rosa Luxembourg où elle écrit sur la période de transition à propos de la révolution russe, est très utile :

  • “Bien loin d’être une somme de prescriptions toutes faites qu’on n’aurait qu’à mettre en application, la réalisation pratique du socialisme comme système économique, social et juridique, est une chose qui réside dans le brouillard de l’avenir. Ce que nous possédons dans notre programme, ce ne sont que quelques grands poteaux indicateurs montrant la direction dans laquelle les mesures à prendre doivent être recherchées, indications d’ailleurs surtout de caractère négatif. Nous savons à peu près ce qu’il nous faut supprimer dès l’abord pour ouvrir la voie à l’économie socialiste; mais en revanche, la nature des mille mesures concrètes et pratiques, petites et grandes qu’il faudra prendre pour introduire les principes socialistes dans l’économie, dans le droit, dans tous les rapports sociaux, n’est consignée dans aucun programme de parti socialiste, dans aucun manuel socialiste. Ce n’est pas une lacune mais précisément l’avantage du socialisme scientifique sur le socialisme utopique. Le système socialiste ne peut et ne doit être qu’un produit historique, issu de l’école même de l’expérience, à l’heure de l’accomplissement de l’histoire vivante en train de se faire, tout comme sa nature organique dont elle fait finalement partie, celle-ci a la belle habitude de susciter conjointement les besoins sociaux réels et les moyens de les satisfaire, les tâches et leur solution. S’il en est ainsi, la nature même du socialisme fait que, bien évidemment, il ne peut être octroyé ou introduit par oukase (décret). Il présuppose une série de mesures coercitives contre la propriété, etc. On peut proclamer l’aspect négatif : la destruction, mais pas l’aspect positif : la construction. Terre vierge. Mille problèmes. Seule l’expérience permet les corrections et l’ouverture de nouvelles voies. Seule une vie bouillonnante et sans entraves se développe en mille formes nouvelles, en mille improvisations, illumine la puissance créatrice, corrige elle même toutes les erreurs.”

Seule l’expérience vivante du prolétariat peut donner aux révolutionnaires des poteaux indicateurs pour comprendre la période de transition et cette expression concrète, c’est la révolution russe qui nous a légué certains acquis du prolétariat qui peuvent et doivent être intégrés dans la plate-forme de l’organisation révolutionnaire du prolétariat. Ces acquis ne constituent pas pour autant des frontières de classe qui séparent la bourgeoisie du prolétariat (c’est évident que l’expérience de la classe est trop limitée et fragmentée pour qu’on puisse définir des frontières de classe dans ce cas) mais ce sont les leçons de l’expérience de la classe ouvrière que les révolutionnaires doivent tirer.

Dans le cas de la période de transition, au-delà des frontières de classe qui ont été tracées, certains acquis sont le résultat d’une analyse et d’une discussion approfondies de l’expérience concrète de la révolution russe; et fondamentalement ces acquis constituent pour le prolétariat un avertissement contre de fausses conceptions et des poteaux indicateurs lorsque s’ouvrira une nouvelle période révolutionnaire.

L’un des dangers dans lequel une organisation de révolutionnaires peut tomber et dont il faut se garder, c’est de tout dogmatisme sur la question de la période de transition. Le dogmatisme du CWO qui insiste pour dire que le schéma pour la période de transition se trouve dans la Critique du Programme de Gotha de Marx et que la dictature du prolétariat est l’État prolétarien, bloque toute discussion sur l’expérience concrète de la révolution russe, pour cette organisation, dès qu’on n’accepte pas ce dogme tel quel, on franchit les frontières de classe. C’est de ce type d’approche dont il faut se garder car toute vision dogmatique qui méconnaît l’expérience concrète de la classe ouvrière est condamnée à l’échec, et un échec dans l’une des tâches les plus importantes pour laquelle l’organisation des révolutionnaires existe : avertir le prolétariat lui donner des poteaux indicateurs, défendre au sein des conseils ouvriers un programme révolutionnaire basé sur les acquis du prolétariat.

La première chose que doivent toujours garder à l’esprit les révolutionnaires en commençant cette discussion, c’est qu’il n’y a pas de dogme, pas de recettes, qu’il y a seulement l’expérience du prolétariat.

Entre deux modes de production, il y a toujours eu une période de transition. Pour définir plus clairement cette période :

  • “La période de transition n’est pas un mode de production mais le lien entre deux modes de production, l’ancien et le nouveau. C’est la période pendant laquelle les germes du nouveau mode de production se développent lentement au détriment de l’ancien jusqu’au point où ils supplantent l’ancien mode de production et constituent un nouveau mode d production dominant. Entre deux sociétés stables (et c’est aussi vrai pour la période entre le capitalisme et le communisme que ce le fut dans le passé), la période de transition est une nécessité absolue. Ceci est dû au fait que l’épuisement des conditions nécessaires à l’existence de l’ancienne société n’implique pas automatiquement l’existence et la maturation des conditions de la nouvelle société. En d’autres termes, le déclin de l’ancienne société ne veut pas dire automatiquement maturation de la nouvelle mais est seulement la condition pour que cette maturation ait lieu.” (“Problèmes de La Période de Transition”, Revue Internationale n°1)

La bourgeoisie, pendant la période de transition qui va du féodalisme au capitalisme, a acquis sa base économique au sein de la société féodale et la révolution bourgeoise n’était que le point culminant de cette période de transition. Dans le cas du communisme et pour toutes les raisons que le texte cité plus haut met en évidence, pour toutes les raisons qui constituent la différence fondamentale entre le communisme et les autres sociétés il est clair que la période de transition du capitalisme au communisme ne fait que commencer avec la prise du pouvoir politique par le prolétariat, avec le renversement de l’État bourgeois, et culmine dans la création du communisme.

Les révolutionnaires doivent analyser ce que seront les tâches concrètes de la période de transition du capitalisme au communisme ; non pas d’une façon dogmatique ni à travers une vague notion sur la construction de la communauté humaine, mais concrètement. Et comme base de cette analyse, on peut dire qu’il y a trois tâches fondamentales auxquelles le prolétariat doit faire face après la prise du pouvoir à l’échelle mondiale, et ce sont :

1- Extirper de la société les vestiges de la société de classe et intégrer toutes les couches et classes non exploiteuses à la production socialisée.

2- Développer les forces productives à l’échelle mondiale de sorte qu’elles soient aptes à satisfaire tous les besoins de l’humanité, pas seulement les besoins biologiques mais tous les besoins vitaux.

3- Organiser la production et la distribution de valeurs d’usage sur une base socialisée.

En tout premier lieu, il est important de noter que ces tâches ne peuvent être menées à bien au moyen de la violence. Le renversement de la bourgeoisie, de toutes les bases de son pouvoir est une question de violence et cette leçon a brûlé dans le coeur et l’âme de la classe ouvrière, mais pour entreprendre les tâches herculéennes qui l’attendent pendant la période de transition, la classe ouvrière ne peut pas compter sur des mesures violentes. La conception de CWO selon laquelle le prolétariat intégrera les classes non-exploiteuses et ordonnera le développe ment des forces productives à la pointe du fusil, relève d’une réelle incompréhension du rôle de la violence dans la construction du communisme. L’utilisation de la violence est un mode d’action dans lequel le prolétariat doit s’engager mais toujours avec beaucoup de précaution et de prudence. Il se peut qu’il l’utilise occasionnellement, il peut devoir l’utiliser contre les paysans et le lumpenprolétariat mais ce n’est jamais quelque chose qui constitue une base pour mener à bien les tâches de la période de transition.

Il y a deux caractéristiques fondamentales de la période de transition que les révolutionnaires doivent reconnaître et qui indiquent le cours que le prolétariat doit prendre. La première, c’est que la base de la domination politique du prolétariat -ou la dictature du prolétariat- doit se concrétiser dans une expression institutionnelle ou organisée du prolétariat, une expression de son existence historique et une institution ou organe qui constituera la base même de la marche vers le communisme. Ces organes sont les Conseils Ouvriers qui constituent la dictature du prolétariat, et le parti prolétarien qui joue un rôle indispensable au sein des Conseils.

La seconde caractéristique de la période de transition c’est la persistance de la division de la société en classes, des classes qui ont des intérêts antagoniques et divergents. Sans prendre en considération le poids qu’aura telle ou telle couche de la société, le lendemain de l’insurrection -de la guerre civile- il y aura une société de classe qui persistera pendant la période de transition. Le capitalisme ne peut pas créer de classe universelle comme le disent les modernistes, il ne peut prolétariser tout le monde de sorte que les fonctionnaires du capital deviennent des esclaves salariés et des prolétaires, et c’est à cause de la persistance de classes aux intérêts antagoniques qu’un État surgira. Ce sont les deux caractéristiques fondamentales de la période de transition que le prolétariat et les révolutionnaires devront prendre en considération.

Pour mieux comprendre la nature de l’État de la période de transition, il est très utile de voir ce que les marxistes comme Engels ont écrit sur la question. Son Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État montre que l’État surgit au sein de toutes les sociétés de classes et qu’il a deux fonctions fondamentales.

La première c’est la coercition : il est l’organe pour l’oppression de la majorité sur la minorité.

Deuxièmement, l’État a pour fonction de préserver le statu-quo, d’empêcher la société de s’entre-déchirer et de se désintégrer sous le poids des antagonismes de classe qui existent en son sein. II est important d’insister, comme Engels l’a fait sur le fait que l’État est un organe conservateur l’institution conservatrice par excellence, ce qu’il faut bien distinguer de ses fonctions coercitives.

Quand les marxistes discutent de l’État de la période de transition - depuis l’expérience de la Commune de Paris - ils se référent à lui comme un semi-État. L’État Commune était en fait un demi-État parce que la tâche coercitive de l’État lui était largement retirée dans le sens où il n’était plus l’organe de l’exploitation ou de l’oppression de la majorité par la minorité. L’État-Commune était un demi-État parce que tout l’appareil de coercition passait aux mains de la majorité, parce que ses fonctionnaires étaient élus et révocables et que leur rémunération et leur consommation n’étaient pas d’un niveau plus élevé que celles de la moyenne des ouvriers. Toutes ces mesures créent un État qui est qualitativement différent de tout État ayant existé dans le passé mais néanmoins, même un État-Commune doit mener l’autre fonction historique d’un État : la préservation du statu-quo.

L’État-Commune était une institution élue non seulement par la classe ouvrière mais par tous les citoyens de Paris sur une base géographique, de quartiers. Tandis que la bourgeoisie ne pouvait y participer, la petite bourgeoisie et les artisans le pouvaient et son extension dans toute la France aurait aussi amené la participation des paysans. A partir de là il est clair que l’État-Commune n’était certainement pas la seule expression du prolétariat.

Bien que Marx fasse référence à la dictature du prolétariat, à l’État ouvrier et à l’État-Commune comme étant synonymes, un examen plus attentif révélera que l’État-Commune n’aurait pas pu être la dictature du prolétariat. Ceci est reconnu par Engels dans son introduction à La Guerre Civile en France de Marx dans laquelle il écrivait que l’État était un fléau, un mal hérité de la société bourgeoise. C’est un fléau dont le prolétariat ne peut que s’accommoder, mais un fléau duquel il doit toujours se garder, et Engels n’avait aucun doute sur le fait que l’État n’était pas l’expression des intérêts historiques du prolétariat dans son avancée vers le communisme. Cet avertissement d’Engels est quelque chose que Lénine n’a pas vu lorsqu’il a écrit l’État et la Révolution en se basant directement sur La critique du programme de Gotha et La Guerre Civile en France de Marx et en continuant à faire référence à l’État ouvrier et à la dictature du prolétariat dans les mêmes termes. Les issues possibles de la Commune de Paris et comment l’État-Commune aurait coexisté avec la dictature du prolétariat, nous ne pouvons le dire puisque la bourgeoisie a écrasé la révolution en quelques semaines; mais nous avons cette expérience concrète du prolétariat, et toute la richesse de l’expérience et des leçons de la révolution russe, sur quoi baser nos discussions.

En tirant les leçons de la révolution russe, il ressort un fait incontestable : l’État a été l’instrument et l’organe de la contre- révolution. Ce fait a été reconnu trop tardivement par les révolutionnaires de l’époque -y compris les communistes de gauche. Au sein du mouvement ouvrier, on a toujours vu deux sources à la contre-révolution, et son expression dans deux types d’institutions. Ou bien elle était apportée de l’extérieur à travers les armées blanches, à travers l’invasion des autres États capitalistes, ou bien comme le pensait la Gauche hollandaise et la Gauche allemande et même Lénine : elle venait des paysans ou de la petite-bourgeoise, soit de la NEP, soit de la reconsolidation de la bourgeoisie et de la propriété individuelle, ce à quoi les révolutionnaires étaient familiers.

Au moment où le mouvement révolutionnaire s’attendait à ce que la contre-révolution vienne de ces deux sources, Rosa Luxembourg insistait sur la nécessité pour le prolétariat d’avoir des organes indépendants où s’exprimer, où défendre ses intérêts propres, et certains communistes de gauche en Russie comme Ossinsky ont aussi montré que le prolétariat devait se garder de la bureaucratie et de l’appareil d’État. Malheureusement il n’y a pas eu de développement réel ni d’élaboration de ces mises en garde, et ce n’est qu’au moment où l’État était en train de décapiter la classe ouvrière que les révolutionnaires ont commencé à se rendre compte que l’État crée par la révolution était lui-même l’instrument de la contre- révolution, et ce qui a empêché une prise de conscience plus rapide de ce fait, c’est qu’ils avaient tous accepté l’identification de l’État et du prolétariat.

II existe l’argument selon lequel l’État russe a pu écraser la classe ouvrière parce qu’il n’était pas un État ouvrier mais l’État d’un Parti ; et en même temps qu’il est vrai que l’identification parti-dictature du prolétariat que faisaient les bolcheviks, a été un facteur important dans la dégénérescence de la Révolution russe, il serait prématuré de conclure que le seul problème de la révolution russe et de la future révolution, c’est l’identification du Parti et de l’État. Cet argument qui dit qu’il n’y a pas de possibilité pour l’État de devenir un instrument ou un organe de la contre-révolution si c’est l’ensemble de la classe ouvrière et non un parti révolutionnaire qui s’identifie avec l’État, sous-estime la nécessite pour le prolétariat de maintenir son autonomie par rapport à l’État, nécessité que même Lénine reconnaissait comme on le voit dans son débat avec Trotsky où il établit que s’il ne conserve pas son autonomie propre, s’il n’a pas le droit d’avoir des armes et s’il n’a pas le droit de faire grève, le prolétariat serait sans défense contre l’appareil d’État qui semblait être un organe de la classe ouvrière mais paraissait dirigé par quelqu’un d’autre que le prolétariat.

Comme la dégénérescence de la révolution russe peut être attribuée au fait que le parti s’est constitué en État, il serait facile de conclure, avant de faire une analyse approfondie de cette expérience, que c’était le seul problème. Ce qu’on ne voit pas, c’est qu’un État est par nature une institution conservatrice et doit refléter les intérêts antagoniques qui existent dans la réalité objective. L’État dans la période de transition tend par nature à conserver et préserver les institutions et les rapports sociaux tels qu’ils existent alors que la tâche du prolétariat est de bouleverser constamment ces rapports. Dans cette situation, aucun organe, ne peut exprimer ces deux intérêts contradictoires, préservation du statu-quo et destruction du statu-quo. Ceci amène à conclure que le mouvement historique du prolétariat vers le communisme ne peut être exprimé par l’appareil d’État mais seulement par les organes de sa dictature, et par son parti. Si la dictature du prolétariat ne peut pas empêcher l’État de se constituer en appareil coercitif contre le prolétariat, la révolution russe se répétera et à nouveau une contre-révolution aura lieu à cause du simple fait que la destruction du dernier bourgeois n’est pas une garantie contre la contre-révolution. Le mode de production capitaliste peut surgir du sein de n’importe quelle bureaucratie d’État, du sein de n’importe quelle institution de Parti. Si la société est organisée sur la base de la loi de la valeur et si la destruction de la production basée sur cette loi n’a pas lieu rapidement, alors il y a toujours la possibilité de la contre-révolution et c’est l’État qui serait l’appareil de cette contre-révolution.

Parce que le prolétariat ne peut empêcher l’État de surgir puisqu’il y a un besoin vital de maintenir la cohésion d’une société aux intérêts encore antagoniques pendant la période de transition -un besoin qui existe tout autant que le besoin du prolétariat de détruire constamment les rapports sociaux qui persistent de la société de classes- et parce qu’il est évident aujourd’hui que l’État était l’instrument de la contre-révolution en Russie, les révolutionnaires doivent prendre en considération de façon sérieuse et pleinement analyser la possibilité que le prolétariat et l’État puissent ne pas être identifiés, que le prolétariat doit avoir non seulement son autonomie par rapport aux autres classes, mais par rapport à l’appareil d’État lui même tout en le contrôlant.

Mc Intosh : Internationalism-USA

(Novembre 1976)

Qui dominera l’économie ?

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  • En désaccord avec la position ci-dessus, ce texte défend l’idée que le Prolétariat sera une classe dominante comme les autres, y inclus sur le plan économique.

Qui dominera l’économie ?

Définition : Lorsque le prolétariat international conscient aura renversé l’ordre bourgeois à l’échelle mondiale, quand tous les États auront été renversés, lorsque toutes les années bourgeoises auront été battues, en bref, lorsque la “guerre civile” aura été gagnée, alors, par définition, la période de transition aura commencé.

Avertissement : La période de transition est tellement éloignée de nous que nous ne devrions pas nous attendre à être capables de déduire ses caractéristiques détaillées avec grande précision. Une grande part de notre discussion doit inévitablement être basée sur des suppositions, des conjectures et des présomptions. La nature spéculative de cette question, son éloignement historique et la division qu’elle peut causer dans nos rangs plaident tous pour une approche lente et prudente de la discussion.

Suggestions spécifiques :

1- Une discussion complète de la période de guerre civile est une condition préalable logique à une discussion méthodique de la période de transition. Ceci parce que l’héritage de la période de guerre civile conditionne fortement les possibilités de la période de transition et parce que certains problèmes de cette période seront posés d’une manière embryonnaire pendant la période de guerre civile.

De plus les discussions sur la période de transition qui ont lieu maintenant commencent toutes (comme elles le doivent) avec des hypothèses variées sur l’état du monde (un scénario) au commencement de la période de transition, mais dans la mesure où il n’y a eu aucune discussion méthodique de la guerre civile, ces hypothèses n’ont aucune base.

2- Le processus de discussion prend du temps, (c’est-à-dire, les délais dus à la lenteur du courrier international, le temps nécessaire pour prendre connaissance des éléments et composer une vue cohérente, etc.) et nous oblige donc à éviter la hâte, et à éviter que l’organisation prenne une “position officielle” avant que la discussion n’ait le temps de mûrir.

Heureusement, le déroulement des événements historiques ne force pas encore le prolétariat mondial ou nous-mêmes à définir des positions sur l’État dans la période de transition, immédiatement.

“L’État”: L’institution que nous appelons État a une longue histoire évolutive. La forme précise et la fonction de l’État diffèrent au fur et à mesure de l’évolution de la société et donc il serait a-historique de dire “l’État est toujours ainsi et jamais autrement”. Néanmoins nous savons qu’au coeur de L’État se trouve la notion de domination de classe sur l’ensemble de la société, ainsi, lorsque nous abordons la période de transition, les questions importantes seront : “quel les sont les classes et qui a le pouvoir sur l’ensemble de la société ?

L’État dans la période de transition

Quand le prolétariat aura “gagné” la guerre civile, il semblerait normal de dire que le prolétariat existe en tant que classe, à savoir qu’il a une fonction économique spécifique -(il est la source de toute valeur), il a une mission historique (le plein développe ment des forces productives, l’abolition du “règne de la pénurie”- pour instaurer la production pour l’usage, etc.), il a au moins atteint un certain niveau de conscience de classe (en vertu du fait qu’il a posé la question du pouvoir prolétarien à l’échelle mondiale) et il a une expression organisationnelle (les Soviets ou Conseils, comme le passé le montre mais peut-être que de nouvelles formes vont apparaître au travers de la lutte).

Quels pouvoirs seront entre les mains de la classe ouvrière ? Sûrement le monopole des “moyens de violence” appartiendra au prolétariat victorieux (c’est presque une question de définition, du fait qu’il est admis que toutes les armées opposantes auront été battues).

II semble logique d’admettre que le prolétariat occupera et de là, contrôlera toutes les usines, contrôlera directement la plupart des moyens de transport comme les chemins de fer, les bus, les camions, etc. Le contrôle de la production de carburant, de pièces détachées, de l’entretien et autres contrôles indirects ajouteront largement au pouvoir du prolétariat.

Le télégraphe, le téléphone, la télévision, les grandes stations de radio, et les grands journaux seront aussi dans les mains du prolétariat. Le contrôle du carburant, l’accès aux machines agricoles, aux engrais, aux moyens de transport, aux stocks, au processus de transformation et à la distribution, assurera au prolétariat le contrôle sur la plus grande part de n’importe quelle portion du secteur agricole pas encore contrôlée directement par des salariés agricoles travaillant dans des “fermes industrialisées”.

Qui aura la responsabilité finale et l’autorité pour fermer une usine, pour ouvrir une usine, pour instituer de nouvelles méthodes de travail ou pour créer un nouveau produit ? Sûrement le prolétariat tout seul. Donc, dans la période de transition il semble probable qu’une classe, le prolétariat, qui a une fonction économique objective, une conscience de classe subjective, et une mission historique aura un pouvoir prédominant sur l’ensemble de la société en vertu de sa force économique, politique et militaire, autrement dit : “la dictature du prolétariat”.

Ainsi, à la question : y a-t-il un État dans la période de transition ? Nous répondons :
oui, la dictature du prolétariat exerce le pouvoir d’état.
A la question : existe-t-il un État en dehors des Soviets ? Nous répondons :
NON, la position dominante dans la société est tenue par le prolétariat dont le mode d’organisation est les conseils ouvriers.

Problèmes de la période de transition

Le tableau du pouvoir prolétarien décrit ci-dessus signifie-t-il un “communisme instantané” ? N’y a-t-il pas des menaces pour le pouvoir prolétarien ou de sérieux obstacles sur le chemin du communisme ?

Établir une production pour l’usage est une formidable entreprise. La meilleure volonté du monde ne sera pas suffisante au prolétariat pour réorganiser la production et la distribution de façon à ce que les besoins matériels de tous puissent être satisfaits à un haut niveau et avec une parfaite équité en un clin d’oeil. De telles choses prennent du temps. S’il y a de sérieux délais, des maladresses, des hésitations et des erreurs dans les travaux élémentaires de réorganisation de la production et de l’intégration complète de toutes les couches, alors il y a danger pour que le haut niveau de conscience de classe nécessaire pour un tel travail ne puisse être maintenu et développé. Si la classe ouvrière devient apathique, si les conseils ouvriers sont noyautés par des cliques aux intérêts particuliers ou par des intérêts locaux ou régionaux, si des mesures contraires à la classe ouvrière dans son ensemble et à la mission historique de réorganisation totale de la production sont prises et permises alors il est possible que les conseils ouvriers ces sent d’être en fait des conseils ouvriers et se transforment en organes d’un pouvoir d’État sur le prolétariat, en un développement contre-révolutionnaire.

Au contraire, si le prolétariat victorieux fournit à lui-même et à toute la société de réelles améliorations, si le décuplement des forces productives est ressenti partout, l’optimisme et l’enthousiasme se développeront d’eux-mêmes. L’amélioration des conditions générales après des années d’un long déclin et après les interruptions et convulsions de la période de la guerre civile, coupera l’herbe sous le pied de toutes forces d’opposition encore existantes et ajoutera à la stabilité et à l’énergie du nouveau régime.

En bref, les tâches sont difficiles, les dangers réels, et le meilleur espoir repose sur une réorganisation de la production aussi rapide et complète que possible.

Commentaires de quelques idées en discussion

La notion selon laquelle il doit y avoir un appareil d’État en quelque sorte en dehors de la dictature du Prolétariat est vague, confuse et contradictoire. Elle est vague parce que la constitution, les pouvoirs et les relations d’une telle chose avec la dictature du prolétariat n’est jamais claire. Elle est confuse, parce que cet État hypothétique est parfois vu comme soumis à la dictature du prolétariat et parfois comme son antithèse, quelques fois comme une création du prolétariat, d’autres fois comme une création d’autres classes non précisées. Elle est contradictoire parce que dans une lutte entre deux classes opposées, le pouvoir prépondérant peut appartenir à l’une ou à aucune, mais jamais aux deux, donc l’existence de la dictature du prolétariat exclut un État non prolétarien par le fait même que la guerre civile est terminée.

Un autre problème en discussion est la possibilité que l’appareil de dictature du prolétariat en arrive à un tel degré d’autonomie que cela sape les bases de la révolution. Il y a bien sur un certain degré d’autonomie dans toute institution humaine, la question est quel degré et quels moyens de redresser la situation sont possibles. L’insistance sur la complète démocratie et l’égalitarisme, caractéristiques de la classe ouvrière en mouvement, semble être la forme “enfui trouvée” pour la classe ouvrière d’aborder le problème de garder bien à soi ses organisations. Enfui, aucune règle purement formelle ou aucun expédient bureaucratique ne peuvent se substituer à une conscience de classe hautement développée et enthousiaste.

Ceux qui posent le prétendu danger de l’autonomie institutionnelle, défendent l’idée que la mort de la révolution russe fût le fait, en majeure partie, de la conduite de l’appareil d’État russe considérée comme contraire aux intentions et en dehors du contrôle du parti bolchevik. Quels que soient les mérites de cette remarquable thèse, elle vaut à peine d’être discutée pour elle-même dans le contexte de la révolution russe et pas simplement d’être considérée comme “prouvée”, et collée dans le contexte de l’État dans la période de transition, un niveau que la révolution russe n’atteignit jamais.

Quelques uns disent que dans la période de transition, le prolétariat “sera toujours une classe exploitée et ne tirera aucun pouvoir économique directement du processus de production”. Comment le prolétariat, qui contrôle la production, peut-il ne pas tirer un pouvoir économique du processus de production ? Comment la classe, alors qu’elle détient le monopole des armes, pourrait-elle être exploitée ?

La possession des usines, le monopole des armes et l’organisation consciente de la classe signifient un pouvoir économique et politique énorme dans les mains du prolétariat. Une victime peut être exploitée si elle se trouve face à une force écrasante ou à une ruse supérieure. Certainement que personne n’aura l’avantage sur le prolétariat victorieux dans aucun de ces domaines.

D’autres disent que “l’État” consistera en des “conseils régionaux”... qui n’auront “aucun pouvoir quel qu’il soit dans la société”. Comment une organisation sans aucun pouvoir peut-elle espérer avoir un rôle répressif ou médiateur dans la société, n’est pas expliqué. Pourquoi le terme d’“État” qui d’habitude s’accompagne de notions de domination, s’appliquerait-il à un tel organe sans consistance, n’est pas non plus expliqué.

II est dit que “l’État ne peut appartenir qu’à la classe exploiteuse”. Historiquement, les seuls États qui n’aient jamais existés appartenaient à des classes exploiteuses mais nous faisons l’hypothèse de la domination du prolétariat, classe non-exploiteuse, et pourtant alors classe dominante. L’État, jusqu’à présent, dans la mesure ou ce terme a une définition universellement applicable, est la somme de toutes les formes institutionnelles qui expriment et maintiennent la domination de la classe dominante sur l’ensemble de la société. La somme de toutes les institutions qui expriment et maintiennent la dictature du prolétariat est par définition, l’État du prolétariat.

Réfuter l’existence d’un État prolétarien, c’est ou bien nier la possibilité de la dictature du prolétariat, ou bien redéfinir radicalement le sens du mot “État”.

Y.B./E.M. Intemationalism-USA

(Avril 1977)

La domination économique et politique de la Période de Transition

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  • Une réponse au texte précédent; il définit le cadre de la politique économique du Prolétariat, et expose les limites à sa marge de manoeuvre dans la Période de Transition

 

La domination politique et économique de la période de transition

En opposition au projet de résolution sur l’État dans la période de transition, qui affirme qu’il n’y a pas de mode de production spécifique dans la période de transition, les camarades de Toronto (compte-rendu du 6 juin 1977) déclarent que: “Quand les ouvriers dominent politiquement, ils dominent l’économie puisqu’ils ont déjà les leviers de la production, littéralement, entre leurs mains.” Et : “le mode de production est la production socialisée, c’est-à-dire, la production de valeurs d’usage, le mode de production communiste à l’état embryonnaire”.

Mais la domination de l’économie dont parlent ces camarades, n’ira pas “de soi”. La base matérielle du mode de production communiste est le développement de la technologie et une abondance des forces productives, planifiée à l’échelle mondiale. La “domination politique” n’est que la pré-condition de cette abondance matérielle future, caractéristique fondamentale d’une société communiste. Cette domination économique (et la politique économique qui en découle) ne mène pas automatiquement à un tel développement des forces productives. Il n’y a pas non plus de rapport constant, immédiat entre le contrôle politique de la classe et sa capacité à augmenter la productivité.

En réalité les camarades de Toronto parlent d’une sorte de “contrôle ouvrier” sur l’économie dans la période de transition. Et ils attribuent à ce contrôle, l’étiquette de “mode de production”. Cette conception, cependant, relève d’un certain manque de compréhension, quant à la nature du prolétariat et aux complexités de la période de transition.

Tant que des classes existent, tant qu’il n’y a qu’un secteur socialisé, le prolétariat ne peut avoir de réel pouvoir “économique” dans la société. Le simple fait que la force de travail ne soit plus une marchandise, le simple fait que la bourgeoisie et son État aient été renversés, ne signifient pas que le prolétariat a “le pouvoir économique”. Sa tâche est de développer les forces productives selon les orientations socialistes, et il doit faire face à tous les vestiges des sociétés de classes précédentes avant de pouvoir réellement accomplir cette tâche. Avant que ce but soit réalisé, il est ridicule de présenter l’instabilité économique évidente de la production dans le secteur socialisé comme un “mode de production” comme le “communisme à l’état embryonnaire”.

Même un rapide rythme de développe ment des forces productives dans la période de transition ne nous autoriserait pas à parler d’un “pouvoir économique croissant” du prolétariat. Ce rythme sera lui-même déterminé non pas tant par la volonté de la dictature du prolétariat, mais plutôt par les limites concrètes imposées par une société de transition, par un contexte social encore dominé et déformé par la pénurie, par les dislocations et les ravages de la guerre civile, etc.. Le rythme est donc subordonné à des facteurs externes. Comment parler alors de “domination économique” quand cette “domination” sera elle-même dominée à un moment donné, ou tout au moins conditionnée, par le caractère hybride de la période de transition ?

Bien sûr, il est facile de semer à la ronde des illusions triomphalistes sur le “secteur autogéré”, et même sur “le socialisme” ou le “communisme à l’état embryonnaire” et autres confusions. Mais les révolutionnaires doivent combattre ces illusions sans pitié, car elles ne peuvent qu’obscurcir la vraie nature de la période de transition et de la dictature du prolétariat. Parler de façon irresponsable d’une prétendue “domination économique”, c’est parler en fait du pouvoir économique qu’aurait le prolétariat dans une société encore capitaliste à bien des égards (simple production de marchandises par exemple, énorme fragmentation de la vie sociale, etc..). En réalité, le prolétariat dans le secteur socialisé n’aura qu’un pouvoir matériel en quelque sorte hybride, sans cesse déformé par des pressions extérieures qui échappent à son contrôle purement économique. La potentialité de ce pouvoir aura encore à s’épanouir, principalement à travers une politique économique rationnelle subordonnée aux besoins politiques du prolétariat. Il ne serait d’aucune aide d’appeler cet état de fait “communisme à l’état embryonnaire” quand la réalité pourrait encore ramener tragiquement à un “capitalisme embryonnaire s’il y a la contre-révolution.

La question de savoir si le prolétariat développera suffisamment les forces productives pour s’abolir lui-même et toutes les autres classes, dépendra de sa domination politique sur l’ensemble de la société de transition. Cette conscience proviendra de sa condition historique et réelle, comme classe économique et révolutionnaire, et non pas directement du secteur socialisé instable, ni de décrets vides de sens sur “la domination économique” ou sur le communisme embryonnaire. Les lois ne sont jamais supérieures à la réalité économique qui leur a donné naissance.

Ainsi la capacité du prolétariat à accroître le volume et la qualité des valeurs d’usage pour sa propre consommation, processus qui est lié à l’intégration du reste de l’humanité dans le travail productif, dépend essentiellement de la conscience de classe du prolétariat, c’est-à-dire de sa conscience politique. Cette auto-activité s’exprime en retour dans la capacité du prolétariat à maintenir vivants ses organes de domination de classe, dans un état de vigilance permanente, de débat et de clarification quant aux buts finaux de la révolution prolétarienne. Elle s’exprime aussi dans la capacité de la classe à convaincre, à persuader les autres couches travailleuses de la société que leur avenir repose dans leur identification avec le prolétariat et leur intégration en son sein.

Les ressources matérielles et culturelles du prolétariat vont croître et se déployer dans des dimensions sans précèdent si sa politique économique se développe sans trop d’obstacles. Mais à tout moment particulier dans cette transition, le champ d’activités matériel, “économique”, du secteur socialisé est par définition insuffisant pour l’accomplissement de ces tâches. Parler de “domination économique” du prolétariat dans de telles conditions équivaudrait à considérer soit que le prolétariat a déjà accompli sa tâche de réaliser le communisme, soit que la classe ouvrière a son propre mode de production simplement parce qu’elle a accès au secteur socialisé et que donc “le communisme à l’état embryonnaire” peut coexister avec un océan de simple production marchande et de fragmentation sociale.

L’une et l’autre de ces deux conclusions fausses signifient que le prolétariat devrait donner son assentiment au statu-quo, accepter la permanence de la période de transition et signifie en fait l’affaiblissement de la dictature du prolétariat face à l’État et aux autres couches. Dans la période de transition, la substance du communisme ne se manifeste pas, à travers le “contrôle” des moyens de production par les producteurs. Les nouveaux rapports de production sont encore fondés sur une base matérielle insuffisante, aussi longtemps que le reste de l’humanité ne fait pas partie d’une unité sociale collectivisée. Le règne de liberté que le prolétariat construira sera pour tous, et non pour lui-même en tant que catégorie sociale encore aliénée. Le développement du temps libre, l’élimination de la division du travail, des différences entre travail intellectuel et manuel, entre ville et campagne, toutes ces tâches exigeront dans le futur la participation constante de l’ensemble de la société.

J. Mc Iver ; World Révolution- Grande Bretagne (Juin 1977)

Classe et État dans la Dictature du Prolétariat

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Cette contribution considère l’État de la Période de Transition comme une expression socialiste du Prolétariat et rejette la nécessité de vigilance à l’égard de l’État.

 

CLASSE ET ÉTAT DANS LA DICTATURE DU PROLETARIAT

1. Dans l’enchaînement des diverses phases des modes et formes de production sociale, sitôt la dissolution du communisme simple et grossier des temps primitifs, l’État apparaît à un moment déterminé du développement économique sur un territoire inscrit à l’intérieur de frontières, en lieu et place de la “Gens” consanguine. A la fois, il est l’organisme spécial rendu nécessaire par l’accroissement encore très faible des richesses maternelles, tout autant que de l’insuffisance de cette production incapable de satisfaire les besoins grandissants de la collectivité. A ce titre, il répond aux besoins d’organiser la société, celle-ci divisée en classes antagoniques, et son existence même prouve que les contradictions sociales sont devenues inconciliables. Dès son apparition, l’État s’accompagne de la création d’un corps spécialisé, bande année pour protéger et rendre possible la perpétuation des privilèges de la classe qui s’est appropriée la maîtrise des moyens de production et en contrôle la répartition forcément inégale.

2. Si le rôle de l’État peut provisoirement et de façon exceptionnelle éviter que la société ne se consume en luttes stériles, cela ne signifie pas le moins du monde qu’il parvient à concilier sur le terrain d’entente “démocratique” les antagonismes qui travaillent la société, qu’il a cessé de maintenir l’ordre public au profit de la classe dominante. Constituant une force coercitive de première force, un appareil administratif et militaire distinct du reste de la société, au lieu d’exclure les collisions sociales l’État aiguise toujours davantage les contrastes sociaux, surtout aux époques marquées par le mûrissement de la décadence de la classe régnante. Il n’est pas -et ne saurait devenir le couronnement d’un intérêt collectif. Il reste un instrument oppresseur de classe. En règle générale, l’État est la force et la puissance concentrées de la classe qui s’est imposée politiquement et militairement dans le rapport de forces historique.

3. Ainsi, le statu-quo social s’appuie et reflète la sujétion de toutes les autres formations sociales tenues en laisse. Mais celui-ci ne saurait être stable au sein d’une société continuellement déchirée par les antagonismes et luttes de classes. Dans une société basée sur l’antagonisme entre forces productives et rapports de production, il n’y a pas de statu-quo qui tienne, mais une succession de crises et de convulsions sociales. D’autres classes et couches de la société se disputent la revendication exclusive du pouvoir politique pour la défense de leurs propres intérêts; enjeu de cette lutte, l’appareil d’État devient, du coup, l’agent actif de la guerre civile. Loin de servir de tampon amortissant le choc des classes qui se heurtent de front, l’État remplit parfaitement sa fonction de trique entre les mains de la classe dominante, II est bel et bien l’organe d’une classe dans la mesure où il concrétise et symbolise la conservation des intérêts de celle-ci.

4. Alors que la bourgeoisie avait réalisé d’immenses progrès par une pénétration lente et graduelle de l’État d’Ancien Régime sur la base de la croissance irrésistible du capitalisme commercial à l’intérieur du cadre féodal, à l’inverse le prolétariat ne peut pas se servir des institutions et des organes de l’État issu des révolutions démocratiques libérales pour amener les nouveaux rapports de production. Ne possédant aucune assise économique, la classe dont la vie et la mort dépendent de la vente de sa force de travail, esclave de la classe bourgeoise toute entière, le prolétariat ne combat pas son ennemi de classe pour simplement lui arracher la mainmise sur l’appareil gouvernemental et le faire servir, tel quel, à ses fins propres : la suppression de la propriété en tant que telle. Quelle que soit la forme particulière que se donne l’État pour gouverner les hommes, il doit être réduit en pièces par la première classe de l’histoire qui soit à la fois classe exploitée et classe révolutionnaire, de laquelle seule dépend le départ ascensionnel de la société vers la communauté de l’espèce.

5. Bien qu’unique classe de l’histoire qui ne limite pas sa lutte sur l’objectif borné du pouvoir politique, mais qui s’assigne le grandiose projet de libérer l’humanité par l’établissement de nouveaux rapports de production, le prolétariat a besoin d’un État. Dans sa lutte contre la bourgeoisie, le prolétariat se constitue en classe dominante pour qui l’utilisation d’un appareil d’État reste l’instrument indispensable. Alors que les classes exploiteuses firent usage de l’État pour imposer et maintenir leur régime de violence, à son tour le prolétariat utilise et hérite d’une superstructure pour extirper toute racine d’exploitation et briser les dernières entraves au développement des forces productives. S’il pouvait être possible de supprimer sur le champ la division de la société en classes et d’aller du capitalisme au socialisme d’un bond, au moment de la crise du renversement politique de la bourgeoisie, les marxistes n’auraient jamais introduit la notion de “demi-État” en parlant de la Commune et d’Octobre.

6. La chute de la classe exploiteuse n’est que le premier acte de la révolution prolétarienne. Avant de parvenir au communisme, la société doit traverser une période transitoire encore divisée en classes à cause de l’immaturité des conditions de la société socialiste et qui, comme telle, engendre un État qui n’est rien d’autre que l’organisation d’une classe. Toute classe dominante venant d’être renversée n’est pas pour autant anéantie. Elle continue d’exister à l’état de puissance et, comme telle, constitue une véritable épée de Damoclès. Loin de déposer une fois pour toutes les armes aux pieds du vainqueur, elle cherche à organiser, à tout prix, un front de lutte militaire pour rétablir son ancienne domination sur la société. Ce qui a valu pour la bourgeoisie ayant à briser l’épine dorsale de la coalition des classes et ordres déchus, fomentant complots et Vendée, vaudra tout autant pour le prolétariat.

7. À son tour, le prolétariat utilise un instrument de contrainte sans lequel il ne lui serait pas possible de repousser les attaques et d’écraser les forces de la contre-révolution, de briser la résistance forcenée de la bourgeoisie à son expropriation. Plus la résistance de cette dernière sera grande et désespérée, plus la dictature prolétarienne se devra d’être inflexible et d’aller, dans les cas extrêmes, jusqu’à déclencher la Terreur, telle que nous le montre l’histoire vivante de toutes les révolutions, de la Réforme à Octobre en passant par la Commune. Une loi, valable pour toutes les révolutions, est fécondée par la lutte des classes : plus celles-ci gagnent d’ampleur, plus la guerre civile se fait impitoyable et acharnée. En temps de guerre civile, il est compréhensible que qui ne veut pas être exterminé doit liquider son adversaire. Le but n’est pas de supprimer des vies humaines, mais bien de les préserver dans son propre camp.

8. À la vieille machine qui a été démantelée succède la dictature du prolétariat, autrement dit le nouveau demi-État du prolétariat. La définition marxiste selon laquelle “l’organe central d’une classe dominant toutes les autres c’est l’État” garde toute sa signification historique en ce qui concerne le prolétariat, et ne souffre aucun démenti après les expériences d’Octobre, du nazisme et du fascisme. Cet “État-Commune” caractérise non pas le communisme mais la dictature d’une classe qui ne se déploie nullement dans des conditions de liberté. Cette dictature s’appuie sur le prolétariat en armes et non sur telle ou telle institution issue d’une consultation démocratique de toute la population. Au parlementarisme sénile, la révolution prolétarienne a substitué le système des Soviets; les prolétaires ont expulsé, sous la menace de leurs baïonnettes, les doctes assemblées démocratiquement constituées. La légalité bourgeoise s’est évanouie devant la force du prolétariat.

9. Il n’est pas possible d’envisager que la nouvelle forme de gouvernement dans la période de dictature n’ait aucune nature de classe sans répéter une formule vide de sens, stérile et non marxiste. D’aucune façon, elle n’élève la connaissance des règles programmatiques de la victoire du fait qu’elle renverse toute une vision historique, à savoir qu’État et dictature d’une classe sont synonymes pour lui substituer une pure abstraction. Comme tel, l’État n’a pas une vie propre, autonome, détachée fantastiquement des caractères spécifiques de la classe dominante. Dans le renversement violent de la bourgeoisie, la domination du prolétariat s’exprime à travers un demi-État, un État-Commune. Certes, le demi-État, dans la mesure même où il demeure un instrument de contrainte sur les hommes ne symbolise pas le socialisme, société sans classe, ni État. II n’est qu’une étape transitoire de la marche vers le socialisme, l’expression de la volonté de lutte du prolétariat.

10. En ce sens, l’exigence d’un “demi État” n’est pas la négation du caractère communiste du prolétariat, de même que l’instauration de celui-ci en classe dominante n’est pas synonyme d’émergence d’une nouvelle classe exploiteuse faisant peser sur la société une forme spécifique d’exploitation. A l’opposé de l’anarchiste, dénué de toute vision dialectique pour qui l’État est par principe “dépravateur”, le révolutionnaire doit en admettre la nécessité pour le prolétariat et l’appliquer le cas échéant, s’il ne veut pas échouer, à l’instar du libertaire, devant la question du pouvoir. La destruction de l’État bourgeois supprime un obstacle décisif pour l’avènement des nouveaux rapports de production ; mais comme le socialisme ne saurait se réaliser sans révolution, c’est-à-dire sans intervention de la violence, il faut un État de la classe révolutionnaire pour ouvrir la voie au socialisme en dissolvant par un acte politique conscient les anciennes conditions d’exploitation.

11. Contrairement à la bourgeoisie, classe très partiellement brimée par l’Absolutisme, et dont la révolution consista à rompre l’éloignement du pouvoir politique pour que ses représentants les plus éminents se hissent à la sphère privilégiée des gouvernants, ceci parachevant sa puissance définitive, par sa révolution le prolétariat n’organise pas une partie dominante de la société aux dépens de la société toute entière comme dans la révolution bourgeoise. Classe qui, par sa souffrance possède un caractère universel, le prolétariat ne revendique pas le rétablissement de ses “droits’ particuliers parce qu’il n’en a aucun. Ce qui fait que la révolution prolétarienne est une révolution politique à âme sociale, c’est la nature de son artisan, le Prolétariat, qui se débarrasse de l’enveloppe politique de son mouvement dès que commence son activité constructive. Pour la première fois de l’histoire, c’est une révolution politique qui précède et réunit les conditions de la transformation sociale. Le secret de l’extinction de ce demi-État est contenu dans l’exécution des mesures politiques, économiques et sociales qui réunissent les conditions nécessaires et indispensables pour le dépérissement de l’État : l’épanouissement croissant de la production de richesses sociales. En se libérant, le prolétariat libère toute l’humanité. L’émancipation du prolétariat est l’émancipation de l’humanité. La révolution ne peut se réaliser sans la suppression du prolétariat, le prolétariat ne peut se nier sans la réalisation du communisme.

12. La forme et la représentation politique de l’État du prolétariat se fonderont sur les organismes unitaires nés lors de la période pré-insurrectionnelle. La réponse immédiate et fondamentale que le prolétariat doit apporter au problème de l’organisation de sa propre dictature est de la conserver entre ses mains, et pour la maintenir réellement, la révolution doit s’étendre à plusieurs aires géographiques. Au lieu de constituer un appareil séparé avec son corps de fonctionnaires permanents, le prolétariat fusionne en un tout organique pouvoir législatif et pouvoir exécutif. Tandis que sous la démocratie formelle il est fait abstraction du dualisme existant entre société réelle et société légale, où chaque homme mène une vie double, une en tant que membre de la société réelle, l’autre comme citoyen de l’État, le demi-État réunit la société en un tout unitaire. La participation la plus large, effective, directe de l’immense majorité des travailleurs à tous les échelons de la gestion de l’État-Commune marque un moment décisif du procès de disparition de l’État. Expression de la nécessité de gouvernement, les Soviets préparent la société à se passer de l’État.

13. Prétendre que de tous temps l’État a constitué une force, sinon réactionnaire, du moins conservatrice, c’est reprendre à son compte l’explication anarchiste de l’histoire. Un principe fondamental du marxisme consiste à réfuter l’automatisme économique, négateur du rôle joué dans l’histoire par les superstructures. En face des courants de “lutte économique pure”, l’effort du marxisme a consisté à montrer l’effet des superstructures dans le procès de révolutionnement de la base économique. Marx, qui a reconnu le caractère progressif du féodalisme par rapport à l’esclavagisme, a mis en lumière le rôle de la Monarchie absolutiste du XVIIIème siècle pour son oeuvre de sape des ordres parasitaires, pour son action de développement des manufactures et du commerce extérieur. L’autorité royale a préparé les conditions matérielles de la révolution bourgeoise, tout comme la bourgeoisie a élaboré les prémisses pour la construction du communisme après avoir retiré au travail social son caractère individuel. Aux yeux d’Engels, l’existence de plusieurs États nationaux solidement campés sur leurs bases géographiques, la course aux profits et aux marchés fut un pas énorme de l’évolution de l’humanité. Les grandes découvertes technologiques et l’essor économique, bien qu’asservissant encore plus le travail vivant au capital, ont aplani la voie du progrès humain.

14. À l’aide du suffrage universel, la bourgeoisie propagea la fiction idéologique du principe égalitaire dans la participation de toutes les classes (Peuple) à la marche de l’État. Ainsi, elle réussit à dissimuler aux yeux des classes exploitées la véritable nature de l’État, dans les faits elle écrasait les premiers mouvements autonomes de la classe, prélude immédiat de la révolution du prolétariat moderne.

A la différence, le prolétariat proclame hautement les buts de classe du nouvel État. Ce dernier ne constitue pas une arène parlementaire pour permettre “en toute liberté” les exhibitions politiques de chaque parti. Il ne sanctionne pas un compromis entre eux : il est l’expression d’un rapport de force et s’en revendique pleinement. Aucune autre classe que le prolétariat ne pourra porter les armes, aucun conseil composé de couches ne vivant pas de leur travail ne sera toléré. Dans l’ordre historique, la formation de la classe précède celle de l’État, le droit suit et cristallise le fait. Ces lois édictées par le demi-État mettront hors la loi toutes les couches exploiteuses qui seront considérées comme otage de guerre. Afin de vaincre la contre-révolution, le prolétariat peut parfaitement décider des mesures de conciliation avec les couches paysannes pour leur faire supporter le fardeau de la guerre civile. En ce sens, il ne s’agit jamais d’un partage du pouvoir. Sous ce rapport, le rôle de l’État-Commune consiste à mobiliser tous les exploités dans l’oeuvre générale de l’instauration du communisme. Plutôt que d’utiliser et exercer aveuglément la violence sur celles-ci en cas de résistance de leur part, le prolétariat doit s’efforcer de les élever à la conscience de la nécessité du socialisme.
Tout en dirigeant la grande masse de la population laborieuse non prolétarienne vers le secteur de la production socialisée, la dictature saura rester vigilante et prendra garde à leurs toujours possibles oscillations.

15. Si la violence doit être employée énergiquement contre la bourgeoisie, avec prudence et circonspection sur les couches intermédiaires, elle doit être strictement exclue dans les rapports qui régissent la vie de la classe révolutionnaire, le prolétariat. A l’intérieur de la classe qui défend et incarne la révolution, aucun recours à des méthodes coercitives ne saurait être toléré un seul instant; aucune atteinte ne pourra être admise dans la vie des formations politiques agissant et s’orientant autour du programme de la révolution communiste. Face à un possible éclatement de conflit dressant le prolétariat à l’État, le rôle des communistes ne peut que consister dans l’élévation de toute la classe ouvrière au niveau de l’avant-garde communiste. Le drapeau de la révolution se trouverait souillé de façon indélébile si jamais l’État de la dictature exerçait sa contrainte sur le prolétariat. Dès que le problème de l’emploi de la violence surgit en ces termes, se pose le problème de la dégénérescence de la Révolution. Pour ne pas recommencer la tragédie de Kronstadt, l’issue et la solution des terribles difficultés, la seule garantie de la victoire réside dans le triomphe du prolétariat à l’échelle mondiale.

16. État à caractère transitoire destiné à s’éteindre, celui de la dictature du prolétariat ne peut s’enfermer dans un ensemble de règles stables, dans une constitution immuable. Étant donné que la révolution ne se résume pas à une simple question formelle, il s’ensuit que la contre-révolution ne peut dériver et trouver son origine dans la conception visuelle bolchevique de l’État. Contrairement à ce que croient les anarchistes, l’État n’a aucune nature “inhérente” ou comme chez les réformistes et révisionnistes de la IIème Internationale, ne représente un organe “neutre” au-dessus des classes par vocation, indépendant de leurs luttes. Encore une fois, il est l’organe, le prolongement de cette classe. Aussi, ne sert-il à rien de tergiverser et d’éluder le problème: La dictature du prolétariat constitue un État. Mais, fait sans précédent dans l’histoire autre que la Commune et l’Octobre prolétarien, c’est l’État de l’immense majorité sur une infime minorité d’exploiteurs déchus de tout droit. Pour la première fois, la classe ouvrière se “gouverne” elle-même ; pour la première fois il n’y a non pas participation forcée à la vie sociale, mais adhésion consciente et volontaire.

17. Ce serait par trop simpliste d’imputer la dégénérescence de la révolution de la méthode d’identification “État-prolétariat”. Lors de sa fondation, l’État ouvrier se reliait intimement à la lutte du prolétariat mondial. À cet instant, il ne se pose pas le problème d’édification du socialisme par le triomphe des plans quinquennaux, de conquérir à la sueur du prolétariat, une position économique consolidée sur une arène impérialiste. Pour parvenir à l’État contre-révolutionnaire, pour que l’État surgissant d’Octobre se transforme en une machine de guerre contre la classe, en un État typique de la période de décadence avec son lot de capitalisme d’État, il a fallu passer par tout un processus contre-révolutionnaire au niveau international. Le divorce s’opérant entre le mouvement révolutionnaire international et les tâches spécifiques russes que s’assigne l’État soviétique proviennent de la défaite en 1923. Des défaites sanglantes subies sur le théâtre gigantesque de la révolution mondiale, de l’Allemagne à la Chine, devait naître, d’abord en Russie, le stalinisme. Celui-ci dut s’emparer non seulement de l’État, mais encore et surtout du Parti et de l’Internationale. Toute cette politique contre-révolutionnaire est symbolisée par l’exclusion des fractions de la Gauche et le bannissement des compagnons de Lénine ; elle est marquée par l’introduction, en contrebande, de la théorie frauduleuse du “socialisme en un seul pays”.

18. En définitive, il faut considérer cet État-Commune comme un des instruments de la lutte mondiale du prolétariat ; le subordonner à la seule et unique direction de l’Internationale. Tant que son rôle et son but n’entrent pas en contradiction avec ceux du prolétariat -l’écrasement du capitalisme international- il représente une force d’appui pour la lutte des exploités.
Si la révolution n’éclate et ne se poursuit pas en d’autres pays, aussi bien l’Internationale que l’État ouvrier seront engloutis dans un rapide cours de dégénérescence. Tout comme l’Internationale représente la cristallisation la plus haute, la conscience la plus parfaitement élaborée, l’État ouvrier quant à lui est la “forme enfin trouvée” dans et par laquelle les prolétaires se rassemblent et agissent pour faire valoir leurs intérêts généraux de classe qui sont aussi ceux de l’humanité toute entière. Entre l’Internationale Communiste et l’État ouvrier, il ne s’intercale aucun rapport d’antagonisme principiel. Issu du mouvement révolutionnaire victorieux à l’échelle d’un pays donné, l’État ouvrier est une réalisation de tout le prolétariat international, le premier épisode de l’entrée fracassante de la Révolution Mondiale sur la scène de l’histoire. A ce titre, il est le dépassement des limites nationales imposées au prolétariat par la division du monde en nations, blocs et continents.
Par suite de la contre-révolution, par après la victoire du stalinisme et du changement total d’orientation politique découlant de la funeste théorie du socialisme en un seul pays, il y eut brisure, séparation des rapports reliant l’État ouvrier à l’internationale Communiste; empêchement du contrôle absolu de l’État par celle-ci.
Une véritable reconstitution de l’organisme révolutionnaire d’avant-garde, l’enrichissement réel du patrimoine idéologique exigent et dépendent de la conservation pleine et entière de ces deux acquis fondamentaux que constituent le Parti Mondial et 1’État Ouvrier.

R.C.; Révolution Internationale / France, (Mai 1977)

Conscience et organisation: 

  • Courant Communiste International [1]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [2]
  • La dictature du prolétariat [3]

Quelques remarques sur l’État dans la Période de Transition

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Cette intervention affirme au contraire la nécessité d’une distinction claire entre les organes révolutionnaires de la classe ouvrière -les conseils ouvriers- et l’État qui reste essentiellement conservateur.

  • Quelques remarques sur l’État dans la Période de Transition

1- INTRODUCTION

Ce texte a pour origine le débat qui est en cours dans tout le CCI, et en particulier dans une réunion récente de la section de Londres de “WR” qui a semblé, tout au moins pour l’auteur de ce texte, mettre particulièrement en relief un certain nombre de points de désaccord.

Jusqu’à présent il a été généralement reconnu qu’il y a 2 positions sur l’État : la position “majoritaire” adoptée dans les ré solutions votées aux Congrès de RI, WR et Internationalisme et la position “minoritaire” défendue par S. et M. d’Internationalisme. Cependant depuis la parution du texte de S. et M., avec de plus amples discussions et la publication d’un texte du camarade YB d’Internationalism, il est devenu clair qu’il existe des points de désaccord plus profonds. Alors que S. et M. insistent sur la nature prolétarienne de l’État dans la période de transition (c’est-à-dire que c’est un “État ouvrier”), YB. semble suggérer que les Conseils ouvriers sont les dépositaires du pouvoir d’État lorsqu’il répond “non” à la question “Y a-t-il un État en dehors des Conseils ouvriers” car “le pouvoir dominant dans la société est détenu par le prolétariat, dont le mode d’organisation est les Conseils ouvriers”. Ce sont deux positions apparemment différentes -l’une proclamant la nature prolétarienne de l’État, l’autre proclamant la nature étatique des Conseils- mais en fait elles sont les deux faces de la même médaille. Elles naissent de la même erreur, qui fut si désastreuse en Russie, de confondre le rôle révolutionnaire de transformation des Conseils ouvriers, avec la nature réactionnaire de conservation de l’État de ta période de transition. Ce texte essaiera de considérer le problème sous trois aspects:

  • Comparaisons historiques avec les États ayant existé dans le passé.
  • Les rapports entre le prolétariat et l’État de la période de transition.
  • Les rapports du prolétariat avec les autres classes et couches de la société de transition.

2- Dans quelle mesure peut-on faire des comparaisons théoriques entre l’État de la Période de Transition et les États ayant existé à d’autres époques ?

Une grande partie de la discussion entre la “minorité” et la “majorité” tourne autour de la question historique de savoir si l’État est par “nature” réactionnaire ou non. Du point de vue de chacune des positions défendues, l’autre semblerait adopter un point de vue mécaniste. Ceux qui disent, par exemple, que l’État “doit être défini concrètement comme l’instrument de la classe dominante qui est soit progressive, soit réactionnaire selon l’époque historique” (Internationalism, Toronto) considérant qu’on ne peut voir l’État comme une “chose en soi”, abstraite, tandis que ceux qui défendent l’idée de la nature conservatrice inhérente de l’État répondent -tout aussi justement- que son rapport à la classe dominante n’est pas suffisant pour le rendre automatiquement “progressif” quand la classe dominante l’est.
Cependant, cette discussion tout en étant intéressante, peut dégénérer très vite et devenir stérile ; elle ne pourra jamais être résolue, et en fait, contribue peu à clarifier la nature de l’État de la période de transition. Nous devons être absolument clairs sur ce point : il n’y a pas de précédent pour la période de transition, et l’État de cette période sera fondamentalement différent de tout autre État.
Tout d’abord en ce qui concerne le rapport de l’État avec le reste de la société. L’État bourgeois trouve ses racines dans la société capitaliste, et il est en harmonie avec elle. Ce sont les rapports sociaux capitalistes qui donnent forme et substance à l’État. En ce sens, il est une expression de l’ensemble de la société, car l’ensemble de la société est organisé autour du mode de production capitaliste. Comme Inter/Toronto l’a dit “le capitalisme est un système social d’exploitation qui est fondamentalement violent” et si l’État bourgeois est essentiellement violent, c’est parce que les rapports de production du capital sont essentiellement violents. Ce n’est pas le cas dans la période de transition, à ce moment là les rapports de production, bien qu’encore dominés par la loi de la valeur au début, ne sont plus soumis à une classe économiquement dominante. Au contraire, pour la première fois dans l’histoire, une classe exploitée détient le pouvoir politique, qu’elle doit imposer constamment, contre la tendance de la loi de la valeur à se ré-établir. Il y a donc une non-unité fondamentale entre les rapports de production existants encore marqués par les vestiges de la loi de la valeur et la classe dominante, comme il n’en a jamais existé dans aucune société du passé. L’État bourgeois par exemple, n’a pas connu de période de transition ; la bourgeoisie ne s’est saisie du pouvoir politique que lorsque son pouvoir économique, son mode de production, était déjà fermement établi.
Étant donné cette non-unité, il est évidemment faux de dire, comme S. et M. que “Par l’intermédiaire de l’État, une classe déterminée domine, et s’en sert pour défendre ses intérêts contre les intérêts des autres classes, en vue d’assurer l’extension, le développement, la conservation de ses rapports de production particuliers, contre le danger de restauration des rapports de production précédents, ou la destruction de ses propres rapports de production” (souligné par nous). La classe ouvrière n’a pas de rapports de production qui lui soient propres. Au contraire, son seul but est de détruire complètement les rapports de production qui déterminent sa propre existence comme classe. Le but des ouvriers, dans une période de transition, loin d’être de consolider et de figer la société sous sa forme immédiatement post-révolutionnaire, est en fait de s’engager dans un processus de révolution permanente contre cette société, de remplacer la domination de la valeur et de l’échange marchand par la libre association des producteurs dans une société sans classe. Ainsi, nous pouvons voir aisément qu’il y a une séparation entre la classe dominante et le reste de la société. Le prolétariat est totalement opposé à la société sur laquelle il exerce un contrôle politique. Les deux tendances trouveront leurs formes appropriées dans l’État et les Conseils ouvriers.

3- Les rapports du prolétariat et de l’État

Bien qu’il faille se méfier des comparaisons historiques simplistes, elles peuvent néanmoins nous donner une idée des fonctions de l’État dans la période de transition. Fondamentalement, on peut dire que l’État de la période de transition, comme tous les États, incarnera les rapports sociaux existant dans une forme juridique concrète. Mais quels sont ces rapports sociaux ? Immédiatement après la révolution ils seront essentiellement ceux de la société capitaliste ; c’est certain, la bourgeoisie n’existera plus comme classe, le prolétariat ne sera plus exploité mais la production sera encore dominée par l’échange et la loi de la valeur, et d’autres classes existeront encore, qui ne seront pas encore intégrées dans le procès de production.
Toutes ces forces tendant à ramener la société en arrière dans le cauchemar du capital trouveront leur expression dans l’État, qui, en vertu du fait qu’il “légalise” des formes existantes, tendra naturellement à les préserver et à les renforcer en d’autres termes à retourner au capitalisme d’État.
Tandis que les Conseils ouvriers agiront pour saper le mode de production capitaliste, pour transmuter sa substance de “plomb en or” communiste, l’État, par contre, cristallisera les nouvelles avancées sous des formes légales appropriées. Mais il est clair que tant que le prolétariat sera capable de maintenir son contrôle politique, il sera toujours en avance sur l’État. Ainsi la classe se trouvera nécessairement en conflit permanent entre là où elle est à un moment donné et là ou elle était juste avant : c’est-à-dire en conflit avec l’État. Puisque les Conseils représentent un principe diamétralement opposé à celui représenté par l’État, il est confus et dangereux à l’extrême de parler d’un État “prolétarien” ou d’attribuer les fonctions juridiques spécifiques de l’État aux Conseils. Cela fige la classe dans ce qui ne peut être qu’un moment passager, la période de transition est instable -il est possible d’aller en avant ou en arrière, mais jamais de rester sur place.

4– Les rapports entre le prolétariat et les autres classes et couches.

Dans beaucoup de textes de la “minorité” les camarades insistent trop sur le rôle de la violence dans les rapports entre les ouvriers et les autres classes. Bien que l’ensemble de la société bourgeoise soit basé sur la violence continuelle des rapports d’exploitation, on ne peut en dire autant du prolétariat. Son but est d’intégrer l’ensemble de la société dans la production et ceci ne peut se faire globale ment avec le fusil dans le dos. La domination politique du prolétariat n’est pas uniquement une question d’armement (après tout, pendant la guerre civile, les Conseils devront dominer politiquement un État avec une Armée rouge bien plus puissante que les milices ouvrières), mais une question de plus grande capacité à envisager et à comprendre le futur et le présent, et à convaincre les paysans et les petits-bourgeois que leurs intérêts vont dans le même sens que celui du prolétariat, (bien que ce soit surtout en tant qu’individus, plutôt que en tant que classes).
Il doit y avoir un endroit où les délégués des Conseils puissent, pour ainsi dire, rencontrer les délégués des autres couches élus territorialement. Les délégués territoriaux ne seront pas organisés en tant que représentants de classes, et l’État ne reconnaîtra pas juridiquement les autres classes, mais néanmoins, il est évident qu’il y aura la présence de membres d’autres classes dans l’appareil d’État représentés sur une base géographique territoriale. Ainsi, malgré la domination des ouvriers sur L’État, encore une fois ce serait trompeur et dangereux d’attribuer à cet État une étiquette prolétarienne.

5 Pourquoi le CCI discute-t-il tellement à fond de ce qui, à première vue, ne pourrait sembler être qu’une simple différence sémantique de définition ?

En fin de compte, c’est parce que la question de “l’État ouvrier” a été d’une importance cruciale dans le mouvement ouvrier, et le sera encore dans le futur. La confusion entre l’État et la dictature du prolétariat n’était qu’une partie du désastre horrible du substitutionnisme dont l’autre facette a été l’identification de la dictature du parti avec cette de la classe. Dans les années à venir, nous verrons une propagande gauchiste de plus en plus frénétique en faveur de l’établissement d’un “État ouvrier” pour, en réalité, consolider le contrôle du capital sur les ouvriers. Dans la période de transition, l’idée de l’“État ouvrier” sera utilisée pour justifier toutes les tentatives de soumettre les Conseils à la domination de l’État. Il est vital que le CCI se montre capable de remplir sa tâche de “montrer la direction” en défendant l’idée d’une distinction claire entre les organes révolutionnaires de la classe ouvrière -les Conseils- et l’État qui est essentiellement conservateur, sur lequel les Conseils doivent exercer leur contrôle et dont ils doivent continuellement saper et détruire les bases, jusqu’au dépérissement de l’État

Len Black, World Revolution (juin 1977)

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [2]
  • La Révolution prolétarienne [4]
  • La dictature du prolétariat [3]

L’État dans la période de transition (S. et M., Internationalisme, Mai 1977)

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Ce texte ne représente pas la position achevée du CCI sur la question de l'Etat dans la période de transition, mais une position dans le débat interne qu'il a eu sur cette question. Pour avoir la vision du CCI, il faut lire dans son ensemble notre brochure  sur la période de transition, ou encore notre article de la série "Le Communisme n'est pas un bel idéal..." sur cette question.

Introduction

Par ce texte nous voulons esquisser une réponse aux objections qui nous sont faites lorsque nous parlons “d’État-organe d’une classe”, “d’État-facteur progressif à certaines époques”et essayer de rendre plus claire et plus concrète notre compréhension de “l’État en général”. Cette dernière nous semble dé couler parfaitement des classiques du marxisme traitant de ce problème  l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État d’une part, L’État et la révolution d’autre part, dont nous nous inspirons largement, étant en accord total sur le fond avec ces deux ouvrages.

Nous pensons que la conception défendue dans ce texte s’inscrit également -de manière critique- en continuité avec les analyses de “Bilan” sur la question de l’État (particulièrement celle intitulée “Parti-État Internationale”), Les conceptions de “Bilan” diffèrent de celles d’Internationalisme 46 -avec lesquelles nous sommes en désaccord- et entre ces deux groupes de la Gauche Communiste, en ce qui concerne la compréhension de l’État, il y a plus un lien d’intention -le souci commun de tirer les leçons de la défaite- qu’une convergence d’explication (réaffirme la doctrine marxiste de l’État qui fait de celui-ci “l’instrument et le prolongement d’une classe”).

Ce texte ne répond pas exactement au développement actuel de la discussion. Il définit cependant l’essentiel de notre position sur “l’État en général” à laquelle nous restons fermement attachés.

Ce texte ne traite pas non plus de la question centrale : l’analyse de l’État ouvrier. Néanmoins, nous pensons que sa discussion se justifie en ce qu’il pose les conditions de cette analyse (le général précède le particulier).

  • L’État en général

1. La genèse historique de l’État ;

Pour éclaircir le problème de l’État, il faut remonter à ses origines. Personne dans le CCI ne met en question l’existence de l’État comme résultat historique et, par conséquent, comme phénomène passager et transitoire. Néanmoins, pour aborder la genèse de l’État, d’autres considérations sont nécessaires. Certains camarades affirment que “l’État surgit spontanément” et donnent à cette approche un caractère d’automatisme (l’État émerge indépendamment de la volonté des classes). Pour eux, l’État “constitue la superstructure reflétant l’infrastructure de La société” (définition qui sera utilisée pour infirmer l’idée que l’État transitoire puisse être prolétarien). Cette conception est, à notre avis, étriquée. Elle ignore notamment ce fait essentiel que la classe précède l’État, que c’est une classe déterminée qui donne corps à la nécessité historique de l’État, conformément à ses intérêts.

Pour démontrer la thèse que l’État est le prolongement d’une classe et non simplement le “produit d’une société”, il nous faut remonter à la dernière phase de la barbarie. Cette dernière pourrait, à première vue, infirmer l’idée que la classe précède l’État (et à plus forte raison que l’État soit l’instrument d’une classe). En effet, à cette époque, la constitution gentilice ne coïncide pas encore avec l’existence d’une classe exploiteuse, bien qu’une certaine réglementation de la vie sociale soit déjà établie, qu’une certaine hiérarchie des fonctions existe au sein de la gens, et qu’il y ait une continuité manifeste dans l’attribution des tâches exercées par les membres de celle-ci. Les fonctions militaires et de direction du travail notamment tendent à se transmettre héréditairement, sans passer par la formalité de l’élection, cette évolution étant liée à la constitution progressive de collectivités familiales, certaines de celles-ci concentrant, grâce à l’accroissement des richesses matérielles, un pouvoir de plus en plus étendu. Il pourrait sembler que nous ayons affaire ici à l’existence d’une forme primaire de l’État, composée des individus qui assument des fonctions d’organisation et qui sont chargés de veiller à la défense et à la gestion de la société au nom de la communauté.

Afin de montrer pour quelles raisons la constitution gentilice ne put donner naissance à un appareil étatique, même rudimentaire, -que ce dernier surgit seulement de la désagrégation des liens consanguins- nous établirons rapidement quelle fut la signification de la constitution gentilice. La gens représentait une unité économique où l’attribution des travaux nécessaires à la collectivité se faisait par la dévolution des charges de direction à des individus qui, loin d’acquérir une position de privilège et d’aisance, se trouvaient exposés aux plus graves dangers alors que le mode de production restait régi par le principe de la propriété commune. Lafargue, dans son ouvrage sur les Origines de la propriété écrivait “qu’on serait dans l’erreur de croire que les fonctions du chef constituaient au début un privilège enviable : elles étaient au contraire des charges lourdes et dangereuses. Les chefs étaient rendus responsables de tout. Une disette était pour les Scandinaves le signe certain du courroux des dieux : ils en faisaient porter la faute au Roi qui était dé-posé et parfois mis à mort. Ces fonctions étaient si peu recherchées que l’élu de l’Assemblée populaire ne pouvait s’y soustraire sans encourir le bannissement et la peine grave de voir démolir sa maison, le bien sacré et inviolable de la famille”. (cité par Bilan qui fournit également les données essentielles de ce chapitre). On le voit, la constitution gentilice n’a rien à voir avec une organisation étatique qui présuppose l’utilisation de cette dernière dans le but de garder et d’accroître une certaine domination au sein de la société. État et organisation gentilice sont incompatibles et le premier ne se développe que sur les ruines de la seconde. Ainsi, lorsqu’avec le développement des forces productives, se développent les germes de destruction de la constitution gentilice, Engels montre que pour que celle-ci se réalise, “il ne manquait qu ‘une seule chose : une institution qui non seulement protégeât les richesses nouvellement acquises par les particuliers contre les traditions communistes de l’ordre gentilice (ndlr : remarquons que l’État ne se limite pas à “légaliser l’état économique existant”, mais, là où l’ordre gentilice oppose des résistances, le brise par la violence), qui non seulement sanctifiât la propriété privée si méprisée autrefois et proclamât cette consécration le but suprême de toute communauté humaine, mais qui mît aussi, sur les formes nouvelles successivement développées d’acquisition de propriété, autrement dit d ‘accroissement toujours plus rapide des richesses, l’estampille de la légalisation par la société en général; une institution qui non seulement perpétuât la naissante division de la société en classes, mais aussi le droit de la classe possédante à exploiter celle qui ne possédait rien, et la prépondérance de celle-là sur celle-ci. Et cette institution vint. L ‘État fut inventé”. (“Origine...”, Ed Soc. p116).

Pour illustrer la genèse de l’État, “nulle part mieux que dans 1’Athènes antique nous ne pouvons suivre, du moins dans sa première phase, comment l’État s’est développé du fait que les organismes de l’organisation gentilice furent soit transformer soit refoulés par l’introduction d’organismes nouveaux, et qu’enfin on les remplaça complètement par de véritables autorités d’État, tandis qu’au véritable “peuple en armes” se protégeant lui-même dans ses gentes, ses phratries et ses tribus se substituait une “publique” année, au service de ces autorités d’État, donc utilisable contre le peuple”. (“Origine...”, p. 117). Engels fait donc remarquer qu’un “caractère essentiel de l’État consiste dans une force publique distincte de la masse du peuple”. Par ailleurs, il montre aussi la nécessité, pour celui-ci, de prendre pour base d’organisation sociale la subdivision du territoire et non plus le groupe consanguin (nous reviendrons plus loin sur ces caractéristiques qui nous paraissent fondamentales). A Athènes, la naissance de l’État, la formation d’une armée et d’une police particulières, la répartition des citoyens selon le territoire, s’effectuèrent progressivement, au travers de codes législatifs successifs. Cette évolution est déterminée par le fait que “des familles puissantes […] par la richesse commençaient à se grouper en dehors de leurs genres en une classe privilégiée distincte” et par cet autre que “la division du travail entre les cultivateurs et les artisans était déjà assez marquée pour disputer le premier rang en importance sociale à l’ancien classement par gentes et par tribus”. (“Origine...”, p. 118/119). L’État apparaît comme constitué lorsque les classes ont acquis une formalisation définitive : “le rapide épanouissement de la richesse, du commerce et de l’industrie, montre combien 1’État dès lors parachevé dans ses traits essentiels, répondait à la nouvelle condition sociale des Athéniens. L’antagonisme de classes sur lequel reposaient les institutions sociales et politiques n’était plus 1’antagonisme entre nobles et gens du commun, mais entre esclaves et hommes libres, entre métèques et citoyens”. (“Origine...”, Ed. Soc. p127). Pour que l’État pût se développer il fallut donc briser les liens gentilices incompatibles avec une économie monétaire et avec la domination de groupes sur d’autres, et c’est à quoi aboutirent les différentes constitutions dans l’Athènes antique. L’époque de la barbarie se trouva ainsi dépassée et avec elle ce mode de production qui permettait de se relier directement aux moyens de travail. La propriété commune de l’époque barbare était le reflet direct de cette situation où le caractère encore primitif des moyens de production (chasse, pêche) ne laissait entrevoir aucun besoin dépassant les nécessités d’une alimentation rudimentaire. C’est en conséquence de l’apparition de l’industrie, de l’échange, de la monnaie, qu’une vision de besoins plus étendus apparut en correspondance avec l’impossibilité d’en faire bénéficier l’ensemble de la société; et parallèlement à la volonté (et à la capacité matérielle) de certaines familles d’abord, de classes ensuite, de monopoliser les moyens de production. Ainsi se fit jour la nécessité de l’État, d’un organe destiné à consacrer la domination de la classe maîtresse et d’assujettir toutes les autres formations sociales.

Entre cet organe et la classe maîtresse devaient se nouer des liens étroits qui ne purent être brisés que par l’affaiblissement de cette classe. En effet, l’émergence de l’État n’est nullement un produit automatique de conditions économiques. “La structure sociale et l’État résultent constamment du processus vital d’individus déterminés ; mais de ces individus non point tels qu’ils peuvent s’apparaître dans leur propre représentation ou apparaître dans celle d’autrui, mais tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire tels qu’ils œuvrent et produisent matériellement : donc tels qu’ils agissent sur des bases et dans des conditions et limites matérielles déterminées et indépendantes de leur volonté”. (Marx : l’Idéologie allemande Ed. Soc., p50). En d’autres termes, l’histoire ne fait rien ; ce sont les classes qui concrétisent la nécessité historique et qui créent des institutions. Cette précision est d’importance : elle s’inscrit en faux contre l’évolutionnisme vulgaire qui fait des superstructures d’une société la stricte réflexion de son infrastructure, et qui ne voit dans l’histoire qu’un processus indépendant de l’action des classes. Au contraire, le marxisme affirme que “1’histoire des sociétés jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des classes.” C’est la division de la société en classes qui impose l’émergence de l’État, et c’est une classe déterminée, la classe la plus puissante (qu’elle tire sa puissance d’une assise économique comme les classes exploiteuses, ou de sa conscience et de son organisation, comme le prolétariat), qui met en place une structure étatique appropriée à la défense de ses intérêts. Ainsi, à Athènes, la noblesse constitue et dirige elle-même l’État naissant, recrutant des mercenaires pour conforter son privilège économique. Et par après, avec la décadence de la puissance aristocratique, les propriétaires d’esclaves vont à leur tour se doter d’un État, non pas en détruisant l’ancien appareil fondé par les nobles, mais en s’en emparant par la corruption et en l’épurant par la violence des éléments restés fidèles aux anciens maîtres. Nous avons en vue ici les deux moyens par lesquels une classe peut conquérir le pouvoir d’État : soit elle créé celui-ci de toute pièce, soit elle “rachète” la structure étatique déjà existante et se l’assimile de l’intérieur.

Ces considérations historiques nous per mettent de fixer deux principes qui nous paraissent fondamentaux dans l’approche marxiste de l’État :

  • c’est l’instrument du travail (le développement des forces productives) qui pose les conditions de la division de la société en classes ;
  • ce sont ensuite les classes qui donnent vie à l’État.

C’est cette approche “hiérarchisée” que Marx avait en vue lorsqu’il abordait la question du droit et de l’État: “Mes recherches aboutirent à ce résultat que les rapports juridiques -ainsi que les formes de 1’État- ne peuvent être compris ni par eux mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l’esprit humain, mais qu’ils prennent au contraire leurs racines dans les conditions d’existence matérielles dont Hegel, à l’exemple des Anglais et des Français du XVIIIème siècle, comprend l’ensemble sous le nom de “société civile” et que l’anatomie de la société civile doit être cherchée à son tour dans l’économie politique”. (Introduction à la Contribution… Ed. Soc., p.4). La filiation qui fait découler l’État de la classe n’est donc pas seulement une coïncidence ou une donnée accidentelle, mais, comme nous l’avons vu, la classe précède l’État, la première étant le résultat immédiat de cette phase de l’évolution sociale ou le monopole de production devient une nécessité et permet d’asseoir la domination d’une classe, le second émergeant ensuite pour conformer, dans le sens d’un renforcement de cette domination, l’organisation de la société toute entière. Ainsi, se précise la dé finition de l’État : celui-ci est un instrument qui sert à l’instauration et au maintien d’une classe au pouvoir.

Quelle classe ? C’est une question qu’il nous faut encore nous poser avant d’aller plus loin. Une confusion courante consiste à ne pas faire de distinction -lorsqu’on aborde le problème de la classe dans ses rapports avec l’État- entre les classes appelées à jouer un rôle historique par elles-mêmes et les classes sociales qui, malgré une configuration économique homogène, ne sont pas appelées à jouer un rôle autonome dans l’histoire. Cette confusion se dédouble quand on envisage le rapport de couches non-homogènes vis-à-vis de l’État.

La structure productive donnera naissance à différentes classes et couches sociales, celles-ci résultant à la fois de la division du travail et des formes d’appropriation des instruments de travail. La classe est un produit direct, automatique de l’organisation sociale et des conflits qui en découlent pour le contrôle et la possession des moyens de production. Mais parmi toutes les classes, il en existe qui sont destinées spécifiquement à réaliser une révolution alors que d’autres sont sans destinée particulière. Ainsi les luttes d’esclaves furent sans conséquence au niveau de la succession des formes sociales et c’est l’inutilité économique de l’esclavage qui entraîna sa disparition et son remplacement par le servage. La classe vouée à jouer un rôle dans l’histoire est un produit synthétique où se retrouvent à la fois un élément économique et historique. Économique pour ce qui est de l’identité des positions occupées en face du mécanisme productif par ses composants, historique pour ce qui est de la forme particulière de ses rapports envers l’organisation économique. La bourgeoisie, le prolétariat sont de telles classes parce qu’elles synthétisent une position particulière au point de vue économique et qui correspond avec un type de rapports pour ce qui est des moyens de production: la propriété privée capitaliste ou la socialisation réelle de ceux-ci. C’est donc de telles classes pouvant réaliser la synthèse indiquée qui sont appelées à accéder au stade de classe agissante dans l’évolution historique. Aussi la lutte de classes est-elle avant tout la lutte entre de telles classes fondamentales. A chaque époque historique, la lutte se livre entre deux formes de société radicalement opposées et non entre des classes luttant dans le cadre exclusif limité par leurs intérêts économiques spécifiques. Les deux classes fondamentales antagoniques d’une société ne se disputent pas la domination politique parce qu’une fois conquise, elle leur permettrait d’assurer l’expansion de leurs besoins économiques particuliers, mais la bataille se mène sur un front plus large : la construction d’une nouvelle société ou le maintien de l’ancienne. L’expérience de la domination capitaliste en est la meilleure confirmation:

“Sa société ne résulte pas d’une simple coordination des multiples intérêts économiques des composants de sa classe, mais d’une coordination qui embrasse toute la société et qui oblige des éléments de la classe exploiteuse dominante à refréner 1’expansion de leurs intérêts contingents en vue de la survivance de la société dans son ensemble. Les interventions de 1’État dans le domaine économique ont précisément pour but de sauvegarder la société capitaliste toute entière en contrôlant, pour la discipliner, la liberté d’action économique de certains groupes -et non des moindres- du capitalisme.” (Bilan)

Dans la lutte impitoyable autour du maintien d’une société ou de la fondation d’une nouvelle, les formations intermédiaires, fussent-elles des classes, sont inévitablement balayées et adjointes à l’un des camps en présence. Ainsi, chaque société peut se résumer dans l’idée maîtresse de la classe dominante au point de vue historique, et qui va faire refluer autour d’elle toutes les manifestations de la vie sociale, et cela sur l’échelle mondiale. Envisagée dans ce cadre, la position de l’État ressort de manière limpide : comme l’affirmait Engels, “l’État était le représentant officiel de toute la société, sa synthèse en un corps visible, mais cela, il ne l’était que dans la mesure où il était 1’État de la classe qui, pour son temps, représentait elle même toute la société”. Comme l’on ne peut parler de “classe fondamentale” que là où existe la possibilité historique pour une classe d’identifier son évolution, ses intérêts économiques et sociaux, avec le développement de la société elle-même, l’État qui surgit dans le milieu historique des luttes de classes, comme expression d’une telle identité, est et sera toujours l’organe d’une classe jouant un rôle historique et jamais d’une formation intermédiaire. (Ainsi, on ne pourra jamais accoler le qualificatif de “paysan” à un État, quel qu’il soit. Le fait que l’État soit invariablement le prolongement d’une classe fondamentale donne également une idée du niveau d’incompréhension auquel on se hausse en parlant de l’État “facteur réactionnaire par essence”.)

2. Le rôle et la signification de l’État.

Nous avons déjà indiqué que “l’État était l’organe d’une classe”. Il nous reste à prouver et systématiser cette définition. Dans son livre “l’État et la Révolution” Lénine, s’appuyant sur les enseignements d’Engels, précisait l’idée fondamentale du marxisme touchant à la signification de l’État : “l’État est le produit et la manifestation de ce fait que les contradictions de classes sont inconciliables. L’État surgit là, au moment et dans la mesure où, objectivement, les contradictions de classes peuvent être conciliées. Et inversement : 1’existence de 1’État prouve que les contradictions de classes sont inconciliables.” (Œuvres choisies Ed. Moscou, p.292). Comment un système qui secrète de si fortes contradictions internes peut-il subsister ? Autrement dit, qu’est- ce qui rend possible la stabilité d’une société fondée sur la scission de la totalité sociale en classes irréconciliables ? La réponse est claire : si une telle société existe, il faut aussi qu’existe quelque chose qui cimente les divisions et étouffe le heurt des classes entre elles (d’une façon “rude” sur le plan physique et “subtile” sur le plan idéologique). Bref, une organisation qui domine non seulement les choses, mais surtout les hommes, indispensable à la conservation de cette société. Cette organisation, c’est l’État. Préserver la société de l’explosion, tel est précisément le rôle de l’État. Ceci ne nous donne pas encore la manière dont il va s’y prendre. Favorisera-t-il le dialogue entre les classes ? Cette hypothèse est exclue puisque l’État ne pourrait ni surgir, ni se maintenir, si la conciliation, le “dialogue” des classes étaient possibles. S’érigera-t-il en organisme “neutre”, extérieur à la société, arbitrant par la force les classes antagoniques ? Cette hypothèse mérite un peu plus d’attention que la première. Bien sûr, qui raisonne un tant soit peu en matérialiste, n’admet pas l’existence d’éléments placés au-dessus de la société et au-dessus des classes. Mais certains camarades ne vont-ils pas dégager cette possibilité pour une forme d’État, pour l’État qui succède à l’État capitaliste ? Ainsi cette affirmation selon laquelle il serait “parfaitement vain de vouloir trouver pour l’État transitoire, un qualificatif: populaire, multi-classiste ou prolétarien” (texte proposé en discussion dans Internationalisme -comme l’éventualité que l’État transitoire soit bourgeois a été écartée précédemment- n’avons-nous pas là, la parfaite expression d’un État au dessus des classes. Du point de vue de l’abstraction pure, une “troisième force” pourrait effectivement discipliner les classes en lutte. Mais d’où cette “troisième force” tirerait-elle sa force matérielle, où puiserait-elle ses ressources et sa conscience d’un point de vue déterministe et historique, c’est ce que l’abstraction pure ne pourrait jamais nous dire. A moins de rompre toute référence au marxisme, l’hypothèse d’une “troisième force” est insoutenable. Engels fait justice de “l’État extérieur aux classes” à plusieurs reprises. Et ce n’est pas ce passage, tiré de l’Origine de la famille qui nous démentira : “mais pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés ne se consument pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s’impose d’un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de l’“ordre”; et ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus étranger, c’est l’État”. (Ed. Soc., p.l78)

Engels dit clairement que l’État est placé au dessus de la société seulement “en apparence”, il lui devient “de plus en plus étranger” seulement en apparence. Dans un certain sens, l’État devient également “de plus en plus étranger à la société” d’une manière très réelle. Si on a en vue l’ensemble de la population, si le terme “société” est employé pour désigner cette dernière, l’État lui devient “de plus en plus étranger” dans la mesure où il se fait, avec l’État bourgeois, l’organisation d’une fraction de plus en plus restreinte de la population, contre une majorité de plus en plus large de la population. En aucun cas cependant, Engels ne tend à accréditer l’idée d’une “troisième puissance”. Cette affirmation est vérifiée par l’extrait suivant, situé quelques pages plus loin: “comme l’État est né du besoin de réfréner des oppositions de classes, mais comme il est né, en même temps, au milieu du conflit de ces classes, il est, en règle générale, l’État de la classe la plus puissante, de celle qui domine du point de vue économique, et qui, grâce à lui devient aussi classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens pour mater et exploiter la classe opprimée” (Origine..., Ed. Soc., p.l80).

Bien que cette formulation soit insuffisante pour définir “l’État en général”, elle montre suffisamment le sens de la pensée d’Engels pour qu’il ne soit pas utile de nous étendre sur ce point. L’État est clairement défini comme l’organisation de l’une des classes en lutte qui réprime par tous les moyens la classe adverse -depuis l’utilisation directe de la violence jusqu’à la mise en place d’un tissu idéologique complexe, pourrions-nous ajouter.

Cette vérité parait élémentaire. Pourtant c’est précisément sur une “vérité” aussi simple que se développent les plus grandes confusions. Ainsi la définition suivante : “l’État n’est pas seulement un instrument de violence et de répression […] il est aussi un instrument de médiation entre les classes” (World Révolution: “La question de l’État”, Revue Internationale n°1, p. ou encore : “1’Origine de la famille, de la propriété et de l’État” montre que l’État surgit au sein des autres sociétés de classes et qu’il a deux fonctions fondamentales. La première est de violence […] ; deuxièmement, 1’État a pour fonction de préserver le statu-quo, d’empêcher la société de s’entre déchirer et se désintégrer sous le poids des antagonismes de classes qui existent en son sein. Il est important d’insister, comme Engels l’a fait, sur le fait que l’État est un organe conservateur, l’institution conservatrice par excellence, tout à fait à côté de ses fonctions coercitives.” (Texte de Mc Intosh ci-inclus).

Ainsi, sous la pression de faits historiques incontestables, tout le monde est bien obligé de reconnaître que l’État est un organe de domination de classe, un instrument de violence aux mains d’une classe, destiné à mater les adversaires de cette classe, mais d’autre part, on s’efforce d’atténuer la portée de cette reconnaissance par l’adjonction d’une seconde définition qui, en pratique, est la négation pure et simple de la première. Avec bien des nuances, tous les textes écrits à ce jour dans le C.C.I. qui s’efforcent de démontrer la nature anti-prolétarienne de l’État transitoire, procèdent de la même manière, en donnant une double définition de l’État, d’une part instrument d’une classe, d’autre part organe “médiateur” et “réactionnaire par essence”. Que les deux axes de cette définition soient incompatibles, cela ne semble venir à l’idée de personne. L’État pourrait donc à la fois être l’organe d’une classe et servir de “médiateur” entre les classes ? Or, qu’est-ce qu’un “médiateur” ? Par définition, un médiateur est celui qui s’interpose entre les combattants, les réconcilie, atténue les contradictions et favorise l’établissement d’un compromis. La fonction de médiateur suppose l’extériorité vis-à-vis des camps en présence. Nous avons déjà montré toute l’absurdité de cette façon de voir à propos de l’État. Mais World Revolution semble abonder dans le même sens lorsqu’il dit que l’État ne peut être “neutre au-dessus des classes”. Pour World Revolution, cette contradiction manifeste se résout comme suit : “1’État n’a jamais surgi par la seule volonté d’une classe dirigeante, mais a été l’émanation de la société en général, et par ce fait est devenu 1’instrument de la classe dominante.” (Internationale n°6, “La question de l’État” p.46). Que signifie que l’État soit “l’émanation de la société en général” ? Comme la société est divisée en classes, cela ne peut signifier que ceci : toutes les classes apportent leur contribution à l’État, se retrouvent pour une part dans l’État qui représente en quelque sorte l’“unité de la société”, qui vise à préserver la “société en général”. Ainsi la fonction de l’État serait de protéger cette “société en général”... “de préserver les rapports sociaux existants, de maintenir l’équilibre des forces entre les classes, en un mot le statu-quo”. (R.Int. n°6, p.51)

Or, que sont cette “société en général” et cet “équilibre des forces entre les classes” ? Ce sont précisément une société particulière, qui connaît la prépondérance d’une classe, et un déséquilibre de force entre les classes. Seule la compréhension de ces données nous permet de dégager la signification de l’État et l’on ne peut ignorer dès lors qu’il soit “l’instrument d’une classe”. Quant à 1’“unité de la société”, ce ne peut être qu’une unité illusoire. Du moment qu’il existe des intérêts opposés et des conflits de classes, il n’y a pas d’unité d’organisation possible de tous les citoyens dans l’intérêt de tous les citoyens. La démocratie bourgeoise, par exemple, prétend réaliser cette “unité”. En réalité, elle n’est introduite qu’en tant que forme convenant au pouvoir spécifique de la bourgeoisie et à sa dictature réelle sur la majorité, aux fins de conservation de ses privilèges. Dès qu’on introduit la notion de “médiateur”, on retombe forcément sur la conciliation des classes, même si on s’en défend avec acharnement.

Selon Engels et Lénine, l’État est un organisme d’oppression d’une classe par une autre ; c’est la création d’un “ordre” qui légalise et affermit cette oppression en modérant les conflits de classes. Ce qui se dégage des conceptions de World Revolution, c’est que l’“ordre”, c’est précisément la conciliation des classes, et non l’oppression d’une classe par une autre. Modérer le conflit, c’est concilier et non “retirer certains moyens et procédés aux classes opprimées en lutte pour le renversement des oppresseurs” (Lénine). Que l’État soit l’organisme de domination d’une classe déterminée qui ne peut pas être conciliée avec son antipode (avec la classe qui lui est opposée), que la domination de classe exclut catégoriquement la conciliation des classes, qu’un organe qui permet à une classe de dominer la société ne peut être en même temps un “médiateur” entre les classes, c’est ce que World Revolution refuse d’admettre. Les camarades en arrivent finalement à croire que dans l’État se font jour les intérêts de toutes les classes que l’État aurait pour fonction d’“équilibrer”. De là découle également la notion de “défense du statu-quo”. Comme l’État n’a jamais un pur caractère de classe, mais qu’il présente la “société en général”, il défend forcément “l’état économique existant”. En effet: dans le processus économique, les classes nouent des rapports déterminés; ces rapports se répercutent en rapports politiques, reflet direct des positions économiques respectives des classes. Et pour préserver l’équilibre politique de la société (“stabiliser le conflit entre les classes”), il faut donc bien défendre le “statu-quo économique”. C’est ainsi que l’État est un facteur “réactionnaire par essence”. Si la société progresse néanmoins, c’est malgré l’État. Comme l’infrastructure détermine en dernière instance les superstructures, 1’État est forcé de légaliser chaque modification économique, et particulièrement la progression d’une classe “dans l’infrastructure”. C’est ainsi que l’État ne peut jouer un rôle progressif. Voilà ce que semble nous dire World Revolution. Dans le texte déjà évoqué d’internationalisme, sur la base d’une réflexion identique quant au fond, et tout en se revendiquant d’une résolution qui affirme exactement le contraire, on va jusqu’à admettre que: “1’État peut jouer un rôle progressif [...], mais cela, il ne le fait que dans la mesure où il légalise un état économique existant, où il exprime la progression de la position privilégiée d’une classe dans 1’économie aux dépens d’une autre”.

Que la fonction d’un organe constitue également, pour le marxisme, son essence, qu’un organe qui joue un rôle progressif ne peut être “réactionnaire par nature”, cela semble échapper aux camarades d’Internationalisme. Mais finalement, il ne s’agit pas vraiment d’adopter l’idée que l’État puisse jouer un rôle progressif. Ce dernier est limité à une “légalisation”, une “expression”, c’est-à-dire une réflexion purement passive, non un rôle actif. Quant à l’essentiel, les camarades partagent la vision d’Internationalisme 46 : “...au cours de l’histoire, l’État […] est une entrave à laquelle se heurtent constamment l’évolution et le développement des forces productives”. (Bulletin d’Étude et de Discussion de R.I. n°1, p. 2)

A cette conception, nous opposerons cette autre : dans toute société divisée en classes, la classe dominante exerce une dictature ouverte ou camouflée sur les autres classes de la société, en vue de préserver ses intérêts de classe et de garantir ou développer les rapports de production qui lui sont liés. Tels sont les fondements et les conditions de la dictature : une classe déterminée domine par l’intermédiaire de l’État et s’en sert pour défendre ses intérêts contre les intérêts antagoniques des autres classes, pour assurer l’extension, le développement, la conservation de rapports de production spécifiques contre les dangers de restauration ou de destruction. Dans ce cadre, l’État peut jouer, à certaines phases historiques, un rôle éminemment progressif (et non seulement de manière “passive”, mais également et surtout de manière active). L’État bourgeois, par exemple, est à un moment historique donné, un instrument progressif aux yeux des marxistes : lorsqu’il représente la force organisée contre la réaction féodale intérieure et ses alliés de l’extérieur et favorise la mise en place de structures modernes sur les débris des sociétés pré-capitalistes. II était non seulement utile mais indispensable que la bourgeoisie, au moyen de décrets étatiques et de l’usage de la violence (qui fut celle de l’État) abattit les obstacles institutionnels qui retardaient l’apparition de grandes fabriques et d’une méthode plus moderne d’exploitation du sol. Si le marxisme a cette vision dialectique de l’État, révolutionnaire à certaines époques, conservateur ou contre-révolutionnaire à d’autres, c’est qu’il en fait le prolongement et l’instrument des classes sociales qui prennent naissance, mûrissent et disparaissent. L’État est étroitement lié au cycle de la classe et s’avère donc progressif ou contre-révolutionnaire selon l’action historique de la classe sur le développement des forces productives de la société (selon qu’elle concourt à favoriser ou freiner leur développement).

Ainsi, à chaque phase ascendante d’un mode de production, et particulièrement à la naissance d’une société (lorsqu’elle vient juste d’émerger de l’ancienne), l’État va s’immiscer activement dans l’activité économique, contribuant à détruire les entraves au développement sous une nouvelle forme, participant à l’épanouissement de nouveaux rapports (ainsi que nous l’avions déjà mis en évidence au moment de sa genèse). On peut trouver un exemple extrême de cette situation dans le développement du capital japonais:

“…à l’instar des grands pays industriels d’Europe, le Japon moderne s’est développé à partir d’une structure féodale. Mais tandis que la transformation des nations européennes a duré des siècles, elle ne s’étendit au Japon que sur quelques dizaines d’années. Ce n’est qu’après la Restauration Meiji en 1868 que le Japon commença à abolir la féodalité et à se donner une structure politique et sociale moderne. L’État Japonais lui-même créa la base de l’industrialisation en accélérant, en forçant même son développement. Le Japon n’a jamais traversé une période de capitalisme libéral […]. Dans le cadre de la structure de la société japonaise ainsi caractérisée par la position dominante de l’État, par le degré très élevé de concentration industrielle ainsi que par les survivances féodales dans l’agriculture, l’armée occupait une position clé, l’armée dont l’élément dirigeant tirait son origine des principales familles industrielles, des vieilles couches des seigneurs féodaux et des samouraïs. [...] Les armées japonaises eurent elles aussi un rôle bien plus grand et bien plus direct dans l’expansion impérialiste de leur pays que les armées des impérialismes européens. […] Ainsi le développement précoce du capitalisme d’État et celui de 1’impérialisme japonais se poursuivirent de concert.” (Sternberg : Le conflit du siècle p.266 à 271) -(Nous aurons l’occasion de revenir sur le rôle progressif de l’armée, institution étatique par excellence, dans le développement des rapports de production, lorsque nous examinerons le problème de la violence).

Nous pouvons maintenant synthétiser l’essentiel de notre approche de l’État, au point de vue général.

Un principe essentiel du marxisme est que le heurt des classes se décide non sur le terrain du droit, mais sur celui de la force. L’État est un organe spécial de répression : c’est l’exercice centralisé de la violence par une classe contre une autre. L’État politique, même et surtout démocratique et parlementaire, est un outil de domination violente. L’appareil d’État utilise en permanence des moyens coercitifs pour mater la classe dominée, même si apparemment ils consistent non dans l’usage implacable d’une force matérielle, policière ou autre, mais dans la simple menace de sanctions violentes, dans un simple article de loi (même non codifié), sans le fracas des armes et sans effusion de sang.

“Stirner fait d’abord de l’État une personne, “celle qui détient la force”” Le fait que la classe dominante constitue sa domination collective en force publique, en État, il l’interprète à tort, tout à fait dans le style du petit-bourgeois allemand : il fait de “1’État” vis-à-vis de la classe dominante, une troisième force qui, face à cette classe, absorbe en elle toute puissance.” (Marx : L’idéologie Allemande Ed. Soc.,p.39l). A cette conception, nous opposons celle-ci : “L’État (est) la forme par laquelle les individus d’une classe dominante font valoir leurs intérêts communs et dans laquelle se résume toute la société civile d’une époque”. (Ibid. p106). Et sur l’État bourgeois : “Du fait que la propriété privée s’est émancipée de la communauté, l’État a acquis une existence particulière à côté de la société civile et en dehors d’elle ; mais cet État n’est pas autre chose que la forme d’organisation que les bourgeois se donnent par nécessité, pour garantir réciproquement leur propriété et leurs intérêts, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur” (ibid. p. 105).

La principale caractéristique de l’organisation de la classe exploiteuse dominante, grâce à laquelle cette organisation se distingue d’autres organisations de la même classe, est son universalité. L’organisation d’État est l’organisation de classe la plus large dans laquelle se concentre toute sa force, dans laquelle sont rassemblés les instruments d’oppression et de répression, c’est-à-dire dans laquelle la classe dominante est organisée précisément en tant que classe et non comme fraction ou petit groupe d’une classe. Par suite, si l’État est l’instrument d’une classe, le prolongement de cette classe, un comité de gestion des affaires communes de cette classe toute entière, s’il est précisément cette classe érigée en classe dominante, il s’avère progressif ou réactionnaire, suivant que celle-ci est révolutionnaire ou contre-révolutionnaire, suivant que la classe organisée en classe pour soi dans l’État, contribue à développer les forces productives ou au contraire s’oppose par la violence à l’expansion de l’humanité.

Cette définition globale n’est qu’en partie valable pour l’État prolétarien transitoire (en raison de ses spécificités historiques) : appliquée à l’État ouvrier et plus générale ment à la dictature du prolétariat, elle devient insuffisante pour nous donner la clé de cette institution et de ce régime politique.

S. et M. Internationalisme (Mai 1977)

 

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [2]
  • La Révolution prolétarienne [4]
  • La dictature du prolétariat [3]

Les origines de l’État et le reste

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Réponse au texte précédent, cette contribution tente d’expliquer le rapport complexe entre société et État, en défendant la thèse que, même le “demi-État” de la Période de Transition gardera des caractéristiques anti-socialistes, par définition de tous les États.
  • Les origines de l’État et le reste 

La discussion qui se déroule à partir de la résolution sur le problème de l’État après la révolution victorieuse du prolétariat ne doit pas être vue comme une spéculation autour d’un thème abstrait. On doit savoir distinguer radicalement l’oeuvre théorique d’un groupe politique de celui d’un Centre de Recherches Scientifiques comme le CNRS. Ce dernier se compose de spécialistes qui étudient telle ou telle discipline en se plaçant en quelque sorte “à l’extérieur”; leur “objectivité” réside dans leur prétendue neutralité. Faire de la recherche est une question de profession ; leurs scrupules scientifiques sont d’ordre professionnel dans la mesure où c’est une activité liée à un intérêt de rémunération. Toute autre est l’élaboration théorique d’un groupe révolutionnaire engagé dans un combat de classe. Il n’est pas “neutre”, mais sa recherche est franchement intéressée, il est partie prenante. Son objectivité n’est pas moins fondée pour autant. Au contraire, car elle apporte aux buts qu’il se propose un fondement de granit venant de la compréhension de la réalité vivante et partant, une plus grande capacité de mener à bien son combat.

L’oeuvre théorique du mouvement ouvrier vient du combat historique même dans lequel la classe se trouve engagée et cette oeuvre n’est jamais achevée car chaque nouvelle expérience apporte des données nouvelles qui permettent et exigent le réajustement indispensable de la théorie, sa re-précision afin de rendre cette arme de classe qu'est la théorie plus efficace et plus décisive dans ses combats ultérieurs.

La question de l’État occupe une place importante dans l’oeuvre théorique du mouvement ouvrier et cela pour trois raisons :

1) La classe ouvrière a déjà atteint un certain développement au moment où la société rentre dans la période de convulsions sociales et des révolutions de la bourgeoisie. Le problème du pouvoir politique, de l’État est au centre de ces révolutions dans lesquelles les ouvriers prennent une part active derrière la bourgeoisie, mais en manifestant déjà aussi, quoique faiblement, leur existence propre comme classe aux intérêts distincts et opposés à ceux de la bourgeoisie (voir les Niveleurs en Angleterre, les Enragés et les Égaux en France, la Ligue Communiste et l’Association Ouvrière en 1848 en Allemagne).

2) C’est dans le capitalisme que l’État achève sa formation et atteint l’apogée de sa fonction historique. C’est donc d’emblée, depuis sa naissance et tout le long de son développement que le mouvement ouvrier sera amené à s’affronter à lui, et confronté au problème plus général de sa nature et de son existence.

3) De ce fait et dès que la classe ouvrière entrevoit la possibilité de son émancipation et l’avènement de la société socialiste, le problème de l’organisation de cette société et celui de l’État va devenir le point central de ses interrogations.

La nécessité de la lutte pour la conquête de l’État sera la première réponse apportée par les Égaux. Cette réponse encore très générale et partiellement ambiguë a le mérite de poser nettement la nécessité de la lutte révolutionnaire armée. Avec les utopistes nous avons une nouvelle approche du problème avec l’affirmation de l’élimination de 1’État dans la société socialiste où le gouvernement des hommes laissera place à l’administration des choses.

Avec l’approche de la révolution bourgeoise en Allemagne aux débuts des années 40 du 19e siècle passé rebondit le débat sur l’État et donne l’occasion au jeune Marx et ses amis en pleine évolution vers le communisme de soumettre à une critique implacable les concepts idéalistes de Hegel pour qui l’État est l’incarnation de l’Idée. Dans leur critique lumineuse, quoique encore développée dans des termes philosophiques, ils feront ressortir que l’État comme toutes les superstructures sociales, politiques ou idéologiques ne sont que les reflets du monde réel, matériel, profane dans lequel vivent les hommes et dans lequel la façon de produire, le mode de production, l’économique constituent en dernière instance la base sur laquelle s’élève tout l’édifice social. Ils montrent l’État comme un produit historique suite à la dislocation de l’ancienne communauté primitive, à la division de la société en intérêts et classes antagonistes. Ils montrent l’État étroitement lié aux modes de production régnants et aux classes les représentant, subissant des modifications et s’adaptant aux changements de modes de production. Chemin faisant, ils dégagent des caractéristiques universelles de cette institution valables dans toutes les sociétés divisées en classes ; la tendance à se séparer et à se hisser au dessus de la société ouvrant un conflit entre l’État et la société civile et sa tendance à créer un corps social particulier et parasitaire : la bureaucratie.

Le cours des événements, des révolutions bourgeoises en 1848, apportera un matériel exceptionnellement riche d’expériences et d’enseignements qui permettra à la Ligue Communiste de dénoncer et de rompre définitivement avec les courants opportunistes comme celui de Louis Blanc et consorts, croyant pouvoir participer au gouvernement bourgeois ; de même de changer complètement, sous le feu de l’expérience, la politique préconisée à l’égard du parti de la démocratie bourgeoise en Allemagne. La lâcheté de cette bourgeoisie démocratique qui semble, en Allemagne, incapable de se hisser et d’assumer sa propre révolution, de même que le coup d’État de Louis Bonaparte en France inciteront et permettront aux révolutionnaires de mieux cerner le problème des rapports entre l’État et les classes économiquement dominantes dans la société et, en même temps ils condamneront catégoriquement les politiques telles que celles de Lassalle qui envisageait pour la classe ouvrière la possibilité de s’appuyer sur ces types d’État, “d’arbitre” -genre Bonapartiste ou Bismarckien dans sa lutte contre la bourgeoisie.

La Commune de Paris sera une expérience de la plus haute importance et ses enseignements vont servir aux révolutionnaires marxistes pour fonder de manière décisive leur théorie sur l’État. Son principal enseignement était que contrairement à l’idée dominante jusque là dans le mouvement de la “conquête de l’État” par la classe ouvrière, celle-ci ne peut conquérir l’État, ne peut l’utiliser mais ne peut et ne doit que le détruire. Avec cette nouvelle notion s’accomplit un pas immense dans la théorie révolutionnaire qui en termine avec une notion floue et une formulation fausse de la conquête de l’État introduite par les Babouvistes et continuée par les Blanquistes et auxquelles sont restés attachés pendant des décennies les Marxistes eux-mêmes. Face aux anarchistes et mises à part leurs élucubrations sur l’anti-autoritarisme etc. la Commune montrera l’invalidité de la conception fédéraliste du socialisme faisant triompher la thèse de l’unité et de la centralisation nécessaire de la nouvelle société. Enfin, la Commune montrera l’inévitabilité dans une première période du resurgissement de l’État, une institution dont le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle est un fléau dont le prolétariat hérite des sociétés passées comme le disait Engels, et dont le prolétariat aura pour tâche de limiter les plus fâcheux effets.

Suite à cette riche expérience de la Commune, de débats passionnés sur ses enseignements d’une part, d’autre part suite aux récents travaux de Morgan, Marx et Engels en particulier se livreront à de nouveaux travaux théoriques et de recherche sur le problème de l’État, sur ses origines lointaines et son développement dans l’histoire, sur ses rapports avec la société, avec les classes possédantes et les classes exploitées (voir L’origine de la famille, l’Anti-Dühring , La guerre des paysans, de nombreuses préfaces et lettres). Le projet du Programme de Gotha fournira une nouvelle et dernière occasion à Marx de revenir sur ce sujet faisant ressortir, entre autres, l’inévitabilité d’une période plus ou moins longue de transition se situant entre le capitalisme et le communisme, et les problèmes qui lui sont liés : gestion de l’économie, production et distribution, dictature du prolétariat, État. Autant il ressort de ces travaux théoriques une idée extrêmement claire quant à la fonction de l’État toujours lié et s’identifiant aux classes exploiteuses dans l’histoire, et la position absolument antagonique du prolétariat face à lui, autant les problèmes de la nature et de la fonction de l’État dans la période de transition demeurent circonscrits à quelques indications extrêmement importantes, d’ordre surtout négatif et forcément limitées en l’absence de pratique vivante.

C’est la première partie qui constituera l’acquis définitif de la théorie marxiste dont se revendiquera la Gauche de la 2ème Internationale, contre les assauts répétés et envahissants de l’opportunisme : le ministérialisme de Millerand, le révisionnisme de Bernstein, le réformisme des syndicats et la trahison finale de la Social-Démocratie dans la guerre et contre la révolution montante de 1917.

Devant l’annonce de la montée de la révolution et la dénaturation immonde par la Social-Démocratie de la position révolutionnaire-clé du prolétariat face à l’État qu’il doit détruire de fond en comble parce que même sous sa forme la plus démocratique, il est l’instrument de la domination politique de la dictature de la classe bourgeoise, la restauration de la pensée et de la théorie de Marx et d’Engels devenait une tâche d’une urgence brûlante ressentie par tous les révolutionnaires. C’est à cette tâche que va s’atteler Lénine qui, dans son écrit L’État et la Révolution restituant les textes de Marx et d’Engels, résume remarquablement leur véritable pensée sur la position que doit avoir le prolétariat face à la machine d’État capitaliste. Avec L’État et la Révolution de Lénine, aucune ambiguïté n’est plus possible ni tolérable sur le rapport prolétariat et État capitaliste, et ceci marque une frontière de classe infranchissable entre les révolutionnaires et les contre-révolutionnaires. Le livre de Lénine est essentiellement axé sur ce problème concret, pratique, immédiat des besoins de la révolution -comme son titre l’indique d’ailleurs- et non pas une étude générale sur l’État, ses origines et son évolution dans l’histoire ; s’il lui arrive de toucher ces problèmes, c’est uniquement en passant et dans la mesure où cela lui sert pour illustrer sa thèse, l’objectif qu’il se propose, à savoir que l’État capitaliste n’est rien d’autre que la dictature de la classe capitaliste que le prolétariat devrait détruire. Et c’est là le grand et immortel mérite de Lénine.

A la veille de l’insurrection, Lénine est forcément amené à poser le problème de l’État après la révolution. Sur ce plan, il n’a pratiquement rien à ajouter aux généralités déjà énoncées par Marx et Engels à la suite de la Commune et il met en évidence les premières mesures indispensables pour limiter les effets les plus fâcheux : éligibilité à des fonctions, révocabilité et rémunération, mais au fur et à mesure que Lénine tente d’avancer plus avant dans le problème, sa pensée devient de plus en plus floue et ses formulations de plus en plus vagues et même contradictoires. On comprend que Lénine n’ait pas achevé son livre. Non pas seulement à cause du manque de temps, mais pour des raisons bien plus profondes comme il le dit dans son Avertissement à son livre, le 30 novembre 1917 : “Il est plus utile de faire l’expérience d’une révolution que d’écrire sur elle”. Cette expérience ne tardera pas à venir et à sa lumière, combien tragiquement naïves nous paraissent aujourd’hui les pages consacrées par Lénine à décrire le fonctionnement de ce semi-État et ses rapports idylliques avec le prolétariat et la société en général. Autant la notion de dictature du prolétariat paraît claire, autant les différentes définitions de l’État après la révolution qu’on confond parfois avec la dictature du prolétariat : État-Commune, État ouvrier, État de la majorité, État du peuple, État des ouvriers et des paysans, etc. paraissent ambiguës et contradictoires. L’État réduit à sa seule expression de la force armée concentrée est une pensée elle-même réduite qui n’embrasse pas le problème dans son ensemble, dans la complexité de ses différents aspects, une pensée qui aperçoit la paille et non la poutre. Le moins qu’on puisse dire est qu’elle paraît ignorer et passer par-dessus l’énorme complexité du problème de l’État et la diversité de ses fonctions. Et que dire de cette incroyable simplification de l’appareil d’État au point que la plus modeste cuisinière saurait le diriger comme l’écrivait Lénine ! Toutes ses idées présentant la période de transition en général et le problème de l’État en particulier presque comme une harmonie sociale, sans autres grandes difficultés, devaient rapidement s’avérer comme de la fumée devant la dure réalité. Voilà comment Lénine revenu de ses visions naïves, décrit la réalité du fonctionnement de l’État, cinq ans après :
“... La faute en est à notre propre appareil d’État. Nous avons hérité de l’ancien appareil d’État et ça a été notre malheur. L’appareil d’État fonctionne bien souvent contre nous.”

et plus loin :
“En fait il arrive bien très souvent qu’ici au sommet où nous avons le pouvoir d État, l’appareil fonctionne tant bien que mal, tandis que là-bas à la base où ils commandent, ils font de telle sorte que bien souvent ils oeuvrent contre nos dispositions. Au sommet nous avons je ne sais combien au juste mais de toute façon je le crois, quelques milliers seulement ou, tout au plus, quelques dizaines de milliers des nôtres. Or à la base, il y a des centaines de milliers d’anciens fonctionnaires légués par le tsar et la société bourgeoise et qui travaillent en partie consciemment, en partie inconsciemment contre nous.” (Rapport présenté au 4ème Congrès de l’IC, nov.22).

Ce n’est là pas encore évidemment l’essentiel du problème de l’État ; mais même à ce niveau on peut se demander que sont devenues les simples cuisinières sur qui comptait Lénine en 1917 pour diriger tour à tour L’État. Que s’est-il donc passé ? Les cuisinières ont-elles disparues de la Russie ?

La différence entre les prévisions enchanteresses de L’État et la Révolution et la réalité post-révolutionnaire ne fait qu’éclater chaque jour avec plus de force, ce qui montre toute l’immaturité théorique de la pensée révolutionnaire à la veille d’Octobre 17 concernant le problème de l’État dans la période de transition. Voici en quels termes angoissants Lénine parle de L’État : “Notre appareil d’État... constitue dans une très grande mesure une survivance du passé qui a subi le minimum de modifications sérieuses. Il n’est que légèrement embelli à la surface. Pour le reste, il est le vrai type de notre ancien appareil d’État.” (comment réorganiser l’inspection ouvrière et paysanne, janvier 1923).

Toute la réalité soviétique dès le lendemain d’Octobre, les conflits sans cesse renouvelés et croissants entre des masses d’ouvriers et l’État apportent un démenti cinglant à la thèse idyllique de L’État et la Révolution et montrent que le problème de l’État dans la période de transition, non seulement n’était pas résolu, mais qu’il n’a même pas été posé dans des termes corrects. Le débat sur les syndicats devait révéler à quel point le problème de l’État et de ses rapports à la classe était dangereusement défiguré quand a été émise la proposition -sérieusement avancée et débattue dans un Congrès d’un Parti communiste !- de la militarisation de la classe ouvrière. La redéfinition de Lénine en opposition à la militarisation au nom de l”État ouvrier”, sa définition de l’État comme “État ouvrier et paysan à déformation bureaucratique”, tout en étant plus près de la réalité, constitue bien plus une réaction contre des outrances qu’une véritable analyse de l’État de cette période de transition. La situation évoluant rapidement, nous avons pu constater que la contre-révolution ne s’opère pas forcément contre l’État, mais a pu effectivement se réaliser à travers lui et par la voie de son renforcement au détriment du poids de la classe dans la société.

La mystification de la notion d’État ouvrier et de sa défense jouera un rôle aussi important que celui de l’antifascisme pour entraîner les ouvriers du monde entier dans la deuxième guerre impérialiste. Cette réalité s’imposait tragiquement aux communistes de gauche et devait les obliger à remonter au coeur même du problème de l’État, sa nature, sa fonction dans la révolution prolétarienne.

Nous avons voulu jusqu’ici tracer le long chemin parcouru par les révolutionnaires pour établir les fondements théoriques de la position de classe face au problème de l’État en général, et de l’État de la période de transition en particulier. C’est un chemin extrêmement difficile et ardu et ses contours ne se sont précisés que lentement durant le parcours. Il n’était pas dans notre intention de faire une histoire chronologique et détaillée, mais uniquement d’illustrer sa complexité, son inachèvement et les dangers qu’il présente. Cela contre les camarades qui, par crainte de nouveautés, croient rester sur un terrain solide “marxiste orthodoxe” en s’accrochant à la lettre des textes de Marx Engels-Lénine, plutôt qu’à l’esprit de leur démarche et recherche. Ce faisant, ils se rattachent plus à leur pensée inachevée et à l’inachèvement de leur pensée qu’à la continuation de leurs efforts afin de porter en avant, à leur exemple, l’élaboration de la théorie révolutionnaire de la classe, et ceci à la lumière des nouvelles expériences. Et alors que toute l’expérience tragique de la révolution et de la contre-révolution met en question la notion d’État “prolétarien”, ces camarades pour rester fidèles à la lettre morte préfèrent ne pas s’apercevoir des dangers qu’elle comporte et tendent à les minimiser au point de les estomper, effacer et allant faire l’apologie de cet État.

Dans leur apostolat de l’“État prolétarien”, ils en arrivent à faire de nécessité vertu. Oubliant la mise en garde d’Engels contre ce fléau dont le prolétariat hérite, ils en chantent les louanges et lui découvrent plein de vertus. Leur enthousiasme pour ces vertus nouvellement découvertes est si grand qu’ils en font bénéficier non seulement l’État prolétarien mais l’État en général, tous les États qui à un moment donné étaient les “porteurs du progrès”.

Nous voilà donc ramenés de l’État de la période de transition à l’État en général, à l’État dans le passé, à sa nature et à ses fonctions. Obligés, forcés, nous allons donc les suivre sur ce terrain.

Notons tout de suite en passant avec toutes les réserves et les limites qui s’imposent qu’il y a quelque chose de valable dans la continuité qui existerait entre l’État de la période de transition et l’État en général, mais pas dans le sens des vertus que les camarades croient y découvrir, mais plutôt dans celui d’Engels : l’héritage, la continuité d’un fléau. Ceci dit, leur thèse peut se résumer ainsi :

a) l’État n’est que le pouvoir de coercition et de répression d’une classe dont il est le prolongement ;

b) comme tel, il suit l’évolution de cette classe : progressif quand elle est progressive, répressif quand elle est répressive ;

c) cependant il arrive parfois que l’État devance la classe et est alors le précurseur en quelque sorte préparant le terrain pour la nouvelle classe progressive.

Comme c’est souvent le cas, le faux n’est pas dans ce qu’on dit, mais dans ce qu’on ne dit pas. Une demi-vérité peut autant induire en erreur qu’un mensonge tout entier. C’est ce qui arrive avec la proposition a) de la définition de l’État. Voyons cela de plus près. A la question, l’État est-il un pouvoir de coercition et de répression, tout révolutionnaire marxiste et même non-marxiste répondrait sans hésiter : oui. L’État n’est-il que cela ? Tout marxiste un tant soit peu sérieux répondrait : non. La coercition et la répression sont certes une partie de l’être de l’État qui les contient, mais ne recouvre pas tout l’être de l’État. II arrive avec l’État ce qu’on a pu constater avec la propriété privée. Le développement de cette dernière était une condition fondamentale pour arriver au capitalisme, et s’était tellement confondue avec lui qu’on a fini par habitude de langage à les identifier complètement, les prenant pour se simples synonymes. Longtemps cela ne présentait pas d’inconvénient majeur. Mais il a suffi que la propriété privée tende à diminuer par la formation d’un capital anonyme, impersonnel, pour que certains, figés dans leur orthodoxie de la lettre, l’interprètent comme tendance à la disparition du capitalisme. Il en est de même pour ce qui concerne l’État et la force coercitive. Nous avons tellement mis en évidence contre les démocrates de tous genres le caractère inséparable de l’État et la coercition, que d’aucuns ne voient plus d’une part, que la coercition peut exister et a existé sans État, et d’autre part, font de la coercition et de la violence la totalité de l’État. A l’instar de cette bourgeoisie obtuse que Marx stigmatise avec tant de sarcasmes dans le Manifeste qui, ayant entendu que les communistes veulent instaurer la communauté de biens, concluent qu’ils veulent instaurer la communauté des femmes, certains marxistes, en entendant parler de l’indispensable exercice de la violence par le prolétariat, concluent que le prolétariat “construit” un État et confondent au point d’identifier le prolétariat, sa dictature de classe, avec l’existence et la fonction de l’État.

On pouvait être surpris à première vue de voir M. et S. se donner tant de peine à nous prouver que l’État n’est pas au-dessus ni en dehors de la société et qu’il ne précède surtout pas l’existence des classes. Ce sont là des banalités : contre qui nos Don Quichotte s’attaquant contre des moulins à vent croient-ils s’attaquer ? Car qui parmi nous n’a jamais affirmé ce qu’ils semblent vouloir combattre ? Ce à quoi rime tout ce bruit en réalité, c’est de pouvoir affirmer l’idée que l’État n’est que le prolongement d’une classe : chaque classe créant son État à l’instar de Dieu créant du néant l’homme à son image. Et pourquoi alors le prolétariat se priverait-il de créer lui aussi son État ? Je vous le demande un peu. Et voilà la démonstration faite de l’identité entre le prolétariat et l’État dans la période de transition. CQFD ? Pour appuyer sa démonstration S. nous emmène jusqu’à l’origine de l’État où il jongle avec l’État et la classe, comme avec le dilemme sophiste de la primauté de l’oeuf et de la poule. Il nous emmène jusqu’à la société gentilice où il se promène avec tant de désinvolture qu’on le croirait Place de la Concorde. Pour M. et S. l’histoire n’a pas de secret. Comme sur un papier à musique, les notes sont bien ordonnées, chacune sur sa ligne. Sa vision est à peu près la suivante : dans la société gentilice, il n’existe pas d’État quoiqu’une certaine division de fonction hiérarchique soit déjà présente. Et voilà qu’il se produit une évolution aboutissant à la construction de classes. Entre celles-ci, la classe la plus puissante esclavagiste se réunit et décide la constitution d’un État pour maintenir les esclaves sous le joug. La chose se passe successivement de même pour l’État féodal et l’État capitaliste. C’est simple, net, pas plus compliqué que ça.

Marx et Engels qui connaissaient aussi la place de la Concorde se mouvaient dans l’histoire avec beaucoup plus de prudence. Rappelons pour mémoire la définition devenue classique d’Engels dans L’origine de la famille et de l’État :

“L’État est un produit de la société à une certaine étape de son développement. Il constitue l’aveu que cette société s’est empêtrée dans une insoluble contradiction avec elle-même, qu’elle s’est divisée en antagonismes inconciliables dont elle est impuissante à se débarrasser. Mais pour que ces classes, ayant des intérêts contradictoires, ne se dévorent pas l’une l’autre et ne dévorent pas le société dans une lutte stérile, une force se tenant en apparence au dessus de la société est nécessaire, chargée d’étouffer le conflit, de le maintenir dans les limites de “l’ordre”. Cette force issue de la société, mais se tenant au dessus d’elle et s’en éloignant de plus en plus, c’est l’État”. Engels (Origine de la Famille)

On remarquera avec quelle ampleur de vue Engels aborde le problème du surgissement de l’État. Nous sommes loin ici de cette simplification schématique qui consiste dans la représentation de : Société - classe - classe dominante - État où l’État est le petit-fils, sinon le fils du petit fils. Pour Engels, l’État est directement le “produit de la société à une certaine étape de son développement”. Quand “cette société s’est empêtrée dans une insoluble contradiction avec elle-même”, aucune société ne peut exister et se maintenir dans un tel état : elle court directement à sa perte, si elle laisse les classes “se dévorer l’une l’autre” au risque de dévorer la société toute entière. Pour éviter une telle catastrophe sociale, la société doit trouver une solution; non pas une solution dans le sens d’un vouloir conscient et concerté, mais comme un besoin qui s’impose à elle, non pas venant de l’extérieur mais de l’intérieur, des entrailles mêmes de la société.

Il ne s’agit pas ici de conciliation, ni de médiation entre les intérêts antagoniques qui déchirent la société, il s’agit de se donner un cadre social, un “ordre” social afin de maintenir, ou comme dirait Engels de “réfréner”, les conflits dans les limites de cet “ordre”. Le gardien attitré de cet “ordre” dans le sens le plus large du mot : toutes les superstructures administratives, politiques, juridiques, idéologiques, artistiques, correspondant au stade de développement des forces productives et que la société secrète et dont elle a besoin : c’est l’État.

Quand on étudie l’origine de l’État à la sortie historique de la société gentilice, la question n’est pas : est-ce qu’il précède la formation des classes, mais de ne pas se contenter de faire une liaison mécaniste classe-État, non pas parce que cela n’est pas vrai, mais parce que cette formulation est incomplète, étriquée, et simplifiée à outrance, laissant en marge toute la complexité vivante de la réalité historique. Nous ne voulons pas faire un cours d’ethnographie, mais il faut rappeler ces caractères fondamentaux de la société gentilice : c’est une société fondamentalement naturelle, et cela dans les deux sens ; elle est d’une part dominée à l’extérieur par la nature, des forces naturelles, climat, végétation, gibier, et qu’elle ne fait que subir et suivre, et d’autre part, elle est constituée et organisée à l’intérieur sur la base des liens naturels -liens de sang. Ce sont ces éléments naturels qui fondent sa cohésion et son unité interne. Sa vie et son activité économique sont en vue de la consommation immédiate, cueillette, chasse et pêche. Il n’y a pas ou à peine de division du travail -même si dans ses stades supérieurs commence une division des fonctions- pas de propriété privée, une communauté nécessaire de biens, d’habitat, un lent et long processus de développement des forces productives, la découverte de la domestication et l’élevage, l’agriculture, les développements de la division du travail, l’échange, le stockage, l’accumulation de richesse entraînant la formation de la propriété privée, les guerres de pillage, les besoins de la défense, les nécessités des travaux publics, la fin de la famille matriarcale et la domination de la femme par l’homme, le développement démographique, la possibilité d’utiliser la force de travail produisant plus de travail et donc l’esclavage pour des raisons économiques, la formation de castes et d’intérêts divergents et antagoniques, c’est toute cette évolution que le cadre de la société gentilice ne pouvait contenir qui fait éclater cette ancienne communauté. Cet éclatement est à la fois, et dialectiquement, une libération de l’homme de sa stricte soumission à la nature en produisant par lui-même le nécessaire à sa subsistance, et par la dislocation de sa cohésion, la perte de son unité, l’ouverture d’une nouvelle ère : l’ère de l’aliénation de l’homme par les forces sociales qu’il a lui-même créées.

La perte de l’ancienne cohésion et unité, les conflits des intérêts antagoniques constitués en classes, créent un vide que, tout comme la nature, la société a en horreur et ne peut supporter. Reconstituer au milieu de ces bouleversements une cohésion, une unité sur de nouvelles bases est un besoin impérieux de la société. Ces nouvelles bases sont d’abord l’unité non de sang, mais territoriale, l’admission, la reconnaissance et la soumission de gré ou de force, les structures économiques nouvelles : les classes et l’exploitation ensuite, et enfin le tout encadré dans une superstructure sociale, un pouvoir s’appuyant sur une force matérielle propre, la force armée désormais séparée de la société : en un mot l’État.

Comme on le voit, cette vision est plus ample, plus profonde aussi, embrasse et cerne mieux la complexité de l’évolution que cette vision “l’État est le prolongement d’une classe”, tout en la contenant. Nous pouvons certes rencontrer cette définition lapidaire tout le long de nos lectures dans la littérature marxiste, mais pour la comprendre, il faut toujours la situer dans son contexte, tenir compte des circonstances, de ce qu’on veut prouver, de ce qu’on veut mettre en relief, et encore contre qui, contre quel adversaire on est en train de livrer bataille. Dire, par exemple, “le verre est à moitié plein” nous donne une constatation statique, morte, ça ne nous donne aucune indication sur le mouvement, le sens du mouvement et ce qu’on se propose d’atteindre. Par contre, si nous disons : “le verre est encore à moitié plein ou déjà à moitié plein”, “déjà à moitié vide ou encore à moitié vide”, nous saisissons immédiatement et clairement le mouvement, les préoccupations et les intentions de l’interlocuteur -ce qu’il veut nous démontrer- et jusqu’à quel point il réussit à nous le démontrer. Il ne s’agit pas de lire des mots et de les recopier, il s’agit de savoir lire et le mot-à-mot peut parfaitement faire dire le contraire de ce que l’auteur a voulu dire. Pour rendre fidèlement l’idée du texte qu’on cite, il faut savoir l’interpréter en le restituant dans l’ensemble du contexte, tel que nous allons voir, le définir.

Pour parler de L’État et la Révolution par exemple, on doit comprendre et garder l’esprit ce que Lénine voulait démontrer, se demander s’il a réussi son propos. Lénine ne se propose pas d’enseigner à Kautsky l’histoire de la formation de l’État. Il suppose, et avec raison, que ce dernier la connaît aussi bien que lui. Ce que Lénine se propose de démontrer, c’est que Kautsky est un renégat à sa classe, un renégat du marxisme, qu’il déforme en toute connaissance de cause, et cela Lénine l’a réussi magistralement. Face à Kautsky, Lénine ne cherche démontrer qu’une chose : que l’État est directement lié aux classes possédantes pour mieux assujettir et soumettre les classe exploitées à leur exploitation. Comme un bouledogue, Lénine enserre Kautsky dans cette question entre les mâchoires et ne le laisse pas s’échapper.

Le reste, les autres aspects du problème, il ne les discute avec Kautsky qu’incidemment ; c’est pour cela que ça n’a aucun sens de se référer au Lénine de l’anti-Kautsky dans la discussion, à moins de vouloir faire étalage de sa propre érudition. Que veulent démontrer M. et S.? Que l’État de la période de transition est prolétarien dans le sens qu’ils lui donnent, c’est-à-dire un “prolongement” du prolétariat, et c’est ça que les camarades doivent toujours avoir à l’esprit. Et c’est pour nous le démontrer qu’ils nous ont emmenés gentiment faire un tour... dans la société gentilice (Bilan servant de guide). Nous sortons de ce tour comme le touristes des autocars tour-de-Paris : “ici Notre-Dame, bâtie en... ; là à droite, la Saint Chapelle où a séjourné Marie-Antoinette avant son exécution... ; au fond, notre déjà connue Place de la Concorde...”. Avec S. nous avons appris que la société gentilice donne naissance à une classe, les maîtres d’esclaves, laquelle classe donne naissance une institution qui s’appelle l’État qui a pour raison d’être de garder par la force les esclaves. C’est franchement peu. De tout le drame historique que l’humanité est en train de vivre, la destruction de son “monde naturel’ l’entrée dans l’ère de l’aliénation social avec tout ce que cela comporte de classes, exploitation, luttes et révolutions, et qui est le substrat sur lequel s’élève la superstructure de l’État, S. ne nous dit malheureusement pas grand-chose, le tout se réduit à un tempête dans un verre d’eau, alors que c’est le passage dans l’histoire de la société humaine de la thèse primitive à l’antithèse qui la nie et qui va durer des milliers d’année jusqu’à ce que les conditions se soient développées pour la nier à son tour dans la synthèse de la reconstitution de la communauté humaine !

Avant de répondre à la question de comment se “résout” le problème de ce drame historique dans lequel s’empêtre la société nous voulons d’abord souligner que le porteur de la “solution” n’est pas forcément celui qui pose le problème ; dans le monde social, à l’échelle des grands changements dans l’histoire, c’est généralement le contraire qui est la règle. Et, maintenant, nous pouvons voir avec Engels la réponse au problème posé :

“Comme l’État est né -écrit Engels- de la nécessité de refréner les antagonismes de classes, comme en même temps l’État a pris naissance dans le conflit même de ces classes (à bien méditer sur ces prémisses préalables, MC), il est en principe 1’État de la classe la plus puissante, de la classe économiquement dominante qui, grâce à lui, devient également la classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens d’opprimer et d’exploiter la classe dominée”.

Quelques remarques en passant : premièrement, une classe est une définition économique et c’est un postulat marxiste que seules les classes économiquement dominantes peuvent devenir “la classe politiquement dominante”. C’est à sens unique. Cela pour répondre à Burnham ou à Socialisme ou Barbarie qui prétendaient que la bureaucratie d’État pouvait devenir une classe économiquement dominante, créant une “société bureaucratique” (?). Deuxièmement, le passage de la domination économique d’une classe à la domination politique est une loi pour toute la période historique de la société divisée en classes et dont la superstructure est l’État ! (Quelle que soit la classe dominante). Cette période va de la fin de la société gentilice à la fin du capitalisme. Cette loi n’est plus valable pour le prolétariat parce que sa révolution relève et marque l’ouverture d’une nouvelle ère dans l’histoire humaine qui ne laisse aucune place pour une domination économique de classe. II est donc une profonde erreur théorique de parler comme certains textes “du prolétariat devenant également dominant économiquement”; dominer l’économie et “économiquement dominante” sont deux choses distinctes. Une classe économiquement dominante ne peut avoir qu’une signification “opprimer et exploiter la classe dominée”. Contradiction logique absolue avec le prolétariat. Troisièmement, de la même erreur théorique relève cette autre affirmation faisant l’amalgame entre la source économique ou politique sur laquelle une classe tire sa domination et son pouvoir. Comme nous l’avons vu, les lois qui régissent l’ère pré-socialiste et celle-ci ne sont pas identiques, mais fondamentalement divergentes : dans l’ère pré-socialiste, la loi est celle de la source économique et uniquement celle-la, à l’encontre du prolétariat qui, dans la période de transition, ne peut pas avoir de source économique propre, de domination. C’est donc un non-sens que de vouloir appliquer les lois et leurs implications de l’un à l’autre.

Pour revenir à notre sujet et au texte cité, constatons qu’Engels fait la distinction entre la source du problème (la société) et le porteur de la solution (la classe économiquement dominante), nous reviendrons sur ce point plus loin. Il est intéressant de remarquer qu’après avoir posé avec soin les données du problème et avant de répondre, Engels introduit ces quatre mots : “il est en principe”, qui a un sens éminemment restrictif (ailleurs, sur le même point, Engels emploie le terme “en général” qui a le même sens restrictif).

Pourquoi cette restriction ? Parce que la loi générale et les conditions concrètes réel les de son application ne sont pas forcément identiques, ne se recouvrent que rarement complètement dans la réalité (sans être un scientifique, je crois que nous retrouvons le même phénomène dans toutes les disciplines scientifiques). Nous sommes loin du simplisme qui veut que l’État corresponde toujours à la classe économiquement dominante et à l’image exacte de celle-ci. Comme toutes les superstructures idéologiques, politiques, juridiques, etc., l’État également retarde généralement sur la réalité changeante des structures. Selon les degrés de leur lien avec la structure et les autres facteurs circonstanciels, les superstructures mettent plus ou moins longtemps et se décomposent lentement dans l’histoire avant d’y disparaître dans la nuit des temps. Les superstructures jouent certainement un grand rôle dans la société mais essentiellement négatif, conservateur de par leur nature même. Elles représentent le passé, le temps-mort qui pèse lourdement sur la vie des hommes vivants.

Pour ce qui concerne l’État, ce rôle conservateur est particulièrement fort, parce que ce rôle est étroitement lié à l’appui et à la défense des intérêts de classes qui, ayant perdu leur position dominante, gardent encore des positions économiques très fortes dans la société. Nous pouvons observer des modes de production survivre longtemps et même réapparaître partiellement à nouveau, dans certaines circonstances historiques favorables à eux, et avec eux les classes qui en sont les porteuses. Un exemple : l’esclavage qui avait depuis longtemps disparue en Europe, des pays qui avaient déjà dépassé le féodalisme et étaient en plein développement capitaliste se font les champions et les hérauts de l’esclavagisme telle l’Angleterre -et Liverpool va devenir la place-forte florissante du commerce d’esclaves noirs d’Afrique pour l’Amérique. L’esclavage va jusqu’à la première décade de la deuxième moitié du 19ème siècle, alors que même la Russie arriérée et tsariste venait de s’affranchir du servage.

Si de tels retours en amère sont possibles même au niveau des structures, comment s’étonner de ce qui peut se passer et se passe au niveau de la superstructure qu’est l’État ? Que l’État retarde toujours et tout au plus marche au pas et ne devance jamais les structures sociales, toute l’histoire est là pour l’attester. Nous ne voulons pas faire un cours d’histoire, d’autres camarades développeront ce thème et multiplieront les exemples. Qu’il nous suffise simplement de rappeler l’influence, longtemps prédominante, de la classe des propriétaires fonciers sur l’État en Angleterre, alors que la classe bourgeoise industrielle était depuis long temps la classe économiquement dominante. Qu’il nous suffise de rappeler que la bourgeoisie allemande a subi jusqu’en 1918 la domination politique de junkers prussien et d’un État bismarckien ; les exemples dans le sens contraire se réduisent à la monarchie absolue, ou à Pierre Le Grand et sont tout simplement ridicules.

Pourquoi ce sont les classes économiquement dominantes qui portent “en principe” la “solution” ? La réponse est dans la question même. Citons une fois encore Engels : “l’État (était) est le représentant officiel de la société toute entière, sa synthèse en un corps visible, mais il n’est (était) tel que dans la mesure où il est (était) 1’État de la classe qui elle-même représente (ait) en son temps la société toute entière”. (l’Anti-Dühring)

Il est temps de conclure, quoiqu’il y ait encore bien des aspects laissés dans l’ombre et bien des choses à dire. Nous aurons encore l’occasion d’y revenir. Je voulais répondre uniquement à la question soulevée sur l’origine de l’État, et faire quelques remarques adjacentes. Pour nous résumer :

1) L’État est l’indication qu’une société est déchirée en intérêts antagoniques et irréconciliables, et il est son produit. C’est la fausse unité d’une unité rompue et la condition de sa survie. L’État est une institution incarnant et matérialisant la non-unité et tendant à maintenir, à conserver la société en vie dans ce cadre. Maintenir ce cadre devient la raison d’être, la fonction sociale de cette institution; et cette institution d’État durera tant que la société sera déchirée, quelle que soit la classe qui domine la structure économique de la société.

2) Comme à différents stades, ce sont des modes différents de production et les classes qui y sont indissolublement liées qui dominent la société, ces classes tendent et réussissent à adapter et à dominer les superstructures et en premier lieu la superstructure politique : l’État. Vu à ce niveau historique, l’État se présente comme l’instrument des classes exploiteuses en général[1] [5].

3) Pour pouvoir remplir sa fonction, au milieu des classes et de leurs luttes dans le but de soumettre les classes exploitées, l’État s’appuie sur une force matérielle, la force armée, qu’il monopolise, et partiellement sur des pouvoirs économiques. Il acquiert ainsi une force propre et tend à s’élever au-dessus de la société et à la dominer. D’où une opposition grandissante entre l’État et la société civile. L’État se renforce au moment où la phase historique de l’existence de sociétés de classes tend à sa fin et à décliner. Cela est également vrai pour chaque variété de société de classes prise isolément à l’intérieur de la phase générale (voir la Monarchie absolue, etc.). Le capitalisme d’État est l’apogée de l’existence historique de l’État : c’est un pouvoir politique et économique unifié totalitairement. C’est la domination et l’absorption de la société civile.

La révolution prolétarienne sonne l’heure de la nécessité d’en finir avec le déchirement de la société en classes. C’est le début de la fin de toute société de classes, début de la fin de l’institution qui personnifie ce type de société : l’État.

Toutes les révolutions antérieures s’exprimaient dans le perfectionnement et le renforcement de la machine d’État. La révolution prolétarienne s’inscrit dans le sens contraire, non vers une identification, mais vers une plus grande distinction avec l’État et vers son dépérissement actif et accéléré. C’est là le fond du projet de résolution.

M.C. Révolution Internationale – France (Juin 1977)


[1] [6] De même que les prix ne recouvrent pas la va leur de chaque marchandise prise isolément, mais recouvrent complètement la valeur de l’ensemble des marchandises, de même l’État ne recouvre qu’imparfaitement et partiellement chaque classe économiquement différente isolément, mais recouvre pleinement toute la période historique où existent différentes sociétés de classes.

 

Conscience et organisation: 

  • Courant Communiste International [1]

Questions théoriques: 

  • Communisme [7]

Réponse à des critiques

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Cette intervention résume le débat jusqu’en 1977 et défend la position qui se dessinait comme “majoritaire” dans le CCI; à savoir, le Prolétariat, tout en utilisant l’État de la Période de Transition, doit sauvegarder son autonomie de classe.

  • Réponse à des critiques

 A coup d’exégèses sur la société gentilice, de dissertations sur l’histoire, et la confrontation scolastique des citations des maîtres, on peut se demander si on ne risque pas de perdre le fil du débat. Pour réellement permettre un approfondissement des idées, il faut se rappeler que le CCI a lancé cette discussion non pas pour faire étalage de ses connaissances (somme toute, limitées) ni pour rivaliser avec les oeuvres universitaires sur l’État mais pour clarifier une question qui sera d’une actualité brûlante et d’une réalité tangible dans un processus révolutionnaire. C’est dans un souci directement militant que nous discutons cette question. Cela ne rend pas nos conclusions a priori plus justes mais donne un cadre au débat pour qu’on puisse cerner l’essentiel.

La résolution pose une question fondamentale : la classe ouvrière s’identifie-t-elle à l’État qu’elle domine dans la période post révolutionnaire ?

Le projet de résolution parle du surgissement inévitable d’un État dans la société transitoire, qui ne sera nullement “séparé” de la classe ouvrière mais au contraire subira la domination de celle-ci. La résolution ne parle pas d’un “État-médiateur” ni d’un “État inter-classiste”. Ces formulations surgies dans la discussion sont fausses et étrangères à la lettre et à l’esprit de la résolution. Ces termes se sont glissés dans le débat parce que des camarades voulaient, avec raison, souligner le fait que les Conseils ouvriers ne seront pas les seuls éléments constituant la nouvelle société et par conséquent le nouvel État. Mais ces formulations nient implicitement la dictature prolétarienne sur l’État; elles ne font qu’obscurcir le fait que seule la classe ouvrière sera représentée en tant que classe dans l’État (les autres membres de la société de transition auront une représentation géographique à travers des conseils territoriaux).

Ces confusions sur les formulations sont significatives parce qu’elles montrent que toute exagération dans un débat théorique complexe peut fausser la base même du débat. Comme d’autres l’ont déjà dit, il y a effectivement une classe dominante dans l’État transitoire -le prolétariat- mais ce n’est pas une classe dominante comme toutes les autres que l’histoire a connues puisqu’elle ne domine pas l’économie mais cherche à détruire toute “économie” séparée de la communauté humaine.

Le prolétariat ne laissera pas l’État agir comme “le médiateur” contre ses propres décisions et ses propres intérêts. Le prolétariat essaiera autant que possible d’utiliser l’État pour avancer ses intérêts et son programme tout en étant obligé de tenir compte de la réalité immédiate de l’organisation sociale. Voilà le noeud du problème : l’État transitoire n’est pas forcément le serviteur fidèle et malléable du prolétariat.

S’il est clair que “l’inter-classisme” et “l’État-mediateur” n’expriment pas la position défendue par la résolution, nous pouvons, d’un côté, cesser d’attaquer des hommes de paille, et de l’autre côté, nous pouvons développer une démarche rigoureuse.

Au coeur de la résolution se trouve la reconnaissance de la différence entre les Conseils ouvriers, organes de la classe ouvrière, indissolublement liés à la réalisation du programme communiste d’une part, et d’autre part, les “soviets” territoriaux, organes de l’État transitoire groupant l’ensemble de la société sans les exploiteurs et dans lesquels les Conseils ouvriers agissent pour imposer la dictature de classe. C’est dans ce sens que se posent les questions suivantes :

  • Faut-il effacer cette distinction en diluant la classe ouvrière dans tous les membres de la société transitoire (ou membres venant de toutes les couches travailleuses non exploiteuses) ?
  • Faut-il exiger, comme face à l’État transitoire, que le prolétariat dise : “l’État c’est nous” ou faut-il au contraire, qu’il mette en garde contre l’identification de ses intérêts de classe avec l’État ;
  • Faut-il que le prolétariat s’efforce de dominer l’État ou la révolution socialiste et l’État sont-ils identiques ?

Ces questions difficiles sont des questions nouvelles dans le mouvement ouvrier depuis l’expérience de la révolution d’Octobre. Bien entendu, les marxistes ont écrit sur l’État et sur l’État dans la période de transition, avant 1917, mais ces questions précises ne sont pas véritablement posées dans la littérature marxiste avant 1917 et ne pouvaient pas l’être ; on y trouvera encore moins une réponse toute faite.

En prenant le projet de la résolution comme point de départ, nous voulons répondre à certaines objections soulevées par les camarades.

  • Les objections

1) Il n’y a pas ici une nouvelle question. Le marxisme “orthodoxe” répond aux problèmes de l’État dans la période de transition.

Marx et Engels ont écrit sur l’État en tant qu’institution sociale dans les différentes étapes de l’histoire pour concrétiser la théorie du matérialisme historique. Leur but principal était de dénoncer les mystifications sur 1’État faisant de lui “la réalité de l’Idée Morale”, l’incarnation de la “Raison” en termes hégéliens, l’incarnation du “Mal” en termes anarchistes, ou plus généralement une abstraction sociale qui obligerait à l’éternelle soumission. Dans L’Origine de la Famille... Engels s’efforce de démontrer que l’État n’est pas éternel mais “le produit de la société à une certaine étape de son développe ment. Il constitue l’aveu que cette société s’est empêtrée dans une insoluble contradiction avec elle-même, qu’elle s’est divisée en antagonismes inconciliables dont elle est impuissante à se débarrasser, l’État est l’expression super-structurelle de l’unité sociale brisée et aliénée ; c’est la sanction officielle, la légalisation des rapports sociaux en faveur de la classe qui domine économiquement”.

Mais Marx et Engels n’ont jamais fait une synthèse systématique sur l’État dans l’histoire (sauf par rapport aux origines de celui-ci) ; la richesse de leur pensée se trouve essentiellement dans les réponses qu’ils apportent ponctuellement aux adversaires politiques et dans leurs analyses des événements historiques de leur époque. Bien qu’une vision générale par rapport à l’État dans les sociétés d’exploitation ressorte de leurs oeuvres (et nous y reviendrons pour répondre aux camarades qui la réduisent à des simplismes unilatéraux), nous ne trouverons que quelques passages concernant l’État dans la période de transition au socialisme, éparpillés dans leur oeuvre ayant pour but essentiel de tirer le bilan des luttes de 1848 et de la Commune.

Au sujet de l’État post-révolutionnaire, Marx et Engels établissent le cadre général de la discussion sans pouvoir éclaircir tous les aspects. Une idée fondamentale ressort de leurs écrits après la Commune : il faut détruire de fond en comble l’État bourgeois ; il faut rejeter l’idée illusoire selon laquelle le prolétariat peut conquérir l’ancien appareil d’État. Cette compréhension “est la condition préalable de toute révolution populaire”, écrit Marx déjà en avril 1871. Marx et Engels posent la nécessité historique d’une période de transition du capitalisme au socialisme, laquelle s’ouvrira avec la révolution prolétarienne. Dans cette période de transition, où la société sera encore déchirée en classes, surgira inévitablement un État qui ne dépérira qu’avec la disparition des classes.

Pendant cette période de transformation sociale, le prolétariat se constitue en classe dominante, “l’État, c’est-à-dire le prolétariat organisé en classe dominante” (“La dictature du prolétariat”). Cependant Engels écrit : “le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il (cet État) est un fléau dont le prolétariat hérite du passé”. (Origine de la Famille...)

Mais cet État n’est qu’un “demi-État”, un “État-Commune” dans la mesure où c’est un État de “l’immense majorité”, la réalisation de la démocratie. Marx et Engels ont été amenés à préciser leurs idées à travers l’analyse de la Commune mais cette courte expérience d’une seule ville n’a pas apporté suffisamment d’éléments pour répondre à toutes les questions. Si la Commune s’était généralisée, ne serait-ce qu’à l’échelle de la France, l’idée vague des “Communes” territoriales aurait sûrement fait place à des précisions théoriques sur le rapport entre le prolétariat, classe minoritaire de la société et l’immense majorité de la population.

Chez Marx et Engels, nous trouverons un cadre général, des idées sur une politique économique, certaines mises en garde par rapport à l’État, mais il est vain de chercher même dans leurs éclairs de pensée les plus formidables une réponse complète sur l’État dans la période post-révolutionnaire.

Lénine dans L’État et la Révolution reprend la pensée marxiste sur l’État telle qu’elle a été formulée jusqu’en 1914, il la résume en mettant en relief certains aspects mais il ne la dépasse pas et n’aurait pas pu la dépasser sans la révolution d’Octobre. Tout le livre est dirigé contre la deuxième Internationale, contre l’idée d’une conquête graduelle et pacifique de l’État bourgeois mais tout en reconnaissant l’importance fondamentale de ce travail. De notre point de vue aujourd’hui ce n’est pas la destruction de l’État bourgeois qui ferait l’objet du débat dans le CCI !

Quant à l’État transitoire, Lénine s’appuie sur Engels pour le voir essentiellement sous l’aspect de la lutte contre la bourgeoisie :
Engels : “Comme 1’État n’est après tout qu’une organisation provisoire dont on se sert dans la lutte, pendant la révolution pour terrasser 1’adversaire par la violence, c’est donc un non-sens que de parler d’un État populaire libre”.
Lénine : “Les travailleurs n’ont besoin de l’État sous la direction du prolétariat que pour terrasser la résistante des exploiteurs” (p39)... “Le prolétariat doit absolument posséder le pouvoir d’État afin de réprimer la résistance des exploiteurs” (p.119).

A la lumière de l’expérience de la vague révolutionnaire de 1917, nous pouvons affirmer que l’État transitoire ne trouve pas sa raison d’être uniquement dans les exigences de la lutte contre la bourgeoisie. Au contraire, en fait, l’insurrection est accomplie par le prolétariat seul, par les conseils ouvriers en armes. Et même si la nécessité d’une guerre civile étendue posait la question de l’État, il serait faux de conclure que pendant cette guerre civile 1’État ne serait qu’une question militaire ou qu’une fois la guerre civile terminée, le problème trouverait une solution toute faite.

Sur les rapports entre le prolétariat et les autres membres de la société transitoire, Lénine n’a que des formulations générales :
“le prolétariat doit organiser toutes les masses laborieuses exploitées pour une forme nouvelle de vie économique”, “la démocratie pour l’immense majorité du peuple...”.

Il dit avec raison que “la suprématie politique, la dictature du prolétariat, c’est-à-dire un pouvoir qui n’est partagé avec personne...” mais ajoute “qui s’appuie directement sur la force armée des masses”, ou encore “... les forces combinées de la majorité du peuple, des ouvriers et paysans”. L’idée erronée de “l’État des ouvriers et des paysans”, de “l’État démocratique” n’est pas abordée à fond dans ce livre de Lénine. La distinction entre le prolétariat et les autres membres de la société n’est pas traitée en théorie parce que la pratique n’en a pas encore révélé l’importance.

A cause des omissions ou plutôt à cause du flou théorique concernant les tenants et les aboutissants de la dictature du prolétariat face à la population générale, Lénine pouvait se faire maintes illusions sur le fonctionnement “facile” de l’État transitoire. Ses idées sur la simplification des fonctions du pouvoir d’État, sur l’État qui perdrait tout caractère privilégié et hiérarchique, nous semblent hélas, très naïves face à l’expérience historique.

De plus, Lénine s’appuie sur Engels de l’Anti-Dühring : “le prolétariat s’empare de la puissance de l’État et transforme tout d’abord les moyens de production en propriété de l’État. Par là, il se détruit lui-même en tant que prolétariat” (!)...“le premier acte par lequel l’État se manifeste réellement comme représentant de la société tout entière, à savoir, la prise de possession des moyens de production au nom de la société est en même temps le dernier acte propre de l’État”.

Lénine ajoute que c’est là une preuve que l’État dépérira de lui-même ! Plus tard, cette même idée erronée servira comme soutien à l’utilisation du capitalisme d’État par l’État “ouvrier” en Russie (comme Lénine le dit déjà dans L’État et la Révolution : “un seul grand trust de l’État”). L’ironie tragique de L’État et la Révolution c’est que les deux principaux dangers de l’État que Lénine souligne dans son livre (en pensant que les quelques mesures de la Commune auraient suffi à les éliminer) -à savoir : l’État en tant que force année d’oppression séparée de la population et la bureaucratisation- sont justement ceux qui se développent le plus dans la révolution d’Octobre.

En somme, le marxisme n’est pas et ne peut pas être une “orthodoxie” surtout sur la question de l’État post-révolutionnaire ; il ne nous servira à rien de prendre à la lettre toutes les formulations de Marx, Engels et Lénine, ni de prétendre que toutes les questions sur la période de transition trouvent dans leurs oeuvres une réponse complète.

Il ne s’agit pas d’innover le marxisme mais de compléter les lacunes théoriques et corriger des erreurs du passé dues aux limites de la période historique avant 1914.

Vouloir se limiter à un marxisme “orthodoxe”, c’est tout simplement nier le débat et de plus, s’enfermer dans une mi- passe stérile qui va à l’encontre de toute la méthode marxiste.

2) Vous êtes trop obsédés par la révolution russe

En effet, le fondement du matérialisme historique est la capacité de synthétiser les enseignements de l’expérience historique. Certains camarades pensent qu’il suffit de répéter, après Marx et Engels, les leçons de la Commune mais on trouve très peu de concret dans les objections qui se référent à la révolution d’Octobre et plus généralement à toute l’expérience de la vague révolutionnaire de 1917-27. On nous parle de “l’État Commune” comme si l’histoire n’avait jamais connu l’État soviétique. Et pour d’autres, il est plus facile de tourner le dos en se réfugiant dans la sphère des abstractions. Obsédés par l’expérience concrète et l’échec de la révolution russe ? Oui, et pour cause.

Quels sont certains des aspects principaux de l’expérience de la Russie, État soviets ?

a) Face à la bourgeoisie, le prolétariat, seul, a mené à bien l’insurrection. Directement après la prise du pouvoir, nous voyons le Congrès des soviets des ouvriers et soldats nommer leur “Comité Central”, essentiellement l’émanation de la classe ouvrière, bien qu’il y ait eu au début des soldats d’origine paysanne. En apparence, ces premiers soviets semblent se rapprocher de l’idée que se font certains camarades, selon laquelle l’État ne serait que l’émanation d’une seule classe. Mais en réalité, ce n’était pas encore véritablement l’État. Rapidement, dès la fin de 1917, des soviets territoriaux se généralisent dans tout le pays et le Congrès des soviets, devant lequel le gouvernement central est responsable, devient un amalgame de toute la population sans distinction effective entre la classe ouvrière et l’ensemble de la démocratie soviétique.

Plus tard, dans la constitution de l’État soviétique, les délégués des paysans sont élus dans la proportion de 1 pour 125000 paysans et les délégués des ouvriers des villes, 1 pour 25 000 ouvriers ; cette mesure n’assure pas véritablement une hégémonie numérique et encore moins, bien entendu, une hégémonie politique, qui est tombée dans les mains du parti étatique. Mais cette mesure, dans son esprit et non pas dans sa formalisation précise, montre le souci et les difficultés de l’État transitoire.

L’État transitoire, celui des conseils territoriaux, de la démocratie pour l’immense majorité ne sera évidemment pas composé uniquement des conseils ouvriers. Les exigences de la formation d’un État se feront sentir rapidement et nécessiteront une distinction beaucoup plus claire des conseils ouvriers au sein des conseils territoriaux pour que la classe ouvrière puisse réaliser son programme.

b) Au cours de la révolution, les organes unitaires de la classe ouvrière (conseils, comités d’usines) tombent de plus en plus en marge de la société, en faveur de l’organisation étatique ; le parti révolutionnaire de la classe ouvrière devient parti étatique, happé par l’engrenage de l’État territorial. Loin de voir L’État et la Révolution se concrétiser, on voit tout le contraire : le renforcement de l’État, de son pouvoir sur les moyens de production en dehors de la classe ouvrière, le développement d’une bureaucratie privilégiée et gestionnaire de l’économie.

c) Les différentes mesures économiques prises pendant la révolution russe témoignent d’une énorme confusion et montrent des zigzags constants. Dans la mesure où une ligne se dégage, c’est le capitalisme d’État, garanti par l’État ouvrier. L’État russe s’embarque dans “l’émulation économique”, la “gestion unique” pour accroître la productivité, et aboutit à la militarisation du travail. La tendance vers le socialisme caractérisée par la production pour satisfaire les besoins immédiats et pour élever le niveau de vie de la classe ouvrière n’a jamais pu se développer et la tendance dominante était de plus en plus la production pour l’accumulation.

L’État soviétique devient l’État national russe et tout ce processus économique, politique et social culmine dans l’affrontement entre l’État issu de la révolution et la classe ouvrière, dans les grèves à Petrograd et à Kronstadt. L’État soviétique avec le parti qui s’y intègre, devient place forte de la contre-révolution.

Face à cette évolution, il y a des camarades qui croient qu’il suffit de dire que la révolution d’Octobre ne s’est pas étendue internationalement et donc était vouée à l’échec à terme. Mais ils ne font qu’enfoncer une porte ouverte ! Nous sommes tous d’accord avec cette analyse générale qui se trouve dans la plate-forme du CCI. Dire que la Russie se trouvait coincée dans une situation trop limitée et donc, impossible à maintenir et s’arrêter là, c’est abandonner tout effort de tirer des leçons de la révolution. C’est escamoter la complexité et la richesse d’une telle expérience. Comprendre comment les contradictions internes de la révolution se sont exprimées dans ce bastion, même isolé, peut nous aider à éviter des pièges demain quand effectivement la révolution aura la possibilité de s’étendre.

D’autres camarades pensent nous répondre en disant simplement : en Russie, le parti bolchevique a pris le pouvoir à la place de la classe. Pourquoi les camarades se croient-ils obliges de nous répéter la plate-forme ! Nous en sommes convaincus mais cette analyse suffit-elle ?

Que le socialisme ne puisse être l’oeuvre d’une minorité de la classe, voilà une autre porte ouverte. La question qu’on se pose du point de vue théorique est la suivante : ce n’est pas tant le parti bolchevique qui a déterminé la dégénérescence de l’État territorial que l’intégration du parti dans l’appareil étatique (de façon à s’identifier avec les exigences étatiques) qui a fait la perte du parti et qui perdrait la classe ouvrière demain

Le fait que le parti était dans l‘État en tirant sur les ouvriers, au lieu d’être avec la classe ouvrière de Kronstadt, a sans aucun doute définitivement affaibli la classe ouvrière et l’Internationale. Le problème reste entièrement posé : est-ce que l’État transitoire =  classe ouvrière, est-ce que “l’État, c’est Nous” ?

Dans le débat sur les syndicats, c’est précisément cette question qui était le véritable enjeu du débat face à Trotsky qui disait clairement : “l’État, c’est la classe”, ou face à l’opposition Ouvrière : l’“État, sera la classe si les syndicats y sont intégrés”, seul Lénine, en dépit d’une analyse complètement inadéquate, pour ne pas dire pire, disait que “l’État avec ou sans les syndicats... ce n’est pas tout à fait nous”. Bien entendu, nous ne pouvons pas reprendre ce débat aujourd’hui dans les mêmes termes qu’hier. Tout le débat était mal orienté depuis le début parce que la classe ouvrière était identifiée aux syndicats et aux conseils ouvriers qui ont été déjà vidés de leur contenu prolétarien et intégrés à l’État. Mais derrière “la lettre” du débat reste l’esprit général : est-ce que “l’État ce sera nous” par définition ou est-ce qu’il faut prendre des mesures de défense de la dictature du prolétariat contre l’État ?

Nous pouvons dire qu’aujourd’hui dans le CCI, nous sommes quasiment tous d’accord sur le fait que la classe ouvrière sera la seule classe armée en tant que classe dans la période de transition ; voilà une idée nouvelle pour “l’orthodoxie”, une distinction nouvelle dans le marxisme qui a toujours parlé vaguement de “l’armement général du peuple”. Pourquoi cette position cruciale de protection de l’autonomie de la classe, si ce n’est face à l’État ? Il faut aller jusqu’au bout d’un raisonnement.

Si, pour résoudre la question, il suffit de s’assurer que le parti ne prendrait pas le pouvoir, pourquoi alors parler d’armement du prolétariat et d’interdiction des rapports de violence entre l’État et la classe ? Si “l’État, c’est nous”, alors Lénine a raison de parler “d’armement général du peuple” sans distinction aucune et nous laisserons ainsi la porte grande ouverte aux Kronstadt de demain.

Seule la résolution sur la période de transition répond de façon cohérente à cette préoccupation de l’autonomie année et poli tique de la classe ouvrière, condition sine qua non de la dictature du prolétariat.

3) “C’est une classe déterminée, la classe la plus puissante (qu’elle tire sa puissance d’une assise économique comme les classes exploiteuses, ou de sa conscience et de son organisation, comme le prolétariat) qui met en place une structure étatique appropriée à la défense de ses intérêts” (texte de M. et S. Internationalisme).>>

Si on suit ce raisonnement jusqu’au bout, on arrive à effacer tout spécificité de l’État transitoire et tout le nouveau cours de l’histoire qui s’ouvre avec la période de transition au socialisme. En effet, pour M. et S. peu importe si une classe dominante est une classe exploiteuse (une classe dominant les structures économiques) ou si c’est une classe qui n’a que sa domination politique sans assises économiques ! Ses rapports avec 1’État restent les mêmes ! Dans la période post-révolutionnaire l’État et les Conseils ouvriers seraient selon eux deux fonctions différentes de la même classe, qui ne pourraient pas par définition être antagoniques. Cette idée est encore plus clairement exposée dans le texte de RC pour qui “l’État est l’organe, le prolongement de la classe.”

“L’État ouvrier est la forme enfin trouvée dans et par laquelle les prolétaires se rassemblent et agissent pour faire valoir leurs intérêts généraux de classe”. (RC)

Voilà à quel point la confusion peut nous amener : jusqu’à l’apologie la plus plate de l’État !

S’il y a forme “enfin trouvée” pour défendre les intérêts immédiats et historiques de la classe ouvrière, elle est et reste pendant toute la période révolutionnaire et transitoire, les Conseils ouvriers et non pas l’État. L’État doit dépérir en cédant la place à l’extension de plus en plus grande des Conseils ouvriers, devenant des organes des “producteurs libres et égaux”. Les Conseils ouvriers ne dépérissent pas, ils s’élargissent pour intégrer la société toute entière, pour devenir un jour “l’administration des choses” dans une société sans classe. La vision de YB/EM selon laquelle les Conseils ouvriers risquent de dégénérer n’est pas tout à fait exacte. La classe ouvrière ne dégénère pas, les Conseils ouvriers peuvent disparaître dans la défaite mais la contre-révolution n’est pas la classe ouvrière. La dégénérescence de la révolution se traduira par le renforcement de l’État et l’affaiblissement de l’autonomie des Conseils ouvriers.

Pour revenir à cette apologie de l’État comme “forme d’organisation du prolétariat”, à cette identification simpliste “classe = État” dans toute circonstance historique, regardons ce qui distingue justement le “demi-État” de la période de transition des autres États dans l’histoire.

Pour la première fois dans l’histoire nous aurons un État dominé par une classe non-économiquement dominante, non-exploiteuse, c’est une contradiction vivante; en effet s’il n’y avait que des prolétaires dans la société post-révolutionnaire, il n’y aurait pas d’État du tout. Mais la société transitoire est encore déchirée en classes, une société dans laquelle subsistent partiellement encore la loi de la valeur, la propriété privée et l’échange. Et c’est une classe qui ne tire aucun privilège des lois économiques subsistantes et dont la mission historique consiste à éliminer toute propriété privée des moyens de production, qui doit dominer politiquement cette société. La classe dominante restera classe révolutionnaire après comme avant sa révolution ! C’est une situation complètement unique dans l’histoire.

Et on pense qu’il suffit de dire : “Historiquement les seuls États qui ont jamais existé appartenaient à des classes exploiteuses mais nous postulons le principe selon lequel le prolétariat est une classe non-exploiteuse bien que dominante” (YBIEM).

Que c’est facile de “postuler” ! Par le passé une classe exploiteuse dominait forcément la superstructure sociale dans la mesure où elle dominait la structure économique par des lois aveugles dont elle était elle-même inconsciente, d’où l’identification entre les intérêts des classes économiquement maîtresses de la société et de l’État. Face à un affaiblissement de sa maîtrise économique, la classe exploiteuse se réfugie dans l’État, dans le renforcement de celui-ci jusqu’à ce que nous voyions l’État de la dernière société d’exploitation arriver à usurper la fonction de gestion économique dans le capitalisme d’État de la décadence actuelle.

Dans l’avenir la classe dominante n’aura pas d’économie propre à instaurer, ni des forces économiques sur lesquelles s’appuyer, ni des lois aveugles qui travailleraient dans son sens ; au contraire, dans la mesure où des lois aveugles de l’économie subsistent, elles travailleront contre cette classe politiquement dominante. La classe dominante ne sera pas maîtresse des structures économiques mais tout de même elle devrait dominer politiquement le cadre social pour pouvoir instaurer une dictature qui aura comme tâche impérative de tout bouleverser. Dans cette situation les intérêts de la classe dominante, la classe ouvrière, ne pourraient pas s’identifier automatiquement avec l’État.

Avant tout, cette classe doit se protéger contre toute erreur de sa politique économique qui se traduira par un renforcement des forces antagoniques à elle, par un renforcement de l’expression de ces forces dans l’État. Cette classe, à l’encontre de toute autre classe dominante dans l’histoire doit se garder de l’usurpation de la gestion économique par l’État “en son nom”. Elle doit lutter pour faire diminuer toujours plus la nécessité et le rôle de l’État.

4) “Qui aura la responsabilité finale, et l’autorité pour fermer une usine, pour ouvrir une usine, d’instituer de nouvelles méthodes de travail ou de créer un nouveau produit ? Sûrement le prolétariat tout seul.” (YB/EM)

Si nous pouvons répondre avec la même heureuse certitude que “le prolétariat seul dominera l’économie”, nous cesserons de nous casser la tête sur la période de transition. D’abord si nous pouvons exproprier immédiatement le grand capital et la plupart des entreprises industrielles, il reste tout un secteur de petite production, de l’artisanat et de l’agriculture encore dominé par la propriété privée qui subsiste. Quelle que soit l’étendue de ce secteur dans tel ou tel bastion, quels que soient les endroits où la révolution éclatera d’abord, ces secteurs subsisteront au niveau global et ils s’opposeront à leur propre suppression, à la suppression de leurs privilèges. De plus, comme les camarades le constatent eux-mêmes, le capitalisme décadent ne crée pas directement la base pour une société d’abondance après la révolution. Il va falloir donc traiter avec ces secteurs étant donné notre incapacité économique de les dépasser immédiatement. Mais pour ajouter encore plus de difficultés là où d’autres ne voient que des fleurs, il faut encore ajouter que le prolétariat ne “possède” pas les usines, les moyens de production ni individuellement ni collectivement en tant que classe. Le prolétariat ne possède rien et ne peut pas faire des socialisations par îlots. Il faut au contraire une planification globale des besoins de la société et ce n’est pas aussi simple que “le monopole des carburants” pourrait nous le faire croire. Le prolétariat doit disposer d’une force de résistance contre les concessions qui pourraient renverser la tendance de la production pour la satisfaction des besoins immédiats de la société vers une économie où on produirait pour développer les forces productives en soi pour en bénéficier... “demain” aux calendes grecques.. La politique économique du prolétariat ne marchera pas “sur des roulettes” si la classe ouvrière ne devait que simplement contrôler les moyens de production tels qu’ils existent, elle ne serait pas porteuse de la socialisation des moyens de production dans les mains de la société tout entière. Elle ne peut se libérer qu’une fois éteintes toutes les lois économiques.

Quand les camarades S. et M. demandent “d’où cette 3ème force (leur façon de voir la contre-révolution à travers l’État) tirerait-elle sa force matérielle, où puiserait-elle ses ressources et sa conscience d’un point de vue déterministe et historique ?” - ils demandent en fait d’où vient le danger de voir l’État s’opposer à la classe ouvrière. Puisque la politique de la classe n’est pas une fatalité, une victoire acquise d’avance mais un cheminement constant, toute erreur se traduirait par un renforcement des structures économiques que le prolétariat cherche à balayer définitivement de l’histoire. L’État se renforcera comme une expression des structures économiques non encore socialisées, des privilèges subsistants, comme expression de la planification d’une économie encore hétérogène. Heureux sont ceux qui nient d’avance tout problème, mais les difficultés de la plus grande transformation sociale de l’histoire ne seront pas résolues par des formulations simplistes.

5) “La classe = État”

Nous avons déjà vu que toute cette identification du prolétariat avec l’État transitoire comme si rien n’avait changé dans l’histoire récente ne tient pas vraiment debout. Même si par le passé les intérêts de la classe dominante se confondaient avec et dans l’État, cette hypothèse n’est pas valable pour l’avenir.

Mais les dernières objections, pour les besoins de la cause, les camarades sont allés les chercher dans de nouveaux axiomes pour les ajouter au matérialisme historique concernant l’État dans l’histoire. Ainsi nous apprenons que l’État est une force motrice de l’histoire -les superstructures déterminant bien entendu le fondement économique dans cette “théorie” qui se tient sur la tête- ou encore que l’État est une force progressive si la classe qui domine l’économie est dans sa phase ascendante. Cette théorie là est en fait liée à la première puisqu’elle prend le rôle actif de l’État comme preuve que l’État connaît des phases ascendantes et décadentes tout comme les classes. Au contraire, bien que telle ou telle forme d’État puisse être plus ou moins appropriée à la domination d’une classe particulière (la république la plus appropriée pour la bourgeoisie ascendante par exemple), l’État de par sa nature suit les bouleversements de la technique et des forces productives. Non seulement l’État reste perméable aux classes rétrogrades même dans une nouvelle phase ascendante, mais il ne regroupe même pas “l’avant-garde” de la classe dominante. Il serait plus juste de dire qu’il subit la pression des secteurs les plus avancés de la classe dominante liés directement au processus de production. En vérité, on voit mal pourquoi aller chercher midi à quatorze heures puisque de toute façon la période de transition ne connaît pas de mode de production stable, ni donc des phases ascendantes et décadentes.

Dans l’espoir que d’autres camarades compléteront ces remarques, nous pouvons conclure en disant que c’est normal de voir que ceux qui identifient classe et État dans la période de transition, ceux qui chantent l’hymne à l’État ou qui ne voient pas le problème, se trompent en considérant nos idées comme celles des “anarchistes”. Au contraire, tout en reconnaissant l’inévitabilité de l’État transitoire et tout en affirmant qu’il devrait être dominé par la classe ouvrière, nous ne faisons pas de l’État le porteur du programme communiste. L’idée que “l’État c’est nous” équivaut à diluer les Conseils ouvriers au sein des Soviets territoriaux, à diminuer l’autonomie de la classe ouvrière sous prétexte de la renforcer, à désarmer la classe face aux dangers de la période de transition. Tout comme il n’y a pas “d’économie prolétarienne”, pas de “société prolétarienne”, pas de “culture prolétarienne”, il n’y a pas d’“État prolétarien”.

Judith Allen ; Révolution Internationale - France

 

Conscience et organisation: 

  • Courant Communiste International [1]

Questions théoriques: 

  • Communisme [7]

Résolution sur l’État dans la Période de Transition proposée au 2 congrès du CCI (1977)

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La plate-forme du CCI énonce les acquis essentiels du mouvement ouvrier sur les conditions et le contenu de la révolution communiste. Ces acquis peuvent être résumés ainsi :

a) Toutes les sociétés jusqu’à aujourd’hui ont été fondées sur l’insuffisance du développement des forces productives par rapport aux besoins des hommes. De ce fait, à l’exception du communisme primitif, elles ont toutes été divisées en classes sociales aux intérêts antagoniques. Cette division a provoqué l’apparition d’un organe, l’État, dont la fonction spécifique a été d’empêcher que ces antagonismes ne conduisent à un déchirement et à une destruction de la société elle-même.

b) Par le progrès que le capitalisme a impulsé au développement des forces productives, il a rendu nécessaire et possible son remplacement et son dépassement par une société fondée sur le plein développement des forces productives, l’abondance, la satisfaction de tous les besoins humains : le communisme. Une telle société n’est plus divisée en classes sociales et de ce fait ne connaît ni ne peut supporter l’existence d’un État.

c) Comme par le passé, il existe entre les deux sociétés stables que sont le capitalisme et le communisme, une période de transition pendant laquelle disparaissent les anciens rapports sociaux et se mettent en place les nouveaux. Pendant cette période, subsistent des classes sociales, des conflits entre elles et donc un organe ayant pour fonction d’empêcher que les conflits ne menacent la société : l’État.

d) L’expérience de la classe ouvrière a démontré que cet État ne peut en aucune façon constituer une continuité organique de l’État de la société capitaliste. C’est de fond en comble et à l’échelle mondiale que celui-ci doit être détruit pour que puisse s’ouvrir la période de transition du capitalisme au communisme.

e) La destruction mondiale du pouvoir politique de la bourgeoisie s’accompagne de la prise du pouvoir à cette échelle par le prolétariat, seule classe qui soit porteuse du communisme. La dictature du prolétariat qui s’instaure sur la société est basée sur l’organisation générale de la classe : les Conseils Ouvriers. C’est la classe ouvrière dans son ensemble qui seule peut exercer le pouvoir dans le sens de la transformation communiste de la société : contrairement aux classes révolutionnaires du passé, elle ne peut déléguer son pouvoir à une quelconque institution particulière, à aucun parti politique, y compris les partis ouvriers eux-mêmes.

f) Le plein exercice par le prolétariat de sa dictature de classe suppose :

  • son armement général,
  • son absolue soustraction à toute soumission à des forces extérieures,
  • le rejet de tout rapport de violence en son sein.

g) La dictature du prolétariat exerce sa fonction de levier de la transformation sociale :

  • en expropriant les anciennes classes exploiteuses,
  • en socialisant progressivement les moyens de production,
  • en menant une politique économique dans le sens de l’abolition du salariat et de la production marchande, dans celui de la satisfaction croissante des besoins humains.

La plate-forme du CCI, se basant sur l’expérience de la révolution, souligne la “complexité et la gravité du problème posé par les rapports entre la classe ouvrière organisée et l’État de la période de transition”. Elle estime que “dans la période qui vient, le prolétariat et les révolutionnaires ne pourront pas esquiver ce problème, mais se devront d’y consacrer tous les efforts nécessaires pour le résoudre”. C’est dans un tel effort que s’inscrit la présente résolution.

I- Spécificité de la période de transition du capitalisme au communisme

La période de transition du capitalisme au communisme comporte un certain nombre de points communs avec les autres périodes de transition antérieures. C’est ainsi que, comme par le passé :

  • La période de transition du capitalisme au communisme ne connaît pas de mode de production propre, mais un enchevêtrement de deux modes de production ;
  • Pendant cette période se développent lentement, au détriment de l’ancien, les germes du nouveau mode de production jusqu’au point de le supplanter ;
  • Le dépérissement de l’ancienne société n’est pas automatiquement maturation de la nouvelle, mais seulement condition de cette maturation : en particulier, si la décadence du capitalisme exprime le fait que les forces productives ont atteint leur limite de développement dans le cadre de cette société, ces forces productives sont encore insuffisantes pour permettre le communisme et devront donc poursuivre leur développement pendant la période de transition.

Le dernier point commun qu’il est utile de mettre en évidence, entre toutes les périodes de transition, c’est qu’elles relèvent de la société qui va surgir. Dans la mesure où le communisme se distingue fondamentalement de toutes les autres sociétés, la transition qui y conduit comporte donc toute une série de caractéristiques inédites :

a) Elle ne marque plus le passage d’une société d’exploitation à une autre société d’exploitation, d’une forme de propriété à une autre forme de propriété, mais conduit à la fin de toute exploitation et de toute propriété.

b) Elle n’est plus l’oeuvre d’une classe exploiteuse et propriétaire des moyens de production, mais d’une classe exploitée qui n’a jamais possédé et ne possédera jamais, même collectivement, de moyens de production, d’économie propre.

c) Elle n’aboutit pas à la conquête du pouvoir politique par la classe révolutionnaire ayant au préalable établi sa domination économique sur la société, mais au contraire, commence et est conditionnée par cette prise du pouvoir. La seule domination que le prolétariat pourra jamais exercer sur la société sera de nature politique et non économique.

d) Le pouvoir politique du prolétariat n’aura pas pour fonction de stabiliser un état de choses existant, préserver des privilèges particuliers ou l’existence d’une division en classes, mais au contraire, de bouleverser continuellement cet état de choses, d’abolir tous les privilèges et toute division en classes.

II- L’État et son rôle dans l’histoire

Suivant les propres termes d’Engels :

  • l’État n’est pas un pouvoir imposé du dehors de la société, il est un produit de la société â un stade donné de son développe ment ;
  • il est l’aveu que cette société s’est engagé dans d’insolubles contradictions, s’étant scindée en oppositions inconciliables entre classes aux intérêts économiques antagonistes ;
  • il a pour fonction de modérer ce conflit, de le maintenir dans les “limites de l’ordre” afin que les classes antagonistes et avec elles la société ne se consument pas en luttes stériles ;
  • issu de la société, il se place au-dessus d’elle et tend constamment à lui devenir étranger et à se conserver lui-même ;
  • sa fonction de préservation de l’ordre” identifie l’État aux rapports de production dominants et donc â la classe qui les incarne, la classe économiquement dominante, et qui, par l’intermédiaire de l’État, s’assure la domination politique.

Le marxisme n’a jamais donc considéré l’État comme une création ex-nihilo de la classe dominante, mais bien comme un produit, une sécrétion organique de l’ensemble de la société. L’identification entre la classe économiquement dominante et l’État est fondamentalement le résultat de l’identité de leurs intérêts communs de préservation des rapports de production existants. De même, à partir de la conception marxiste, on ne peut en aucune façon considérer l’État comme un agent révolutionnaire, un instrument de progrès historique.

En effet, pour le marxisme :

1°) la lutte de classe est le moteur de l’histoire ;

2°) L’État a pour fonction de modérer la lutte de classe et tout particulièrement au détriment de la classe exploitée.

La seule conclusion découlant logique ment de ces prémisses est que dans toute société, l’État ne peut être autre chose qu’une institution conservatrice par essence et par excellence. Aussi, si l’État est dans les sociétés de classes un instrument indispensable au processus productif en ce qu’il assure la stabilité nécessaire à sa continuation, il ne peut jouer ce rôle que par sa fonction d’agent de l’ordre social. Au cours de l’histoire, l’État apparaît donc comme un facteur conservateur et réactionnaire de premier ordre, comme une entrave à laquelle se heurte constamment l’évolution et le développement des forces productives.

Afin de pouvoir assurer son rôle d’agent de sécurité et de conservation, l’État s’appuie sur une force matérielle, sur la violence. Dans les sociétés passées, il possède en monopole exclusif toutes les forces de violence existantes : la police, l’année, les prisons.

Ayant son origine dans la nécessité historique de la violence, trouvant dans l’exercice de la coercition la condition de son épanouissement, l’État tend a devenir un facteur indépendant et supplémentaire de violence dans l’intérêt de son auto-conservation, de sa propre existence. La violence, en tant que moyen, devient un but en soi, entretenu et cultivé par 1’État, répugnant de par sa nature même à toute forme de société tendant à se passer de violence en tant que régulateur des rapports entre les hommes.

III- L’État dans la période de transition au communisme

L’existence dans la période de transition d’une division de la société en classes aux intérêts antagoniques fait surgir au sein de celle-ci, un État. Cet État a pour tâche de garantir les bases de la société transitoire à la fois contre toute tentative de restauration du pouvoir des anciennes classes exploiteuses et contre tout déchirement résultant des oppositions entre les différentes classes non exploitées qui subsistent en son sein.

L’État de la période de transition comporte un certain nombre de différences d’avec celui des sociétés antérieures :

  • pour la première fois de l’histoire, ce n’est pas l’État d’une minorité exploiteuse pour l’oppression de la majorité mais au contraire celui de la majorité des classes exploitées et non exploiteuses contre la minorité des anciennes classes déchues ;
  • il n’est pas l’émanation d’une société et de rapports de production stables mais au contraire d’une société dont la caractéristique permanente est le constant bouleversement dans lequel s’opèrent les plus grandes transformations que l’histoire ait connues ;
  • il ne peut s’identifier à aucune classe économiquement dominante dans la mesure où il n’existe aucune classe de ce type dans la période de transition ;
  • contrairement à l’État des sociétés passées, celui de la société transitoire n’a plus le monopole des armes.

C’est pour l’ensemble de ces raisons et de leurs implications que les marxistes ont pu parler de “demi-État” au sujet de l’organe surgissant dans la période de transition.

Par contre, cet État conserve un certain nombre de caractéristiques de ceux du passé. Il reste en particulier l’organe gardien du statu-quo, chargé de codifier, légaliser un état économique déjà existant, de le sanctionner, de lui donner force de loi, dont l’acceptation est obligatoire pour tous les membres de la société. En ce sens, l’État reste un organe fondamentalement conservateur tendant :

  • non à favoriser la transformation sociale, mais à s’opposer à celle-ci ;
  • à maintenir en vie les conditions qui le font vivre : la division de la société en classes ;
  • à se détacher de la société, à s’imposer à elle et perpétuer sa propre existence et ses propres privilèges ;
  • à lier son existence à la coercition, à la violence qu’il utilise nécessairement pendant la période de transition et à tenter de maintenir ce type de régulation des rapports sociaux.

C’est pour cela que l’État de la période de transition a été depuis le début considéré par les marxistes comme un “fléau”, “un mal nécessaire” dont il s’agit de “limiter les effets les plus fâcheux”. Pour l’ensemble de ces raisons, et contrairement à ce qui s’est produit dans le passé, la classe révolutionnaire ne peut s’identifier avec l’État de la période de transition.

D’une part, le prolétariat n’est pas une classe économiquement dominante. Il ne l’est ni dans la société capitaliste ni dans la société transitoire. Dans celle-ci, il ne possède aucune économie, aucune propriété même collective, mais lutte pour la disparition de l’économie, de la propriété. D’autre part, le prolétariat, classe porteuse du communisme, agent du bouleversement des conditions économiques et sociales de la société transitoire, se heurte nécessairement à l’organe tendant à perpétuer ces conditions. C’est pour cela qu’on ne peut parler ni d’“État socialiste”, ni d’“État ouvrier”, ni d’“État du prolétariat” durant la période de transition.

Cet antagonisme entre prolétariat et État se manifeste tant sur le plan immédiat que sur le plan historique.

Sur le terrain immédiat, le prolétariat devra s’opposer aux empiétements et à la pression de l’État en tant que représentant d’une société dans laquelle subsistent des classes aux intérêts antagoniques aux siens.

Sur le terrain historique, la nécessaire extinction de l’État dans le communisme, déjà mise en évidence par le marxisme, ne sera pas le résultat de sa dynamique propre mais le fruit d’une pression soutenue de la part du prolétariat qui le dépouillera progressivement de tous ses attributs au fur et à mesure de l’évolution vers la société sans classe.

Pour ces raisons, si le prolétariat doit se servir de l’État de la période de transition, il doit conserver sa complète indépendance à l’égard de cet organe. En ce sens, la dictature du prolétariat ne se confond pas avec l’État. Entre les deux existe un rapport de forces constant que le prolétariat devra maintenir en sa faveur : la dictature du prolétariat ne s’exerce pas dans l’État ni à travers l’État, mais sur l’État.

  • Moyens concrets des rapports entre dictature du prolétariat et État de la période de transition

L’expérience de la Commune d’une part, et celle de la révolution en Russie d’autre part, au cours de laquelle l’État a constitué l’agent majeur de la contre-révolution en Russie même, ont mis en évidence la nécessité d’un certain nombre de moyens permettant :

  • de limiter les aspects “les plus fâcheux” de l’État ;
  • d’assurer la pleine indépendance de la classe révolutionnaire ;
  • de permettre la dictature du prolétariat sur l’État.

a) la limitation des caractéristiques les plus néfastes de l’État de la société transitoire passe par :

  • le fait qu’il ne se constitue pas sur une couche spécialisée, les partis politiques, mais sur la base de délégués élus par les organisations territoriales, les conseils locaux, et révocables par elles ;
  • que toute cette organisation étatique exclut catégoriquement toute participation des couches et classés exploiteuses qui sont privées de tout droit politique ;
  • que la rémunération de ses membres, des fonctionnaires, ne peut jamais être supérieure à celle des ouvriers.

b) l’indépendance de la classe ouvrière se manifeste par :

  • le programme ;
  • l’existence de ses partis de classe qui, contrairement aux partis bourgeois, ne peuvent comme tels, ni s’intégrer à l’État, ni assumer de fonction étatique sous peine de dégénérer et de perdre complètement leurs fonctions spécifiques dans la classe ;
  • sa propre organisation de classe : les conseils ouvriers, distincts de toute organisation étatique ;
  • son armement propre.

Elle s’exerce contre l’État et les autres classes de la société :

  • en ce qu’elle interdit toute intervention de leur part dans l’activité et l’organisation propre du prolétariat ;
  • en ce qu’elle se réserve toute possibilité de défendre ses intérêts immédiats par l’utilisation de divers moyens de pression dont la grève.

c) La domination de la dictature du prolétariat sur l’État et l’ensemble de la société se base essentiellement :

  • sur l’interdiction de toute organisation propre aux autres classes en tant que classes ;
  • par sa participation hégémonique au sein de l’organisation d’où émane l’État ;
  • sur le fait qu’elle s’impose comme seule classe armée.

Vie du CCI: 

  • Résolutions de Congrès [8]

Conscience et organisation: 

  • Courant Communiste International [1]

Questions théoriques: 

  • Communisme [7]

Contre-projet de résolution proposée au 2e congrès du CCI – (1977)

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Contre-résolution

 

“Il faut tenir compte de l’impossibilité d’arriver en une phase qui s’appelle de transition à des notions fixes, complètes, ne souffrant aucune contradiction logique et exempte de toute idée de transition” (Bilan)

A – La période de transition du capitalisme au communisme

1) La succession des modes de production esclavagiste, féodal, capitaliste ne connaissaient pas à proprement parler de période de transition.

Les nouveaux rapports, sur la base desquels s’édifiait la forme sociale progressive, étaient crées à l’intérieur de l’ancienne société. Le vieux système et le nouveau coexistaient (jusqu’à ce que le second supplante le premier) et cette cohabitation était possible parce qu’entre ces diverses sociétés n’existait qu’un antagonisme de forme alors qu’elles restaient par essence des sociétés d’exploitation. La succession du communisme au capitalisme diffère fondamentalement du passé. Le communisme ne peut émerger au sein du capitalisme parce qu’entre ces deux sociétés, il y a non seule ment une différence de forme, mais aussi une différence de contenu. Le communisme n’est plus une société d’exploitation et le mobile de la production n’est plus la satisfaction des besoins d’une minorité. Cette différence de contenu exclut la coexistence de l’un et de l’autre et crée la nécessité d’une phase transitoire au cours de laquelle les nouveaux rapports et la nouvelle société se développent à l’extérieur du capitalisme.

2) Entre la société capitaliste et la société communiste se place donc une phase de transformation révolutionnaire de celle-ci en celle-là. Cette phase transitoire est non seulement inévitable, mais encore nécessaire, pour combler les conditions matérielles et spirituelles léguées par le capitalisme au prolétariat (immaturité qui interdit le règne immédiat du communisme au sortir de la révolution). Cette période se caractérise par la fusion de deux processus sociaux : l’un de décroissance des rapports et catégories appartenant au système en déclin, l’autre de croissance des rapports et catégories qui relèvent du système nouveau.

La spécificité de l’époque de transition réside en ceci : le prolétariat qui a conquis le pouvoir politique (par la révolution) et garanti sa domination (par la dictature) s’engage dans le bouleversement ininterrompu et systématique des rapports de production et des formes de conscience et d’organisation qui en dépendent. Pendant la phase intermédiaire, par des mesures politiques et économiques, la classe ouvrière développe les forces productives laissées en héritage par le capitalisme, en sapant les bases de l’ancien système et en dégageant les bases de nouveaux rapports sociaux fondés sur une répartition de la masse des produits (et des conditions de la production) permettant à tous les producteurs de réaliser la pleine satisfaction, la libre expansion de leurs besoins.

B – Le régime politique de la période de transition

3) le capitalisme, la substitution de son privilège au privilège féodal, l’époque des révolutions bourgeoises pouvait s’accommoder d’une coexistence durable entre États capitalistes et États féodaux, voire même pré-féodaux, sans altérer ou supprimer les assises du nouveau système. La bourgeoisie, sur la base de positions économiques conquises graduellement n’avait pas à détruire l’appareil d’État de l’ancienne classe dominante dont elle s’était progressivement emparée. Elle n’eut à supprimer ni la bureaucratie, ni la police, ni la force armée permanente, mais à subordonner ces instruments d’oppression à ses fins propres, parce que la révolution politique (qui n’était pas toujours indispensable) concrétisait une hégémonie économique et ne faisait que substituer juridiquement une forme d’exploitation à une autre. Il en va tout autrement pour le prolétariat qui, n’ayant aucune assise économique et aucun intérêt particulier, ne peut se contenter de prendre tel quel l’ancien appareil d’État. La période de transition ne peut débuter qu’après la révolution prolétarienne dont l’essence consiste en la destruction mondiale de la domination politique du capitalisme et, en premier lieu, des États bourgeois nationaux. La prise du pouvoir politique général dans la société par la classe ouvrière, l’instauration mondiale de la dictature du prolétariat précèdent, conditionnent et garantissent la marche de la transformation économique et sociale.

4) Le communisme est une société sans classe et, partant, sans État. La période de transition qui ne se développe qu’après le triomphe de la révolution à l’échelle mondiale, est une période dynamique qui tend vers la disparition des classes, mais qui connaît encore la division en classes et la persistance d’intérêts divergents et antagoniques dans la société. Comme telle, elle fait surgir inévitablement une dictature et une forme d’État politique. Le prolétariat ne peut parer à l’insuffisance temporaire des forces productives que lui lègue le capitalisme sans recourir à la contrainte. En effet l’époque de transition est caractérisée par la nécessité de discipliner et de réglementer l’évolution de la production, de l’orienter vers un épanouissement qui permettra l’établissement de la société communiste.

Les menaces de restauration bourgeoise sont également en fonction de cette insuffisance de la production et des forces productives. La dictature et l’utilisation de l’État sont indispensables au prolétariat placé devant la nécessité de diriger l’emploi de la violence pour extirper les privilèges de la bourgeoisie, dominer celle-ci politiquement et organiser de manière nouvelle les forces de production libérées progressive ment des entraves capitalistes.

C -Conditions d’apparition et rôle de l’État dans l’histoire

5) Dans toute société divisée en classe, afin d’empêcher que les classes aux intérêts opposés et inconciliables ne se détruisent mutuellement, et par là même consument la société, surgissent des superstructures, des institutions, dont le couronnement est l’État. L’État naît pour maintenir les conflits de classes dans des limites déterminées. Cela ne signifie nullement qu’il parvient à concilier les intérêts antagoniques sur un terrain d’entente “démocratique”, ni qu’il fasse office de médiateur entre les classes. Comme l’État surgit du besoin de discipliner les antagonismes de classe, mais comme en même temps il surgit au milieu du conflit entre les classes, il est en général l’État de la classe la plus puissante, de celle qui s’est imposée politiquement et militairement dans le rapport de force historique, et qui, par l’intermédiaire de l’État, impose et garantit sa domination.

L’État est l’organisation spéciale d’un pouvoir (Engels), c’est l’exercice centralisé de la violence par une classe contre les autres, destinée à fournir à la société un cadre conforme aux intérêts de la classe dominante. L’État est l’organisme qui maintient la cohésion de la société, non en réalisant un soi-disant “bien commun” (parfaitement inexistant), mais en assurant l’ensemble des tâches de domination d’une classe aux divers niveaux économiques, juridique, politique et idéologique. Son rôle propre est non seulement administratif, mais surtout de maintenir par la violence les conditions de domination de la classe dominante contre les classes dominées, pour assurer l’extension, le développement, la conservation de rapports de production spécifiques contre les dangers de restauration et de destruction.

6) Quelles que soient les formes que prennent la société, les classes et l’État, le rôle de celui-ci reste toujours fondamentalement : assurer la domination d’une classe sur les autres. L’État n’est donc pas “par essence une entité conservatrice”. Il est révolutionnaire à certaines époques, conservateur ou contre-révolutionnaire à d’autres, parce que loin d’être un facteur autonome dans l’histoire, il est l’instrument, le prolongement, la forme d’organisation de classes sociales qui prennent naissance, mûrissent et disparaissent. L’État est étroitement lié au cycle de la classe et s’avère donc être progressif ou réactionnaire selon l’action historique de la classe sur le développement des forces productives de la société (selon qu’elle concourt à favoriser ou à freiner leur développement).

Il faut se garder cependant d’une vision strictement “instrumentaliste” de l’État. Par définition, arme de classe dans les conflits immédiats et de sociétés, l’État est affecté en retour par ces mêmes conflits. Loin d’être simplement tributaire de la volonté (traduction de la nécessité) d’une classe d’assurer sa domination, les appareils d’État subissent les pressions des diverses classes et de divers intérêts. Interviennent dans les déterminations d’action de l’État (et les possibilités de son évolution) aussi bien le cadre économique, le niveau du droit, que les rapports de force politiques et militaires. C’est en ce sens que l’État “n’est jamais en avance sur l’état de choses existant”. En effet, si l’État permet, à certaines époques, aux classes progressives d’exercer le pouvoir politique en vue de l’extension de rapports de production déterminés, il est contraint -à ces mêmes époques et pour poursuivre ce même but- de défendre la société nouvelle contre les menaces internes et externes, de relier les aspects épars de la production, de la distribution, de la vie sociale, culturelle, idéologique et ce avec des moyens (ceux qui existent et dont il peut disposer) qui ne relèvent pas toujours et forcément du programme de la classe révolutionnaire, d’une tendance de la nouvelle société en train de naître. “Ainsi, il faut considérer que la formule “1’État est 1’organe d’une classe” n’est pas, d’un point de vue formel, une réponse en soi aux phénomènes qui se déterminent, la pierre philosophale qui doit être recherchée au travers des faits, mais qu’elle signifie qu’entre la classe et 1’État se déterminent des rapports qui dépendent de la fonction d’une classe donnée”. (Bilan)

D -Nécessité des soviets comme pouvoir d’État du prolétariat

7) L’État qui succède à l’État bourgeois est une forme nouvelle d’organisation du prolétariat, grâce à laquelle celui-ci se transforme, de classe opprimée, en classe dominante et exerce sa dictature révolutionnaire sur la société. Les Soviets territoriaux (des ouvriers, des paysans pauvres, des soldats) en tant que puissance étatique du prolétariat signifient :

  • la tentative par le prolétariat en tant que seule classe porteuse du communisme, de lutter pour l’organisation de l’ensemble des classes et couches exploitées ;
  • la continuation à l’aide du système soviétique, de la lutte de classe contre la bourgeoisie qui reste encore la classe la plus puissante même au début de la dictature du prolétariat, même après son expropriation et sa subordination politique.

Le prolétariat a encore besoin d’un appareil d’État, aussi bien pour réprimer la résistance désespérée de la bourgeoisie, que pour diriger la grande masse de la population dans la lutte contre la classe capitaliste et la mise en place du communisme. Cette situation n’a nullement besoin d’être idéalisée : “L’État n’étant qu’une institution temporaire dont on est obligé de se servir dans la lutte, dans la révolution, pour organiser la répression par la force contre ses adversaires, il est parfaitement absurde de parler d’un État populaire libre ; tant que le prolétariat fait encore usage de l’État, ce n’est point dans l’intérêt de la liberté, mais pour réprimer ses adversaires”. (Engels).

8) Produit de la division en classes de la société, de la nature inconciliable des antagonismes de classes, la dictature du prolétariat se distingue cependant (et avec elle son État) du pouvoir des classes dominantes dans le passé par les caractéristiques suivantes :

a) Le prolétariat n’exerce pas sa dictature en vue de bâtir une nouvelle société d’oppression et d’exploitation. Par conséquent, il n’a nullement besoin, comme les anciennes classes dominantes, de cacher ses buts, de mystifier les autres classes en présentant sa dictature comme le règne de “la liberté, de l’égalité, de la fraternité”. Le prolétariat affirme hautement que sa dictature est une dictature de classe ; que les organes de son pouvoir politique sont des organismes qui servent, par leur action, le programme prolétarien, à l’exclusion du programme et des intérêts de toutes les autres classes. C’est ainsi que Marx, Engels, Lénine, la Fraction parlaient -pouvaient et devaient parler- non d’un État “de la majorité des classes exploitées et non-exploiteuses” (l’encadrement des formations intermédiaires dans l’État n’étant pas synonyme de partage du pouvoir), non d’un État “a-classiste” ou “multi-classiste” (notions idéologiques et aberrantes par définition), mais d’un État prolétarien, d’un État de la classe ouvrière, ce dernier étant l’une des formes indispensables de la dictature du prolétariat.

b) La domination de la majorité, organisée et dirigée par le prolétariat sur la minorité dépossédée de ses prérogatives, rend inutile le maintien d’une machine bureaucratique et militaire, à laquelle le prolétariat substitue, et son propre armement -pour briser toute résistance bourgeoise- et une forme politique lui permettant d’accéder progressivement (et par devers lui l’ensemble de l’humanité) à la gestion sociale. Il supprime tous les privilèges inhérents au fonctionnement des anciens États (nivellement des traitements, contrôle rigoureux des fonctionnaires : électivité complète et révocabilité à tout moment) ainsi que la séparation réalisée par le parlementarisme entre organismes législatifs et exécutifs. Dès sa formation, l’État de la dictature du prolétariat cesse de la sorte être un “État” au vieux sens du terme. A l’État bourgeois se substituent les Soviets, un demi-État, un État-Commune ; l’organe de domination de l’ancienne classe est remplacé par des institutions de principe essentiellement différent.

E -Dépérissement ou renforcement de l’État

9) Tenant compte des considérations que nous avons évoquées quant aux conditions et à l’ambiance historiques dans lesquelles naît l’État prolétarien, il est évident que le dépérissement de celui-ci ne peut se concevoir que comme le signe du développement de la révolution mondiale et, plus profondément, de la transformation économique et sociale. Dans des conditions de combat défavorables (sur le triple plan politique, militaire, économique), l’État ouvrier peut se trouver contraint de se renforcer, à la fois pour empêcher la désagrégation de la société et pour assurer les tâches de défense de la dictature prolétarienne érigée dans un ou plusieurs pays. Cette obligation réagit à son tour sur sa nature même : l’État acquiert un caractère contradictoire : instrument de classe, il est cependant forcé de répartir les biens -les conditions de la production- et les responsabilités sociales selon des normes qui ne relèvent pas toujours et forcément d’une tendance immédiate vers le communisme. En cohérence avec la conception développée par Lénine, Trotsky, et surtout par Bilan nous devons donc admettre -au-delà de préoccupations métaphysiques- que l’État ouvrier, bien qu’assurant la domination du prolétariat sur la bourgeoisie, exprime toujours l’impuissance temporaire à supprimer le droit bourgeois. Ce dernier continue à exister, non seulement dans le déroulement économique et social mais dans le cerveau de millions de prolétaires, de milliards d’individus. L’État menace continuellement même après la victoire politique du prolétariat, de donner vie à des stratifications sociales s’opposant sans cesse davantage à la mission libératrice de la classe ouvrière. Aussi, à certaines époques, “si l’État, au lieu de dépérir, devient de plus en plus despotique, si les mandataires de la classe ouvrière se bureaucratisent, tandis que la bureaucratie s’érige au-dessus de la société, ce n’est pas seulement pour des raisons secondaires, telles que les survivances idéologiques du passé, etc., c’est en vertu de l’inflexible nécessité de former et d’entretenir une minorité privilégiée, tant qu’il n’est pas possible d’assurer l’égalité réelle” (Trotsky). Jusqu’à la disparition de l’État, jusqu’à sa résorption dans une société s’administrant elle-même, celui-ci continue à receler cet aspect négatif : instrument nécessaire de l’évolution historique, il menace constamment de diriger cette évolution non à l’avantage des producteurs, mais contre eux et vers leur massacre.

F -Le prolétariat et l’État

10) La physionomie spécifique de l’État ouvrier se dévoile en ceci :

  • d’une part, comme arme dirigée contre la classe expropriée, il révèle son côté “fort”;
  • d’autre part, comme organisme appelé non pas à consolider un nouveau système d’exploitation, mais à les abolir tous, il découvre son côté “faible” (parce que dans des conditions défavorables, il tend à devenir le pôle d’attraction des privilèges capitalistes). C’est pourquoi, alors qu’entre la bourgeoisie et l’État bourgeois, il ne pouvait y avoir d’antagonismes, il peut en surgir entre le prolétariat et l’État transitoire. Avec la fondation de l’État prolétarien, le rapport historique entre la classe dominante et l’État se trouve modifié. Il faut considérer que :

a) La conquête de la dictature du prolétariat, l’existence de l’État ouvrier sont des conditions nouvelles à l’avantage du prolétariat mondial, non une garantie irrévocable contre toute entreprise de dégénérescence.

b) si l’État est ouvrier, cela ne signifie nullement qu’il n’y ait aucun besoin ou possibilité pour le prolétariat d’entrer en conflit avec lui, de telle sorte qu’il ne faille tolérer aucune opposition à la politique étatique.

c) À l’inverse des États du passé, l’État prolétarien ne peut synthétiser, concentrer dans ses appareils, tous les aspects de la dictature. L’État ouvrier se différencie profondément de l’organisme unitaire de la classe et de l’organisation qui regroupa l’avant-garde du prolétariat, cette différenciation s’opérant parce que l’État, malgré l’apparence de sa plus grande puissance matérielle, possède, au point de vue politique, de moindres possibilités d’action. Il est mille fois plus vulnérable par l’ennemi que les autres organismes ouvriers. Le prolétariat ne peut compenser cette faiblesse que par une politique de classe de son Parti et des Conseils ouvriers, au moyen desquels il exerce un contrôle indispensable sur l’activité étatique, développe sa conscience de classe et préserve la défense de ses intérêts. La présence agissante de ces organismes est la condition pour que l’Etat reste prolétarien. Le fondement de la dictature réside non seulement dans le fait que nulle interdiction ne s’oppose au fonctionnement des Conseils ouvriers et du Parti (proscription de la violence au sein du prolétariat, permanence du droit de grève, autonomie des Conseils et du Parti, liberté de tendance dans ces organes), mais aussi que les moyens leur soient octroyés pour résister à une métamorphose éventuelle de l’Etat, non vers le dépérissement, mais vers le triomphe de son despotisme.

G -Sur la dictature et les tâches de l’État ouvrier

12) Le rôle du capitalisme, son but, suffisaient à indiquer le rôle de ses différentes formes d’Etat : maintenir l’oppression au profit de la bourgeoisie. Pour ce qui est du prolétariat, c’est encore une fois, le rôle et le but de la classe ouvrière qui détermineront le rôle et le but de l’Etat prolétarien. Mais ici, le critère de la politique menée par l’Etat n’est plus un élément indifférents pour déterminer son rôle (comme c’était le cas pour la bourgeoisie et pour toutes les classes précédentes), mais un élément d’ordre capital dont va dépendre sa fonction d’appui -à la révolution mondiale, et, en définitive, la conservation de son caractère prolétarien.

13) Une politique prolétarienne dirigera l’évolution économique vers le communisme seulement si celle-ci reçoit une orientation diamétralement opposée à celle du capitalisme, si donc elle se dirige vers une élévation progressive et constante des conditions de vie des masses et non vers leur abaissement. Dans la mesure où le permet le contexte politique, le prolétariat doit agir dans le sens d’une diminution constante du travail non payé, ce qui amène inévitablement comme conséquence un rythme de l’accumulation suivant un cours extrêmement ralenti par rapport à celui de l’économie capitaliste. Toute autre politique entraînerait inévitablement la conversion de l’Etat prolétarien en un nouvel Etat bourgeois à l’image de ce qui s’est passé en Russie.

14) En aucun cas, l’accumulation ne peut se baser sur la nécessité de l’accumulation pour battre la puissance économique et militaire des Etats capitalistes. La révolution mondiale ne peut résulter que de la capacité du prolétariat de chaque pays à s’acquitter de sa mission, de la maturation mondiale des conditions politiques pour l’insurrection. La classe ouvrière ne peut reprendre à la bourgeoisie sa vision de la “guerre révolutionnaire”. Dans la période de guerre civile, le contraste ne passe pas entre Etat(s) prolétarien(s) et Etats capitalistes, mais entre prolétariat mondial et bourgeoisie mondiale. Dans l’activité de l’État prolétarien, les domaines économiques et militaires sont forcément d’ordre secondaire.

15) L’État transitoire est essentiellement un instrument de domination politique qui ne peut suppléer à la lutte de classe internationale. L’État ouvrier doit être considéré comme un outil de la révolution mondiale et au grand jamais comme le pôle de concentration de cette dernière. Si le prolétariat obéissait au second des deux critères, il serait forcé de passer des compromis avec les classes ennemies alors que les nécessités révolutionnaires réclament impérieusement une lutte sans merci contre toutes les formations anti-prolétariennes, même au risque d’aggraver la désorganisation économique résultant de la révolution. Toute autre perspective qui partirait de soucis soi-disant “réalistes” ou d’une prétendue loi du “développement inégal” ne pourrait que vicier les fondements de l’Etat prolétarien et conduire à sa transformation en Etat bourgeois sous le couvert fallacieux du “socialisme en un seul pays”.

16) La dictature du prolétariat doit veiller à ce que les formes et les procédés de contrôle des masses soient multiples et variés afin de parer à toute ombre de dégénérescence et de déformation du pouvoir des soviets, dans le but également d’arracher sans cesse “l’ivraie bureaucratique”, excroissance qui accompagne inévitablement la période transitoire. La sauvegarde de la révolution est conditionnée par l’activité consciente des masses ouvrières. La véritable tâche politique du prolétariat consiste à élever sa propre conscience de classe comme à transformer la conscience de l’ensemble des couches travailleuses, tâche à côté de laquelle l’exercice de la contrainte se manifestant au travers des organismes administratifs et policiers de l’Etat ouvrier est secondaire (et le prolétariat doit veiller à en limiter les plus fâcheux effets). Le prolétariat ne doit pas perdre de vue ceci : que “tant qu’il fait encore usage de l’Etat, il ne le fait pas dans l’intérêt de la liberté, mais pour avoir raison de son adversaire”.

Vie du CCI: 

  • Résolutions de Congrès [8]

Conscience et organisation: 

  • Courant Communiste International [1]

Questions théoriques: 

  • Communisme [7]

Résolution sur l’État dans la Période de Transition adoptée au 3 congrès du CCI (1979)

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Résolution acceptée au 3e congrès du CCI 1979

L’existence, dans la période de transition, d’une division de la société en classes aux intérêts antagoniques, fait surgir au sein de celle-ci un État. Un tel État devra avoir pour tâche de garantir les acquis de la société transitoire, d’une part contre toute tentative intérieure et extérieure de restauration du pouvoir des anciennes classes exploiteuses et, d’autre part pour maintenir la cohésion contre le danger de déchirement résultant des oppositions entre les différentes classes non- exploiteuses qui subsistent en son sein.

L’État de la période de transition comporte un certain nombre de différences d’avec celui des sociétés antérieures :

  • Pour la première fois de l’histoire, c’est un État, non pas au service d’une minorité exploiteuse pour l’oppression de la majorité, mais au contraire au service de la majorité comprenant les classes et couches exploitées ainsi que celles non-exploiteuses, contre la minorité des anciennes classes dominantes déchues ;
  • Il n’est pas l’émanation d’une société et de rapports de production stables, mais au contraire d’une société dont la caractéristique permanente est le constant bouleversement dans lequel s’opèrent les plus grandes transformations que l’histoire ait connues ;
  • Il ne peut s’identifier à aucune classe économique dominante, dans la mesure où il n’existe aucune classe de ce type dans la société de la période de transition ;
  • Contrairement à l’État des sociétés passées, celui de la société transitoire n’a plus le monopole des armes. C’est pour l’ensemble de ces raisons et de leurs implications que les marxistes ont pu parler de “demi-État” au sujet de l’organe surgissant dans la période de transition.

Par contre, cet État conserve un certain nombre de caractéristiques de ceux du passé. Il reste en particulier l’organe du statu-quo, chargé de codifier, légaliser un état économique déjà existant, de la sanctionner, de lui donner force de loi et dont l’acceptation est obligatoire pour les membres de la société. Dans la période de transition, l’État tendra à conserver l’état économique existant et, de ce fait, l’État reste un organe fondamentalement conservateur tendant :

  • non à favoriser la transformation sociale, mais à s’opposer à celle-ci ;
  • à maintenir en vie les conditions qui le font vivre : la division de la société en classes ;
  • à se détacher de la société, à s’imposer à elle et perpétuer sa propre existence et à développer ses propres prérogatives ;
  • allier son existence à la coercition, à la violence qu’il utilise nécessairement pendant la période de transition, et à tenter de maintenir et renforcer ce type de régulation des rapports sociaux ;
  • à être un bouillon de culture pour la formation d’une bureaucratie, offrant ainsi un lieu de rassemblement aux éléments transfuges des anciennes classes et cadres que la révolution avait détruits.

C’est pour cela que l’État de la période de transition a été depuis le début considéré par les marxistes comme un “fléau”, “un mal nécessaire”, dont il s’agit de “limiter les effets les plus fâcheux” (Engels). Pour l’ensemble de ces raisons, et contrairement à ce qui s’est produit dans le passé, la classe révolutionnaire ne peut s’identifier avec l’État de la période de transition.

D’une part, le prolétariat n’est pas une classe économiquement dominante. Il ne l’est ni dans la société capitaliste, ni dans la société transitoire. Dans celle-ci, il ne possède aucune économie, aucune propriété, même collective, mais lutte pour la disparition de l’économie, de la propriété. D’autre part, le prolétariat, classe porteuse du communisme, agent du bouleversement des conditions économiques et sociales de la société transitoire, se heurte à l’organe tendant, lui, à perpétuer ces conditions. C’est pour cela qu’on ne peut parler ni d’“État socialiste”, ni d’“État ouvrier”, ni d’“État prolétarien”, durant la période de transition.

Cet antagonisme entre prolétariat et État se manifeste tant sur le plan immédiat que sur le plan historique.

Sur le terrain immédiat, le prolétariat devra s’opposer aux empiétements et à la pression de l’État en tant que manifestation d’une société dans laquelle subsistent des classes aux intérêts antagoniques aux siens.

Sur le terrain historique, la nécessaire extinction de l’État dans le communisme, déjà mise en évidence par le marxisme, ne sera pas le résultat de sa dynamique propre, mais le fruit d’une pression soutenue de la part du prolétariat, conséquence de son mouvement en avant, qui le privera progressivement de tous ses attributs au fur et à mesure de l’évolution vers la société sans classe.

Pour ces raisons, si le prolétariat doit se servir de l’État de la période de transition, il doit conserver sa complète indépendance à l’égard de cet organe. En ce sens, la dictature du prolétariat ne se confond pas avec l’État. Entre les deux, existe un rapport de forces constant que le prolétariat devra maintenir en sa faveur : sa dictature le prolétariat l’exerce au travers de son organisation générale, unitaire, indépendante et armée : les conseils ouvriers qui, comme tels, participent dans les soviets territoriaux (où est représenté l’ensemble de la population non-exploiteuse, et d’où émane la structure étatique), sans s’y confondre, afin d’assurer son hégémonie de classe sur toutes les structures de la société de la période de transition.

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